NOTO #15

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H É R I T I E R S D E S RO M A I N S  ?

table en bois est dressée avec le dernier repas de la mère de Jésus : un pain tranché dans son moule, une cruche probablement remplie d’eau, un bol d’arilles de grenade et des fruits dans un panier d’osier. Le peintre Cristóvão de Figueiredo (?-vers 1540), ami de Lopes et ancien élève également de Jorge Afonso, représente à peu près le même repas sur la table de sa Trânsito da Virgem, réalisée en 1525 pour le monastère de Batalha, avec une grenade coupée, un bol d’arilles, un pot et une cruche identiques. Accompagnant cette nourriture frugale, on distingue sur les tables des deux compositions la présence d’un couteau, auprès du pain tranché chez Lopes, à côté de la grenade chez Figueiredo. Dans la composition de Lopes se distingue aussi, plongée dans le bol d’arilles, une cuiller au manche finement sculpté. Dans sa notice, le Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne parle simplement d’« ustensiles de cuisine 5 ». Mais a-t-on bien observé cet objet ? Ce n’est pas un simple « ustensile de cuisine » : c’est une cuiller africaine sculptée en ivoire, un de ces magnifiques objets du quotidien et d’ornement de table que les voyageursmarchands portugais, ouvrant la voie océanique, rapportaient dès la fin du xv e siècle du littoral subsaharien. Grâce aux diverses chroniques portugaises, notamment celles de Ruy de Pina (vers 1440-1522), de Garcia de Resende (1470-1536), de João de Barros (1496-1570) et de Jerónimo Osório (1506-1580), on sait qu’en 1485, au retour de son voyage dans le golfe de Guinée, l’explorateur Diogo Cão (1450-1486) rapporta à son souverain João II (1455-1495) plusieurs de « ces étrangetés en provenance des peuples lointains6 » : défenses d’éléphant sculptées et divers petits objets de la table, cuillers, fourchettes, salières, etc., réalisés par des sculpteurs africains dans de l’ivoire, témoignant alors, pour les Européens, non seulement des prouesses techniques, voire de la virtuosité, auxquelles parviennent les peuples rencontrés, mais surtout d’une combinaison exotique tout à fait nouvelle, associant sauvagerie et raffinement d’une culture autre.

NOTO

Cristóvão de Figueiredo, La Mort de la Vierge, 1525, huile sur bois de chêne, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga.

Ainsi, dès le début du xvie siècle, alors que la présence européenne n’est encore que côtière en Afrique depuis la fin du xv e siècle, notamment en Sierra Leone, à Elmina, premier comptoir européen dans le golfe de Guinée (1482) 7, ou bien encore, plus au sud, sur le littoral du Congo actuel, il s’agit bien déjà d’un véritable « art commercial8 », produisant des objets hybrides extraordinaires et raffinés, destinés uniquement à l’exportation. Valentim Fernandes (?-vers 1520), imprimeur et traducteur allemand vivant à Lisbonne, mentionne justement en 1506-1510 dans sa Description de la côte occidentale d’Afrique ces objets commandés par les marchands portugais, tout en partageant, comme Albrecht Dürer une dizaine d’années plus tard, sa réelle admiration pour ces sculpteurs africains : « En Sierra Leone il y a des hommes fort doués et ingénieux, [qui] sculptent dans l’ivoire des œuvres merveilleuses à voir de toutes les choses qu’on leur demande de faire, c’est-à-dire des cuillers, des salières, des poignées pour dagues et toute autre chose délicate. » En 1505-1508, le navigateur lusitanien Duarte Pacheco Pereira (vers 1460-1533) écrit lui aussi à propos de la Sierra Leone et de ses habitants, dans son Esmoraldo de situ orbis, que « dans ce pays l’on fait les plus belles cuillers d’ivoire, mieux sculptées que partout ailleurs ».

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