NOTO #12

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C e n u m é ro vo u s e s t o ff ert p a r le s a b o nnés s o li d a ire s e t n o s p a r te n a ire s .

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Le rêve d’une chose. À quoi songent ceux qui regardent, comme les figures de George H. Seeley, l’horizon ? Peut-être à une nouvelle utopie. Pierre Rosanvallon nous éclaire sur l’histoire de ces lignes d’attente. Mais que se passerait-il si nous tracions des lignes avec nos mains, nos pieds, un crayon, un fuseau, comme le suggère Marielle Macé dans un essai-poème inédit, pour les laisser rêver ? Elles se mettraient à parler de nous. Car ce sont bien des traits tracés à l’aube de notre humanité que Nicolas Milovanovic regarde. Avec aussi Juliette, Wajdi Mouawad et une ligne circulaire : le nombril.


© Paris Musées : P. Antoine ; Musée d’Art Moderne/Roger-Viollet ; Petit Palais / Roger-Viollet - Design Graphique : ask media - bronx (bronx.fr)

Les

PARIS L’ART de

Cours d’histoire de l’art de Paris Musées

-

Auditorium du Petit Palais Dès décembre 2018

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Clémence Hérout

Faire société, la culture aussi

CO M I T É D E R É DAC T I O N

PA R A L E X A N D R E C U R N I E R

D I R EC T E U R D E L A P U B L I C AT I O N

N OTO E ST É D I T É E PA R

Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T

AV EC L E S O U T I E N F I N A N C I E R D E

Clémence Hérout, Odile Lefranc S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

.com

Nicolas Emmanuel Granier AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E

Pascal Bernard, E, Damien Tellas

Nicolas Poussin lui a peint une bouche entrouverte, pour en laisser échapper une syllabe muette, celle de la peur – incroyable sonorité de la peinture.

Portrait . Pascal Bernard Le rêve d’une chose, Chroniques, Motif, Poésie partout. Alexandre Curnier En images . Clémence Hérout, Damien Tellas Culture et politique . Clémence Hérout, Odile Lefranc CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E

Juliane Cordes, Corinne Dury P H OTO G R AV U R E

Fotimprim, Paris IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

Corlet, Condé-en-Normandie

Couverture © Stéphane Lecomte, Je rêve, 2018.

DIFFUSION LIBRAIRIES

Pollen/Difpop 81, rue Romain-Rolland 93260 Les Lilas Tél. : 01 43 62 08 07

Loin de l’horizon lumineux, en dessous d’un groupe de nuages transpercé par la cime d’un arbre à l’écorce nue – faille dans le ciel – un homme est attaqué par un serpent.

M. Jean-Pierre Biron M. Jean-François Dubos M. Christophe Jourdin M. Guillaume Marquis

Mais, dans ce tableau, un autre espace mérite attention. Derrière le drame, un homme pêche. Son corps est détendu et pleinement occupé par son activité. Son profil serein, appuyé par la ligne de son dos et la position de son coude – peut-être a-t-il les pieds dans l’eau –, dessine une délicate indifférence à ce qui se trame autour de lui, à autrui.

Nous remercions Mme Anne-Marie Poliart pour son soutien.

La vague de l’onde de choc, celle du drame à venir, qui a suspendu le geste de la femme en train de cueillir une fleur, ne l’a pas encore atteint.

Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et à la réalisation de ce numéro, en premier lieu les auteurs.

Il n’y a pas d’immédiateté à cet événement extérieur, mais le pêcheur habite les lignes de sa propagation. C’est inévitable. Il devra lever la tête. Je l’envisage.

E T D E S A M I S D E N OTO

En accord avec les auteurs de ce numéro, nous encourageons nos lecteurs à utiliser et partager le contenu de NOTO. L’utilisation et le partage de tout article, y compris avec des images si elles sont dans le domaine public, sont vivement conseillés, en dehors toute finalité mercantile. Pour toute utilisation, merci de faire apparaître de façon visible le nom de l’auteur, le titre de l’article, NOTO, le numéro, l’année de publication.

En ce début de xxie siècle, nous en sommes là. C’est le génie de Nicolas Poussin et de la peinture de nous le dire. Les xixe et xxe siècles ont été ceux de la lutte pour l’égalité. La culture garde près d’elle cette ambition, toujours renouvelée avec emphase, de la « culture pour tous ». Mais faire cause commune, faire bien commun, faire fraternité, me semble plus essentiel encore. Faire fraternité par la culture – au moment où une brume épaisse faite de réflexes de défense et de repli semble vouloir s’imposer –, pour multiplier les mouvements, les regards et les temps. Ne pas rester à l’extérieur. Il ne s’agit plus de penser le musée du xxi e siècle, mais de lever la tête et de travailler – et non se concerter – à ce que doivent être un musée et ses collections, un orchestre ou un théâtre, dans l’histoire de ce siècle qui débute, avec ses dilemmes et ses vertiges, portant néanmoins la potentialité d’une promesse : faire société. La culture aussi, avant la propagation du drame.

Nicolas Poussin, Paysage avec un homme poursuivi par un serpent, vers 1633-1634, huile sur toile, Montréal, musée des Beaux-Arts.


P O RT R A I T

© Martinet & Texereau

M A RT I N E T & T E X E R E A U

Sieste 3, 2016, mine graphite sur papier, 40 × 30 cm. Terrasse 1, 2018, mine graphite sur papier, 80 × 60 cm. Depuis 2008, Pauline Martinet et Zoé Texereau partagent un même nom qui leur permet de mettre en commun leurs idées et leurs envies. Ensemble, elles développent une pratique de dessin, généralement au crayon sur papier. Organisés en séries, le plus souvent entrepris à la faveur de résidences ou de projets d’exposition (Los Angeles, Paresse), leurs travaux s’appuient sur des lieux traversés ou des situations du quotidien vécues, isolés de leur contexte. Leurs œuvres sont systématiquement vides de toute présence physique, de sorte que chacun peut s’y projeter. Pauline Martinet et Zoé Texereau sont respectivement nées en 1987 et 1986, elles vivent et travaillent à Paris. www.martinet-texereau.com

NOTO

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M A RT I N E T & T E X E R E A U

Repas 2, 2016, mine graphite sur papier, 40 × 30 cm.

NOTO

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J U L I E N FAUR E - CO N O RTO N Historien de la photographie, docteur en histoire et théorie des arts – sa thèse porta sur l’œuvre du pictorialiste français Robert Demachy –, Julien Faure-Conorton est chercheur et commissaire d’exposition. Il est notamment l’auteur du catalogue Visions d’artistes. Photographies pictorialistes, 1890-1960 (Cahiers du temps, 2018), publié à l’occasion de l’exposition du musée Nicéphore-Niépce (Chalon-sur-Saône), et il a dirigé l’anthologie Paris-Métro-Photo (Actes Sud, 2016). Il enseigne à l’École du Louvre et au Paris College of Art.

D O M I N I Q UE D E F O N T- R É AU L X Conservatrice générale au musée du Louvre, directrice du musée Eugène-Delacroix, Dominique de Font-Réaulx a été conservatrice de la collection de photographies du musée d’Orsay. Chargée de mission auprès d’Henri Loyrette pour la coordination scientifique du projet du Louvre-Abu Dhabi, elle enseigne à l’École du Louvre, à l’Institut d’études politiques de Paris, où elle est conseillère scientifique de la filière culture de l’école d’affaires publiques. Commissaire de plusieurs expositions, en France et à l’étranger, elle est l’auteure de Peinture & Photographie. Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914 (Flammarion, 2012). Elle est commissaire, avec Zeev Gourarier, directeur scientifique et des collections du Mucem, de l’exposition « Amour », qui se tient jusqu’au 21 janvier 2019 au musée du Louvre-Lens.

ST É P HA N E L ECO M T E Né en 1983, exposé et remarqué au salon de Montrouge et lors de nombreuses expositions collectives, il a en 2018 effectué une résidence à la villa Belleville. S’il ne cesse de rompre avec les propositions offertes par ses expérimentations et les supports, il fait naître à partir de son environnement des motifs, des couleurs, des visages, des lignes, qui font appel à la mémoire, à ce que l’on pourrait croire futile ou immortel, constituant les contours poétiques de notre identité. Stéphane Lecomte vit et travaille à Toulon. Il signe la couverture du douzième numéro de NOTO.

M A R I E L L E M AC É Spécialiste de littérature française, directrice de recherche au CNRS, membre statutaire du centre de recherche sur les arts et le langage, Marielle Macé enseigne la littérature à l’EHESS et comme professeure invitée à la New York University. Ses ouvrages, très remarqués – Façons de lire, manières d’être (Gallimard, 2011), Styles. Critique de nos formes de vie (Gallimard, 2016) –, prennent la littérature pour alliée dans une compréhension de la vie commune. Avec l’écriture, elle tente, selon ses mots, de « dire juste ». En 2017, elle publie Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017 (Verdier). Nos cabanes, essai littéraire publié par le quotidien en ligne AOC, paraîtra en mars 2019 chez Verdier.

NOS INVITÉS N I CO L A S M I LOVA N OV I C Nommé conservateur en chef, département des peintures au musée du Louvre en 2012, après onze années au musée national du château de Versailles, sur lequel il a écrit de nombreux ouvrages, Nicolas Milovanovic est docteur en histoire de l’art, spécialiste de la peinture française du xviie siècle, qu’il enseigne à l’École du Louvre. En 2017, il est l’un des commissaires de l’exposition internationale sur les frères Le Nain (musée du Louvre-Lens). Deux ans auparavant, à l’occasion du trois cent cinquantième anniversaire de la mort de Nicolas Poussin, il proposait une lecture inédite de ce grand peintre avec « Poussin et Dieu » au musée du Louvre. Il a publié cette année le guide de visite Le Louvre en 1h30 chrono (Hazan/ Musée du Louvre éditions).

P I E R R E RO SA N VA L LO N Professeur au Collège de France, responsable des collections « La république des idées » et « Les livres du Nouveau Monde » au Seuil, directeur du site Laviedesidees.fr, auteur d’ouvrages sur l’histoire sociale et politique – Le Capitalisme utopique (Seuil, 1979), La Démocratie inachevée (Gallimard, 2000) – ou de théorie politique – La Contre-Démocratie (Seuil, 2006), Le Bon Gouvernement (Seuil, 2015) –, Pierre Rosanvallon a écrit de nombreux livres, qui occupent une place majeure dans la théorie politique contemporaine et la réflexion sur la démocratie et la question sociale. Il vient de publier Notre histoire intellectuelle et politique. 1968-2018 aux éditions du Seuil.

JEAN ST R EFF Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, il est l’auteur notamment du livre culte Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui a été traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son roman Portrait convulsif a paru en 2017 aux éditions La Musardine, qui viennent de réunir dans un seul volume Les Enquêtes sexuelles de Benoît Lange, piquantes aventures policières parues sous le pseudonyme de Gilles Derais.


12 sommaire 38 E N I M AG E S

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L’hôtel de La Vrillière

M O T I F – A RT

Inaccessible au public, siège de la Banque de France, l’hôtel de La Vrillière, bâti au xvii e siècle, préserve des chefs-d’œuvre.

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P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É RO U T T E X T E DA M I E N T E L L A S

C U LT U R E ET POLITIQUE

06

53

80

La diversité, défi des institutions culturelles Le monde artistique doit-il être le reflet de la pluralité de la population française ? Musées, théâtres ou septième art sont désormais en première ligne pour faire face à cet enjeu de société.

38

« S’engager, c’est bouleverser » E N T R E T I E N AV E C WA J D I M O U AWA D

C H RO N I Q U E S

62

Cet objet du désir Le nombril

98 06

LE RÊVE D’UNE CHOSE 08

Laisser rêver une ligne E S S A I - P O È M E I N É D I T D E M A R I E L L E M AC É

« Le monde, en effet, a des idées, beaucoup d’idées qui l’agitent, se débattent à la surface même de ce qui existe. Et c’est précisément parce que le monde a beaucoup d’idées qu’il bruisse de possibilités d’émancipation. » 16

L’origine du monde

« Les idées et les croyances mènent le monde »

PA R J E A N S T R E F F

E N T R E T I E N AV E C P I E R R E R O S A N VA L LO N

69

Ceci est une image du réel Un sportif Tas de muscles PA R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

La représentation animale par les artistes suscite un émerveillement universel. Cet étonnement a guidé la naissance (artistique) de l’humanité, dans la profonde obscurité des grottes, avec des tracés de bisons, d’aurochs, de pingouins, de vaches... S’il est entendu que la beauté constitue l’un des moteurs primordiaux de l’évolution, pourquoi dessiner des animaux ? PA R N I C O L A S M I LO VA N O V I C

PA R O D I L E L E F R A N C

75

Naissance et renaissance de la représentation animale

24 Figures de rêves À P R O P O S D E S P H OTO G R A P H I E S D U P I C TO R I A L I S T E G E O R G E H . S E E L E Y PA R J U L I E N FA U R E - C O N O RTO N

« George H. Seeley ne suggère pas l’idée d’un rêve, il en offre la personnification. »

P O É S I E PA RT O U T

99 « Poésie partout ? C’est une question bien complexe » E N T R E T I E N AV E C J U L I E TT E

102 Nerehitchahihohihoum ! Zi ! Zi ! « Le poète se sentait des naïades dans le nez. – Atchoum ! atchihoum ! aratchihohuhoum... – Tiens ! remarqua-t-il soudain, c’est un vers de la nouvelle école ! Parfaitement, de onze syllabes... Et combien symbolique ! » U N E FA N TA S M A G O R I E DE JEAN RAMEAU


Le rêve d’une chose


« Quel bonheur d’être vivant en cette aube ! » William Wordsworth, The French Revolution as It Appeared to Enthusiasts at Its Commencement, 1809.

« Viens-tu changer le monde ou seulement le peindre ? » L.-J. Périlhou, Le Monde. Revue des mœurs contemporaines, dimanche 9 septembre 1855.

« Il s’agit d’y mettre sa peau. » Vincent Van Gogh, lettre à Théo Van Gogh, dimanche 28 octobre 1883.

« Ce sang , ce verre brisé, cette grise blancheur de l’aube envahissant la chambre annonçaient à Don Ruggero la chute de son rêve et la fin de son règne. » Marguerite Yourcenar, Denier du rêve, 1959.

« Voilà venir des jours, baignés de lumière blanche, des jours silencieux et calmes, des nuits silencieuses et tendres, voilà venir des temps libres et apaisés. » Bernard-Marie Koltès, L’Héritage, 1972.

Gwénael Porte, La spiaggia, 2018.


LE RÊVE D’UNE CHOSE

LAISSER RÊVER UNE LIGNE D E M A R I E L L E M AC É

«

Une ligne rêve. On n’avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne  1... », écrivait Henri Michaux devant les dessins de Paul Klee. Qu’est-ce que ce serait, laisser rêver une ligne ? Tim Ingold a proposé, on le sait, une « anthropologie comparée des lignes 2 » – du faire-ligne, du pister, du poursuivre, du tracer : tracer les lignes avec ses mains, ses pieds, un crayon, un fuseau, un outil, une pensée. Laisser rêver une ligne alors, ce serait tour à tour « marcher, tisser, observer, chanter, raconter une histoire, dessiner et écrire »... Mais je crois qu’il y a plus. Car toute chose fait une ligne, ou du moins peut être regardée comme telle. Toute chose se conduit, prend son parti dans le monde, s’oriente, nous oriente, fait une phrase, émet une idée : une espèce animale, une rivière, mais aussi bien une pierre, un arbre. Toute chose se conduit et c’est là son idée ; l’idée qu’elle a, ou plutôt « l’idée qu’elle est » (je ne peux me défaire de cette formule de Jean-Christophe Bailly à propos des bêtes  3, de la façon dont chacune risque son mode d’existence à elle, sa façon d’avancer dans le monde). Toute chose fait une ligne donc, qui est comme une piste d’être et d’expérience, c’est-à-dire comme une pensée qu’il y aurait à entendre, et qui espère notre écoute. Michaux, encore : « Une ligne attend. Une ligne espère [...] toujours dans la construction, toujours dans le prolétariat des humbles constituants de ce monde... »

NOTO

Avec les choses le monde fait des lignes : lignes de conduite, lignes de vie, départs, émissions, propositions de mondes, pistes, envois... En toute chose il faudrait percevoir cet envoi. Laisser aller les lignes, laisser rêver les lignes. Autrement dit, écouter les idées du monde, les idées qu’a le monde : se demander ce que c’est, ce que ce serait d’être rivière, cette rivière-là, traitée ainsi, d’être femme, celle-ci, d’être plante, d’être bête... Et emprunter en perception et en pensée ces lignes : les suivre, comme on ferait d’un animal.

* Le monde, en effet, a des idées, beaucoup d’idées qui l’agitent, se débattent à la surface même de ce qui existe. Et c’est précisément parce que le monde a beaucoup d’idées qu’il bruisse de possibilités d’émancipation : il y a plus d’idées sur terre qu’on ne l’imagine, des idées à même la terre, à même les choses, car toute forme de vie risque son idée, déclare que l’on pourrait vivre tout autrement, comme ça, comme ça, et encore comme ça... Dire que le monde a des idées, c’est dire notamment que la terre n’est pas muette. Elle en sait long et elle en dit long , en particulier aujourd’hui : elle crie, réclame, se fait entendre, se cabre, se venge, mais aussi propose, rêve ; et c’est à l’écoute de cela, dans cette rencontre entre une nouvelle

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Maurice Denis, Soir de septembre (détail), 1911, Nantes, musée d’A rts. Photo Alexandre Curnier.

Le monde, en effet, a des idées, beaucoup d’idées qui l’agitent, se débattent à la surface même de ce qui existe. Et c’est précisément parce que le monde a beaucoup d’idées qu’il bruisse de possibilités d’émancipation.


Kojima zu (détail), gravure sur bois, vers 1890, Library of Congress, Prints & Photographs Division, [LC-DIG-jpd-01940, e.g., LC-USZ62-123456].

Ces efforts pour entendre le discours de l’eau ne sont pas des efforts pour fictionner une parole, mais pour se mettre à l’écoute de quelque chose qui justement n’a pas le don de parole, et qui pourtant a beaucoup à dire, et pourrait, dans son silence, répondre de nous et de notre humanité.


LAISSER RÊVER UNE LIGNE

attention à la terre (à une nature de bout en bout repensée) et des formes très imaginatives de résistance, que s’inventent les écopolitiques actuelles. Comment entendre ces idées ? Comment entendre le discours muet de l’eau – et notamment ce que le silence terrifiant de la Méditerranée a bel et bien à dire ? Il suffit peut-être de l’interroger, de l’inviter à comparaître, par exemple au procès en responsabilité des vies perdues sur nos côtes, qu’il faudra bien tenir un jour. L’eau ne peut pas répondre, mais elle peut en répondre, paraître à la barre, témoigner, accuser même, si l’on se met à l’écoute de ce dont, très concrètement, son silence et son opacité se souviennent. L’eau en effet ne se contente pas d’ensevelir, elle retient, conserve, enveloppe ce qui s’y love, et par là se souvient, et peut donc témoigner. Écouter ce qu’elle a à dire, c’est écouter ce témoignage, avoir à entendre ce tout nouveau témoignage (car la Méditerranée disait tout autre chose auparavant). Ce n’est pas seulement que l’eau désormais gémisse, c’est qu’elle porte plainte : elle porte la plainte, la recueille, la soutient. Les tonnes de plastique qu’elle enferme portent plainte – une plainte en contrefaçon pour falsification de paysage, défiguration du cosmos. Les embarcations échouées portent plainte. Les corps noyés évidemment portent plainte. Ici l’eau a été témoin et un témoin ça se convoque, publiquement, et ça s’écoute. C’est ce qui a animé par exemple le travail conçu par Charles Heller et Lorenzo Pezzani, Forensic Oceanography 4, lorsqu’ils se sont fait les vigies des embarcations et des vies perdues en Méditerranée, défenseurs de leurs droits, et par conséquent surveillants des surveillants. Ces géographes se sont penchés sur le cas d’un bateau abandonné à la mort, « the left-to-die boat », une embarcation de migrants qui en 2011 a dérivé pendant quatorze jours dans une zone surveillée par l’Otan, a envoyé de multiples signaux, a été plusieurs fois identifiée, a reçu la visite d’un hélicoptère et a croisé la trajectoire d’un navire militaire, mais n’a jamais été secourue, et sur laquelle soixante-trois personnes ont trouvé la mort, dans une éclipse silencieuse des juridictions et une fragmentation des espaces de contrôle, au bord apparent de toute responsabilité. Ignorées, ces vies ont pourtant laissé des traces dans l’eau, jusqu’à celles des appels de détresse,

NOTO

et en déchiffrant attentivement ces traces on peut transformer la mer elle-même « en un témoin susceptible d’être interrogé ». Ces efforts pour entendre le discours de l’eau ne sont pas des efforts pour fictionner une parole, mais pour se mettre à l’écoute de quelque chose qui justement n’a pas le don de parole, et qui pourtant a beaucoup à dire, et pourrait, dans son silence, répondre de nous et de notre humanité. « Un seul navire répondra à tout », écrivait Michaux, lui encore.

* C’est ici que l’on croise les enjeux d’une anthropologie élargie, élargie aujourd’hui à toutes sortes de vivants, de formes d’existence – ou simplement d’agentivité, puisqu’il n’y a pas que les vivants, donc, à avoir des idées. L’anthropologie a considérablement étendu, récemment, ses objets d’interrogation ; dans son tournant « ontologique », elle invite à reconnaître le statut de sujet à des vivants non humains, mais aussi à des non-vivants, en les dotant d’une intériorité, d’une capacité à signifier, ou d’une agency. L’élargissement radical des formes de vie à considérer, à côtoyer, voilà le point vif. Élargissement insistant de la question politique à d’autres sujets, d’autres intelligences, d’autres façons de s’y prendre pour vivre ou pour faire sens ; élargissement bien sûr à des modernités non occidentales, ou à d’autres résistances à la modernité (et ici la pensée de l’Ouest se laisse enfin instruire par d’autres, par des « métaphysiques cannibales ») ; mais élargissement aussi aux bêtes, aux océans, aux pierres, aux fleuves, qui ne parlent pas, mais qui n’en pensent pas moins (et ici l’élargissement de l’anthropologie est solidaire de celui de la philosophie des sciences et des techniques, lorsqu’elles écoutent les choses, things that talk, comme le dit Lorraine Daston  5). Être pierre, être fleuve, être machine, être bête : autant de modes d’être désormais rassemblés sur une même scène ontologique et politique, puisque c’est avec chacune de ces formes de vie que nous savons que nous avons à nous lier, et qu’à chacune de ces choses (à son silence comme à sa manière de signifier) il s’agit donc de prêter l’oreille.

* 11


LE RÊVE D’UNE CHOSE

Laisser rêver une ligne, ce serait bien cela : écouter les idées du monde (les idées qu’a le monde), écouter le cri de Gaïa, les gémissements de la Méditerranée. Et encore : savoir ce que dirait la terre, non pas exactement si elle parlait, mais plus simplement (comme le suggère Vinciane Despret au sujet des bêtes  6) si on lui posait les bonnes questions. Être fleuve, Essere fiume, est le titre d’une œuvre splendide de Giuseppe Penone, qui juxtapose deux pierres aux formes identiques ; la taille de la première lui a été donnée par les années passées au contact de l’eau, celle de la seconde par le sculpteur, qui reproduit et reparcourt ce travail, qui « fait le fleuve » comme on ferait la bête. Et être fleuve, ici, c’est un état de la pierre, un souvenir qu’a la pierre, une idée de la pierre, un rêve de la pierre, décidément ; et je songe à une autre œuvre de Penone, Idee di pietra (Idées de pierres), qui figure un arbre portant, en guise de feuilles, de gros blocs de granit, des pierres qui se rêvent feuilles – comme les arbres de Ponge se prenaient à rêver que leurs feuilles étaient des oiseaux, qu’ils avaient su faire ça ! Je pense aussi à un petit essai-poème d’A nnie Dillard, Apprendre à parler à une pierre  7 (Annie Dillard qui a consacré des études à Thoreau et des textes à sa propre expérience des bêtes, des forêts, des cabanes). « L’île où j’habite est peuplée d’originaux dans mon genre. Dans une cabane en planches de cèdre sur une falaise – mais c’est comme cela que nous vivons tous – il y a un homme, la trentaine, qui habite seul avec une pierre à laquelle il essaie d’apprendre à parler. [...] En fait, presque tout le monde ici, à commencer par moi-même, respecte ce que fait Larry. » Et pourtant : « Le silence de la nature est son seul commentaire [...]. Maintenant la parole a déserté les êtres inanimés de la terre, et les êtres vivants ne parlent que très peu, à un très petit nombre. Les oiseaux émettent bien leur doux charabia et les singes hurlent [...]. Mais les galets grondent aussi lorsque la vague se retire, et les coups de tonnerre brisent l’air en tempêtes aveuglantes. J’appelle ces bruits silence [...] ; et partout où il y a du silence, il y a toujours une petite voix. [...] Qu’avons-nous fait pendant tous ces siècles, sinon tenté de ramener Dieu sur la montagne, ou, cette tentative ayant échoué, essayé d’arracher un piaulement à tout ce qui n’est pas nous ? Quelle est la différence entre une cathédrale et un laboratoire [...] ? » Partout

NOTO

en effet on s’adresse à l’inanimé pour en obtenir réponse. Même à une pierre. « Apprendre à parler à une pierre » : j’ai d’abord entendu cette formule à contresens ; j’ai cru qu’il s’agissait de décrire la façon dont on peut apprendre à s’adresser à une pierre ; mais ce n’est pas cela, c’est la fable d’un homme qui veut enseigner à une pierre à parler. Entre ces deux sens du verbe « apprendre » pourtant (ou plutôt, entre ses deux orientations actantielles, selon la façon dont s’y répartissent sujet et objet, activité et passivité), c’est toute la question de ce que Lacan appelait « le signifiant dans la nature » qui s’ouvre, c’est-à-dire des façons dont la nature signifie, formule, énonce. Annie Dillard, d’ailleurs, tient les deux bouts de la chaîne ; elle constate un silence, et l’honore ; et pourtant elle honore aussi celui qui voudrait y faire naître, même absurdement, une parole. Il faudrait dire quel mélange de scrupule et d’audace il faut pour entendre ce silence, entendre ce que ce silence a à dire, non pas pour le faire parler, non pas pour lui prêter une voix, mais pour vraiment tendre l’oreille à ce silence, depuis notre site d’existence et de signification à nous, depuis nos « manœuvres de langage » (Valéry).

* C’est un chapelet des verbes qui s’égrène ici : « être fleuve », « être pierre », « penser comme un arbre » (Jacques Tassin), « penser comme une montagne » (Aldo Leopold), « apprendre à parler à une pierre » (Annie Dillard), « penser comme un rat » (Vinciane Despret)... « Penser comme une forêt. » Pas même se demander si les forêts pensent, mais poser qu’elles le font. C’est tout le propos d’Eduardo Kohn dans How Forests Think  8, un livre exemplaire de cette décision d’élargir le parlement des vivants. Dire « penser », c’est sans doute trop dire (et l’on en fait beaucoup grief à Kohn). Il faudrait d’autres verbes, et à la fois plus de retenue et plus d’imagination, pour saisir l’écho de ce « signifiant dans la nature ». Mais ce qui importe ici, c’est la décision d’honorer d’autres comportements dans le sensible. Et c’est à cela que l’infinitif est bon ; l’infinitif, mode de la participation, de la coulée d’un style d’être dans un autre ; et le « comme », qui fait la relation tout en

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Alexandre Curnier, Ryō an-ji, 2018.

Il faudrait dire quel mélange de scrupule et d’audace il faut pour entendre ce silence, entendre ce que ce silence a à dire, non pas pour le faire parler, non pas pour lui prêter une voix, mais pour vraiment tendre l’oreille à ce silence, depuis notre site d’existence et de signification à nous.


Alexandre Curnier, Le Grand Saut, 2018.

Il importerait que le monde reconnaisse donc ce dont il formait l’idée depuis longtemps, depuis toujours, comme en rêve, lui qui rêve de devenir autre, et qui en vérité l’est déjà ; qu’il devienne fidèle à son rêve et à ce qui dans son rêve s’ébauche : la ferme disposition à vivre enfin autrement. Car rien, en effet, ne nous oblige à vivre « comme ça ».


LAISSER RÊVER UNE LIGNE

maintenant l’écart, qui dit que l’on n’en saura rien, mais que l’on tente, que l’on approche, et que l’on essaye de suivre ces idées qu’a la vie. Non pas en simulant ces intériorités autres, en croyant s’y loger et en redoubler l’expérience ; mais, depuis notre site de langage à nous, en faisant l’hypothèse de ces autres pensées et de notre rencontre, de notre alliance, de notre collaboration (mais aussi bien de nos conflits) avec elles. Où l’élargissement du sensible, et la politisation de la nature, se diront toujours en verbes, et non pas en noms, qu’ils soient propres ou communs. Parce que la question n’est pas de baptiser et faire venir adamiquement les choses du monde, mais de les laisser dire leur idée, de les laisser tracer leur ligne, conjuguer leur mode d’être, de les laisser rêver.

* « Depuis longtemps, écrivait Marx dans une lettre de 1843 à Arnold Ruge (que cite d’ailleurs souvent Jean-Christophe Bailly), le monde porte en lui le rêve d’une chose, le rêve d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. » Il importerait que le monde reconnaisse donc ce dont il formait l’idée depuis longtemps, depuis toujours, comme en rêve, lui qui rêve de devenir autre, et qui en vérité l’est déjà ; qu’il devienne fidèle à son rêve et à ce qui dans son rêve s’ébauche : la ferme disposition à vivre enfin autrement (Bailly). Car rien, en effet, ne nous oblige à vivre « comme ça ». Cette formule de Marx, je l’ai reçue de Pasolini et je l’ai d’abord (comme le titre d’A nnie Dillard) syntaxiquement inversée dans ma lecture : Marx parle du fait que le monde rêve à quelque chose, qui est la révolution, et dont il est gros ; mais j’y ai entendu qu’une chose rêvait. Je ne crois pourtant pas qu’il s’agisse là d’un contresens : il s’agit plutôt de la réversibilité syntaxique de ces états d’agentivité particulière, où quelque chose est à entendre dans la mesure même où quelque chose rêve à même le monde, nous rêve, nous indique d’autres pistes d’existence, d’autres façons de s’avancer dans le réel.

Exercer la critique, sentir que le monde pourrait être différent, lutter, c’est percevoir partout ces rêves des choses, l’ouverture de ces possibles à même le monde. Percevoir par exemple, dans le fait même d’une forêt qui lutte pour le maintien de son existence, la levée d’un « peuple qui s’insurge ». Observant, soutenant ce qui se tente aujourd’hui dans des espaces protégés par leur occupation même, Jean-Baptiste Vidalou 9 relevait récemment l’unité d’une expérience, d’une tentative, celle qui consiste à habiter des territoires en lutte, à lutter par le fait même de les habiter, d’y installer, sans exploitation ni domination, des morceaux de sa vie. Les militants de Notre-Dame-des-Landes bien sûr, de Bure, du Morvan, mais aussi, à l’échelle du globe, les paysans du Guerrero au Mexique, les trappeurs du peuple cri du Canada, les Penan de Bornéo s’armant de sarbacanes contre les compagnies de plantation de palmiers à huile... Il appelle cela (et voilà qui allonge le chapelet des lignes, pensées infinitives) « être forêt. » « Être forêt », ce n’est pas se prendre pour un arbre, mais braver les pratiques dévastatrices (de sols, de vies et d’idées) en suivant la piste de cet événement vertical qu’est une forêt : « Quelque chose qui, contre l’étrangeté du monde administré, est enfin là. » Il ne s’agit pas seulement de prendre la nature en respect, de voir dans la forêt une ressource, une réserve précieuse, mais d’y reconnaître « un certain alliage, une certaine composition tout à fait singulière de liens, d’êtres vivants, de magie », un peuple qui paraît, « une défense qui s’organise », un imaginaire qui s’intensifie, de nouvelles raisons d’aimer, des lieux où il serait enfin possible de respirer. Le rêve d’une chose, décidément. 1. Henri Michaux, Paul Klee, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2012. – 2. Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones sensibles, 2011. – 3. Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007. – 4. Charles Heller

et Lorenzo Pezzani, « Traces liquides : enquête sur la mort de migrants dans la zone-frontière maritime de l’Union européenne », in Revue européenne des migrations internationales, 30 (3 et 4), 2014, p. 71-107. – 5. Lorraine Daston (éd.), Things That Talk. Object Lessons from Art and Science, New York, Zone Books, 2004. – 6. Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte, 2012. – 7. Annie Dillard, Apprendre à parler à une pierre, Paris, Christian Bourgois, 1992. – 8. Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain,

Bruxelles, Zones sensibles, 2017. – 9. Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Paris, Zones, 2017.

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«   L E S I D É E S E T L E S C ROYA N C E S MÈNENT LE MONDE » E N T R E T I E N AV E C P I E R R E R O S A N VA L L O N

Dans Contre l’interprétation, Susan Sontag écrit en 1964 : « Comme tout cela semble merveilleux, rétrospectivement. Comme on aimerait que quelque chose de cette audace, de cet optimisme, de ce dédain pour le commerce ait survécu. Les deux pôles du sentiment moderne sont la nostalgie et l’utopie. Sans doute la plus intéressante des caractéristiques de cette époque désormais appelée “les années soixante” est-elle cette quasi-absence de nostalgie. En ce sens, il s’agissait bien d’un morceau d’utopie. » Il n’y avait pas beaucoup de mélancolie dans les années 1960, alors qu’aujourd’hui la mélancolie triomphe, couplée au retour puissant, dominateur même, des idées conservatrices. La dynamique de 1968 a continué à produire ses fruits positivement. Toute la dynamique d’émancipation individuelle a continué et continue. C’est la refondation de la démocratie et de la solidarité sociale qui n’a pas abouti. On n’avait pas encore analysé les limites de la démocratie directe et représentative. La démocratie, ce n’est en effet pas seulement organiser la voix du peuple, mais c’est donner le pouvoir à l’œil du peuple. En 1968, nous étions encore dans les Trente Glorieuses, dans l’ancien capitalisme, où il était beaucoup question de propriété de moyens de production, de lutte des classes. Le nouveau capitalisme mondialisé et financiarisé nous a fait entrer dans un nouveau monde, auquel on s’est heurté sans voir tout de suite les formes nouvelles que

R É A L I S É PA R ALEXANDRE CURNIER AV E C L A P A R T I C I P AT I O N D E CLÉMENCE HÉROUT

Le rêve étendu d’une société idéale a guidé les révolutions – le suffrage universel, l’abolition de l’esclavage, les droits de l’homme, l’égalité comme relation sociale –, mais aussi conduit les drames des totalitarismes. Considérée comme « un plan imaginaire qui réaliserait le bonheur de chacun », l’utopie pourrait se présenter comme une réflexion et une expérimentation permanentes. Définitions et horizons d’aspirations qui ont fait et feront bouger les lignes.

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devait prendre l’émancipation. Mais les choses ont commencé à bouger. Il y a par exemple une refondation démocratique instrumentale et institutionnelle que l’on conçoit mieux à présent, et on voit aussi mieux dans quel sens on peut formuler une refondation de la solidarité sociale et de redéfinition de l’État providence. 1968 était d’une certaine façon à la fois prématurée et immergée dans ce qui était encore l’ancien monde. Je ne crois pas à l’histoire d’une génération de gens révoltés dans leur jeunesse et conservateurs dans leur vieillesse, mais il y a une nécessité à concevoir que la vie sociale est une expérimentation avec des impasses, des échecs, des retournements, des trahisons. Le xx e siècle a été le siècle du suffrage universel, de l’État providence, mais aussi celui des totalitarismes. Je suis frappé de voir à cet égard que la formule d’A lbert Camus dans son discours de réception du prix Nobel, « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse », est devenue, hélas ! le slogan largement partagé de l’époque.

Il est sûr que les visions utopiques ont perdu du terrain. Cependant, il faut s’interroger sur ce que signifie « vision utopique ». Mon métier est de produire des concepts. Je crois qu’il y a trois visions de l’utopie : l’utopie comme idéal, l’utopie rationnelle et l’utopie de rappel à l’ordre.

C’est une appropriation intellectuelle déformée et instrumentalisée, comme il en est fait pour la « décence ordinaire » de George Orwell ou « l’enracinement » de Simone Weil. Rêver d’une chose, d’un autre modèle de société, est-ce définitivement une utopie ? Il est sûr que les visions utopiques ont perdu du terrain. Cependant, il faut s’interroger sur ce que signifie « vision utopique ». Mon métier est de produire des concepts : je crois qu’il y a trois visions de l’utopie. D’abord, l’utopie comme idéal, c’est-à-dire le rappel ou l’injonction à œuvrer pour une société émancipée, une société de paix et de justice. Le concept se construit autour de cet impératif. On peut l’appeler « égalité » et « communauté mondiale ». C’est cette définition de ce que l’on pourrait appeler « le maintien d’un horizon d’attente ». L’idéal n’est pas

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la perfection des choses, mais la mémoire d’un idéal, la mémoire d’un horizon d’attente. La deuxième définition est celle employée dans la littérature, notamment politique, à partir du xvi e siècle : l’utopie renvoie à la définition d’une société idéale, c’est-à-dire rationnelle, qui fonctionne de telle façon qu’elle est gouvernée par un ordre bon et juste. Toutes ces utopies reposaient sur l’idée d’un grand ordonnateur. Toutes les utopies du xviii e siècle sont adémocratiques ou antidémocratiques. Elles définissent une société idéale, sous la férule d’un bon maître, qu’il soit la collectivité, le règne d’une idéologie ou une version rénovée du despote éclairé. Cette vision de l’utopie va de pair, à partir du xviii e siècle, avec le grand projet d’une rééducation et d’une reformation de l’homme. En matière politique, sociale, ces utopies, ainsi que celles, socialistes, de Robert Owen (1771-1858) ou de Charles Fourier (1772-1837), ont eu l’idée fondamentale d’être ordonnées par une réforme de l’humanité elle-même, passée dans un bon moule ou même recréée physiquement. Il y a ainsi eu une dimension eugéniste dans les utopies du xix e siècle. Un de ses grands visionnaires est le très célébré Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808). Dans son livre fondateur Rapports du physique et du moral de l’homme (1802), il avait développé l’idée qu’il fallait oser réformer la nature humaine et prenait l’exemple de l’amélioration des races permettant de créer des animaux augmentés. C’est dans les milieux socialistes que l’eugénisme a été réactualisé à la fin du xix e siècle, avec la conception d’une société où l’individu est reconstruit – dans une perspective hygiéniste et optimiste – c’est la vision du socialisme scandinave, avant la triste vision hitlérienne. Ces utopies comme modèles de société avaient une dimension autoritaire, pour le bien du peuple, ou mise au service d’une société idéalisée. Elles se lient par exemple à une description méticuleuse de l’organisation des journées. On a donc raison de se méfier de cette utopie-modèle qui a souvent voisiné historiquement avec la réinvention d’une domination, pour mettre en place une supposée liberté. La troisième conception est une utopie de rappel à l’ordre, ou peut-être plus précisément une utopie de dessillement, c’est-à-dire une utopie comme rappel de notre engourdissement, afin de maintenir vivant le sens de notre fragilité, de notre limite et de nos inaccomplissements. Elle fonctionne comme une veilleuse de l’attention, de la réserve d’action. Cette utopie veilleuse est peut-être


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la plus active. C’est une forme d’utopie qui ne peut aller de pair qu’avec une forme de réalisme et non d’angélisme. Si on veut maintenir vivants, visibles et sensibles une veilleuse, un rappel à l’ordre, il faut prendre conscience des limites, des résistances, des réticences. C’est ma vision de la démocratie. Si elle est décrite comme le règne de la spontanéité – la vision de Jean-Jacques Rousseau, qui la mêle à la mise au pas –, il faut que l’idéal démocratique lie le sentiment d’inachèvement et le sentiment de difficulté. Depuis cinquante ans, l’un des enjeux politiques est le travail. Or sa raréfaction est une réalité, conséquence d’une nouvelle révolution industrielle. Il faudrait un nouvel horizon pour le travail, permettre une nouvelle définition. C’est une proposition très mal acceptée, jugée utopique, pourtant attendue pour le xxi e siècle. Cette vision repose sur le fait simple que l’on a institué une distinction formelle très radicale entre le travail et l’activité sociale, et le travail et l’activité pour autrui. Le travail dans sa forme dominante, la salarisation, représente 90 % du travail, mais pourquoi cette frontière ? La conception du rapport de la société à l’État, au bien public, à la Sécurité sociale, est fondée sur cette distinction. Le travail est une activité sociale taxable, fiscalisée. Mais cette frontière est floue, on le voit avec le débat sur la revente d’objets sur des sites internet : peut-elle devenir taxable, fiscalisable ? Cette distinction est très importante. On peut penser qu’il faut flexibiliser cette distinction, ce qui signifie que le travail n’est plus le seul support à l’entraide sociale, à la dette sociale et à la solidarité. Le marché au xviii e siècle était la liberté de la société civile, le commerce des hommes, au sens de faire du commun et des échanges. Cette définition du commerce est sociétale et non marchande. Le marché a ensuite été compris au xix e siècle comme une grande idée d’émancipation : on l’opposait à toutes les formes préexistantes de réglementation. On n’est plus obligé d’obéir aux lois des corporations, ce qui permet une liberté d’activité. Avant l’économie contemporaine de marché, les échanges étaient canalisés dans les foires, encadrés dans des moments et des espaces délimités, et cette délimitation permettait de les taxer. C’est un grand sujet pour les anthropologues et les économistes, que de voir cet échange encadré dans des foires et par des corporations se transformer en échange libre. On considère que le

marché possède une vertu centrale : c’est une organisation qui n’est pas sous la coupe des individus, d’une main invisible dont personne n’est maître ; le marché libère, car personne n’en est le maître. C’est pour cette Si on veut maintenir vivants, raison que les historiens, comme Fernand Braudel, se visibles et sensibles une veilleuse, sont intéressés à la croissance un rappel à l’ordre, il faut des villes, conséquence d’une croissance du marché. Cette prendre conscience vision un peu euphorique des limites, des résistances, du marché repose sur un état des sociétés précapita- des réticences. C’est ma vision listes, dans lesquelles tout de la démocratie. le monde peut aspirer à être commerçant, agriculteur, artisan indépendant. Le pays qui a illustré cette idée d’un marché comme moteur d’indépendance est les États-Unis. En Grande-Bretagne, les travailleurs les plus nombreux au xix e sont les domestiques. Dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844 (1845), Friedrich Engels (1820-1895) montre qu’il y a plus de domestiques que d’ouvriers. Aux États-Unis, 90 % des Américains vivaient on their own (« d’eux-mêmes »). Le salariat s’y est répandu très lentement. Il n’y avait aucune manufacture avant les années 1830 par exemple. Chacun voulait être son propre maître. La conquête de l’Ouest au sens large, qui a notamment consisté à distribuer des terres gratuitement, y a été pour beaucoup. Historiquement, le marché a été un instrument d’émancipation avant d’être une économie de domination. Le capitalisme est d’abord un mode de production et d’organisation sociale de la production. Au moment de la Révolution, le marché a été secondaire, mais dans le mouvement socialiste au xviiie siècle, on voit que l’idéal est la suppression du salariat et du patronat. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cela figurait dans les statuts de la CGT. On aspire à une société de coopérateurs et de travailleurs indépendants. En France, le grand visionnaire de cette conception était Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), qui était beaucoup plus en phase avec les aspirations du monde ouvrier français que Karl Marx (1818-1883). Aujourd’hui, le salaire rémunère un travail fourni et non un être libre, devenu interchangeable... C’était le cas. Ce qui définit le mode de production capitaliste est la réduction du travailleur à sa force de

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travail, qui est interchangeable, car c’est la capacité mécanique de celui qui est sur une chaîne, ou formatée de celui qui est technicien, voire ingénieur. Le capitalisme du xixe jusqu’à la fin des Trente Glorieuses est un capitalisme de gestion de la force de travail, seulement distinguée par un niveau de compétence. Il existe toujours aujourd’hui avec les grands rassemblements de personnes où la force de travail est utilisée, dans des centres de logistique comme ceux d’Amazon, moins dans l’industrie automobile, mais encore largement dans l’agroalimentaire. Le nouveau capitalisme ne fonctionne plus sur ce modèle de l’interchangeabilité, au contraire. Il fonctionne sur un autre modèle : ce qui produit de la valeur n’est pas le travail mécanique, mais une forme d’innovation et de gestion spécifiques. Dans le développement des emplois de services à la personne, la valeur n’est pas la force de travail, mais la qualité de la relation, de l’attention, du suivi. Ce n’est pas non plus une généralité, mais une particularité qui produit de la valeur. Il en va de même dans les travaux liés à la révolution technologique. Dans l’innovation, ce qui compte est la gestion de la particularité, d’où l’avènement d’un capitalisme de la particularité et non de la généralité. Or, chacun aspire à voir apparaître sa particularité, ce qui produit un choc entre les aspirations à la particularité et sa manipulation. Le nouveau conflit n’est plus un conflit de classes basé sur la valeur de la force de travail, mais sur les conditions d’appropriation et de gestion de cette Chacun aspire à voir apparaître particularité (on pourrait sa particularité, ce qui aussi parler de singularité, pour employer un terme qui produit un choc entre commence à faire son chemin les aspirations à la particularité en sociologie). On parle donc ici d’une production fondée et sa manipulation. Le nouveau sur la valorisation de la sinconflit n’est plus un conflit gularité, y compris dans le sport et les arts. C’est la de classes basé sur la valeur de marchandisation de la sinla force de travail, mais sur les gularité. Un footballeur extraordinaire est valorisé conditions d’appropriation et devant des milliards de de gestion de cette particularité. spectateurs. Cela change le mode de production de la valeur, ce n’est plus le mode de production seulement, mais ce que devient le marché, à savoir un espace mondialisé ; non plus seulement un espace mondialisé des échanges, mais un espace comparatif généralisé. Il y a

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eu des échanges mondiaux depuis l’A ntiquité, on a toujours importé de la myrrhe du Yémen et des soies de Chine. Or il est dorénavant question de la constitution d’un espace homogène de consommation et de référence. Par ailleurs, les entreprises dominatrices ne sont pas seulement dans l’exploitation du travail ou dans la gestion de la singularité, mais ce sont des entreprises qui se substituent au marché, qui deviennent le marché. Facebook incarne le marché mondial de la relation sociale. Ce sont des entreprises qui sont le marché. Jeff Bezos, le fondateur d’A mazon, rêve d’être le marché, l’usine du monde. C’est son utopie. À propos du travail aliéné, on pensait qu’il y avait un juste rapport de propriété à inverser. Là, c’est un problème de forme sociale, économique. Il faut déplacer l’analyse du marché et du capitalisme. Nous sommes dans un nouveau capitalisme et dans une redéfinition du marché. Apple, Facebook ont été conçus à partir d’une utopie... ... pervertie par l’attirance pour la domination. Au début, il y a eu l’utopie technologique de faire un ordinateur portable. Puis elle devient celle d’être l’ordinateur du monde. Puis d’être un lien social. Oui, d’être le lien social. Le rapport de la loi à ces nouvelles formes demande à être complètement changé, notamment concernant leur contribution au fonctionnement social et à la réglementation antitrust, essentiels dans le capitalisme, puisqu’il s’agit de montrer la contradiction entre le capitalisme et le marché. Si le capitalisme détruit le marché, il est dangereux, or aujourd’hui ce capitalisme est le marché lui-même. Vous vous interrogez sur le fait que les « ardents admirateurs de Louise Michel aient pu évoluer vers [des] positions exaltées  1 », c’est-à-dire nationalistes. Vous écrivez : « Faute de penser réalisables leurs projets insurrectionnels et révolutionnaires, ces hommes ont en fait reconverti leur radicalisme et reformulé leur exigence d’égalité. » La captation du lien social par ces inventions, ce nouveau capitalisme, porte-t-elle un risque politique ? Il faut le brider, mais il faut aussi d’autres modes d’invention et d’autres modes d’appropriation de


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l’invention. La clef, derrière ces formes de domination, est la propriété intellectuelle et non matérielle. La propriété intellectuelle a longtemps été discutée avec les droits d’auteurs. Les régimes et conceptions traditionnels de la propriété ne sont plus adaptés pour gérer les propriétés intellectuelles. C’est un grand enjeu. La Révolution française a instauré l’idée que l’innovation doit toujours être récompensée par la reconnaissance nationale, par une récompense matérielle et non par une rente éternelle, puisque l’innovation consiste à déposer en permanence de nouveaux brevets – on est donc en permanence rentier de l’innovation. L’innovation a droit à une rente, mais comment faire pour que la rente ne soit pas une force de la construction d’une domination invincible ? Les États ont intérêt à réfléchir à cette question de droit essentielle, sinon ils seront eux-mêmes dépossédés et dominés. Par exemple, Google numérise les collections de musées nationaux. Il s’agit de redéfinir l’émancipation comme appropriation sociale, car ces entreprises répondent à de nouvelles formes d’appropriation. Sinon, comme pour les utopies du xix e siècle, il y a retournement d’utopie. Derrière une utopie, il y a une énergétique. L’utopie comme capacité de veille ou d’idéal ne mobilise pas simplement des idées, mais des affects, des passions positives et des répulsions. Ces rapports d’attraction et de répulsion sont très importants. Si les idées ne se reconvertissent pas facilement, l’attraction et la répulsion se convertissent facilement. Au xix e siècle, les mouvements les plus radicalement anticléricaux – dans l’iconographie, les prêtres sont représentés comme des vampires sataniques –, puis l’antisémitisme sont deux grandes répulsions de la radicalisation républicaine. Il y a aussi la reconversion d’un milieu radical, les blanquistes : « Assez de paroles, prenons les armes. » Il s’agissait d’une radicalité insurrectionnelle. Auguste Blanqui (1805-1881) a passé les deux tiers de sa vie en prison, car il a essayé de prendre le pouvoir par les armes. Ces passions insurrectionnelles étant vouées à l’échec, elles ont été reconverties dans les passions antisémites et anticléricales. Blanqui est passé de la haine de classe à la haine du clergé et du banquier juif.

L’Europe traverse une période similaire, une crise identitaire, avec une vague populiste ou « antisystème ». Ce n’est pas inédit. Cependant, la relative bonne gestion économique de ces gouvernements autoritaires « autorise » la diffusion d’une pensée politique inquiétante. En Hongrie – le 12 septembre 2018, le Parlement européen a voté le déclenchement de la procédure de sanction de l’article 7 du traité de l’Union pour « risque clair de violation grave de l’État de droit » –, le programme économique nationaliste de Viktor Orbán se maintient. Est-ce le vrai mauvais signal ? Nous avons eu l’expérience des populismes dans une conjoncture équivalente, celle de la première mondialisation (1890-1914). Les mouvements en Europe étaient bien plus importants que les migrations actuelles. C’est le grand moment des départs pour les États-Unis. Les pogroms en Russie, la famine en Irlande amènent des millions de personnes à traverser l’Europe. Enfin, la mondialisation financière était plus puissante qu’aujourd’hui : en France et Grande-Bretagne, la moitié de la formation du capital était exportée dans la conquête des empires coloniaux ou vers les pays en développement, comme la Russie – les emprunts russes par exemple. C’est dans ce contexte que le réflexe anti-étranger est né. Les élections législatives de 1893 en France marquent à cet égard une date clef. Barrès publie Contre les étrangers, on voit faire l’apologie du protectionnisme et des actions anti-immigrés, naissent des journaux qui ont pour objet la défense du travail national. Il se passe aujourd’hui la Derrière une utopie, il y a même chose. Si l’on parle du populisme contemporain une énergétique. L’utopie – même s’il faut distinguer comme capacité de veille les mouvements populistes et les régimes populistes, ou d’idéal ne mobilise pas qui reprennent le mantra simplement des idées, national-protectionniste et anti-immigration, avec une mais des affects, des passions opposition entre le peuple positives et des répulsions. et les oligarchies, sachant que le capitalisme est assimilé au monde juif –, les régimes populistes partagent ce programme, mais ils peuvent être pragmatiques. D’où le populisme hybride que l’on observe en Hongrie,

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Un des gros problèmes de la société française est que les Français se connaissent peu les uns les autres. L’histoire de la démocratie et de la république démocratique est de faire de cent peuples divers un peuple qui se connaît.

dont la vision de la démocratie et des haines à développer recoupe celle du xix e siècle. Viktor Orbán ou les frères Kaczyński en Pologne sont un bon exemple de mélange de populisme et de néolibéralisme. Néolibéral, car ils tirent beaucoup d’avantages de l’Union européenne. Il n’y a pas de mouvement en Pologne souhaitant quitter l’Europe.

Matteo Salvini en Italie, les Démocrates de Suède, les Vrais Finlandais, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ)... Comment expliquer ce retour à la tradition des anti-Lumières ? Ils sont des anti-modernes et critiquent fondamentalement la vision des droits de l’homme. Il s’agit d’une reprise de la pensée historique de la contre-révolution, qui légitime aussi une forme d’impuissance : « Nous nous sommes égarés dans les réformes sociétales, il faut donc revenir aux vraies valeurs. » On le voit dans la nouvelle droite états-unienne : ce n’est pas le capitalisme qui polarise l’attention, mais la hantise de l’homosexualité. Ils font communion dans une vision diabolisatrice du monde moderne. L’anticapitalisme dans le sens d’antimodernité n’est plus le ressort dans ces milieux, mais il s’est déporté sur les faits de société. Pour être appuyé, cela doit correspondre à une diabolisation des droits de l’homme, de la vision qui consacre l’individu singulier. L’Europe semble réagir en oubliant ses valeurs. Le secteur financier a été renfloué de ses erreurs avec de l’argent public. Les États européens ont injecté 950 milliards d’euros en 2008 et 2009. Comment comprendre que l’Europe tergiverse à propos de la crise migratoire et des solutions d’accueil des populations en extrême urgence ? Pourquoi un tel investissement ne peut-il être réalisé pour l’humain ou pour répondre à la crise écologique ? Pour une raison simple : cette somme donnée aux banques a été gérée dans des circuits technocratiques. On n’a jamais dit qu’on allait le dépenser pour d’autres

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investissements – il n’a pas été pris sur des recettes, il a créé de la dette. On peut déplorer que les responsables des krachs n’aient pas été condamnés, mais cela a été conçu comme un sauvetage collectif qui bénéficie à tous. En France, si une banque fait faillite, chaque dépositaire est remboursé à concurrence de cent mille euros par compte. C’est une assurance collective, c’est la collectivité qui paye. On ne peut pas faire le parallèle avec les dépenses sociales ou l’accueil des migrants. Ce qui est en cause ici, c’est la méconnaissance de ces questions. Laurent Wauquiez déplore que la France ait accueilli plus de deux cent cinquante mille étrangers, un chiffre réel, mais qui correspond aux règles du suivi des personnes en Europe – c’est le résultat des accords internationaux et de la définition des droits de l’homme en Europe. Ne plus accueillir les immigrés exigerait de retirer notre signature de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention internationale des droits de l’enfant, de quitter l’Europe... Est-ce ce que nous voulons ? Mais on ne l’explique pas. Les préjugés naissent de l’ignorance. C’est décisif sur ces questions. Éric Zemmour ou Laurent Obertone répètent des faits qui ne sont pas conformes à la réalité. Il faut combattre les préjugés par la connaissance. Les sociétés se replient sur elles-mêmes, autour de préjugés, d’infox ; on se replie sur un monde irréel de réassurance. Le rôle des idées est ne pas briser les préjugés par la dénonciation mais par la démonstration. On constate historiquement que les préjugés sont toujours plus forts que les faits. Les préjugés ne sont pas seulement une construction individuelle, mais une forme sociale. Les préjugés individuels permettent de se réassurer dans le préjugé social. La méconnaissance n’est pas seulement cognitive, intellectuelle, elle est aussi sensible. Un des gros problèmes de la société française est que les Français se connaissent peu les uns les autres. Jules Michelet (1798-1874) a déclaré que nous ne pourrons pas faire la république si nous restons dans une terrible ignorance les uns des autres. L’histoire de la démocratie et de la république démocratique est de faire de cent peuples divers un peuple qui se connaît. N’oublions pas que le service militaire incluait par principe de l’accomplir dans une région différente de la sienne, pour briser l’enfermement de la sensibilité, du regard. Cela fait défaut aujourd’hui.


LE RÊVE D’UNE CHOSE

La question de la diffusion des idées est centrale. Les intellectuels, avec des conceptions différentes, mènent cette réflexion. Ils parlent et écrivent, mais leurs voix sont un murmure. Ne faudrait-il pas tout d’abord émanciper les idées, à l’opposé des commentaires, dans les médias ? Les intellectuels n’ont pas la parole sur les grandes chaînes de télévision, mais ils l’ont sur France 5 ou France Culture. Les grands médias privilégient les essayistes. Quand on fait des conférences, y compris dans de petites villes, il y a toujours énormément de monde. Quand j’ai lancé le projet « Raconter la vie », on a organisé des rencontres, il y avait toujours un public attentif. Le monde associatif est très important. Ce n’est pas seulement par la parole des intellectuels dans les médias, mais par sa diffusion sociale que les choses changent. L’enjeu est de changer la nature des discussions au bar du coin. L’intellectuel ne peut pas simplement être celui de la bonne parole, mais de la proximité. Que veut dire avoir confiance en autrui ? La définition de la confiance est une hypothèse que l’on peut faire sur le comportement futur de quelqu’un. La confiance est une dimension cognitive. La société de défiance se caractérise par une ignorance mutuelle. Les idées ne peuvent se développer, circuler que si elles sont insérées dans un circuit de confiance et de connaissance. Si un ami proche discute avec vous, vous n’aurez pas la même écoute qu’avec quelqu’un que vous soupçonnez d’être lointain ou un intellectuel dans les nuages. La « haine des médias » vient de là : le sentiment que ce sont des paroles étrangères, loin de soi. La parole se rapproche en se disséminant. Il faut être capable de faire ce travail. Vous avez identifié l’individualisme comme « émancipateur, inscrit dans la perspective d’une autonomie toujours plus grande ; mais [...] simultanément destructeur quand il conduit l’individu à des formes d’aliénation et d’exploitation inédites  2 ». Comment repenser à autrui, faire horizon ? L’idée générique est différente de celle des Lumières et des révolutions fondatrices de la démocratie et de la modernité. À l’époque, faire société, penser autrui, consistait à définir un individualisme d’universalité. Vous deveniez vous-même en étant semblable aux autres. C’est l’idée du semblable tel qu’Alexis de Tocqueville

l’a défini (1805-1859). Avec les droits de l’homme, vous trouvez votre dignité, votre fierté, votre autonomie en étant semblable aux autres, en étant quelconque. C’est la qualité du quelconque qui est l’émancipation. Cela compte toujours autant aujourd’hui. La lutte contre les discriminations est aussi une revendication d’être quelconque : je ne veux pas être ramené à ma spécificité. On réclame le droit à l’indifférence... Avec les droits de l’homme, vous C’est la grande idée directrice des droits de l’homme. trouvez votre dignité, votre Il y a aussi un enrichissement fierté, votre autonomie en étant de cette vision, avec la recherche de l’individualisme semblable aux autres, en étant de singularité. C’est un autre quelconque. C’est la qualité développement qui a toujours été important dans du quelconque qui est l’histoire de l’humanité. La l’émancipation. Cela compte démocratie se fonde sur un groupe de personnes qui toujours autant aujourd’hui. affirme sa singularité. Dans l’aristocratie, chacun est singulier et doit être respecté, mais on renvoie les autres hors de l’humanité. Dans la démocratie, on ramène tout le monde dans une même humanité. Le monde des artistes a été le premier à vivre un individualisme positif de singularité. La revendication romantique de l’artiste est contre la banalisation d’une certaine société moderne. L’artiste est celui qui valorise la singularité, qui se reconnaît comme faisant communauté avec ceux qui ont cette même aspiration. Cette aspiration s’est aujourd’hui démocratisée. Chacun revendique cet individualisme de singularité – avec les conséquences que nous connaissons dans la lutte contre les discriminations –, mais veut aussi l’individualisme d’universalité. C’est une façon enrichie de faire société, de bâtir le lien social sur l’interaction des singularités, parce que cet enrichissement signifie que tout le monde a quelque chose de spécifique à apporter ; en évitant d’être ramené à une émancipation collective, à un bon petit soldat de la classe sociale. C’est l’âge d’une certaine émancipation qui a beaucoup compté. À présent, l’aspiration au quelconque est toujours décisive, mais l’aspiration à la singularité devient très présente, et elle est une façon enrichie de faire société. Ceux qui critiquent l’individualisme le

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P I E R R E R O S A N VA L L O N

renvoient à sa définition appauvrie, celle de l’atomisation. L’individu quelconque ou l’individu singulier impliquent l’un et l’autre dans leur définition une façon de faire société. Ce n’est pas le repli égoïste. Cette vision d’un jeu à somme nulle, où plus d’individualisme signifie moins de société, non. Plus d’individualisme appauvrit, oui. C’est ce que l’on pourrait appeler un « individualisme de sécession ». Effectivement, il y a des forces de sécession dangereuses à l’œuvre dans nos sociétés – celles des riches, de certaines communautés –, mais ce n’est pas lié à l’individualisme. Est-on prêt à « refaire société » ? Chacun doit le vouloir, car c’est la condition d’une société plus apaisée, moins L’histoire peut être faite violente. Les inégalités sont forme de violence sociale. de progrès et de régressions. une Qui que l’on soit, il faut penser Le mouvement ouvrier a été à cet aspect. Je pense à de milliardaires justifié, encouragé et consacré l’obsession californiens de chercher un par le fait qu’il avait l’onction refuge en cas d’attaque nuou d’émeute. Des gens de l’histoire, mais nous cléaire avaient acheté des propriétés ne pouvons plus le dire. en Nouvelle-Zélande, mais gouvernement commence L’histoire est un combat, leà l’interdire. Que des très riches une expérimentation pensent vital de trouver un montre, par l’absurde, permanente, et non pas refuge que si l’on veut vivre normaseulement une promesse. lement, il faut vivre dans une société plus intégrée. Dans un entretien avec Pierre Bergounioux pour NOTO, j’ai émis un doute : celui que ma génération, parce que trop instruite et par peur du débordement et de l’extrême, pourrait faire une « révolution ». Sa réponse a été : « Réjouissez-vous d’être savants, donc inquiets  3. » À cette question, vous constatez « qu’il n’y a plus même, peut-être, de place pour de vraies révoltes  4 ». Comment dépasser cette inquiétude ? Les éléments de contre-révolution sont en place. La révolution se met en place de façon routinière, permanente, quotidienne. Ce ne sera pas un grand soir, il ne

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faut pas l’attendre. Ce qui a dominé la vision marxienne, c’était l’idée de l’effondrement inévitable du capitalisme. Une des phrases très fréquemment employées dans le mouvement ouvrier, y compris par Jean Jaurès (1859-1914), est : ce qui est la garantie de l’optimisme du travailleur n’est pas son énergie propre, mais la force inévitable de l’histoire. Nous ne pouvons plus le dire désormais. L’histoire peut être faite de progrès et de régressions. Le mouvement ouvrier a été justifié, encouragé et consacré par le fait qu’il avait l’onction de l’histoire, mais nous ne pouvons plus le dire. L’histoire est un combat, une expérimentation permanente, et non pas seulement une promesse. Dépasser les clivages, les intérêts politiques... comment retrouver la force de « réarmer l’avenir » avec une réflexion positive, porteuse d’expérimentation ? Le problème n’est-il pas simplement que tout ceci existe, mais est incompatible avec l’administration du pouvoir ? Le pouvoir gère les institutions telles qu’elles sont et dans la réalité d’une stabilisation considérée comme désirable. Mais les idées et les croyances mènent le monde : les idées, croyances, préjugés, passions et pas seulement les intérêts. Les idées ne sont pas uniquement des paradigmes ou des concepts. Ce sont aussi des passions, des attractions, des répulsions. Réfléchir à la politique, c’est aussi réfléchir à la gestion de ces attractions, de ces répulsions, et faire le pari qu’elles peuvent être les conditions de leurs affrontements, de leurs développements, qu’elles peuvent être encadrées par la raison et les idées elles-mêmes. Un projet de société nécessite d’abord de dégager des orientations. Il faut penser en termes d’expérimentation, c’est sûr, et dégager de nouveaux paradigmes. Je me suis surtout intéressé aux nouveaux paradigmes de la vie démocratique. En termes de production de la légitimité, d’éléments démocratiques post-électoraux, il faut redéfinir le paradigme de la vie démocratique. Cela commence à être exploré de façon balbutiante pour la définition du paradigme social. C’est un travail à conduire. 1. Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Seuil, 2011. – 2. Collectif,

Refaire société, préface de Pierre Rosanvallon, Seuil, 2011. – 3. « Quelque chose s’apprête. Quoi ? », in NOTO 10, automne 2017. – 4. Pierre Rosanvallon, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché, Seuil, 1999.


Figures de rêves

À propos des photographies de George H. Seeley PA R J U L I E N FA U R E - C O N O RTO N

Ouvrir la photographie au songe – ainsi pourrait se résumer l’ambition du pictorialisme, courant esthétique né au tournant du x x e siècle, dont les adeptes, en Europe comme aux États-Unis, œuvrèrent à démontrer et faire admettre les possibilités créatives de leur art. Peuplé de personnages abandonnés à une profonde rêverie, évoluant dans des paysages éthérés, l’œuvre poétique et mystérieux de George H. Seeley est fascinant. Il ne suggère pas l’idée d’un rêve, il en est la personnification.


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© Droits réservés pour l’ensemble des photographies.

ans un sous-bois, une jeune femme gracile vêtue d’une longue robe blanche se tient debout auprès d’un arbre, portant dans ses mains un grand vase de cuivre. La tête basculée en arrière, les yeux clos, elle semble comme absente, abandonnée à une profonde rêverie. Filtrée par le feuillage, une douce lumière diffuse éclaire la scène par touches délicates, tandis que le visage de la jeune femme, plongé dans la pénombre, demeure insondable. Le flou généralisé de l’environnement et l’effet de halo particulièrement marqué en périphérie de l’image (conséquence de l’objectif employé) renforcent le caractère hiératique et sculptural du modèle, et donnent à cette composition l’aspect d’une vision indistincte, réminiscence d’un songe ou d’un souvenir. Chef-d’œuvre de George H. Seeley (1880-1955), Tribute, réalisée vers 1907, est caractéristique des extraordinaires effets obtenus par le photographe états-unien dans ses études de figures et témoigne de sa capacité à créer une atmosphère irréelle, presque hypnotique.

Dès sa première participation à une exposition, en 1904, les critiques avaient noté la force d’évocation de son œuvre : « Son art est entièrement subjectif. Il nous présente non pas la nature, mais le souvenir de ce que nous avons un jour vu, ou cru voir, dans un demi-songe. [...] Nous sommes conduits dans un autre monde  1. » En effet, les photographies de Seeley n’ont rien de terrestre. Sans bruit, elles nous ouvrent la porte d’un univers que nous savons chimérique, mais auquel nous voulons croire. Elles ne cherchent pas artificiellement – ni même volontairement – à suggérer l’idée d’un rêve : elles sont la personnification du rêve. Le rêve dans ce qu’il a de fragmentaire et de fugace, dans ce qu’il porte de vide. Ce vide, justement, que l’on retrouve dans The Firefly (La Luciole), où la « graine d’étoile  2 » qu’une vestale tient délicatement entre ses doigts – suspendue au-dessus du trou noir d’un large vase de cuivre – est d’une telle intensité lumineuse qu’elle en devient invisible par trop d’éblouissement. Dans No. 347, enlacée par quelque figure tutélaire, une large sphère trône au centre de la composition. Insondable, elle accroche la lumière, mais ne reflète rien, dans toute la majesté silencieuse de son opacité lunaire. Vide, encore, ou plutôt absence d’informations tangibles ; une forme de néant autour duquel Seeley bâtit patiemment son œuvre. Winter Reflections offre une expérience visuelle

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du même ordre : la puissance du reflet y est telle qu’elle nous aveugle, brûlant la surface sensible pour ne plus laisser voir qu’un halo d’une blancheur immaculée, sublime lacune au cœur de l’harmonie d’un univers glacé. L’onirisme absolu qui caractérise l’art photographique de Seeley tient aussi à l’irréalité des visions qu’il nous livre. Tout y est diffus, évanescent, vaporeux, comme dans ce fantomatique White Landscape, symphonie en blanc à tel point impalpable que l’on peine à distinguer des formes concrètes dans le brouillard de son scintillement argenté. Dans un autre magistral paysage arcadien baigné de soleil, une figure s’avance. Comme dans ces songes peuplés d’êtres aux traits indiscernables, sa tête n’est plus qu’une goutte de lumière, mirage d’une hallucination. Plus loin encore, une autre apparition : un Orphée longiligne et songeur semble prêt à se dissoudre dans le royaume pastoral qui l’enveloppe plus qu’il ne le contient. Le nom donné par Seeley à cette composition, No Title (Sans titre), joue lui aussi sur la non-discrimination et l’abolition des frontières, poursuivant l’esthétique de l’œuvre en dehors de ses limites mêmes – un trait caractéristique du pictorialisme. Ces photographies volatiles, aux formes brouillées et indistinctes, offrent ainsi un terrain d’expression au vide et à l’imaginaire, que ce soit par le choix d’un titre, l’oblitération d’une tête ou la dilution des formes par la lumière. Ce parti pris en unifie la portée symbolique et les relie entre elles comme différents temps d’un seul et même récit, en différents points d’un seul et même monde. Ainsi est-on frappé par les liens esthétiques et formels qui unissent No Title et une majestueuse étude ornithologique, Grue du Japon, pourtant réalisée vingt ans plus tard. Entre les deux, le monde photographique a opéré une révolution esthétique complète. L’univers immobile de Seeley, quant à lui, est resté fidèle à ce qu’il est. Considéré dès 1904 comme un des talents les plus prometteurs de sa génération, Seeley est immédiatement repéré par Alfred Stieglitz, charismatique leader de la Photo-Secession, qui l’invite à rejoindre ce cercle prestigieux, fer de lance du pictorialisme américain. Grâce à cet adoubement, Seeley expose ses épreuves raffinées dans diverses expositions internationales, de part et d’autre de l’Atlantique, durant une dizaine d’années. En 1910, il participe à l’« International

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LE RÊVE D’UNE CHOSE

Exhibition of Pictorial Photography » organisée à la Albright Gallery de Buffalo, manifestation réunissant près de six cents œuvres et qui marque l’aboutissement des efforts de Stieglitz pour faire reconnaître la photographie pictorialiste aux États-Unis. Seeley y fait partie des dix « élus » représentés par plus de vingt épreuves et, deux jours après l’inauguration, Stieglitz lui écrit : « Votre panneau était vraiment impressionnant, à la hauteur du reste de l’exposition 3. » Pourtant, après cette date, Seeley cesse progressivement d’exposer, avant de disparaître de la scène photographique. Cela s’explique par son isolement géographique et par la nature de sa relation avec Stieglitz. Seeley passe toute son existence dans sa ville natale de Stockbridge, petite commune située dans le comté du Berkshire, une zone montagneuse du Massachusetts. Appréciant le calme de cette région rurale, il limite au maximum ses déplacements dans les grandes agglomérations. Cet isolement lui semble indispensable pour produire des œuvres personnelles sans équivalent, qui ne soient pas influencées par les conceptions artistiques de ses confrères. De nature solitaire, vivant délibérément coupé de l’effervescence artistique qui règne alors à New York, Seeley s’appuie entièrement sur Stieglitz pour diffuser et faire connaître ses travaux. Depuis Stockbridge, il lui fait parvenir des lots d’épreuves afin que ce dernier les présente dans sa galerie, les envoie dans des expositions en Europe ou les publie dans son luxueux trimestriel, le mythique Camera Work. Or, à partir de 1910, Stieglitz se détourne du pictorialisme pour s’intéresser à de nouvelles esthétiques, l’exposition de Buffalo ayant marqué le point d’orgue – et d’arrêt – de son investissement dans la reconnaissance de la photographie artistique telle que la concevaient les pictorialistes. Cet éloignement de Stieglitz (qui avait compris à quel point le débat esthétique avait évolué depuis le début des années 1890) entraîne le déclin de la carrière de Seeley, dont l’épanouissement s’était fait au sein de la Photo-Secession. La grande époque de la photographie artistique était définitivement révolue. Pourtant, comme d’autres (Gertrude Käsebier, Clarence H. White), Seeley est resté fidèle à l’esthétique pictorialiste et a poursuivi son cheminement personnel dans cette voie, continuant de donner vie à ses évanescentes visions artistiques. Les œuvres imaginées par Seeley s’apparentent en effet indéniablement à des visions. Elles jouent qui plus est sur le

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registre de la vision (oculaire), à la fois parce qu’elles mettent à l’épreuve notre regard, mais également parce qu’elles le confrontent à d’autres. Ainsi, dans ces microcosmes symbolistes, tantôt les yeux nous fixent, impénétrables (The Firefly), perçants (No. 356) ou songeurs (Portrait), tantôt ils sont clos (Tribute, Autumn), non pas sous l’effet d’un profond sommeil, mais par la force d’une intense méditation. Dans The Burning of Rome, toutefois, le jeu des regards varie. Comme souvent, l’un nous échappe tandis que l’autre fixe un point situé hors champ. Alors même que cette photographie représente deux jeunes femmes de Stockbridge assises en tuniques blanches sous un arbre dont le feuillage tamise les rayons du soleil, Seeley, par la seule magie d’un titre, oblitère cette réalité contemporaine et nous transporte dans l’A ntiquité le jour du grand incendie de Rome, qui fut, dit-on, pour Néron le rêve d’une chose. Soudain, l’évidence du regard (le sien, puis par ricochet le nôtre) : serrée contre sa sœur, la jeune Romaine regarde sa cité se consumer sous ses yeux tandis qu’inexorablement les flammes se rapprochent et les encerclent, déjà visibles à l’arrière-plan et venant lécher l’extrémité de leurs tuniques. Rien, alors, ne nous semble plus vrai que cette spectaculaire illusion. Tout se passe en dehors du cadre et pourtant tout est là : c’est bien cela, le rêve. Un monde invisible, mais aussi un monde à l’envers, comme dans ce Winter Landscape qui flirte avec l’abstraction (comme souvent les paysages de neige de Seeley) et qui, hormis la présence de la signature en bas à droite, n’offre pas moins de sens dans l’un que dans l’autre. L’endroit pour l’envers, l’envers pour l’endroit. On se trouve bien encore ici dans un autre monde qui échappe aux règles spatiales et temporelles du nôtre. Par des méandres d’ombre et de lumière, par l’union du gris, du blanc et du noir, Seeley fait naître un paysage subconscient, un éden pour ses figures de rêves. 1. “His art is entirely subjective. He presents to us not nature, but a recollection of what we

once saw, or thought we saw, when in a dreamy mood. [...] We are led into another world.” Roland Rood, « The First American Photographic Salon », in The American Amateur Photographer, décembre 1904, p. 520-522 (traduction de l’auteur). — 2. « Comme ils étaient en fleurs, ces arbres, leur parfum violent et doux emplissait la nuit. Et dans leur verdure noire on voyait voltiger des milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines d’étoiles. » Guy de Maupassant, Contes et nouvelles [Vol. II], Bibliothèque de la Pléiade, Paris, NRF/Gallimard. — 3. “Your panel certainly looked stunning , as stunning as anything in the show.” Lettre d’Alfred Stieglitz à George H. Seeley, 5 novembre 1910, Scrapbook, Seeley Archives, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale (traduction de l’auteur).

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Tribute (Offrande), vers 1907, Paris, musée d’Orsay.

© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay). Photo Hervé Lewandowski


No. 347, 1910, Camera Work 29. Winter Reflections (Reflets d’hiver), vers 1905-1906, Boston, Museum of Fine Arts.


The Firefly (La Luciole), 1907, Camera Work 20.


The White Landscape (Le Paysage blanc), 1907, Camera Work 20. No Title (Sans titre), 1906, Camera Work 15. Paysage avec figure (titre original inconnu), vers 1906, collection particulière.


Autumn (Automne), 1910, Camera Work 29.


© Droits réservés Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay). Photo Jean-Gilles Berizzi

Portrait (titre original inconnu), vers 1907-1910, collection particulière. No. 356, 1910, Camera Work 29.


Grue du Japon (titre original inconnu), 1925, collection particulière.


The Burning of Rome (L’Incendie de Rome), 1907, Camera Work 20.


Winter Landscape (Paysage d’hiver), 1909.


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E N I M AG E S

P AT R I M O I N E

L’hôtel de La Vrillière T E X T E DA M I E N T E L L A S / P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É R O U T

À Versailles, au petit château Louis XIII est venue se greffer une « enveloppe » architecturale édifiée par Louis Le Vau. C’est à peu près ce qui s’est passé pour l’hôtel de La Vrillière, sis près de la place des Victoires à Paris, bâti au xviie siècle, et qui devient l’hôtel de Toulouse, puis de Penthièvre au xviiie siècle. Après la Révolution, l’hôtel est vidé et affecté à l’Imprimerie nationale. Les appartements sont en grande partie ruinés et les décors saccagés. La Banque de France, qui s’y installe entre 1808 et 1810, le modifie et l’agrandit. Les nombreuses extensions effectuées pour cette affectation dès cette date et jusque dans les années 1960 ont contribué à envelopper l’hôtel primitif. « Des formes qui avaient perdu leur sens », « des sens qui s’étaient échappés de toute forme » : ces mots de Sabine Cotté (Colóquio, no 18, 1974) résument assez bien l’état, sinon l’état d’âme, dans lequel se trouve l’hôtel à l’aube du xixe siècle. Retrouver les vestiges d’hôtel de l’Ancien Régime est rendu possible grâce aux nombreuses restaurations et acquisitions effectuées par la Banque de France depuis deux siècles, qui reconstitue, là où il n’y avait plus rien, les apparences perdues. Inaccessible au grand public, l’hôtel préserve des chefs-d’œuvre : un décor réalisé par François Perrier, un ensemble exceptionnel de boiseries sculptées et dorées, deux François Boucher ou encore le plus beau tableau de Jean-Honoré Fragonard.



RECONSTITUÉE AU XIXe SIÈCLE EN MÊME TEMPS QUE LA GALERIE,

Les Fossés Jaunes. Paris, 1635 : le marquis de La Vrillière, Louis Phélypeaux, secrétaire d’État, se fait construire un hôtel particulier dans un quartier neuf, au-delà de l’enceinte de Charles V. Les Fossés Jaunes, délimités par un nouveau rempart, offrent de nombreux avantages : quartier « de la ville », à proximité directe du palais de Richelieu et du roi au Louvre, il est aussi en périphérie et regarde la campagne. La Vrillière n’est pas le seul à s’y installer : depuis 1634, Michel Particelli d’Émery, qui deviendra son beau-père, fait construire sa maison, et en 1635 est entreprise la construction de l’hôtel de Senneterre. Ces deux demeures ont été détruites prématurément dans les années 1680 pour l’édification de la place des Victoires, laissant libre la perspective sur le portail de l’hôtel de La Vrillière depuis la rue Catinat.

L A T R O M P E E S T L ’ U N D E S A N G L E S D E L A G A L E R I E D O N T L E S D I M E N S I O N S I M M E N S E S , L A FA I S A I E N T D É PA S S E R S U R L A R U E D E S B O N S - E N FA N T S .


Entre cour et jardin. En deux ans, et après quelques péripéties de chantier, le gros œuvre de l’hôtel est bâti. Témoin du type de l’hôtel particulier parisien du milieu des années 1630, l’hôtel de La Vrillière a été conçu par François Mansart, un des architectes les plus en vue des règnes de Louis XIII et de la régence d’A nne d’A utriche. Il est, selon la mode du temps, construit entre une cour et un jardin, séparés par un corps de logis principal auquel sont rattachées deux ailes latérales, et complété par une galerie sur le jardin, formant une troisième aile. Ambitieux, La Vrillière fait ensuite réaliser quelques aménagements qui transforment sa demeure : vestibule au cœur du logis axial, escalier à jour central et, surtout, une chambre « à l’italienne » dotée d’une alcôve, ouvrage de Louis Le Vau, une des premières de Paris.


Promenade privée. La « pièce » maîtresse de l’hôtel de La Vrillière est sans conteste sa galerie. Signe de richesse, cet espace est autant un lieu de déambulation que d’exposition pour Phélypeaux, « curieux du Grand Siècle », qui a dévolu les murs à ses dix tableaux les plus précieux de l’école romaine, acquis durant près de trente ans. Les meilleurs artistes contemporains, Guido Reni, le Guerchin, Nicolas Poussin, Alessandro Turchi, Pierre de Cortone et Carlo Maratta s’affrontent dans un enchaînement où l’on cherche la cohérence : ainsi, le César remettant Cléopâtre sur le trône d’Égypte de Cortone répondait à l’Hersilie séparant Romulus et Tatius du Guerchin, et l’Auguste de Maratta côtoyait l’Hélène, reine de Sparte, de Guido Reni. Les tableaux, retirés à la Révolution et remplacés par des copies à la fin du xixe siècle, s’accordaient en fait sur leur évocation d’une Antiquité héroïque, essentiellement romaine.


Quadri riportati. François Perrier,

P A R M I L E S Q U AT R E É L É M E N T S S E T R O U V E N T I C I L E F E U , J U P I T E R , D I E U D E L A

FOUDRE ET SÉMÉLÉ, ET L’EAU, NEPTUNE, DIEU DES OCÉANS ET AMPHITRITE.

un ancien collaborateur de Simon Vouet, qui venait de parfaire sa culture à Rome, est demandé en 1646 pour réaliser la peinture de la voûte de la galerie « suivant les desseings qu’il trouvera plus à propos ». Le peintre, qui a carte blanche, choisit un Lever du Soleil entouré de nombreuses allégories et personnifications (les Heures, la Nuit, le Temps, l’Aurore, le Sommeil, etc.), véritable trouée sur les cieux. Aux extrémités de la voûte sont dispersés les quatre Éléments figurés par des histoires mythologiques (ainsi voit-on Neptune et Amphitrite, ou bien Junon et Iris), et peints comme s’il s’agissait de quatre tableaux reportés (quadri riportati) au plafond. Ces scènes sont séparées par une véritable structure de marbre feint dont l’ornementation – des trophées, des guirlandes de fleurs, des sculptures feintes en bronze et autres bas-reliefs de marbre feint – évoque les palais romains admirés et copiés par le peintre.


Métamorphose. Occupé par La Vrillière jusqu’en 1681, l’hôtel passe, à sa mort, entre les mains de ses descendants, jusqu’à sa vente en 1706 : il est alors acheté par un conseiller d’État, Louis Raulin Rouillé, puis acquis par le comte de Toulouse, un fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan. Là commence le second temps de l’hôtel, transformé par l’architecte Robert de Cotte dès 1713-1714. Il en modifie la distribution intérieure, en créant notamment un vestibule d’apparat, et fait déplacer l’escalier. Cette partie de l’histoire de l’hôtel, trop peu connue aujourd’hui et rapidement disparue, est difficile à cerner. Seuls quelques décors, notamment de la galerie, subsistent de cette réfection.


La chasse et la marine. Les charges du comte de Toulouse, amiral et grand veneur, ont fourni à l’ornemaniste François Antoine Vassé et au sculpteur Mathieu Legoupil deux thématiques pour la mise au goût du jour des appartements et de la galerie. Cette dernière a ainsi été entièrement pourvue de nouvelles boiseries sculptées et dorées. Les deux extrémités de la galerie devenue « dorée » ont été dotées, au-dessus de la porte et de la cheminée, de groupes sculptés d’une virtuosité étonnante. Dans l’un, on aperçoit, comme prises au dépourvu, Diane et ses compagnes chassant à courre, équipées d’arcs et de flèches, et soufflant dans des trompettes de chasse ; dans l’autre, une proue de navire est encadrée par Aphrodite, Cupidon et un Vent. Les tableaux de la collection de La Vrillière ont aussi reçu de nouveaux cadres dont les bas-reliefs fourmillent de motifs d’animaux terrestres et marins auxquels sont associés Galathée, Amphitrite ou Neptune et d’autres encore.


La Fête à Saint-Cloud. Au sein du salon Fragonard, dans les appartements reconstitués de la Banque de France qui simulent l’hôtel du xviii e siècle, l’immense Fête à Saint-Cloud de Jean-Honoré Fragonard se repose à l’abri des regards. Chef-d’œuvre du peintre, et peut-être même de la Banque, le tableau conserve encore quelques mystères : on le voit peu, son titre ne peut être vérifié, pas plus que sa date de réalisation ou celle de son entrée dans les collections de l’institution ni le lieu pour lequel il a été peint avec, vraisemblablement, d’autres tableaux des collections de la National Gallery of Art de Washington. Datée au moins des années 1770, la toile donnerait presque l’impression d’être ici, dans ce salon aux boiseries imitant le style Louis XVI, depuis le début.


Camaïeu. Fasciné par la masse de vert qui occupe la moitié de la toile, ou par ces quelques détails pittoresques comme le xviii e siècle les aime – une statue en marbre se distingue parmi les arbres, quelques parapluies, robes et chapeaux peints en un coup bref de pinceau –, le premier regard peine à saisir le sujet. De gauche à droite, on trouve un spectacle de marionnettes, un marchand de jouets sous une tente ou encore un vendeur de beignets, tous disposés de part et d’autre du spectacle qu’est ce jet d’eau, dont la couleur blanchâtre le fait bientôt se fondre avec les nuages. Les nombreuses nuances de vert, du vert le plus jaune au vert le plus brun, autant que les formes « sauvages » des arbres, nous éloignent quelque peu de l’ambiance Saint-Cloud, attachée à ce tableau.




François Boucher. Peu de modifications ont été réalisées par le dernier propriétaire de l’hôtel jusqu’à la Révolution, le duc de Penthièvre, fils du compte de Toulouse. Il a, en tout cas, laissé après son passage deux œuvres de Boucher, à qui il avait commandé une série de quatre tableaux d’après le poème Aminta du Tasse. Sylvie soulageant Phylis d’une piqûre d’abeille et Sylvie délivrée par Aminta se font face dans le « salon Fragonard » – les deux autres sont conservés au musée de Tours. Les toiles font partie des rares œuvres qui peuvent se vanter d’évoquer l’hôtel de Penthièvre du xviii e siècle. Un peu par hasard, la préoccupation de Boucher a été proche de celle de Fragonard, jouant dans la Sylvie délivrée de teintes verdâtres pour l’A minta et la végétation, qui s’accordent pour le plus grand plaisir des yeux aux couleurs chair et orangées de Sylvie.


L E S A L O N R É G E N C E , R E M E U B L É AV E C D E S A C Q U I S I T I O N S D E L A B A N Q U E D E F R A N C E , P R É S E N T E A U J O U R D ’ H U I C E R TA I N S M E U B L E S

QUI

Reconstruction, reconstitution(s). Tout le faste qui a entouré l’hôtel, entre les xvii e et xviii e siècles, s’est éteint au moment de la Révolution française, lorsque œuvres et mobiliers quittent le bâtiment, affecté à l’Imprimerie nationale et détérioré, puis peu après, en 1808, quand la Banque de France le récupère. La galerie survit : sous le Second Empire, ses murs vieux de deux siècles présentent des signes de fatigue. Il est décidé de la détruire, plafond compris, puis de la reconstruire. Les boiseries déposées sont remontées et le plafond est copié à l’identique par les frères Paul et Raymond Balze et Alexandre Denuelle en 1868 et 1869. La Banque a aussi mené d’importantes campagnes d’acquisitions d’œuvres d’art. Le salon Régence et la salle du Damier, avec ses tapisseries aux armes de La Vrillière (acquises en 1970 et 2007) et son portrait du duc de Penthièvre par Vaxcilhère, contribuent à recréer l’ambiance d’origine pour rendre à ces murs célèbres un peu de leur magnificence et de leur cohérence.

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PENTHIÈVRE.



La diversité, défi des institutions culturelles PA R O D I L E L E F R A N C I L L U S T R AT I O N T I G H T P O U R N O T O

LE MONDE ARTISTIQUE DOIT-IL ÊTRE LE REFLET DE LA PLURALITÉ DE LA POPULATION F RANÇAI S E  ? MUSÉES, THÉÂTRES OU S EPT IÈME A RT S ONT D ÉS OR MA IS EN P R EMIÈR E L I G N E P O U R FA I R E FAC E À C E T E N J E U D E S O C I É T É .

La question de la diversité traverse tous les champs de la culture. Depuis la polémique « Oscar So White », le monde du cinéma a joué un rôle de détonateur mondial dans la médiatisation de cette question. Après les critiques, l’académie des Oscars a annoncé en juin 2018 qu’elle avait convié un nombre record de femmes et de personnes de couleur à rejoindre ses rangs. En France, l’actrice Aïssa Maïga a déclaré : « Je me suis souvent demandé pourquoi j’étais une des seules actrices noires dans ce pays pourtant métissé qu’est la France  1. » Même constat dans le spectacle vivant : le collectif Décoloniser les arts, association de professionnels défendant les cultures dites « minorées », interpellait en 2016 l’ensemble des directeurs de théâtre et de festival de l’Hexagone dans une lettre ouverte : « Où sont les Noirs, les Arabes, les Asiatiques, les Latins, les Français des cultures minorées dans les théâtres de France ? Dans la culture de France ? » L’été dernier, au Festival d’Avignon, une des membres

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de ce collectif, la dramaturge et metteuse en scène Gerty Dambury, évoquait la quasi-absence de personnes « racisé·e·s » à la direction des théâtres subventionnés  2. Un sentiment partagé par la chorégraphe et danseuse Chantal Loïal, qui constate empiriquement qu’« aucun Noir ne figure à la tête d’un centre chorégraphique national et que les quelques Arabes nommés directeurs sont cantonnés au hip-hop ». En revanche, le baromètre de la diversité du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) indique une augmentation régulière de la présence des personnes perçues comme « non blanches » à la télévision : elle est passée de 14 % en 2015 à 16 % en 2016 et à 19 % en 2017  3 – des chiffres à relativiser en raison du nombre important de fictions états-uniennes, qui présentent un taux de personnes perçues comme « non blanches » qui avoisine les 29 %. Dans le secteur des arts plastiques, Béatrice Josse, à la tête du Magasin des horizons, centre national d’arts et de

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cultures de Grenoble, constate un manque de diversité au sein des expositions organisées en France : « Quand on voit le peu d’artistes noirs ou d’autres formes de la diversité dans nos programmations, on constate que nos structures ne sont pas représentatives de la société française. » Beaucoup d’acteurs pointent du doigt une sous-représentation de la diversité dans la culture, y compris l’institution, comme le souligne Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations auprès du secrétaire général du ministère de la Culture : « Aujourd’hui, en matière de diversité, on peut considérer que nous sommes loin de la représentativité de la réalité de la société française. »

Contours flous et malaise profond Pour beaucoup, la diversité se définit comme la représentation des minorités par rapport à une majorité qui fait norme. En 1990, le philosophe Gilles Deleuze employait le terme « majorité » pour critiquer « un modèle auquel il faut être conforme : par exemple, l’Européen moyen adulte mâle habitant des villes  4 ». Chez lui est présente l’idée que les minorités doivent entrer dans un « devenir révolutionnaire » pour sortir de leur état de domination. Pour David Bobée, metteur en scène et directeur du centre dramatique national de Normandie-Rouen, la diversité est inséparable de la notion de population. La diversité, ce n’est pas seulement les personnes non blanches, c’est l’ensemble de la population : « Tous les individus, les hommes, les femmes ou autres, valides ou invalides, avec leurs histoires, leurs récits, etc. » De ce fait, la diversité est une sorte « d’aberration », car c’est une partie de la population qui a défini les autres comme appartenant à la diversité. Béatrice Josse insiste sur l’importance du genre et de la question de l’orientation sexuelle. Agnès Saal précise que la diversité s’étend à d’autres critères, comme « l’âge, l’origine sociale, le lieu de résidence, le handicap, l’appartenance à tel ou tel syndicat, ou encore les convictions religieuses ». La diversité est donc une définition en expansion permanente, intégrant des catégories nouvelles qui suscitent parfois le débat. Dans les milieux militants et universitaires,

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les experts inventent des termes, tels que « racisé », récemment apparu, ou encore celui, plus récent, de « racialisé ». On assiste alors à ce que la politologue Réjane Sénac appelle une « lutte définitionnelle  5 » : le vocable « diversité » est essentiellement utilisé pour désigner les personnes et populations que l’on n’arrive pas ou peu à nommer. Faut-il parler d’immigrés, de personnes issues de l’immigration, d’origine étrangère ou de minorités visibles ? Sujet hautement délicat. De ce fait, la notion de diversité possède des contours flous. Mais cette polysémie sémantique n’est-elle pas révélatrice d’un malaise plus profond ? Sur le terrain de la programmation, pour Béatrice Josse, le principal blocage vient de l’identité même des programmateurs : « Dans leur majorité, les structures culturelles sont dirigées par des hommes blancs pour qui les questions de genre, raciale, des minorités ne se posent pas, parce qu’ils sont malaxés dans leur contexte sociologique. » La solution serait d’ordre éthique. Son credo : ne jamais parler à la place des autres, mais leur donner la parole. Lors d’une exposition sur les femmes artistes en Afrique, elle a confié le commissariat d’exposition à une commissaire de ce continent, car « on ne peut pas faire dire des choses dont le discours serait dévoyé. Il faut laisser le discours intact, même s’il n’est pas très audible pour nous, car nous sommes sur des critères autres ». David Bobée va dans le même sens et évoque un « racisme par omission ». On est dans « une forme d’inconscience du privilège blanc », c’est-à-dire que l’on peut « ne pas avoir conscience du système raciste dans lequel on vit, en jouir et se définir comme non raciste ». Sa philosophie : « C’est aux Blancs de trouver une réponse au racisme, et aux communautés racisées de déjouer l’assignation qu’on leur concède. » Cet engagement se traduit par un travail artistique, comme son feuilleton à Avignon, Mesdames, messieurs et le reste du monde, où il était question du genre et de « l’intersectionnalité ». En tant que directeur d’un centre dramatique, David Bobée a mobilisé les acteurs culturels de sa région avec la signature d’une charte qui les engage à « agir positivement contre les discriminations dans les pratiques culturelles et artistiques ». Sur le terrain artistique, Chantal Loïal dénonce le fait qu’être « une femme, noire, originaire des Antilles et pratiquant la danse afro-antillaise et contemporaine » l’a souvent cantonnée à n’être qu’un « visage de la diversité », surtout lorsqu’elle

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animait des actions culturelles dans les quartiers. Pourtant, elle a collaboré avec de grands chorégraphes contemporains, comme Alain Platel. Elle voit là une forme de discrimination. Son problème fondamental a été de faire reconnaître son travail chorégraphique. Sa solution fut de créer sa compagnie, Difé Kako, puis le festival Le Mois kréyol à Paris, qui promeut les langues et les danses créoles. Quant à devenir artiste ou travailler dans les métiers de la culture, on remarque que la vocation des jeunes issus de la diversité se heurte à plusieurs problèmes. Parmi les blocages des élèves les moins aisés, Malcolm Théoleyre, docteur agrégé d’histoire ayant soutenu une thèse sur les politiques musicales françaises dans le champ de la musique arabe, et enseignant aujourd’hui en zone d’éducation prioritaire, cite « la méconnaissance des débouchés » et « le soutien ou pas des parents », qui peuvent considérer certains parcours comme risqués : « Il ne faut pas s’intéresser à la couleur de la peau, mais à l’extraction socioéconomique des personnes. » Par conséquent, les élèves issus de milieux modestes s’autocensurent ; il faut d’abord combattre la « misère culturelle ». « Quand on organise des sorties scolaires facultatives et que les élèves ne veulent pas venir parce que ça les ennuie et que les parents ne les poussent pas, c’est un autre problème que financier », argumente-t-il. D’une certaine manière, si l’on n’est pas éduqué à aller dans les musées, on ne s’y rendra pas, même s’ils sont gratuits. Il y a également un phénomène peu évoqué, à savoir l’inégalité de l’offre culturelle sur le territoire national. Alors que les regards se tournent souvent vers la Seine-Saint-Denis, les départements d’outre-mer souffrent d’une « préoccupante désertion en matière d’institutions et d’offres culturelles ». Fulvio Caccia, directeur et fondateur de l’Observatoire de la diversité culturelle, pense que le principal frein provient du « fonctionnement des institutions elles-mêmes  6 ». Le rapport au pouvoir serait encore dominé par le modèle de la cour, avec « ses courtisans, une logistique, une manière de faire, malgré la Révolution ». Les codes du pouvoir resteraient inaccessibles aux personnes d’une autre culture.

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De la démocratisation à la démocratie Pour le ministère de la Culture, la diversité culturelle a longtemps désigné la diversité des expressions artistiques dans leurs formes et leurs pratiques. La question apparaît dans les politiques culturelles des années 1980 : après les années Malraux marquées par une démocratisation de la culture fondée sur l’accès du plus grand nombre aux « chefs-d’œuvre de l’humanité », l’ère Jack Lang est placée sous le signe de la reconnaissance de toutes les formes d’art, y compris celles naguère considérées comme mineures : rock, bande dessinée, street art, mode, rap, cultures urbaines, etc. C’est la démocratie culturelle. Comme le rappelle Laurent Martin, professeur à l’université Sorbonne – nouvelle, historien et spécialiste des politiques culturelles, dans son article « La Diversité culturelle : un problème ou des solutions  7 ? », cette conception a été largement contestée en son temps et l’est encore aujourd’hui, même si beaucoup d’efforts ont été faits pour la promotion de ces expressions artistiques. La question de la reconnaissance des spécificités culturelles et des origines diverses dans les politiques culturelles devient plus prégnante dans les années 2000. Dans le contexte international suivant les attentats du 11 septembre 2001, l’Unesco a rédigé la Déclaration universelle sur la diversité culturelle en novembre 2001, suivie de l’adoption en 2005 de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Ces textes ont été deux temps forts de la volonté des États de s’inscrire dans une démarche de reconnaissance de la diversité des personnes et des expressions culturelles. Dans ce sillage, la France a défendu le pluralisme par le biais de l’exception culturelle française, notamment en demandant le retrait des biens culturels et œuvres de l’esprit des accords de l’Organisation mondiale du commerce. L’année 2005 figure comme un point de repère pour de nombreux acteurs culturels : les événements de novembre, qui ont embrasé pendant trois semaines les banlieues françaises, ont mis en exergue l’échec d’une politique de la ville et le sentiment d’exclusion des jeunes des quartiers populaires. Des groupes de Français issus de la diversité

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se sentaient mis au ban de la société, comme l’a dénoncé le philosophe Mehdi Belhaj Kacem  8. Face à cette colère de la jeunesse, de nombreux acteurs du monde associatif se sont mobilisés en s’appuyant sur des projets culturels qui visent à changer l’image des quartiers, comme la création de la radio participative Bondy Blog, ou à sensibiliser aux métiers de la culture, comme l’association Mille Visages créée par la réalisatrice Houda Benyamina. Tous ces élans sont venus réinterroger la reconnaissance des minorités au sein des institutions. La France est l’héritière à la fois d’un passé colonial et d’une conception de la République, une et indivisible, centrée sur les droits et les devoirs du citoyen, sans tenir compte de ses spécificités. C’est le facteur déterminant pour comprendre comment l’État s’est posé « la question de l’adaptation culturelle des immigrés sur le sol français », pour reprendre les termes de l’historienne Angéline EscafréDublet  9 . Comme elle le démontre dans son ouvrage Culture et Immigration. De la question sociale à l’enjeu politique, 1958-2007, la France promeut « l’intégration culturelle sans la reconnaissance des cultures spécifiques et la mise en place de politiques de la diversité sans la reconnaissance des groupes ». Au nom de son universalisme, il est fréquent d’entendre dire que la France interdit les statistiques ethnoraciales. Or, David Bobée tient à rappeler que celles-ci ne sont pas interdites, mais qu’elles ne sont simplement pas pratiquées. En l’absence de données, impossible de mesurer précisément l’homogénéité de la diversité dans les institutions culturelles. Le diagnostic s’établit avant tout sur l’observation empirique des acteurs, ce qui rend plus difficile la mise en place de politiques culturelles qui cibleraient ces populations.

Préconisations et actions De multiples dispositifs ont été mis en place dans le champ de l’enseignement supérieur, qui aborde la diversité à partir de critères sociaux et géographiques (zones d’éducation prioritaire), à l’instar de l’Éducation nationale. On constate que les jeunes issus de milieux modestes, même s’ils bénéficient de bourses d’études, sont faiblement présents dans le monde culturel, car l’accès aux

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grandes écoles d’art est encore réservé majoritairement aux catégories sociales moyennes et supérieures. C’est justement contre l’idée que les grandes écoles d’art sont difficilement atteignables que se bat Claire Barbillon, directrice de l’École du Louvre, où 25 % des élèves sont boursiers et 60 % viennent d’autres régions que l’Île-deFrance : « Il y avait le sentiment d’une fracture sociale qui semblait s’installer, inéluctable, et qui est toujours pour les jeunes un véritable problème quand ils commencent leurs études supérieures. » Pour y remédier, l’École du Louvre a lancé le programme « Égalité des chances » pour sensibiliser les jeunes et les aider à accéder aux métiers de la muséologie, de l’archéologie et de l’histoire de l’art. Lancée en 2006 avec l’aide de la Fondation Culture & Diversité, cette initiative a été suivie par d’autres écoles supérieures d’art, comme la Femis, le département des restaurateurs de l’Institut national du patrimoine et l’école de la Comédie de Saint-Étienne, qui a intégré en son sein une classe préparatoire avec un recrutement selon des critères sociaux. Concrètement, les élèves sont suivis financièrement, accompagnés lors de visites d’écoles d’art et préparés aux concours d’entrée. Ces dispositifs apportent aussi le réseau qui leur fait défaut. Depuis le lancement des dispositifs d’aide de la Fondation Culture & Diversité en 2006, ce sont plus de 14 860 élèves, tous établissements confondus, qui ont été sensibilisés ; 1 264 ont suivi un stage et 564 ont été admis aux concours d’entrée de ces écoles, très sélectifs  10. Face aux enjeux de la diversité, les institutions culturelles se trouvent en première ligne, d’autant que l’inscription des droits culturels dans la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi Notre) les implique. En décembre 2015, le ministère de la Culture crée un Collège de la diversité constitué d’acteurs institutionnels et de terrain. Les groupes de travail qui se sont réunis à travers tout le territoire ont permis de dégager un ensemble de préconisations et d’actions, intégrant la diversité des personnes, des territoires et des pratiques, rassemblées dans un livre blanc paru en 2017  11. Parallèlement, le ministère de la Culture s’engage dans une démarche de double labellisation, à savoir le label « Diversité » et le label « Égalité professionnelle », qu’il obtient en novembre 2017. Ces labels garantissent la mise

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en place d’une politique de ressources humaines – formation, recrutement, évolution de carrière – respectant les multiples critères d’égalité professionnelle entre femmes et hommes, et les vingt-cinq critères de discrimination retenus par la loi 12. Onze établissements publics dépendant du ministère ont obtenu également cette double labellisation en avril 2018 13. Cependant, Agnès Saal reste prudente sur les résultats : « Je ne peux pas du tout dire que l’on soit au bout de la démarche et que l’on ait trouvé la recette miracle. » Face aux modèles états-uniens et canadiens qui autorisent les statistiques ethniques et la mise en place de quotas, la France est-elle prête à avoir un discours sur la diversité accompagné d’une reconnaissance des groupes et des différentes identités ? En mars 2018, alors ministre de la Culture, Françoise Nyssen a effectué un premier pas devant des représentants des métiers du cinéma. Elle s’est montrée favorable aux objectifs chiffrés et au recours aux quotas en matière de parité femmes-hommes. Est-ce une ouverture vers la généralisation des quotas ? David Bobée rappelle l’objectivité de l’enquête Trajectoires et origines 14, qui révèle que « 30 % de la population n’est pas blanche ». Le metteur en scène insiste sur le fait que près d’un tiers de la population vivant en France a le sentiment que « sa culture n’est pas représentée ou n’a pas de modèle positif auquel s’identifier ». Cela peut avoir deux effets : générer positivement des « contre-cultures » ou négativement des « cultures contre ». Pour Béatrice Josse, renoncer aux quotas revient à « jouer à l’autruche ». L’enthousiasme pour les objectifs chiffrés va-t-il surmonter la peur des communautarismes ?

Diversifier les récits et les esthétiques La diversité ne concerne pas seulement les personnes, mais également les récits culturels et esthétiques qu’elles portent. Par exemple, contre une vision de l’histoire strictement occidentale de l’art, Décoloniser les arts 15 encourage dans sa lettre ouverte à « décoloniser nos imaginaires » en s’attaquant à la question des récits historiques, des « mémoires inexplorées » et à la « pluralité des contenus et des formes », pas uniquement à celle des visages. Béatrice Josse

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partage cette idée de déconstruire la lecture universaliste de l’art pour donner à voir les invisibles : « À chaque fois que j’ai eu à présenter des femmes noires, je touchais d’autres publics, car ils étaient enfin représentés dans une institution culturelle où l’on parle autrement. » Le sociologue Bruno Péquignot, fondateur du master médiation culturelle à l’université Sorbonne nouvelle, met cependant en garde contre la tendance à « dire que l’on ne veut plus entendre parler de l’art européen, car c’est aussi nier une certaine altérité ». Comment les institutions culturelles prennent-elles en compte cette dialectique entre la vision occidentale de l’histoire de l’art et l’affirmation de discours alternatifs ? En mars 2019, le musée d’Orsay va devenir le premier musée national à organiser une exposition sur la représentation du sujet noir dans l’art. En partenariat avec la Wallach Art Gallery de New York, « Le Modèle noir de Géricault à Matisse » s’intéressera aux changements qui affectèrent les modes de représentation des femmes et des hommes noirs en pleine modernité. Une des originalités de l’exposition sera de mettre en lumière la production des artistes noirs de la Harlem Renaissance. Qui connaît aujourd’hui le nom de Charles Alston (1907-1977) ou de William H. Johnson (1901-1970) ? Le thème de cette exposition est révélateur du rôle que le musée d’Orsay veut jouer dans la représentation symbolique de la diversité. Comme le dit Stéphane Guégan, conseiller scientifique auprès de la présidence des musées d’Orsay et de l’Orangerie, et commissaire de l’exposition avec Cécile Debray et Isolde Pludermacher : « D’une part, il y a la volonté d’Orsay d’être plus proche de la société contemporaine et, d’autre part, le fait que les populations issues de la diversité réclament elles-mêmes de se reconnaître davantage dans nos sujets d’exposition. » Le sujet a longtemps été un thème américain, parce que l’intégration des Noirs a profondément marqué l’histoire des États-Unis et le développement des black studies. Il était donc naturel que New York et Paris aient des approches différentes, et même des chronologies adaptées à chaque destin historique. L’exposition, à New York, couvre une séquence historique plus courte, qui va de Manet à Matisse, tandis que son pendant parisien, plus ample, s’étend sur une période qui débute avec la Révolution de 1789. Chacune des étapes

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convoque l’histoire de l’art autant que l’histoire politique, l’histoire des idées, ou encore les savoirs et les écueils anthropologiques. Comme le dit Stéphane Guégan, « il fallait montrer que le mouvement abolitionniste, déjà très fort sous les Lumières, prépare les grands décrets de 1794 et 1848, tout en dessinant le monde où l’on va voir l’émergence d’une nouvelle représentation des Noirs malgré la persistance des préjugés racistes et le poids des colonies. Mais il s’agit de ne pas criminaliser le passé ; tentons, au contraire, de le comprendre, c’est le privilège des musées publics de ne pas avoir à entrer dans un débat idéologique, mais de rester sur le terrain de l’histoire et de la complexité ». Révélatrice, à ce titre, est la place qu’occupe Olympia dans l’exposition. Le tableau phare d’Orsay, scandale au Salon de 1865, met en scène une prostituée blanche recevant un bouquet de fleurs des mains d’une servante noire. C’est la première fois qu’une femme noire apparaît dans une grande composition moderne, au point que la caricature s’est efforcée de l’animaliser selon ses codes. Au bout du parcours, comme en écho et hommage à Manet, se tiendra l’œuvre clef de Larry Rivers (1925-2002), I Like Olympia in Black Face (« J’aime Olympia en noire »), une construction peinte réalisée en 1970. L’artiste américain, proche de la Beat generation, a proposé une version détournée de l’œuvre de Manet en inversant les couleurs : ainsi, la prostituée est noire et la servante, blanche. Ce détournement s’inscrit dans la lignée de Manet qui inversait les codes de la peinture et remettait en cause le modèle iconographique des Vénus de Titien. En somme, l’exposition d’Orsay tentera de répondre à la question suivante : de quelle manière les artistes et écrivains modernes, pour l’essentiel, ont-ils contribué à travers leur représentation du modèle noir à sortir d’une image stéréotypée de l’autre et à construire une nouvelle identité noire ? Black studies, gender studies, subaltern studies sont autant de courants intellectuels et militants venus des États-Unis, qui inspirent aujourd’hui le monde intellectuel et les acteurs du secteur culturel en France : universitaires, militants associatifs, artistes, représentants d’institutions culturelles... Face au défi de la diversité, le modèle français a tendance à devenir hybride, tiraillé entre un héritage républicain universaliste et une reconnaissance plus importante des minorités inspirée par les campus américains.

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Soulignons un paradoxe : ce sont les philosophes français – Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Lacan – de la French Theory qui ont fourni bon nombre d’outils théoriques aux études américaines dans les années 1980, mais celles-ci n’ont pas eu d’écho immédiat au pays des droits de l’homme. Récemment, l’ancienne ministre de la Culture déclarait que le secteur culturel a « un devoir d’avant-garde 16 ». Les institutions culturelles françaises se doivent désormais d’apporter une réponse nouvelle. 1. Collectif, présenté par Aïssa Maiga, Noire n’est pas mon métier, Seuil, 2018. – 2. Dans le cadre du feuilleton de l’été, Mesdames, messieurs et le reste

du monde, conçu par David Bobée, lors de l’épisode « Première cérémonie des Molières non raciste et non genrée », Festival d’Avignon, 13 juillet 2018. – 3. Baromètre de la diversité 2017 du Conseil supérieur de l’audiovisuel. – 4. Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, Les Éditions de minuit, 1990. – 5. Réjane Senac, L’Invention de la diversité, Presses universitaires de France,

coll. « Le lien social », 2012. – 6. Fulvio Caccia, La Diversité culturelle. Vers l’Étatculture, éditions Laborintus, 2018. – 7. Laurent Martin, « La Diversité culturelle : un problème ou des solutions ? » in De ligne en ligne, n o 22, janvier-mars 2017. – 8. Mehdi Belhaj Kacem, La Psychose française. Les banlieues : le ban de la République,

Gallimard, 2006. – 9. Angéline Escafré-Dublet, Culture et Immigration. De la question sociale à l’enjeu politique, 1958-2007, Presses universitaires de Rennes, 2014. – 10. Données : Fondation Culture & Diversité, 2018. – 11. Promouvoir la diversité dans le secteur culturel, livre blanc du Collège de la diversité, La Documentation française, 2017. – 12. L’âge, le sexe, l’origine, la situation de famille, l’orientation sexuelle, les mœurs, les caractéristiques génétiques, l’appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une race, l’apparence physique, le handicap, l’état de santé, le patronyme, les opinions politiques, les convictions religieuses, les activités syndicales, l’état de grossesse, l’identité sexuelle, le lieu de résidence, la perte d’autonomie, la vulnérabilité particulière résultant d’une situation économique, apparente ou connue, la domiciliation bancaire, la capacité à s’exprimer dans une autre langue que le français. – 13. Il s’agit du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, de l’école nationale supérieure d’architecture de Saint-Étienne, de l’école nationale supérieure d’architecture de Versailles, de l’établissement public du Palais de la découverte et de la Cité des sciences et de l’industrie (Universcience), de l’établissement public du parc et de la grande halle de la Villette, de l’Institut national du patrimoine, du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, de l’Opéra-Comique, de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, du théâtre national de La Colline et du théâtre national de Strasbourg. – 14. Patrick Simon, Chris Beauchemin et Christelle Hamel (dir.), Trajectoire et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Ined, 2016. Cette enquête a été réalisée conjointement par l’Ined et l’Insee. – 15. Le collectif vient de publier un ouvrage qui analyse la « colonialité » à l’œuvre dans le monde des arts et propose des pistes pour une décolonisation des formations, des institutions et des contenus : Gerty Dambury, Leïla Cukierman et Françoise Verges (dir.), Décolonisons les arts !, l’A rche Éditeur, 2018. – 16. Discours de Françoise Nyssen prononcé lors du comité ministériel pour l’égalité entre les femmes et les hommes, le 7 février 2018.

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L A D I V E R S I T É , D É F I D E S I N S T I T U T I O N S C U LT U R E L L E S

« NOUS ALLONS FAIRE ENTENDRE TOUTES SORTES DE VOIX » LE MUSÉE D’ORSAY PROGRAMME UNE EXPOSITION SUR LA REPRÉSENTATION DU SUJET NOIR DANS L’ART, « LE MODÈLE NOIR DE GÉRICAULT À MATISSE », DU 26 MARS AU 14 JUILLET 2019. ELLE POURRAIT MARQUER UN TOURNANT DANS L’HISTOIRE DES MUSÉES FRANÇAIS, EN MONTRANT COMMENT S’EST CONSTRUITE, DÉCONSTRUITE ET RECONSTRUITE CETTE REPRÉSENTATION. ENTR ETI E N AVEC ST ÉP H A N E G UÉGA N , COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION AVEC CÉCILE DEBRAY ET ISOLDE PLUDERMACHER, ET CONSEILLER S C IENTI FI Q UE AUPRÈS D E LA P R ÉSID EN C E D ES MUSÉES D’ORSAY ET DE L’ORANGERIE.

Avec cette exposition, le musée d’Orsay est-il en train d’opérer un virage dans sa politique de développement des publics ? STÉPHANE GUÉGAN . Il y a un tournant sociétal dans les musées, qu’il faut contrôler, mais qui a du bon. Le nouveau Whitney Museum, à New York, en est l’exemple le plus spectaculaire. On imaginait ces institutions plutôt étanches vis-à-vis de l’extérieur, et voilà que le Louvre accueille Beyoncé et Jay-Z pour un clip qui a fait le tour du monde, voilà que le musée d’Orsay, temple de l’art moderne, de l’impressionnisme, de Manet, s’intéresse à l’iconographie des Noirs et à ce qu’elle révèle de leur condition avant et après le décret d’abolition d’avril 1848. Oui, il y a un changement, et le fait qu’il coïncide avec un changement de direction – l’arrivée de Laurence des Cars à la tête d’Orsay et de l’Orangerie – ne doit rien au hasard. Cette nouvelle présidence a fait que nous nous sommes interrogés sur la finalité de l’institution, sur les attentes du public et nos éventuels retards en la matière. Faire en sorte qu’un certain public, issu de la diversité, vienne au musée nécessite que ces mêmes musées aient quelque chose à lui dire sur notre passé commun et notre présent, aussi complexes soient-ils. Cette exposition a-t-elle eu un impact sur votre mode de travail ? C’est la première fois que les services travaillent autant ensemble et qu’ils associent si tôt le monde éducatif, et donc l’Éduction nationale, à la préparation et l’accompagnement NOTO

d’une exposition. Nous nous sommes entourés d’un conseil scientifique international. Nous avons prévu des séminaires de formation pour les professeurs. Nous inviterons des acteurs de la créolité – artistes, écrivains, danseurs et sportifs de très haut niveau – à dire en quoi leur double culture et leur double mémoire les animent et les poussent à créer et agir. Nous allons faire entendre toutes sortes de voix, ayant bien conscience que notre regard est insuffisant. C’est la première fois qu’un musée français s’attelle à cette problématique, à un tel dialogue préalable et à une pareille médiation tout au long de l’exposition. Quel est l’enjeu sociétal d’une telle exposition ? Depuis son ouverture, en 1986, Orsay avait peu fait quant à l’iconographie orientaliste, la représentation de l’altérité et l’impact de l’anthropologie physique ou de l’ethnographie au xx e siècle. Sans avoir complètement ignoré ces sujets, le musée est resté discret sur ces questions, aujourd’hui centrales. Il importait d’entendre, à ce stade, les demandes de la société civile et les nouvelles attentes du monde savant. De fait, l’histoire de l’art a été comme saisie par le contemporain. En Amérique, c’est frappant, voire parfois excessif. En France, avec notre prudence légendaire mais salutaire, nous avons mis plus de temps à y venir. Mais la jonction est faite ! Pour le dire rapidement, « Le Modèle noir. De Géricault à Matisse » fait voir et comprendre l’émergence d’une nouvelle image des Noirs entre la Révolution française et les années 1930, lorsque Matisse découvre Harlem et ses boîtes de nuit, sa culture, ses musiciens de jazz, cette population qui entre dans sa peinture. Dès avant 1789 même, avec la création de la Société des amis des Noirs, se mettent en place les conditions d’une nouvelle image, plus individualisée, plus diversifiée, qu’elle soit ambiguë ou pas, des Noirs. D’où les questions que nous posons : en quoi les artistes ont-ils contribué à ce processus ? À quelle fin ? De quelle manière les images ont-elles permis aux « Noirs de France », comme dirait Lilian Thuram, de s’intégrer au tissu national ? Le vrai problème posé aux révolutionnaires dès le premier décret d’abolition de l’esclavage de février 1794, c’est comment faire accéder à la pleine citoyenneté ces personnes issues de plusieurs siècles d’esclavagisme, dont l’abolition a soudain changé le statut, sinon la situation. Quel rôle les images ont-elles joué dans l’intégration des Noirs au tissu national ? Nous voudrions montrer que les images de cette longue période de mutation ne procèdent pas toutes de la négativité des stéréotypes, ne renvoient pas toutes aux relations de pouvoir entre dominants et dominés. Les artistes, femmes et hommes, blancs et métisses, ne sont pas les seuls à avoir contribué à faire émerger l’idée d’une égalité de droit, voire de race, entre Blancs et Noirs. L’exposition souligne le rôle des modèles eux-mêmes, professionnels des ateliers 59


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

ou de la scène, toutes les scènes, sans qui cette révolution du regard eût été impossible. Un autre relationnel s’instaure. Même les destins croisés de Baudelaire et Jeanne Duval, qui est au cœur des Fleurs du mal et de notre exposition, le confirment. Toute l’iconographie des Noirs jusqu’aux années 1960 ne verse pas dans l’oppression, la discrimination raciale et sociale. C’est pourquoi l’exposition est plus historique qu’idéologique. On ne peut pas parler de Géricault comme on parle de Matisse, ou de Manet comme on parle de Gauguin. Il faut à chaque fois montrer le long processus des changements de mentalité et de perception derrière la singularité des situations et des artistes. De même que le décret de 1794 accomplit, d’une certaine façon, le combat de Voltaire et de Montesquieu, l’acharnement de Brissot et de l’abbé Grégoire, tous promoteurs de l’idée d’une famille humaine unique, de même nous sommes-nous attachés à faire vibrer l’Histoire, et même l’histoire coloniale, dans les sections consacrées à l’après-1848. L’exposition se referme sur quelques artistes noirs d’aujourd’hui, la plupart américains, alors que le propos affiché de notre exposition porte sur l’art français ; ces femmes et hommes depuis un demi-siècle se sont notamment emparés de l’Olympia de Manet pour en faire l’étendard de leur combat et de leur cause. L’œuvre phare d’Orsay, pour parler comme Baudelaire, reste d’une brûlante actualité au xxi e siècle. Comment ne pas être tenté de regarder l’Histoire avec des yeux d’aujourd’hui ? Quand on parle de représentation, il ne faut jamais la couper de son contexte de production, qui est aujourd’hui mal connu s’agissant de la période 1848-1930. On ne passe pas de la nuit à la lumière. Entre Géricault et Matisse, le processus est long. Même l’idée que l’anthropologie héritière de Buffon n’aboutisse qu’à une régression biologique doit être corrigée. Bien entendu, je n’ignore pas ce que Lilian Thuram et Pascal Blanchard ont rappelé dans l’exposition « Exhibitions, l’invention du sauvage » au musée du quai Branly-Jacques Chirac, en 2011. Je n’ignore pas qu’il y a des forces contraires au processus que nous essayons de dérouler : il y a des blocages dès la Révolution, il y a des voix qui s’élèvent pour dire qu’il n’est ni utile ni prudent de libérer les esclaves et de leur donner des droits équivalant à ceux des Blancs. Tout cela est vrai et sera rappelé. D’ailleurs, pour faire comprendre comment les images se distinguent des stéréotypes racistes, cette iconographie négative ne sera pas absente. La mission des musées est-elle uniquement de remettre les œuvres dans leur contexte historique ? C’est le privilège des musées publics de ne pas avoir à rentrer dans un débat idéologique, mais de rester sur le terrain de l’histoire, des documents, de la complexité des créateurs et des créations. Nous essayons de donner des clefs de compréhension aux publics, des clefs qu’ils ont en partie perdues dans la mesure où les discours aujourd’hui sur NOTO

l’altérité et le racisme ne sont plus les mêmes, voire ignorent la relativité des temps et des opinions. L’attention au contexte historique permet, par exemple, de redonner toute leur valeur à l’action même des populations noires. À cet égard, il n’est rien de comparable à la révolution des esclaves de Saint-Domingue et à la création d’une Haïti indépendante tout au début du xix e siècle. En outre, nous donnons la parole à ces mulâtres, souvent caricaturés de leur temps, négativement ou positivement, qui s’imposèrent à la peinture et à la littérature françaises. Je pense à Alexandre Dumas père, longtemps en butte à un discours racialiste, voire raciste, je pense à Théodore Chassériau, dont la mère, mulâtre, était de Saint-Domingue, je pense à Guillaume Guillon Lethière, peintre républicain de la première heure, et devenu aujourd’hui une des grandes figures de la fierté antillaise. Jean-Michel Basquiat, de père haïtien, n’est pas sans précédents ! De quelle manière cette exposition s’insère-t-elle dans les débats sur la diversité ? Le xxi e siècle n’a pas inventé les grands débats qui nous occupent, ça vient de plus loin, nous aurions pu remonter au-delà du xviii e siècle et rappeler que, dès le xv e siècle, l’esclavage et le commerce triangulaire posent des problèmes de conscience, et pas seulement aux hommes d’Église, mais nous avons préféré débuter avec 1789 et la République, qu’il s’agit de revaloriser – car elle est attaquée dans ses valeurs et dans son héritage. Après Manet et Gauguin, Matisse lui était plus fidèle qu’on ne le croit. Pensez-vous que les textes révolutionnaires devraient faire l’objet de modifications au regard de l’évolution des textes législatifs ? Les textes révolutionnaires, me semble-t-il, devraient être maintenus dans leur formulation historique et compris dans l’horizon de sens qui était le leur. L’esprit de l’an II, jusqu’à Bonaparte, aura affirmé l’égalité en droit des citoyens français, sans distinction de religion ou de race, pour employer un mot sous lequel nous mettons une signification différente. La société actuelle, justement, se crispe sur les mots, les vide de leur histoire et oublie l’essentiel, le combat républicain, relayé par les abolitionnistes de la Restauration et de la monarchie de Juillet qui préparèrent, après la fin de la traite, l’affranchissement des esclaves. Avant de devenir un des pères de la III e République, Victor Schœlcher fut un fils du romantisme. Du reste, son activité multiple, dans les années 1830, a touché à la critique d’art la plus en pointe... Reste que les artistes que l’on dit modernes ne furent pas les seuls acteurs du combat et du processus d’individuation que nous retraçons. Là encore, il y avait des frontières qu’il fallait abattre. L’histoire de l’art en France est réglée sur la rupture qu’aurait introduite mon cher Manet. Et ce n’est pas le moindre profit d’une exposition plus sociétale, historique et anthropologique que de secouer les usages de la discipline. 60


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CHRONIQUES

CET OBJET DU DÉSIR

Le nombril PA R J E A N S T R E F F

L’ORIGINE DU MONDE

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. Un petit recoin, un orifice, une cavité à fantasmes, un nœud minuscule : le centre du ventre est un catalyseur de tension érotique, qu’il danse ou reste de marbre, qu’il soit percé ou qu’il serve... de gril.

Nombril, je t’aime, astre du ventre. Œil blanc dans le marbre sculpté, Et que l’Amour a mis au centre Du sanctuaire où seul il entre Comme un cachet de volupté. Théophile Gautier 1

D

ans la première partie du roman La Fête de l’insignifiance, Alain, l’un des quatre amis réunis par Milan Kundera, médite sur la définition de « l’érotisme d’un homme (ou d’une époque) qui voit la séduction féminine concentrée au milieu du corps, dans le nombril ». Kundera décrit son personnage en train d’« observ[er] les jeunes filles qui, toutes, montraient leur nombril dénudé entre le pantalon ceinturé très bas et le tee-shirt coupé très court. Il était captivé ; captivé et même troublé : comme si leur pouvoir de séduction ne se concentrait plus dans leurs cuisses, ni dans leurs fesses, ni dans leurs seins, mais dans ce petit trou rond situé au milieu du corps  2 ». Alors qu’en Orient le nombril a été glorifié, la culture occidentale le relégua longtemps au rang de cavité diabolique. « La force de Béhémot [le diable] réside dans ses reins et

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sa vigueur dans son nombril  3 », affirme un verset du livre de Job, tandis que saint Jérôme y voit le siège de la libido, du désir féminin. Le tristement célèbre code Hays, souvent évoqué dans cette chronique, en interdit durant de longues années la vision au spectateur, qui eut heureusement de nombreuses occasions de se venger par la suite. Ainsi le nombril d’Ursula Andress rend-il fou les clients du bien nommé Masoch Club dans La Dixième Victime  4 . Elle commence son numéro, entre strip-tease et danse du ventre, par se faire ôter sa guêpière par un homme, à la figure duquel elle balance violemment cet accessoire, puis elle s’approche, nombril ondulant, des autres, les giflant à tour de rôle pour leur plus grand plaisir. Le dernier a droit à une balle en plein cœur – l’adoration du nombril comporte parfois des risques ! Moins dangereux pour les consommateurs est le bar dans lequel Kim Novak est serveuse dans Embrasse-moi, idiot  5 . Alors qu’elle s’approche de la table de deux messieurs émoustillés par son nombril découvert, au sein duquel brille une (fausse) pierre – imitant le rubis serti dans le nombril de la déesse Ishtar –, uniforme obligatoire au Belly Button (« nombril », en anglais), l’un d’eux se

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Les Biches, Claude Chabrol, 1968.


Statuette de femme nue debout, représentant probablement la déesse babylonienne Ishtar, entre le iii e siècle avant notre ère et le iii e siècle après Jésus-Christ, albâtre, or, rubis et terre cuite, Paris, musée du Louvre.

Embrasse-moi, idiot !, Billy Wilder, 1964.

et des tambourins ; la danseuse s’approche, table par table, client par client, des hommes au regard fasciné par le spectacle capiteux de ses seins, sans cesser les rotations allusives de son bassin. Les Égyptiennes, créatrices de cette danse lascive, furent considérées comme des prostituées. Il faut reconnaître que la coutume des piastres offertes à leur beauté n’ont pas aidé ces sultanes du Nil à sauvegarder leur art ancestral des foudres de la censure. Les dollars ayant remplacé les piastres et les touristes, les vizirs, « la danse du nombril », comme l’appelle Paterne Boungou dans son roman  8, est devenue aujourd’hui numéro de cabaret avec tourbillons de seins et autres fantasmagories occidentales. Lors de son Voyage en Orient, Gérard de Nerval fit part de son expérience : « Il y en avait deux fort belles, à la mine fière, aux yeux arabes avivés par le khôl, aux joues pleines et délicates légèrement fardées ; mais la troisième, il faut

Jean-Léon Gérôme, La Danse de l’Almée (détail), 1863, offert par Robert Badenhop, Ohio, Dayton Art Institute.

© Courtesy The Dayton Art Institute

demande par quel miracle cette chose se maintient là. « Je le colle à l’intérieur », répond-elle. L’autre, goguenard : « Et si je le décollais ? » Kim Novak : « Tu te prendrais de la bière dans l’œil » « De là ? » dit-il en pointant son nombril. C’est quand même mieux, pour les inconditionnels du nombril, de finir borgne que d’une balle en plein cœur. Le film date de 1964 et la mode du piercing ne s’était pas encore accrochée là. Elle prend son essor trente ans plus tard. En 1993, lors d’un défilé de mode à Londres, la top-modèle Christy Turlington s’exhibe avec un anneau au nombril. Cette même année, le clip vidéo de la chanson Cryin’ du groupe Aerosmith 6 montre la jeune actrice Alicia Silverstone se faire percer le nombril. Naomi Campbell enchaîne avec le même anneau, mais en or et orné d’une perle rare. Suivent Madonna – dont le centre de la pochette de l’album Like a Prayer couronne un nombril –, Cher ou Janet Jackson. L’engouement grandit très vite chez les fans, au point que le piercing du nombril devient le plus pratiqué après celui des oreilles. Mais il faut attendre Britney Spears pour que le piercing ombilical devienne un symbole hautement érotique. Et même générationnel dans le film Thirteen 7, où une adolescente se fait percer langue et nombril pour, entre vols et effractions, illustrer la génération Y. Dans le monde arabe, la danse du ventre est considérée comme un must de l’érotisme. Voilés de gaze, nombrils provocants, les abdomens ondulent, se déhanchent lentement, puis de plus en plus vite au rythme de la flûte



«   J E S U I S L E N O M B R I L D U M O N D E TU ES LE NOMBRIL DU MONDE LE NOMBRIL, LE NOMBRIL L A LU N E AU S S I E S T L E N O M B R I L DU MONDE »

bien le dire, trahissait un sexe moins tendre avec une barbe de huit jours ; de sorte qu’à bien examiner les choses, et quand, la danse étant finie, il me fut possible de distinguer mieux les traits des deux autres, je ne tardai pas à me convaincre que nous n’avions affaire là qu’à des almées... mâles  9. » La parodie est souvent le signe du succès. Dans une séquence du film Hot Shots! 10, Charlie Sheen commence par faire goulûment manger des fraises à Valeria Golino, puis une pizza, avant d’insérer dans le nombril de la jeune femme une olive verte farcie au poivron rouge, qui provoque un premier orgasme, avant d’appuyer sur le ventre et de projeter le fruit dans la bouche grande ouverte de sa partenaire, qui l’aspire d’un coup de langue. S’en suit un glaçon, qu’il promène autour du nombril – symbole d’un sexe féminin très fiévreux, au point que la glace fond avec force grésillements. La jeune femme, en extase, est tellement brûlante qu’il finit par faire cuire des œufs au bacon... Difficile de trouver séquence plus métaphorique pour les adorateurs du nombril, qui se nomment « ombiphiles » : pour eux, le nombril n’est plus seulement érotique, mais carrément sexuel. C’est ce que Claude Chabrol applique dans Les Biches  11, lors d’une scène dans laquelle Stéphane Audran remonte le chemisier de Jacqueline Sassard, en noue les pans pour découvrir un nombril qu’elle commence à caresser, descendant doucement sa main jusqu’au bouton qui ferme son jean. Et l’ouvre vers un plus bas promis à la jouissance. « Le nombril a servi de frontière imaginaire entre le haut du corps, où tout est permis, des caresses aux baisers sans que nous guette le danger, et le bas, où le pécheur potentiel s’aventurait à ses risques et périls », écrit le philosophe Jacques Bonniot de Ruisselet dans Le Nombril 12. L’érotisme de ce cratère toujours incandescent a été magnifié de manière subreptice dans de nombreuses peintures et sculptures, du Saint Sébastien du Pérugin à La Naissance de Vénus de Boticelli, en passant par le David de Michel-Ange. Mais, bien sûr, il faut être un inconditionnel de ce petit trou laissé dans la peau du ventre à la naissance pour ne voir que lui, érigé en creux comme le centre du monde, dans ces chefs-d’œuvre.

Hot Shots!, Jim Abrahams, 1991.

NOTO

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Psychose (Psycho), Alfred Hitchcock, 1960.

Inconditionnels que sont les Frères Jacques quand ils chantent Son nombril  13 :

Big-bang ombilical que chantait déjà Jeanne Moreau en 1981, avec sa voix envoûtante et sur un air endiablé de samba, dans l’album consacré au poète belge Norge  14 :

Ah ! quel poète dira Vos formes tant diverses, nombrils ? Nombrils corrects, nombrils à la renverse, Nombrils en long des faméliques, Nombrils en large des grosses dames apoplectiques, [...] Nombrils rusés, nombrils malins, Vous avez l’œil américain, [...] Nombril mi-clos, nombrils entrebâillés, Il faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée... Porte ouverte sur le centre du monde, c’est ce que devient chaque année la petite commune de Pougne-Hérisson, qui, sous l’égide du facétieux conteur poitevin Yannick Jaulin, se transforme pour les quelques jours d’un festival en Nombril du monde : « Aujourd’hui tous les gens sérieux s’accordent à penser que c’est bien à Pougne-Hérisson que tout a commencé. Ce jour-là il y a eu un big-bang , le big-bang mythologique, dans le creux du nombril du monde ! »

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Je suis le nombril du monde Tu es le nombril du monde Le nombril, le nombril La lune aussi est le nombril du monde La lune aussi est le nombril du monde Je t’ignore, tu m’ignores La lune aussi nous ignore C’est égal, c’est égal On est quand même tous le nombril On est quand même tous le nombril On est quand même tous le nombril du monde. 1. Théophile Gautier, « Le Nombril », Poésies libertines, 1873. – 2. Milan Kundera,

La Fête de l’insignifiance, Gallimard, 2014. – 3. Job 40, 11. – 4. La Dixième Victime (La decima vittima), Elio Petri, 1965. – 5. Embrasse-moi, idiot (Kiss Me, Stupid), Billy Wilder, 1964. – 6. Clip réalisé par Marty Callner, 1993. – 7. Thirteen, Catherine Hardwicke, 2003. – 8. Paterne Boungou, La Danse du nombril, L’Harmattan, 2011. – 9. Gérard de Nerval, Voyage en Orient, 1851. – 10. Hot Shots!, Jim Abrahams, 1991. – 11. Les Biches, Claude Chabrol, 1968. – 12. Jacques Bonniot de Ruisselet, Le Nombril, Seuil, 2000. – 13. Son nombril, paroles de Blaise Petiveau, musique de Pierre Philippe, chantée par les Frères Jacques en 1949. – 14. « Le Nombril », Jeanne Moreau chante Norge, Jacques Canetti, 1981.

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© EPA/MAXPPP

Rodrigo Jimenez, Cristiano Ronaldo du Real Madrid au côté de Jesús Vallejo, après avoir marqué lors du match de football retour entre son équipe et la Juventus de Turin au stade Santiago-Bernabéu de Madrid, le 11 avril 2018.


CHRONIQUES

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Un sportif P A R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

TA S D E M U S C L E S

Notre imaginaire collectif résonne dans nos réactions à certains clichés d’actualité. À quoi tiennent leur force et leur présence ? Comment se construit une image ? La force du footballeur Cristiano Ronaldo n’échappe à personne lorsqu’il exulte, torse nu, à l’issue d’un match de la Ligue des champions, en avril 2018, mai s el l e impressionne d ’auta nt p l u s qu e so u s l a rep résentat i o n contemporaine affleurent des codes picturaux anciens.

L

e 11 avril 2018 fut un événement marquant de l’histoire de la Ligue des champions. Deux des plus grands clubs de football européens, le Real Madrid et la Juventus de Turin, s’affrontaient sur le terrain de la capitale espagnole, en quart de finale retour. La compétition devait être, pour les Madrilènes, une simple promenade de santé : au match aller, ils avaient infligé une sévère défaite à leurs adversaires turinois, battus trois buts à zéro sur leur propre terrain – une humiliation. Que les joueurs du club italien surent laver lors de ce match retour. À leur tour, ils marquèrent trois buts. Les Piémontais tenaient leur revanche. Malheureusement, à l’ultime minute de jeu, l’un de leurs joueurs, Mehdi Benatia, commit une faute contre un joueur du Real, Lucas Vasquez. L’arbitre accorda un penalty au club de Madrid. Et la star du club, le champion né à Madère Cristiano Ronaldo, le marqua, qualifiant de manière inespérée son équipe pour les demi-finales.

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« C’est un match où nous avons énormément souffert, cela doit nous servir de leçon pour apprendre que, dans le football, rien n’est jamais gratuit et qu’il faut se battre jusqu’au bout », déclara-t-il après la victoire. Le journaliste du Huffington Post, Paul Guyonnet, soulignait, avec un vocabulaire choisi, la place dominante de Ronaldo : « Mais dans les ultimes secondes de la partie, donc, le Marocain Mehdi Benatia a bousculé Lucas Vazquez, donnant la possibilité à l’ogre Cristiano Ronaldo d’écrire un peu plus sa légende et d’affirmer sa domination outrageuse sur le football mondial et notamment dans la plus belle des compétitions de clubs. » Ce que les résultats de l’équipe de Madrid ont confirmé, puisque, grâce à leur meilleur sportif, les Espagnols ont remporté, le 26 mai, la finale de la Ligue des champions face aux Anglais de Liverpool. Combattant, héros ou monstre, Cristiano Ronaldo apparaissait, dans les commentaires, comme une créature hors du commun, un être d’exception, se distinguant des autres mortels grâce à ses exploits. Plusieurs photographies

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CHRONIQUES

Diadumène. Jeune athlète attachant un bandeau autour de sa tête après une victoire, copie d’après Polyclète, vers 69-96, fonds Fletcher, New York, The Metroplitan Museum of Art.

Hendrik Goltzius, Hercule, gravure sur papier vergé, 1589, fonds Ailsa Mellon Bruce, Washington, National Gallery of Art.

Paul Richer, Lutte. La garde, xix e siècle, plâtre, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts.

diffusées par l’A FP le montraient torse nu, les bras en arc de cercle, muscles saillants, le visage tordu par une expression où la joie de la victoire se mêlait à la souffrance de l’épreuve sportive. Le succès de ces images tient bien sûr à la célébrité de leur modèle : Cristiano Ronaldo est l’un des joueurs de football les plus populaires au monde. Ses réseaux sociaux sont suivis par des centaines de milliers de personnes ; la marque de vêtements qu’il a lancée est très populaire parmi ses jeunes admirateurs. Il se désigne lui-même comme « CR7 » en associant ses initiales au numéro de son maillot – ce surnom évoque une machine de guerre, un B52 moderne, au-delà de toute faille humaine. Bien que fameux, le sujet de ces images n’explique pas tout. Leur fortune naît, également, de leur proximité sous-jacente avec d’autres représentations. Derrière le champion contemporain vainqueur, au corps d’athlète, aux traits déformés, se lisent de nombreuses figurations, de l’A ntiquité à nos jours, où se met en œuvre l’ambiguïté de la reproduction du corps masculin.

NOTO

Parfaitement dessiné, avec des muscles d’autant mieux révélés que rien ne vient les dissimuler – ni graisse désavantageuse ni poil disgracieux –, le torse du meilleur buteur européen pourrait être le modèle de perfection que le sculpteur grec Polyclète conçut, au v e siècle avant notre ère, avec son Diadumène (« celui qui s’attache » un bandeau autour du front). La sculpture antique, dont le modèle en bronze a disparu, mais qui est connue par de très nombreuses copies en marbre, était le fruit d’un travail attentif à recomposer l’idéal d’un type masculin. Polyclète avait ainsi établi un canon de la représentation du corps viril, dont les préceptes demeurent. Comme ce modèle, Ronaldo allie la même perfection puissante, musculeuse de l’athlète accompli et la petite tête élégante de l’éphèbe. Sa peau est polie comme du marbre. Il aurait pu, à quelques millénaires de distance, poser dans l’atelier de l’artiste hellène. Sur les photographies prises après le match, le champion du Real n’a rien, cependant, de la grandeur calme du modèle antique. Ses bras, son visage sont déformés ; la joie violente de la victoire inespérée, la tension

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CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

S E S B R A S , S O N V I S AG E S O N T D É F O R M É S . U N E T E L L E A LT É R AT I O N E S T L A CO N S É Q U E N C E D E L ’ AC T I O N . C E S CO N TO R S I O N S S O N T C E L L E S

© Beaux-Arts de Paris, photo Jean-Michel Lapelerie

D ’ H E RC U L E .

profonde de l’effort physique, la crainte constante de décevoir ses très nombreux supporteurs ont abîmé, le temps d’une image, ses traits lisses et sa plastique parfaite. Une telle altération est la conséquence de l’action. Célébrant la victoire, Ronaldo combat toujours. Ses contorsions sont celles qu’Hercule, le grand héros, imposa à son corps lorsqu’il lutta avec Lichas. Le vainqueur du lion de Némée avait cru, injustement, à une trahison de son fidèle compagnon après que ce dernier lui avait apporté la tunique empoisonnée envoyée par Déjanire. Pour le punir de lui avoir offert ce vêtement qui le brûlait, Hercule saisit Lichas par le talon, le fit tournoyer au-dessus de son corps avant de l’envoyer dans le golfe d’Eubée. Le sculpteur italien Antonio Canova sut traduire en un même groupe, Hercule et Lichas, la vigueur surnaturelle du fils de Zeus et les déformations que son exploit lui imposait 1. Derrière l’image de la victoire à Madrid, le message implicite devient clair ; nul Lichas ne viendrait chercher noise au grand sportif sans courir de risques. D’autant que ce champion a des alliés : les joueurs de l’équipe du Réal seraient, sans

NOTO

nul doute, prompts à lui prêter main-forte. Le combat virulent que se livraient de jeunes gens aux longs corps nus musclés gravés par Antonio Pollaiuolo à Florence laisse transparaître cette même violence sous-jacente. La référence au canon antique, retenue par l’artiste de la seconde moitié du xv e siècle, est révélée par le bandeau que portent autour du front ces lutteurs. L’étude des mouvements du corps humain et les transformations qu’ils induisent ont intéressé les artistes comme les médecins depuis l’A ntiquité. Neurologue, anatomiste, titulaire de la chaire d’anatomie à l’École des beaux-arts de Paris de 1903 à 1922, Paul Richer a lié ses connaissances physiologiques à son talent de sculpteur. L’usage de la chronophotographie, avec l’aide précieuse du photographe Albert Londe, lui permit également de décomposer le mouvement et de comprendre le passage du repos à l’action, les rémanences d’un état à l’autre. Son lutteur 2, prêt à combattre, se souvient du modèle antique de Polyclète. Mais ses gestes et son attitude semblent exagérés, presque grotesques. Le visage obstiné, les bras écartés démentent l’élégance racée du buste et la puissance des jambes. L’expression est très justement observée ; Richer a su traduire la manière dont le visage exprime ces sentiments mêlés de rage, de fierté, d’orgueil. Ceux que Cristiano Ronaldo, vainqueur, mais à l’arraché, a très certainement ressentis ce soir d’avril 2018 à Madrid. Les affects de la psyché humaine sont de puissants agents de transformation ; en bon élève de Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière, Richer le savait. L’élégant éphèbe de Polyclète peut se changer en un lutteur dangereux ; son calme viril devenir fureur interlope. Le gendre idéal des publicités est susceptible de se transformer en créature hurlante. Né de l’imagination de Stan Lee et de Jack Kirby, au début des années 1960, Hulk, dont les aventures sont éditées par Marvel, semble être l’archétype contemporain de Dr Jekyll et Mr Hyde. Robert Bruce Banner, savant reconnu, physicien de talent, est accidentellement bombardé de rayons gamma après une explosion. Cette

71



© SND

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

© The Cleveland Museum of Art.

Maciste, l’homme le plus fort du monde, Antonio Leonviola, 1961.

contamination l’affecte profondément. Désormais, sous l’effet du stress ou de la colère, le charmant scientifique se transforme en une gigantesque créature verte, d’une force phénoménale, L’Incroyable Hulk. Inspirée d’Hercule, des aventures du héros de Robert Louis Stevenson, mais aussi née de l’observation du mouvement par la photographie et le cinéma – le premier film mettant en scène Hulk en 1966 se souvient des expériences d’Étienne-Jules Marey à la fin du xix e siècle –, la créature de fiction adopte, au paroxysme de sa fureur, la même pose que le lutteur de Richer ou le champion portugais. La virilité triomphante de ces héros antiques et modernes a fait la fortune des péplums italiens. Le personnage de Maciste, créé par Gabriele D’A nnunzio et Giovanni Pastrone pour le film Cabiria, en 1914, devient ensuite le héros de nombreux longs métrages dans les années 1930, puis dans les années 1960 et 1970. Héros solitaire, au service du bien, il est porté par une force extraordinaire ; la puissance de son aspect physique le distingue. Maciste devient l’incarnation, par son nom même, d’un pouvoir masculin où la force physique et la capacité à vaincre sont des qualités indispensables et primordiales de tout homme – vir – qui se respecte. Aux femmes la douceur, la beauté, la fragilité, suggère une affiche où le héros italien apparaît au côté d’une jeune

L’Incroyable Hulk, Louis Leterrier, 2008.

femme brune, qu’il domine par sa présence. La transmission d’images qui véhiculent des stéréotypes malheureusement toujours vifs paraît d’une efficacité redoutable. Ronaldo a quitté Madrid pour Turin. Le club a acheté très cher – plus de cent millions d’euros – celui qui l’avait vaincu, espérant que CR7 lui apporte la victoire en Ligue des champions qui lui échappe depuis 1996. Les débuts italiens du joueur ont été difficiles. Son retour en Espagne, pour un match à Valence, où le public espagnol a hué celui qu’il adorait six mois plus tôt, s’est mal passé. L’arbitre lui a infligé un carton rouge, l’empêchant de jouer. À ces déboires, dont il était peu coutumier, s’ajoutent des accusations de viol. L’image de la puissance physique possède, dans son expression même, ses propres revers ; elle peut se révéler bien embarrassante. Peut-être pourrait-on inciter le champion à substituer à la masculinité victorieuse des lutteurs, lors de sa prochaine victoire, les allures dansantes et les couleurs légères des Footballeurs de Pablo Picasso 3, évocation gracieuse de ce qui pourrait ne rester qu’un jeu, un espace de réconciliation et de rencontre. 1. Antonio Canova, Hercule et Lichas, entre 1795 et 1815, Rome, Galleria Nazionale

d’A rte Moderna e Contemporanea. – 2. Paul Richer, Lutte. La Garde, xixe siècle, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts. – 3. Pablo Picasso, Footballeurs, 1961, musée national Picasso-Paris.

Antonio Pollaiuolo, Combat d’hommes nus (détail), 1470-1480, gravure, Cleveland, Museum of Art.


« S’engager, c’est bouleverser » E N T R E T I E N R É A L I S É PA R C L É M E N C E H É R O U T I L L U S T R AT I O N T I G H T P O U R N O T O


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

WA J D I M O U AWA D AU T E U R , M E TT E U R E N S C È N E , D I R E C T E U R D U T H É Â T R E N AT I O N A L DE LA COLLINE Regarder comment nous vivons

du cinéma, où se produit sur un écran

existe plusieurs soleils : on n’est pas obligé

quelqu’un qui n’est plus là. Au théâtre, des

de se soumettre à une ligne qui dévore tout.

vivants s’adressent à d’autres vivants. Cette situation se déroule dans les meetings, les lieux de culte et les centres commerciaux.

Revendiquer

L’écriture et le théâtre sont souvent poli-

Ce sont des endroits où ceux et celles qui

tiques. Mais ils peuvent ne pas l’être. Et le fait

parlent ont un but : que vous votiez pour moi,

qu’ils ne le soient pas peut précisément être

que vous achetiez ce que je suis en train de

perçu comme un choix politique. On pourrait

vous décrire ou que vous affermissiez la foi

dire que tout est un choix politique. Le met-

en ce Dieu dont nous partageons la croyance.

teur en scène polonais Jerzy Grotowski avait

Le théâtre n’est rien de tout cela. Ceux et

fait le choix ne plus présenter de spectacles

celles qui parlent n’ont pas vocation à faire

En tant que directeur d’une institution cultu-

au public et de travailler uniquement en

du prosélytisme. Qui sommes-nous ? Quel

relle et publique, je crois qu’il y a une vraie

laboratoire, dans un contexte de recherche

est ce mystère ? Étymologiquement, le théâtre

position politique qui pourrait se résumer

sur le jeu de l’acteur. Il ne faisait plus de

est le lieu d’où l’on voit. On va nous per-

ainsi : quelle différence existe-t-il entre une

représentations, les gens frappaient à la porte

mettre de prendre de la distance pour

institution et une organisation ? Le théâtre

et venaient voir les répétitions. Sa démarche

regarder comment nous vivons. Évidemment,

de la Colline est une institution. Cette insti-

peut être considérée comme un acte politique.

cela devient politique, car cela pose implici-

tution est une structure, un lieu qui repose

La manière avec laquelle j’entends cette

tement la question de ce qui nous régit et

sur la réponse qu’une société apporte

question m’amène à faire une distinction, car,

de la façon dont nous vivons tous ensemble.

à une question essentielle. Une prison est

à partir du moment où le théâtre est présenté

C’est la même chose pour l’écriture, mais

une institution qui repose sur la manière dont

à un public, il est politique. Il est politique car

pas toujours. On peut écrire et faire le choix

a été pensée la notion de justice. L’hôpital

il s’inscrit dans la cité. Dans la ville, des gens

de n’être pas édité. On peut écrire et se

est une institution qui repose sur la manière

viennent affronter une œuvre qui n’a pas

désintéresser de ce qui advient à cette écri-

dont on a pensé la notion de santé. L’école

pour but de les convaincre, de les faire voter

ture une fois écrite ou donnée à un éditeur

est une institution qui repose sur la manière

d’une certaine manière, d’acheter quelque

qui fera un travail qui n’est pas le nôtre. Cela

dont on a pensé la notion d’éducation. Et

chose ou de croire en quelqu’un. C’est

aussi, c’est une position politique. Il y a une

le théâtre est une institution qui repose sur

l’essence même du théâtre, à la différence

manière d’être, il est possible de croire qu’il

la manière dont on a pensé la notion de

NOTO

75

l’anormalité des lieux de création


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

création, d’art et de culture. Une organisa-

conseillé de ne pas décoller. Les personnes

et mon éditeur fait ce qu’il a à faire. C’est

tion peut reposer sur ce genre d’idées, mais

qui ont tout de même décidé le décollage

pareil avec le ministère, avec qui je ne parle

elle dépend du nombre de ses adhérents.

ont été les premières accusées, mais c’était

jamais chiffres. Jamais je ne trahis mon

Une institution n’en dépend pas. Ce n’est pas

en fait tout le système de la Nasa qui devait

langage. Je parle de ce qui m’anime, des

parce qu’il n’y a plus personne dans une pri-

être repensé, car cela faisait longtemps que

projets que j’ai, j’évoque mes doutes, je dis

son qu’elle cessera d’exister. J’aime beaucoup

des problèmes techniques étaient connus et

que je ne suis pas certain de ce que je vais

cette idée que je dirige non pas une organi-

que l’on passait outre. Comme les voyages

faire, que je ne suis pas sûr que cela va fonc-

sation, mais une institution, et donc que je ne

se passaient bien malgré les risques, la Nasa

tionner, mais j’y crois. Le salaire d’un directeur

dépends pas du nombre d’abonnés. On me

avait fini par accepter des risques qui n’au-

de théâtre national est indexé sur ses objec-

dit qu’il faut remplir les salles, mais ce n’est

raient jamais dû l’être. Tout ce système a failli,

tifs : il y a une partie fixe et une partie variable,

pas ainsi que je veux penser les choses dans

d’où le développement du concept de nor-

versée si les objectifs fixés par le ministère

le cadre d’une institution. À partir du moment

malisation de la déviance. Il y a également

sont remplis. Le rapport entre le politique

où je n’ai pas à m’inquiéter de cela, je n’ai pas

une normalisation de la déviance dans ce

et l’artistique passe donc symboliquement

à convaincre qui que ce soit d’adhérer.

qu’est un théâtre et dans ce qu’un théâtre

par une somme d’argent. C’est une manière

La salle de théâtre, les studios de répétition,

a d’absolument non identique à tout le reste

de dire aux directeurs et directrices : nous

les espaces de rencontre, les éditoriaux, etc.,

de la société. C’est un lieu anormal. Il faut

savons qui vous êtes, nous savons où vous

tous les outils dont on dispose ne doivent

revendiquer l’anormalité d’un lieu de créa-

êtes, nous savons ce que vous faites. Dans

jamais avoir pour but de chercher à convaincre

tion. On ne supporte pas que les artistes

le même temps, c’est la première année

quelqu’un d’adhérer. C’est un objet de ré-

soient des gens différents alors que c’est

que le théâtre de la Colline n’a pas vu sa

flexion et non publicitaire. L’abonnement est

la première chose qu’on leur demande ! Voilà

subvention augmenter, alors que les frais

un service que l’on peut offrir en plus, mais

pourquoi, lorsque je m’assois pour écrire

de fonctionnement sont en hausse en raison

ce n’est pas le but en soi. De même, je suis

un édito, il est hors de question de dire

de l’inflation. Je suis obligé de toucher à la

très attentif à la manière dont on parle

aux gens : « Venez, ce que nous faisons est

marge artistique, et c’est un spectacle en

des spectacles qui se jouent à la Colline, car

génial ! » Il me faut plutôt entrer dans un

moins. On me demande de respecter des

il me paraît nécessaire d’échapper à toute

endroit qui s’insère dans les réelles ques-

objectifs sans m’en donner les moyens. Je

autocongratulation. Je refuse obstinément

tions que je me pose.

refuse d’obéir à cette obsession des chiffres.

d’être dans un rapport marchand, d’entrer

Je ne fais pas exprès, je fais ce en quoi je crois.

dans ce jeu, dans cette sémantique, dans cette

J’invite les artistes en qui je crois, je ne

logique, et c’est éminemment politique. J’ai récemment lu un texte de Diane Vaughan sur la « normalisation de la déviance », à propos de l’explosion de la navette Challenger

Croire plutôt que compter

en 1986. La navette s’est détruite à cause de

m’occupe pas du reste. Si cela ne convient pas, on me demandera de partir. Mais, au moins, il n’y aura pas eu un moment où je me serai trahi. Je ne suis pas du tout consensuel sur cette question des chiffres. Je m’inscris

l’étanchéité défaillante d’un joint : l’entre-

Je conçois ma relation avec le ministère de

davantage dans le dialogue sur la notion de

prise qui l’avait fourni avait prévenu la Nasa

la Culture comme celle que j’ai avec mon

public et de diversité, sur le rapport entre

qu’elle n’était pas convaincue de la fiabilité

éditeur, qui répète souvent qu’il est un épicier,

les vœux et la réalité. J’ai fait le choix de la

de ces joints à basse température, et avait

qu’il vend des livres. Je fais ce que j’ai à faire

parité entre hommes et femmes dans les

NOTO

76


WA J D I M O U AWA D

spectacles programmés et j’espère y arriver

en deux : ceux qui travaillent pour le service

dans le théâtre que je dirige au-delà du cercle

dans deux ou trois ans. La diversité me tient

public et le public qui reçoit ce service. Cette

de ceux qui sont déjà convaincus. Avant,

aussi à cœur, j’essaye de l’amener autrement,

idée n’est pas vraie. Un jour, au Canada,

je voulais faire résonner l’acte du théâtre

sans volontarisme. Ne pas me mettre à

un homme était très fâché contre l’idée que

au-delà de ses limites et aller vers ceux qui n’y

parler une langue qui n’est pas la mienne,

nous, artistes, utilisions ses impôts. Je lui ai

ont jamais été ou qui n’y vont que rarement.

c’est le plus important.

répondu : « Ne vous inquiétez pas, car tous

Aujourd’hui, je me rends compte que le plus

Veut-on que le théâtre soit accessible finan-

les artistes payent des impôts. Il y a des gens qui

urgent est de redonner de la conviction

cièrement ? Pense-t-on que le théâtre doit

aiment aller au théâtre, et qui eux aussi payent

à ceux qui étaient convaincus du théâtre il

exister, est-ce important d’y aller à des prix

des impôts. Je suis sûr que l’argent que nous rece-

y a quelques années et qui ne le sont plus.

accessibles ? La notion de théâtre public a été

vons vient des impôts payés par les spectateurs et

Je veux leur dire que l’enchantement n’a pas

créée par Victor Hugo, qui estimait que

les artistes. Et même, si l’on met ensemble l’argent

disparu, que c’est encore possible de retrou-

le théâtre devait appartenir aux gens, et

des impôts de tous ceux qui vont au théâtre, on

ver la joie de la passion. Quand je rencontre

donc qu’il fallait que les gens lui donnent de

est au-delà de ce que l’on donne à un théâtre. »

un auteur, je lui offre tout. Je ne lui impose

l’argent. Mais l’argent donné par le public

Cette notion de service public nous amène

aucune condition, je lui dis qu’il va pouvoir

ne suffisait pas, alors l’État a décidé de

à des discussions aussi absurdes où l’on

monter le spectacle comme il le veut. Je

compléter pour que l’utopie puisse exister.

partagerait l’argent du bien commun, comme

passe du temps avec lui, je l’aide parfois

En cent ans, cela s’est complètement inversé.

si l’argent appartenait au commun, mais pas

dans le travail de dramaturgie. Certains

Ce n’est pas un service public, mais un en-

à tout le monde. Cette notion d’engagement

auteurs me font lire des versions de leur

droit qui engage le public. On dit au public

de la part de tout le monde a été perdue.

travail, ils viennent dans mon bureau, nous

de s’engager, que l’État complétera. Je reste

Personne n’est prêt à dire : « Nous vivons

discutons du texte, sans que jamais je ne

sur cette idée, sinon les billets seraient

ensemble, nous travaillons ensemble, nous

doute de mon engagement. Je crois que cela

à quatre cents euros. Les moyens accordés

aiderons ceux qui sont en difficulté, etc. »

réenchante le rapport au théâtre.

au théâtre et à l’intermittence prouvent que

J’ai sans doute des velléités communistes

Avec le public, c’est pareil. Je veux leur racon-

l’existence de la représentation théâtrale est

sans m’en rendre compte, mais l’idée de la

ter, leur dire : « Parfois ce sera bien, parfois

importante. Si on n’y croit plus, si on pense

séparation des pouvoirs et des biens est

ça ne le sera pas. » Je veux faire le geste

qu’il n’est plus important que des représen-

une chose avec laquelle je ne me sens pas

de porter une parole, de leur raconter ces

tations soient accessibles avec un geste

en phase.

choses-là de manière directe et émotive.

d’engagement de tout le monde, alors le

J’essaye de dire aux équipes : « Qu’est-ce qu’on

théâtre de la Colline disparaîtra. Dans l’idée

sacrifie ? Si vous êtes toujours derrière vos tâches,

d’un théâtre-service public, j’ai l’impression

vous passerez à côté du collectif, car vous ne serez

qu’on est là pour le servir lui, ce public formidable. Or, le théâtre demande un engagement de tout le monde, des équipes, du

Redonner

jamais dedans. On s’adressera toujours à vous

de la conviction

public, des artistes, etc. Il y a quelque chose

à travers vos tâches. Vous ne pourrez jamais dire que vous avez participé à la création : vous serez toujours un outil. » En en même temps, celui

qui s’est perverti dans cette idée de service

Je crois toujours à la puissance de l’art. Mais

qui ne compte pas ses heures s’inscrit dans

public et qui a transformé la compréhension

j’ai des difficultés à croire que je vais réussir

un rapport fusionnel qui finira forcément

que l’on en avait. Elle scinde la population

à la transmettre, à ce qu’elle soit incarnée

mal, il va tuer quelqu’un ou quelqu’un va

NOTO

77


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

le tuer. Le spectacle sert à montrer comment

ce que j’écris. C’est la notion d’ébranlement.

que, enfin, on a trouvé le cadavre et on ne

nous vivons, comme dirait Tchekhov, donc

Si on y arrive, par épidémie, le spectateur

s’est pas trompé, il y avait bel et bien un

on ne peut pas se comporter au contraire

tremblera aussi. On jettera un virus dans la

cadavre dans ce lac. L’émotion de l’acteur

de ce que l’on raconte sur le plateau : on ne

salle, et trois jours après les gens tousseront.

permet cela. Les acteurs et actrices sont tel-

peut pas mal se parler dans l’équipe. Comme

La narration peut passer par une performance

lement lavés par le travail de répétition que,

pour le public, j’essaye de récupérer ceux

physique, réelle, concrète. Mais il y a aussi

quand on arrive à la dernière scène, on la met

qui y ont cru. Il y a eu beaucoup d’humilia-

une fiction qui passe par le redéploiement

en place généralement de manière simple.

tions, de mépris, de rejet, de hiérarchisation

de l’empathie, l’identification du spectateur

Ils la jouent, et c’est exactement à l’endroit

du pouvoir... Des fractures sociales se sont

à ce qu’il voit pour percer chez lui un endroit

émotif qu’il faut. Il y a alors quelque chose

créées entre les gens. Une caricature a été

opaque de la mémoire physique, quelque

de très cathartique qui se produit chez moi.

punaisée sur le tableau des employés avant

chose en lui qui se souvient et explose. Et ce

La passion émotive en France ne fonctionne

mon arrivée : on y voit un arbre où sont

quelque chose relève du vivant et de la faim,

pas bien. Les Français ont une certaine

répartis des oiseaux, et ceux d’en bas sont

ce quelque chose n’a pas été nourri depuis

retenue dans l’émotion. Je ne sais pas gérer

couverts de fiente. La légende dit : « Ceux qui

tellement longtemps que, soudain, cette

cela, je suis dans l’affect et c’est lui qui

sont en haut ne voient qu’un tas de merde en

histoire réveille le spectateur et il se met

me fait parler. Je pense à une phrase de

regardant en bas et ceux qui sont en bas ne voient

à trembler, tout ça à cause d’une histoire,

Friedrich Hölderlin : « Ce qui ne peut mettre tout

que des trous du cul. » J’aimerais qu’un jour

pas d’un truc vrai. La narration protège, et

pour l’éternité ne met rien. Où trouverons-nous

quelqu’un enlève cette caricature sans que

en même temps elle ne protège pas.

l’unique chose qui nous donne la paix, et quand

je ne le demande ni que rien ne se passe

Les moments les plus importants pour moi

pourrons-nous entendre une autre fois chanter

vraiment.

sont quand j’écris la dernière scène d’un spec-

notre cœur comme au jour radieux de l’enfance ?

tacle et que je la mets en scène. Je ressens

[...] Ce qui ne me bouleverse pas ne m’est rien. »

alors une forme de paix, de légèreté. Comme

Ce sont des phrases qui ont beaucoup

si les morts avaient été enterrés. Je ne sais

compté dans ma vie. C’est en cela que je

pas si c’est une consolation ou un deuil.

crois : si cela ne me bouleverse pas, cela n’a

C’est peut-être un deuil qui enfin s’achève,

pas d’intérêt. Je fonctionne ainsi. Ma façon

ou se syntonise, trouve son cadre. On ne se

de m’engager, c’est de bouleverser. Cela

Épidémie d’ébranlements

console pas vraiment de ce qui nous a été

ne passe pas tout le temps, car c’est un

Dans ses Essais hérétiques sur la philosophie

enlevé. Mais on peut trouver une manière

rapport invasif. Mais je ne crois pas être

de l’histoire, Jan Patočka demande ce qui peut

de le porter de manière reposante, comme

pessimiste. Au pire, c’est de la tristesse.

solidariser deux personnes en train de se tirer

quand on porte quelque chose de lourd dans

dessus : c’est la solidarité des ébranlés. C’est

ses bras et que l’on trouve une manière plus

à cette solidarité que je pense. Celui qui trahit

confortable de le mettre sur le dos. Quand

cette solidarité est un embusqué qui vit

je mets en scène la dernière scène, j’ai l’im-

du sang des autres. Cela m’amène à réfléchir

pression que le cadavre remonte à la surface.

à la manière dont je pense le théâtre et à la

Et même s’il nous reste du travail de répéti-

façon dont je travaille. Ce que je vais essayer

tion, je dis en plaisantant que c’est bon, qu’ils

de faire, c’est de vous faire trembler avec

n’ont plus besoin de moi. J’ai le sentiment

NOTO

78


WA J D I M O U AWA D

Le mal est toujours là

s’impliquer la RATP et de la SNCF, puisque je n’ai pas d’autre moyen de venir à Paris. Quand le RER

Il est facile de laisser sa place à la jeunesse

est bloqué, j’entends « Merci de votre compré-

en tant que directeur d’institution. Il faut

La manière avec laquelle les destins se brisent,

hension » et tout le monde est calme, car

simplement le décider. C’est facile, car cela

la violence des réseaux sociaux, le canniba-

tout le monde sait que cela ne sert à rien de

fédère tout le monde. Tous les gens qui tra-

lisme qui permet de dévorer les gens les uns

s’énerver... Or, il faut un défouloir, un bouc

vaillent dans ce théâtre se disent que leurs

après les autres, la violence médiatique me

émissaire : on assiste sur les réseaux sociaux

enfants auront une vie plus difficile que

font halluciner. Sous le couvert de l’indigna-

à un retour du refoulé puritain, moralisateur

la leur. Je me suis concentré sur une chose :

tion vertueuse, ceux qui s’emportent contre

vertueux, aveugle. Alors que je passe mon

que les plus jeunes nous parlent plutôt que

un coupable désigné le font toujours au nom

temps à voir sur les plateaux de théâtre tous

nous nous adressions à eux. Je veux les im-

d’une indignation qui ne sert qu’à démontrer

ces gens que l’on déteste. Le mal est toujours

pliquer dans la vie du théâtre, les inviter

leur propre vertu. Si j’insulte quelqu’un sur

là. Et puis on s’y attache, on l’aime, on com-

à poser un regard sur nous comme s’ils

les réseaux sociaux, il faut que j’accepte que

prend Macbeth, on a envie de lui dire : « Mais

étaient des reporters, leur donner une place

quelqu’un d’autre puisse dire la même chose

non, arrête ! » On a envie de dire à Créon :

en leur demandant d’organiser un colloque

de moi. Dans la Genèse, Caïn dit : « Suis-je

« Mais non, t’es con ! » Quels sont les droits

festif. Nous leur donnons un cadre, mais

le gardien de mon frère ? » Oui, il l’est. Tu ne trahis

d’un coupable ? Je pose la question, car on

nous ne les encadrons pas. C’est à eux de

pas ton frère. Tu le sauvegardes, quel qu’il soit.

peut tous devenir coupables. On pense que

décider. Je sers de mur pour qu’ils puissent

L’impossibilité d’être coupable est arrivée.

nous sommes tous des gens très bien qui

jouer au tennis.

Il n’est plus possible d’être coupable, la

ne tueront jamais personne. On oublie que

Je vais vous montrer un mot forgé, qu’un

présomption d’innocence n’existe plus.

l’on est dans une cage enfermant un fauve

ami m’a offert, car je l’utilise souvent. Ce mot

La justice est un rempart important : il faut

et qu’un rien peut ouvrir la porte. Et le pire,

c’est « indifférence ». Je perçois l’indifférence

s’y référer, la raffermir, lui redonner sa force,

c’est encore de se dire : « Moi jamais ! Lui,

comme une concentration uniquement sur

sa liberté, sa capacité d’agir pour nous éviter

ça lui arrivera, car c’est un Arabe/pauvre/

ce qui plaît à notre cœur. Si vous regardez

de passer d’Antigone à Électre. Antigone dit :

salaud/non-éduqué/chômeur, etc. » Toute

un film chez vous, vous éteignez la lumière,

« Je n’obéirai pas à ta loi qui contredit celle

cette démarche qui nous disculpe, c’est

vous tirez les rideaux. Vous savez que s’il y a

des dieux. Je ne me mettrai pas les dieux

le pire. Notre société présume d’elle collec-

trop de lumière vous ne verrez pas l’image.

à dos pour te satisfaire. » Le chœur lui répond

tivement. Dire que l’on ne connaîtra plus

Et ce qui vous importe le plus, c’est de voir

qu’elle vit pourtant bien avec les hommes.

jamais la guerre devient plus un poncif

l’image. Plus le noir sera profond, et plus

Électre, elle, s’inscrit dans la vengeance. Il n’y

qu’une conscience.

l’image, qui est la seule chose que vous voulez

a plus de justice. C’est une question que

voir à ce moment-là, sera puissante. Vous ne

Sophocle pose : où sont les foudres de Zeus

tirez pas les rideaux parce que vous détestez

si l’impuni continue ? L’idée qu’il n’y a plus de

le monde, mais parce que vous voulez vous

justice est de plus en plus présente. Du fait

concentrer sur autre chose. L’indifférence,

de cette défiance, on se fait justice soi-même.

c’est une fenêtre que l’on ferme, un noir que

Je me suis demandé d’où ça venait. Je prends

l’on fait, car quelque chose de plus puissant

le RER tous les matins. Je ne dépends alors

nous attire et on veut lui consacrer notre

plus de moi. Ma vie est au bon vouloir de

attention.

NOTO

79


NAISSANCE ET RENAISSANCE D E L A R E P R É S E N TAT I O N ANIMALE

P A R N I C O L A S M I L O VA N O V I C

L E G R AC I E U X LAP I N DE LA V I E RGE À L ’ENFA NT DE T I T I E N , LA DOULE UR D U R EN AR D P R I S DAN S U N P I È GE PE I N T E PAR GUSTAV E COURBET, LA LEVADE DE WH I ST LE J AC K ET – ON RAPPORT E QUE , FAC E À S O N P O RTR AI T, LE P UR- SA N G VOULUT ATTAQUE R LE TABLE AU D E G EO RGE STU B B S – , LE PO RT RAI T PAR ROE LAN DT SAV E RY DU DODO DE PROFIL, CET OISEAU ENDÉMIQUE DE L’ÎLE MAURICE, CÉLÉBRÉ PAR L EW IS C AR RO LL DAN S LE S AV E NTUR E S D’A L IC E AU PAYS DE S M ERVE IL L E S, DI SPAR U À LA FI N DU X V I I E SI È C LE , LE S OI SE AUX DE BUF F ON , L ES A N I M AU X S C U LP TÉS DE C L AUDE ET F RAN Ç OI S-X AV I E R LALAN N E . . . LA R E P R ÉSE N TATI O N AN IMALE PAR LE S ART I ST E S SUSC I T E U N É M E RV E I L L E M E N T U N I V E R S E L . C E T É TO N N E M E N T A G U I D É L A N A I S S A N C E ( A RT I S T I Q U E ) D E L’ H U M A N I T É DA N S L A P RO F O N D E OBSCURITÉ DES GROTTES, AVEC DES TRACÉS DE BISONS, D’AUROCHS, D E P I N G O U I N S , D E VAC H E S , E T C . S ’ I L E S T E N T E N D U Q U E L A B E A U T É CON STI TU E L’ U N DES MOTE U RS PRI MORDI AUX DE L’É VOLUT I ON , PO UR Q U OI LE S AN I MAUX  ?


M OT I F

« Toros ! Toros ! » (« Des taureaux ! Des taureaux ! »), s’écria Maria, 8 ans, pour attirer l’attention de son père, Marcelino Sanz de Sautuola (1831-1888), avec lequel elle avait pénétré dans la grotte d’A ltamira en 1879. Émile Cartailhac (1945-1921), célèbre préhistorien français, rejeta d’abord la découverte, considérant que les peintures étaient récentes, jugeant les procédés mis en œuvre trop savants. On craignait une supercherie, on s’interrogeait sur l’éclairage artificiel au fond de la grotte et, surtout, on trouvait les peintures trop belles, trop artistiques pour des hommes primitifs. Mais les découvertes de décors pariétaux se multiplièrent : la grotte Chabot (Gard) en 1879, la grotte de Pair-non-Pair (Gironde) en 1881, la grotte de La Mouthe (Périgord) en 1895, qui livra même en 1899 une lampe en grès exhumée d’un niveau magdalénien  1 , résolvant ainsi la question très débattue de l’éclairage. Toujours dans le Périgord, tout près des Eyzies-de-Tayac, les gravures et les peintures des Combarelles et de Font-de-Gaume furent découvertes par l’abbé Henri Breuil, Louis Capitan et l’instituteur Denis Peyrony en 1901. La succession de ces découvertes avait rendu le scepticisme de plus en plus insoutenable. Cartailhac eut le courage d’un mea culpa public en 1902, reconnaissant l’authenticité des premières peintures pariétales préhistoriques et rappelant combien « c’était absolument nouveau, étrange au plus haut point », relevant « la perfection des œuvres, leur importance, les procédés d’exécution, l’originalité des silhouettes  2 ».

POURQUOI L E S A N I M AU X  ? Restait à comprendre pourquoi des hommes avaient peint de tels chefs-d’œuvre dans la profonde obscurité des grottes et ce que ces décors pouvaient bien

NOTO

A RT

signifier. Cartailhac et l’abbé Breuil (1877-1961), autre grand préhistorien, penchèrent d’abord pour une impulsion artistique spontanée, dans l’esprit des théories contemporaines de l’art pour l’art. Salomon Reinach (1858-1932) tira parti de nouvelles études ethnographiques des aborigènes australiens pour proposer de reconnaître dans l’art pariétal un totémisme et une magie de la chasse. Cette dernière interprétation s’imposa pendant plusieurs décennies, jusqu’aux études inspirées du structuralisme menées par Annette Laming-Emperaire (1917-1977) et André Leroi-Gourhan  3 (1911-1986) dans les années 1950 et 1960. Les animaux furent alors l’objet d’une étude statistique et topographique, pour mettre en évidence des systèmes de relations en fonction des fréquences relatives des espèces et de leur emplacement dans les grottes. Leroi-Gourhan aboutit à une opposition binaire, bien dans l’esprit structuraliste, entre principes masculin, le cheval, et féminin, le bison ou l’auroch, ces trois espèces étant les plus fréquentes dans l’art pariétal  4. Dans les années 1990, l’hypothèse chamaniste, défendue par Daniel Lewis-Williams et Jean Clottes, suscita des réactions vives et très contrastées, de l’enthousiasme à l’incrédulité  5. Cette hypothèse est fondée sur l’apparition d’images mentales à des chamanesartistes au cours de transes provoquées par des produits hallucinogènes, ces visions étant traduites ensuite sur les parois des grottes. D’une manière un peu cocasse, les études les plus récentes reviennent au totémisme proposé dès l’origine par Salomon Reinach, puis Max Raphaël (1889-1952), avec bien sûr davantage de rigueur anthropologique, reliant les décors pariétaux à un processus classificatoire  6. Selon Emmanuel Guy, cette classification conférerait une valeur emblématique, quasi héraldique, aux espèces représentées. Elle résulterait d’une forte hiérarchie sociale, déjà présente dans certaines de ces sociétés préhistoriques  7.

81


M OT I F

spiritualité que d’un émerveillement spontané face au paysage animal. Mais tandis que culture et spiritualité nous échappent, en l’absence de textes, la manière de choisir et de représenter les animaux demeure riche d’enseignements.

L A B E AU T É , MOTEUR PRIMORDIAL D E L’ É VO L U T I O N Aussi stimulantes que soient ces interprétations successives, on a néanmoins le sentiment qu’elles ont dissocié le fond et la forme. Qu’elles n’ont pas suffisamment pris en compte la puissance plastique et la force d’expression des animaux représentés, les réduisant à des signes, des visions ou des emblèmes. Ils apparaissent pourtant pleins de vie sur les parois des grottes, au point d’émerveiller petits et grands. Revenons à l’exclamation de la petite Maria Sautuola reconnaissant les taureaux – en fait des bisons –, sur les parois de la grotte d’A ltamira. On est en droit de s’étonner qu’un art vieux de 15000 ans fasse une impression si vive sur une enfant si jeune. Y aurait-il une attirance naturelle et spontanée pour les aspects dynamiques, expressifs et naturalistes des formes animales ? Les plus récentes études scientifiques démontrent que la beauté constitue l’un des moteurs primordiaux de l’évolution, réévaluant ainsi le principe de sélection sexuelle proposé par Darwin en 1871  8. Richard Prum, l’un des plus illustres ornithologues contemporains, explique que les oiseaux sont sensibles à des critères de beauté purement formels, qui échappent aux scientifiques 9. Il ajoute que le cerveau animal (et donc humain) a lentement évolué pour mieux apprécier une beauté singulière dont il est lui-même créateur. Michael Ryan, professeur de zoologie à l’université du Texas, aboutit aux mêmes conclusions en étudiant des espèces différentes  10. Cette idée que la beauté façonne les formes animales, que la science de l’évolution redécouvre aujourd’hui, est fascinante. Elle permet de mieux comprendre l’émerveillement enfantin devant l’animal, qui paraît bien universel. Elle donne certainement des clefs pour mieux appréhender l’art préhistorique. Bien sûr, celui-ci est autant le produit d’une culture et d’une

NOTO

UN BESTIAIRE D ’A B O R D N AT U R A L I S T E ET LOCAL Lorsqu’on franchit l’entrée artificielle de la grotte du Pech Merle (Lot), aménagée en 1923, on chemine entre les silhouettes d’animaux de plus en plus nombreuses, surtout des bovidés et des mammouths, avant de se trouver face aux chevaux ponctués. Ils sont peints sur une paroi qui appelle le regard, large et dégagée, étonnamment lisse et légèrement inclinée. L’œil est d’abord captivé par la silhouette du cheval de droite, dont la tête se dessine selon la forme accidentelle du bord de la paroi. Les volumes ressortent puissamment grâce aux taches sombres, plus intenses sur le dos et l’encolure, plus diffuses sur le ventre. Si les jambes sont seulement suggérées, elles contribuent à donner à la figure une vitalité frémissante. On discerne un autre cheval, de même dimension et d’un profil très similaire, représenté en symétrie avec le premier, dos à dos, décalé vers le bas. Des mains négatives fortement contrastées apparaissent au-dessus des deux bêtes. Les ponctuations noires se prolongent à l’extérieur des silhouettes, le long des contours des chevaux. Quelques ponctuations rouges s’intercalent entre les noires. Et si l’on demeure attentif, en clignant des yeux, on discerne la silhouette rouge d’un grand brochet qui se superpose à celle du cheval de droite. Devant les chevaux ponctués du Pech Merle, datés de 29000 ans avant le présent, « la certitude l’emporte d’une réalité inexplicable, en quelque sorte miraculeuse, qui appelle l’attention et l’éveil  11 ».

82

PL. I


PLANCHE I

Panneau des chevaux ponctués, réalisé 29000 ans avant le présent, grotte du Pech Merle, Cabrerets (Lot).

© Centre de Préhistoire du Pech Merle (Cabrerets, Lot) - Photo P. Cabrol


© MCC – DRAC/SRA PACA - Photo Michel Olive

PLANCHE II

Panneau avec deux pingouins, réalisé vers 27000 ou vers 19000 ans avant le présent, grotte Cosquer, Marseille (Bouches-du-Rhône). C’est la première fois que des pingouins sont figurés dans l’art quaternaire.


A RT

P L . I I I , fig. 2

L’abbé Breuil, qui croyait à la magie de la chasse, écrivait en 1952 à propos des décors pariétaux : « À la base d’une telle création artistique, il y a la connaissance profonde des formes animales, qu’une expérience quotidienne de la vie de chasseur à la grosse bête peut seule donner ; pas de grande chasse, pas d’art pariétal naturaliste 12. » Si l’hypothèse de la magie de la chasse est aujourd’hui abandonnée, car, dans les cas où l’étude a été faite avec rigueur, les animaux représentés et consommés ne coïncident pas, celle d’une observation attentive et d’une « connaissance profonde » des espèces animales doit être réévaluée. Pour cela, il faut établir les correspondances le plus fines possible entre les espèces représentées et les territoires qu’elles occupaient. On constate une prédominance du bison et du cheval dans le bassin aquitain, de l’auroch et du cheval en Europe méridionale, du cerf dans la zone cantabrique, du bouquetin dans les zones d’altitude, du mammouth et du rhinocéros dans la grande plaine septentrionale  13. Le bestiaire pariétal de la grotte Chauvet-Pont d’A rc (Ardèche), découverte en 1995, a montré les limites d’une analyse globale comme celle de Leroi-Gourhan, s’appliquant à l’ensemble des décors pariétaux du Paléolithique supérieur. Stylistiquement, suivant la typologie des quatre styles proposée par Leroi-Gourhan, il fallait dater les peintures du Magdalénien, vers -15000 ans. Les datations au carbone 14 ont démontré que les décors dataient en réalité de -33000 à -37000 ans, c’est-à-dire de l’A urignacien  14 ! En outre, le bestiaire pariétal n’est pas fondé sur la prééminence classique, soulignée par Leroi-Gourhan, du cheval et du bison ou de l’auroch. Les espèces représentées à Chauvet sont bien celles qui peuplaient les steppes continentales tout au début de l’Aurignacien, notamment les mammouths et les rhinocéros laineux. On admire pas moins de soixante-quinze représentations de rhinocéros, ce qui constitue près des trois quarts des figurations connues de cette espèce dans les grottes ornées. La beauté des rhinocéros de Chauvet procède d’une technique complexe et maîtrisée qui peut

NOTO

être décomposée en plusieurs étapes : raclage de la paroi afin de la blanchir et de faire ressortir le motif par contraste ; dessin au fusain (charbon de bois) puis estompage au doigt ; gravure soulignant les lignes principales ; enfin répétition des contours comme pour multiplier l’animal en donnant une impression de mouvement. Le résultat final est saisissant. Il ne peut s’expliquer sans imaginer cette « connaissance profonde » des espèces animales suggérée par Breuil. De même à Niaux (Ariège), on peut démontrer que c’est bien la variété locale de bouquetins qui a été attentivement observée et représentée : on distingue parfaitement les annelures qui différencient les bouquetins des Pyrénées de leurs cousins des Alpes dans l’une des plus belles figures de bouquetin préhistorique connues. L’animal est vu de profil, tourné vers la droite. Il semble en arrêt, attentif, aux aguets, le museau relevé, l’œil étincelant. Le ventre est laissé en réserve, lui conférant ainsi rondeur et relief. Tout comme Niaux, la grotte Cosquer, en partie immergée dans une calanque de Marseille, est ornée d’espèces animales qui en fréquentaient les abords : phoques et grands pingouins, mais aussi probablement méduses, poulpes et poissons. Les trois pingouins de Cosquer sont dessinés d’un trait juste, leurs silhouettes étant parfaitement reconnaissables, petite tête au large bec sur un long cou émergeant d’un corps volumineux aux ailes déployées. Ils constituent ainsi les premières représentations peintes de cette espère dans l’art pariétal. Les deux autres représentations paléolithiques de grands pingouins sont toutes deux gravées et moins détaillées. Elles se trouvent également près des côtes, en Espagne, en Cantabrie, à El Pendo (gravure pariétale), et en Italie, dans les Pouilles, dans la grotte Paglicci (gravure sur un bloc rocheux), laissant ainsi supposer une observation directe de l’animal, qui était alors répandu en Méditerranée aussi bien que dans l’Atlantique, comme les gisements ayant fourni des restes du Glaciaire et du début du Post-Glaciaire le démontrent  15.

85

P L . I V, fig. 4

PL. II


PLANCHE III

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2

3

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6

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PLANCHE IV

1

3

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5


M OT I F

L A VA L E U R E X P R E S S I V E D E L’A RT PA L É O L I T H I Q U E L’art préhistorique n’avait pas pour seul enjeu la représentation naturaliste des espèces locales. Le choix des espèces établit une hiérarchie au sein de la faune locale selon une tradition artistique dont on ne connaît pas les raisons profondes. Ainsi les représentations du lièvre sont rarissimes, alors que nous savons qu’il était régulièrement consommé, comme le lapin au sud des Pyrénées. Il se rencontre néanmoins dans l’art mobilier, ainsi sur certaines plaquettes gravées de la grotte de la Marche (Vienne), où on peut reconnaître aujourd’hui quatre léporidés  16 . C’est tout le contraire pour le mammouth : il est fréquemment représenté dans les grottes du Périgord et tout particulièrement à Rouffignac (Dordogne), la « grotte des mammouths », alors qu’il était absent de la région au Magdalénien. Comment ne pas évoquer une tradition née de la puissante impression que cet animal avait fait sur les hommes du Paléolithique ? Comment ne pas imaginer que ceux-ci avaient reconnu aux espèces animales des valeurs expressives différentes et hiérarchisées selon leur taille, leur pelage, leurs comportements, etc. ? L’expression a été l’un des enjeux majeurs et constants de l’art paléolithique. Elle a été objet d’expérimentations nombreuses : mise à profit des affleurements rocheux, des accidents découpant irrégulièrement les parois, déformations perspectives des figures, isolement, symétries, impressions de mouvement données par les attitudes, par les répétitions de motifs, etc. Un des mammouths gravés de Rouffignac a l’œil formé par un silex affleurant hors de la paroi. La tête du cheval de Niaux est dessinée par le profil accidenté de la paroi sur laquelle il est peint. Les taches noires de ce cheval ont aussi été interprétées comme une robe tachetée, dont une étude génétique a démontré qu’elle existait au Paléolithique  17. La fascination pour une peau ou une fourrure « bigarrée, pleine de taches, marquetée,

NOTO

et vergetée, et mouchetée » est universelle, comme en témoignent ces vers de La Fontaine dans Le Singe et le Léopard. Les chevaux de Niaux retiennent aussi le regard par leurs dimensions identiques et leur position en symétrie axiale, si fréquente dans l’art pariétal. Le motif peut aussi être rendu plus saillant par son attitude : ainsi la vache qui tombe, à Lascaux, attire-t-elle le regard par ses dimensions monumentales, accentuées par le contraste avec la frise des petits chevaux noirs qu’elle surplombe, mais surtout du fait de son attitude inhabituelle, tout en mouvement et en déséquilibre. Toujours à Lascaux, relevons l’étrange position des deux bisons « cul contre cul », pour reprendre une expression de l’abbé Breuil  18, qui paraissent s’élancer dans des directions opposées et dont l’élan est accentué par un effet de déformation perspective soigneusement calculé. C’est un procédé habituel dans les décors pariétaux, mais toujours impressionnant, ces animaux qui paraissent bondir vers le spectateur d’une manière plus saisissante encore lorsqu’ils sont éclairés à la lumière vacillante d’une flamme, comme on peut le constater en assistant à une visite de Lascaux II, chef-d’œuvre de Monique Peytral.

P L . I V, fig. 1

PL. V

RENAISSANCE ET M O N D I A L I S AT I O N Il a fallu attendre plusieurs millénaires avant de revoir en Europe des représentations animales ayant la puissance expressive et le naturalisme des décors pariétaux paléolithiques. On peut situer cette renaissance vers la fin du xvi e siècle. Contrairement au cas paléolithique, on est cette fois bien renseigné sur le contexte culturel et spirituel. Tout d’abord, il y a l’émergence d’un humanisme chrétien défendu notamment par le cardinal Frédéric Borromée (1564-1631), archevêque de Milan, amateur et collectionneur de peinture, et fondateur de la bibliothèque Ambrosienne. Dans ses Trois Livres des louanges divines (1632), Borromée décrit l’émerveillement devant la beauté de la Création, qui reflète la bonté

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PLANCHE V

Panneau des bisons adossés, réalisé entre 20000 ans et 17000 ans avant le présent, grotte de Lascaux, Montignac (Dordogne).

© MCC/Centre national de préhistoire - Photo N. Aujoulat


© NHM Images

PLANCHE VI

Roelandt Savery, Dodo (raphus cucullatus), vers 1625, huile sur toile, Londres, Natural History Museum.


A RT

P L . V I I I , fig. 6

de Dieu. Il discerne sur le front des animaux « comme le nom, ou la ressemblance, ou la marque de celui qui [les] a produits ». Il appelle à découvrir l’harmonie du « concert des créatures », car il n’est pas « si sonore et si éclatant que chaque personne puisse l’entendre  19 ». C’est en 1594, à Milan, pour répondre aux attentes du cardinal, que Jan Brueghel l’Ancien (1568-1625) peignit l’une des toutes premières scènes du paradis terrestre peuplé d’animaux vivant en paix, les prédateurs cohabitant avec leurs proies. Brueghel a accordé une attention nouvelle à la diversité des espèces animales, dans l’esprit de la spiritualité borroméenne, qui faisait le parallèle entre la puissance et l’élégance des formes animales, d’essence divine, et les merveilles architecturales créées par l’homme : « Les troupes de poissons qui, outre leur nombre, nous rendent témoignage, par la grandeur démesurée de leurs corps, de l’esprit généreux de ce Seigneur qui les produisit, comme les pyramides, les colonnes, les arcs, les théâtres et les amphithéâtres ont été pour nous autrefois, et sont encore en toute occasion, des témoignages très certains de la générosité d’autrui  20. » Ainsi Brueghel n’a-t-il pas omis diverses espèces de poissons et même une baleine. L’autre ferment de la renaissance de la représentation animale est la nouvelle ambition scientifique et encyclopédique d’étude et de classification des espèces, dont témoignent en particulier les travaux d’Ulisse Aldrovandi (1522-1605) et de Conrad Gessner (1516-1565) 21. Ces ouvrages sont illustrés de gouaches et de gravures d’une vérité et une précision nouvelles. Les artistes tirent parti de la multiplication des ménageries suscitée par le développement des liaisons entre continents, permettant l’afflux d’espèces exotiques en Europe. La ménagerie créée par Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612) à Prague eu un rôle précurseur. Elle a servi de lieu d’observation à plusieurs artistes et notamment à Roelandt Savery (1576-1639), qui représenta les espèces animales avec une justesse dans les formes et les textures qui émerveilla ses contemporains. Le sujet d’Orphée charmant les animaux en jouant de la lyre ou de la viole illustrait l’harmonie profonde du monde révélée par le talent et la sensibilité de l’artiste.

NOTO

Orphée étant une préfigure païenne du Christ, le sujet avait également une consonance chrétienne, ce que confirme la place éminente donnée au cerf, symboliquement associé à Jésus depuis le Physiologus, le premier des bestiaires chrétiens. La scène d’Orphée répondait ainsi aux scènes de paradis terrestres peintes par Jan Brueghel l’Ancien. Savery fut le premier à représenter avec vérité certaines espèces exotiques, comme le dodo. C’était une espèce endémique de l’île Maurice, alors inhabitée et colonisée par les Hollandais à partir de 1598  22 . Savery a peint l’animal à plus de huit reprises, méritant ainsi le surnom de « peintre des dodos ». N’ayant jamais été en contact avec l’homme, le dodo ne le craignait pas et se laissait facilement attraper. L’espèce s’éteignit en moins de un siècle. Le transport de plusieurs dodos en Europe est attesté dès 1599. L’un d’entre eux rejoignit la ménagerie de Rodolphe II en 1603, où il inspira Savery. Mais l’artiste a peint son plus célèbre portrait de dodo, conservé aujourd’hui au musée d’Histoire naturelle de Londres, d’après un animal empaillé qui était visible à Amsterdam depuis 1626.

PL. VI

L’A N I M A L : UNE PERSONNE O U U N E M AC H I N E  ? C’est aussi à la fin du xvi e siècle que furent exécutés les premiers portraits d’animaux, c’est-à-dire les premières compositions ambitieuses ayant pour sujet principal un animal. Avec Jacopo Bassano (1510-1592) et son célèbre portrait de deux chiens 23, Savery est l’un des tout premiers portraitistes animaliers. Il a peint dodos, chevaux ou gallinacés avec une finesse psychologique sans précédent. L’une de ses poules se dresse fièrement devant un pan de ciel gris et bleu, l’œil luisant, la tête relevée de petites touches claires très minutieuses  24. Il ne manque que son nom inscrit en lettres d’or, comme l’a fait Alexandre-François Desportes (1661-1743) dans ses portraits des chiennes de chasse de Louis XIV.

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PL. IX

P L . V I I I , fig. 5


PLANCHE VII

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4 2

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6 5

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PLANCHE VIII 1

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3

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M OT I F

P L . V I I , fig. 6

Il s’agit d’une poule domestique, ce qui atteste un intérêt nouveau pour l’agriculture et l’élevage documenté par les ouvrages de Charles Étienne et Jean Liebaut, L’Agriculture et maison rustique (1554), et d’Olivier de Serre, Théâtre d’agriculture et ménage des champs (1600). Le goût princier se portait plutôt sur les espèces d’oiseaux exotiques, ainsi les poules sultanes, l’un des animaux préférés de Louis XIV avec les carpes et les chiens couchants. Les poules sultanes étaient particulièrement nombreuses à la ménagerie de Versailles, la plus importante ménagerie européenne du xviie siècle, aménagée à partir de 1662. Les cours clôturées s’ordonnaient en éventail autour d’un pavillon polygonal pourvu d’un balcon pour l’observation. Elle abritait plus de deux cents espèces. Les animaux de la ménagerie de Versailles ont servi de modèles à Nicasius Bernaerts (1620-1678) et à Pieter Boel (1622-1674). C’est l’individu singulier, saisi dans ses attitudes les plus naturelles, que ce dernier dessine sur le motif dans de superbes feuilles rehaussées au pastel. Puis l’artiste exécute des peintures qui sont confiées aux lissiers de la manufacture des Gobelins afin d’être transposées en tapisserie dans la tenture des Éléments et celle des Maisons royales. Les animaux de compagnie ont également été portraiturés en grand nombre au xvii e siècle, au moment où leur vogue se généralisait dans l’aristocratie et les bourgeoisies urbaines jusqu’à devenir des personnages littéraires comme Grisette, Mimy et Marmuse, les chattes d’A ntoinette Deshoulières, et Cochon, le chien du maréchal de Vivonne  25 . Nobles et bourgeois avaient alors une prédilection pour les espèces naines de chiens : bichons bolonais, épagneuls nains ou carlins, souvent représentés avec une profondeur psychologique qui leur confère une véritable personnalité. Citons le chien aux grands yeux expressifs qui paraît perdu dans ses pensées dans la Famille de paysans de Louis le Nain  26. Cet animal est bien entendu placé là pour attirer l’œil de l’acheteur potentiel du tableau, amateur de peinture mais aussi d’animaux de compagnie, et non pour rendre plus véridique l’intérieur paysan. C’est pourtant au moment où la sensibilité à l’égard de

NOTO

l’animal évolue jusqu’à le faire entrer dans le cercle familial que René Descartes (1596-1650) conçoit sa fameuse théorie des animaux-machines : elle réduit les animaux à des rouages d’horlogerie, sans intelligence et sans âme, à l’aube de la révolution scientifique du xvii e siècle. Descartes s’affranchit ainsi brutalement d’une longue tradition humaniste de défense et d’illustration de la dignité animale, depuis Plutarque jusqu’à Montaigne  27.

L A R É S I S TA N C E D E S A RT I S T E S À L A «   M AC H I N I S AT I O N   » D E L’A N I M A L Certains artistes du Grand Siècle se sont résolument opposés à Descartes. Charles Le Brun (1619-1690) élabora un système original caractérisant le génie de chaque espèce animale. Il traçait des lignes reliant certains points signifiants de la tête afin de déterminer l’intelligence relative des animaux : un angle fermé et placé haut sur le front du chat démontre qu’il est plus intelligent que l’ours, lui-même supérieur au bouc  28 ... Les artistes ont également contribué à humaniser les animaux, donc à brouiller cette frontière trop nette que Descartes voulait tracer entre animaux humains et non humains. L’un des exemples les plus célèbres est la Lice défendant ses petits de Jean-Baptiste Oudry  29 : dans l’attitude et dans l’expression de cette chienne, on peut ressentir la tendresse et l’inquiétude d’une mère prête à tout pour protéger sa progéniture. La théorie de Descartes a constitué une justification implicite d’une tragique « machinisation » de l’animal au cours du xxe siècle. Tandis que les populations d’espèces sauvages diminuaient rapidement avec, entre autres raisons, la disparition de leur habitat naturel, les espèces domestiquées étaient parquées avec des concentrations inouïes, permises seulement par l’utilisation massive d’antibiotiques. Dès 1936, ce monde désenchanté, inhumain, a été dépeint

94

P L . V I I I , fig. 1


Jacopo da Ponte, dit Jacopo Bassano, Deux Chiens de chasse liés à une souche, 1548, huile sur toile, Paris, musée du Louvre.

PLANCHE IX


M OT I F

et dénoncé avec génie par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes. Dans Blanche-Neige et les sept nains (1937), Walt Disney met en scène la fuite de son héroïne dans un monde réenchanté : dans la forêt, Blanche-Neige est d’abord tourmentée par ses propres peurs, avant d’entrer en communion, par la magie du chant, avec les animaux sauvages qui l’entourent et qui lui répondent, dans une scène dont le pouvoir d’émerveillement défie le temps. Elle fait écho au thème mythique des animaux charmés et réunis autour d’Orphée. La magie opère grâce à la l’expressivité du dessin, mais aussi à la qualité du naturalisme résultant d’une observation renouvelée du monde animal. Disney faisait étudier les animaux à ses dessinateurs sur le motif : pour Bambi (1942), il fit venir deux faons dans ses studios californiens ! Entre Blanche-Neige et Bambi, la magie du monde animal a fait place à une forme d’art engagé  30. Bambi montre une nature harmonieuse et sauvage dont la figure humaine est entièrement exclue. L’homme ne participe au récit que par les effets néfastes de son action : la chasse et l’incendie. Disney a encore accentué ses exigences naturalistes, envoyant un artiste dessiner pendant six mois les paysages d’un parc naturel au moment où ceux-ci suscitaient une prise de conscience écologique. Après le Raker Act de 1913, qui avait autorisé la construction d’un barrage au nord du parc naturel du Yosemite, celui-ci était devenu le symbole du combat juridique nécessaire pour préserver quelques parcelles de cette nature qui reculait sans cesse  31. Cet engagement des artistes en faveur de la préservation des animaux et de la nature est plus militant encore aujourd’hui. Depuis plus de quinze ans, le photographe Laurent Baheux se consacre à la faune sauvage dans les dernières zones préservées. Maître des textures, il tire parti du noir et blanc pour souligner la beauté singulière de chaque espèce, tout en exprimant un sentiment d’angoisse et d’urgence. Car l’urgence est aujourd’hui extrême, la diversité du monde animal étant menacée sur toute la surface du globe. Un cliché qu’il a pris au

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Kenya en 2013 montre une file d’éléphants suivant leur chemin sous un ciel chargé de nuages. Sur les réseaux sociaux qui servent de vecteur à son militantisme, l’artiste a légendé son image avec la question posée par le grand naturaliste anglais David Attenborough : « Sommes-nous heureux à l’idée que nos petits-enfants ne pourront jamais voir un éléphant sauf dans un livre d’images ? » 1. Le Magdalénien est une culture de la fin du Paléolithique supérieur, comprise entre 14000 et 9500 avant le présent. – 2. Émile Cartailhac, « Les grottes ornées de dessins. La grotte d’A ltamira, Espagne. Mea culpa d’un sceptique », in L’Anthropologie, 1912, vol. XIII, p. 348-354. – 3. André Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Paris, Mazenod, coll. « L’art et les grandes civilisations », 1965. – 4. André Leroi-Gourhan, Les Religions de la préhistoire, Paris, PUF, 2006 (1re éd. 1964), p. 108-110 : « Le thème central de l’art paléolithique est indiscutablement un thème binaire associant le cheval au bison ou au bœuf sauvage. Ce thème animalier est doublé par les signes [...] répondant eux aussi à un thème binaire dont l’origine explicite est dans la représentation de symboles masculins et féminins. On est très loin de la représentation naïve de gibier envoûté ou de la simulation grossière d’une procédure de fécondation. [...] Il est impossible d’imaginer que les signes et les animaux aient répondu à deux systèmes religieux différents, successifs ou simultanés. » – 5. Jean Clottes et Daniel Lewis-Williams, Les Chamanes de la préhistoire. Transe et magie dans les grottes ornées, Paris, Seuil, 1996. – 6. Voir Alain Testart (édition de Valérie Lécrivain), Art et religion de Chauvet à Lascaux, Paris, Gallimard, 2016. – 7. Emmanuel Guy, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, Paris, Flammarion, 2017. – 8. Charles Darwin, La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, Paris, 1872 (trad. J.-J. Moulinié ; 1re éd. 1871). – 9 Richard O. Prum, The Evolution of Beauty. How Darwin’s Forgotten Theory of Mate Choice Shapes the Animal World – and Us, New-York, Doubleday, 2017. – 10. Michael J. Ryan, A Taste for the Beautiful. The Evolution of Attraction, Princeton, Princeton University Press, 2018. – 11. George Bataille, La Peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de l’art, Genève, Skira, 1994 (1re éd. 1955), p. 14. – 12. Abbé Henri Breuil, Quatre Cents Siècles d’art pariétal. Les cavernes ornées de l’âge du renne, Montignac, Centre d’étude et de documentation préhistoriques, 1952, p. 22. – 13. François Djindjian, « Fonctions, significations et symbolismes des représentations animales paléolithiques » in Jean Clottes (dir.), L’Art pléistocène dans le monde, actes du congrès Ifrao (Tarascon-sur-Ariège, 2010), Société préhistorique Ariège-Pyrénées, 2012. – 14. L’Aurignacien est l’une des plus anciennes cultures du Paléolithique supérieur. Il se situe entre 40000 et 25000 ans avant le présent. – 15. Jean Clottes et Jean Courtin, La Grotte Cosquer. Peintures et gravures de la caverne engloutie, Paris, Seuil, 1994, p. 128-129. – 16. Nicolas Mélard, « Pierres gravées de la Marche à Lussac-les-Châteaux (Vienne). Technique, technologie et interprétations », in Gallia préhistoire, t. 50, 2008, fig. 10, p. 157 (relevé par J. Airvaux). – 17. On consultera avec profit un résumé de la découverte et des débats qui ont suivi sur le site www.hominides.com. – 18. Abbé Henri Breuil, op. cit. note 14. – 19. Frédéric Borromée, Les Trois Livres des louanges divines, Paris, 1724 (1re édition : Milan, 1632), p. 17, 19, 23. – 20. Ibidem, p. 346-347. – 21. Cf. Karl A.E. Enenkel, Paul J. Smith éd., Early Modern Zoology. The Construction of Animals in Science, Literature and the Visual Arts, Leyde et Boston, Brill, 2007. – 22. Joylon C. Parish, The Dodo and the Solitaire. A Natural History, Bloomington, Indiana University Press, 2012. – 23. Jacopo Bassano, Deux Chiens de chasse liés à une souche, 1548, Paris, musée du Louvre. – 24. Conservée au musée Boijmans, à Rotterdam. – 25. Antoinette Deshoulières, La Mort de Cochon, tragédie, Paris, 1688. – 26. Louis Le Nain (ca 1593-1677), Famille de paysans dans un intérieur, ca 1642, Paris, musée du Louvre. – 27. Thierry Gontier, De l’homme à l’animal. Paradoxe sur la nature des animaux. Montaigne et Descartes, Paris, Vrin, 1998. – 28. Cf. Nicolas Milovanovic, « Les animaux expressifs de Charles le Brun », in catalogue de l’exposition « Charles Le Brun (1619-1690) », Lens, musée du Louvre-Lens, 2016, p. 67-79. – 29. Paris, musée de la Chasse et de la Nature. – 30. Cf. Robin L. Murray et Joseph K. Heumann, That’s All Folks? Ecocritical Readings of American Animated Features, Lincoln, University of Nebraska Press, 2011. – 31. Cf. David Whitley, The Idea of Nature in Disney Animation, Farnham, Ashgate Publishing, 2008.

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P L . V I I , fig. 5


L I S T E D E S Œ U V R E S D E S P L A N C H E S I I I , I V, V I I E T V I I I

PLANCHE III 1 Pietro Perugino, dit le Pérugin, L’Archange Raphaël avec Tobi (détail du panneau de droite), vers 1496-1500, huile sur panneau de bois de peuplier, Londres, The National Gallery. 2 Panneau des rhinocéros (détail),

réalisé entre 37000 et 33000 ans avant le présent, grotte Chauvet-Pont d’A rc (Ardèche). © MCC - Photo J. Clottes-MCC

3 Charles Bodmer, Bélier mérinos de Bourgogne, tirage vers 1900, négatif sur verre, collection musée de Bretagne. 4 Tiziano Vecellio, dit Titien, La Vierge à l’Enfant avec sainte Catherine et un berger, dite La Vierge au lapin (détail), vers 1525-1530, huile sur toile, Paris, musée du Louvre. 5 Charles-Marie-Louis Houdard, Grenouilles et roseaux (détail), 1894, eau-forte et aquatinte sur papier vélin, fonds George Peabody Gardner, Boston, Museum of Fine Arts. 6 Paolo Caliari, dit le Véronèse,

Les Pèlerins d’Emmaüs (détail), vers 1559, huile sur toile, Paris, musée du Louvre.

PLANCHE IV 1 Panneau de la vache tombant,

réalisé entre 20000 et 17000 ans avant le présent, grotte de Lascaux, Montignac (Dordogne). © MCC/Centre national de préhistoire Photo N. Aujoulat

2 Gustave Courbet, Renard pris au piège, 1860, collection Matsukata, Tokyo, The National Museum of Western Art. 3 Assiette majolique avec cerf

au repos (détail), entre 1490 et 1500, terre cuite émaillée, fonds Fletcher (1946), New York, The Metropolitan Museum of Art. 4 Panneau avec un bouquetin,

réalisé vers 13000 ans avant le présent, grotte de Niaux (Ariège).

5 Laurent Baheux, Éléphants traversant la plaine I, Kenya, 2013. © Laurent Baheux

6 Roelandt Savery, Orphée charmant les animaux dans un paysage, 1611, huile sur toile, Berlin, Gemäldegalerie. © Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie - Photo Jörg P. Anders

7 Diego Vélazquez, Tête de cerf, entre 1626 et 1636, huile sur toile, Madrid, Museo Nacional del Prado. © Museo Nacional del Prado

© Sites touristiques Ariège/SESTA, grotte de Niaux – Photo E. Demoulin

PLANCHE VIII 5 George Stubbs, Whistlejacket, 1762, huile sur toile, Londres, National Gallery.

1 Jean-Baptiste Oudry, La Lice et ses petits, 1752, huile sur toile, Paris, musée de la Chasse et de la Nature. © musée de la Chasse et de la Nature, Paris –

PLANCHE VII

Photo Nicolas Mathéus

1 Kimono avec des oiseaux en vol (détail), 1942, cadeau d’Harumi Takanashi et Akemi Ota, en mémoire de leur mère, Yoshiko Hiroumi Shima (2007), New York, The Metropolitan Museum of Art.

2 Odilon Redon, Cinq Papillons, vers 1912, aquarelle sur papier vélin, collection de M. et Mme Paul Mellon, Washington, National Gallery of Art.

2 Moriz Jung, Bulldog , 1912,

lithographie en couleurs, New York, The Metropolitan Museum of Art. 3 George Stubbs, Caniche blanc

dans un punt, vers 1780, huile sur toile, collection Paul Mellon, Washington, National Gallery of Art. 4 Broche en forme de colombe sur un rameau d’olivier, dessinée par Edward Burne-Jones, réalisée par Carlo Giuliano et Arthur Giuliano, vers 1895, or, corail, turquoise, graines, rubis, émail translucide rouge et vert, cadeau de Judith H. Siegel (2015), New York, The Metropolitan Museum of Art.

3 Vincent Van Gogh, Deux Crabes, 1889, huile sur toile, Londres, National Gallery. 4 Théodore Géricault, Portrait de Louise Vernet (détail), vers 1818, Paris, musée du Louvre. 5 Roelandt Savery, Une petite poule, vers 1625-1630, huile sur panneau, Rotterdam, musée Boijmans van Beuningen. © Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam – Photo Studio Tromp, Rotterdam

6 Louis Le Nain, Famille de paysans dans un intérieur (détail), vers 1642, huile sur toile, Paris, musée du Louvre.



J U L I E TT E

C HANTEUSE, AUTEURE, CO M P O S I T R I C E

POÉSIE PARTOUT ? C’EST UN E QUE ST ION BIE N COMP LE X E . On peut en voir partout, oui – le mot recouvre tellement de choses ! C’est comme parler de philosophie. La poésie est à la fois la Poésie, un art majeur avec plusieurs muses qui lui sont dédiées dans l’A ntiquité, mais aussi la poésie écrite par des poètes, des gens dont c’est le métier, qui réfléchissent à la question. Et puis, il y a le mot « poésie » pour dire : un coucher de soleil, c’est de la poésie. Une jolie fleur posée dans un beau vase dans un salon délicieux, c’est de la poésie. Parfois, je me demande si j’ai réellement un esprit poétique. Je vois le mot « poésie ». Je le vois aussi comme quelque chose qui décale de la réalité, comme un filtre que l’on mettrait devant les yeux. Et moi, je ne suis pas sûre d’être comme cela, je cherche plutôt le plus précisément possible à décrire la réalité, puisque l’une de mes maîtres en littérature, c’est Colette. Et s’il y a bien une marque de fabrique qui la caractérise, c’est que le mot est le bon et pas un autre, y compris lorsqu’elle utilise des régionalismes, des mots rares, des mots obsolètes. Je crois que parler des mots, mon goût pour les mots, est venu par la littérature romanesque, à commencer par Colette et des auteurs comme Guy de Maupassant, Gustave Flaubert, Émile Zola, Jules Vallès, Marguerite Yourcenar, qui écrivent avec une précision chirurgicale. C’est ce que je cherche et, en cela, j’échappe en partie à une définition de la poésie. Victor Hugo et Georges Brassens sont mes deux phares personnels de poésie. J’aime cette poésie qui entre dans des cadres, cette poésie qui est faite de contraintes, qui cherche si possible la rime riche et qui s’amuse des structures elles-mêmes, parce que les structures font rentrer un peu de mathématiques dans la poésie. Même si c’est de la littérature, les contraintes me semblent un privilège de matheux. Il y en a beaucoup chez Hugo et Brassens. Ce sont des poètes qui fonctionnent avec la contrainte. Plus

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on a de contraintes, plus on est inventif. Il faut les dominer et comme le disait fort justement Jean Cocteau, « Puisque ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ». Cette phrase est juste sur beaucoup de choses, et particulièrement sur le travail de l’écriture. J’ai la chance d’être auteure-compositrice. La musique d’une chanson comme Aller sans retour a été entièrement créée, couplet et refrain, sans aucune parole. Parce cela avait un son un peu triste, entre l’Italie du Sud et les Balkans, je savais que ça parlerait de la migration. J’ai écrit les paroles à partir d’une chronique que j’avais rédigée pour France Culture sur les musiques des migrants dans le monde et dans l’Histoire. Je les ai travaillées en vers, comme un texte destiné à être calé sur la musique. En réalité, c’est souvent l’inverse, c’est souvent une idée de texte, un seul vers, un truc qui vient comme ça. Je me suis réveillée un matin en ayant le début de la chanson À carreaux, présente dans l’album J’aime pas la chanson. Et ça dit : « Parmi mes signes distinctifs, ronde du cul, frisée du tif. » J’avais ça dans la tête. Je ne savais pas quoi, mais je voulais en faire quelque chose. Cela me donne le nombre de pieds, qu’il n’y aura pas de vers, et très vite une idée de musique. Mon père était musicien, il écoutait beaucoup de musiques latines. J’ai grandi en écoutant des musiques sud-américaines, brésiliennes. La musique, c’est une passion. Mais en réalité, il s’est passé un truc avec la chanson. J’ai appris le piano lorsque j’étais toute petite ; lorsque j’étais adolescente, j’ai repéré une ou deux chansons que j’ai apprises toute seule. Je m’étais rendu compte que c’était un talent de société exceptionnel. Je n’avais pas à me positionner ni comme fille ni comme lesbienne – ce que j’étais déjà –, mais comme divertissante. Cela m’a fait passer une adolescence extrêmement facile : j’étais dans la société ce personnage qui fait que l’on se divertit, que l’on rigole. Ce goût de la chanson est venu à ce moment-là. Vous êtes en spectacle pour survivre, parce que l’adolescence n’est pas un âge marrant, on a tous des tas de galères. J’ai eu cette chance. En plus, mes parents n’ont jamais remis en question ni le fait que je me dirige vers ce choix de profession ni le fait que j’avais le talent pour le faire. Ils ont

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joué leur rôle à merveille. Ça aide beaucoup. Puis c’est devenu un besoin vital – je connaissais trois chansons et demie : Boris Vian, Boby Lapointe et Jacques Brel qui était mon idole –, j’ai commencé à chanter des reprises avec l’idée de trouver la chanson un peu rare, un peu oubliée et qui faisait rire les gens. Je devais avoir 14 ou 15 ans lorsque j’ai écrit ma première chanson, dans la veine de Marie-Paule Belle, fantaisiste, égrillarde, très classique. Puis, c’est au moment de l’album Le Festin de Juliette en 2002 que j’ai vraiment commencé à écrire, à prendre cette part sur moi d’écrire mes chansons. J’ai appliqué tout ce que j’avais appris en travaillant avec les uns et les autres, et surtout avec Pierre Philippe, un auteur qui m’a transmis beaucoup de choses. Mais comme pour toutes les choses transmises par un mentor, il faut apprendre à s’en débarrasser. Ça m’a donc pris du temps avant de me sentir à l’aise avec l’écriture de textes. Je n’oublie jamais, au moment où j’écris, lorsque je compose la musique, que ce sont des chansons que je vais chanter devant des gens et que je vais les chanter souvent. Je pratique cette forme qui consiste à écrire pour être chantée, donc pour avoir de la musique. La musique est plus facile si les mots « musiquent ». Il faut que ce soit marrant, qu’il y ait des choses à trouver encore quand je l’aurai chantée cinquante ou cent fois. Sinon, je vais m’ennuyer vite et je n’aime pas ça. La finalité est le plaisir de la scène, d’être sur scène, de défendre ce que j’écris dans le secret de chez moi et de le livrer au public. Quand j’écris chez moi au calme, ce n’est pas assez jouissif pour me dire que je vais en faire un roman, le publier et laisser les lecteurs décider. Au contraire, mon but est d’être devant les gens. Je crois que l’on est toujours engagé quand on parle en public. Toutes les chansons sont politiques et engagées, tous ceux qui chantent publiquement engagent leur parole, depuis toujours. Est-ce que j’ai besoin de poésie, avec ce que je fais, qui est en soi un exercice poétique permanent ? Dans la vie quotidienne, à mon sens, tout peut provoquer la poésie. P ROP OS REC UE IL L IS PAR ODIL E L E FRAN C

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P O É S I E PA R T O U T

N E R E H I TC H A H I H O H I H O U M   ! ZI ! ZI !    J E A N R A M E A U

E X T R A I T D E F A N TA S M A G O R I E S : H I STO I R E S R A P I D E S , 1 8 87

1 – ATCHOUM ! ATCHIHOUM ! ARATCHIHOHUHOUM ! L’éternuement du poète Phidias Dupont se graduait ainsi, rythmiquement sonore, dans ce copieux rhume de cerveau qui, depuis vingt-quatre heures, lui transformait son appareil olfactif en gargouilles de cathédrale. Le poète se sentait des naïades dans le nez. – Atchoum ! atchihoum ! aratchihohuhoum... – Tiens ! remarqua-t-il soudain, c’est un vers de la nouvelle école ! Parfaitement, de onze syllabes... Et combien symbolique ! – Aratchihohuhoum ! Mais bientôt, après un aratchihohuhoum de délire : – Hé ! si c’était cela ? Cela voulait dire la volupté nouvelle, l’ineffable sensation de l’amour futur, que Phidias Dupont cherchait depuis longtemps. Explications : 2 « La nature, pensait Phidias Dupont, s’oppose à la reproduction des espèces suffisamment perfectionnées. Un hareng, être primitif et rudimentaire, peut donner le jour à un million de harengs. Un homme de génie ne se reproduit pas ou se reproduit peu. La femme, qui est au sommet de la création, souffre pour enfanter, plus que toute autre mère terrestre. On sent là, déjà, la résistance de la Nature qui se refuse à apporter des modifications à ce qu’elle a produit de plus intelligent.

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Un jour viendra donc, l’espèce humaine se perfectionnant, où la Nature jugera que tout essai d’amélioration est inutile, et où, ayant épuisé toutes ses forces créatrices à l’embellissement d’une espèce, elle frappera de stérilité la plupart des mères humaines. Ce jour-là, comment s’aimeront les derniers hommes, les génies suprêmes de notre race ? Ce ne sera plus, sans doute, l’amour vulgaire et désormais inutile des temps anciens. Des êtres aussi raffinés répugneront à des sensations aussi triviales, où se complaisent tant de grossières et inartistiques espèces. Il faudra donc que l’A mour, le supersublime Amour des temps ultimes, choisisse des moyens moins banals, un siège moins profané. Quel sera tout d’abord ce siège ? » Là gisait le problème. 3 Or, après un « Aratchihohuhoum » de vertige qu’il venait d’émettre, Phidias Dupont n’hésita plus. La révélation nouvelle lui était faite. Ce divin siège était le nez. 4 Quelle jouissance, en effet, que celle procurée par un éternuement savant dans les narines délicates d’un initié ! Quel hoquet d’amour, quel spasme de sensuelle volupté vaut cette inappréciable seconde d’éblouissement, ce fugitif instant de béatitude, où il semble que tout l’être se fond, se déliquesce, s’évapore et s’emparadise en une sensation de pleine félicité ?

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N E R E H I TC H A H I H O H I H O U M   ! Z I   ! Z I   !

Ô narines élues, narines roses aux tendres et passionnées muqueuses, vous seules comprendrez le beau rêve humanitaire de Phidias Dupont. 5 Certes, le nez du poète était un nez élu. D’une taille fine et élancée, coloré de nuances à la mode, constitué de cartilages souples, doué de lobes délicats qui palpitaient au moindre souffle comme les deux ailes d’une tourterelle frémissante, il s’épanouissait au milieu du visage, splendide et doux à voir comme une merveilleuse fleur d’amour. – C’est moi qui dois être l’initiateur de cette nouvelle volupté ! se dit Phidias. C’est moi qui serai le Messie de cette religion ! Il se mit à l’œuvre. 6 Après deux ans de ce qu’il appelait « naséiculture », il arriva à posséder des narines miraculeuses qui lui procurèrent des jouissances effrénées. Ce n’était plus « Aratchihohuhoum ! » qu’il lançait dans le spasme sternutatoire, mais « Nerehitchahihohihoum ! zi ! zi ! » soupir édenéen, qu’il émettait les lèvres tremblantes, le cœur éperdu, les yeux blancs, soupir d’âme qui tombe en langueur et pendant lequel tout son corps tressaillait, voluptueusement, comme sous une cataracte d’étoiles. Phidias pensa : – Me voici apte à évangéliser les masses. Il commença. 7 Le Verbe fut mal accueilli par les classes dirigeantes. Phidias Dupont se vit menacé de Bicêtre, ce moderne Golgotha. Ah ! l’heureux temps, celui où des persécutions venaient faire de la réclame aux philosophies nouvelles ! Qu’est Géraudel lui-même auprès de Néron ! Phidias ne trouva qu’un apôtre : son valet de chambre, un nègre insigne, au nez extraordinaire

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qu’on devinait prédestiné. – Il faut donner l’exemple aux populations, dit Phidias à son nègre. Marions-nous. – Mais... – Oh ! selon les nouveaux rites, bien entendu. 8 Phidias découvrit une chaste jeune fille de seize ans, Éva, dont il obtint la main. Oh ! la douce vierge ! Elle était toute mignonne avec son nez de rêve, que veloutait intérieurement un duvet blond, blond ! presque frisé ! Et Phidias rougissait devant ce nez candide, que la jeune fille étalait ingénument, tout rose et tout nu, avec l’innocence des belles statues de marbre, qui ne savent ce qu’elles montrent. Avant de faire son choix, Phidias en avait vu, certes, des nez troublants de jeunes filles à marier : des nez fins, fins !... des nez énormes, énormes !... des nez sensuellement rouges ou honteusement pittoresques, ou vicieusement trognonifères !... Mais aucun ne lui avait produit un effet aussi souverain, aussi irrésistible que celui qu’il avait ressenti devant le nez d’Éva... Oh ! le nez coup de foudre ! 9 Et le soir des noces, la mère d’Éva ayant pleuré surabondamment dans le cou de sa fille, et celle-ci ayant été préparée par les tendres révélations maternelles à toutes sortes de choses mystérieuses et terrifiantes, Phidias, dont le cœur battait à se rompre, prit sa blanche épousée par la main. La lune se levait à l’horizon. Le rossignol... etc. etc. – Éva, balbutia Phidias avec solennité, Madame votre mère vous a sans doute parlé de... – Oui, Phidias ! balbutia Éva. Et son nez se colora de rose.

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Phidias n’y tint plus. Il prit sa virginale moitié dans ses bras, l’entraîna vers deux sièges moelleux qui se faisaient vis-à-vis près de la fenêtre, devant le grand ciel étoilé, puis, ayant ouvert un coffret en bois de laurier-rose, il montra deux petites baguettes odorantes d’une essence rare et capiteuse. L’extrémité supérieure de ces baguettes était ovoïde et discrètement grenue. La base était entourée de pierres précieuses. Le premier coq chantait dans la nuit claire. – Oh ! Éva ! soupira Phidias. Et, offrant l’une de ces baguettes à son épouse, il présenta ses narines enflammées ; lui-même, tremblant d’émotion, chercha avec son autre baguette les narines palpitantes de la mariée, puis... Baissons un voile. 10 « ... Nerehitchahihohihoum, zi ! zi ! » Ceci s’entendait encore dans la chambre nuptiale quand l’alouette chanta. 11 Et quinze jours après, Phidias Dupont, le plus heureux des hommes – suivant le rite de l’avenir –, s’acheminait rêveusement vers sa demeure, le cœur tout empli de pensées chantantes. – La voilà donc la formule de l’amour futur ! Et c’est moi qui aurai eu la gloire de l’inaugurer ! Vision d’espérance ! Transformations sublimes ! Où sont les angoisses, les troubles, les innombrables maux provoqués par l’amour ancien ? Disparus avec lui ! Tous dispersés ! Et, dans son nez viril, Phidias sentait passer de la musique de Meyerbeer. Il entra chez lui. – Atchoum ! entendit-il dans le lointain de son appartement. La voix de sa femme ! – Atchihoum ! Aratchihohuhoum ! – Vicieuse ! murmura Phidias dans un sourire. Mais il entendit un éternuement très gras et bien connu. – Nerehitchahihohihoum ! zou ! zou ! Phidias tressaillit – Que signifie ? dit-il en pâlissant. À pas furtifs, il se dirigea vers la pièce d’où partaient

les éternuements suspects. – Misérables ! cria-t-il en entrant comme un cyclone. Trompé ! Sa femme et son nègre se faisaient éternuer réciproquement avec les baguettes conjugales ! 12 Il jeta à la porte son nègre, son indigne et abominé apôtre. Quant à sa femme, tragiquement, comme il seyait, il lui dit : – Madame, vous allez mourir ! Et il s’apprêta à lui faire sauter la cervelle. Mais assez tôt il réfléchit à l’aveuglement de la justice terrestre. – La bourgeoisie ne me comprendrait pas ! se dit-il en rejetant son revolver dans un haussement d’épaules. Ah ! il lui fallait une vengeance pourtant ! une vengeance exemplaire, une vengeance terrifiante, qui donnât satisfaction à son honneur outragé ! Il s’élança vers sa femme. Mais il l’aimait ! Il l’aimait, malgré la faute, le malheureux ! Il le sentait bien, en voyant frémir ces roses, fascinantes, oh ! si fascinantes et si roses narines ! Alors ? Alors, pour satisfaire à la fois sa vengeance et son amour, il prit, au sujet de sa femme, une détermination farouche, mais légèrement sadique : Il lui mangea le nez. 13 Depuis ce jour, Mme Dupont porte sur son visage stigmatisé un magnifique nez d’argent, que lui a fait apposer son malheureux mais inflexible époux. On dit qu’elle trouve quelques consolations dans la pratique d’amours illicites et inconstantes – formule ancienne. Mais le poète vit au-dessus de ces préjugés d’un autre âge. Solitaire et inconsolable, il passe ses jours dans un pavillon rustique qu’il a fait élever au milieu d’une île. De là, le nautonier qui passe entend sortir parfois un soupir langoureux et compliqué, qu’on devine poussé, hélas ! par une voix honteuse et affaiblie : « ... Nerehitchahihohihoum ! zi ! zi ! » Phidias s’amuse.

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HISTOIRE ET SOCIÉTÉ AU TEMPS PRÉSENT Olivier Villepreux « Olivier Villepreux n’a pas son pareil pour nous introduire dans un monde bien à part. (…) Et il est à son meilleur quand, quittant les sentiers de l’enquête proprement dite, il s’aventure, alors véritable écrivain, dans la voie d’un récit plus personnel, subtilement impressionniste. » Anthony Dufraisse, Le Matricule des anges

Conception graphique : Monika Jakopetrevska ; visuel de fond : Nicolas Barrié

Jean-François Bert « Un livre un peu fou. (…) Un travail délicat et juste. » Sonya Faure, « Avis Critique », France Culture

Nicolas Santolaria « Une série d’observations aussi hilarantes qu’éclairantes sur la condition humaine au bureau. L’étrange peuplade qui s’active derrière des baies vitrées a trouvé en Nicolas Santolaria son Lévi-Strauss. » Jean-Claude Raspiengeas, La Croix

Thomas Bouchet L’introduction subtile de la fiction dans l’histoire, où « se joue quelque chose qui a à voir avec la puissance créatrice de l’écriture ». Camille FroidevauxMetterie, AOC


Ecole du Louvre Palais du Louvre

junior classes d’histoire de l’art 2018.2019 Programme expérimental d’éducation artistique et culturelle, les junior classes de l’École du Louvre proposent de nouveaux modules d’initiation qui offrent à tous, dès quinze ans, de véritables « boîtes à outils » pour apprendre à voir, décrypter et comprendre de grandes œuvres de l’histoire de l’art. Des cycles de 8 séances d’une heure, hors des vacances scolaires, accessibles aux lycéens, jeunes étudiants, curieux et néophytes, à partir de septembre 2018 et autour de trois grands cycles thématiques :  La mythologie grecque et romaine (septembre-novembre 2018)  Les religions et leurs images (novembre 2018-janvier 2019)  Les grandes figures de l’Histoire et du quotidien (janvier-avril 2019)

PHOTO : © LOLA MEYRAT

Inscriptions en cours

Tarif jeunes de moins de 26 ans : 35 euros par cycle Infos et inscriptions en ligne : www.ecoledulouvre.fr Cours à l’École du Louvre Palais du Louvre. Porte Jaujard. Place du Carrousel. 75001 Paris


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