Nouvelles N° 2318

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Jeudi 1er août 2019 - N° 2318 - Hebdomadaire - 15, rue Furtado - 33800 BORDEAUX - Prix : 0,80 euro

MARC LARGE RACONTE

LA FOLLE HISTOIRE DE FÉLIX ARNAUDIN


LA FOLLE HISTOIRE INTERVIEW DE MARC LARGE

Félix Arnaudin, un idéaliste qui voulait sauver la Grande-Lande

Marc Large est bien connu pour ses dessins dans Sud Ouest, on connaît aussi ses talents d’auteur de BD, de journaliste, de réalisateur… mais moins de romancier. C’est pourtant un très beau roman sur la vie et l’œuvre de Félix Arnaudin qu’il nous livre. L’ouvrage, soigné, est sorti fin juin, aux éditions Passiflore auxquelles Marc Large a décidé de le confier. L’auteur nous fait partager de manière romancée la vie de ce photographe, dessinateur, musicologue, historien… artiste et intellectuel pluridisciplinaire qui s’est acharné, envers et contre tout, à sauvegarder les paysages et la culture de la GrandeLande rapidement transformée par la plantation massive de pins à la fin du XIXe siècle. On lui doit ces photos de bergers plantés sur leurs échasses qu’on a pu voir affichées lorsque le musée d’Aquitaine présentait l’exposition Félix Arnaudin. Le guetteur mélancolique, en 2015. C’est l’histoire passionnante d’un idéaliste, rédigée dans un style sensible, imagé, très inspiré du romantisme de l’époque et du personnage.

Les Nouvelles. Tu as déjà fait quelques interviews depuis la sortie du livre. Tu y expliques que des récits contradictoires sur la plantation massive de pins avec la loi de 1857 (dite d’assainissement et de mise en culture des Landes de Gascogne) ont éveillé ta curiosité d’enfant et t’ont amené à découvrir Félix Arnaudin. Qu’est-ce qui t’a touché à l’époque au point de t’y intéresser toutes ces années ? Marc Large. J’étais très précisément en CM2 avec un instituteur passionnant qui nous a éveillé aux grandes épopées de Jack London, comme Croc Blanc. Je pense que ça a été un déclencheur de mon intérêt pour les grands récits épiques. Mais lui nous avait parlé de Félix Arnaudin en nous enseignant la version officielle de l’assainissement des Landes. C’était une époque hygiéniste, colonialiste qui décrivait les Landes comme des 2 • Les Nouvelles 1er août 2019

terres insalubres. Cette lande était partagée sans véritable découpe de territoire par rapport aux communes. Les bergers, sur leurs échasses, avaient un droit de pacage, ils pouvaient aller où ils voulaient et même construire des cabanes. Il n’y avait pas cette idée de rendement que va amener Napoléon III. Lorsque Victor Hugo décrit ce personnage, on dirait qu’il décrit Sarkozy. Mais Victor Hugo a aussi écrit des choses très dures sur les Landes, comme tout le monde à l’époque. À part Felix Arnaudin, tout le monde décrivait un paysage désertique, infesté… Des naturalistes complètement farfelus allaient jusqu’à dire que les Landais avaient des mains à la place des pieds pour grimper au peu d’arbre qu’il y avait. Au milieu de tout ça, Félix Arnaudin arrive en pleine transition. D’après ce qu’on a compris de ses récits, il a idéalisé son enfance dans la GrandeLande dont il a une vision très romantique. À chaque fois qu’il en parle, c’est avec un amour incroyable. Il aimait cet horizon sans borne, l’écosystème qui y vivait, les oiseaux migrateurs qui y faisaient halte… Il parle des feux follets, il aimait bien aussi l’aspect mystique avec les sorcières, les contes, les légendes… Quand il parle de la Grande-Lande, c’est toujours plein de poésie. On a l’impression qu’il parle des derniers indiens. Cette loi portée par Napoléon III bouleverse le paysage en très peu de temps. Pour un homme comme lui, hypersensible à cette culture, cela a dû être un choc psychologique terrible. On était en plus en pleine période de Far West. De la même façon, le chemin de fer arrivait dans les Landes. L’idée de rendement, de privatisation des terres, de commerce à tout va a transformé ce territoire. Lui a consacré toute sa vie à conserver des choses. Il a fait un travail monumental. Après avoir lu Jack London, les films qui m’ont marqué comme Danse avec les loups, ont dû développer chez moi un goût pour tous ces grands récits avec des humanistes, des idéalistes. À la fin de la vie de Félix Arnaudin, aux États-Unis, Curtis a la même démarche de collecter les chants, les danses, légendes, costumes, etc., pour sauver de l’oubli les cultures amérindiennes. Ce sont les premiers ethnographes. Aujourd’hui des gens qui l’ont beaucoup étudié, comme Jean Tucoo-Chala et Jean-Jacques Taillentou, font savoir l’importance de son travail. C’est grâce à ses photos, par exemple, que Yan Cozian a pu reconstruire des instruments complètements oubliés comme la cornemuse landaise. Sans Félix Arnaudin, on n’aurait que des

récits péjoratifs d’un vaste marécage insalubre. Alors que c’était loin d’être ça même si, bien sûr, ça devait être rude. D’ailleurs on disait des bergers, en gascon, qu’ils étaient « neugues », qui est un dérivé de nègres, tellement ils étaient brulés par le soleil. Les Nouvelles. L’écriture, comme la construction, est soignée, fluide, les personnages bien amenés, attachants, les descriptions très poétiques, et pas seulement la poésie d’Arnaudin, bref c’est un beau roman, très réussi. Cela m’inspire deux questions : comment se fait-il que nous ne connaissions pas davantage Marc Large comme auteur de roman et pourquoi cette fois avoir choisi d’en faire un roman ? M.L. À la première question je répondrais : par manque de confiance… Mais j’ai un autre roman dans les tiroirs – que je dois fignoler avant de l’envoyer – sur un touareg qui migre en France. Ça se passe pendant l’opération Serval. Pour celui-là l’écriture en elle-même m’a pris moins d’un an. J’ai procédé par un découpage biographique, en essayant de bien équilibrer les rebondissements et les rivalités pour parvenir à ce qu’on appelle au cinéma le climax. Il y a aussi une course contre la montre… Beaucoup de choses se prêtaient au roman. La vie de Félix Arnaudin était tellement romanesque que je n’ai pas eu à mordre le trait. Il a fallu surtout que je lise toute son œuvre qui est colossale. Depuis toujours, je lisais tout ce qui sortait sur lui et depuis quelques années, je prenais des notes pour être au plus près de la réalité, sans le trahir. Le roman m’a permis de faire des interprétations sur sa psychologie, notamment. Son entourage l’appelait « Lou pec », le fou. Il était complètement incompris, notamment de sa famille, tout le monde se moquait de lui parce qu’ils le voyaient aller et venir, sans cesse. Mais il le fallait, il était le seul à comprendre qu’il y avait toute une culture, menacée de disparition, qu’il fallait sauvegarder. Et puis il y a cette histoire d’amour, avec Marie, qui est très belle. Il a été déshérité à cause de ça. Il était inconcevable qu’un homme de son rang tombe amoureux d’une servante. Il s’est battu pour avoir Marie. Elle aussi était amoureuse de Félix, elle ne voulait pas être mariée à un autre et jusqu’à sa mort elle est restée avec lui, avec des hauts et des bas j’imagine car c’était un type assez compliqué. J’ai écrit un roman aussi pour populariser le personnage et son œuvre car il n’est pas assez connu à part des universitaires. En 2015, le musée d’Aquitaine a fait un très beau travail d’exposition de ses photos pour le faire connaître. Jean-Joël Lefur a fait un livre en retournant sur les lieux que Félix Arnaudin a photographiés, les a retrouvés et les a photographiés

pour montrer comment la forêt a évolué. C’est le genre de travail que j’apprécie beaucoup car il nous ramène vraiment à Félix Arnaudin. C’est surtout Guy Latry qui, le premier, a mené un gros travail de collecte sur Félix Arnaudin et a reproduit avec exactitude son travail. J’aimerais que ce roman donne envie au lecteur d’en savoir plus et de lire l’intégralité de son œuvre, qui a été éditée par le Parc Naturel Régional des Landes de Gascogne et les éditions Confluences, à travers 9 volumes. En moins volumineux, on peut lire aussi L’imagier de la GrandeLande, par P. Bardou, G. Latry, B. Manciet, J. Sargos (NDLR – 1993 aux éditions Horizon chimérique). C’était un poète. J’ai mis par moment des extraits car j’adore son écriture, on était en pleine époque romantique. J’avais envie d’adopter ce ton là parce que je trouve son histoire hyper émouvante. Un copain m’a dit « c’est bizarre, tu nous fais rire avec tes dessins et tu nous fais pleurer avec tes écrits », alors c’est gagné parce que Félix a écrit avec une immense douleur, il se qualifiait de mélancolique, à l’époque c’était le terme employé pour l’état dépressif. Il est plein de paradoxes, il est à la fois pudique et impudique, parfois il se lâche dans ses écrits, il faut lire entre les lignes, c’est ce que j’ai fait pour en faire un roman. Sans doute, qu’inconsciemment, je me suis tellement imprégné de ses écrits que je me suis laissé influencer dans ma propre écriture mais il est inégalable. Il arrive à nous décrire des paysages magnifiques, à faire partager des ambiances, c’est très imagé. Peut-être que ma sensibilité de dessinateur m’a aidé à rendre ça. Les nouvelles. Sur le site de Wikipédia on trouve ce commentaire : « L’œuvre de Felix Arnaudin est une protestation contre le progrès ». Es-tu d’accord avec ça ? Que partages-tu de son rapport au passé ? M.L. Contre le progrès ? ça dépend ce qu’on entend par progrès, je ne suis pas sûr qu’on ait beaucoup progressé. Mais il était progressiste. Sa vision de la femme était progressiste, féministe. Il était même tellement avant-gardiste, qu’il a vécu trente ans en concubinage avec Marie, sous le même toit, dans la même chambre. Il employait des méthodes très modernes pour la photographie qui n’était pas du tout populaire. Les gens avaient peur de se faire photographier, un peu comme dans certains pays musulmans ou d’Afrique noire où c’est mal vu de sortir un appareil photo et de faire un portrait. C’était pareil à l’époque, les femmes étaient voilées… Il a dû galérer… Mais il payait les figurants car c’était un metteur en scène, c’est aussi ce qui m’a intéressé. Il n’y a quasiment aucune photo naturelle, tout était préparé, composé. Il dessinait

d’abord, il étudiait tous ses cadrages, tout ce qu’il fallait faire apparaître dans l’image. C’était un idéaliste, il a sublimé la Grande-Lande. Il a commencé la photo à 30 ans or à ce moment-là, la loi de 1857 avait déjà fait ses effets, la forêt envahissait déjà le territoire et, parfois, il photographiait la lande avec la forêt dans le dos. Il voulait figer ce qu’il avait vu enfant. Mais on peut retrouver des similitudes dans les cadrages ou le fait de mettre en scène avant de prendre la photo chez un photographe comme Doisneau. Pourtant, je ne pense pas que celui-ci ait connu l’œuvre de Félix Arnaudin. Politiquement, il me semble même qu’il avait des valeurs de gauche. Ça a choqué des membres de sa famille qui ne partageaient pas du tout ses idées. Quand il libère son métayer pour en faire un fermier, c’est un progrès social. À la fin de sa vie, il a aussi milité pour la sécurité sociale. Il a écrit très souvent sur ces sujets. Je n’ai pas forcément insisté là-dessus mais lorsqu’il voit les femmes travailler aux champs, il s’en émeut dans ses écrits, ils trouvent ça dur et injuste. Il se sent plus proche des « petites gens », comme on dit, des bergers, des paysans que des grands érudits avec lesquels il communiquait beaucoup par écrit mais qu’il cherchait très peu à rencontrer. Il était très attaché à l’identité gasconne qui est très particulière. Je me demande souvent pourquoi il n’est pas plus connu, pourquoi ce n’est pas une référence nationale alors que pour moi, c’est un artiste qui vaut autant qu’un Van Gogh ou un Rimbaud. En fait, je crois que c’est typiquement gascon, il y a une espèce de modestie, d’humilité, de réserve, de pudeur parce qu’ils ont toujours souffert. Les Bordelais n’ont jamais été tendres avec les Landais, qu’ils appelaient « Croques maïs ». Il y avait de la moquerie sur l’accent… Ça n’a peut-être pas beaucoup changé. Je crois que Félix Arnaudin trouvait cela injuste, qu’il en souffrait. En 1915, il a défendu l’idée que tous les monuments aux morts soient identiques car il estimait que tout le monde devait être égal devant la mort. Tout cela sont autant de signes qu’il était progressiste. Alors, oui, il a figé un passé mais c’était un rôle d’ethnologue, de journaliste, même si c’était un peu sublimé par moment, même si tout était mis en scène. Quand il photographie une femme, il la choisit parce qu’elle est belle alors qu’elle n’est jamais montée sur des échasses. Quand on zoome un peu dans la photo on voit qu’elle a des bagues à chaque doigt, ce n’était pas du tout une bergère. Il y a un peu de triche mais parce qu’il y a un duel entre l’artiste et le perfectionniste qui veut l’exactitude. Il y a une petite contradiction et moi j’aime bien les gens qui ont des contradictions. Quand on écrit sur quelqu’un, on met toujours un peu de soi. J’ai


DE FÉLIX ARNAUDIN grandi mes 6 premières années en Afrique, j’ai une vision idéalisée de cette enfance en Côte d’Ivoire. Peutêtre que si j’y retournais aujourd’hui je serais déçu. Parfois on garde des souvenirs tronqués de notre enfance. C’est pour ça que j’ai mis au début une citation comme celle de Renaud que je connais et dont la grande souffrance est la nostalgie de l’enfance. C’est une souffrance que je comprends. Les Nouvelles. Est-ce que la sortie du roman te laisse le temps de travailler à d’autres projets ? M.L. C’est vrai qu’on travaille

beaucoup autour de la sortie du livre, et cela crée des rencontres. On fait pas mal de conférences pour parler de Félix Arnaudin. Je trouve, par exemple, que ce serait chouette que les enseignants le connaissent mieux et enseignent davantage notre histoire locale aux enfants. Pour les prochains projets, on termine un documentaire sur le dessinateur Chaval (Ndlr - de son vrai nom Yvan Francis Le Louarn). C’était le premier dessinateur de Sud Ouest, et quelque part, un des instigateurs de Hara Kiri. Ça devrait sortir en janvier, autour des 5 ans du malheur de Charlie Hebdo. Je vais essayer de terminer le roman

sur le Malien… Et il y a toujours le dessin. Mais pour les publications, je vais faire une pause car j’en ai sorti deux, coup sur coup, dont une d’aquarelle qui s’appelle Carnets du Sud Ouest, aux éditions La Geste.

La folle histoire de Félix Arnaudin, Marc Large, Éditions Passiflore, 978-237946-004-3, 19 €, 248 pages. Pour vous procurer le livre, nous vous conseillons ce librairies indépendantes en Gironde : Quelques librairies indépendantes en Gironde où vous pouvez vous procurer le livre (la liste s’est sans doute allongée depuis la réalisation de ce dossier) :

Propos recueillis par Christelle Danglot

- La mauvaise réputation à Bordeaux

L’ensemble des manuscrits et documents de travail de Félix Arnaudin sont conservés aux Archives départementales des Landes, le Musée d’Aquitaine conserve l’essentiel de ses collections photographiques, soit plus de 3000 clichés sur plaques de verre (dont sont issues les photos de ce dossier), et sa bibliothèque dispose des 9 tomes des œuvres complètes ainsi qu’un certain nombre d’ouvrages.

- Mollat à Bordeaux - La machine à lire à Bordeaux - Librairie Olympique à Bordeaux - Librairie Georges à Talence - Librairie du Contretemps à Bègles

EXTRAITS DES PAGES 9 À 16

- Librairie de Corinne à Soulac/mer

Découverte de la photographie l’enfant forme un cadre avec ses mains qu’il tend vers l’horizon. Il veut voir ce que donne l’infini quand on l’enferme dans un modeste rectangle. Un tiers de ciel et deux tiers de terre ? Ou l’inverse ? Le garçon hésite. Qu’est-ce que tu fabriques, Félix ? » Le jeune landais tout absorbé par ses observations, n’entend pas son cousin qui l’appelle dans son dos. « Félix ! Allez, viens ! »

Nada. Que Dalle. Que Pouic*. Arré*, comme on dit ici. Rien. Absolument rien. Le néant, vide désert jusqu’à l’horizon sur lequel le ciel et la terre se confondent dans les teintes rousses de la fin du jour. Landes rases infinies où la rare trace de vie humaine fait figure d’oasis. Quelques farouches bruyères et molinies s’accrochent au sol pauvre et sablonneux et résistent aux vents océaniques. Terre désolée qui révèle sa courbure de Bordeaux jusqu’aux Pyrénées. Mais dans cette immensité silencieuse, caressée par les ondulantes herbes folles, un enfant n’y voit qu’émerveillement. Sous la nudité du ciel rougeoyant se déroule sans limites la virginité des premiers âges de cette steppe originelle. L’âme enivrée, débordant de joies neuves et enfantines, le garçon contemple la déclinaison du soleil sur le bord du monde. L’ouïe affûtée attend la plainte mystérieuse du loup ou de la grue cendrée. Le regard embué d’enchantements ne rencontre nulle frontière. Pas un mur, pas une forêt, pas un mont n’arrêtent sa course. La jeune pupille épouse l’espace tout entier. Elle espère, un instant, capter la magistrale et fantomatique silhouette d’un berger sur échasses, sauvage pâtre surgissant parfois des brumes lointaines. Seigneur ancestral de la Grande-Lande. Dans un geste maladroit, tâtonnant,

Mickaël, de cinq ans son cadet, l’attend bras croisés et mine contrariée. Félix ne se fait pas prier davantage et les deux garçons foncent à perdre haleine vers la fête d’Ousse-Suzan. Juste après l’extrême illimité, le calme et le silence absolus, la contemplation méditative de l’alliance du ciel crépusculaire et de la terre désertique, voici les deux garnements plongés dans les ténèbres ensorcelantes aux souvenirs médiévaux d’une foire où se disputent cochonnailles pendues aux plafonds, canards décapités et sourires édentés de sorcières contant sortilèges, revenants et autres légendes d’antan. Le vaste airial de six hectares qui gravite autour de la chapelle romane de Saint-JeanBaptiste ne compte habituellement que sept cents habitants, mais en ce jour de fête de la Saint-Michel, la population est vingt fois supérieure.

On y échange joyeusement du bétail, des marchandises, des informations, des domestiques et des remèdes de grand-mère. On y promet même des mains de jeunes filles à marier. Musiques, danses, chants et feux de joie marquent la fin de l’été. On s’y baigne dans les sources sacrées pour soigner les maux de tête ou rhumatismes. Les deux cousins se faufilent jusqu’au stand du bourret, le vin nouveau et pétillant, riche en sucre, dégusté avec des châtaignes grillées. Quelques malicieux aïeux se font prier par les plus jeunes afin de délivrer de maigres indices sur les premiers champignons et les premières palombes de l’année. « Hil dou diable*… Tu as la fièvre bleue, péliou* ! Patience. Encore quinze jours avant d’en voir la couleur. » Le vieil homme sourit de toutes ses rides dans l’ombre de son béret noir, tout en ébouriffant la tête de Félix. Les garçons se dérobent dans la joyeuse assemblée, entre groupes de musique, joueurs de boha*, exubérants conteurs, gitanes, diseuses de bonne aventure, couteliers d’ailleurs, détenteurs d’herbes médicinales, bouviers chalossais, jambons, fromages et piments basques, multiples souvenirs du Moyen Âge…

Mais ce que Félix découvre, au détour d’une diligence, va le marquer à jamais. Un vendeur pas comme les autres. Un conteur estrangèir*. Lou Limajayre*. Le faiseur d’images. Un homme élégamment vêtu, dressé fièrement sur une estrade, apostrophe les passants : « Approchez, approchez ! Terminées, les représentations picturales approximatives. Finie, la peinture. Oubliés, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Voici l’avènement de la photographie ! Contemplez ces portraits ! » Le parisien se tourne vers de grandes représentations d’hommes et de femmes de la haute société. Parmi les badauds, un Landais passablement éméché rétorque : « Que des bourgeois de Paris ! On a oublié de couper des têtes ! » Le photographe se redresse, écarlate de colère : « Vous n’aviez jamais vu pareille merveille, malheureux Landais. N’est-ce pas ? Votre expression dubitative analogue à celle remarquée chez certains macaques en témoigne ! Votre long désert, pays malsain de solitudes affreuses, lande sans bornes de loin en loin, triste et décharnée, est aussi vide que vos têtes de consanguins ! »

Les spectateurs expriment leur mécontentement en huant et sifflant le Parisien. Mais ce dernier se met à rire aux éclats en les désignant de son index déformé par une arthrose précoce. Des hommes ulcérés grimpent sur la scène et bousculent le malotru. Des photographies sont arrachées de leur présentoir. Les coups pleuvent. Le portraitiste, hilare malgré la rossée, finit par s’écrouler, sonné. Effrayé par la cohue, Mickaël, le cousin de Félix s’exclame : « Viens ! Partons ! Je ne veux pas d’histoires… » Mais Félix ne le suit pas et se glisse entre les assaillants jusqu’à une photographie tombée dans le chahut. Émerveillé par l’objet, il hésite un instant, jette un rapide coup d’œil circulaire autour de lui et s’éclipse avec la précieuse représentation. Déambulant à nouveau parmi les marchands, il observe une sorcière toute de noir vêtue qui vante les propriétés de quelques herbes, un armurier exhibant de nouveaux fusils de chasse et un hâbleur basque contant des histoires de lutins et d’hommes sauvages velus comme des ours. Parvenu enfin à l’estanquet*, halte de beuverie et de restauration, il aperçoit le photographe en train de dîner. Félix approche timidement et s’assoit face à l’homme marqué de quelques blessures et griffures résultant de l’altercation. Craintif, le garçon fait glisser la photographie épargnée jusqu’à l’homme. Incrédule, le Parisien le remercie. Félix ose : « C’est beau les landes ! » Le photographe se redresse, s’essuie la bouche, le regard étonné et rivé sur l’enfant : « Ah bon ? – Oui ! Le grand ciel, parfois épuisé d’orages, va se perdre par-delà la terre sur un horizon trouble qu’on appelle ici esplanduda*… – Dis-moi, tu causes bien pour ton âge. Tu as un enseignant ? – L’abbé Cassiau m’apprend le latin. Et mon père m’apprend la grande et belle lande. » Le photographe, intrigué et séduit, Les Nouvelles 1er août 2019 • 3


LA FOLLE HISTOIRE DE FÉLIX ARNAUDIN s’approche de Félix avec un air malicieux : « Fais-en des images, mon petit. Fais des images de ta lande… » L’enfant fouille dans sa besace et en extirpe un carnet qu’il ouvre sous le regard de l’homme. Des croquis de bergers sur des échasses, de la lande infinie et de cabanes, jalonnent de nombreuses pages. Le photographe est étonné par la qualité des dessins. « C’est très bien, mon petit. Bravo ! Tu devrais apprendre la photographie… Le meilleur moyen d’immortaliser tout ça… »

Il se penche sur Félix et lui glisse :

« Elle te plaît ?

« Toi, tu n’es pas comme les autres ! Comment t’appelles-tu ?

– Oui Monsieur.

– Félix. Félix Arnaudin ! – Ton art n’est pas anodin ! » Le photographe rit à son jeu de mots, dans un étrange sifflement qui fait sourire l’enfant. « Et vous, Monsieur ? Quel est votre nom ? – Alphonse Davanne. » Le Parisien désigne la photographie que Félix a sauvée :

– C’est Louis Daguerre. Avec Niépce, ils ont inventé la photographie. » * Du glossaire en page 244 du livre Arré : rien boha : cornemuse gasconne esplanduda : ligne d’horizon où s’entremêlent le ciel et la terre estanquet : halte de restauration, buvette estrangèir : étranger Hil dou diable : fils du diable (exclamation) Lou Limajayre : l’imagier péliou : petit (expression de tendresse, idée de protection) Que Pouic : rien du tout

EXTRAIT DES PAGES 86 À 89

Marie

Les Nouvelles de Bordeaux et du Sud-Ouest S.A.S. au capital de 37 000 euros Associés (à parts égales) : L. Chollon, F. Mellier, S. Laborde, M. Lavallée Directeur de la publication : Frédéric Mellier Abonnement 1 an : 25 euros. Abonnement de soutien : 40 euros Rédaction, composition, impression : S.A.S. Les Nouvelles de Bordeaux et du Sud-Ouest 15, rue Furtado - 33800 BORDEAUX Tél. 05 56 91 45 06 - Annonces légales : annonces@nbso.fr Comptabilité : compta@nbso.fr - Redaction/Proposition d’article : redaction@nbso.fr @nvlbx Les nouvelles de bordeaux nbso.fr Commission paritaire de presse : 0123 C 85932

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Jamais Félix n’a attendu l’aube avec autant d’excitation et d’impatience. Au premier chant d’oiseau alors que l’horizon blanchit, il saute de son lit et rassemble ses affaires. Son petit laboratoire portatif sur les épaules, sorte de sac à dos de six kilos, il sort de sa chambre. Marie s’active déjà. Elle relance le feu en ajustant deux grosses bûches et un peu de tourbe. « Bonjour Marie. - Bonjour Monsieur. - J’ai besoin de votre aide. - Je suis à votre service. Que puis-je faire ? - Vous allez poser pour moi. - Poser ? - Oui, prenez un peu de tourbe et suivezmoi ! » Le petit foulard enserré à l’arrière de sa tête libère de longues mèches folles et tourbillonnantes qui dégringolent le long de son beau visage d’une pureté sans pareil. Ses grands yeux noisette aux coins relevés, son petit menton volontaire, ses dents blanches, rares dans la région, font de Marie une jolie jeune femme. L’artiste devine un modèle parfait pour ses premières photographies sans professeur. Elle le suit sans rien dire, sans poser de question, soumise et discrète. Ils ralentissent le pas, instinctivement, quand ils parviennent aux abords de la lande. Immense platitude d’herbes grises, traversée par une piste de sable rectiligne jusqu’à l’horizon. La lumière qui monte sur le grand désert offre un instant fan-

tasmagorique. On s’attend presque à voir surgir des vapeurs d’eau en suspension, des formes lucifériennes revenant de quelques secrets sabbats menés loin des hommes, là-bas, où le regard se perd sans pouvoir saisir un seul point fixe. Maintenant, les minutes s’écoulent lentement tandis que la luminosité change. Le photographe prépare son matériel, monte son réduit-laboratoire qu’il cache aussitôt sous un grand drap noir et

fait couler sur une plaque de verre la couche régulière de collodion. Marie est intriguée par ces gestes nouveaux, précis et inconnus. Elle observe les mains fines et les ongles propres de l’homme. Une dextérité et une délicatesse presque féminine qui l’étonnent. Sorcier ? Savant ? Qui est le fils de ses maîtres ? Celui-ci s’engouffre sous le rideau noir. Elle

ne peut voir ce qu’il y fait. Mystérieux rituel tenu secret et à l’abri de la lumière du jour. Il ressort de sa curieuse cachette tout en y laissant la plaque de verre trois minutes encore. Pendant ce temps, il prépare son appareil sur pied. Naïvement, Marie s’exclame : « On dirait des échasses ! » Félix, attendri, sourit. « Oui, en quelque sorte. » Félix regarde dans son object if. L e paysage y apparaît à l’envers. L’image retournée offre une difficile appréciation du cadrage. Il l’ajuste malgré tout et court à nouveau sous la couverture noire qui renferme son laboratoire. Il en ressort avec un petit cadre qu’il s’empresse de glisser dans son appareil. Il est fébrile, regarde la lande et lui demande bizarrement de ne pas bouger. Marie retient son souffle tout en s’interrogeant sur ce que Félix veut bien photographier. Pour elle, il n’y a rien. Le ciel et la steppe. Rien d’autre. L’artiste retire enfin le bouchon de son objectif et compte dix secondes. À partir de là, avec une grande rapidité, il retourne dans son réduit avant de ressortir, une bassine dans les mains. À travers le liquide transparent, une image est en train de prendre forme sous leurs yeux … Incroyable naissance… Miraculeuse apparition… Stupéfiante éclosion… Marie s’émerveille. La lande est figée. Pour l’éternité.


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