NOTO #13

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7,50€ F. | I S S N : 2427-4194

C e n u m é ro vo u s e s t o ff ert p a r le s a b o nnés s o li d a ire s e t n o s p a r te n a ire s .

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Le paysage est la partie d’un pays que la nature présente à l’œil. Nous nous nourrissons aussi de l’écriture musicale de toute cette splendeur : le battement des feuilles, la vibration des arbres, le pépiement des fauvettes, le tressaillement des herbes, le murmure des ruisseaux... Nous avons demandé à Etel Adnan, Paul Ardenne, Alain Corbin, Mâkhi Xenakis d’« écouter la nature » ; celle que le peintre James Tissot a su rendre foisonnante et colorée, qui devient décor ou motif, écrin ou refuge. Avec aussi l’histoire du vandalisme culturel et la richesse patrimoniale des bibliothèques.


du mardi 14 au samedi 25 mai 2019 tnp-villeurbanne.com

Les Langagières Quinzaine autour de la langue et de son usage

conception graphique : Perluette & BeauFixe

Abd Al Malik Edith Azam Jane Birkin & Louise Chevillotte Anne de Boissy & Isabelle Voizeux Bernard Campan & Damien Odoul Fellag Anouk Grinberg & Nicolas Repac Thibault de Montalembert et bien d’autres…


www.noto-revue.fr 114-116, boulevard de Charonne 75020 Paris contact@noto-revue.fr Retrouvez-nous sur Facebook /notorevue Instagram @noto_revue Twitter @noto_revue D É P Ô T L É G A L : avril 2019 I S S N : 2427-4194 E A N : 9772610233130

L’extinction des cigales

Commission paritaire : en cours Formulaire d’abonnement pp. 38-39 et sur www.noto-revue.fr NOTO est adhérent du Spiil

PA R A L E X A N D R E C U R N I E R D I R EC T E U R D E L A P U B L I C AT I O N

N OTO E ST É D I T É E PA R

Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T

AV EC L E S O U T I E N F I N A N C I E R D E

Clémence Hérout

Couverture : papier à motif répétitif de trompe-l’œil de mur avec touffes d’herbe, fleurs et insectes, manufacture Bon, 1799, collections Bibliothèque nationale de France.

CO M I T É D E R É DAC T I O N

Clémence Hérout, Odile Lefranc S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

.com

Nicolas Emmanuel Granier AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E

Pascal Bernard, Pierre Noual

Portrait . Pascal Bernard Écouter la nature, Chroniques, Motif, Poésie partout. Alexandre Curnier En images. Clémence Hérout, Odile Lefranc Culture et politique . Odile Lefranc, Pierre Noual CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E

Juliane Cordes, Corinne Dury P H OTO G R AV U R E

Fotimprim, Paris IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

Corlet, Condé-en-Normandie DIFFUSION LIBRAIRIES

Pollen/Difpop 81, rue Romain-Rolland 93260 Les Lilas Tél. : 01 43 62 08 07

E T D E S A M I S D E N OTO

M. Jean-Pierre Biron M. Jean-François Dubos M. Christophe Jourdin M. Guillaume Marquis Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et à la réalisation de ce numéro, en premier lieu les auteurs et les artistes. Nous remercions également Nadine Férey, Annie Pérez et Rocco Mussat Sartor. En accord avec les auteurs de ce numéro, nous encourageons nos lecteurs à utiliser et partager le contenu de NOTO. L’utilisation et le partage de tout article, y compris avec des images si elles sont dans le domaine public, sont vivement conseillés, en dehors toute finalité mercantile. Pour toute utilisation, merci de faire apparaître de façon visible le nom de l’auteur, le titre de l’article, NOTO, le numéro, l’année de publication.

Je conserve une cigale grise, recueillie au creux de l’écorce d’un pin. À l’abri dans une petite boîte, elle me ramène à mes étés adolescents. Chaque mois d’août, mon arrière-grand-mère maternelle quittait Paris pour rejoindre le bleu sauvage que seul l’horizon crayeux arrête. Devenue aveugle, elle ne voyait rien de ce décor. Elle écoutait l’été ; elle vivait l’été – enveloppée du paysage sonore. Le chant des cigales, cette « joie adorable de la paix solaire 1 », était pour elle un incessant sifflement, celui d’une Cocotte-Minute. Mais je savais que les cigales, qui gardaient « aussi l’œil sur nous [...], étaient des hommes » ! Après avoir tant écouté le chant des Muses, au point d’en oublier de se nourrir, ces hommes devinrent cigales par la volonté de celles-ci, avec « le privilège de n’avoir, dès la naissance, besoin d’aucune nourriture, et de se mettre à chanter, tout de suite, sans manger ni boire, jusqu’à leur mort » – le temps d’un été, avant de rejoindre les Muses et de « leur faire savoir qui les honore ici-bas  2 ». Alors que commencent à s’effacer de ma mémoire les contours et les gestes de mon arrière-grand-mère – son pouce glisse dans la paume de sa main pour faire mousser le savon –, je crains de participer à la disparition de celles qui enthousiasment les Muses, et par déflagration à l’extinction des poètes. Le 18 octobre 2018, Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), interrogée par les membres de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, détaillait les mesures indispensables pour contenir le réchauffement climatique – le limiter à 1,5 OC. Au-delà, assurait-elle, il faut s’attendre, entre autres catastrophes, à des « sécheresses dans de nombreuses régions, en particulier dans toute la région méditerranéenne  3 ». Quelles seront les conséquences pour les cigales, « qui s’occupent du ciel et des discours proférés aussi bien par les dieux que par les hommes, et qui font entendre les plus beaux accents 4 » ? Pourront-elles rejoindre l’écorce des arbres pour nous écouter, chanter, puis rapporter aux Muses nos conversations ? Dans un dernier effort, Valérie Masson-Delmotte interpellait les sénateurs : « Quel risque êtes-vous prêts à prendre » pour répondre à la crise climatique ? Elle ajoutait : « Face à cet enjeu, ce qui est important, c’est le courage. » Quels risques sommes-nous prêts à prendre pour que ne disparaissent pas les Muses et les poètes ? Tous. 1. Guillaume Apollinaire, « Aussi bien que les cigales », Calligrammes, 1918. – 2. Platon, Phèdre, 259 a-d,

traduction Luc Brisson. – 3. Voir le montage réalisé par Thomas Lévy-Lasne, pensionnaire de l’Académie de France à Rome 2018-2019, diffusé le 26 mars 2019, dans le cadre du chantier ouvert autour de l’A nthropocène, « Reconstruire le regard », à la Villa Médicis. – 4. Platon, ibid.


P O RT R A I T

© Guillaume Barborini

GUILLAUME BARBORINI

2 Fois 180 cm 2, Horizon (2016), Magasin des horizons, Grenoble, 2016. Au moyen de gestes simples itérés avec lenteur et application, Guillaume Barborini tente et éprouve des interactions avec le monde, pour les restituer sous forme de dessins, d’installations, de vidéos, de textes, etc. Regroupés sous le nom de L’Autre Pays (Microbiologie des ruines, Le Premier Territoire II), ses travaux les plus récents témoignent d’une conscience aiguë des traces matérielles et mémorielles produites par l’homme dans le paysage ; aussi la plupart anticipent-ils leur propre disparition. Né en 1986, Guillaume Barborini vit et travaille à Metz. guillaumebarborini.fr

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© Marie-Cécile Conilh de Beyssac

© Célie Falières

GUILLAUME BARBORINI

Microbiologie des ruines. L’Autre Pays, centre d’art Nei Liicht, Dudelange, Luxembourg, 2018. Le Premier Territoire II, Séjourner, Studio UM, Avignon, 2017.

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ET E L A D NA N Née en 1925 à Beyrouth d’une mère grecque d’Izmir et d’un père syrien, Etel Adnan a étudié la philosophie à la Sorbonne, Berkeley et Harvard, avant de l’enseigner en Californie. Elle est l’auteure de nombreux essais, poèmes et pièces de théâtre ; son œuvre est rédigé en anglais, en français et en arabe. Figure du féminisme et du mouvement pour la paix, Etel Adnan écrit, dessine et peint l’architecture cosmique du monde. Elle est exposée dans le monde entier, et l’Institut du monde arabe a organisé en 2017 sa première rétrospective en France. C’est sa seconde collaboration avec NOTO (« Etel Adnan, un imaginaire plus large », NOTO 7, octobre 2016). Pour ce numéro, elle livre des dessins originaux sur le thème « Écouter la nature ».

PAUL A R D E NN E Agrégé d’histoire, docteur en histoire et sciences de l’art, Paul Ardenne est historien de l’art, écrivain – Roger-pris-dans-la-terre (Le Bord de l’eau, 2017) est son cinquième roman – et commissaire d’exposition. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la création moderne et contemporaine : Art, l’âge contemporain. Une histoire des arts plastiques à la fin du xxe siècle (Éditions du regard, 1997), L’Art dans son moment politique (La Lettre volée, 2000), L’Image corps. Figures de l’humain dans l’art du xx e siècle (Éditions du regard, 2001), Un art contextuel (Flammarion, 2002), Portraiturés (Éditions du regard, 2003), Art, le présent. La création plasticienne au tournant du xxie siècle (Éditions du regard, 2009), Cent Artistes du street art (Éditions de la La Martinière, 2011), Heureux, les créateurs ? (Le Bord de l’eau , 2016) et, plus récemment, Un Art écologique. Création plasticienne et Anthropocène (Le Bord de l’eau, 2018).

A L A I N CO R B I N Agrégé d’histoire, professeur émérite d’histoire de la France du xixe siècle à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Pionnier de l’histoire des représentations sociales et des sensibilités, Alain Corbin est l’auteur de plusieurs livres à succès qui ont fait l’objet de nombreuses traductions. Parmi les plus importants, citons : Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au xixe siècle (Flammarion,

1978), Le Miasme et la Jonquille (AubierFlammarion, 1982), Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (Flammarion, 1988), L’Homme dans le paysage (Gallimard, 2001), Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours (Albin Michel, 2016). En 2011, il publie avec Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello Histoire de la virilité, et en 2016 Histoire des émotions (Seuil).

NOS INVITÉS D O M I N I Q U E D E FO NT-R ÉAULX Conservatrice générale au musée du Louvre, directrice du musée Eugène-Delacroix, Dominique de Font-Réaulx a été conservatrice de la collection de photographies du musée d’Orsay. Chargée de mission auprès d’Henri Loyrette pour la coordination scientifique du projet du Louvre-Abu Dhabi, elle enseigne à l’École du Louvre, à l’Institut d’études politiques de Paris, où elle est conseillère scientifique de la filière culture de l’école d’affaires publiques. Elle vient de publier Delacroix. La liberté d’être soi (Cohen&Cohen, 2018).

PAU L P E R R I N Né à Paris en 1986, Paul Perrin est diplômé de l’École du Louvre, de l’université Paris-X-Nanterre et de l’Institut national du patrimoine. Conservateur des peintures au musée d’Orsay depuis 2014, il a assuré le commissariat de plusieurs expositions parmi lesquelles Frédéric Bazille, la jeunesse de l’impressionnisme ou Spectaculaire Second Empire (musée d’Orsay, 2016). Il sera l’un des commissaires de l’exposition Un soir chez la princesse Mathilde, une Bonaparte et les arts (été 2019, palais Fesch, Ajaccio) et de la rétrospective James Tissot que préparent le musée Legion of Honor de San Francisco et le musée d’Orsay (automne 2019, printemps 2020).

JEAN ST R EFF Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, il est l’auteur notamment du livre culte Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui a été traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son roman Portrait convulsif a paru en 2017 aux éditions La Musardine, qui viennent de réunir dans un seul volume Les Enquêtes sexuelles de Benoît Lange, piquantes aventures policières parues sous le pseudonyme de Gilles Derais.

C AT HER I NE WI LLI S Artiste pluridisciplinaire, Catherine Willis ne cesse d’observer, d’écouter et de sentir ce qui semble échapper à nos sens. Ses installations olfactives, ses œuvres sur papier ou ses sculptures témoignent et restituent la poésie du vivant. Pour NOTO, elle a accepté de revenir sur son Journal des saisons, publié dans L’Envers de l’endroit. Éloge de l’incertitude d’A lain Richert (Sens & Tonka, 2015), où elle restitue la beauté des couleurs et des odeurs. Instagram : @catherinawillis ; catherinewillis.com

M ÂK HI XENAK I S Mâkhi Xenakis dessine, sculpte et écrit. Ses œuvres figurent dans des collections publiques telles que le Centre Pompidou, le Fnac, le Fmac Paris, les manufactures nationales de Sèvres et des Gobelins ou le domaine de Chaumont-sur-Loire. À propos de son travail plastique, elle explique : « J’attends ce moment magique où, tout à coup, quelque chose de nouveau et de vivant apparaîtra, lié à notre animalité, à notre universalité. J’ai alors la sensation délicieuse et insensée de créer de la vie et d’éloigner un petit peu la mort. » Parallèlement, elle bâtit un œuvre écrit autour de son travail – Parfois seule (1999), Les Folles d’enfer de la Salpêtrière (2004), La Pompadour (2011) – ou de ses rencontres, édité chez Actes Sud. En 2018, elle publie ses conversations avec Louise Bourgeois, Louise, sauvez-moi ! Pour NOTO, elle livre des dessins originaux, son interprétation d’« Écouter la nature ».


13 sommaire 41

C H RO N I Q U E S

E N I M AG E S

Les bibliothèques, un patrimoine français Avec leurs millions de livres, de manuscrits anciens, d’estampes et d’objets d’art, les bibliothèques sont des lieux de savoir et de transmission, des lieux de consultation accueillant des milliers de lecteurs, des lieux de conservation et de restauration où exercent des professionnels des métiers d’art. P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É RO U T TEXTE ODILE LEFRANC

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09 56

66 Cet objet du désir La poitrine La litanie des seins PA R J E A N S T R E F F

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É CO U T E R L A N AT U R E C U LT U R E ET POLITIQUE

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Vandalisme, une histoire de l’art en négatif Fils de la période révolutionnaire, le vandalisme est resté, mais son application a changé. Entre les atteintes sans cesse renouvelées aux biens culturels, les évolutions de la conscience patrimoniale et l’intérêt à géométrie variable des pouvoirs publics, les dégradations sont un révélateur des rapports d’une société à son passé et à son présent. PA R P I E R R E N O U A L

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« Le design remet l’humain au centre »

09 Nature de la nature D E PA U L A R D E N N E

« Si le paysage existe, c’est non comme construction de l’œil humain, mais d’abord en tant qu’élaboration métaphysique où l’humain consent à se laisser dépasser et à admettre que ce qu’il voit est en tous points plus grand, plus fort, plus doué que lui. »

14 Le journal des saisons D E C AT H E R I N E W I L L I S

« Les pieds dans la rosée ; l’air est presque silencieux ; pépiement de fauvettes. Un minuscule escargot transparent, haut perché sur les tiges des fenouils bronze, grimpe. »

19 « Écouter la nature est le résultat d’un regard conditionné » C O N V E R S AT I O N AV E C A L A I N C O R B I N

26 Wood’stown U N C O N T E FA N TA S T I Q U E D ’A L P H O N S E D A U D E T

« Les branches poussaient à vue d’œil ; légèrement retenues dans la main, on les sentait grandir et se débattre comme des ailes. »

E N T R E T I E N AV E C

31 Les arbres et L’eau

M ATA L I C R A S S E T

ETEL ADNAN ET MÂKHI XENAKIS

75 Ceci est une image du réel Un incendie Le feu et la fureur PA R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

87 M O T I F – A RT

« Des beautés que la terre a perdues » Les saisons de James Tissot S’il ne peut être considéré comme un paysagiste, James Tissot entretient un rapport passionnant et ambigu à la nature. Omniprésente dans ses tableaux, elle est décor ou motif, écrin ou refuge, jardin d’éden ou jardin d’hiver. Incarnation de la vie et de la mort, la nature assume plusieurs rôles à mesure qu’évoluent les intentions de l’artiste, mais participe toujours de l’effet esthétique et psycho­ logique de ces tableaux au fort pouvoir de séduction. PA R PA U L P E R R I N

111 P O É S I E PA RT O U T

Le calendrier des nuages Ungava UNE SÉRIE DESSINÉE D E PAT R I C E R E Y T I E R ET KENNETH WHITE


Écouter la nature


« Je désire partir bientôt et vivre au loin près du lac, où j’entendrai seulement le murmure du vent dans les roseaux. Ce sera un succès si je me suis laissé derrière moi. Mes amis me demandent ce que je ferai, une fois là-bas. Ne sera-ce pas une occupation suffisante, que d’observer le progrès des saisons ? » Henry David Thoreau, Journal (traduction Brice Matthieussent), 24 décembre 1841.

« Et maintenant éveillé, je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des colonnes, les froissements des absinthes, les lézards furtifs. J’entendais cela, j’écoutais aussi les flots heureux qui montaient en moi. » Albert Camus, « Retour à Tipasa », L’Été, 1959.

« Le ciel est désert, et le silence brutalement décrété nous assourdit. Venons-nous d’assister à la fin des hirondelles bleues, des martinets gris ?... »

© Alexandre Curnier

Colette, Hirondelles, 1940.

Alexandre Curnier, Lucarne, Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, 25 août 2018.


Un homme sur Glacier Point, face Ă Half Dome, dans le parc national de Yosemite, en Californie, 1901, Washington, Library of Congress.


É C O U T E R L A N AT U R E

N AT U R E D E L A N AT U R E P A R PA U L A R D E N N E

« Nous sommes dans un moment de réarmement général. Les champs lexicaux s’usent mais l’usure lexicale ne frappe pas simultanément tous les termes. Le terme de nature est trop homogénéisant. Celui d’écologie, limité ; il réduit l’étendue des problèmes, car la question écologique n’est pas qu’environnementale mais concerne également l’habitation, les modes de vie et de survie, l’organisation générale  1. » Bruno Latour

L

a « nature » ? Pour le dictionnaire, ce terme désigne l’« ensemble de la réalité matérielle considérée comme indépendante de l’activité et de l’histoire humaines » et, dans cet ensemble, le « milieu terrestre particulier, défini par le relief, le sol, le climat, l’eau, la végétation  2 ». La nature a toujours constitué pour les hommes tout à la fois un écosystème et une essence. Un écosystème, parce que c’est dans la nature que l’homme vit et de celle-ci qu’il retire ce dont il a besoin pour survivre. Une essence, parce que la nature ne saurait être envisagée seulement sous l’aspect matériel. Son éminence induit l’idée d’une force surhumaine et l’hypothèse d’un Créateur ou de créateurs majuscules – Dieu, les divinités, les esprits, peu importe comment on les nomme. Toute « idée de nature » (Colette Garraud  3) se constitue sur cette double assise : une matière, un concept.

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C O N TA C T E T P AY S A G E La nature n’est pas juste un étant-donné. Nous le vérifions chaque fois que nous lui prêtons attention. Cette herbe-là, que nous foulons ou sur laquelle nous nous allongeons. Ce ciel étoilé au-dessus de nos têtes – le philosophe Emmanuel Kant n’en fit-il pas une de ses passions sur fond d’aspiration à contenir l’essence du monde dans son cœur, et ce, au point d’en porter la mention sur sa tombe, à Kœnigsberg (aujourd’hui Kaliningrad) ? Cette nuée d’étourneaux qui s’envole et tournoie en vrillant nos tympans de leurs piaillements aigus. Les pics immenses, majestueux, souverains des Andes et de l’Himalaya. La marée au Mont-Saint-Michel et sa vitesse de déplacement surhumaine, celle d’un cheval au galop. Les aurores boréales et leurs sublimes déploiements d’effets visuels. L’épaisseur insondable de la forêt amazonienne... L’indifférence ne saurait toujours être de mise. La nature a sans conteste l’éminent pouvoir de capter la conscience humaine, qui souvent en redemande, d’ailleurs. Les panoramas, les beaux points de vue, les balades en avion au-dessus de la montagne Sainte-Victoire, popularisée par les multiples tableaux que Paul Cézanne lui a consacrés... Regarder la nature, écouter la nature déjà, c’est l’incarner. La nature, en termes de proxémique, se perçoit. Mais, se percevant, elle se ressent. Elle est un « paysage » – le « paysage », cette « partie d’un pays que la nature présente à l’œil

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É C O U T E R L A N AT U R E

qui la regarde », dit le dictionnaire Le Robert. Le géographe Michel Collot nous le rappelle  4, si besoin était : « On ne peut parler du paysage qu’à partir de sa perception. En effet, à la différence d’autres entités spatiales, construites par l’intermédiaire d’un système symbolique, scientifique (la carte) ou socioculturel (le territoire), le paysage se définit d’abord comme espace perçu. Il constitue “l’aspect visible, perceptible, de l’espace  5”. » Le paysage, en soi, faut-il le rappeler, n’existe pas. La nature n’a pas créé les séquoias de Yosemite Valley parce que l’homme frémit devant le gigantisme de ces puissants végétaux. Pareillement, si les sédiments se plient, se fracturent et s’exhaussent sous l’effet des hautes pressions telluriques venues de l’asthénosphère, gageons que ce n’est pas d’abord pour faire plaisir aux amateurs de cartes postales, qui raffolent des montagnes et de leur puissante photogénie. Le paysage tel que l’appréhendent nos sens, de surcroît, est toujours une découpe, le fragment d’un ensemble plus vaste qui l’englobe jusqu’au macrocosme, macrocosme dont la contemplation peut générer à bon droit l’idée de la puissance créatrice totale, d’essence divine. Dans

atmosphère ou un état d’âme, autrement dit la nature est-elle un tout unifié ou non ? En fait, la nature peut-elle être pensée hors de ce que l’homme pense d’elle ? Et lorsque l’homme, en définissant le paysage, définit la nature, évacue-t-il pour autant la question de savoir si elle a des normes propres et indépendantes  6 ? » L’animisme, le créationnisme, la métaphysique, indifféremment, affectent à la nature une signification, le plus souvent supérieure, portant de manière invariable à la transcendance. Comment observer, traverser, jouir de la nature sans y voir l’œuvre d’une puissance supérieure à l’homme ? On se souvient de Pétrarque en 1336, escaladant avec son jeune frère le mont Ventoux et, sur celui-ci, sa partie la plus élevée, « le Fieux », dit-il, par une belle journée d’avril. Pétrarque, fasciné par la beauté de l’environnement où il progresse, fait bien une expérience de fusion. Il est dedans, comprendre : il forme le sentiment d’appartenir au monde, d’en être un élément constitutif et non pas séparé. Reste qu’une fois descendu de la montagne, et décrivant par écrit à son confesseur son expérience exaltée de l’ascension, il n’oublie

Si le paysage existe, c’est d’abord en tant qu’élaboration métaphysique où l’humain consent à se laisser dépasser et à admettre que ce qu’il voit est en tous points plus grand, plus fort, plus doué que lui. maintes civilisations, regarder le paysage est soit interdit (car le regarder impose d’oublier Dieu ou les dieux ou les esprits), soit autorisé sous condition de voir dans le paysage l’œuvre même de la puissance divine. Si le « paysage » existe, c’est non comme construction de l’œil humain, mais d’abord en tant que cette élaboration métaphysique où l’humain consent à se laisser dépasser et à admettre que ce qu’il voit est en tous points plus grand, plus fort, plus doué que lui. Le sociologue Georg Simmel, au tournant du xx e siècle, n’a pas manqué de mettre l’accent sur ce que l’on pourrait désigner comme l’incertitude du paysage. « On a coutume de faire du paysage une vue d’ensemble qu’offre la nature d’une étendue géographique, écrit ainsi un commentateur de Georg Simmel. Dans sa Philosophie du paysage (1913), Simmel pose une question simple : le paysage est-il une somme d’éléments disparates ou une unité qui possède une

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pas de célébrer la grandeur divine et comment celle-ci pousse les âmes vers le haut, toujours – gravir une montagne, par analogie, c’est se rapprocher de Dieu et, pour le poète passé par Malaucène, vivre l’épreuve de sa propre élévation vers le bien. La splendeur de la nature, selon Pétrarque, ne peut émaner d’un simple effet de natura naturans, d’une nature qui se modèle et se module elle-même. L’homme prendrait-il le droit de la regarder et de la parcourir pour en jouir, elle est et reste l’œuvre de Dieu  7. L A N AT U R E C O M M E E X P É R I E N C E Depuis quand l’humanité regarde-t-elle la nature pour ellemême ? Depuis quand la regarde-t-elle sans lui assigner un sens, un pouvoir, une signification symbolique ? Difficile d’en décider. Mais le fait est : anthropologiquement parlant, regard et

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N AT U R E D E L A N AT U R E

autonomie du visible ne font pas bon ménage. Voir, c’est plus ou moins toujours vouloir voir quelque chose en plus, dans le visible ou au-delà du visible. La peinture chinoise paysagère de type shanshui (山水, « montagne-eau »), plus que millénaire, forte de son exceptionnelle dextérité en matière de rendu plastique, atteste ici d’un refus motivé et lourd de sens. Pour elle, lui rendrait-elle un magnifique hommage en en ciselant les formes, la nature « pure » n’existe pas, pas en tout cas tant que l’homme existe et qu’il la regarde. Rendre autonome la vision du paysage et ne pas assujettir celui-ci à quelque idée, à quelque signification qui en excèdent l’essence ? Pas question, pour le dessinateur ou le peintre chinois lettré. Les paysages shanshui, à dessein, refusent au paysage son autonomie. Dessinateurs et peintres attelés à ce type de représentation paysagiste, volontiers, placent ainsi temples ou palais dans la partie haute de leur rouleau dessiné, de concert avec les montagnes, en inventant un principe hiérarchique que la nature ne connaît pas. De plus, ils ne manquent jamais d’accompagner leurs images peintes de calligraphies, une manière avouée d’unir « nature » et « culture » en humanisant la première à l’avantage de la seconde : dans la représentation de la nature se lit le récit de l’homme. Le shanshui ? Voilà bien un type de représentation où le caractère « symbolique », pour reprendre la classification qu’applique au paysage l’historien d’art Kenneth Clark, auteur d’un mémorable Art du paysage, l’emporte de manière incontestable, jamais loin de cette autre catégorie analysée et distinguée elle aussi par Clark, le paysage « idéalisé  8 ». Être vraiment « naturiste » suppose que l’humain dépasse le spectacle. Une entière considération pour le fait naturel, pour ce faire, est exigée. Comprendre à sa mesure, être humain, la nature de la nature commence là, par l’intérêt témoigné à la Terre abordée par son versant biologique entendu au sens large (tout ce qui est et fait la vie) : la vie des animaux, des végétaux, des minéraux et des éléments tels que l’air, le feu et l’eau, la vie aussi des hommes, dans cet ensemble. Nous « naturiser » est à cette seule condition : tourner nos sens, êtres humains que nous sommes, vers la nature jusqu’à ce point, jouir, avec cette dernière, d’une proximité intime. Notre corps humain, alors, devient plus qu’humain. Il met à part la séparation dont il semble le dépositaire physique (moi et le monde, ensemble mais distingués) pour sentir monter en son for intérieur une poussée de « fusionnisme », un sentiment de jonction avec ce qui ne lui est pas intrinsèque

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(moi et le monde, ensemble et unis). L’objectif : la dissolution productive, le mélange de soi avec l’élément naturel. Faire plus que voir ou voir en séparatiste, donc. Quiconque parmi nous, dans cette partie, dès qu’il en a le loisir, sait comment déchaîner sa sensibilité tout entière, en ne la confinant plus aux seules émotions visuelles ou superficielles. En randonnant, par exemple, dans le cadre de longues marches où le corps infuse et macère dans le territoire. Marcher sous la voûte du ciel à toutes fins de mieux exister et de mieux être : nulle randonneuse, nul randonneur, s’il en est parmi les lecteurs de cet article, ne niera cet effet existentiel et essentiel à la fois. Ou encore en s’enfonçant sous la terre, comme des taupes ou des vers. Certains d’entre nous, à l’instar des spéléologues, aspirés par les gouffres, iront transiter ou nicher sous la surface du sol. Ou bien encore en se frottant à l’air, à la pesanteur, aux lois de la gravité. Certains sautent dans le vide depuis des avions ou des ballons, ils se ventilent et s’habillent d’air le temps de leur descente jusqu’au sol, avant que le parachute qui s’ouvre n’annonce la fin de cette friction avec la matière atmosphérique. « Prendre un bain de nature. » Cette formule revêt tout son sens au vu de ces expériences toujours fortement « incarnantes » : nous voulons plus que connaître la nature, nous voulons aussi la vivre et l’épouser. En devenir, autant que faire se peut, un constituant lucide, nucléaire. D E V E N I R U N PA RT E N A I R E Si nous savons à présent, s’agissant d’une large part de ses composants, expliquer la nature, dire avec précision, armés du concours de la science, de quoi elle est faite et comment elle s’est constituée, nous n’en ressentons pas moins à sa fréquentation une sensation qui outrepasse le rapport rationnel. Le fait même, avéré avec la naissance de l’esprit scientifique, de souhaiter répertorier de manière encyclopédique toutes les substances de la nature – ce qu’elle contient – et de la comprendre en en trouvant le sens – ce qu’elle est – n’est pas seulement l’effet de la constitution rationaliste de l’homme, celle qui pousse dès l’A ntiquité un Aristote, dans sa Physique, à expliquer tout phénomène naturel que ce soit (les tremblements de terre, de la sorte, sont l’effet de la nature pneumatique du sous-sol, de mouvements d’air sous la surface terrestre, dont peut témoigner dynamiquement, pour le maître antique, l’activité des solfatares). Si cette curiosité se donne cours, c’est sans doute surtout parce que l’humain

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É C O U T E R L A N AT U R E

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personne, avançant sur un parterre uniforme de feuilles. La photographie a été prise de telle sorte que toute perspective se retrouve écrasée, l’élément végétal occupant ici la totalité de l’espace représenté. Quelle impression dominante le spectateur forme-t-il ? Sous les yeux de ce dernier s’anime un homme, certes. Mais un tout petit homme, surtout. L’humain que nous montre Entrer dans l’œuvre, devant nous, s’absorbe dans l’immensité d’un territoire en individu ignorant ce que lui réserve cette intrusion dans un milieu résolument différent de lui, puissant et autoritaire, nourri de matière jusqu’à la plénitude – un milieu sur-matérialisé, saturé déjà, où la nature donne l’impression d’occuper toute la place. En pénétrant ce paysage inconnu où ses pas l’entraînent de façon irrésistible, Giovanni Anselmo, pour autant, « entre dans l’œuvre », comme le stipule le titre de son immense photographie. Un titre à comprendre sous deux angles qui se recoupent. D’une part, c’est bien l’artiste qui, par son initiative (ici, le déplacement physique), initie l’œuvre. D’autre part, l’« œuvre » dans laquelle entre l’artiste, c’est aussi la nature (entrer dans la nature qui est une œuvre en soi). Œuvre pour œuvre. L’œuvre d’art advient-elle, c’est de se constituer avec cette autre œuvre que représente la nature dans sa totalité infinie, en large part inconnue, incommensurable, à la fois accessible et hors de portée. Une œuvre – la nature – à façonner au hasard de chacun de nos rapports avec elle, voici ce qu’est dorénavant pour nous, en notre âge saisi par le souci écologique, la nature de la nature. La « nature » ? Un être, un conjoint, un champ d’expériences qui tout à la fois nous contient et que nous contenons. 1. Bruno Latour, « Rien ne peut plus arriver aux modernes », entretien avec Tristan

Bera, Art Press n o 428, décembre 2015, p. 56. – 2. Centre national de ressources textuelles et lexicales. – 3. Colette Garraud, L’Idée de nature dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 1994. Une étude remarquable dont on recommande la lecture attentive. – 4. Michel Collot, « Points de vue sur la perception des paysages », in L’Espace géographique, t. XV, n o 3, 1986, p. 211. – 5. Olivier Dollfus, L’Analyse géographique, PUF, collection « Que sais-je », 1971. – 6. Manola Antonioli, in introduction de Paysages variations. Autour du paysage comme variation artistique, sous la direction de Manola Antonioli, Vincent Jacques et Alain Milon, Loco, 2014. – 7. Pétrarque, « L’A scension du mont Ventoux » (1336), in Lettres familières, IV, lettre à Dionigi di Borgo San Sepolcro. Paris, Mille et une nuits, 2001. – 8. Kenneth Clark, Landscape Into Art, 1949. L’Art du paysage, Paris, Arléa-Poches, 2015. « En aucun cas il ne s’agit là d’un traité théorique sur la peinture ou les représentations du paysage, mais plutôt d’une promenade qui vise à faire réfléchir plutôt qu’à instruire ou à informer. L’auteur fonde sa réflexion sur quatre types de paysage : les paysages symboliques (le jardin symbolique de La Dame à la licorne), les paysages réalistes, les paysages fantastiques (ceux de Jérôme Bosch) et les paysages idéalisés, comme ceux de Nicolas Poussin » (note de l’éditeur).

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© Fondation Louis-Vuitton / Paris

est lui-même un composant de la nature, et donc, pour sa part, parce qu’il est la nature aussi. Rationaliser la nature n’est pas la mettre froidement à distance, ce n’est pas tout bonnement en faire un « objet » échappant au statut de sujet, une simple accumulation de choses et de phénomènes physico-biologiques. C’est, consciemment ou non, comprendre ce qu’humains nous sommes, et où, comment et pourquoi nous le sommes. Œuvrer avec la nature pour partenaire, en s’associant à celle-ci : l’humain n’opère que superficiellement en terrain connu. Sitôt abordé pour y expérimenter un autre geste que celui qui consiste à « représenter » (voir, tirer de la vision des images comme s’y applique la peinture sur le motif), l’espace naturel se change en un territoire ne donnant rien a priori. Car il ne s’agit plus, ce paysage, de juste le convertir en images ou en sensations « de loin » pour produire encore et encore des reflets du monde naturel, sur un mode spéculaire. Tout, soudain, est à expérimenter. Nouveau lieu d’immersion, pour l’occasion, égale nouvelle forme de relation à la nature, nouvelles formes au pluriel, avec à la clef une évolution du sens conféré à celle-ci. Le « lieu », la nature donc – ses vastes déploiements, ses rivières, ses plaines et ses montagnes, ses côtes, ses glaises où s’embourbent les pas humains, son ciel ouvert au-dessus de nos têtes, ses gouffres et ses profondeurs invisibles... Pour qu’advienne la sensation totale de la nature, il faut faire plus que simplement contempler ce bloc de matières légué par la création cosmique, géologique et atmo­ sphérique. S’en saisir optiquement, de façon classique, dans le sillage d’un Nicolas Poussin, des impressionnistes ou des grands paysagistes états-uniens de la seconde moitié du xix e siècle, voilà qui ne suffit plus. Il importe à présent d’être plus près encore du sensible – de tout le sensible, pénétré et investi de plein corps et à plein corps. La nature est à présent un espace à vivre, où s’investir en totalité, l’heure de l’immersion a sonné. Entrare nell ’Opera (« Entrer dans l’œuvre »), grand tableau photographique en noir et blanc que l’artiste italien Giovanni Anselmo réalise au début des années 1970 (un moment où les artistes, en masse, désertent leurs ateliers et vont créer dans la nature et avec elle : earthworks, land art, etc.), donne une image métaphorique saisissante de cette nécessaire procédure d’immersion à laquelle l’homme soucieux de se « naturiser » doit à présent consentir. On y voit l’artiste de dos, Anselmo en


Giovanni Anselmo, Entrare nell ’Opera, 1971, tirage et jet d’encre sur toile (1997-1998), Paris, collection Fondation Louis-Vuitton, avec l’aimable autorisation des archives Anselmo.


Journal des saisons   C AT H E R I N E W I L L I S Janvier, un jour de gel à – 5 °C

Le pigeonnier est bordé de stalactites. Dans une bassine de zinc, sur la table de chêne, l’eau gelée forme un disque épais, lourd, translucide. Je le soulève pour regarder à travers le soleil pâle, et me souviens des pages de Dan Yack relues la semaine dernière ; Blaise Cendrars y parle de sculpture et de disques de glace. Sur la même table, entre les bords de la soucoupe de terre cuite, les pinsons dérapent sur la surface lisse de la margarine mêlée de grains de chènevis.

En Chine, cette période de l’année se nomme « époque du réveil des insectes ». Avril

Les feuilles du tulipier, lorsqu’elles apparaissent, sont pliées en deux, chaque moitié adhérant fortement à l’autre ; cela ne dure que quelques jours. Les feuilles des plantains roulées en boule au creux de la paume guérissent des piqûres d’ortie ; découpées en fines lanières, elles procurent aussi la base d’un pesto pour les pâtes.

16 janvier

15 avril

Je longe la haie de cassis, gratte de l’ongle du pouce les rameaux pruinés de vert mousse ; ils dégagent une odeur étrange en plein hiver : celle-là même des fruits mangés au mois d’août. Ce parfum puissant reste longtemps sur mes doigts.

Presque chaque 15 avril, je me souviens du bruit des B52 qui allaient le 15 avril 2004 bombarder Bagdad et passaient entre 11 heures et minuit au-dessus du moulin. Bruit sinistre, sentiment de rage impuissante. Le lendemain

Au bord de la mare, les extrémités et les bourgeons du saule chinois sont d’un rouge carrément pompéien, sur fond des hampes séchées gris beige des flambes. De l’autre côté de l’eau glacée, les silhouettes préhistoriques des prêles japonaises ; j’en cueille pour les faire raciner dans l’eau d’un bocal, histoire d’en donner aux amis de passage. Un samedi plus tard

Devant la verrière de l’ouest, à côté du large duvet vert tendre des feuilles de tabacs, deux plants issus de graines données par M. en septembre rue Pache à Paris, la fleur de l’orchidée-qui-sent-la-framboise-en-plein-hiver campée sur une très longue tige poilue. Je l’ai dessinée l’année dernière. À France Culture, Ronan Legrand, conférencier étonnamment sympathique, explique lentement à des aveugles et leurs chiens un tableau de Martial Raysse dans une salle de Beaubourg.

Gratter à l’ongle les branches du Betula lenta qui sentent l’Air Wick, parfum désuet efficace pour enrhumés. Fin avril

J’aère à la grelinette un carré du potager, puis pose, à même la terre, les rattes qui commençaient à germer dans la cave, en les espaçant bien. Après avoir arrosé, je recouvre le tout d’un épais matelas de paille. Et c’est tout jusqu’à la récolte. Cette méthode nous a été indiquée par notre voisin et ami Joseph P. Avril-mai

J’ai pris l’habitude, en longeant les haies, de raccourcir pour les épaissir les très jeunes pousses de buis et d’ifs, entre les trois premiers doigts de la main. Le pouce et l’index saisissent, et par un mouvement en biais, le majeur tranche. C’est presque devenu un automatisme dont mes doigts se souviennent.

15 février

8 mai

Quelques rameaux de sarcocoques, feuilles coriaces, vernissées et fleurs discrètement jaunâtres, facilement cueillies entre le pouce et le majeur, vont parfumer le bureau de A., sur fond de tabac froid cubain.

Au retour de la ville, l’air est ici comme du champagne et enivre. Des parfums ténus flottent, lisières invisibles des territoires botaniques du moulin. Les Iris graminea sous la haie de noisetiers dégagent un parfum de prune très mûre, au bord de la compote. Pour décrire un parfum botanique : se mettre d’abord dans un état flottant, sans barrière logique. Ainsi, j’ai décidé ce soir que les fleurs du Magnolia grandifolia sentaient un mélange de pneu chaud sur l’asphalte et d’amande amère.

Aujourd’hui 10 mars

Sur le jeune sorbier, encore anonyme, rapporté du Yunnan dans ma poche, un hexapode, émeraude pâle poudré d’or, minuscule et digne sur une feuille suffusée de pourpre.

© Alexandre Curnier, Fleur séchée, 2019.

3 février



20 mai

Les pieds dans la rosée ; l’air est presque silencieux ;

Le jardin est aussi celui des chèvrefeuilles ; ils s’y font des couchettes dans l’herbe haute au pied des pins ou des magnolias, pour leurs siestes nocturnes. Les graminées, très hautes cette année, versent sur leurs chemins tendus. Pour empêcher leur chute : les tresser poignée par poignée en une sorte de barrière. Le faire sans réfléchir, à cadence rapide. Il s’agit que la ligne soit droite, bien tendue. Fin mai

Le parfum de coumarine des aspérules – foin coupé, fève tonka – n’apparaît que lorsqu’elles sèchent. Le parfum du géranium Robert est amer et sucré à la fois. J’ai découvert sur Internet ses propriétés médicinales liées au germanium qu’il contient. Je m’en fais presque tous les matins un bol de thé : quelques extrémités infusées cinq minutes dans de l’eau bouillante. 10 juin

pépiement de

Les pieds dans la rosée ; l’air est presque silencieux ; pépiement de fauvettes. Un minuscule escargot transparent, haut perché sur les tiges des fenouils bronze, grimpe.

fauvettes.

Mi-juin

Un minuscule escargot transparent, haut perché sur les tiges des fenouils bronze, grimpe.

Tôt le matin, le rituel d’un bol de thé vert à la main, pour faire le tour du potager, dans l’herbe froide. Fin juin

Voici claquer au vent, fixés par des pinces de bois sur une cordelette de chanvre, deux grands draps de lin blanc ; dormir dedans la nuit venue : couture médiane, contact un peu rêche, parfum d’herbe sèche et de coumarine. Début juillet

En descendant vers le ruisseau, la fumée sucrée des parfums emmêlés des chèvrefeuilles et des myricas gale. Le ruisseau, tumultueux l’hiver, arrive l’été à peine aux genoux. On s’y rafraîchit en s’y promenant de long en long, vase et sable entre les doigts de pied. Parfois le bleu électrique d’une libellule, dans tout ce vert en berceau inversé, surprend. 3 juillet

Salade de cueillette jardin et potager confondus. Je récolte jusqu’à vingt-six ingrédients coupés très fin aux ciseaux. Tout est dans les proportions. 5 juillet

L’été dernier une brève tornade a déraciné la moitié du saule du potager. Dans une des hautes branches rapportées, Matthieu a trouvé une grande chenille qui s’est mise à dévorer les feuilles tout en excrétant des boules noires. Puis elle a disparu. Six mois plus tard A.


me téléphone à Paris pour me raconter l’apparition d’un énorme petit paon de nuit. Où était la chrysalide ? Mystère et boule de gomme ! 14 juillet

Pris dans les racines d’un vieux chêne pédonculé, un grand caillou de grès lisse, dernier témoin de la moraine glaciaire qui l’a roulé jusqu’ici. Tout près, je remarque des mélampyres qui, séchés sous presse, puis installés dans mon herbier, vont devenir tout noirs : des ombres chinoises. Fin juillet

Tout un été, vers dix heures du soir, nous avons guetté la sortie de leur cheminée désaffectée d’une famille de cinq chouettes effraies. Elles se découpaient en ombres chinoises et ululaient joyeusement. On trouvait leur ululement triste ou joyeux suivant l’humeur du jour. Début août

Chaque année A. retire de la mare de grandes brassées d’acores. L’odeur vaseuse et sucrée de leur racine blanchâtre étonne.

Début octobre

Récolte des rattes, qui cette année ont poussé directement sous le paillis. Confiant ou tétanisé... ? Un jeune crapaud mordoré, pustules et yeux d’acajou cuivré, se laisse attraper. Au creux de la main, son poids alangui, tiède et frais à la fois, surprend. Fin octobre

Le gel menace ; récolte des dernières tomates jaunes. Alignées au carré sur la longue table de chêne, elles achèvent de mûrir. Mélangées à beaucoup de sucre de canne, quelques coings et un peu de gingembre confit, elles finiront en pots de confiture fermés de paraffine, d’un carré de Cellophane humide et d’un élastique. 23 octobre

Aujourd’hui, B. vient déjeuner et nous apporte en cadeau deux salamandres. Quatre doigts aux pattes avant, cinq aux pattes arrière. Jaune et noir, elles sont si bien dessinées qu’on les dirait fausses, des jouets de plastique. À peine posées sous le moulin, elles disparaissent dans les feuilles sèches.

Mi-août

Sous les myrobolans de la haie, un tapis de prunes sauvages au goût très frais, dru, concave. Dans une grande bassine, l’écume violente, rose vif, odorante de la confiture ; poids pour poids avec du sucre de canne rapadura. 15 août

J’observe la brinquebalante et pure stratégie amoureuse des bourdons dans les balsamines de l’Himalaya.

Novembre

Au moment exact où nous déposions, dans son linceul de lin, notre vieux chien Léon au fond de la tombe qu’A. venait de creuser au pied d’un jeune pin chinois, trois de nos pigeons damascènes sont venus en délégation battre des ailes au-dessus de nous. Ils ne quittent d’habitude jamais le toit du pigeonnier. Fin novembre

Crépitement tous azimuts : les graines d’euphorbes, d’abord celles de characias puis plus tard celles des wulfenii, sont projetées au loin par un mécanisme végétal dont j’ignore le détail. Les pigeons blancs en sont friands.

Nuit claire, la constellation d’Orion plane au sud-ouest, au-dessus du moulin. Les trois étoiles alignées du « baudrier », et surtout Bételgeuse la rouge, et Rigel la bleue, étoiles de première magnitude. Non loin, le cerf-volant des Pléiades.

Début septembre

Décembre

À 45° de la ligne de crête de la forêt d’Écouves, passage en traces obliques des Londres-Madrid ; nuages manganèse éclairés par le soleil à son lever. Contrechamp vers des labyrinthes ténus, angles nets et emperlés de rosée ; ils se déploient ce matin entre les branches des Rosa glauca.

A. me rapporte un nid d’herbes sèches trouvé sous les noisetiers. Il sait que je m’inspire de nids abandonnés pour tresser, avec mon bec et mes pattes, des nids imaginaires. Je les installe dans des boîtes à insectes et leur donne des noms inventés : Nid de cingre épinette pour Charles-Albert Cingria. Ce nid que nous avons cru vide pendant une heure donne naissance au plus beau des muscardins, un minuscule rongeur arboricole et nocturne. Il sent légèrement le musc, doit aussi son charme à une queue tendance écureuil et à de grands yeux noirs. La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers », lui a consacré un numéro spécial.

Fin août

Fin septembre

Les fleurs de cardère – cabaret des oiseaux, bonnetier sauvage, autres noms de la même plante – fleurissent toujours par le milieu : un étage rose mauve, ténu, fragile d’être tellement entouré de diagonales piquantes d’un vert céladon. Les bourdons se faufilent.



«   É CO U T E R L A N AT U R E E ST L E R É S U LTAT D ’ U N R EG A R D CO N D I T I O N N É   » C O N V E R S AT I O N AV E C « Entendez-vous ces battements de feuilles »

A L A I N CO R B I N

Gertrude Käsebier, Pastorale (W. Mason Turner et Hermine Käsebier), 1902, Washington, Library of Congress.

R É A L I S É E PA R A L E X A N D R E C U R N I E R

« À mon sens, il faut d’abord partir des écrits qui relèvent de l’écriture de soi pour savoir comment les gens du passé ont écouté la nature – ce qui réduit à dix pour cent les sources, c’est peu. Mais cette écoute est aussi médiatisée par la peinture, la littérature et la science ; nous ne pouvons pas nous priver de ces données. « Écouter la nature » ne va pas de soi. Le philosophe Alain Roger a très bien démontré, avec la notion d’« artialisation », que la peinture renaissante italienne invente le paysage en isolant des coins de campagne, de paysage. Ensuite, cette écoute de la nature est modifiée par la science. Considérons la théorie des nuages : pendant longtemps, beaucoup ont vu dans les nuages ce qui figure sous les coupoles des églises baroques – le trône de Dieu, etc. Les écrivains, eux, y voyaient des citadelles, des batailles, des ours, des éléphants. C’est en 1802, grâce à Luke Howard (1772-1864), que s’impose une nomenclature qui est encore la nôtre : cumulus, stratus et cirrus. La série d’études de nuages peintes par John Constable (1776-1837) est une illustration du traité de Luke Howard. À partir de ce moment, la science informe la peinture, et la peinture informe les regards. « Écouter la nature », lorsqu’on est un romantique et que l’on se promène en Europe au xix e siècle, vient des connaissances que l’on a de Virgile, de Pétrarque, etc. Lisons, par exemple, Maurice de Guérin (1810-1839) et son poème Les Bruits de la nature : Entendez-vous ces battements de feuilles qui s’agitent comme de petits éventails, ces sifflements des roseaux, ces balancements des lianes, escarpolettes des papillons, et ces souffles harmonieux et inexprimables que font sans doute les anges gardiens des champs, ces anges qui ont pour chevelure des rayons de soleil. Oh ! qu’ils sont beaux ces bruits de la nature, ces bruits répandus dans les airs  1 !

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Autant dire qu’« écouter la nature » est le résultat d’un regard conditionné. Mais, pour beaucoup, c’est lié à du social. Si on s’en tient au paysan, que j’ai étudié au début de ma carrière, la nature, c’est le travail agricole et sa réussite : un beau pré, un bel arbre, un beau potager... Bien réussir une greffe ou une bête est probablement un plaisir sensoriel de la nature, mais nous n’en savons rien, car il n’y a pas d’écrits, mis à part des comptines qui sont dansées dans des villages. La nature, me semble-t-il, depuis Hésiode, c’est les travaux et les jours. Ça se limite au travail ? Je le crains, oui. Henry David Thoreau (1817-1862) écrit dans son journal : « Le paysage, à condition d’être réellement vu, réagit sur la vie du spectateur  2. » Vous expliquez que « le paysage sonore pénètre dans le corps propre  3 ». Le paysage sonore réagit-il de la même façon que le paysage visuel ? Le paysage sonore est plus intrusif, sans aucun doute. Il y a toujours eu, depuis Platon – dont nous sommes les héritiers –, une hiérarchie des sens. Il y a une supériorité de la vue et de l’ouïe sur l’odorat ou le goût. Mais nous ne sommes pas tous égaux, car nous réagissons en fonction de nos connaissances. Notre réaction, y compris à la chose sonore, est liée à la connaissance et à l’ignorance. L’historien Jules Michelet (1798-1874) n’ignore pas la valeur du son. Dans son essai intitulé La Mer, il s’expose à cette nature et écrit : « Bien avant de voir la mer, on entend et on devine la redoutable personne. D’abord, c’est un bruit lointain, sourd et uniforme. Et peu à peu tous les bruits lui cèdent et en sont couverts. On en remarque bientôt la solennelle alternative, le retour invariable de la même


note, forte et basse, qui de plus en plus roule, gronde  4. » Plus loin, il ajoute : « L’œil aussi était blessé autant que l’oreille  5. » Michelet – mais nous pouvons aussi citer Élisée Reclus (1830-1905) – porte l’attention sur la polysensibilité des lieux. Il était très sensible au tellurique, aux profondeurs de la terre, importants dans l’histoire des sens dans la nature. Les marines les plus impétueuses – celles de Claude Joseph Vernet (1714-1789) ou plus tard de Gustave Courbet (1819-1877), mais également décrites dans la littérature et filmées au cinéma – célèbrent une mer et un océan bruyants, au risque de nous décevoir lorsque nous sommes spectateurs d’une eau calme. N’avons-nous pas un rapport spectaculaire à la nature ? À la fin du xviii e siècle, les courtisans vont peu souvent voir la mer. Aller voir la mer, ça signifie se rendre à Dieppe pour assister à une tempête, comme sur les tableaux de Vernet. Un de ces courtisans en est un jour revenu en disant : « Je suis allé à Dieppe voir la mer, mais je n’ai pas vu la mer », qui devait être bien calme. On rêve de la mer de Vernet ou de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) : « Vers les neuf heures du matin on entendit du côté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrents d’eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s’écria : “Voilà l’ouragan  6 !” » Mais ce n’est pas encore la mer du pittoresque, celle de Michelet, qui montre à voir une mer qui vient de loin, avec les vagues, le ressac, etc. Les grandes tempêtes littéraires sont celles de Victor Hugo (1802-1885) ; elles ne se trouvent pas tant dans Les Travailleurs de la mer (1866) que dans les premières pages de L’Homme qui rit (1869). Victor Hugo nous place au côté du jeune Gwynplaine, lorsque la barque dans laquelle il n’est pas arrivé à monter s’éloigne. Hugo installe le décor du drame, de page en page : « C’était fini. La barque avait pris la mer. [...] Tout à coup l’eau lui mouilla les pieds ; la marée montait ; une haleine lui passa dans les cheveux ; la bise s’élevait. Il frissonna. Il eut de la tête aux pieds ce tremblement qui est le réveil  7. » Avec toute une musicalité : « Quelques touffes de bruyères frissonnaient. [...] Une succession d’ondulations de terrain,

devenue tout de suite brumeuse, se plissait dans l’horizon », avant d’écrire : « Un chaos allait faire son entrée. Le vent, froissant le brouillard, et échafaudant les nuées derrière, posait le décor de ce drame terrible de la vague et de l’hiver qu’on appelle une tempête de neige  8. » Victor Hugo donne là toute sa mesure sensorielle. J’avais aussi un peu réfléchi à l’écoute de la pluie et aux sensations qu’elle produit – la pluie, la grêle, la neige. Cela permet d’envisager une autre notion, concernant la nature et les sens : celle de l’origine. La pluie s’accompagne de messages dans la nature. Nous avons lu les écrits de Victor Hugo parlant des messages du vent. Bernardin de Saint-Pierre, lui, entend la pluie, apprécie la pluie – à condition d’être chez lui –, et il y voit le sanglot d’une femme éplorée : « Quand il pleut, il me semble voir une belle femme qui pleure. Elle me paraît d’autant plus belle qu’elle me semble plus affligée 9. » Mais surtout, et c’est nouveau, il écrit qu’elle vient de loin : Par exemple, dans le mauvais temps, le sentiment de ma misère humaine se tranquillise, en ce que je vois qu’il pleut, et que je suis à l’abri ; qu’il vente, et que je suis dans mon lit bien chaudement. Je jouis alors d’un bonheur négatif. Il s’y joint ensuite quelques-uns de ces attributs de la Divinité dont les perceptions font tant de plaisir à notre âme, comme de l’infinité en étendue, par le murmure lointain des vents. Ce sentiment peut s’accroître par la réflexion des lois de la nature, en me rappelant que cette pluie, qui vient, je suppose, de l’ouest, a été élevée du sein de l’Océan, et peut-être des côtes d’Amérique ; qu’elle vient balayer nos grandes villes, remplir les réservoirs de nos fontaines, rendre nos fleuves navigables ; et tandis que les nuées qui la versent s’avancent vers l’orient pour porter la fécondité jusqu’aux végétaux de la Tartarie, les graines et les dépouilles qu’elle emporte dans nos fleuves vont vers l’occident se jeter à la mer, et donner de la nourriture aux poissons de l’océan Atlantique. Ces voyages de mon intelligence donnent à mon âme une extension convenable à sa nature, et me paraissent d’autant plus doux que mon corps, qui, de son côté, aime le repos, est plus tranquille et plus à l’abri  10. On entend la pluie, elle vient de loin et elle ira loin. On retrouve cet intérêt chez Eugène Delacroix (17981863), dans son Journal.

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« Le vent, froissant le brouillard, et échafaudant les nuées derrière, posait le décor de ce drame terrible de la vague et de l’hiver »

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Gustave Courbet, La Trombe, Étretat, 1820, huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art.

J’ai noté : « Une pluie affreuse », « [...] noyé par la pluie d’orage », « Une pluie battante m’a pris dans la forêt », « La pluie achève le mécontentement  11 »... La pluie, le vent, la bourrasque, la nuée, tout ça vient de loin. Le vent est quelque chose qui caresse, qui parle, ébouriffe, ploie les végétaux, les torture, le vent dans la nature est très fort. Ainsi, le vent dans les arbres selon Hugo : Le vent, ce sanglot des étendues, cette haleine des espaces, cette respiration de l’abîme, est-ce une force maniable à l’homme ? [...] Pourquoi est-ce habituellement la nuit que le vent d’ouest se change en vent du nord ? Pourquoi la mousson de Madagascar correspond-elle à la belle saison ? Pourquoi les deux moussons de Sumatra ne sont-elles entrecoupées d’aucun vent contraire ? Pourquoi l’ouragan se termine-t-il toujours à l’île de la Trinité par un coup de tonnerre  12 ? Il est admirable, Victor Hugo ! Roger de Piles (1635-1709), dans son Cours de peinture par principes (1708), insiste pour que

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l’artiste donne aux arbres une « vérité sensible  13 » et notamment « les arbres agitez du vent  14 ». Cette parole va culminer avec les Américains du transcendantalisme, Henry David Thoreau, Aldo Leopold (1887-1948), etc. ; mais celui qui est allé le plus loin est, à mon sens, John Muir (1838-1914). Il écoute le vent des arbres et observe que « chacun avait une manière à lui de s’exprimer – de chanter sa chanson et de faire ses gestes particuliers ». Il grimpe aux arbres pour écouter la nature – observatoire extraordinaire, il s’y accroche en plein ouragan pour « aller entendre la musique éolienne » : La basse profonde des branches et des troncs nus ronflant comme des cascades ; les vibrations rapides, tendues, des aiguilles de pin, qui tantôt montaient jusqu’au sifflement aigu, tantôt redescendaient au murmure de la soie ; dans les vallées, le froissement des bosquets de laurier et le cliquetis mécanique du frottement des feuilles les unes contre les autres – tout cela s’entendait distinctement si l’on y prêtait attention. [...] Je demeurais des heures sur mon perchoir, fermant souvent les yeux afin de profiter uniquement de la musique ou de savourer calmement la délicieuse odeur qui passait  15.


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représentation de la richesse polysensorielle, qui peut aussi être inquiétante. La musique du vent dans les arbres est encore très présente. En 2011, l’artiste italien Giuseppe Penone (né en 1947) retranscrit, dans quatorze partitions, la structure sonore des arbres, qu’il écoute en les percutant à l’aide d’un maillet. Nous pouvons par exemple écouter le châtaignier. Mais si on s’en tient à écouter la nature, c’est-à-dire à l’ouïe, ce que l’on perçoit, c’est avant tout l’animal. Au Moyen Âge, c’est l’oiseau dans les arbres. Aussi chez les romantiques, John Keats (1795-1821), par exemple. Ou le thème du rossignol dans Le Luthier de Crémone (1876) : un violoniste bossu surpasse la beauté de l’oiseau : – Ah ! C’était l’autre nuit. J’étais à ma fenêtre Et je pensais à vous devant le ciel d’été.

Antoine-Laurent Castellan, Étude de pin pignon, vers 1812-1818, encre brune sur tracé au graphite sur papier, Montpellier, musée Fabre.

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© Musée Fabre Montpellier Méditerranée Métropole, photo Frédéric Jaulmes

Dans ce qui vient de loin, il y a aussi les odeurs. Muir le décrit très bien : « Et en plus des parfums locaux, il y avait aussi des traces de senteurs apportées de plus loin. Car ce vent venait de la mer, où il se frottait à ses vagues fraîches et salées, puis il se faufilait entre les séquoias, s’insinuait dans d’opulents ravins pleins de fougères, s’étalait en larges courants ondulant sur les crêtes émaillées de fleurs de la chaîne côtière, avant de traverser les plaines dorées, de gravir les coteaux violets et d’envahir ces bois de pins avec tous les encens récoltés en chemin  16. » La forêt, comme la mer, est le lieu de la polysensibilité de la nature. Nous pouvons y rencontrer, en même temps, le silence, les craquements du bois, le chant des oiseaux et les odeurs de résine. La forêt est la


« Ce pays vert dont l’horizon élargissait les élans de l’âme »

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Dans le jardin, parmi la fraîche obscurité, Un rossignol chantait, et ses notes perlées Montaient éperdument aux voûtes étoilées. Tout à coup j’entendis dans l’ombre un autre chant Aussi divin, aussi sublime, aussi touchant Que celui de l’oiseau. Je me penche et regarde, Et je vois le bossu tout seul dans sa mansarde, Assis à son pupitre et l’archet à la main. Son violon, avec un accent presque humain, Exprimant un amour où la douleur se mêle, Égalait en douceur la voix de Philomèle, Le plaintif instrument, l’oiseau sentimental Alternaient dans la nuit leurs trilles de cristal ; Et moi-même, écoutant l’harmonieuse lutte, Je ne distinguais plus, au bout d’une minute, Lequel de ces deux chants, prenant ainsi leur vol, Venait du violon ou bien du rossignol  17. Écouter semble aussi ouvrir la porte d’un imaginaire plus effrayant : l’univers nocturne d’une forêt, une tempête violente durant laquelle les grêlons s’écrasent comme des bombes... Il faut écouter la nature, mais aussi dans ce qu’elle a de terrifiant. Elle est d’autant plus effrayante qu’elle est inconnue, même si nous sommes aujourd’hui dans une ignorance scientifique moins vertigineuse que jadis. Il ne faut pas oublier l’importance des images de déluge au xvii e siècle – Nicolas Poussin (1594-1665), dans L’Hiver ou le Déluge  18 –, au xviii e siècle et jusqu’au xix e siècle ; en témoigne Anne-Louis Girodet (1767-1824) – Scène du déluge  19 –, sans oublier l’apocalypse – les volcans en éruption que l’on vient voir la nuit au xviii e siècle, les tremblements de terre, le craquement des glaces, les brouillards secs et résineux, les hurlements de la mer, la découverte de la montagne avec ses orages... Tout cela était effrayant, mais, à partir des années 1880, on va regarder au plus près les catastrophes de la nature, et ce sont de nouveaux orages, et autant de sources pour l’imaginaire. Dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne (1828-1905), il y a des orages épouvantables, des tremblements de terre, des tempêtes marines ; sans oublier la banquise des Voyages et Aventures du capitaine Hatteras (1866) :

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Hatteras porta ses regards vers la direction indiquée, et ce qu’il vit à la faveur du crépuscule était effrayant. Une haute banquise, refoulée vers le nord, accourait sur le navire avec la rapidité d’une avalanche. « Tout le monde sur le pont ! » s’écria le capitaine. Cette montagne roulante n’était plus qu’à un demi-mille à peine ; les glaçons se soulevaient, passaient les uns par-dessus les autres, se culbutaient comme d’énormes grains de sable emportés par un ouragan formidable ; un bruit terrible agitait l’atmosphère  20. Regardez La Mer de glace ou le Naufrage  21 de Caspar David Friedrich (1774-1840) ; ce tableau fait physiquement mal et ça s’accorde au sublime. Mais il y a aussi le cours d’eau qui glisse sur des galets, le mouvement des vagues, le souffle du vent dans les feuilles d’un peuplier... cette musicalité devient étrangement un concentré d’érotisme ! Oui, mais c’est beaucoup plus spontané. Les paysans font l’amour dans les prés et les bourgeois le savent. « Ce pays vert dont l’horizon élargissait les élans de l’âme », écrit Guy de Maupassant dans Mont-Oriol (1887) : S’ils s’étaient aimés dans une ville, leur passion, sans doute, aurait été différente, plus prudente, plus sensuelle, moins aérienne et moins romanesque. Mais là, dans ce pays vert dont l’horizon élargissait les élans de l’âme, seuls, sans rien pour se distraire, pour atténuer leur instinct d’amour éveillé, ils s’étaient élancés soudain dans une tendresse éperdument poétique, faite d’extase et de folie. Le paysage autour d’eux, le vent tiède, les bois, l’odeur savoureuse de cette campagne leur jouaient tout le long des jours et des nuits la musique de leur amour ; et cette musique les avait excités jusqu’à la démence, comme le son des tambourins et des flûtes aiguës pousse à des actes de déraison sauvage le derviche qui tourne avec son idée fixe  22. Et il y a l’herbe. Vous avez relevé le lexique érotique  23 de l’herbe dans La Faute de l’abbé Mouret d’Émile Zola (1840-1902) : « Les herbes


qui soupiraient d’aise, les feuilles s’essuyant dans la chaleur », « Un murmure de robe coulant sur l’herbe, pareil à un frôlement de couleuvre », « Les herbes se moiraient d’un tressaillement de plantes caressées », « Ils se savaient vus de toutes les herbes », « Il s’enfonça la face dans l’herbe qui avait gardé la tiédeur de son corps  24. »... L’herbe concerne à la fois la vue et le toucher. Michel Pastoureau prétend que l’on ne décrivait pas au Moyen Âge l’herbe comme verte 25 – le vert étant plutôt la forêt et les étangs –, mais je crois qu’il a tort. Parce que... Pétrarque ? Oui, Pétrarque (1304-1374) ! C’est un Moyen Âge un peu tardif, mais ce qui est frappant dans ses Sonnets, c’est que l’herbe y est apaisante, elle bruisse à cause des insectes et des oiseaux. Elle a aussi de la mémoire, un pouvoir de réminiscence : « Lorsque j’entends le bruit des branches agitées par le vent, le chant des oiseaux et le murmure des ruisseaux qui s’enfuient dans l’herbe verte, il me semble que c’est elle  26. » Cette idée a demeuré longtemps. On la retrouve chez Pierre de Ronsard (1524-1585), comme plus tard chez Alphonse de Lamartine (1790-1869). Nous oublions que les écrivains et les peintres du xix e siècle connaissaient Pétrarque par cœur. Aussi, pour le romantique Maurice de Guérin, l’herbe est bien naturellement capable de réminiscences. Lorsqu’il se rassied et qu’il y a un peu de vent, il entend, lui aussi, une voix, celle de Marie de La Morvonnais, qui est morte peu avant (Pages sans titre, 1835). Les romantiques attribuent à la nature une richesse capable d’instaurer la réminiscence. Évidemment, vous allez me citer Marcel Proust (1871-1922), mais, à mon sens, cela se présente dans l’œuvre de George Eliot (1819-1880), que Proust avait lu. Devant un tableau de Johannes Vermeer (1632-1675), je ne peux m’empêcher de vouloir reconstituer son espace sonore. Alors que les intérieurs représentés sont calmes et interprétés dans ce sens, nous oublions de les replacer – alors qu’il y a souvent une fenêtre dans l’espace peint

– dans l’agitation d’une ville bouillonnante, comme la Hollande devait l’être au xvii e siècle. Nous trompons-nous d’émotion ? Vous avez raison, il y a toujours une fenêtre entrouverte chez Vermeer. Cette question remet en cause la poly­ sensorialité. Il y a une chose certaine, c’est que, au xix e siècle, la ville, par exemple Paris, était très bruyante. Il y régnait un tapage inouï. Nous l’oublions, mais il y avait des fonderies dans les étages. Au xvii e siècle déjà, Nicolas Boileau (1636-1711) nous renseigne sur la couleur sonore de Paris : Qui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ? Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ? Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières, Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ? J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi, Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi : L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ; L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie. Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats, Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure, Que jamais, en plein jour, ne tut l’abbé de Pure  27. Le bioacousticien Bernie Krause affirme que « cinquante pour cent des sons de la nature ont disparu en cinquante ans  28 ». Aujourd’hui, le défi semble de renouer avec ces émotions, qui ont bouleversé les écrivains, les poètes, les artistes. Je prends conscience avec cette conversation qu’ils ont peut-être décrit des émotions que nous risquons de lire comme des archéologues, vestiges d’un passé... L’ensemble de cette littérature – Aldo Leopold, Victor Hugo, Gustave Flaubert, etc., sans omettre le rôle de la peinture – était porteuse d’une émotion écologique. Celui qui est allé le plus loin est certainement Élisée Reclus dans Histoire d’un ruisseau : Quand nous aurons enfin compris entièrement la source et qu’elle sera devenue notre associée fidèle dans l’œuvre d’embellissement du globe, alors nous en apprécierons d’autant mieux le charme

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« Les herbes se moiraient d’un tressaillement de plantes caressées »

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Vincent Van Gogh, Carré d’herbe, 1887, huile sur toile, Otterlo, Kröller-Müller Museum.

et la beauté ; nos regards ne seront plus ceux d’une admiration enfantine. L’eau, comme la terre qu’elle anime, doit nous sembler de jour en jour plus belle, depuis que la nature s’est relevée, non sans peine, de sa longue malédiction  29. On relève aujourd’hui une modification de la sensibilité, que nous avons besoin de continuer à explorer. 1. Maurice de Guérin, Les Bruits de la nature, vers 1820. – 2. Henry D.

Thoreau, Journal, 7 septembre 1851, traduction de Brice Matthieussent, Le mot et le reste, 2018. – 3. Alain Corbin et Jean Lebrun, « Comment l’espace devient paysage », L’Homme dans le paysage, Textuel, 2001. – 4. Jules Michelet, « La mer vue du rivage », La Mer, 1861. – 5. Jules

Michelet, « Les tempêtes », Ibid. – 6. Jacques-Henri Bernardin de SaintPierre, Paul et Virginie, 1788. – 7. Victor Hugo, L’Homme qui rit, 1869.

au paysage, il y en a cinq qui sont essentielles, les figures, les animaux, les eaux, les arbres agitez du vent & la légèreté du pinceau. On pourrait y ajouter les fumées, quand le peintre a occasion d’en faire paraître. » – 15. John Muir, « Tempête dans la forêt », Célébrations de la nature,

traduction André Fayot, José Corti, 2011. – 16. Id. – 17. François Coppée, Le Luthier de Crémone, 1876. – 18. 1660-1664, musée du Louvre. – 19. 1806, musée du Louvre. – 20. Jules Verne, « Les Anglais au pôle

Nord. L’assaut des glaçons », Voyages et Aventures du capitaine Hatteras, 1866. – 21. 1823-1824, Hamburger Kunsthalle. – 22. Guy de Maupassant, Mont-Oriol, chapitre viii , 1887. – 23. Alain Corbin, « L’herbe, lieu d’une grande fornication (Émile Zola) », La Fraîcheur de l’herbe, Fayard, 2018. – 24. Émile Zola, La Faute de l’abbé Mouret, 1875. – 25. Michel Pastoureau,

« Un lieu pour le vert : le verger », Vert, Seuil, 2013 : « Associer l’idée de nature à la couleur verte est aujourd’hui un lieu commun, une évidence, presque un réflexe immédiat. Pour nous, la nature est verte. Or il n’en a pas toujours été ainsi. Nos ancêtres avaient de la nature une conception bien plus large que la nôtre, trop souvent limitée au monde végétal. Au Moyen Âge,

– 8. Id. – 9. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Du sentiment

la nature englobe toute la création : elle est œuvre de Dieu et implique tous les

de la mélancolie », douzième des Études de la nature, 1784. – 10. Id. –

êtres vivants. [...] La nature se construit autour de quatre couleurs : le blanc

11. Eugène Delacroix, Journal, tome premier, 1823-1850, texte établi

(air), le noir (terre), le rouge (feu) et le vert (eau). L’eau médiévale, en effet,

par Paul Flat et René Piot, Plon, 1893. – 12. Victor Hugo, « Philosophies »,

est conceptuellement verte et non pas bleue. » – 26. Pétrarque, Sonnets à

Proses philosophiques, 1860-1865. – 13. Roger de Piles, « Des arbres »,

Laure, 1336-1374. – 27. Nicolas Boileau, « Satire VI – Les embarras de

Cours de peinture par principes, 1708. – 14. Roger de Piles, « Observations

Paris », Satires, 1660. – 28. Cité par Hélène Combis, France Culture,

générales sur le paysage », Ibid. : « Entre les choses qui donnent de l’âme

6 juillet 2016. – 29. Élisée Reclus, « La Source », Histoire d’un ruisseau, 1869.

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WOOD’STOWN ALPHONSE DAUDET conte fantastique

L’emplacement était superbe pour bâtir une ville. Il n’y avait qu’à déblayer les bords du fleuve, en abattant une partie de la forêt, de l’immense forêt vierge enracinée là depuis la naissance du monde. Alors, abritée tout autour par des collines boisées, la ville descendrait jusqu’aux quais d’un port magnifique, établi dans l’embouchure de la rivière Rouge, à quatre milles seulement de la mer. Dès que le gouvernement de Washington eut accordé la concession, charpentiers et bûcherons se mirent à l’œuvre ; mais vous n’avez jamais vu une forêt pareille. Cramponnée au sol de toutes ses lianes, de toutes ses racines, quand on l’abattait par un bout, elle repoussait d’un autre, se rajeunissait de ses blessures ; et chaque coup de hache faisait sortir des bourgeons verts. Les rues, les places de la ville, à peine tracées, étaient envahies par la végétation. Les murailles grandissaient moins vite que les arbres, et, sitôt élevées, croulaient sous l’effort des racines toujours vivantes. Pour venir à bout de cette résistance où s’émoussait le fer des cognées et des haches, on fut obligé de recourir au feu. Jour et nuit une fumée étouffante emplit l’épaisseur des fourrés, pendant que les grands arbres au-dessus flambaient comme des cierges. La forêt essaya de lutter encore, retardant l’incendie avec des flots de sève et la fraîcheur sans air de ses feuillages pressés. Enfin

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WOOD’STOWN

l’hiver arriva. La neige s’abattit comme une seconde mort sur les grands terrains pleins de troncs noircis, de racines consumées. Désormais on pouvait bâtir. Bientôt une ville immense, toute en bois comme Chicago, s’étendit aux bords de la rivière Rouge, avec ses larges rues alignées, numérotées, rayonnant autour des places, sa Bourse, ses halles, ses églises, ses écoles, et tout un attirail maritime de hangars, de douanes, de docks, d’entrepôts, de chantiers de construction pour les navires. La ville de bois, Wood’stown – comme on l’appela –, fut vite peuplée par les essuyeurs de plâtres des villes neuves. Une activité fiévreuse circula dans tous ses quartiers ; mais sur les collines environnantes, dominant les rues pleines de foule et le port encombré de vaisseaux, une masse sombre et menaçante s’étalait en demi-cercle. C’était la forêt qui regardait. Elle regardait cette ville insolente qui lui avait pris sa place au bord du fleuve et trois milles d’arbres gigantesques. Tout Wood’stown était fait avec sa vie à elle. Les hauts mâts qui se balançaient là-bas dans le port, ces toits innombrables abaissés l’un vers l’autre, jusqu’à la dernière cabane du faubourg le plus éloigné, elle avait tout fourni, même les instruments de travail, même les meubles, mesurant seulement ses services à la longueur de ses branches. Aussi quelle rancune terrible elle gardait contre cette ville de pillards ! Tant que l’hiver dura, on ne s’aperçut de rien. Les gens de Wood’stown entendaient parfois un craquement sourd dans leurs toitures, dans leurs meubles. De temps en temps, une muraille se fendait, un comptoir de magasin éclatait en deux bruyamment. Mais le bois neuf est sujet à ces accidents, et personne n’y attachait d’importance. Cependant, aux approches du printemps – un printemps subit, violent, si riche de sèves qu’on en sentait sous terre comme un bruissement de sources –, le sol commença à s’agiter, soulevé par des forces invisibles et actives. Dans chaque maison, les meubles, les parois des murs, se gonflèrent, et l’on vit sur les planchers de longues boursouflures comme au passage d’une taupe. Ni portes ni fenêtres, rien ne marchait plus. « C’est l’humidité, disaient les habitants. Avec la chaleur, cela passera. » Tout à coup, au lendemain d’un grand orage venu de la mer, qui apportait l’été dans ses éclairs brûlants et sa pluie tiède, la ville en se réveillant eut un


cri de stupeur. Les toits rouges des monuments publics, les clochers des églises, le plancher des maisons et jusqu’au bois des lits, tout était saupoudré d’une teinte verte, mince comme une moisissure, légère comme une dentelle. De près, c’était une quantité de bourgeons microscopiques, où l’enroulement des feuilles se voyait déjà. Cette bizarrerie des pluies amusa sans inquiéter ; mais, avant le soir, des bouquets de verdure s’épanouissaient partout sur les meubles, sur les murailles. Les branches poussaient à vue d’œil ; légèrement retenues dans la main, on les sentait grandir et se débattre comme des ailes. Le jour suivant, tous les appartements avaient l’air de serres. Des lianes suivaient les rampes d’escalier. Dans les rues étroites, des branches se joignaient d’un toit à l’autre, mettant au-dessus de la ville bruyante l’ombre des avenues forestières. Cela devenait inquiétant. Pendant que les savants réunis délibéraient sur ce cas de végétation extraordinaire, la foule se pressait dehors pour voir les différents aspects du miracle. Les cris de surprise, la rumeur étonnée de tout ce peuple inactif, donnaient de la solennité à cet étrange événement. Soudain quelqu’un cria : « Regardez donc la forêt ! » Et l’on s’aperçut avec terreur que depuis deux jours le demi-cercle verdoyant s’était beaucoup rapproché. La forêt avait l’air de descendre vers la ville. Toute une avant-garde de ronces, de lianes s’allongeait jusqu’aux premières maisons des faubourgs. Alors Wood’stown commença à comprendre et à avoir peur. Évidemment la forêt venait reconquérir sa place au bord du fleuve ; et ses arbres, abattus, dispersés, transformés, se déprisonnaient pour aller au-devant d’elle. Comment résister à l’invasion ? Avec le feu, on risquait d’embraser la ville entière. Et que pouvaient les haches contre cette sève sans cesse renaissante, ces racines monstrueuses attaquant le sol en dessous, ces milliers de graines volantes qui germaient en se brisant et faisaient pousser un arbre partout où elles tombaient ? Pourtant tout le monde se mit bravement à l’œuvre avec des faux, des herses, des cognées, et l’on fit un immense abattis de feuillages. Mais en vain. D’heure en heure la confusion des forêts vierges, où l’entrelacement des lianes joint entre elles des pousses gigantesques, envahissait les rues de Wood’stown. Déjà les insectes, les reptiles, faisaient irruption. Il y avait des


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nids dans tous les coins, et de grands coups d’ailes, et des masses de petits becs jaseurs. En une nuit les greniers de la ville furent épuisés par toutes les couvées écloses. Puis, comme une ironie au milieu de ce désastre, des papillons de toutes grandeurs, de toutes couleurs, volaient sur les grappes fleuries, et les abeilles prévoyantes qui cherchent des abris sûrs, au creux de ces arbres si vite poussés, installaient leurs rayons de miel comme une preuve de durée. Vaguement, dans la houle bruyante des feuillages, on entendait les coups sourds des cognées et des haches ; mais le quatrième jour tout travail fut reconnu impossible. L’herbe montait trop haute, trop épaisse. Des lianes grimpantes s’accrochaient aux bras des bûcherons, garrottaient leurs mouvements. D’ailleurs les maisons étaient devenues inhabitables ; les meubles, chargés de feuilles, avaient perdu leurs formes. Les plafonds s’effondraient, percés par la lance des yuccas, la longue épine des acajous ; et à la place des toitures s’étalait le dôme immense des catalpas. C’est fini, il fallait fuir. À travers le réseau de plantes et de branches qui se resserraient de plus en plus, les gens de Wood’stown, épouvantés, se précipitèrent vers le fleuve, emportant le plus qu’ils pouvaient de richesses, d’objets précieux. Mais que de peine pour gagner le bord de l’eau ! Il n’y avait plus de quais. Rien que des roseaux gigantesques. Les chantiers maritimes où s’abritaient les bois de construction avaient fait place à des forêts de sapins ; et, dans le port tout en fleurs, les navires neufs semblaient des îlots de verdure. Heureusement qu’il se trouvait là quelques frégates blindées sur lesquelles la foule se réfugia et d’où elle put voir la vieille forêt joindre victorieusement la forêt nouvelle. Peu à peu les arbres confondirent leurs cimes, et, sous le ciel plein de soleil, l’énorme masse de feuillage s’étendit des bords du fleuve à l’horizon lointain. Plus trace de ville, ni de toits, ni de murs. De temps en temps un bruit sourd d’écroulement, dernier écho de la ruine, ou le coup de hache d’un bûcheron enragé, retentissait sous la profondeur du feuillage. Puis plus rien que le silence vibrant, bruissant, bourdonnant, des nuées de papillons blancs tournoyant sur la rivière déserte, et là-bas, vers la haute mer, un navire qui s’enfuyait, trois grands arbres verts dressés au milieu de ses voiles, emportant les derniers émigrés de ce qui fut Wood’stown.



ETEL ADNAN LES ARBRES

& MÂKHI XENAKIS L'EAU


ETEL ADNAN, LE 25 JANVIER 2019

« Un arbre est aussi vivant que moi. Il est debout, comme nous – il nous défie et nous sollicite. Il a même des pouvoirs que je n’ai pas : il discute avec le vent. Il est la mobilité à l’intérieur du temps. »

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MÂKHI XENAKIS, LE 12 FÉVRIER 2019

« C’est les orages, les tempêtes, les cyclones, le silence du ciel. L’eau se contemple, elle est bruissante et glisse sur nos corps comme des mains érotiques. Elle vit toute seule, elle est autonome. Nous nous nourrissons de sa splendeur. »

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« Des contenus forts et engagés, afin de continuer à poser un regard sensible sur le monde » LES INROCKUPTIBLES

« Une revue comme on fait salon » FRANCE CULTURE

« Une exploration exigeante et accessible de tous les domaines de l’art » LIBÉRATION

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Les bibliothèques, un patrimoine français T E X T E O D I L E L E F R A N C / P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É R O U T

Avec leurs millions de livres, de manuscrits anciens, d’estampes et d’objets d’art, les bibliothèques sont des lieux de savoir, de transmission et de consultation, accueillant des milliers de lecteurs, mais aussi de conservation et de restauration, où exercent des professionnels des métiers d’art. Aujourd’hui, elles s’affirment comme des lieux de rencontres culturelles où se succèdent expositions, conférences et colloques, mais aussi comme des espaces ouverts sur le numérique, pour chercheurs et étudiants. En remettant le lecteur au cœur de leurs préoccupations, elles ont su se transformer pour être des lieux de vie où chacun peut trouver ses repères et faire un pas de côté. Trois institutions incarnent ces mutations. À Paris, Sainte-Geneviève, à la fois bibliothèque interuniversitaire et musée, est le premier établissement de ce type en France à ne pas être rattaché à un palais, une abbaye ou une école. La bibliothèque de l’Arsenal est une des rares bibliothèques privées du xviiie siècle, devenue publique dès la période révolutionnaire. Au Havre enfin, la bibliothèque universitaire, ouverte au public en 2006, se veut le miroir des activités de l’université sur la ville.


U N E L I S T E D E 8 1 0 N O M S D E S AVA N T S A É T É G R AV É E S U R L A F A Ç A D E P O U R I L L U S T R E R L E P R O G R È S C O N T I N U D E S S C I E N C E S E T D E S S AV O I R S .

Palais du savoir. En face du Panthéon et à deux pas de la Sorbonne, à l’emplacement de l’ancien collège de Montaigu, la bibliothèque Sainte-Geneviève, achevée en 1850, est destinée à abriter la troisième plus grande bibliothèque d’Europe, celle de l’ancienne abbaye Sainte-Geneviève voisine, démantelée à la Révolution. Derrière la façade épurée, l’architecte Henri Labrouste a créé un palais du savoir ouvert à tous, et tracé à l’intérieur un cheminement spirituel. Le végétal qui orne la façade se retrouve dans le vestibule sous la forme de feuillages, comme un jardin intérieur. L’espace intérieur est composé de trois volumes : le rez-de-chaussée destiné aux espaces patrimoniaux, l’escalier monumental et la salle de lecture. C’est l’un des premiers exemples d’architecture de métal laissée apparente dans un bâtiment public.

L E C O L L È G E D E M O N TA I G U A S E R V I D E P R I S O N M I L I TA I R E .


Illusion de liberté. Pour des projets (non réalisés) de prison ou d’hôpital psychiatrique, Labrouste a mené une réflexion sur l’enfermement. Pour donner une illusion de liberté au lieu clos qu’est une bibliothèque, l’architecte a divisé la salle de lecture en deux parties, séparées par un épi central. Les fenêtres hautes laissent entrer la lumière. La structure métallique est volontairement apparente pour renforcer la sensation de légèreté. Les colonnes de fonte s’affinent pour accentuer la hauteur de la salle. Donner de l’envol permet au lecteur de se concentrer sur son livre. Selon Labrouste, dans une bibliothèque, le regard ne doit pas s’évader.

O U V E RT E TO U S L E S J O U R S D E L A S E M A I N E , L A S A L L E D E L E C T U R E E S T P R E S Q U E TO U J O U R S C O M B L E , A U P O I N T Q U ’ I L F A U T S O U V E N T PAT I E N T E R P O U R Y E N T R E R .

P O U R H E N R I L A B RO U S T E , L E S L I V R E S S O N T L E S P R E M I E R S O R N E M E N T S D ’ U N E B I B L I OT H È Q U E .


Enrichir le patrimoine. Étudiants et chercheurs ont accès aux collections courantes postérieures à 1830 et constituées depuis l’installation de la bibliothèque Sainte-Geneviève dans le bâtiment de Labrouste : un savoir encyclopédique de plus d’un million et demi d’ouvrages et de documents, classés et rangés dans les magasins au sous-sol. Un ingénieux système de balancelle datant des années 1960 permet de les faire circuler des magasins jusqu’à la salle de lecture. Les magasiniers et magasinières s’engagent à les mettre à disposition des lecteurs en moins de trente minutes. Au rez-de-chaussée, le département de la Réserve regroupe les collections patrimoniales : manuscrits, dont le plus ancien date du viii e siècle, incunables, estampes, objets précieux, etc. À la Révolution, le chanoine Alexandre-Gui Pingré évite leur dispersion en les offrant à l’État. Il fut ainsi le dernier bibliothécaire de l’abbaye et le premier de la bibliothèque nationalisée. Depuis, les collections ne cessent de s’enrichir par des acquisitions, des legs ou des dons. Récemment, un des derniers typographes parisiens a légué ses archives d’imprimeur bibliophile. L E S T R È S G R A N D S F O R M AT S , A P P E L É S E X C E N T R I Q U E S , S E C O N S E R V E N T À P L AT P O U R É V I T E R Q U ’ I L S N E S E P L I E N T.


L A R E S TA U R AT R I C E T E S T E D I F F É R E N T E S É P O N G E S .

Restaurer. Outre des expositions régulières, la bibliothèque Sainte-Geneviève mène une politique volontariste de numérisation de ses collections patrimoniales. C’est le rôle du conservateur ou de la conservatrice des bibliothèques d’identifier les livres qui doivent être restaurés, soit parce qu’ils sont très abîmés, soit parce qu’ils seront exposés ou numérisés. Les équipes de restauration analysent les possibilités et apportent leur expertise technique. La reliure constitue l’essentiel de leur travail. Qu’elle soit en cuir, en velours ou en parchemin, elle sera restaurée dans sa matière d’origine. Certains matériaux sont plus fragiles que d’autres. Le parchemin se rétracte avec le changement de température, si bien qu’il doit être renforcé par du papier japonais. On parle alors de « consolidation au Japon ». Quand un cuir est réincrusté dans le dos abîmé d’un livre, afin de lui redonner un aspect ancien, le restaurateur ou la restauratrice reprend la teinte avec une éponge trempée dans du brou de noix. Il ne s’agit pas de masquer la restauration, qui doit rester visible, mais de lier l’ancien et le neuf. Le restaurateur ou la restauratrice intervient de manière minimaliste. Le livre doit garder son identité d’origine.

E L L E C H E R C H E L E M OT I F P R O C H E D E L A F L E U R D U C U I R .


Collection privée. Installée dans l’hôtel du Grand Maître de l’artillerie près du pont de Sully, la bibliothèque de l’A rsenal occupe le dernier vestige de l’ancien arsenal de Paris, qui servait de dépôt d’armes et de munitions. En 1757, Antoine-René d’Argenson, marquis de Paulmy, homme d’État et bibliophile, s’y installe et rassemble une collection encyclopédique de livres, de manuscrits, d’estampes et de cartes qu’il met à la disposition des savants et des gens de lettres. À la Révolution, le bâtiment devient le huitième dépôt national littéraire de Paris et récolte les confiscations révolutionnaires qui viennent enrichir la collection.

L A B I B L I O T H È Q U E D E V I E N T P U B L I Q U E L E 2 8 AV R I L 1 7 9 7 .

L A P O RT E S ’ O U V R E S U R U N A P PA RT E M E N T P E I N T D U X V I I e S I È C L E E T L E C A B I N E T D E S F E M M E S F O RT E S .


L E S B O U TO N S D E P O RT E S O N T E N C O R E A U C H I F F R E D E N A P O L É O N I I I .

Second Empire. Sous l’impulsion des illustres administrateurs Charles Nodier et José-Maria de Heredia, les collections s’orientent vers la littérature et le théâtre. Au cours du xx e siècle et jusqu’à aujourd’hui, elles s’enrichissent de fonds spécifiques : mazarinades, archives de la Bastille ou d’écrivains modernes et contemporains – Joris-Karl Huysmans, Georges Perec, l’Oulipo, etc. En 1934, la bibliothèque de l’A rsenal est rattachée à la Bibliothèque nationale de France. Ses salles de travail, aménagées sous le Second Empire, comprennent une salle des catalogues, un centre de ressources des métiers du livre, un espace de renseignements bibliographiques et une salle de lecture.

AV E C S A C A P A C I T É D E C I N Q U A N T E P L A C E S , L A S A L L E D E L E C T U R E A C C U E I L L E P L U S D E C E N T S O I X A N T E C H E R C H E U R S P A R S E M A I N E .


F R O I S S É E S , M A C U L É E S D E B O U E , P A R F O I S I L L I S I B L E S , L E S A R C H I V E S S O N T N E T T O Y É E S P A R L E S R E S TA U R AT E U R S E T R E S TA U R AT R I C E S .

Bastille. Sauvées des fossés par des Parisiens et Parisiennes lors de la prise de la forteresse, les archives de la Bastille constituées de dossiers de prisonniers sont conservées ici dès 1798. Elles seraient tombées dans l’oubli sans un classement entrepris par le bibliothécaire François Ravaisson au xix e siècle. En 1892, Frantz Funck-Brentano achève l’inventaire, et il publie de nombreux ouvrages sur les événements les plus célèbres, comme l’affaire des Poisons, celle du Collier de la reine ou le Masque de fer. Bien que lacunaires, ces archives, source essentielle de l’histoire de l’Ancien Régime, ont servi aux travaux de savants, comme Michel Foucault. Un important travail de numérisation est en cours et consultable en ligne.

2  7 2 5 B O Î T E S E T R E G I S T R E S ( S O I T 8 0 0  0 0 0 F E U I L L E T S ) C O M P O S E N T L E F O N D S C O N S T I T U É À P A R T I R D E 1 6 6 0 .


S A I N T L O U I S A P E U T- Ê T R E I N S P I R É L A F I G U R E D E S A L O M O N .

A M É N A G É E A U X I X e S I È C L E , L A S A L L E D E S M A N U S C R I T S C O N S E R V E U N E P A R T I E D E L A C O L L E C T I O N D U M A R Q U I S D E P A U L M Y.

Trésors. Le rôle du conservateur ou de la conservatrice de bibliothèque, responsable d’une collection, est d’acquérir de la documentation précieuse, de la conserver et de la communiquer, d’en augmenter le signalement et la connaissance scientifique. Afin d’éviter que les manuscrits ne subissent des changements de température, le conservateur ou la conservatrice travaille en magasins. Parmi les 15 000 manuscrits médiévaux et modernes qui y sont conservés, la bible de Saint-Jean d’Acre est un des trésors acquis par le marquis de Paulmy. Ce manuscrit du xiii e siècle marque une étape dans le long processus de traduction de la Bible en français, et représente toujours une énigme. Si, par la beauté stupéfiante des enluminures où se mêlent style français et iconographie byzantine, tout porte à croire qu’il aurait été commandé par Saint Louis lui-même lors de son séjour en Terre sainte, rien ne prouve que cet ouvrage lui ait appartenu ou lui ait été destiné.


L E S D I F F É R E N T S C A H I E R S Q U I F O R M E N T U N L I V R E S O N T R E L I É S AV E C D E L A F I C E L L E .


Éphémères. Le conservateur ou la conservatrice repère les pièces exceptionnelles à mettre en valeur, comme les ouvrages non reliés recouverts de papiers dominotés – apparus à la fin du xviii e siècle, ils étaient fabriqués par la corporation des dominotiers, qui concevaient et imprimaient des papiers peints. Décorés de motifs floraux ou géométriques, ces papiers décoratifs étaient utilisés dans l’ameublement en remplacement de certains tissus. Les chutes récupérées par des libraires servaient à couvrir les livres en attente de reliure plus sophistiquée ou personnalisée. Fragiles et éphémères, les couvertures qui ont survécu n’ont jamais été remplacées. Les papiers sont noircis et chiffonnés. Le travail de restauration consiste à faire des gommages et combler les lacunes. Longtemps négligées par les historiennes et historiens, ces couvertures sont aujourd’hui entretenues et ont fait l’objet d’études récentes.

LA PEINTURE EST AUSSI UTILISÉE POUR TEINTER LES LACUNES.

I L A FA L L U R E CO U D R E E T R E M B O Î T E R L A PA G E D E G A R D E .


Anatomie d’un livre. Dans l’atelier de restauration de l’Arsenal, on utilise le vocabulaire et les techniques de reliure anciens. Pour refaire le dos complet d’un livre sur lequel les parties ancestrales seront incrustées, le restaurateur ou la restauratrice suit un processus long et complexe. La tranchefile est refaite avant de refaçonner le dos : pour cela, il faut en soulever une partie et glisser un cuir mouillé que l’on colle sous le cuir ancien. Ensuite, on refaçonne les deux coiffes et on replace le dos. Pour que les nerfs soient bien apparents et que le cuir de courbure de dos soit bien plaqué, intervient une opération appelée le « fouettage ». Avec une ficelle, on saucissonne le livre afin que le cuir se pose et tienne l’ensemble des supports de couture.

L A T R A N C H E F I L E E S T L A P E T I T E B R O D E R I E Q U I S E RT À R E T E N I R L E S C A H I E R S E N T Ê T E E T E N Q U E U E D E L I V R E .


L E S U P P O RT D E L A CO U T U R E E S T M A S Q U É ( O U G R E C Q U É ) .

Les techniques utilisées pour la confection des reliures sont des indices de datation ou de provenance d’un livre. Par exemple, au xix e siècle, les livres sont cousus à la grecque, c’est-à-dire que les ficelles qui servent à assembler les cahiers d’un livre sont logées dans des entailles appelées « grecques », si bien que le dos reste uni. Des faux nerfs sont ajoutés ensuite.

LA MAJORITÉ DES RELIURES SONT EN CUIR.


L ’ E S C A L I E R H É L I C O Ï D A L , M O U L É S U R P L A C E D A N S D U B É T O N E T S A N S S T R U C T U R E P O R TA N T E , E S T U N E P R O U E S S E A R C H I T E C T U R A L E .


Phare du xxie siècle. Dessinée par les architectes Phine Weeke et René Dottelonde, la bibliothèque universitaire du Havre, inaugurée en 2006, a été conçue pour faire le lien entre l’université et la ville. Si l’édifice est sobre à l’extérieur avec sa façade en briques rouges caractéristique du vieux Havre, l’intérieur éclatant de lumière reprend les influences architecturales de l’après-guerre : les courbes d’Oscar Niemeyer et le béton d’Auguste Perret. Dès la conception, son objectif a été d’attirer de nouveaux publics avec une programmation culturelle exigeante et une adaptation constante aux besoins et au confort des usagers. Ouverte à tous et toutes six jours sur sept avec des horaires étendus, des ordinateurs en accès libre et des ressources universitaires numériques – qui représentent la moitié du budget des ressources documentaires –, la bibliothèque a doublé sa fréquentation en dix ans. Elle est conçue comme un lieu de vie où tout est tourné vers l’usager, induisant une évolution de la profession : le lien avec les collections ne constitue plus l’essentiel du métier des équipes, qui se consacrent surtout à la médiation, l’accueil et la formation des étudiants et personnels de l’université.

L ’AT R I U M S ’ I N S P I R E D E L A F O R M E D U VA S E D E S S I N É P A R L E D E S I G N E R F I N L A N D A I S A LVA R A A LT O .


Vandalisme, une histoire de l’art en négatif PA R P I E R R E N O U A L I L L U S T R AT I O N A M É L I E C L AV I E R P O U R N O T O

E N T R E L E S AT T E I N T E S S A N S C E S S E R E N O U V E L É E S A U X B I E N S C U LT U R E L S , L E S É VO LU T I O N S D E L A CO N S C I E N C E PAT R I M O N I A L E E T L ’ I N T É R Ê T À G É O M É T R I E VA R I A B L E D E S P O U V O I R S P U B L I C S , L E S D É G R A D AT I O N S S O N T U N R É V É L AT E U R D E S R A P P O RT S D ’ U N E S O C I É T É À S O N PA S S É E T À S O N P R É S E N T.

« Il n’y a peut-être pas en France à l’heure qu’il est une seule ville [...] où il ne se médite, où il ne se commence, où il ne s’achève la destruction de quelque monument historique national, soit par le fait de l’autorité centrale, soit par le fait de l’autorité locale de l’aveu de l’autorité centrale, soit par le fait des particuliers sous les yeux et avec la tolérance de l’autorité locale  1. » Près de deux siècles plus tard, cet extrait du célèbre pamphlet « Guerre aux démolisseurs » du jeune Victor Hugo semble n’avoir pris aucune ride. « Destruction », « détérioration », « mutilation », « dégradation » : nombreux sont les mots pour désigner les menaces sur le patrimoine qui ont émaillé l’Histoire, que l’on nomme plus couramment sous le terme de « vandalisme ». Fils de la période révolutionnaire, le vandalisme est resté, mais son application a changé. Ses formes se sont renouvelées, mais la notion n’en demeure pas moins agressive, dans la mesure où elle prive les monuments et les œuvres d’art de leurs paroles et donc de leur sens. Lorsqu’il fait

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disparaître des pans entiers d’un patrimoine, le vandalisme induit une vision tronquée de l’Histoire et de l’humanité. Aujourd’hui, ces actes révèlent d’importants clivages entre les défenseurs du patrimoine et ses destructeurs. Dès lors, le vandalisme ne serait-il qu’une histoire passionnelle, dont les monuments et les œuvres ne sortiraient pas indemnes ? Comme le rappelle l’artiste et professeur Miguel Egaña, « l’enjeu de la pratique vandale, consciente ou non, c’est l’articulation complexe du réel et du symbolique : un objet réel est réellement détruit, entraînant dans la destruction de ses propriétés physiques celle de valeur symbolique  2 ». L’acte de destruction induirait nécessairement qu’il faille l’interpréter et le qualifier. Au fil du temps s’est opéré un transfert de la question « Qu’est-ce que le vandalisme ? » à « Quand une action est-elle qualifiée de vandalisme ? ». Traditionnellement, les auteurs ont eu tendance à opposer le « vandalisme d’en haut » (pouvoirs publics) et

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« vandalisme d’en bas » (société civile). Si la division demeure cohérente, elle n’empêche pas d’autres points de vue. Ainsi, Charles de Montalembert opposait le « vandalisme destructeur » au « vandalisme restaurateur 3 », Françoise Choay dressait la « destruction négative » contre la « destruction positive  4 », tandis que Louis Réau retenait une classification suivant des mobiles « avouables » ou « inavouables  5 ». Cependant, l’extrême diversité des intentions et la grande variété des actes rendent une hiérarchisation particulièrement difficile, et aucun principe de classement n’est pleinement satisfaisant. De quoi le vandalisme est-il le nom ? Quelles sont ses manifestations actuelles sur le patrimoine ?

Un « mot pour tuer la chose » Selon le Littré, « le vandale est celui qui hait en barbare les sciences et la civilisation, et qui détruit les monuments des arts ». Son invention est due à l’abbé Henri Grégoire qui, lors d’un rapport à la Convention du 11 janvier 1794, compara les actes destructeurs de la Révolution au sac de Rome. Il en revendiqua a posteriori la paternité dans ses Mémoires – « Je créai le mot pour tuer la chose  6 » –, même si la notion était connue de l’A ngleterre du xvii e siècle. Parfois rapproché du terme « iconoclasme », le vandalisme n’en est ni le dérivé ni le corollaire. L’iconoclasme, inventé pour qualifier l’empereur byzantin Léon III l’Isaurien au viii e siècle, renvoie à la destruction des images religieuses ; le terme trouve sa source dans la religion, car les iconoclastes étaient dénoncés comme des blasphémateurs, relevant d’une doctrine de la violence aveugle, dont l’ignorance est le concept clef. Aussi, lors de la Réforme, sa transposition allemande en « Bildersturm » a été convoquée pour les luthériens, tandis que la Pléiade a tenté en vain d’introduire le terme de « brisimage » à la fin du règne d’Henri IV pour caractériser la fureur destructrice des huguenots. Or, le vandalisme tire son origine de la période révolutionnaire et se rapporte à une action gratuite : celle de la destruction d’œuvres ou de monuments par des « barbares » qui n’auraient pas été instruits par les Lumières.

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Fort malheureusement, la destruction du patrimoine est un sujet que les historiens de l’art préfèrent tenir dans l’ignorance ou dans le rejet. En son temps, l’académicien André Chastel expliquait l’importance des actes de destruction par le fait que la France serait une terre de « guerre civile 7 », tandis que, pour l’historien Alain Schnapp, « le vandalisme caractérise la manière dont les sociétés développées ont communiqué avec les sociétés archaïques 8 ». Il est toutefois certain que l’histoire du vandalisme constitue en quelque sorte la face cachée de celle de l’art, son négatif. Bien que l’Histoire du vandalisme de Louis Réau appartienne à la tradition de la condamnation, elle permet « de réintégrer, d’incorporer dans sa trame, dans sa substance les monuments disparus sans lesquels toute histoire de notre art est irrémédiablement condamnée à rester incomplète, tronquée et par conséquent fausse 9 ». Selon l’historien de l’art anglais Colin Ward, cette histoire permet également de lutter contre de nombreux mythes : absence de signification ou d’hétérogénéité  10. C’est pourquoi une œuvre pourrait être endommagée plutôt que détruite (témoignage de la violence), ou détruite plutôt que dégradée (choix de ne laisser aucune trace). À la « ruine de l’esthétique » qui serait la définition culturelle du vandalisme, la modernité opposerait alors une « esthétique de la ruine ».

Histoire sacrificielle Bien avant l’invention du mot par l’abbé Grégoire, les chanoines et la monarchie avaient marqué de leur empreinte l’histoire des destructions patrimoniales. Charles V importa du cimetière des Innocents la pierre nécessaire à la construction de l’escalier à vis du Vieux Louvre ; François I er et Henri IV démantelèrent les châteaux forts ; Louis XV détruisit la galerie d’Ulysse à Fontainebleau ou l’escalier des Ambassadeurs à Versailles ; et Louis XVI laissa démolir l’arc de triomphe de Tours ou le palais des Comtes de Provence à Aix. Par la suite, la période révolutionnaire conduisit à la destruction de la prison de la Bastille, au saccage des Tuileries, au pillage de Versailles ; les statues royales furent fondues et les portraits brûlés. Durant cette période d’anticléricalisme absolu, les églises ne furent pas épargnées : fonte des cloches, retrait du

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VA N D A L I S M E , U N E H I S T O I R E D E L ’A R T E N N É G AT I F

plomb des vitraux et des toitures entraînant dégradations et démolitions. Toutefois, cette période est paradoxale, dans la mesure où elle voit la création des musées et de la conscience patrimoniale. Intervenant avec une remarquable intelligence dans le débat lancé par l’abbé Grégoire à la Convention, Talleyrand estima que la protection resterait inopérante si l’on ne savait pas identifier ce patrimoine national. De fait, la loi du 13 octobre 1790 est capitale dans l’histoire du patrimoine, puisqu’elle rend les administrations locales responsables de la conservation des biens. C’est ainsi que furent créés le Muséum central des arts au palais du Louvre et le musée des Monuments français dans le couvent des Petits-Augustins, sous l’égide d’A lexandre Lenoir. En transformant ces instruments de domination en monuments d’instruction, ils permettaient d’aller au-delà de l’acte destructeur. Par la suite, et malgré la paix religieuse et sociale, Napoléon fut un grand destructeur, tout en accomplissant une œuvre de conservation et d’enrichissement des musées et de Paris, afin d’en faire une « nouvelle Rome », grâce à Percier et Fontaine : colonne Vendôme, arcs de triomphe du Carrousel et de l’Étoile. Ces symboles impérieux furent rapidement effacés par la Restauration, qui liquida le musée de Lenoir. La Révolution de 1830 fut marquée par le pillage des Tuileries, et le règne de Louis-Philippe conduisit au vandalisme du cimetière gallo-romain des Alyscamps à Arles, aux dégradations de l’église toulousaine des Jacobins ou du palais des Papes à Avignon. C’est durant cette période que la prise de conscience patrimoniale s’accrut et que les initiatives individuelles contre le vandalisme naquirent, avec François-René de Chateaubriand, Victor Hugo ou Charles de Montalembert. En politique, c’est François Guizot qui instaura, par son célèbre rapport de 1830, le poste d’inspecteur général des monuments historiques, qui revint à Ludovic Vitet, puis à Prosper Mérimée, qui contribua au sauvetage des ruines du château de Chinon ou de la tenture de La Dame à la licorne. Le Second Empire fut, quant à lui, un aboutissement néfaste ou salvateur, c’est selon, puisque Napoléon III voulut parfaire l’œuvre inachevée de Napoléon I er en éventrant la capitale. Si le baron Haussmann fut qualifié d’urbaniste, il ne mena en réalité que les enquêtes d’utilité

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publique et les expropriations, en sa qualité de préfet de la Seine. Surtout, il imagina les montages financiers qui, étant des formes déguisées d’emprunts, lui valurent son renvoi par l’empereur. À sa suite, la guerre de 1870 et la Commune entraînèrent le déboulonnage de la colonne Vendôme, à l’incitation de Gustave Courbet 11, tandis que la semaine sanglante mit le feu au palais des Tuileries, à l’Hôtel de ville de Paris, au palais de la Légion d’honneur ou à la Cour des comptes. Finalement, la III e République, plutôt que de contribuer à une évolution notable, aggrava les ruines des bombardements de 1870. Le xx e siècle fut marqué par les guerres mondiales, qui ont entraîné pour la première le bombardement de Reims, d’A rras ou de Soissons, tandis que la seconde contribua à ruiner les villes de Brest, de Caen ou du Havre. Plus près de nous, la destruction du Palais rose de l’avenue Foch ou des halles de Baltard dans les années 1970 ont soulevé la colère des défenseurs du patrimoine. L’histoire d’un sacrifice monumental sans fin.

Attaques architecturales Entre un État vandale et la société civile, il faut toutefois noter que le vandalisme ne consiste pas uniquement en un acte destructeur, mais parfois en un acte restaurateur. C’est dans ce cadre qu’est apparu au milieu du xix e siècle le terme de « restaurateur vandale ». Comme le rappelle l’historien de l’art Jean-Michel Leniaud, « l’ambition politique formulée par Louis-Philippe de réconcilier les Français à travers leur histoire monumentale a tourné court : le patrimoine est ‘‘confisqué’’ au profit d’une doctrine architecturale, celle de Viollet-le-Duc 12 ». Il est vrai que ce dernier fut critiqué pour ses réinterprétations historiques du château de Pierrefonds, de la basilique Saint-Sernin de Toulouse, de la cité de Carcassonne ou de l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers. Mais n’a-t-il pas sauvé de la ruine les monuments dont il a eu la charge ? Leur aurait-il retiré toute authenticité ? La question demeure complexe. Par principe, la restauration est le plus souvent une consolidation pour prolonger l’existence de structures vicieuses. En dépit d’une déontologie qui fut formulée avant Viollet-le-Duc par Quatremère de Quincy dans son Dictionnaire historique

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d’architecture (1832), il faut attendre la Charte d’Athènes pour la restauration des monuments historiques en 1931 pour qu’existe le premier document international à ce sujet. Elle fut complétée en 1964 par la Charte de Venise, dont les préconisations continuent de prêter à débat, considérablement enrichie avec la notion de l’authenticité de la forme du Document de Nara (1994) ou de l’essor des savoir-faire traditionnels avec la Déclaration de Paris (2011). C’est ainsi que la Charte de Venise prévoit que « la restauration est une opération qui doit garder un caractère exceptionnel » et que « les éléments destinés à remplacer les parties manquantes doivent s’intégrer harmonieusement à l’ensemble, tout en se distinguant des parties originales, afin que la restauration ne falsifie pas le document d’art et d’histoire  13 ». Jusqu’où faut-il restaurer, restituer ou reconstruire, car les trois notions sont différentes ? La question de la restauration peut susciter encore quelques discussions de nos jours, mais une seule passionne l’opinion : est-il utile de reconstruire et de restituer des monuments disparus ? Généralement, les pouvoirs publics répondent par la négative et refusent, par exemple, les projets de reconstruction du château de Saint-Cloud ou du palais des Tuileries. En revanche, la récente validation du projet de remontage de la flèche de la basilique de Saint-Denis a suscité de nombreuses critiques. Restaurée par l’architecte François Debret, cette dernière fut touchée par la foudre en 1837 et reconstruite avant de s’écrouler et d’être démontée peu après. Alors que la Commission nationale des monuments historiques avait rendu un avis défavorable, ce projet a été entériné par le président de la République François Hollande en mars 2017. Eu égard à un projet estimé à 28 millions d’euros, les opposants avaient contesté l’utilisation de deniers qui auraient été plus utiles à la préservation et la restauration d’autres monuments bien plus dégradés. De leur côté, les défenseurs de l’érection de la flèche de Saint-Denis ont évoqué la mise en valeur pédagogique du chantier et accusent les opposants d’être des « conservateurs » du patrimoine, empêchant toute nouvelle création architecturale. Comme s’interrogeait l’universitaire Jacqueline Morand-Deviller, « convient-il de donner la priorité à l’entretien continu d’un nombre important de monuments ou est-il préférable de s’attacher à de grandes opérations plus spectaculaires de restitution  14 » ?

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On constate que la création peut s’affranchir de la rénovation et Jean-Marie Pérouse de Montclos y répondait avec humour : « L’urgence réveille le fonctionnaire [...] et le spectaculaire nourrit les déclarations des élus  15. » Néanmoins, ces atteintes les plus visibles sur les monuments ne doivent pas occulter le micro-vandalisme qui constitue de nos jours l’essentiel du phénomène des dégradations. Ce dernier englobe principalement des actes dits « mineurs », à l’instar des chewing-gums, des traces de mains, des graffitis, etc., qui peuvent égrener l’intérieur des monuments et des musées. Par ailleurs, il existe un vandalisme inconscient de chacun ; en effet, les musées et monuments nationaux se plaisent à dévoiler tous les ans d’impressionnants chiffres de fréquentation. Ces flux de visiteurs ne seraient-ils pas tout aussi vandales ? L’usure des pas sur les sols est loin d’être anodin. Et que dire des dégâts sur les parcs, jardins et autres espaces et sites protégés ? Ils n’ont pas été épargnés par la folie du vandalisme, qu’il s’agisse de l’utilisation comme bois de chauffage d’essences rares à Montpellier durant la Révolution française, de la coupe des arbres des Tuileries lors de la Commune ou des déboires du parc du château des Colbert à Maulévrier au xx e siècle.

Destruction de l’art Les œuvres d’art font également l’objet de multiples attaques dans les musées et dans l’espace public. Si de tels actes plus ou moins violents ont pu exister par le passé et ont été condamnés avec force, il faut attendre la persécution de l’art moderne et de ses « œuvres dégénérées » par le nazisme – par ailleurs vandale en pillant le patrimoine des pays occupés 16 – pour qu’une réelle prise de conscience ait lieu, selon laquelle il est illégitime de s’attaquer à l’art. Pour autant, ce dernier est délaissé des études et les rares auteurs à s’y intéresser ont généralement renvoyé le vandalisme à des considérations psychologiques liées aux contestations esthétiques ou idéologiques, comme le prouvent la lacération de la Vénus au miroir de Velázquez par Mary Richardson au nom du mouvement des suffragettes en 1914  17 ou la dégradation à coups de marteau du « blasphématoire » Immersion (Piss Christ)

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d’Andres Serrano par un groupuscule catholique intégriste en 2011. Néanmoins, l’acte destructeur peut demeurer purement gratuit, à l’image des dégradations du Pont d’Argenteuil de Claude Monet au musée d’Orsay en 2007 ou d’une toile de Paul Signac, Au temps d’harmonie, à la mairie de Montreuil en 2011. Néanmoins, pour Anne Bessette, chercheuse en sociologie et auteure d’une thèse sur le sujet  18, il ne faut pas « appréhender spontanément le vandalisme d’art comme irrationnel, si ce n’est insensé, voire comme une pratique fondamentalement destructrice ne pouvant être expliquée que par un déséquilibre mental. Les cas de vandalisme psychopathologique sont loin d’être majoritaires et il s’avère que, dans de nombreux cas, l’acte ne vise pas à dégrader ou à détruire, mais plutôt à ajouter quelque chose à l’œuvre ». C’est dans ce contexte que le vandalisme se métamorphose parfois en une véritable démarche artistique. Pour la chercheuse, 1974 serait une date charnière, car « c’est l’année où Tony Shafrazi, alors jeune artiste, s’est rendu au Moma de New York pour inscrire en lettres rouges “KILL LIES ALL” sur Guernica à l’aide d’une bombe aérosol. Il a décrit son action comme une forme d’art novateur, un dialogue créatif avec Pablo Picasso, et a expliqué avoir voulu mettre l’œuvre à jour, lui redonner vie ». Un vandalisme créateur qui a depuis trouvé de nombreux adeptes, comme Pierre Pinoncelli, qui a réalisé des happenings en 1993 et 2006 en dégradant la fameuse Fontaine de Marcel Duchamp, ou encore le « baiser d’Avignon » déposé par Rindy Sam sur un monochrome blanc de Cy Twombly à la collection Lambert en 2007. De fait, « la majorité des cas de vandalisme dans les musées depuis les années 1970 est le fait de personnes qui entretiennent une certaine familiarité avec le milieu de l’art et des musées, et notamment d’artistes. Ce constat remet en question une conception du vandalisme d’art comme principalement le fait de non-initiés, de profanes, si ce n’est de philistins, en tout cas de personnes extérieures, voire étrangères, au milieu de l’art et des musées », comme l’analyse Anne Bessette. Dans cette veine, la pratique « autovandale » de certains artistes peut également surprendre, à l’instar de Bernard Rancillac, qui a dégradé une de ses toiles dans une galerie belge en 2015 pour en désavouer la paternité ou de la spectaculaire destruction programmée par Banksy d’une de ses œuvres juste après son acquisition aux enchères en 2018, et qui

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se caractérise, pour la chercheuse, « par une prise de risque moindre et un important bénéfice sur la valeur de l’œuvre qui n’a pas été restaurée. Cela constitue exactement l’inverse du vandalisme muséal, qui représente une prise de risque importante », puisque la responsabilité du suspect pourra être recherchée. Si ces vandalismes spectaculaires font les choux gras des médias, le vandalisme « ordinaire » ou « accidentel » n’en est pas moins important. Sollicité sur la question, le ministère de la Culture n’a pu nous fournir ni statistiques des différentes formes de vandalisme muséal ni données chiffrées sur l’importance réelle ou supposée du coût des restaurations. Le seul fait certain, pour l’historien de l’art Dario Gamboni, est que les institutions ont réagi et « les mesures de protection prises par les musées sont en général de nature technique et organisationnelle et découlent d’une analyse des méthodes employées par les agresseurs plus que de leurs motivations  19 ». De son côté, le service de communication du ministère s’évertue à rappeler qu’« il ne faut pas confondre vandalisme et dégradations accidentelles ou d’usure [...]. Les musées mettent en place des politiques de prévention des dégradations sur les collections exposées, qui utilisent diverses méthodes : dispositifs de mise à distance et de protection des œuvres, signalétique pour indiquer les bons gestes (ne pas toucher, ne pas manger...) en plusieurs langues et avec des images pour la meilleure compréhension possible, veille régulière sur l’état des œuvres, entretien des collections, interdiction des perches à selfie »... La destruction de l’art dans l’espace public a également gagné en visibilité ces dernières années, à cause des inscriptions notamment antisémites apposées sur le Dirty Corner d’A nish Kapoor au château de Versailles en 2015, des dégradations de l’anamorphose de Felice Varini sur les remparts de Carcassonne en 2018 ou du dégonflage du Tree de Paul McCarthy sur la place Vendôme en 2014 – non sans remettre en question la liberté dont disposent les organisateurs de tels événements face aux censeurs d’une certaine esthétique, puisque les autorisations administratives tiennent uniquement à des considérations techniques et non sur le genre ou le mérite des œuvres. Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux, estime « au contraire que le Centre prend beaucoup de risques, mais toujours dans le respect des lieux. Il n’y a pas de “vandalisme exacerbé” constaté », en dépit des nombreuses

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installations d’art contemporain, notamment à la Conciergerie. De surcroît, il est impossible de ne pas évoquer le monument de la place de la République, à Paris, qui fait l’objet de récurrentes dégradations, sans que la municipalité ne prenne des mesures pour prévenir de tels actes. Loin est le temps où la Danse de Carpeaux, maculée d’encre, fut déposée au musée d’Orsay au profit d’une copie pour la façade du Palais Garnier. C’est également la question qui se pose face à la préservation ou la destruction du patrimoine mémoriel des archives : alors que les hommages issus du mouvement de solidarité consécutif aux attentats du 13 novembre 2015 ont été rapidement conservés par les archives de Paris, d’autres mémoires peinent à trouver des solutions avec les pouvoirs publics pour éviter la disparition, comme le montre la lente et incertaine création d’un centre des archives LGBTQI+ à Paris. Bien que marginales, il est également utile de se demander si les exportations des biens culturels ne constituent pas en soit une certaine forme de vandalisme. Les événements révolutionnaires des xviii e et xix e siècles ont largement contribué à vider le pays de son patrimoine mobilier vers l’A mérique du Nord et la Russie, qu’il s’agisse de l’acquisition par George Grey Barnard de nombreux décors architecturaux et de cloîtres conservés depuis aux ÉtatsUnis, de l’envoi à Londres de la collection de Sir Richard Wallace à la suite des affres de la Commune  20 ou de la dispersion de la collection Campana par la III e République naissante. Les déplacements d’œuvres d’art au gré d’événements culturels peuvent également susciter de nouvelles formes de dégradation de l’art. Outre sa nécessaire conservation et restauration, la circulation d’une œuvre peut causer des dégâts parfois irréversibles. « Il faut donc trouver un compromis grâce auquel les dommages qui pourraient résulter de l’exposition et du transport seront réduits au minimum, afin d’assurer la pérennité des collections pour le plaisir des générations futures 21 », rappelait le pionnier de la conservation Nathan Stolow. La politique de prêts constitue donc une pierre d’achoppement qui peut virer à un vandalisme muséal. On se souvient de la fièvre des conservateurs engendrée par le déplacement en 1999 de La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix à Tokyo. La toile fut à nouveau sollicitée pour un prêt à la Chine

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en 2013, mais Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, s’y opposa en affirmant, sur les ondes de France Inter, qu’elle ne pouvait voyager en raison de son état. Dès lors, il convient de faire confiance aux professionnels muséaux, bien que leurs avis ne soient pas toujours suivis. Le prêt prochain de la Tapisserie de Bayeux à l’A ngleterre, en dépit des contestations des conservateurs, révèle tant la banalité de l’art comme objet de diplomatie que l’absence de conscience patrimoniale, qui peut conduire à une lente destruction.

Vaste arsenal juridique Afin de réprimer les actes de vandalisme, le droit offre un large arsenal. En matière de monuments historiques, l’article 32 de loi du 31 décembre 1913 renvoyait aux dispositions de l’ancien Code pénal pour condamner la destruction, l’abattage, la mutilation et la dégradation intentionnelle d’un immeuble classé. Cet article fut abrogé par la loi du 15 juillet 1980, qui confia la répression au seul Code pénal, et la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine a réorganisé ces dispositions au bénéfice du Code du patrimoine. Comme le souligne l’universitaire Élisabeth Fortis, les infractions pénales ont été replacées « dans l’arsenal plus large des mesures protectrices et sanctionnatrices civiles et administratives, souvent plus aptes à conserver, en particulier dans l’urgence, un patrimoine menacé, [ce qui] a conduit à la simplification des dispositions du Code du patrimoine au bénéfice de l’administration et au renforcement des dispositions du Code pénal réservé aux actes intentionnellement nuisibles aux biens protégés 22 ». Aussi, l’article L. 322-3-1 du Code pénal prévoit que la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien culturel est punie de sept ans d’emprisonnement et d’une amende de 100 000 euros. Néanmoins, il est savoureux de constater que ces peines sont moins lourdes que celles de l’article L. 114-1 du Code du patrimoine, qui sanctionnent l’exportation illicite de biens culturels de « seulement » deux ans d’emprisonnement, mais d’une amende de 450 000 euros. À l’inverse, le classement ou l’inscription d’un bâtiment au titre des monuments historiques ou sa labélisation « Patrimoine

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du xx e siècle » ne sont pas exclusifs de travaux sur ceux-ci, à condition de ne pas altérer l’immeuble, mais empêchent logiquement toute démolition. En parallèle, la défense du droit moral joue un rôle non négligeable car, par principe, toute modification, même mineure, apportée à une œuvre de l’esprit porte atteinte à son intégrité si l’auteur n’y consent, comme l’a affirmé la Cour de cassation le 6 juillet 1965 après la revente en plusieurs morceaux d’un réfrigérateur sur lequel Bernard Buffet avait peint une nature morte. Sur ce fondement, les ayants droit de l’architecte Georges Vaudoyer ont pu estimer que la pose en 2005 d’une résille sur l’immeuble parisien des Bons-Enfants, qui abrite le ministère de la Culture, constituait une atteinte au droit moral, et l’administration a préféré transiger et verser 300 000 euros aux héritiers. Pour autant, Xavier Près, avocat au barreau de Paris, spécialiste des biens culturels, rappelle que « le droit moral de l’auteur n’est pas intangible. Depuis l’arrêt Agopyan, les tribunaux savent mettre en balance les impératifs contradictoires résultant en l’espèce des droits de l’auteur et des droits du propriétaire du support de l’œuvre ». Selon cette jurisprudence, le propriétaire d’un ouvrage ou d’une œuvre à vocation utilitaire peut porter atteinte au droit moral de l’auteur à la condition que l’altération, qui peut aller jusqu’à la destruction, soit rendue strictement nécessaire par un motif légitime (esthétique, technique ou de sécurité publique), tiré de l’adaptation à des besoins nouveaux ou de l’évolution du service public  23. Sur ce fondement, les tribunaux ont pu valider des travaux réalisés sans l’accord de l’architecte Henri Ciriani sur son bâtiment du musée de l’A rles antique par le département des Bouches-du-Rhône. En revanche, le respect du droit moral d’œuvres exposées dans l’espace public demeure très prégnant, ainsi l’A ssistance publique-Hôpitaux de Paris a-t-elle pu être condamnée en 2015 pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour empêcher la dégradation récurrente d’une statue du baron Dupuytren par ses étudiants. C’est d’ailleurs au nom de son droit moral que Daniel Buren s’est élevé à l’été 2018 contre l’accrochage d’une œuvre de street art éphémère, rapidement retirée par le ministère de la Culture au nom d’une question d’exemplarité – situation qui peut prêter à sourire quand on sait que ce dernier avait acté la création de

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l’œuvre de Buren dans la cour du Palais-Royal en 1985 contre l’avis de la Commission des monuments historiques... En revanche, lorsque le vandalisme ne porte pas sur des biens culturels, il faut se tourner vers l’article 322-1 du Code pénal, selon lequel « le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger ». Sont ici visés les graffitis, perçus par Louis Réau comme un « vandalisme imbécile  24 », bien que leur intérêt historique ne soit plus à démontrer. Pour Philippe Bélaval, « c’est tout l’intérêt de l’opération “graffiti” [objet d’une exposition au château de Vincennes en 2018] d’avoir montré que le graffiti pouvait présenter une valeur patrimoniale et d’avoir exploré les modalités de ce processus de patrimonialisation ». De fait, le mouvement du street art est-il une forme de vandalisme ou une pratique artistique ? La frontière juridique pourrait sembler floue : l’œuvre de street art est reconnue par le droit d’auteur, mais peut-elle coexister avec le droit de propriété d’une personne qui n’aura pas toujours consenti à sa création ? Les récentes condamnations d’Azyle ou de Monsieur Chat sont juridiquement fondées, car, pour Xavier Près, « le street artist sait que ce qu’il fait est interdit et il n’est pas anormal, au vu des conditions chronologiques de réalisation de l’œuvre qui vient empiéter sur la propriété d’un tiers, que les tribunaux fassent primer ce dernier. Le droit est prévisible et assure une sécurité juridique puisque l’on connaît la solution qui sera donnée au street art en cas de conflit entre titulaires de droits ». Cette vision lui fait donc dire que « cet art ne nécessite pas un meilleur encadrement juridique : les textes existent et les outils juridiques permettent de répondre aux interrogations. Créer un statut particulier pourrait être dangereux et susceptible d’entraîner une déperdition de ce mouvement artistique qui repose originellement sur un interdit ». En définitive, la diversité législative permet de réprimer les atteintes aux biens et « il ne paraît pas anormal que la réparation du préjudice ne soit limitée en pratique qu’aux frais de restauration et non à une dépréciation du bien difficilement évaluable », selon Xavier Près. Le Centre Pompidou en fait l’expérience en ne pouvant faire constater la dépréciation de la valeur de la Fontaine à la suite des actes de

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Pinoncelli. Surtout, le droit semble trouver un essor inédit face aux nouvelles formes de vandalisme, à l’image de la contestation des installations d’éoliennes, de la prolifération de réclames disgracieuses dans les territoires ou encore de la pose de bâches publicitaires sur les monuments historiques, qui, bien que prévue par la loi, serait parfois utilisée abusivement. Bien entendu, la loi Malraux du 4 août 1962 a également contribué à la protection du patrimoine avec la création des secteurs sauvegardés – Sarlat étant la première ville à en bénéficier.

Actions et réactions En dépit de l’entrée au Panthéon de l’abbé Grégoire en 1989, la « chose » n’est pas morte et semble être toujours vivace. Le vandalisme a certes diminué dans ses formes les plus brutales, mais la malveillance perdure, parfois du fait même de l’impéritie publique, qui s’est particulièrement illustrée ces dernières années. Ainsi, la municipalité de Chartres projette d’obstruer la perspective monumentale de sa cathédrale, malgré son classement à l’Unesco, par l’érection d’un centre d’interprétation. La société civile n’est pas en reste, et le mouvement des « gilets jaunes » a suscité l’indignation lorsqu’il a dégradé l’A rc de Triomphe. À ce titre, le président du Centre des monuments nationaux précise que, « en général, le public fait preuve d’un très grand respect pour les monuments. L’Arc de Triomphe est un cas très spécifique, en tant qu’acte très isolé ». Pour autant, le ministère est demeuré discret. Une position bien ambiguë alors qu’il lutte contre une forme de « terrorisme culturel » – même si la tentative du juriste polonais Raphael Lemkin de proposer un composant culturel au génocide fut écartée par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948  25 – et participe à la création de l’A lliance internationale pour la protection du patrimoine. Il est dès lors légitime de se demander quelle place souhaite allouer le ministère de la Culture à la lutte contre le vandalisme dans sa politique. Il aura fallu attendre près de cinq jours pour que Franck Riester, ministre de la Culture, dénonce dans un Tweet les dégradations commises dans la basilique de Saint-Denis dans la nuit du 2 au 3 mars 2019 – « Une fois

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de plus, notre patrimoine, celui de tous les Français, est la cible de violences inexplicables. Les responsables de cet acte doivent être sévèrement punis ». Perçu comme miroir de l’histoire de l’art, le vandalisme a donc une indéniable portée éducative en enseignant le respect du passé. Pour Louis Réau, « il n’y a pas de meilleure assurance contre le vandalisme que la formation d’une jeunesse à laquelle ses maîtres auraient inculqué le respect des œuvres d’art  26 ». Dans cette optique, Anne Bessette estime que cette discipline a « un rôle à jouer, par exemple sous la forme d’une sensibilisation à la vulnérabilité des œuvres d’art. Pourquoi pas, par exemple, en informant sur les processus de restauration des œuvres ? Cela pourrait donner lieu à des ateliers pédagogiques intéressants ». L’instauration du Pass culture pour les jeunes Français pourrait-il participer de cet effort de sensibilisation au regard et à la conscience patrimoniale ? Que sont devenues les missions éducatrices du musée ? Pour le service de communication du ministère de la Culture, il semblerait que « la prévention des actes de vandalisme passe par une surveillance étroite dans les salles, confiée aux agents d’accueil et de surveillance, dont la présence et la vigilance sur le comportement des visiteurs constituent une protection essentielle des collections, ainsi que, dans de nombreux lieux, par le renforcement de la vidéosurveillance ». Encore une fois, une tradition d’interdiction plutôt que d’éducation du public. Surtout, le vandalisme agit comme un révélateur sur l’opinion publique, qui peut prendre ou reprendre conscience de son patrimoine. L’exemple de la mission d’identification du patrimoine immobilier en péril confiée à Stéphane Bern est à cet égard révélateur, avec la création d’un Loto dédié au patrimoine. Celui-ci n’en demeure pas moins exempt de critiques face aux valses-hésitations sur le montant alloué aux monuments et au possible désengagement de l’État dans sa mission de protection, puisque les célèbres Journées du patrimoine – véritables panem et circenses – semblent démontrer à l’envi que ce dernier se porte bien, ce qui est loin d’être le cas. Pour l’aider dans sa lutte, le Centre des monuments nationaux, établissement public, s’assure de prévenir de la dégradation une centaine de lieux et d’étendre leur durée de vie et leur connaissance, tandis que la Fondation du patrimoine, si elle est un organisme privé indépendant, a tout de même reçu de l’État une mission de promotion du

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patrimoine en attribuant labels, opérations de financement participatif et mécénat d’entreprise. Malheureusement, il semble que la puissance publique et ses dépendances ne puissent suffire à tout et l’initiative privée joue un rôle majeur pour les alerter en leur apportant son concours ou, plus souvent, en se substituant à elles. L’éclosion des associations de défense du patrimoine depuis plus d’un siècle l’atteste, avec La Demeure historique, PatrimoineEnvironnement, Sites & Monuments, La Sauvegarde de l’art français, etc. La difficulté est qu’elles effectuent un lobbying qui peut être vu comme un mal nécessaire, car il permet de conseiller l’État, d’aider à la décision publique ou de la provoquer. Cependant, la revendication catégorielle et corporatiste des associations n’est pas sans cacher une certaine forme de révisionnisme patrimonial susceptible d’empêcher la parole ou le débat. Ce dernier peut même devenir nuisible en raison de l’idéologie extrême véhiculée par certains « commentateurs » ou « experts ». Or, le débat ne mérite pas une telle stérilité, puisque se dessine une question d’importance : faut-il tout conserver ? Ne l’oublions pas, le monument, mot issu du latin monere – avertir, rappeler –, est lié à la mémoire. Dans ce sens, le patrimoine est ce qui est digne de durer et d’être transmis. Tout doit-il l’être ? Les reconstitutions numériques de Palmyre ont ouvert la voie à une autre conservation du patrimoine : elle permet d’en préserver une trace mémorielle qui pourrait aujourd’hui être jugée suffisante dans certaines situations. Alors que les coûts de restauration du Grand Palais ont été vertement critiqués par la Cour des comptes au printemps 2018, que penser de ceux du Centre Pompidou ? Quarante ans après l’utopie, « Notre-Dame de la Tuyauterie » est en piteux état  27 : sa dernière rénovation remonte aux années 2000 et le lifting structurel – estimé à 170 millions d’euros, dont 19 pour la seule « chenille », l’escalier extérieur – est sans cesse repoussé. Serait-il bien raisonnable de rénover ce lieu ? Ne serait-il pas plus économique de le détruire pour le reconstruire à l’identique sans ses malfaçons ? La question mérite d’être posée, car combien de fois Paris et tant d’autres villes ont-elles été détruites et reconstruites ? Une nécessaire balance des intérêts devrait être plus souvent réalisée pour que la modernité ne soit pas sacrifiée sur l’autel

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du passé, pour lequel les ardents défenseurs se seraient probablement opposés à l’époque aux projets qu’ils défendent aujourd’hui. À l’image de Chateaubriand, faudrait-il estimer que « si l’on donnait un témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer 28 » ? Le vandalisme n’est pas un simple acte de destruction, il est une mémoire de l’humanité et remet en question notre contemporanéité. Encore faut-il que le débat ait lieu, afin que ces errements patrimoniaux soient mieux sanctionnés ou pardonnés. 1. Victor Hugo, « Guerre aux démolisseurs », in Revue des Deux Mondes, 1832, t. V,

p. 608. – 2. Miguel Egaña, « Présentation », in Miguel Egaña (dir.), Du vandalisme. Art et destruction, La lettre volée, 2005, p. 11. – 3. Charles de Montalembert, « Du vandalisme en France. Lettre à M. Victor Hugo », in Revue des Deux Mondes, 1833, t. I, p. 484. – 4. Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Seuil, 1992, p. 22. – 5. Louis Réau (éd. augmentée par Michel Fleury et Guy-Michel Leproux), Histoire

du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, Robert Laffont, 1994, p. 13. – 6. Henri Grégoire, Mémoires, M. Carnot, 1837, t. I, p. 345. – 7. André Chastel, Intro-

duction à l’histoire de l’art français, Flammarion, 1993, p. 110. – 8. Alain Schnapp, « Vandalisme », in Encyclopædia universalis, 1990. – 9. Louis Réau, op. cit., p. 5. – 10. Colin Ward, Vandalism, Architectural Press, 1973. – 11. Courbet fut condamné

le 24 juin 1874 à six mois de prison, à une amende de 500 francs et aux frais de reconstruction de la colonne, évalués à 323 091 francs et 68 centimes, mais l’artiste mourut en exil en Suisse en 1877 avant de payer la première traite (cf. Cécile Petitet, « Courbet vandale et anti-vandale », in Transversales, revue du Centre Georges-Chevrier, 1/2014). – 12. Jean-Michel Leniaud, Viollet-le-Duc ou les Délires du système, Mengès, 1994, p. 108. – 13. Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, 1964, art. 9 et 13. – 14. Jacqueline Morand-Deviller, « Le patrimoine architectural et l’ingénierie

culturelle », in Petites Affiches, 27 avril 1994, no 50, p. 80. – 15. Jean-Marie Pérouse de Montclos, « Observations sur le patrimoine français », in Revue de l’art, 1993, no 101, p. 11. – 16. Cf. Pierre Noual, « Restitutions. Un nouveau chapitre », in NOTO no 11. – 17. Cf. Guillaume Kientz, « Post-moderne Olympia », in NOTO no 1. – 18. Anne Bessette, Du vandalisme d’œuvres d’art. Enjeux et réceptions. Destructions, dégradations et interventions dans les musées en Europe et en Amérique du Nord depuis 1970, université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle, 2018. – 19. Dario Gamboni, La Destruction de l’art. Iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française, Les presses du réel, 2015, p. 279. – 20. Louis Réau, op. cit., p. 806. – 21. Nathan Stolow, La Conversation des œuvres d’art pendant leur transport et leur exposition, Unesco, 1980, p. 11. – 22. Élisabeth Fortis, « Les dispositions pénales », in Jean-Pierre Bady et al. (dir.), De 1913 au Code du patrimoine. Une loi en évolution sur les monuments historiques, La documentation française, 2018, p. 290. – 23. Conseil d’État, 11 septembre 2006, no 265174, Agopyan. – 24. Louis Réau, op. cit., p. 17. – 25. Raphaël Lemkin, Les Actes constituant un danger général (interétatique) considérés comme délits de droit de gens, Pedone, 1933. – 26. Louis Réau, op. cit., p. 919. – 27. Bernard Hasquenoph et Marion Rousset, « Le Centre Pompidou, une utopie rouillée. Dans les tuyaux d’une usine culturelle sous pression », in Revue du Crieur, 2017/2, n o 7, p. 22. – 28. François-René de Chateaubriand, « Voyage dans le Midi de la France, 1802 », Mémoires d’outre-tombe, Garnier, 1910, t. II, livre II, p. 325.

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CHRONIQUES

CET OBJET DU DÉSIR

La poitrine PA R J E A N S T R E F F

L A L I TA N I E D E S S E I N S

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. Un décolleté apparaît, des pectoraux explosent, et le regard plonge ; il s’enivre de rondeurs, se noie dans la chair, explore tout un monde, rebondit d’orbe en mamelle.

Je faillis me trouver mal la première fois que je vis tout nus les deux seins d’une femme. Gustave Flaubert  1

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n peut comprendre l’émoi de Gustave Flaubert dans son premier roman, écrit à l’âge de 17 ans. Trouble que Ramón Gómez de la Serna transforme en passion dévorante dans son recueil prosaïquement intitulé Seins : « La géante aux seins complaisants », « Les seins de la dompteuse », « L’île aux seins », « Les seins de celles qui vont chercher le petit déjeuner 2 »... Divisé en cent trente chapitres, cette somme est celle d’un adorateur entièrement dévoué à la cause qu’il défend, à savoir la gloire de tous les seins : petits, gros, jeunes, vieux, en pomme, en poire, naissants, pointus, bourgeonnants, pigeonnants, verts ou mûrs, hautains ou piquants du mamelon. Comme on connaît les seins, on les honore. Et si l’on ne sait à quel sein se vouer, il suffit d’ouvrir ce livre saint à n’importe quelle page pour se laisser aller à la rêverie du sein à vénérer. Si, dans un éclectisme jamais pris en faute, l’écrivain espagnol les aime tous, il faut reconnaître que le fétichiste basique de la poitrine féminine la préfère en général

NOTO

plutôt généreuse. L’Amérique des années suivant la Seconde Guerre mondiale fit de l’opulence mammaire le symbole d’une société à l’apogée de sa réussite. « C’est le pays aussi d’une obsédante apothéose des seins de la femme, le pays où chaque affiche de métro, chaque muraille de cité, chaque façade de cinéma, chaque placard de journal tend vers le regard la rondeur suggestive, technicolorée et puissante, de deux seins au relief quasi stéréoscopique  3 », rapporte Claude Roy dans ses Clefs pour l’Amérique. Mae West – dont le nom fut donné aux bouées gonflables censées sauver la vie des GI jetés à l’eau lors du débarquement en Normandie –, Kim Novak, Marilyn Monroe, Jane Russell et surtout Jayne Mansfield  4 ont été les égéries du débordement pectoral. Russ Meyer, au cours des années 1960 et 1970, en fit la marque de fabrique de ses films, au point d’être surnommé le « Kubrick du cinéma mammaire ». Doris Wishman le porta à son apogée dans Deadly Weapons  5, film dans lequel Chesty Morgan, considérée à l’époque comme la plus grosse poitrine naturelle du monde, tue les hommes en les étouffant entre ses seins, réalisant le rêve de tout fétichiste de la mamelle débordante de chair : mourir étouffé par les icônes de son désir.

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Pierre Albert-Birot, calligramme dans Le Premier Livre de Grabinoulor, 1921.


Photo : Gérard Yvergniaux

CHRONIQUES

Louis Muraton, Le Premier Né, sans date, huile sur toile, Saint-Brieuc, musée d’A rt et d’Histoire. Jean Auguste Dominique Ingres, Le Bain turc (détail), vers 1862, huile sur toile marouflée sur bois, Paris, musée du Louvre.

Théophile Gautier n’aurait pas renié cet idéal, lui qui se laisse envoûter par les avantages capiteux des belles Romaines lors de son Voyage en Italie : « L’histoire de la mère de Beatrice Cenci, à qui l’on ne pouvait couper la tête parce que ses tétons, gros comme des bombes, l’empêchaient d’appuyer son cou sur le billot (et qui m’avait toujours paru singulière), se comprend parfaitement ici ; ce n’est pas la grande tétasse avalée et brimbalante de Rubens, le grand baquet de colle à la flamande, qui tremble à chaque mouvement, le Niagara de viande, qui ruisselle, du haut de la poitrine, sur les montagnes du ventre et dans les vallées du pubis, comme on voit dans les bacchanales de Jordaens : ce sont deux mappemondes que l’on porte devant soi, un second cul, appliqué sur l’estomac, deux immenses terrines,

NOTO

vues du côté bombé, un Capitole et un Palatin de chair humaine 6. » Il est vrai que les actrices italiennes n’ont rien à envier aux états-uniennes. De Silvana Mangano à Gina Lollobrigida (au nom prédestiné !), en passant par Sophia Loren ou autres Saraghina  7 et lutteuses de foire felliniennes, elles aussi ont marqué les années d’après-guerre du sceau de leur arrogante poitrine. Ne faisant que perpétuer un mouvement entamé par la République de Venise, qui encourageait ses ressortissantes à découvrir leurs seins pour détourner les hommes des affaires publiques  8. Plus rares sont les amateurs de petits seins, tels que les chantait en 1925 Maurice Chevalier, alors idole de la chanson française, dans Valentine :

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© Warner Brothers

CET OBJET DU DÉSIR

Batman et Robin, Joel Schumacher, 1997. Dans cet opus, l’affaire des bat nipples n’a d’égal que les multiples plans suggestifs sur les fesses et les attributs du justicier (et de son compagnon Robin), offerts par l’amure ultra-moulante. En juin 2017, le réalisateur expliqua à Vice la raison de ces tétons : « On vit dans un monde formidable, dans lequel deux petits morceaux de caoutchouc de la taille d’une gomme sur un vieux crayon, ces petits bouts, peuvent devenir un problème. Ça sera écrit sur ma pierre tombale, je le sais. [...] Après Batman Forever, la technique de moulage du caoutchouc était devenue beaucoup plus avancée. J’ai alors proposé de les rendre réalistes et montré des photos de statues grecques et de ces incroyables dessins anatomiques que l’on trouve dans les livres de médecine. Jose Fernandez, le costumier, a confectionné les tétons, et j’ai trouvé ça cool. »

Elle avait de tout petits tétons, Valentine, Valentine, Elle avait de tout petits tétons Que je tâtais à tâtons  9... Et des actrices telles qu’Audrey Hepburn, Mireille Darc ou Jane Birkin, même si elles ne représentent pas des symboles sexuels, n’ont pas eu besoin de ses atouts opulents pour faire fantasmer plusieurs générations. Depuis les sculptures antiques jusqu’aux sportifs d’aujourd’hui, les hommes n’ont jamais été chiches d’exhiber leurs pectoraux, hormonés ou pas. Au joyeux temps des péplums, certains acteurs, tels Steve Reeves, Gordon Douglas, Mark Forest, Gordon Mitchell, Brad Harris ou Ed Fury, presque tous ex-Mister Univers, connurent leur heure de gloire en jouant Maciste, Hercule, Goliath

NOTO

et autre Taur, remplacés aujourd’hui par les super-héros des bandes dessinées aux pectoraux saillants et hypertrophiés. Un manque de seins nourriciers que Robert De Niro (le Jake LaMotta de Raging Bull !) compense par une prothèse mammaire afin d’allaiter son petit-fils dans la suite de Mon beau-père et moi  10. Cette partie de l’anatomie féminine subit aussi les opprobres de ceux qu’elle fascine, comme si son insolence accaparait l’esprit vengeur de ses fétichiseurs. Bondagée bien sûr, mais aussi fouettée (les deux allant souvent de pair), subissant pinces à linge ou pinces crocodile (aïe !) – pis, des tenailles, comme pour Sainte Agathe, à qui l’on arracha les seins (depuis, ils se dégustent dans une pâtisserie sicilienne, habillés d’un glaçage au sucre et surmontés d’une cerise confite : les minni di Sant’Agata) –, cataplasmes ou poche de glace, cire de bougie ou roulette à pointes, giflée, pincée,

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C E TT E PA RT I E D E L ’ A N ATO M I E F É M I N I N E S U B I T AU S S I L E S O P P RO B R E S D E C E U X Q U ’ E L L E FA S C I N E , CO M M E S I S O N I N S O L E N C E AC C A PA R A I T L ’ E S P R I T V E N G E U R

Mademoiselle, Tony Richardson, 1966.

mordue, étirée, percée d’anneaux (plus facile pour suspendre des poids), d’aiguilles enfoncées dans le mamelon ou dans les globes, électrisée, gonflée de liquide physiologique, écrasée dans un étau, objet d’infamies urinaires ou fécales, etc. Ces globes si adorés subissent dans les soirées BDSM, dans les DVD spécialisés et sur les sites appropriés du Net à peu près tous les sévices que l’imagination humaine, toujours fertile en ce domaine, est capable d’inventer. Dans Cool Memories, Jean Baudrillard évoque ce sadisme latent, sans préciser de quel côté il se place, celui du sein ou celui de la main : « Ma main séparée de moi rêve qu’elle tient un sein. Rien ne

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remplit mieux la main qu’un sein. Stéréotype d’une douceur sadique  11. » Si, dans Reflets dans un œil d’or  12 , on apprend qu’Alison Langdon, jouée par Julie Harris, s’est coupé les tétons à l’aide d’un sécateur, l’héroïne fétichiste et masochiste de Mademoiselle  13, interprétée par Jeanne Moreau, se contente de coller du sparadrap en croix sur les siens après avoir assisté à une scène d’amour entre l’ouvrier saisonnier dont elle est éprise et une paysanne. Imitant en cela les religieuses d’antan qui se bandaient les seins, source de toutes les luxures. Plus radical est le repassage des seins  14, encore pratiqué au Cameroun, une pratique ancestrale, véritable atteinte aux droits des femmes, qui consiste à écraser avec une pierre chauffée les seins des jeunes filles pubères afin d’empêcher leur croissance et d’éviter les salaces désirs masculins. Dans l’art pictural, les seins ont toujours tenu une place prépondérante – pour ne pas dire proéminente –, des innombrables Vierges à l’Enfant, dont la célèbre Vierge entourée d’anges de Jean Fouquet (ca 1450) représentant Agnès Sorel, la « putain » du roi Charles VII, qui fit scandale à la fin du Moyen Âge, à ceux du Viol de René Magritte (1945), en passant par celui de Gabrielle d’Estrée pincé par les doigts de sa sœur dans leur bain, alors que les deux femmes fixent le spectateur droit dans les yeux (anonyme, 1594), pour ne citer que quelques représentations emblématiques. La plus allégorique reste La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix (1830), où

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© Bayeux – MAHB

DE SES FÉTICHISEURS.


© Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole - photographie Frédéric Jaulmes

CET OBJET DU DÉSIR

Girolamo Marchesi, Mort de Cléopâtre (détail), première moitié du xvi e s., huile sur bois, Bayeux, musée d’art et d’histoire Baron-Gérard. Francisco de Zurbarán, Sainte Agathe, vers 1635-1640, huile sur toile, Montpellier, musée Fabre.

« une forte femme aux puissantes mamelles  15  » et portant le bonnet phrygien guide les émeutiers lors de l’insurrection des Trois Glorieuses, qui font tomber Charles X et son ambition de rétablir la monarchie absolue. Cette « sale et déhontée femme des rues  16 » aux aisselles poilues cause scandale sur scandale avant de s’exposer à l’été 1979 sur le billet de cent francs. Vingt ans plus tard, un Beluga, avion-cargo d’A irbus, est habillé d’une décalcomanie du tableau pour rejoindre Tokyo, où l’œuvre doit être exposée. Le service communication a omis de vérifier les escales : Bahreïn et l’Inde – « Couvrez ce sein que je ne saurais voir  17 ». On évite l’incident diplomatique de justesse, un sticker est posé sur l’opulente poitrine. Devenu figure chauvine de « la France qui apporte la liberté, la démocratie au monde  18 », le symbole de ces deux seins nus a été repris par différentes actions révolutionnaires du xx e siècle, comme le mouvement des Femen, et multiplie son arrogance jusqu’à l’ivresse :

NOTO

Ivresse ! Ils sont alors à moi tant que je veux : Car mes doigts chatouilleurs ont des caresses lentes S’entrecoupant d’arrêts et de frissons nerveux. Et quand vibrent sur vous mes lèvres harcelantes, Libellules d’amour dont vous êtes les fleurs, Votre incarnat rougit, pointes ensorcelantes ! Rubis des seins, vous en rehaussez les pâleurs Et vous vous aiguisez, jusqu’à piquer ma joue Comme le bec lutin des oiselets siffleurs  19.

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CHRONIQUES

Sarah Goodridge, La Beauté révélée, 1828, aquarelle sur ivoire, offert par Gloria Manney, New York, The Metropolitan Museum of Art. Cette miniature est un autoportrait que Sarah Goodridge aurait réalisé pour l’homme politique états-unien Daniel Webster.

Raffaello Sanzio, dit Raphaël, La Fornarina (détail), vers 1518-1519, huile sur bois, Rome, palais Barberini.

À en croire Stendhal, le peintre Raphaël n’aurait « rien fait de plus beau que cette poitrine  20 », celle de La Fornarina, pour laquelle « Raphaël s’est tué  21  ». Daniel Arasse la rapproche de La Velata, « deux modulations d’une certa idea de la beauté féminine  22  ». La première « presse légèrement le sein gauche, le désigne et le fait discrètement saillir, face au spectateur, alors que le regard se détourne, à la différence du regard frontal de La Velata  23 ». Ce qui ferait de l’une l’image de l’épouse et de l’autre l’incarnation sensuelle de l’amante. Reste à trouver la mère nourricière, celle qui sauva Romulus et Rémus, louve prodigue qui se situe avant l’épouse et la maîtresse, celle dont on se souviendra toujours du sein délicieux que l’on tétât.

du désir, consacrée à Jayne Mansfield dans NOTO 1, printemps 2015. – 5. Deadly Weapons, Doris Wishman, 1974. – 6. Théophile Gautier, Voyage en Italie, in Lettres à la Présidente, 1850. – 7. Personnage du film Huit et demi, de Federico Fellini (1963), joué par Eddra Gale. – 8. Charles Diehl, La République de Venise, Flammarion, 1985. – 9. Valentine, paroles d’A lbert Willemetz, musique d’Henri Christiné, 1925. – 10. Mon beau-père, mes parents et moi, Jay Roach, 2004. – 11. Jean Baudrillard, Cool Memories IV (1995-2000), Galilée, 2000. – 12. Reflets dans un œil d’or (Reflections in a Golden Eye), John Huston, 1967. – 13. Mademoiselle, Tony Richardson, 1966. – 14. Kirk Bayama, « Repassage des

seins au Cameroun : atrocité pour les jeunes filles », Les Haut-Parleurs, TV5 Monde, 27 septembre 2018. – 15. Auguste Barbier, La Curée, poème de 1830 cité par Barthélémy Jobert, « L’artiste romantique », in Delacroix, Gallimard, 1997. – 16. Ambroise Tardieu, Salon de 1831, Paris, Pillet aîné, 1831. – 17. Molière,

Le Tartuffe ou l’Imposteur, 1669. – 18. Sébastien Allard, cité par Natalie Raulin dans « Qui l’aime la suive », Libération, 11 juillet 2014. – 19. Maurice Rollinat, « Les seins », Les Névroses, 1883. – 20. Stendhal, « Portrait de la Fornarina », Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres, 1840. – 21. Charles de Brosses, cité

1. Gustave Flaubert, Mémoires d’un fou, 1838, publié à titre posthume en 1901.

par Daniel Arasse, « L’atelier de la grâce », Désir sacré et profane. Le corps dans

– 2. Ramón Gómez de la Serna, Seins, 1924. – 3. Claude Roy, Clefs pour

la peinture de la Renaissance italienne, Éditions du regard, 2015. – 22. Daniel

l’Amérique, Gallimard, 1949. – 4. Voir la chronique de Jean Streff, Cet objet

Arasse, ibid. – 23. Id.

NOTO

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© AFP

Dimanche 2 septembre 2018, vers 19h30, un spectaculaire incendie se déclara au musée national du Brésil, à Rio de Janeiro.


CHRONIQUES

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Un incendie P A R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

LE FEU ET LA FUREUR

Notre imaginaire collectif résonne dans nos réactions à certains clichés d’actualité. À quoi tiennent leur force et leur présence ? Comment se construit une image ? Le brasier qui détruisit les collections du musée national du Brésil en septembre 2018 n’a pas marqué les esprits seulement par la perte d’inestimables collections qu’il a provoquée ; sous la représentation contemporaine affleurent des codes picturaux et intellectuels anciens.

D

ans la nuit du 2 au 3 septembre 2018, un très violent incendie détruisait le musée national du Brésil, à Rio de Janeiro. Plus ancienne institution académique du pays, il était installé depuis 1892 dans le palais de São Cristóvão, résidence de la famille impériale portugaise, dans lequel fut signée l’indépendance du pays en 1822. Créée en 1818 par l’Empereur Dom João VI, l’institution avait célébré en juin 2018, quelques mois avant la catastrophe, son bicentenaire. Rassemblant près de vingt millions d’objets à la valeur insigne, dont le squelette de la plus ancienne Homo sapiens du continent sud-américain, familièrement surnommée Luzia, vieux de 11500 ans, un trône royal du Dahomey offert au début du xix e siècle au souverain brésilien, une exceptionnelle collection d’antiquités égyptiennes, la plus riche du sous-continent, etc. Interviewé par Sciences et Avenir le 5 septembre 2018, l’égyptologue Pascal Vernus, directeur d’études à l’École pratique des hautes études à Paris,

NOTO

déclarait : « La collection égyptienne du Musée de Rio était la plus grande d’Amérique latine. Une bonne partie avait été achetée avant 1844. Elle a connu maintes tribulations, car elle était originellement destinée au musée de Buenos Aires (Argentine). Nicolau Fiengo avait vendu une collection constituée par Giovanni Battista Belzoni (1778-1823), un explorateur et archéologue italien, au roi Dom Pedro I. » La richesse des collections du musée national de Rio s’étendait à bien des domaines de la science et de l’art. Les collections de géologie, de paléontologie, de botanique, d’anthropologie ou encore d’ethnologie et d’archéologie étaient mondialement reconnues. L’institution conservait de riches ensembles amérindiens d’époque précolombienne et des momies andines. Les pièces d’archéologie brésilienne composaient une mémoire précieuse et unique de la culture indigène du pays, depuis la préhistoire. Après l’ouverture du musée au public en 1900, Marie Curie, Alberto SantosDumont, le pionnier de l’aviation brésilienne, ou encore

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© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BStGS

CHRONIQUES

Albert Einstein étaient venus au musée ; le lieu avait permis, au fil de son existence, de fonder et de nourrir bien des recherches universitaires qui distinguaient la communauté académique brésilienne. L’émotion de l’opinion publique au Brésil fut immense et légitime au lendemain de cette tragédie. Dès l’après-midi du 3 septembre, plusieurs milliers de personnes se rassemblèrent place Cinelândia. Le matin même, près de cinq cents étudiants et chercheurs liés au musée, la plupart vêtus de noir, s’étaient réunis devant les décombres encore fumants, formant une chaîne humaine pour entourer l’ancien bâtiment. Leur chagrin se mêlait à l’indignation et à la colère. En effet, les dirigeants du musée déclarèrent très vite que cet incendie était une catastrophe annoncée ; Luiz Fernando Dias Duarte, directeur adjoint de l’institution, dénonça, dans les pages du quotidien britannique The Guardian, « le manque de soutien et le manque de conscience » de la puissance publique, qui ont conduit à cette situation tragique : « Nous nous sommes battus pendant des années, sous différents gouvernements, pour obtenir des ressources afin de préserver de manière adéquate tout ce qui a été détruit aujourd’hui. » Comme malheureusement bien d’autres institutions culturelles, universitaires et muséales du Brésil, le musée national de Rio n’avait pas

NOTO

reçu les subsides nécessaires à son entretien. Le drame, sans doute né d’un banal court-circuit, a pris les dimensions du désastre, faute de portes coupe-feu, d’extincteurs en état de marche, de réserves d’eau accessibles – les pompiers ont dû recourir à des camions-citernes, perdant un temps précieux. Au-delà du drame lui-même, les images du musée en flammes dans la nuit brésilienne ont fait le tour du monde. Leur force tient à la tragédie, malheureusement avérée, mais aussi à leur référence à des modèles picturaux anciens, auxquels leur sujet, leur composition, leur puissance colorée les rattachent. La représentation des flammes d’un incendie dans la pénombre est, pour le peintre, un tour de force. Parvenir à faire jaillir la lumière au cœur de l’obscurité, savoir jouer des ombres et des contours, réussir à rendre sensible l’explosion terrible et splendide des rouges, des jaunes, des oranges, exige une habileté virtuose. L’usage de la peinture à l’huile, pratiquée dès le xv e siècle par les peintres flamands, a offert de donner à leurs artifices picturaux la densité de la matière, renforçant encore leurs effets. La représentation de l’incendie, drame alors fréquent, à la terrible puissance dévastatrice dans des villes aux maisons en bois, aux rues étroites, puisait

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© MuMa Le Havre Photo Florian Kleinefenn

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Jan Brueghel, Troie en feu, vers 1597, huile sur cuivre, Munich, Alte Pinakothek.

Hubert Robert, L’Incendie de Rome, vers 1771, huile sur toile, Le Havre, musée d’art moderne André-Malraux.

au-delà de l’expérience personnelle. Les feux qui brûlaient évoquaient des destructions plus anciennes, mythiques. Troie disparaissait dans les flammes allumées par les combattants grecs ; la ville d’Hector périssait, une civilisation disparaissait, à jamais abolie. Plus cruel que le temps lui-même, l’incendie laissait, moins que des ruines, les rares vestiges noircis de son passage. L’effroi était à la mesure de la menace. Troie brûlait. Rome était incendiée. Le grand incendie qui ravagea la capitale impériale sous le règne de Néron n’avait sans doute pas été orchestré par le tyran lui-même. Souverain et poète, il fut, de manière plus certaine, sensible à la beauté terrifiante du feu ravageant la ville. Il l’observa comme un spectacle, malgré son atrocité. Nous partageons, bien souvent, l’attrait du fils d’Agrippine pour la vision du feu dévorant. L’incendie contient, dans son déroulé même, une dimension spectaculaire. Naissant d’une simple étincelle, il grandit seul, à une vitesse prodigieuse, aidé par les éléments – le soleil, le vent. Il impose aux êtres, aux choses, aux lieux, même les plus solides, une métamorphose à laquelle ils ne peuvent se dérober. Il obéit ainsi à une narration tragique dont il est le héros, splendide et meurtrier. Derrière ces allusions historiques et mythiques affleurent des analogies spirituelles et symboliques. Les flammes qui ravagèrent Troie et Rome évoquent celles

NOTO

d’un feu plus puissant encore, brûlant pour l’éternité. Le brasier de l’incendie est celui de la forge de Vulcain ; il est celui de Satan, où brûlent pour toujours les damnés. Le feu constitue la menace la plus implacable, le risque le plus absolu. Il est la punition des méchants, mais aussi le risque le plus fort de toute fin du monde. Toutes les représentations de catastrophes, physiques – les éruptions des volcans, les incendies de forêt – ou humaines – les guerres, les explosions de gaz, celles des centrales nucléaires –, s’achèvent en brasiers, aussi terrifiants qu’éblouissants. L’incendie est promesse d’apocalypse, d’une destruction à laquelle nous ne saurions échapper. Brésilienne, la peine face à une telle perte de savoir, de connaissance et de beauté fut partagée par l’ensemble de la communauté internationale. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, déplora « une perte inestimable pour l’humanité tout entière ». La directrice générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), Audrey Azoulay, regrettait, avec émotion et vigueur, la destruction d’une des plus grandes collections d’histoire naturelle et d’anthropologie d’A mérique latine. Elle déclarait, dans un communiqué publié au lendemain de l’incendie : « Ce Musée universitaire constituait [...] un symbole de la vivacité

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CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Félix Ziem, L’Incendie (et détail), vers 1871, huile sur carton, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.

© RMN-Grand Palais / Agence Bulloz

des liens entre la culture et la recherche, et de la mémoire brésilienne. L’Unesco se tient à la disposition des autorités brésiliennes pour mobiliser toute son expertise – notamment dans le domaine de la protection et de la conservation du patrimoine culturel – pour tenter d’atténuer les conséquences de ce drame », a-t-elle souligné. La direction du musée du quai Branly - Jacques Chirac rappela que disparaissaient tragiquement des collections équivalentes à celles des musées français. La force du symbole et son universalité étaient mises en évidence, rappelant fort opportunément, en ces temps où la dérive nationaliste s’étend même à la sphère culturelle, combien la portée du musée, de tous les musées, s’étend à l’ensemble de l’humanité, au-delà de tous les particularismes supposés. D’où vient que la représentation de telles catastrophes exerce sur nous une fascination aussi grande ? Le philosophe Edmund Burke (1729-1797) offrit dans Recherche philosophique sur les origines de nos idées du sublime et du beau, ouvrage paru en 1757, une réflexion théorique dont l’influence sur les idées de son temps fut cruciale.

NOTO

Traduit rapidement en français et en allemand, son livre fut lu et repris par Denis Diderot, Johann Wolfgang von Goethe, Novalis. La pensée de Burke nourrit les créations poétiques, littéraires et picturales de la fin du xviii e siècle et du début du xix e siècle. Le philosophe mit en évidence combien la terreur éprouvée devant la représentation des désordres peut, aussi, être délicieuse. L’évocation d’objets ou de moments terribles est source de sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir. Burke insiste : « Les idées de la douleur sont beaucoup plus puissantes que celles qui viennent du plaisir. » La douleur frappe car elle est l’« émissaire de cette reine des terreurs » qu’est la mort. « Je suis convaincu que les malheurs et douleurs d’autrui nous procurent du délice. [...] Si cette passion était simplement douloureuse, nous mettrions le plus grand soin à éviter les personnes et les lieux qui pourraient l’exciter. » Diderot appréciait « l’horreur secrète » que suscite l’expérience du sublime. Commentant avec virtuosité les œuvres du peintre Joseph Vernet (1714-1789), se laissant aller à une promenade rêvée qui l’entraînait au cœur

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© François Guillot, AFP

CHRONIQUES

Incendie dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019.

Soyez ténébreux. [...] Il y a, dans toutes ces choses, je ne sais quoi de terrible, de grand et d’obscur. »

E N I M M O RTA L I S A N T L ’ I N C E N D I E Q U I R AVAG E A L E M U S É E N AT I O N A L D E R I O D E J A N E I RO , L E P H OTO G R A P H E É L È V E C E D É SA ST R E AU R A N G D E T R AG É D I E . C E L L E D O N T S O N T V I C T I M E S L E SAVO I R , L A CO N N A I S SA N C E , L A D É L EC TAT I O N E S T H É T I Q U E .

des tableaux, l’auteur de L’Encyclopédie écrivait, dans son Salon de 1767 : « Tout ce qui étonne l’âme, tout ce qui imprime un sentiment de terreur conduit au sublime. Une vaste plaine n’étonne pas comme l’océan, ni l’océan tranquille comme l’océan agité. L’obscurité ajoute à la terreur. [...] La nuit dérobe les formes, donne de l’horreur aux bruits ; ne fût-ce que celui d’une feuille, au fond d’une forêt, il met l’imagination en jeu ; l’imagination secoue vivement les entrailles ; tout s’exagère. » Il ajoute un peu plus loin : « Poètes, parlez sans cesse d’éternité, d’infini, d’immensité, du temps, de l’espace, de la divinité, des tombeaux, des mânes, des enfers, d’un ciel obscur, des mers profondes, des forêts obscures, du tonnerre, des éclairs qui déchirent la nue.

NOTO

Plus de six mois après l’incendie du musée de Rio, il semble que les destructions soient moins importantes que l’on ne l’avait craint. Une dépêche de février 2019 indiquait que près des deux tiers des œuvres pourraient être sauvées. Reste à reconstruire les espaces, restaurer les objets, reprendre les recherches et les études. Un travail immense dans un Brésil toujours fragilisé, où les dépenses culturelles ne sont pas davantage une priorité du nouveau gouvernement qu’elles ne l’étaient auparavant. La vigilance de tous demeure essentielle. En immortalisant l’incendie qui ravagea le musée national de Rio de Janeiro, le photographe obéissait au désir de ténèbres de Burke. Au-delà du drame avéré, il atteignait au terrible, au grand, à l’obscur. Élevant ainsi ce désastre au rang de tragédie. Celle dont étaient victimes le savoir, la connaissance, la délectation esthétique. Dont nous espérons fort qu’au Brésil, comme ailleurs, ils renaîtront, plus forts, plus beaux, plus vivants.

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« Cette monographie est un coup de maître esthétique, noué par un texte solide. Ce livre est le parallèle idéal du Journal de l’artiste. » P H I L I P P E L A N Ç O N , L I B É R AT I O N

Notre collaboratrice vient de publier cet ouvrage. Nous lui offrons cette annonce.


« Le design remet l’humain au centre » E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C I L L U S T R AT I O N A M É L I E C L AV I E R P O U R N O T O


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

M ATA L I C R A S S E T DESIGNEUSE INDUSTRIELLE Lier la culture et le social

montrer leurs savoir-faire pour rétablir leur

j’étais artiste. C’est une maison verte dans

dignité à l’intention de leurs enfants et

un lieu artistique. Il ne s’agit pas de faire des

de la population, pour les faire à nouveau

animations autour d’un artiste, mais de vivre

exister. Aujourd’hui, on a le même problème.

ensemble en petit comité afin que la parole

Ce n’est pas suffisant d’accueillir les gens,

s’échange ; mettre en place des éléments

Le design que je crée est politique, parce

il faut aussi leur donner les moyens d’entrer

pour que les gens puissent vivre, et, à travers

qu’il a cette dimension d’innovation sociale.

dans la culture, d’avoir une certaine dignité,

la manière dont ils le font, des thérapeutes

En France, on a des piliers intéressants et

de pouvoir s’envisager en tant qu’êtres

les aident dans la parentalité. Par exemple,

qu’il faut conserver : la culture et le social.

humains, de pouvoir continuer à s’épanouir

au centre de l’espace se trouve le « nombril » :

Pouvoir lier les deux est formidable ; j’ai

et d’avoir des projets de vie.

quand on arrive, on y pose le bébé pour le

présenté mon travail un peu partout dans

protéger des plus grands. Pour que les mères

le monde, et les étrangers ne comprennent

aient confiance, j’ai créé un grand tapis suré-

pas toujours – souvent, on ne mélange pas

levé avec des assises autour. Il n’y a pas de

le social et le culturel, ce sont deux mondes

Vivre en confiance

jeux à cet endroit ; les mères doivent aller en choisir un pour leur bébé, ce qui permet

complètement séparés. En France, beaucoup de choses sont liées, comme la culture et

Ma méthode de travail, c’est d’abord beau-

à l’équipe de thérapeutes de voir la conscience

la dignité. Je me suis beaucoup intéressée

coup penser. J’expérimente dans ma tête

qu’elles ont de ses besoins. Dans le XIXe arron-

aux travaux de Jane Addams, qui a reçu le

et je regarde si ça fonctionne, parce que je

dissement, la population est très dense et

prix Nobel de la paix en 1931. Elle a étudié

m’intéresse aux scénarios de vie. On ne peut

vit dans de petits appartements, parfois

l’arrivée des migrants à Chicago. Elle s’est

pas se contenter d’une petite maquette ; il

à l’hôtel, dans des conditions exécrables.

aperçue qu’une génération se sacrifiait : les

faut la voir en dynamique, la voir dans le temps.

La Maison des petits est une bouffée d’air

parents ne parlaient pas la langue et ils étaient

J’essaye de concevoir des organismes vivants.

pour les parents, qui disposent d’un moment

dévalorisés dans le regard de leurs enfants,

Je m’appuie sur ce qu’est l’humain, ses inte-

pour se lâcher et reprendre pied. Je suis très

parce qu’ils n’avaient pas de métier et travail-

ractions, ce à quoi j’ai déjà assisté... J’ai mené

honorée d’avoir participé à ce projet.

laient dans les usines. En revanche, ils avaient

des expérimentations, il faut que certaines

Le design nécessite des directions assez fortes

eu des métiers auparavant. L’idée d’Addams

conditions soient réunies pour qu’un projet

pour embarquer toutes ces notions : le social,

a été d’organiser des expositions en leur

fonctionne. Quand je suis intervenue pour

le programmatique – que fait-on à travers

demandant quels étaient leurs métiers, de

la Maison des petits, au Cent Quatre, à Paris,

ce projet ? –, l’artistique et l’écologique.

NOTO

83


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

Ce n’est pas dissocié, c’est un ensemble, et il

Décalage et

est compliqué de faire s’imbriquer ces notions et de rendre le tout fluide, vivant, en rapport

pouvoir de changer les choses eux-mêmes et de générer d’autres projets. Le design est

bifurcation

avec la vie, tout simplement. Avec cette envie

un accompagnement qui permet de redonner de la dignité, l’envie de passer à l’action et

que chacun redevienne acteur. Je me suis

Le design intervient pour donner une direc-

de rester dans cette notion de communauté,

aperçue que les gens n’ont plus confiance

tion, matérialiser, faire en sorte qu’il y ait

du faire ensemble. Il faut que la dominante

dans la vie en société, ils la remettent en

une méthodologie. J’aime bien pousser très

artistique serve à s’élever, à quitter la réalité,

cause complètement. Alors, que nous reste-

fort les directions, car elles permettent à tous

à se décaler, pour que chacun convoque son

t-il ? On peut inventer des communautés,

de visualiser le projet. Le décalage, la bifurca-

expertise et la mette en œuvre autrement.

c’est ce qu’il se passe aujourd’hui, autour de

tion sont importants, plus que de demander

Le travail du designeur est de donner une

valeurs communes et en décidant de passer

aux gens ce qu’ils veulent ; aller assez loin

vision plus forte que l’on n’a pas l’habitude

à l’action. Cela redonne confiance aux gens,

dans cette bifurcation pour changer le regard,

de voir.

l’idée d’agir, d’être vigilant, de réfléchir en-

se mettre dans une position où l’on n’aura pas

Faire du design est comme tout acte de créa-

semble... Pour le projet Vent des forêts, dans

les mêmes habitudes ni les mêmes logiques,

tion : derrière l’idée de faire un acte se trouve

la Meuse, six petits villages composés de

sinon on va se freiner.

un engagement, une intention. Ce n’est pas

gens plutôt humbles, qui n’ont pas forcément

J’ai expérimenté plusieurs fois cette notion

simplement mettre à disposition des savoir-

l’habitude de se mettre en avant, forment

de bifurcation, notamment avec le projet

faire et des outils ; c’est avoir la capacité

un terrain expérimental où l’on a plus de

de réaménagement et d’agrandissement

d’analyser, de se décaler des logiques en

possibilités que dans une galerie d’art. C’est

de l’école Le blé en herbe dans le village de

cours. Aujourd’hui, il y a de nombreuses

un espace d’art contemporain à ciel ouvert,

Trébédan (Côtes-d’Armor). Ce projet a duré

logiques à revisiter, à réinventer – là se trouve

dirigé par Pascal Lionnet, qui connaît bien

assez longtemps. Le lien social n’existait plus ;

l’idée de faire un acte de design, à l’instar

son territoire et a installé rapidement ce

ce n’est pas moi qui l’ai retissé, mais les deux

de l’acte de l’artiste. Je travaille d’abord sur

projet, qui fait son chemin et auquel, petit

institutrices qui, pendant dix ans, ont invité

l’idée d’un espace à partager : dans chaque

à petit, les gens veulent participer. C’est une

les parents à venir dans l’école, devenue un

objet, on peut intégrer les thématiques

micro-utopie qui dure parce qu’elle redonne

lieu important. Le design peut difficilement

des interrelations entre les gens : ce qui m’im-

de la dignité, recrée du lien social, ce qui est

arriver s’il n’y a pas un terrain préparé. En

porte, ce n’est pas de faire des objets ou de

important ; il n’est pas vrai que, dans les

général, quand j’arrive sur un projet, il y a

créer des espaces, mais la possibilité d’intro-

villages, il y a plus de lien social. Cela se crée

des volontés, des groupes constitués, avec

duire d’autres relations ou de faire en sorte

et s’entretient.

lesquels je travaille pour comprendre com-

que quelque chose se passe et évolue. Je

ment formaliser le projet de façon singulière.

ne suis pas intéressée par l’esthétique – cela

On ne répond pas aux besoins des gens

ne veut pas dire que ce n’est pas une pratique

– bien sûr, il y a des fonctions utilitaires, mais

artistique intéressante, mais ce n’est pas

ce n’est pas là que l’apport du designeur est

la forme qui définit mon travail : on y décèle

le plus fort –, mais c’est dans la symbolique,

certes une forme que l’on peut lire, mais elle

dans le fait de réenchanter le monde. C’est

n’est pas le moteur de ma création. Je ne

primordial aujourd’hui. À Trébédan, mon

cherche pas à être dans la lignée française

travail a été la première étape. Maintenant,

d’un design de la sophistication. J’essaye plu-

les habitants ont compris qu’ils avaient le

tôt de retirer les couches de complexité et

NOTO

84


M ATA L I C R A S S E T

de revenir aux choses essentielles. Le design

instantanément monter dedans. L’idée était

familières. Ils en gardent une image, et, pour

est là pour améliorer l’habitabilité du monde.

que ça se déplie, comme la magie circas-

certains, ça peut fonctionner. Nous créons

C’est très ambitieux, mais je pense que

sienne, presque instantanément. J’ai choisi

des moments déclencheurs ; il y a de multiples

cela prend tout son sens aujourd’hui. Les

une couleur forte, le rouge, pour donner l’idée

façons de procéder, le plus tôt possible. Beau-

designeurs ne sont pas là pour résoudre

d’un événement, et proposé un endroit pour

coup de jeunes dans ces villages s’interdisent

les problèmes, ils sont là pour faire des pro-

s’asseoir, qui peut être utilisé pour faire

certaines pratiques, non qu’on ne les leur pro-

positions. Les projets qui répondent à cette

des animations quand il fait beau. L’autre

pose pas, mais ils ne se sentent pas légitimes.

ambition naissent de rencontres. Quelqu’un

côté du camion est utilisé pour exposer les

J’ai grandi dans un petit village, je n’étais pas

franchit la porte de mon atelier et vient

œuvres des enfants. Cela permet de ne pas

en rapport avec ce type de culture, et je me

me proposer un projet. À part quand je fais

créer de confusion entre ce qu’ils réalisent

suis interdit longtemps d’être designeuse ;

des expositions, où je conçois mes propres

et les œuvres d’artistes exposées à l’intérieur ;

personne, autour de moi, ne pouvait me

projets, j’interagis avec des commanditaires,

là, comme l’espace était blanc et assez sté-

conforter dans ce choix, c’était assez lointain,

dans un contexte particulier, en l’analysant

rile, j’ai ajouté du bois et je l’ai transformé

on n’arrivait pas à saisir de quoi il s’agissait.

et en instaurant une méthodologie particu-

en cabinet de curiosités. Il ne s’agit pas de

Ce métier n’étant pas connu, on ne pouvait

lière – et le projet se crée.

présenter des œuvres monumentales, il n’y

pas m’encourager, ce qui est souvent le cas

a pas beaucoup de recul, mais d’accrocher

pour les métiers artistiques. Ils font peur.

de nombreuses petites œuvres. Ces enfants

Certes, tous les enfants ne vont pas devenir

n’ont pas l’habitude d’aller au musée ni

des artistes, et ce n’est pas l’enjeu ; mais il y

de regarder des œuvres ; les conservateurs

aura eu une rencontre. Les artistes contem-

des Frac jouent le jeu en proposant des œuvres

porains essayent d’avoir un regard critique

Le Musée mobile (Mumo) est une initiative

plus accessibles, moins conceptuelles, qui

sur le monde, de créer ce décalage, de

d’Ingrid Brochard, qui en a déjà réalisé un :

permettent aux enfants de s’agripper à

débroussailler les enjeux de notre temps.

un camion dessiné par l’architecte Adam

quelque chose et de pouvoir commencer à

Kalkin, avec un déploiement un peu compli-

réfléchir sur l’art.

qué, qui reposait sur l’idée d’embarquer

Le Web ne favorise par la curiosité : on se

des œuvres pérennes. La seconde version

dirige vers les contenus qui nous intéressent

de ce musée est partie d’un autre principe.

et les algorithmes nous emmènent vers

En France, dans les fonds régionaux d’art

des notions que l’on a demandées. On n’est

Pour rendre accessible cette proposition et

contemporain (Frac), il y a énormément

pas confronté à ce que l’on ne connaît pas,

rencontrer des publics divers, un accompa-

d’œuvres ; l’idée était de les présenter dans

mais on est rassuré sur le monde que l’on

gnement est indispensable. Pour le projet

les zones blanches – ces zones où il n’y a pas

maîtrise. Le Mumo, c’est l’inverse. Le camion

Saule et les Hooppies, avec le Centre Pompidou,

d’endroit de culture, de centre d’art, où les

arrive ; c’est un impromptu dans la vie des

je ne pouvais présenter de l’art contemporain

gens n’ont pas un accès direct à l’art –, de

enfants. Ils entrent, ils découvrent, accom-

de la même façon que dans un musée : on

faire de cet espace un outil de médiation.

pagnés par des médiateurs. Tout est fait

doit être en présence d’une œuvre, mais

Je voulais que ce camion soit à l’image d’un

pour installer une histoire. Une thématique

une œuvre complètement différente et qui

petit cirque qui arrive dans le village. On ne

permet de relier la diversité des œuvres.

doit s’inviter dans un moment féerique,

peut pas apporter décemment un white cube

Ils en ressortent avec une ouverture sur ces

un moment de partage, avec l’idée de mettre

dans un village et penser que les gens vont

pratiques artistiques, qui deviennent plus

son énergie en commun dans un lieu réalisé

Outils de médiation

NOTO

85

Partager son énergie


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

spécifiquement. J’avais comme référence la

enfants veillent au grain. Cet exemple montre

les communautés – de là découlent les

fête de fin d’année des écoles. Les parents,

que l’on peut trouver des formes variées

micro-utopies, avec l’idée de comprendre

fiers, viennent regarder l’évolution des en-

pour rapprocher l’art des enfants ou ampli-

l’humain, de le remettre au centre. On évacue

fants et les enfants sont contents de montrer

fier leur conscience écologique – ils en ont

les couches de superficialité qui nous em-

ce qu’ils savent faire, et souvent ils chantent.

même déjà une.

pêchent de faire des projets plus humbles.

Tout le monde est ensemble. Je me suis dit

Pour permettre cette prise de conscience,

En France, notre culture, c’est de créer

qu’il n’y a rien de mieux que la chanson. J’ai

je fais ce qui est proche de mes valeurs.

par la distinction : certains peuvent avoir et

donc créé un conte musical itinérant ; une

Chaque artiste fait ce dont il a envie, il est

d’autres pas. On peut décider de ne pas

plateforme en forme de saule se déplace dans

intéressant qu’il y ait différentes démarches.

suivre cette façon de faire.

des endroits où il n’y a pas d’art contempo-

Amener l’art de différentes façons donne

J’aimerais qu’il y ait un peu plus de volonté

rain. En amont, une petite maquette de la

une richesse. Il ne faut surtout pas faire du

politique pour que le design ait la place

plateforme est envoyée aux enfants, une

copier-coller. Mes projets sont tous différents ;

qui lui revient et que notre savoir-faire

histoire centrée sur l’écologie leur est racon-

il n’y a qu’un Mumo, car il faut donner de la

soit reconnu. En arrivant au ministère de

tée, ce qui favorise leur immersion, et ils

singularité, montrer que ce geste généreux

la Culture, Jack Lang a créé l’École nationale

apprennent des chansons composées par

a été fait pour eux, par une équipe qui a donné

supérieure de création industrielle (ENSCI),

Dominique Dalcan. Cette petite comédie

son énergie pour que ça puisse exister, trouver

où j’ai étudié. Beaucoup d’entreprises

musicale demande de donner son énergie :

les fonds, etc.

ne font pas appel au design, alors qu’au-

c’est un saule pleureur capable de réparer

jourd’hui on a besoin de design de rupture,

le monde et de retourner en arrière pour

de changer de logique. En France, ce qui

choisir une autre bifurcation, ce qu’il ne peut

est compliqué, c’est que l’on est très car-

faire qu’avec l’énergie de tout le monde

Faire vivre l’utopie

tésien ; notre système de pensée est très puissant. En dirigeant des ateliers dans

à travers la chanson. Ces moments de partage permettent une prise de conscience. Il

J’étais déjà un peu décalée quand j’ai passé

différents pays, je constate la puissance de

y a des animaux embarqués, des instruments

mon diplôme. J’avais réalisé des objets plutôt

la pensée de la France, comment on apprend

de musique, des percussions. De petites plate-

électroniques, mais les gens ne savaient pas

à penser ; mais on ne peut pas être uni-

formes se meuvent comme un manège,

trop quoi me dire. J’étais déjà en train de

quement cartésien ! Réfléchir comme un

grâce aux adultes qui pédalent – eux aussi

travailler sur des scénarios de vie, d’usages.

ingénieur n’est pas applicable tout le temps :

donnent leur énergie pour que ce moment

Je ne voulais pas travailler sur un objet tout

on avance sans savoir pourquoi et, dès que

existe. Le lieu est dessiné spécifiquement,

seul, sur sa forme, qui exclurait ceux qui

l’on prend un peu de recul, on se demande

comme une œuvre d’art. Les enfants se dé-

n’ont pas cette culture de l’objet et de son

pourquoi on en est arrivé là. On a l’impres-

guisent et deviennent humains et végétaux,

esthétique. Je voulais travailler comme un

sion que la plupart des projets n’ont pas

pour appréhender les problématiques éco-

anthropologue : il va sur un terrain, analyse

bien été réfléchis en amont. Le monde se

logiques. Ils ont une petite houppette sur

la relation des gens entre eux. Marc Augé

complexifie, ce n’est plus en termes d’évo-

la tête, qui, dans l’histoire, est une antenne

dit : « Le design est l’anthropologie appliquée. »

lution du monde qu’il faut réfléchir, mais

pour communiquer avec les végétaux et les

Aujourd’hui, on est en train de s’interroger

en termes de contradictions. On a besoin

animaux, ce qui évite de commettre les

sur l’universalité de l’homme ; il nous faut

de s’échapper, d’imaginer, d’avoir des

bêtises du passé. À la fin, le Saule part, mais

réfléchir sur quelque chose de plus contex-

logiques différentes, permises par l’art et

le message et les Hooppies restent. Les

tualisé dans nos projets, en rapport avec

le design.

NOTO

86


« Des beautés

que la terre a perdues » Les saisons de James Tissot P A R PA U L P E R R I N

BRILLANT PEINTRE DU GRAND MONDE SOUS LE SECOND EM P I R E ET DU HI G H LI FE DE L’È RE V I C TORI E N N E , DES DANDYS, DES PARISIENNES ET DES DIVERTISSEMENTS URBAINS D’UNE SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE MATÉRIALISTE, JAM E S TI SSOT ( 1 8 3 6- 1 9 02) E ST AUSSI UN GRAN D PE I N TR E DE LA N ATU RE . S’I L N E PE UT Ê T RE CON SI DÉ RÉ CO M M E U N PAYS AG I S T E – I L N ’ A P E I N T Q U ’ À D E R A R E S E XC E P T I O N S D E S PAYS AG E S «  P U R S  » , E T O N N E LU I CO N N AÎ T QU’UN N OMBRE T RÈ S RÉ DUI T D ’ É T U D E S S U R L E M OT I F – , L’ A RT I S T E , Q U I N E PARTI C I PA PAS À LA R É VOLUT I ON I MPRE SSI ON N I ST E , E N T R E T I E N T U N R A P P O RT PA S S I O N N A N T ET AM B I GU À LA N ATURE . OMN I PRÉ SE N T E DAN S SE S TAB LEAU X , E LLE E ST DÉ COR OU MOT I F, É C RI N OU R EFU GE, JAR DI N D’ ÉDE N OU J ARDI N D’HI V E R. I N C AR N ATI O N DE LA V I E ET DE LA MORT, LA N AT URE ASSUM E PLUSI E U R S R ÔLE S À ME SURE QU’É VOLUE N T L E S I N T E N T I O N S D E T I S S OT, M A I S PA RT I C I P E TOUJOURS DE L’EFFET ESTHÉTIQUE ET PSYCHOLOGIQUE DE C ES TAB LE AUX AU F ORT POUVOI R DE SÉ DUC T I ON .




M OT I F

Arrivé à Paris au milieu des années 1850, le Nantais James Tissot – Jacques, de son vrai prénom – se fait connaître au début de la décennie suivante comme peintre de scènes de genre, aux sujets littéraires inspirés par l’histoire du Faust de Goethe. Son style archaïsant néoflamand largement emprunté au peintre belge Henry Leys lui vaut de nombreuses critiques. Il change de cap pour le Salon de 1864 et entend désormais participer à la grande vague réaliste du moment. Il présente deux tableaux de figures en habits modernes : Portrait de Mlle L. L... fig. 1 et Les Deux Sœurs ; portrait (I). Cette dernière composition est la plus grande jamais entreprise par James Tissot à cette date – il est âgé de 28 ans. Le tableau représente une jeune femme et une adolescente en robes blanches, arrêtées dans leur promenade estivale au bord d’une rivière ou d’un lac. Tissot précise dans le titre du tableau qu’il s’agit d’un « portrait », sans doute pour susciter des commandes auprès de potentiels amateurs ; mais l’œuvre ressemble bien plus à une scène de genre agrandie, d’autant que les modèles sont anonymes. Comme plusieurs artistes de sa génération, il se propose de moderniser le genre du portrait d’apparat, jugé sclérosé et traditionnellement réservé aux grandes figures du pouvoir, de l’armée ou du clergé, en y faisant accéder ces deux fashionable jeunes filles. Le choix du paysage comme cadre du portrait est aussi très révélateur de cette ambition moderne. Si ce genre particulier a connu des heures glorieuses au xviie siècle avec Diego Velázquez et Antoine Van Dyck, puis au xviiie siècle sous le pinceau des grands peintres

(I) James Tissot, Les Deux Sœurs ; portrait (et détails pp. 92-93), 1863, huile sur toile, Paris, musée d’Orsay.

NOTO

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© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Photo : Hervé Lewandowski

L E S F E M M E S V E RT E S


L E S S A I S O N S D E J A M E S T I S S OT

anglais Thomas Gainsborough ou Joshua Reynolds, il reste traditionnellement peu usité en France. Sous le Second Empire, le peintre allemand Franz Xaver Winterhalter, installé à Paris, le remet au goût du jour, mais c’est plutôt du côté des maîtres comme Velázquez ou Reynolds que se tourne Tissot, ou encore vers Les Demoiselles des bords de la Seine (été) de Gustave Courbet fig. 2, scandale du Salon de 1857. À Courbet, Tissot emprunte l’échelle monumentale et le sujet moderne, mais aussi par endroits une touche maçonnée pour l’écorce des arbres ou nerveuse, tracée avec le manche du pinceau, pour l’herbe. Comme lui, Tissot donne l’impression de représenter un véritable paysage de bord de Seine et non une nature de fantaisie, comme dans les portraits féminins de Winterhalter. Ces deux jeunes filles pourraient bien avoir été surprises au cours de leur promenade dans l’un de ces nouveaux espaces verts aménagés par l’empereur Napoléon III, comme le bois de Boulogne. À l’inverse de Courbet, Tissot troque les corps déshabillés, les regards lascifs et le détail suggestif du chapeau d’homme dans la barque à l’arrière-plan pour des toilettes plus pudiques, des regards impassibles et un sous-entendu amoureux plus correct en la présence de la branche de chèvrefeuille – symbole traditionnel du « lien d’amour 1 » – glissée dans la ceinture de la sœur aînée.

À ces exemples issus de la tradition picturale, Tissot associe également les conventions de la gravure de mode contemporaine : l’association entre la grande et la jeune sœur ou les poses qui mettent en valeur robes et accessoires. Les figures servent de mannequins et le décor de paysage de contexte pour ces articles de nouveautés. Des figures ou des costumes, on ne sait plus lesquels sont les véritables sujets de l’œuvre... La critique ne s’y trompe pas, et Charles Clément écrit : « M. Tissot [...] a peint cette année deux tableaux que nous rangerons parmi les portraits, quoiqu’on puisse aussi bien, à cause de l’importance donnée aux accessoires, les faire rentrer dans le genre  2. » Pour Léon Lagrange, « En somme, les deux portraits exposés par M. Tissot sont de véritables tableaux, et ce sont de bons tableaux, dont le premier mérite consiste dans la sincérité du sentiment moderne 3 ». L’originalité de Tissot est ainsi de réunir en une seule image plusieurs logiques : sociale (démocratiser le grand portrait aristocratique), artistique (mettre l’individu moderne en situation dans son milieu) et commerciale (mettre les objets en valeur pour mieux susciter le désir). L’impression de modernité produite par Les Deux Sœurs sur les visiteurs du Salon tient aussi à son étonnante gamme de couleurs, réduite au blanc, au vert et au gris, avec quelques touches de noir et de rouge. Tissot s’inspire de la « symphonie en blanc  4 - fig.3 » de la White Girl de James Whistler, exposée avec fracas au Salon des refusés l’année précédente. Le critique Paul de Saint-Victor parle d’ailleurs à propos des Deux Sœurs de « Symphonie en Blanc majeur [...] exécut[ée]

NOTO

91

fig. 1. 1864, Paris, musée d’Orsay.

fig. 2. 1857, Paris, Petit Palais.

1. Joseph Poisle-Desgranges, Le Véritable Langage des fleurs, ou Flore emblématique, Paris, Arnauld de Vresse, 1868, p. 25. 2. Charles Clément, « Exposition de 1864 », in Journal des débats, 12 mai 1864, p. 2. 3. Léon Lagrange, « Le Salon de 1864 », in Gazette des Beaux-Arts, janvier 1864, p. 524-525. 4 - fig. 3. Titre que donna ultérieurement Whistler à la White Girl (1862, Washington, D.C., The National Gallery of Art).




M OT I F

N AT U R E E T A RT I F I C E 5. Paul de Saint-Victor, « Salon de 1864 », in La Presse, 26 mai 1864, p. 2. 6. Étienne-JosephThéophile Thoré, dit William Bürger, « Le Salon de 1864 », in Salons de W. Bürger (1861 à 1868), t.2, 1864-1868, Paris, Renouard, 1870, p. 100-101. 7. Émile Zola, « Édouard Manet, étude biographique et critique » (1867), repris dans Émile Zola, Écrits sur l’art, Paris, Gallimard, 1991, p. 158. 8 - fig. 4. Édouard Manet, 1863, Paris, musée d’Orsay.

9. C. de Sauly, « Salon de 1865 », in Le Temps, 6 juin 1865, p. 1-2. 10. Marius Chaumelin, « Salon de 1870 », in La Presse, 27 juin 1870, p. 2. 11. René Ménard, « Cercle de l’union artistique », in Gazette des beaux-arts, juin 1869, p. 552. 12. 1856-1859, National Museums Liverpool, Lady Lever Art Gallery. 13. « The picture intends to awaken by its solemnity the deepest religious reflection », J.E. Millais à F.G. Stephens, cité dans Jason Rosenfeld et Alison Smith (dir.), Millais, Londres, Tate Publishing, 2007, p. 132. 14. Paul Mantz, « Salon de 1865 », in Gazette des beaux-arts, juillet 1865, p. 11-12. 15 - fig. 5. 1858, Cologne, Wallraf-Richartz Museum.

à grand orchestre », d’une « débauche de blancheur » qui « jette de la neige aux yeux du public  5 ». D’autres critiques retiennent surtout l’atmosphère glauque du tableau de Tissot, bientôt surnommé les « femmes vertes », peut-être en référence au roman Les Dames vertes de George Sand (publié en 1857 et réédité pour la troisième fois en 1863), qui met en scène l’apparition de trois fantômes. Théophile Thoré, enthousiaste, voit dans cet effet coloré la conséquence d’un louable effort d’observation : « Ces femmes vertes [...] se promènent dans un parc, sous de grands arbres, au bord d’une pièce d’eau, dont les reflets, vert d’eau naturellement, ainsi que la pénombre des feuillages, naturellement verdâtre, glacent les blancs des costumes par une teinte un peu analogue à la nuance exquise de l’aigue-marine ou de ces herbes qui croissent en longs rubans effilés et menus dans les dunes saturées d’air salin. [...] Quand les “bourgeois” se regardent dans l’eau, comme Narcisse, peut-être se trouvent-ils superbes, mais ils trouvent ces femmes affreuses parce qu’ils n’ont jamais observé les phénomènes et les combinaisons de la couleur. [...] On est tellement habitué à une fausse nature qu’on se débat avant d’accepter la nature vraie  6. » Entre les tableaux à scandale de Courbet et d’Édouard Manet et les grandes compositions de plein air de Claude Monet, de Frédéric Bazille et d’Auguste Renoir, Les Deux Sœurs apparaît comme l’un des maillons essentiels de ce grand projet réaliste et moderne, ce « rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage 7  », selon les mots d’Émile Zola à propos du Déjeuner sur l’herbe  8 - fig. 4. Cet ambitieux tableau-programme est la matrice féconde de nombre de compositions à venir et porte en germe les voies, parfois contradictoires, qu’explore l’artiste par la suite.

16. 1865-1866, Paris, musée d’Orsay.

NOTO

94

Dès l’année suivante, James Tissot se voit reprocher l’artificialité de ses compositions et particulièrement de ses paysages. À propos du Printemps (II), présenté au Salon, on prétend que les figures sont « vêtues de robes qui n’ont jamais été portées [...], se couchent à plat ventre au bord d’une rivière et pêchent à la ligne sous des pommiers chargés de fleurs artificielles  9 ». Au paysage réaliste des Deux Sœurs, Tissot substitue en effet une belle nature recomposée, un verger idéal. Les effets graphiques et ornementaux de la végétation en fleurs semblent gratuits et influencés par l’art japonais et l’exemple de l’aesthetic movement britannique. La précision de botaniste avec laquelle Tissot représente la nature le rapproche également des préraphaélites : « M. James Tissot [...] rivalise de minutie avec les Anglais, avec [William Holman] Hunt notamment, pour peindre les moindres brindilles du paysage où il place ses figures  10 », écrit Marius Chaumelin à propos d’un autre tableau. On lui reproche aussi bien son goût des tons trop vifs – notamment ses verts lumineux – que sa façon de représenter avec le même soin tous les éléments et tous les plans du tableau, sans hiérarchie : « M. Tissot est l’ennemi déclaré de la perspective aérienne, et il a jugé qu’à force de talent et d’esprit il nous ferait oublier qu’il y a une atmosphère chargée de relier les tons entre eux, de les échelonner à leur plan et d’en constituer l’harmonie  11. » Paul Mantz compare très justement Le Printemps au chef-d’œuvre de John Everett Millais Spring  12, exposé sous le titre Apple Blossoms lors de l’Exposition universelle de Londres en 1862. Comme chez Millais,


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Tissot dispose ses figures dans un espace ramassé et présente ces jeunes filles comme de jolies fleurs dont la beauté et l’épanouissement accompagnent ceux de la nature environnante. La méditation sur la mort et l’usage des symboles chez Millais (les fleurs coupées, la faux) font place chez Tissot à une célébration décomplexée de l’oisiveté. Le tableau n’est pas là pour « éveiller par sa solennité la plus profonde méditation religieuse 13 », mais pour satisfaire la vue et éveiller les sens. La signification de l’œuvre échappe ainsi à certains critiques : « M. Tissot peint des robes, des chapeaux, des châles, mais il ne met rien dessous ; les notes rouges, chantant sur des fonds verts, le ravissent ; il se plaît au contraste des blancs et des noirs. Nous aimons aussi ces jolies batailles de la couleur, mais à une condition, c’est qu’elles exprimeront quelque chose  14 », écrit Paul Mantz. La nature artificielle, théâtrale et matérialiste des compositions de Tissot est plus explicite encore dans les tableaux que l’artiste peint à la suite de ces premières œuvres pour un marché d’amateurs bourgeois en pleine expansion, à l’exemple de Partie carrée (III), présentée lors du dernier Salon du Second Empire, au printemps 1870. Fasciné par la mode du xviii e siècle, James Tissot travestit ses modèles en Parisiens du Directoire. Deux hommes trinquent – leurs verres se rejoignent exactement au centre du tableau –, et deux femmes, dont l’une nous prend à témoin, s’abandonnent à l’ivresse. Avec humour et non sans provocation, Tissot semble se moquer des grands tableaux de figures modernes de la décennie passée. Parodiant l’ambition réaliste du Repas de chasse  15 - fig. 5 de Courbet, la provocation savante du Déjeuner sur l’herbe de Manet fig. 4 (tableau que l’artiste surnommait « la partie carrée ») et le défi plastique du Déjeuner sur l’herbe  16 de Monet, la Partie carrée donne à voir une mise en scène d’opéra bouffe ou de vaudeville, une fête galante grivoise et vulgaire révélatrice des fantasmes du temps.

(II) James Tissot, Le Printemps, 1865, Mexico, collection Juan Antonio Perez Simon. (III) James Tissot, Partie carrée, 1870, huile sur toile, Ottawa, galerie nationale du Canada.

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(IV) James Tissot, Portrait du marquis et de la marquise de Miramon et de leurs enfants (et détail p. 98), 1865, huile sur toile, Paris, musée d’Orsay. (V) James Tissot, L’Impératrice Eugénie et le prince impérial dans le parc de Camden Place (et détail p. 99), 1874-1875, huile sur toile, Compiègne, musée national du château.

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© RMN-Grand Palais (domaine de Compiègne) / Photo : Franck Raux

Avec le succès des Deux Sœurs au Salon, Tissot obtient des commandes. Dans le fil de ce premier tableau, l’artiste poursuit sa réflexion sur la modernisation du genre par le recours au paysage. Pour le portrait de René de Cassagnes de Beaufort, marquis de Miramon et membre du Jockey Club, de sa riche épouse Thérèse Feuillant et de leurs enfants, Léon et Geneviève (IV), Tissot s’approprie la tradition très britannique de la conversation piece, type particulier de portrait de groupe où les figures interagissent dans des poses naturelles, dans leur intimité ou dans un paysage. Tissot choisit de les représenter sur la terrasse de leur château de Paulhac, en Auvergne. Le tableau, qui détonne complètement avec l’esprit du portrait français à la même époque, séduit par sa nouveauté, mais aussi par son étrangeté toute moderne. En effet, alors même que le portrait familial est censé mettre en valeur la perpétuation de la lignée et la confiance dans le futur, Tissot fait le choix d’une forêt d’automne et d’un ciel vespéral. Le père et son fils affichent une élégance nonchalante, mais regardent sur le côté ou dans le vide et inspirent l’ennui plus que l’autorité. La marquise et sa fille sont comme des poupées et semblent poser chez le photographe. La présence incongrue d’une nature morte à la poire au centre du tableau et d’une précieuse table en chiffonnière d’époque Louis XV curieusement coupée par le bord du tableau ajoute à l’impression de trop grande sophistication de la scène.

© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Photo : Hervé Lewandowski

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LE JARDIN ENCLOS Un peu moins d’une dizaine d’années plus tard, James Tissot fait le même choix du paysage pour un autre important portrait, celui de l’impératrice Eugénie et du prince impérial (V). Comme eux, le peintre a dû quitter Paris après les événements de l’année terrible et vit désormais exilé dans la capitale britannique. Dans le parc de Camden Place, à Chislehurst, où elle vit désormais, l’ancienne impératrice porte le deuil de Napoléon III, mort en janvier 1873, et s’appuie fièrement sur le bras de son fils, qui revêt l’uniforme des cadets de l’académie royale de Woolwich, où il a fait ses études  17. Sur un guéridon, un bouquet de violettes, fleur préférée de l’impératrice. Comme pour le portrait Miramon, Tissot fait le choix de la saison des feuilles mortes et se plaît à représenter le mobilier et les textiles disposés dans le jardin, brouillant les pistes entre l’intérieur et l’extérieur, entre le naturel et l’artifice. L’impression de spontanéité de la scène, l’importance donnée aux accessoires et l’effet de miniaturisation des figures au sein du paysage assimilent le tableau aux scènes de genre mondaines, dont l’artiste se fait alors une spécialité sur le marché de l’art londonien. Mais l’œuvre a également une ambition historique, celle de présenter au spectateur la veuve de l’Empereur et l’héritier au trône, désormais en âge de régner sous le nom de Napoléon IV. Sans doute le tableau n’atteint-il pas complètement son but – l’œuvre n’est pas achetée par la famille impériale et se voit même refusée par le jury de l’exposition de la Royal Academy en 1875.

Au milieu des années 1870, cette même nature en automne inspire à James Tissot une magnifique série de tableaux de genre, tous figurant le jardin de sa maison du 17, Grove End Road, dans l’élégant quartier de St. John’s Wood, dans le nord-ouest de Londres. Dans ce jardin, près d’un grand châtaigner, l’artiste fait aménager un bassin et une colonnade en métal sur le modèle de celle du parc Monceau, à Pa r i s . Ce r i ch e d é co r s e r t d e to i l e d e fo n d à L a Convalescente (VI), exposé à la Royal Academy en 1876. Sous l’arbre, assise dans un fauteuil chinois en rotin du même type que ceux de l’impératrice Eugénie, une jeune femme emmitouflée dans un châle adopte la pose de la mélancolie et semble distraite, perdue dans ses pensées, tandis qu’une femme plus âgée, lorgnon sur le nez, interrompt sa lecture pour l’observer d’un air intrigué. Une petite table porte un plateau à thé sur lequel figurent deux tasses et quelques fioles. Sur un troisième fauteuil se trouvent un chapeau à larges bords et une canne. Appartiennent-ils à l’homme qui occupe les pensées de la jeune femme ? Se meurt-elle d’amour ? En parfait

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17. C’est dans l’uniforme britannique que le prince meurt au combat en 1879 au Zoulouland.




metteur en scène, Tissot distille ici et là les éléments d’une histoire, sans jamais nous permettre d’en préciser le sens. Le paysage – encore vert mais se parant doucement des nuances fauves de l’automne – participe pleinement de l’effet psychologique souhaité par l’artiste. Avec un tableau comme celui-ci, il s’approche au plus près du genre des problem pictures ou des narrative paintings, très à la mode en Angleterre, sans pour autant sacrifier à l’usage des peintres anglais de délivrer un message religieux ou moral. Dans les tableaux anglais de cette période, le jardin symbolise la pureté et l’innocence, l’éden et le paradis perdu, ou même le jardin enclos marial (hortus conclusus). Refuge dans la ville, il peut aussi être associé à l’isolement et la réclusion, comme c’est le cas dans La Convalescente. Ici, l’absence de ciel, la surabondance des textiles et des végétaux, des trames et des motifs, tous peints avec la même précision, contribuent à cet effet d’horror vacui, d’envahissement de l’espace et d’enfermement dont la jeune femme semble vouloir s’extraire par la pensée. James Tissot représente une nature tout aussi envahissante dans Les Rivaux (VII), dont l’action se situe dans le splendide jardin d’hiver que l’artiste s’est fait construire et qui abrite une riche collection de plantes rares et de fleurs exotiques, mais aussi de précieux objets d’art asiatique. Dans la littérature et l’esprit du temps, l’atmosphère tropicale de la serre est (VI) James Tissot, La Convalescente, vers 1876, huile sur toile, Sheffield, Museums Sheffield. (VII) James Tissot, Les Rivaux, 1879, huile sur toile, collection privée. (VIII) James Tissot, Le Veuf (et détails pp. 87, 102-103), vers 1876, huile sur toile, Sydney, Art Gallery of New South Wales.

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© Photo Brenton McGeachie, AGNSW 6697

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souvent associée au plaisir des sens et à la sexualité – ce que suggère Émile Zola dans La Curée, où le jardin d’hiver de l’hôtel Saccard inspire bientôt à Renée de coupables pensées envers son beau-fils Maxime  18. La jungle miniature des Rivaux est ici le théâtre d’une compétition entre deux prédateurs mâles d’âge mûr, rivalisant pour obtenir les faveurs d’une jeune femme assise dans un fauteuil dont le dossier est couvert d’une peau de tigre. La somptueuse nature morte au premier plan indique que le drame se déroule à l’heure du thé. Si, pour le critique et écrivain John Ruskin, il ne s’agit là que de « mere coloured photographs of vulgar society »  19 (« de simples photographies colorées de cette société si vulgaire »), pour d’autres, James Tissot atteint avec cette œuvre à une vérité qui peut être comparée aux romans contemporains d’Anthony Trollope. La mise en scène est pourtant totale, et la jeune femme convoitée n’est autre que Kathleen Newton. Irlandaise née en 1854, divorcée et mère de deux jeunes enfants, Kathleen devient la muse du peintre à partir de 1876 et s’installe bientôt en concubinage chez lui, ce qui provoque un relatif scandale et a pour conséquence d’éloigner l’artiste des cercles de la bonne société londonienne. Si le jardin est parfois le cadre d’une satire sociale, il devient aussi pour Tissot le lieu d’un éveil spirituel. Avec Le Veuf (VIII) , dont le paysage verdoyant et le contraste des vêtements noirs et blancs rappellent Le Printemps, il fait le choix d’un format vertical et d’un effet de rupture d’échelle entre les différents plans emprunté à l’art japonais. Enfoui dans un paysage vert et exubérant, à demi caché par les grandes et

brillantes feuilles d’une rhubarbe en fleur et quelques iris 20, un homme en noir tient dans ses bras une petite fille cueillant des noix. Portent-ils le deuil de l’épouse et de la mère ? Comme toujours, Tissot ne donne pas de réponse évidente et préfère faire travailler l’imagination du spectateur. L’opposition entre l’homme regardant vers le bas et l’enfant levant les yeux vers l’arbre, entre la tristesse et l’innocence, entre ces figures du deuil et une nature bien vivante, presque un paradis, conduit le spectateur à une réflexion sur l’amour, la fragilité de l’existence et la possibilité d’une renaissance après la mort  21. Le très beau groupe formé par les deux figures, à la fois tendre et tragique, rappelle celui de la marquise de Miramon et sa fille, mais aussi certaines figures de Vierge ou de saint Christophe portant l’Enfant Jésus. Si la description précise des plantes au premier plan valut à Tissot les louanges d’Oscar Wilde  22, c’est plutôt la qualité sentimentale de l’image qui fit son succès auprès du public londonien.

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18. Émile Zola, La Curée, 1871 : « Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendraient autour d’elle ces verdures noires, ces tiges colossales ; et les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce tas de végétations, toutes brûlantes des entrailles qui les nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d’ivresse. » (chapitre I, p. 52-53). 19. John Ruskin, Fors Clavigera, lettre 79, 18 juin 1877, repris dans The Works of John Ruskin (E.T. Cook and Alexander Weddeburn, éd), vol. 29, Londres, G. Allen, 1907, p. 159. 20. Se moquant du mode de vie de nouveau riche de Tissot à Londres, et peut-être aussi du soin extrême apporté par l’artiste au rendu de la brillance des végétaux dans ses tableaux, Edmond de Goncourt parle de son jardin londonien en ces termes moqueurs : « Un jardin où l’on voit, toute la journée, un domestique en bas de soie occupé à brosser et à faire reluire les feuilles des arbustes » (Edmond et Jules de Goncourt, Mémoires de la vie littéraire, t. 2, 1866-1886, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 596). 21. Nancy Rose Marshall, Malcolm Warner, James Tissot: Victorian Life/Modern Love, New Haven, Yale University Press, 1999, p. 112. 22. Oscar Wilde, Miscellanies, Londres, Methuen, 1908, p. 20-21 : « Mr. Tissot’s Widower [...] is full of depth and suggestiveness; the grasses and wild, luxuriant growth of the foreground are a revel of natural life. » (« Le Veuf de M. Tissot [...] est plein de profondeur et de suggestivité ; les herbes sauvages au premier plan, à la croissance luxuriante, sont un délice de la nature. »)




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DA N S L E J A R D I N D ’A R M I D E 23. Uwe Fleckner, « Life-size. Claude Monet and the Art of the Full-Figure Portraiture », Monet and Camille, Portraits of Women in Impressionism (supplément au catalogue), Brême, Kunsthalle, 2005, p. 9. 24. Le Tasse, La Jérusalem délivrée, traduction M. V. Philipon de la Madelaine, Paris, J. Mallet et Cie éditeurs, 1841. 25. John Keats, Fancy, 1820 : « Elle dévoilera en dépit du gel/ Des beautés que la terre a perdues. »

À la fin des années 1870, Kathleen Newton et le jardin de St. John’s Wood deviennent la source principale d’inspiration de Tissot. Admiratif de la qualité spirituelle des compositions de son cadet Edward Burne-Jones, Tissot revient au grand format et à l’ambition historique de ses débuts. Dans ces nouvelles compositions, l’artiste se concentre sur la figure de Kathleen, monumentalisée et devenue la personnification des quatre saisons, thème cher à l’artiste. Octobre (IX), peinture présentée à la Grosvenor Gallery en 1878, l’un des plus grands tableaux jamais peints par Tissot, représente l’apothéose de ce mouvement d’« esthétisation du portrait 23 » entrepris par l’artiste avec Les Deux Sœurs. Avec audace, il mêle l’ambition allégorique et la description prosaïque du costume contemporain. Comme passent les saisons passent aussi les modes, et le titre peut aussi bien se lire comme une référence à l’allégorie traditionnelle des mois de l’année qu’à l’édition d’octobre d’un magazine féminin. L’écran et le tapis de feuilles de châtaignier mettent en effet particulièrement en valeur la silhouette noire et en mouvement de la jeune femme. Nous invite-t-elle à la suivre ? Son regard et sa manière de relever sa jupe pour laisser voir ses chaussures et son jupon blanc pourraient le laisser croire. Comme Armide la magicienne en son jardin, envoûtant Renaud le chevalier dans le poème épique du Tasse, l’apparition de la séduisante Kathleen, entourée d’un halo doré, a envoûté jusqu’aux animaux – tel le petit groupe de cerfs en bas à gauche de la

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composition –, Tissot et nous avec lui. « Au milieu de ce dédale est un jardin où tout, jusqu’au feuillage, semble inspirer l’amour », « l’air qui pare et féconde les arbres est aussi soumis au pouvoir de la magicienne  24. » Comme la femme, comme la nature, la peinture est un enchantement, nous dit l’artiste. À la suite d’Octobre, Tissot peint plusieurs grands tableaux des saisons associant Kathleen et les beautés de la nature, dont le titre précise parfois « specimen of a portrait », comme pour mieux souligner l’originalité de ces images. Le dernier de la série est Promenade dans la neige (X) . Dans ce portrait en buste sur fond de paysage enneigé et de branches de sapin, la jeune femme, maquillée et vêtue d’un magnifique manteau à col de fourrure et portant un manchon, est représentée en incarnation de l’hiver. Tissot, qui réalise lui-même les versions gravées de ses tableaux, édite une estampe à partir cette composition, sur laquelle figure quelques vers de John Keats, issus du poème Fancy : « She will bring in the spite of frost/ Beauties that the earth has lost  25. » Comme l’imagination “fancy” dans ce texte qui ranime la nature et offre une échappée à l’esprit, la beauté de Kathleen est capable de réenchanter le monde.


Mais l’illusion n’est que de courte durée. En novembre 1882, Kathleen, malade de la tuberculose, meurt, provocant le retour précipité de Tissot à Paris. S’ouvre un nouveau temps dans la carrière de l’artiste. Tissot abandonne, sans jamais y revenir, le jardin de St. John’s Wood qui avait abrité son idylle, mais lui consacre un dernier tableau, Le Banc de jardin (XI) , composition sans doute commencée avant la mort de la jeune Irlandaise, mais terminée à Paris et exposée seulement en 1883, et dont l’artiste ne se sépara jamais. Sur un banc recouvert de peaux de bête pose Kathleen, qui porte les marques de la maladie sur son visage, entourée de trois enfants : son fils Cecil George à gauche – peut-être le fils illégitime de Tissot –, sa fille Violet et sa nièce Belle. La végétation est colorée et foisonnante, les géraniums, les capucines, le lierre ont envahi le paysage et même la robe de Kathleen. Cette luxuriance presque étouffante de la nature et des motifs floraux exprime cette fois la douleur et la nostalgie du peintre devant la perte de la jeune femme, la disparition d’un monde. Ode à la beauté de Kathleen Newton, à l’innocence et à l’enfance, au bonheur familial et à l’éden que fut ce jardin, cette image trop belle pour être vraie nous rappelle que les peintures de Tissot sont avant tout des fictions, des enchantements.

© akg-images

© Musée des Beaux-Arts de Montréal

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(IX) James Tissot, Octobre (et détail pp. 88-89), 1877, huile sur toile, Montréal, musée des Beaux-Arts, don de Lord Strathcona et de la famille. (X) James Tissot, Promenade dans la neige (et détail p. 107), vers 1878, huile sur toile, avec l’aimable autorisation de Sotheby’s Londres. (XI) James Tissot, Le Banc de jardin (et détail p. 108-109), vers 1882-1883, huile sur toile, collection privée.

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LE CALENDRIER D E S N UAG E S TEXTE KENNETH WHITE D E S S I N S PAT R I C E R E Y T I E R

UNGAVA

Kenneth White

Dessins : P. Reytier Ungava

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P O É S I E PA R T O U T

LE CALENDRIER DES NUAGES

Kenneth White

Dessins : P. Reytier Le calendrier des nuages

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ÉCOLE DU LOUVRE COURS D’ÉTÉ DIX-HUIT SÉRIES HEBDOMADAIRES, DIX-HUIT THÈMES… DES COURS (EN JOURNÉE ET EN SOIRÉE) ET DES VISITES D’APPLICATION

DU 24 JUIN AU 26 JUILLET 2O19

 LA BATAILLE DU GOTHIQUE PIERRE SESMAT  INGRES ÉROTIQUE FRANÇOIS-RENÉ MARTIN  MICHEL-ANGE ET LE MICHELANGELISME VALENTINA HRISTOVA, SARA VITACCA  THE MANY (SOMETIMES DANGEROUS) LIVES OF MUSEUM OBJECTS NEIL MACGREGOR  LE VOYAGE DES TANAGRAS, DE LA GRÈCE ANTIQUE À PICASSO VIOLAINE JEAMMET  LA SCULPTURE DE CIRE. DE LA RENAISSANCE À MAURIZIO CATTELAN PASCALE MARTINEZ  VERSAILLES EN SES MARBRES SOPHIE MOUQUIN  LE FUTURISME ITALIEN DOMINIQUE DUPUIS-LABBÉ  JAPON-JAPONAISERIES-JAPONISME A. FORRAY-CARLIER, B. QUETTE, A. GAY-MAZUEL  ARTISTES FEMMES DE LA MODERNITÉ ASSOCIATION AWARE  COUSU DE FIL D’OR. L’UNIVERS DU TEXTILE DANS L’EUROPE DE LA RENAISSANCE MURIEL BARBIER  LES GRECS PRÉFÉRAIENT LE BRONZE SOPHIE DESCAMPS  L’ART EN SIDA. REPRÉSENTATIONS VISUELLES, ÉTATS-UNIS/EUROPE (1981-1997) THIBAULT BOULVAIN  MONET, VOIR EN GRAND MARINE KISIEL  ART ET ESPACES RITUELS EN PAPOUASIE-NOUVELLE-GUINÉE. LA VALLÉE DU SEPIK PHILIPPE PELTIER  1848 EN FRANCE : L’ART EN RÉVOLUTION SERVANE DARGNIES  JOUER AVEC LE MONDE : L’ART CINÉTIQUE NOÉMI JOLY  LA PYRAMIDE DU LOUVRE À 30 ANS ! FRANÇOISE MARDRUS INSCRIPTIONS EN LIGNE : HTTPS://AUDITEURS.ECOLEDULOUVRE.FR/CATALOGUE/AUDITEURS INFORMATIONS : WWW.ECOLEDULOUVRE.FR / COURS.ETE@ECOLEDULOUVRE.FR ÉCOLE DU LOUVRE. PALAIS DU LOUVRE. PORTE JAUJARD. 75OO1 PARIS

LA SIBYLLE DE DELPHES, MICHELANGE, CHAPELLE SIXTINE, VATICAN


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