NOTO #3 - Automne 2015

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r e v u e

c u l t u r e l l e

g r a t u i t e

F E S T I N O A L E X A N D E R VO N M I N U TO L I O O rC H I D É E S O M A RC K A R L I N C L A U D E M O N E T O D U G R A N D A RT D E L A G U E U L E O E U G È N E D U R I F



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Prenez le pouvoir ! p a r A lexandre C urnier

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Alexandre Curnier CO M I T É D E R É DAC T I O N

« Si des gens font du théâtre le motif de leur vie, il faut qu’ils sachent, sans romantisme, qu’ils donnent de l’importance à une chose qui, pour d’autres, en a moins. Maïss, le merveilleux clown qui joue Ebert dans Toller, a consacré sa vie à monter sur une chaise, à sauter dessus, puis à la casser, à jouer du petit violon. Voilà toute sa vie. D’une futilité totale. Menée avec sérieux. » Lorsque nous avons réfléchi à NOTO, cette remarque de Patrice Chéreau nous a influencés plus fortement encore. Entreprendre un tel projet ne semblait pas raisonnable : une France aussi grise que le plus lourd et agité des ciels de Turner, et un secteur que l’on dit en crise. Quel était notre envie, avec cette revue culturelle, éclectique, exigeante et gratuite ? À qui pensions-nous nous adresser ? Génétiquement modeste, NOTO a été menée avec sérieux, et nous avons pallié l’absence de communication et de moyens financiers par le verbe et la vision. Le premier numéro est arrivé. Les cow-boys ont pacifiquement dégainé, puis nous avons eu nos premiers abonnés, les encouragements spontanés de lecteurs et l’enthousiasme sincère de nos diffuseurs. L’histoire de NOTO reste très fragile, mais nous sommes heureux de l’avoir initiée. Et même touchés de découvrir qu’elle ne laisse pas indifférent. Dans un dossier consacré par la revue Positif au cinéaste Alain Resnais, Sabine Azéma révèle le leitmotiv du cinéaste : « Qu’est-ce qu’on n’a pas encore essayé ? » Faisons de ceci un mantra et n’ayons plus peur de nous lancer dans des projets culturels, y compris s’il s’agit, comme Maïss, de répéter un mouvement « futile », même modeste. Vous avez le devoir de réaliser vos ambitions. Prenez, vous, écrivain, poète, peintre, photographe, penseur, danseur, critique, marionnettiste, professeur, sculpteur, dessinateur, etc., le pouvoir ! Il n’y a pas d’avenir possible sans création. Le geste est indispensable à un pays, à son attitude au présent, à son futur, mais aussi à l’autre ; celui qui avance vers nous, celui qui arrive et qui va enrichir, assurément, la force révolutionnaire et poétique de la création. Vous avez entre les mains le troisième numéro de NOTO. Nous nous devions de vous offrir un festin. Celui d’un gourmand, Grimod de La Reynière, un festoyeur spectaculaire ; celui d’un déjeuner étonnant qui a rassemblé, en 1972, dix réalisateurs de génie ; celui d’un roi de carnaval, sous la plume généreuse d’Eugène Durif. Maxence Collin, dans un entretien avec Corine Pelluchon, pose la question de la faim et de notre rapport à la nourriture. Dans ce dernier numéro de l’année, vous découvrirez aussi l’ambition du très jeune Claude Monet, et le travail et les photographies, inconnus en France, du baron Minutoli. Avec le récit du tournage, au Louvre, du prochain film de Alexandre Sokourov, avec l’origine de l’orchidée, avec une visite au musée Guimet ou avec le portrait de Carl Fredrik Hill, impressionniste suédois que la folie va guider vers l’art du xx e siècle, nous vous souhaitons, grâce à ce nouveau numéro de NOTO, beaucoup de plaisir.

Julien Brocard, Maxence Collin, Clémence Hérout, Ludovic Pin, Cordélia Trouvère S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

Nicolas Emmanuel Granier AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E

Gaëtan Akyüz, Nicolas Alpach, Simone Chabaux, Caroline Châtelet, Marc-André Cotoni, Valérie Coudin, Sylvain Lefort, Odile Lefranc CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E et couverture

Juliane Cordes, Corinne Dury IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

Stipa, Montreuil D É P Ô T L É G A L : octobre 2015 ISSN :

2427-4194

Encart abonnement p. 37 © NOTO est une revue trimestrielle gratuite publiée par les Éditions NOTO, SARL au capital de 5 000€ © Tous droits réservés. La reproduction, même partielle, de tout article ou image publié dans NOTO est interdite.

Nos remerciements s’adressent à tous ceux qui ont contribué à la préparation de ce numéro, en premier lieu les auteurs. Nos remerciements s’adressent également à l’ensemble des collaborateurs, qui nous ont aidé à éditer cette revue. Nous remercions également nos lecteurs, nos abonnés et l’ensemble de nos lieux de diffusion. Artichauts à la Grimod de La Reynière Coupez de l’oignon en gros dés, passez-les au beurre jusqu’à ce qu’ils soient bien colorés ; assaisonnez de sel et d’épices, et laissez refroidir dans le beurre, mais hors de la casserole ; faites cuire des culs d’artichauts séparés de leurs feuilles ; après les avoir fait égoutter, emplissez-les avec l’oignon. Couvrez avec de la mie de pain et du fromage râpé ; faites prendre couleur au four et servez à sec.


P ortrait

© Camille Pajot

C a mille Pa jot

Excavation / Galerie de Marbre, impression jet d’encre sur papier mat, 50 x 75 cm. Façade Deposits 1, impression jet d’encre, 56 x 120 cm.

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c a mille p a jot

Cave 3, carton gris découpé, impression contre-collée , 40 x 50 cm, collection privée.

Le travail de Camille Pajot, diplômé de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, est un témoignage esthétique sur la mutation. Dans Cave 3 ou Excavation / Galerie de Marbre, il pose la question de la transformation que nous exigeons de notre environnement, autant que celle des connaissances que nous décidons de laisser, comme empreinte de notre culture. Une nouvelle écologie des images, qui nous interpelle directement lorsque la technologie défaillante (ou libérée ?) transforme le paysage et l’architecture (Façade Deposits 1). Camille Pajot a trente ans. Il vit et travaille à Paris. www.camillepajot.com

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Jérôme Delatour Archiviste-paléographe, Jérôme Delatour est conservateur à l’INHA en charge des collections photographiques. Spécialiste de l’érudition française du xvii e siècle, il photographie la danse contemporaine et écrit des critiques de spectacles.

Eugène Durif Né en 1950 près de Lyon, Eugène Durif est un artiste multiple : dramaturge, romancier, nouvelliste et poète, il est également comédien et metteur en scène. Il est l’auteur d’une vingtaine de pièces de théâtre (Actes Sud-Papiers), mais aussi de romans, dont Sale temps pour les vivants (Flammarion, 2001) ou Laisse les hommes pleurer (Actes Sud, 2008). Il a publié cette année L'Âme à l'envers (Actes Sud).

Serge Fauchereau Après avoir enseigné la littérature américaine à l’université de New York, puis celle du Texas, Serge Fauchereau a travaillé pendant une dizaine d’années au Centre Pompidou comme commissaire de grandes expositions (ParisNew York, Paris-Berlin, Paris-Moscou, Les Réalismes, etc.) ; il exerce aujourd’hui dans diverses institutions muséales internationales. Auteur d’une quarantaine d’ouvrages de référence Avant-Gardes, Le Cubisme, Les Peintres mexicains (Flammarion), dont une douzaine de monographies. Il est le commissaire de la première exposition consacrée en France à Tristan Tzara : Tristan Tzara, l’homme approximatif - Poète, écrivain d’art, collectionneur au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (du 24 septembre au 17 janvier 2016).

Françoise Frontisi-Ducroux Helléniste, sous-directeur honoraire au Collège de France, membre de l’équipe ANHIMA, Françoise Frontisi-Ducroux est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’A ntiquité grecque, entre autres : L’Homme-cerf et la Femme araignée (Gallimard, 2003), Ouvrages de dames, Ariane, Hélène, Pénélope... (Seuil, 2009). Elle écrit actuellement un ouvrage botanico-mythologique, Arbres filles et garçons fleurs, à paraître aux éditions du Seuil en 2016.

Charles Monnier Après des études en arts graphiques à Bordeaux, il s'installe à Paris en 2008. Ses créations éditoriales, jeunesse et promotionnelles prennent vie à travers différents médiums : dessin, peinture numérique, photographie et vidéo. Il construit ses images en utilisant une palette de couleurs fournies, jouant avec des superpositions de textures et matières pour des productions vibrantes et porteuses de sens. www.charlesmonnier.blogspot.fr

NOS INVITÉS Corine P elluchon Spécialiste de la philosophie politique et d’éthique appliquée, professeur à l’université de Franche-Comté, elle est l’auteur de Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015, Prix Édouard Bonnefous de l’A cadémie des sciences morales et politiques). www.corine-pelluchon.fr

Paul Perrin Né à Paris en 1986, Paul Perrin est diplômé de l'École du Louvre, de l’université Paris X Nanterre et de l'Institut national du patrimoine. Conservateur des peintures au musée d'Orsay depuis 2014, il assure le commissariat de deux expositions à venir : Frédéric Bazille, la jeunesse de l'impressionnisme (musée Fabre, musée d'Orsay, National Gallery of Art de Washington, 2016-2017), et La Fête perpétuelle. Arts et spectacles sous le Second Empire, 1852-1870 (musée d'Orsay, automne 2016).

Anouk Roulier et Antoine Legond Photographe et directeur artistique pour la communication et la publicité, Antoine Legond est avant tout portraitiste. Il aime la couleur, la peinture, le bord de la mer, les gens qui boivent leur café sans sucre. Il est également guitariste au sein du binôme punk Collerette. Il a réalisé les portraits en collaboration avec Anouk Roulier. Diplômée de l’école Ferrandi et ancienne responsable communication, elle fait partager son amour de la gastronomie grâce à son activité de chef à domicile (www.toqueamaporte.fr). Elle aime les jambon beurre, les plats mijotés et surtout tester sans relâche de nouvelles recettes auprès de ses amis-cobayes.

Jean Streff Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur. Il est notamment l’auteur d’un livre culte, Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005). Actuel secrétaire général du Prix Sade, il vient de publier Théorème de l’assassinat (Les Âmes d’Atala, 2015).


3 sommaire 07 F E S TI N

54 P o i n t & co n t r e p o i n t

La pub va-t-elle sauver le patrimoine ?

09 Festin de carnaval Texte inédit

Par M uriel G enthon

Par E ug è ne D urif

12 « Manger est un dire » Se nourrir a toujours été un grand souci pour l’homme.Retour sur ce geste premier, dont le sens et la portée nous échappent bien souvent.

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et B ernard H asquenoph

56 M o t i f – A rt

Le morceau, le tableau, la décoration

Portrait attablé d’un gourmand : Alexandre Grimod de La Reynière.

Par A le x andre C urnier

Par Paul P errin

E ntretien avec C orine P elluchon

18 « Du grand art de la gueule »

23 Menu d’automne pour soixante couverts Par A le x andre B altha z ar L aurent G rimod de la R e y ni è re

26 « C’est l’Olympe ! » Le déjeuner des génies

Jean-Claude Carrière y était. C'était un dîner « avec quelques amis », un jour d'automne en 1972. Une distribution impeccable. Dix réalisateurs, légendes d'Hollywood.

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50 Fin D e A nders N ilsen

Par F ran ç oise F rontisi - D ucrou x

71 Presque célèbre : Carl Fredrik Hill

77 Cet objet du désir : Phallus Longueur et décadence du sexe fort Par J ean S treff

88 La faute à Voltaire Par J ulien B rocard

Mettre en scène les arts décoratifs. Les minutieuses photographies du baron Minutoli

B o nn e s f e u i l l e s D e S elva A lmada

Orchidées

Un amour de fleur

80 P h o t o g r a p h i e

47 Les jeunes mortes

64 Pour l’intelligence des poètes :

Par S erge Fauchereau

et S y lvain L efort

32 N o t o B e n e Noto aime et recommande Littérature ; Photographie ; Événement ; Cinéma : Francofonia d'Alexandre Sokourov. Récit de tournage (p. 34) ; Théâtre : Pauline Bureau. Entretien (p. 39) ; Documentaire : Marc Karlin. Portrait d’un cinéaste invisible (p. 40) ; Art : Musée Guimet. La splendeur orientale (p. 44).

C h r o n i q u e s

L'être double

Par A le x andre C urnier

À la recherche du Déjeuner sur l’herbe ou l’ambition de Claude Monet. Manifeste pour le Salon de 1866, décor de salle à manger, monument de l'histoire de l'art, le Déjeuner a eu une existence mouvementée. Récit.

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Inconnu en France, Minutoli fut le créateur d’un des tout premiers musées d’arts décoratifs d’Europe. Il utilisa massivement la photographie pour diffuser le goût et la connaissance. Portrait et portfolio.

Par J érôme D elatour


LES EXPOSITIONS EN TOUTE LIBERTÉ AVEC LA CARTE PARIS MUSÉES

★ Bronx (Paris). Conception carte : Designers anonymes, Roger Viollet, Adagp, Paris 2014. Photo : Palais Galliera, Benjamin Soligny.

ACCÈS ILLIMITÉ ET COUPE-FILE POUR TOUTES LES EXPOSITIONS DE LA RENTRÉE !

WARHOL UNLIMITED 2 OCTOBRE 2015 - 7 FÉVRIER 2016

MUSÉE D’ART MODERNE

KUNIYOSHI LE DÉMON DE L’ESTAMPE

L’ESTAMPE VISIONNAIRE DE GOYA À REDON 1ER OCTOBRE 2015 - 17 JANVIER 2016

PETIT PALAIS

LA MODE RETROUVÉE

LES ROBES TRÉSORS DE LA COMTESSE GREFFULHE 7 NOVEMBRE 2015 - 20 MARS 2016

PALAIS GALLIERA

EROS HUGO

ENTRE PUDEUR ET EXCÈS 19 NOVEMBRE 2015 - 21 FÉVRIER 2016

MAISON DE VICTOR HUGO

PASS 1 AN : 20, 40 ou 60 € Toutes les expositions 2015-2016 à retrouver sur

PARISMUSEES.PARIS.FR


Position de la main, du couteau et de la fourchette à découper. Frontispice du Manuel des amphitryons, dessin et gravure de Tourcaty, 1808. © BNF

Festin



ugène Durif pa r e

Fuei s su n troii dn de e car n av al comme il y a des princesses

Je s

rn

d’opérette ou de théâtre. Ratiocine

ca

l ava

donc tant et plus, vieux souverain de pacotille, juché sur un tas de boustifaille ! Il a faim, l’imbécile, et rêve de dévorer ce qui a été savamment neutralisé, nourriture en bout de course recouverte soigneusement d’eau de Javel pour que rien n’échappe à la logique marchande, et surtout pas ce qu’on se met dans la panse ! Et le voilà, vieux roi, à répéter en chantant plus ou moins tous les éléments, tous les aliments d’un festin improbable tout autant que fastueux ! Mais si les mots tenaient lieu de tout, ça se saurait, et on n’aurait plus qu’à parler, à marmonner ou murmurer, le visage resplendissant sous la pluie et le grand soleil. Et le savait bien Diogène, lui qui disait, quand il se masturbait sur la place publique, que ce serait tellement simple si l’on pouvait, de la même façon, se frotter le ventre pour calmer sa faim ! Oui l’Éden à portée de mains ! DEBOUT LES DAMNÉS DE LA TERRE ! DEBOUT LES FORÇATS DE LA FAIM ! Un jour j’ai voulu plonger dans la boue de moi-même, en pensant que tout ceci était un jeu. Qu’il suffirait ensuite de se redresser pour marcher dans la lumière. Et que tout revienne là, d’un seul trait, que tout soit là, à nouveau, dans la justesse d’une parole qui tienne enfin debout ! Et nous aurions été alors dans la beauté des choses, là où tout est donné, sans que l’on ait même à le demander. Hé, t’arrêtes un peu de parler tout seul, t’arrêtes de rêver à voix haute ! T’empêches les autres de dormir ! À moi, l’énumération laconique de ces plats fastueux ! Mirage d’une boustifaille qui me taraude, me tiraille, me tenaille. Je les ai déjà aux lèvres comme d’autres dans la peau. Faim de ce qui ne peut s’avaler. Alors restent les sonorités évocatrices ! Et chansonnettes en écholalies, glossolalies au pluriel, et corps et cris à leur juste incandescence, dans une impensable explosion de papilles virtuelles. Ô que cela explose et mon âme aussi, petits tas de cendres les uns à côté des autres. Que les oursins que vous avez en poche ne vous empêchent pas de sortir vos larfeuilles, badauds impassibles, qui assistez au naufrage à voix portée haut de celui qui un jour dansait par-dessus les évidences, le corps plus léger qu’un souffle en apnée !

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© Charles Monnier

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festin

v e n t r e v i d e  ! e l -le z Sur un tas de e y o bouffe immangeable regardant le v , défilé de pleins Caddies bourrés jusqu’à la gueule... à tl Excusez du peu, mes frères, dussé-je piétiner ma couronne en

© Charles Monnier

toc, je ne veux rien d’autre que m’en mettre plein la lampe et le buffet ! My kingdom, je vous le laisse, en vérité, pour un brin de bectance qui tienne au ventre et au cœur ! Facile d’en avoir l’eau à la bouche ! les papilles en explosion, rien que d’y penser ! Du solide, de la bonne bouffe roborative, grosses saucisses bien grasses, ça vous dit ça ? Rôti saignant arrosé de son jus, pâtés aux choux, pâtés d’alouettes, jambon de Bayonne, cervelle de canut, brioche fourrée, ça vous parle ?... Et du sophistiqué, du tout en mots qui font rêver ! Valse de légumes, allez c’est une valse ! sous une pluie d’olive vierge, mais oui vierge comme une vraie donzelle, tornade de foie gras dans sa goûteuse forêt de pain d’épices, boudin aux pommes en sa fricassée insolente de pousses de soja à l’anchoïade persillée... Imaginez un peu ! Veau sous la mère dans son berceau de rattes délicatement aillées, pâté d’alouettes sur son miroir de délicates endives naines, ribambelle chaleureuse de fruits en dérobade avec son coulis de petites fraises sauvageonnes, et last but not least, tête de veau marengo, et châteanbriant avec opéra de cucurbitacées agrémenté de son filet délicat de jus de betteraves. Et là plateau de saint-marcellin et sa farandole d’artisons bien gras... Et pour finir sur une jolie note, que diriez-vous de desserts affriolants ? Le festin sans nom qui sera le nôtre je le vois déjà, je le sens tout goûteux dans ma bouche ! J’en salive, que dis-je, j’en bave, rien qu’à y penser ! Écoutez-moi un peu, arrêtez votre marche frénétique, votre course à toutes jambes contre le temps qui vous aura au tournant et à l’usure ! Ouvrez la bouche, fermez les yeux, mes frères, ça vous tombera tout rôti dans le bec, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ! C’est dire ! Et qu’on en finisse, mes frères, de la soliloquance de ce bonimenteur du vide, de ce crève-la-faim enjôleur, un homme au fait existe-t-il pour un autre ou ne sommes-nous que des boules de paroles coupées les unes des autres ? Je laisse la question en suspens, et ce roi à sa solitude, lui qui, un jour paraît-il, inventait dans la transe des mondes inouïs. Des mets à pleurer ! Un roi condamné à des festins imaginaires, un roi bouffi de sa parole, qui ne peut se résoudre, ô l’aberrant, à la fermer pour de bon ! Et sur un tas de boustifaille impropre à la consommation du tout-venant, acharné à faire défiler des mets saliveux en mots tremblants, lampes-tempêtes qui jamais ne s’éteignent dans la nuit.

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«   M a n g e r est un d i r e  » « Au commencement était la faim », affirmait Levinas. Se nourrir a toujours été un grand souci pour l’homme, depuis l’origine de son histoire. Retour sur ce geste premier, dont le sens et la portée nous échappent bien souvent. E ntr etien avec Corine P elluchon P ro p os r ec u eillis pa r M axence Collin p hotos d ' A mandine B attini -joset


g r a nd ent r etien

© Amandine Battini-Joset

Se nourrir est un geste quotidien, qui nous paraît presque insignifiant. Pourquoi avoir choisi de vous y intéresser ? Avant de vous répondre, je voudrais souligner que ce geste n’est ni quotidien ni insignifiant pour beaucoup d’êtres humains. Je pense, bien entendu, au phénomène massif de sous-nutrition. Certains n’ont pas la certitude de pouvoir se nourrir chaque jour, d’autres ont la certitude qu’ils ne le pourront pas. Près de 795 millions de personnes ont souffert de la faim entre 2014 et 2016, soit un homme sur neuf, voire un sur quatre en Afrique subsaharienne. Nous qui avons pour la plupart des réfrigérateurs bien garnis, nous avons oublié à quel point la faim tenaille un individu. Les crises d’acidose, les contractions récurrentes suivies de douleurs pendant 30 à 45 minutes, les nausées, les maux de tête, les crampes sont une torture. Le corps s’affaiblit puis, au bout d’un moment, le fonctionnement du cerveau s’altère. Cela engendre chez les jeunes enfants des retards de croissance et des problèmes cognitifs irréversibles. Ce sont près de 3 millions d’enfants de moins de 5 ans qui meurent chaque année dans le monde, parce qu’ils sont insuffisamment nourris ou mal nourris. Cette situation ne connaît-elle pas, tout de même, un début d’amélioration ? La sous-nutrition a diminué de près de 21 % ces vingt-cinq dernières années. Certes, mais cette évolution n’est pas homogène, puisque l’Afrique centrale et l’Asie de l’Ouest connaissent une tendance inverse. De plus, le problème n’est pas uniquement quantitatif, il est aussi qualitatif : la faim recule, mais la malnutrition progresse. Elle concerne environ 2 milliards d’individus qui n’ont pas accès à une nourriture suffisamment diversifiée pour être en bonne santé. Ils souffrent de carences en vitamines, oligoéléments, et peuvent avoir des problèmes de cécité ou autre. Pendant ce temps, dans les pays riches, le mal-manger engendre l’obésité, le diabète, l’hypertension... Le recul de la faim s’explique par le développement de grands pays comme la Chine et l’Inde, qui ont imité le modèle productiviste de l’Occident : pour accroître le rendement des cultures, on industrialise, on recourt aux engrais, aux pesticides, voire aux OGM. On peut se réjouir de parvenir à nourrir davantage de personnes, mais le prix à payer est relativement élevé : appauvrissement des sols, érosion, pollution, altération de la qualité des aliments, déclin de la diversité des productions et donc des apports nutritifs... Cela pose aussi une question de justice. Dans certains pays d’Afrique, des terres qui pourraient nourrir la population sont accaparées par des firmes qui NOTO

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produisent à un coût de revient très bas, pour répondre à la demande des pays riches, pour nourrir le bétail de ces derniers ou même pour cultiver du coton ou des produits destinés à l’exportation. Il faudrait, au contraire, garantir la souveraineté alimentaire de ces pays et, pour cela, développer une agriculture vivrière, mais aussi faire en sorte que leurs paysans soient indépendants des multinationales qui leur vendent des graines, des produits phytosanitaires, comme cela se fait chaque fois que l’agroécologie est encouragée. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les catastrophes naturelles, l’instabilité politique de certains pays et la corruption jouent aussi un rôle majeur dans ce drame. En quoi cette situation critique concerne-t-elle le simple consommateur ? Nous en revenons à votre question initiale. Manger peut passer pour un acte tout à fait anodin, innocent – insignifiant comme vous le disiez. Pourtant, cet acte revêt toujours une dimension éthique. L’éthique n’est pas une discipline abstraite, qui traite en chambre du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Quand on décrit l’acte de manger, on voit que l’existence elle-même est une position éthique, car nos choix de consommation ont un impact sur les autres hommes et les autres vivants. Devant mon assiette, je ne suis jamais seule, même quand il n’y a personne pour partager mon repas : je suis pour ainsi dire attablée avec ceux qui ont produit les ingrédients qui le composent, avec ceux qui les ont acheminés jusqu’à moi, avec ceux qui ont, à travers les siècles, imaginé des recettes. L’alimentation me relie aux autres hommes, passés et présents, proches ou lointains. Bien plus, elle implique aussi les animaux. La plupart des habitants des pays riches consomment aujourd’hui du lait, des œufs, et surtout de la viande en quantité considérable, parfois midi et soir. Ce sont près de 5,7 millions de tonnes de viande (équivalent carcasse) qui ont été consommées en France en 2014. Les pays émergents suivent cette même voie. Ce style de vie, qui n’est pas généralisable compte tenu de son coût environnemental, pose également la question des conditions de vie des animaux élevés pour leur chair. L’élevage industriel leur impose une vie de misère : on les confine, on les encage au mépris total de leurs normes éthologiques – le besoin naturel d’une poule d’étendre ses ailes, des cochons de fouiner le sol –, ce qui engendre des stéréotypies – des truies rongent sans cesse les barreaux de leurs cages, des poules deviennent cannibales... Sans parler de pratiques comme les castrations à vif, l’ablation à vif de la queue des cochons, l’épointage des becs et le dégriffage des pattes des poules ou le broyage des poussins mâles jugés inutiles dans les élevages de poules pondeuses.


festin

Pensez-vous qu’il faille s’en tenir à ces choix individuels qui montreraient le bon exemple ? C’est certainement un bon début. Mais il me semble que le politique doit aussi s’emparer de cette question. Il faut être prudent ici, car il ne s’agit pas de fonder la politique sur la morale ni sur les compétences technocratiques de quelques-uns. Je n’aspire pas, contrairement à Hans Jonas, à une sorte de « tyrannie bienveillante, informée et animée par la juste compréhension des choses ». Je suis persuadée que la réponse à nos problèmes suppose plus, et non moins, de démocratie – en faisant, par exemple, remonter les expériences locales des citoyens, qui, bien souvent, dans le domaine de l’agriculture, et de manière générale pour tout ce qui touche à l’écologie, savent ce qu’ils font. Je ne suis pas responsable politique mais philosophe, je ne fais donc pas de politique, au sens où je ne préconise pas de solutions. Ce qui m’importe en revanche, c’est de proposer quelques pistes pour reconstruire la démocratie de sorte que nous puissions affronter les défis auxquels nous sommes confrontés. Certains souhaiteraient abolir complètement la consommation de viande. À titre personnel, je partage cet avis, mais je refuse de l’imposer. Fonder la politique

sur la morale, c’est s’opposer au pluralisme qui est consubstantiel à la démocratie. La décision collective ne peut pas reposer sur la vision du monde d’un groupe ou d’un individu, sur des valeurs qui sont des subjectivations, des préférences personnelles que l’on ne peut universaliser sans violence. Passer de l’éthique à la politique, c’est reconnaître que l’on n’est pas seul, et que l’on ne peut imposer ses vues à tous. Il faut donc trouver des accords sur fond de désaccord. Ne risque-t-on pas alors d’être paralysé par une sorte de relativisme ? Ce risque existe en effet si nous continuons à penser la démocratie comme nous le faisons actuellement, mais ce n’est pas du tout ce qui s’ensuit de mon travail. Si l’on devait résumer à grands traits, on commencerait par rappeler que le libéralisme politique et donc la démocratie libérale sont nés après les guerres de Religion qui déchirèrent l’Europe. Le principe de la souveraineté du sujet et des Droits de l’homme se sont par la suite imposés comme les piliers du contrat social : pour accorder à tout être humain des droits, quels que soient sa fonction sociale, sa race, son genre, ses convictions, il a fallu l’abstraire de chacune de ses appartenances. Pour cela, on a forgé l’idée d’individu, qui n’est plus ni catholique ni protestant, ni noir ni blanc, ni homme ni femme. Débarrassés de leurs spécificités et de leurs conditions sociales d’existence, les individus sont égaux entre eux devant le droit. C’est ainsi que l’on a pu fonder les Droits de l’homme, auxquels on ne dira jamais assez tout ce que l’on doit. Mais peu à peu on a attaché à l’idée d’individu la notion d’indépendance. D’une fiction théorique utile, on a cru faire une réalité et on a pensé l’homme comme une sorte d’atome neutre, coupé des autres et du monde, et défini surtout par la liberté. On a gommé ainsi ce qui le relie aux autres. De Hobbes à Rousseau, on a essentiellement pensé l’individu sous ce prisme. On retrouve cette vision de l’homme jusque chez Heidegger : l’homme est projet, il est jeté dans un monde absurde au sein duquel il doit s’affirmer en dessinant de manière volontaire sa propre existence. La nature n’est, dans ce contexte, qu’un tremplin pour son existence, qu’un décor de l’histoire. On aurait tort de penser que cette conception de l’homme est universelle, car dans certains endroits du monde, c’est plus l’appartenance de l’homme à une communauté qui le caractérise et

Par mon alimentation, je dis quelle est la place que j’accorde aux autres êtres, humains et non-humains, au nom de mon droit à exister.

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© Amandine Battini-Joset

On abat chaque année, rien qu’en France, près de 1,3 milliard d’animaux, sans toujours les étourdir au préalable. Ceux qui travaillent dans ce secteur en souffrent. Bref, l’élevage industriel est organisé comme si les animaux étaient des boulons et non des êtres sensibles. Il y a pourtant quelqu’un derrière la fourrure et les plumes. La subjectivité des animaux est une subjectivité non représentationnelle, c’est-à-dire non réflexive. Je ne les confonds donc pas avec les êtres humains. Néanmoins, ils ont une vie psychique réelle, ils éprouvent leur vie à la première personne. Leurs besoins éthologiques limitent mon droit de les exploiter comme bon me semble. En organisant l’élevage comme une industrie, on dénie le sens même de cette activité, qui est une relation avec le vivant. Ayant vécu pendant mon enfance à la ferme, je sais combien l’élevage extensif traditionnel, individualisé, respectait davantage ces animaux auxquels on donnait souvent des prénoms, même si l’éleveur les conduisait finalement à une mort provoquée. L’acte de manger a un sens éthique, économique et politique. Je peux décider de manger ou non de tel ou tel produit, en tenant compte de la manière dont les aliments ont été produits, et encourager tel type de distribution plutôt que tel autre. Manger est un dire : par mon alimentation, je dis quelle est la place que j’accorde aux autres êtres, humains et non-humains, au nom de mon droit à exister.


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ce sont les familles qui décident pour la personne – quand celle-ci est malade ou en fin de vie, par exemple. J’ai donc voulu m’attaquer à cette conception partielle de l’homme qui est sous-jacente au contrat social actuel et à notre ordre politique, car elle ne nous permet pas d’intégrer la nature et les animaux au cœur du politique ni de penser le bien commun. Vous restez attachée à un certain libéralisme démocratique, mais vous en réfutez les fondements. N’est-ce pas contradictoire ? Cela ne l’est qu’en apparence. Je m’attaque à l’anthropologie et à la philosophie du sujet qui fondent le libéralisme politique et économique, mais je crois que les institutions démocratiques et même la souveraineté du sujet, le droit de chacun à vivre comme il veut quand il ne crée aucun dommage à autrui sont précieux et que ces principes, comme la tolérance qui les éclaire, doivent être défendus. En réalité, j’opère une sorte de travail d’architecte : je m’efforce de compléter les fondements théoriques du libéralisme pour redresser l’édifice sans le détruire. Il me reste à vous dire comment je m’y prends pour trouver un fondement du politique qui soit tout à la fois universalisable et concret. Au lieu de prendre l’homme dans sa tête – ses projets, ses désirs, sa volonté –, il s’agit de revenir à la matérialité de son existence, à son corps dans ce qu’il a d’archaïque, de primitif, et de communément partagé. Je me suis mise à l’écoute de ce corps, dans le cadre d’une phénoménologie de la non-constitution. Qu’est-ce que cela veut dire, en termes simples ? La phénoménologie

consiste à décrire au plus près un phénomène tel qu’il nous apparaît. La « non-constitution » signifie que les phénomènes décrits précèdent notre volonté et échappent à notre maîtrise. Or, le monde, la beauté de la nature, la texture des aliments soulignent l’excédent du monde sur ma représentation, sa générosité dont rendent compte les sensations qui ne sont pas des connaissances confuses. Dans leur vérité propre, les sensations expriment la richesse du monde et notre être-avec-le-monde. De même, lorsque nous communiquons avec les animaux, nous nous situons sur le plan du pathique, c’est-à-dire du sentir, en amont du langage, de la représentation, du discours par lequel nous mettons ensuite en forme le monde, en deçà même, dans la pitié, de l’appréhension de moi-même comme d’un individu appartenant à telle ou telle espèce et séparé des autres vivants. En se plaçant ainsi sur le plan du sentir, on peut dégager plusieurs structures de l’existence humaine, qui traduisent l’appartenance de l’homme à une réalité à la fois naturelle et culturelle, et qui soulignent ses liens aux autres : être né, manger, habiter quelque part, donc co-habiter, respirer, se vêtir. On appelle ces structures des existentiaux. J’ai surtout insisté sur le fait de manger pour penser ce que j’ai appelé « le cogito gourmand ». La faim s’impose à nous dès le début de notre vie comme quelque chose qui nous arrive sans que nous le décidions. Elle nous ramène à notre matérialité élémentaire, mais ce fait est également complexe. Car lorsque l’on mange, on incorpore des nourritures qui sont autres que soi. La distinction entre le dedans et le dehors, le moi et le monde s’estompe. Le fonctionnement le plus intime de notre corps dépend de ce qui lui est extérieur – ce qui me nourrit, ceux qui me nourrissent, la façon dont on me nourrit, l’intention que l’on y met... Le rapport à ceux qui nous ont nourris pendant l’enfance reste très ancré dans l’affectif. Ce sont aussi ces liens qui donnent aux aliments leur saveur, ou non, et qui expliquent que les aliments soient perçus comme des amis, ou non. Il y a ici, au-delà de la signification éthique et politique de l’acte de manger, une vérité qui a sa valeur propre et qui mérite d’être soulignée : avant d’être volonté, avant d’être liberté, avant d’être projet et action, l’homme est plus fondamentalement encore réceptivité. La corporéité n’est-elle pas, toutefois, profondément ambivalente ? Il y a le plaisir mais aussi la douleur, la fatigue... Bien sûr ! J’ai beaucoup travaillé auparavant, en particulier dans mes études menées en éthique médicale, sur la vulnérabilité. Le corps, dans la maladie, dans le handicap, dans la démence, dans le vieillissement,

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ou, en l’occurrence, dans la faim, manifeste la passivité du vivant. Cependant, la vulnérabilité n’est pas seulement la fragilité, puisqu’elle renvoie aussi à ma capacité à m’intéresser à autre chose qu’à moi, à être ouvert aux autres, la responsabilité n’étant possible que chez un être qui peut être blessé. Je n’inscris pas ma réflexion dans une pensée de la déréliction, comme si ce qui échappe à ma maîtrise était la marque de l’absurdité de la vie et du tragique de notre existence. C’est là une vision partielle des choses qui cautionne l’individualisme : je vis pour moi, pour m’affirmer, et ma mort individuelle est comme la fin du monde. Au contraire, en faisant surgir un sujet incarné et toujours relationnel, je suggère que mes actes ont un sens à la fois pour moi et par rapport à un horizon plus large, lié au monde commun, aux générations passées, présentes et futures et aux autres vivants qui font pour ainsi dire partie de moi. En parlant de cogito gourmand, j’ai insisté sur le fait que l’amour de la vie est originaire, que nous existons pour exister, pour jouir de la vie, et non pour réaliser nos ambitions. C’est ce que suggère l’image du bébé qui tète. Il tète parce qu’il a faim, mais d’emblée son besoin vire en plaisir : c’est bon, c’est chaud, cela apaise sa faim et son besoin d’amour. Ce caractère goulu du nourrisson témoigne de l’accord qu’il s’attend à trouver avec les choses, comme si le monde lui devait ses nourritures. Partir de la corporéité permet donc, comme le dit Levinas, de rabattre la prétention de la conscience à donner un sens à toute chose. Nous ne prenons plus l’homme dans sa tête, mais dans son corps. Le plaisir et la douleur, l’excédent et l’altération, non réductibles à la volonté, sont deux faces de la corporéité qui invitent à penser l’homme autrement que comme un atome libre de tout lien, puisqu’elles trahissent le fait que nous avons toujours besoin des autres, humains et non humains, et que nous sommes interdépendants. Cela peut sembler évident, mais ce n’est pas la réalité sur laquelle se fonde notre contrat social.

deux : réaliser l’accord extérieur entre les libertés individuelles – c’est-à-dire assurer la sécurité – et permettre la réduction des inégalités par la redistribution des ressources et des richesses – à divers degrés selon les auteurs. On peut ajouter aussi la lutte contre les discriminations, toujours d’actualité. Cette justice distributive, qui privilégie les droits formels, est certes adaptée aux pays riches, mais elle ne suffit pas à affronter les défis actuels ni à éradiquer la faim dans le monde. En revanche, si le sujet est toujours, dès qu’il existe, relié aux générations passées, présentes et à venir, à la nature et aux animaux, alors les finalités du politique changent de l’intérieur. Parmi les nouveaux devoirs de l’État, on trouvera la protection de la biosphère – qui est la condition de notre existence et « nourrit » notre vie, dans sa dimension physique mais aussi esthétique –, l’amélioration de la condition des animaux, dont les intérêts entrent dans la définition du bien commun. Plus généralement, la justice devient le partage des nourritures. Il n’est donc plus possible d’échanger les aliments comme n’importe quel autre bien, comme les téléphones portables, par exemple, sur un marché entièrement libéralisé qui soumet tout au simple jeu de l’offre et de la demande. De même, on ne peut plus imposer une vie de torture aux animaux, ni aux générations futures des déchets nucléaires. Le critère d’irréversibilité qui devient un principe de justice limite drastiquement certaines techniques. Une telle philosophie de l’existence, en apparence douce et joyeuse, fait en réalité trembler comme par ondes sismiques toutes les fondations du contrat social actuel et du libéralisme politique, non pas pour détruire ce dernier, mais pour le compléter. Elle s’oppose radicalement à l’économisme et à un système fondé sur le profit, qui implique la baisse constante du coût de revient, quelles qu’en soient les conséquences sur les hommes, la nature et les animaux.

Justement, en quoi cela renouvelle-t-il concrètement le contrat social ?

Cette philosophie de l’existence n’a-t-elle de conséquences que politiques ?

C’est finalement assez simple. La politique repose désormais sur ces existentiaux concrets et universellement partagés, sur lesquels il n’est donc pas difficile de s’entendre. Prenez dix personnes : elles peuvent avoir des idées radicalement opposées, mais toutes mangent. Et chacune d’elle peut comprendre sans difficulté que par cette simple activité, elle est en situation d’interdépendance avec les autres vivants. Quelles conséquences cela a-t-il ? Dans la théorie moderne de la justice, de Hobbes à Rawls, les finalités de l’État étaient au nombre de

Comme je l’ai dit, je ne cherche pas à fonder le politique sur une morale, même hédoniste : je ne pense pas que la quête du plaisir soit la seule fin de l’existence humaine. Plaisir et vulnérabilité ne font que révéler notre réceptivité et notre interdépendance fondamentale, et c’est sur cela que je fonde le politique. Il ne s’agit pas de morale, et encore moins de la morale de Corine Pelluchon. Chacun reste souverain, puisque le contrat social, même modifié, repose encore sur le consentement, comme dans le libéralisme politique, et non sur la coercition. NOTO

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Cela dit, il est clair que la phénoménologie des nourritures a aussi des implications éthiques. À partir du moment où manger a un impact sur les autres hommes et les animaux, il est évident que la question des styles de vie et des choix de consommation est cruciale. Il faudrait aussi se demander quels sont les traits moraux qu’il serait intéressant de promouvoir pour que les individus aient du plaisir à être plus sobres et qu’ils intègrent dans leur bien propre le bien commun. Cela engage un travail, que j’ai commencé. Il est relatif à une éthique des vertus et traite aussi des émotions et des affects pouvant réaliser le passage de la pensée à l’action, de la théorie à la pratique. Ce sera un prochain livre.

Mon être avec le monde est toujours un « être avec les autres », visibles ou invisibles : c’est cela le véritable sens de la convivialité.

En quoi cette éthique des vertus changerait-elle notre rapport à l’alimentation ? Notre manière de manger trahit notre rapport au monde, à commencer par la perception que nous avons de notre propre corps ; elle exprime notre intimité plus profondément encore que nos projets et nos actes. Nous prenons du plaisir à manger, mais nous oublions souvent cette dimension dans nos repas quotidiens, rapidement préparés et engloutis tout en pensant à autre chose, sans être savourés. L’alimentation se réduit à une prise alimentaire. La boulimie, l’obésité, l’anorexie reflètent aussi cette perte de sens qui caractérise notre société : l’aliment est ramené à un apport calorique, chiffré, pesé ; c’est un carburant dont on se remplit, ou que l’on refuse parce qu’il est un corps étranger suspect. Cela se voit aussi chez certains sujets qui ne sont pas touchés par ces symptômes de l’oralité douloureuse mais pour lesquels le corps est l’instrument du moi : on lui procure des rations, on l’exerce, on le sculpte pour obtenir du succès dans tous les domaines de la vie. Ces changements ne sont pas recherchés pour euxmêmes, parce qu’ils seraient bons pour notre corps et assureraient le bonheur et l’accomplissement de soi, mais parce qu’ils rapportent au sujet des avantages comme la réussite professionnelle ou les conquêtes amoureuses. Il me semble que nous serions plus heureux si nous parvenions à rompre avec cette image de l’alimentation comme carburant et de la nature comme réservoir de ressources. C’est ce que suggère le titre de mon livre : Les Nourritures (Seuil, 2015) – le pluriel est important. « Se nourrir » est un verbe infiniment plus riche que « s’alimenter ». Il sort l’aliment de sa neutralité pour le lier à tout ce qui compose cet acte NOTO

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dans une situation donnée : nous savourons un gâteau, mais nous avons aussi du plaisir à être en compagnie de nos convives. Le paysage qui s’offre à ce même instant à nous, les parfums qui se dégagent, le soleil qui nous réchauffe, le vent qui nous rafraîchit, la grâce des animaux, domestiques ou sauvages, qui nous entourent, cela aussi est une nourriture qui embellit notre vie, au sens où cela nous contente, nous apporte par sa beauté une nourriture que l’on peut qualifier de spirituelle. Parler de nourritures pour désigner tout ce dont je vis, en incluant tout ce que j’utilise, mais qui ne s’épuise pas dans l’usage que j’en fais, c’est opérer une conversion du regard. Les choses n’ont pas seulement une valeur instrumentale. Le monde est plus que ce que nous y mettons par nos représentations et nos projections. Il est tout ce que nous recevons et que, souvent, nous ne remarquons pas. Mon être avec le monde est toujours un « être avec les autres », visibles ou invisibles : c’est cela le véritable sens de la convivialité. On comprend alors pourquoi l’appauvrissement de notre rapport aux nourritures est un appauvrissement de notre rapport au monde, qui engendre de la souffrance. À l’inverse, en se réappropriant son alimentation, on se réapproprie sa vie et on retrouve l’estime de soi, qui peut être compromise par les circonstances de la vie. Peut-être connaissez-vous le réseau des jardins de cocagne, mis en place dans les années 1990, à l’intention de chômeurs désocialisés : des bénévoles leur ont appris à faire pousser les légumes, à les cuisiner, à manger mieux. Peu à peu, ces gens retrouvaient le goût de la vie et la confiance en eux-mêmes et en l’avenir. Certains se mettaient à rechercher du travail. Cette démarche qui leur réapprenait à manger mieux et même à diversifier leur alimentation en faisant plus de place aux légumes et aux céréales qu’aux produits animaliers, s’accompagnait chez eux d’un sentiment de fierté. Ils n’étaient pas devenus pour autant des bobos ni des ascètes ! Constater qu’il est possible de mieux manger sans dépenser trop d’argent et en devenant sobres, c’est renouer avec l’idée de plaisir ou plutôt avec cette alliance entre le bonheur et le bien-vivre que désigne un mot cher à Aristote : l’eudémonisme.


« Du grand art de la gueule »

L’estomac est une divinité par a l e x a n d r e c u r n i e r

Grimod de La Reynière, excentrique ancêtre de nos critiques gastronomiques, fit de sa plume affûtée la révolution dans les restaurants. Fes toyeur sp ectaculaire, i l t ran s for m a la s alle à m an ge r en théâtre gourmand. Portrait attablé.


d u g r a nd a r t de l a g u e u le

© BM Dijon

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aut-il être gourmand pour assister à un festin ? Cet adjectif a un arrière-goût de péché. Le gourmand est un gourmet ou un glouton – tous deux restent avides, unis par la jouissance du plaisir annoncé, qu’il soit en quantité ou en qualité. Grimod de La Reynière, selon ses biographes, « fut le plus gourmand des lettrés et le plus lettré des gourmands. Tout le xviii e siècle s’est assis à sa table, mieux fournie que celle de Scarron. Durant plus de soixante années, Grimod de La Reynière n’a pas cessé d’offrir l’heureux accord d’un talent aimable et d’un vaste estomac  1 ». Il fut surtout le premier écrivain et critique culinaire. Son succès considérable marqua l’histoire de la gastronomie.

[Des] valets suivaient, avec deux brocs, l’un de café, l’autre de lait. Il fallait boire vingt-deux tasses de café au maximum, ou dix-huit, au minimum. Celui qui le premier avait avalé les vingt-deux tasses, était élu président, et prenait place sur le fauteuil élevé. Les deux brocs taris et les tartines épuisées, il arrivait un aloyau de l’espèce la plus forte, auquel on faisait faire solennellement trois fois le tour de la table, et le repas s’achevait à fond avec ce mets substantiel, mais unique  6. » Avec son goût, réel, pour le théâtre (et les actrices de la ComédieFrançaise), il transforme rapidement ses déjeuners philosophiques en événements qui passionnent et réjouissent le Paris du xviii e siècle. Et le scandalisent aussi.

La naissance d’A lexandre Balthazar Laurent Grimod de La Reynière en 1758, dans une famille richissime, lui assure une belle carrière dans la magistrature. Il préfère s’en tenir à la profession d’avocat pour la cause des malheureux, qu’il exerce gratuitement. Si ce ne sont les festins offerts par de riches clients, en remerciement d’une plaidoirie servie à point, comment notre bec-fin est-il devenu « professeur de l’art manducatoire  2 », « un épicurien fameux, un viveur à outrance, un voluptueux bizarre  3 » ? Il semble que la table prit l’apparence de deux bras moelleux et consolateurs, à la suite du refus d’une cousine de faire assiette commune. « C’était le cœur qui tenait l’estomac en esclavage ; le cœur devenu libre, l’estomac put accomplir les fonctions quasi miraculeuses auxquelles il était appelé  4. »

La famille de La Reynière ne se régale pas de la publicité faite par Grimod sur le déroulement de ses soirées. La société goûte peu les agapes données par cet avocat au Parlement. Certains, comme maître de Bonnières, s’en émeuvent: « On vient de m’assurer au Palais que vous vous proposiez de faire imprimer le procèsverbal de la fête que vous avez donnée samedi soir. Je vous observe Monsieur que cette fête n’a eu que trop de publicité. [...] Les billets que vous avez envoyés aux personnes qui ont été témoins de votre souper nous ont en quelque sorte trahi  7. » En réalité, Grimod se comporte en sale gosse de riche, cherchant l’attention par le scandale, qui va lui porter un coup à l’estomac. On vient lui signifier « de par le roi son éloignement de Paris et son enfermement à l’abbaye des chanoines réguliers de Domèvre-sur-Vezouse en Lorraine  8  ». Le 10 avril 1786, une voiture l’envoie en exil. Adieu gelée d’orange, poularde à la poêle et baba.

Pour un gourmand, le mieux est d’avoir sa table. Dans le décor splendide et pompéien de la salle à manger de l’hôtel de La Reynière 5, Grimod installe, deux fois par semaine, ses déjeuners philosophiques. « À votre arrivée, un introducteur s’emparait de votre épée, de votre canne, de votre chapeau, de votre croix de SaintLouis ; puis il levait une énorme barre de fer qui scellait la porte de la salle à manger. Cette barre de fer était ensuite soigneusement remise, ce qui annonçait qu’on ne serait pas libre de sortir à son gré. Au milieu de la salle du festin, une table d’acajou était entourée de sièges tous égaux, sauf un seul plus élevé pour le président, à la manière des clubs anglais. [...] Grimod de La Reynière ne sortait de son cabinet qu’à midi un quart. [...] Il apportait une pyramide de tartines de beurre, qu’il posait sur la table.

À Paris, la Révolution glisse vers la Terreur. Sous les fenêtres de l’hôtel de La Reynière, Louis XVI est guillotiné. Les torchères n’éclairent plus les scènes légères des tableaux de Nicolas Lancret. Les joies de l’escarpolette ne font plus rire. La famille se protège dans l’une des pièces de l’hôtel. Le 16 octobre 1793, la foule est déchaînée. À midi et quart, l’heure des anciens déjeuners à huis clos, Marie-Antoinette est guillotinée. Grimod père meurt d’une crise cardiaque le 27 décembre 1793. Sa tête ne roulera pas place Louis-XV, rebaptisée place de la Révolution. Cet événement rappelle Balthazar à Paris  9.

Les Méditations d’un gourmand, Frontispice de la 4 e année de L’Almanach des gourmands, dessin de Dunant et gravure de Maradan, 1805. Dijon, Bibliothèque municipale (13236) NOTO

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Un dimanche de novembre 1803, au 16 rue Pavée-SaintAndré-des-Arts, au cours d’un « déjeuner splendide  10 », monsieur Maradan, libraire et éditeur, partage avec Grimod ses inquiétudes. Les Français ne lisent plus, l’édition est en crise. Son interlocuteur lui souffle l’idée d’éditer un almanach pour éduquer les nouveaux bourgeois. Les changements radicaux opérés par la Révolution concernent aussi les cuisiniers qui, n’ayant plus d’engagement, ouvrent des commerces. Paris se transforme, les centaines de boutiques et de marchés favorisent la culture de la table  11. Pour vingt-cinq louis, Grimod accepte d’être le rédacteur de l’Almanach des gourmands ou Calendrier nutritif, servant de guide dans les moyens de faire excellente chère. Le livre est en vitrine peu avant Noël. Personne n’avait encore écrit avec autant de littérature sur le sujet : le succès est immédiat. Ses « Considérations importantes sur les sautés » révèlent la générosité et l’appétit de

des amphitryons. Mais le succès distille la jalousie. Lorsque le huitième Almanach est publié, une critique, signée par un certain F. X., saigne à blanc Grimod : « Nous voilà donc arrivés à l’époque où, grâce à l’épicurisme professé de toutes parts, il se trouve des écrivains qui osent faire sérieusement l’apologue de tous les vices. [...] Je voudrais lui demander en quoi la gourmandise est si recommandable et en quoi elle a cessé d’être un vice ? [...] Quand il a parlé de la renommée, de la gloire, d’un charcutier, de la célébrité d’un boulanger, du roi de la pastille, il est à peu près au bout de son génie  16. » La dernière année lui apporte également des menaces de procès. Madame Taigny, pâtissière rue Neuvedes-Petits-Champs, « qui passe les journées entières à sa toilette, ou dans son salon, qui fait tenir son comptoir par une fille de boutique, et qui n’y paroît, quand elle daigne s’y montrer, que comme une étrangère et dans une parure très recherchée 17 », avait peut-être trouvé ce commentaire un peu trop poivré... La publication de l’Almanach des gourmands s’arrête en 1812.

« Le Coulis est aux ragoûts, ce qu’est la physionomie à l’homme. C’est lui qui leur donne l’esprit, la couleur et la vie. » sa plume. Dans son traité « Des sardines confites, de Nantes », il écrit : « Cet[te] aimable petite bête, qui partage avec l’éperlan (bien moins délicat, bien moins savoureux qu’elle) l’honneur d’être appelée le goujon de la mer, mériteroit plutôt celui d’ortolan maritime. Rien n’est comparable à la finesse de sa chair, à la délicatesse de son goût ; et celui qui n’a pas mangé des sardines sortant de la mer, n’a point goûté l’une des principales joies du Paradis de ce bas Monde 12. » Ses formules aguichent le palais des plus difficiles. « La table est pour deux gourmands brouillés ce qu’est le lit conjugal pour deux époux momentanément désunis : il ne leur est plus permis de se bouder dès qu’ils ont dîné ou couché ensemble 13. » On s’y délecte de « fromage de Gruyère ou de Rocfort, si bien nommé le biscuit des ivrognes 14. » On sait y marier les saveurs : « Le Coulis est aux ragoûts, ce qu’est la physionomie à l’homme. C’est lui qui leur donne l’esprit, la couleur et la vie 15. » L’enthousiasme suscité par l’Almanach donne naissance à un jury dégustateur, au Journal des gourmands et des belles et au Manuel

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Un matin de cette même année, plusieurs tasses de café sont renversées à la lecture du billet porté en mains propres aux proches de Grimod : « Madame Grimod de La Reynière a l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’elle vient de faire dans la personne de son mari. Les obsèques auront lieu aujourd’hui, mardi 7 juillet. Le convoi partira de la maison mortuaire, rue des Champs-Élysées, n o 8, à quatre heures précises  18. » Les amis se précipitent pour rendre un dernier hommage au plus spirituel des gastronomes. Dans les salons, les estomacs sont noués et les visages, tristes. On sonne le départ du cortège funèbre. « Une porte s’ouvre avec fracas, et, laissant échapper un flot de lumière, montre à tous les regards une table gigantesque, servie magnifiquement  19. » Au centre, entre un jambon de Westphalie aux légumes et des poulets en bedeaux à la béchamel, Alexandre Balthazar Laurent Grimod de La Reynière. Vivant ! Une dernière mise en scène, pour un festin d’adieu.

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© BM Dijon / © Antoine Legond

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Les Audiences d’un gourmand, Frontispice de la 2 e année de L’Almanach des gourmands, dessin de Dunant et gravure de Mariage, 1805. Dijon, Bibliothèque municipale (13236)

Paris Pêche, 17, rue d'Aligre, Paris 12 e .

Quelques années plus tard, Grimod quitte Paris pour son château de Villiers-sur-Orge. Il y meurt le 25 décembre 1837. « Oui, sans doute, un véritable gourmand doit faire un dieu de son estomac. [...] L’estomac est pour le gourmand une divinité plutôt qu’un viscère  20. » Le festin n’a l’allure que de la générosité de celui qui vous l’offre. La gourmandise est un art destiné aux natures sensibles et émotives. Le lapin à la polenta aux olives vertes d’une grandmère, un croissant au beurre coupé en deux, offrant des alvéoles de pâte feuilletée, où la confiture d’abricot va trouver un recoin avant de se fondre dans la bouche, n’a de sens que chez les personnes bienveillantes. Connaissez-vous une image plus rassurante que la photo d’une table à la fin d’un repas ?

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Le chef étoilé Pierre Gagnaire raconte son souvenir d’enfant gourmand : « La biscotte beurrée avec du chocolat Poulain gratté au couteau sur la fine couche de beurre au lait cru. Ce rituel de l’été, livré au lit à six heures et demie par ma grand-mère, était un moment de volupté – y compris les miettes qui se glissaient dans le pyjama et les draps de gros coton  21. » Le festin s’invite dans un lit, sur le coin d’une table de cuisine, dans un restaurant étoilé, une auberge ou au bord d’une départementale, là où les framboises et les fraises sont encore sauvages. Grimod de La Reynière, dans ses promenades d’un gourmand dans Paris, s’enflamme pour les marchés : « Y a-t-il rien de plus beau dans la nature que le coup d’œil de la halle de Sirap, l’été, vers trois ou quatre heures du matin ? C’est l’assemblage des dons les plus brillants

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© Antoine Legond / © BM Dijon

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Fromagerie Jouannault, 39, rue de Bretagne, Paris 3 e .

Les Rêves d’un gourmand, Frontispice de la 6 e année de L’Almanach des gourmands, dessin de Dunant et gravure de Maradan, 1808. Dijon, Bibliothèque municipale (13236)

de Pomone et de Flore  22. » La gourmandise appartient au promeneur, celui qui découvre et devient fidèle. Voilà, la gourmandise, c’est la fidélité. La fidélité du palais et des souvenirs. 1. Charles Monselet, Les Originaux du siècle dernier – Les oubliés et les dédaignés, Paris,

Michel Lévy Frères, 1864, p. 317. – 2. Ibid., p. 373. – 3. Gustave Desnoiresterres, Grimod de La Reynière et son groupe, Paris, Didier et Cie, 1877, p. 1. – 4. Charles Monselet, op. cit., p. 328. – 5. Situé à l’angle de l’avenue Gabriel et de la rue Boissy-d’Anglas à Paris,

Paris, Maradan éditeur, 1803, p. V. – 11. Dans l’« Avertissement de l’éditeur » du premier Almanach, on lit : « Le bouleversement opéré dans les fortunes, par une suite nécessaire de la Révolution, les ayant mises dans de nouvelles mains, et l’esprit de la plupart de ces riches d’un jour se tournant surtout vers les jouissances purement animales, on a cru leur rendre service en leur offrant un guide sûr dans la partie la plus solide de leurs affections les plus chères. » – 12. Grimod de La Reynière, Almanach des gourmands, Paris, Maradan, 1810, p. 21. – 13. Grimod de La Reynière et al., « Le Carnaval », in Le Gastronome français, ou l’A rt de bien

vivre, Paris, Charles-Béchet, 1828, p. 86-87. – 14. Grimod de La Reynière, Almanach des

aujourd’hui la chancellerie de l’ambassade des États-Unis. L’hôtel, détruit en 1932, est

gourmands, Paris, Maradan, 1806, p. 71. – 15. Grimod de La Reynière, Almanach des

décrit par Gustave Desnoiresterres (op. cit.) comme « une demeure vraiment princière ».

gourmands, Paris, Maradan, 1808, p. 187. – 16. Cité par Ned Rival, op. cit., p. 67. –

Au mur sont accrochées des œuvres de Van Loo, Fragonard, Watteau, Rembrandt,

17. Grimod de La Reynière, Almanach des gourmands, Paris, Maradan, 1806, p. 199. –

Breughel, Greuze... – 6. Ibid., p. 329 et 330. – 7. Cité par Ned Rival, Grimod de

18. Charles Monselet, op. cit., p. 380. – 19. Ibid., op. cit., p. 381. – 20. Grimod de La Reynière

La Reynière, le gourmand gentilhomme, Paris, Le Pré aux clercs, 1983, p. 61 et 62. – 8. Cité

et al., Le Gastronome français, ou l’A rt de bien vivre, Paris, Charles-Béchet, 1828, p 88. – 21. Sylvie

par Ned Rival, op. cit., p. 67. – 9. Grimod reste en exil à Domèvre jusqu’en mai 1788.

Le Bihan, Petite bibliothèque du gourmand, préface de Pierre Gagnaire, Paris, Flammarion,

Avant son retour à Paris, il voyage en Suisse, à Lyon (où il s’installe négociant), Béziers

Champs classiques, 2013, p. 7. – 22. Grimod de La Reynière, Écrits gastronomiques, édi-

et Marseille. – 10. « Avis du libraire », in Grimod de La Reynière, Almanach des gourmands,

tion critique de Jean-Claude Bonnet, Paris, UGE, 10/18, 1978, p. 91.

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Menu d’automne

pour une table de soixante couverts par A lexandre baltha z ar L aurent grimod de la re y nière

suivi de ses observations C’est en automne que l’on commence à jouir des dons les plus précieux que la Providence fait aux Gourmands. Les bœufs, les veaux et les moutons commencent à prendre cet embonpoint, qui fera pendant l’hiver nos plus chères délices. Le gibier a presqu’acquis tous ses bons principes nutritifs, et ce fumet, qui est le plus doux parfum que puisse aspirer et respirer un Gourmand. Les légumes ont acquis toute leur saveur, et sont très abondants. La plupart des fruits sont dans leur plus parfaite maturité ; enfin, c’est vraiment en automne que l’on commence à sentir le retour de tous les éléments et la bonne chère.

Six Potages.

Deux Bouts de Table.

Un potage de purée de gibier. Un potage, à la d’Artois. Un potage de pâtes d’Italie. Un potage au riz, à la purée de navets. Un potage aux laitues. Un potage à la jardinière.

Un quartier de veau, à la crème. Un rosbif au chevreuil, mariné.

Tr e n t e - d e u x E n t r é e s . Un chapon à l’aspic, chaud. Des pigeons innocens. Des palais de bœuf à l’écarlate, à la Pompadour. Une poitrine de veau, à la lyonnaise. Une carbonnade, à la Choisy. Un salmi de perdreaux, à la bourguignotte. Un sauté de lapereaux, au fumet. Des escalopes de lièvre, au chevreuil. Des filets de canard, au jus d’orange. Un hachis de gibier, à la polonaise.

Six Relevés de Potage. Une noix de bœuf, en bedeau, au vin de Madère. Un jambon, aux épinards. Un saumon à la broche, sauce à la genevoise. Une hure d’esturgeons, à la tortue. Une rouchie de mouton, à la bretonne. Un hochepot, à la flamande.

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festin

Douze Plats de Rôt.

Un aspic d’une bayonnaise. Une Minime. Des petites cassolettes, à la Béchamel. Un Orly de filets de carpes. Une barbue farcie, au four. Une anguille glacée, à la poulette. Des poulets à la Reine. Des filets de poulets, au beurre d’écrevisses. Des filets de bœuf sautés, en talons de botte, glacés. Des côtelettes de veau à la Villeroy. Un pain de côtelettes de mouton. Un chaud-froid de bécasses. Un boudin de lapereau, aux truffes. Des filets de lièvre piqués, à l’essence d’anchois. Des filets d’oiseaux de rivière, à la marinière. Une purée de gibier en croustade, à la turque. Une Chartreuse, d’une Macédoine. Un pain d’une financière, aux truffes. Des petits vols-au-vent à la Berry. Une bonne morue dans un bord de riz. Des darnes de saumon, grillées. Des foies de lottes, en caisse.

Une poularde. Des pigeons aux œufs. Des grives. Des perdreaux rouges. Une carpe, au bleu. Des merlans frits. Des poulets normands. Un caneton, de Rouen. Des cailles de vigne. Des levrauts. Une moyenne truite. Des éperlans.

Vingt-quatre Entremets. Des artichauts, à l’italienne. De gros champignons, à la provençale. Des épinards, au velouté. Des pommes de terre, à la lyonnaise. Des œufs, au café. Une gelée, au vin de Madère. Des cardes glacées, sauce à la glace. Des concombres, en aubergines. Des laitues farcies, frites. Des choux-fleurs au beurre de Vanves. Une timbale, à la vanille. Une gelée, au marasquin. Une gelée d’oranges de Malte. Un nougat, aux avelines. Des petits manqués. Des petits pucelages, garnis. Des truffes au vin de Champagne. Des tartelettes mêlées. Une gelée de cédrat. Des profiteroles, au chocolat. Des darioles, aux pistaches. Des petites tresses blanches, aux amandes. Des œufs pochés, au naturel. Des choux grillés.

Deux autres Bouts de Table. Une pièce montée, en pâtisserie. Un biscuit monté.

H u i t g r o ss e s P i è c e s . Un gâteau à la Périgord. Un flan au chocolat. Un buisson d’écrevisses. Un croqu’en-bouche, aux pistaches. Un gâteau de mille feuilles. Un flan à la Maréchale. Des homards. Un gâteau d’amandes.

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men u d ' a u tomne

Respirons un peu, et voyons dans cet Océan de victuailles et de friandises, quels sont les plats les plus dignes d’attirer notre attention et de fixer nos regards. Pour premier potage nous remarquons d’abord une purée de gibier : quel riche début ! et comme ce potage ouvre d’une manière grande et majestueuse ce Menu de soixante couverts ! Ce style se soutient très bien dans le chapitre des relevés ; et l’on conviendra qu’une noix de bœuf au vin de Madère, et en bedeau, un jambon aux épinards, un saumon à la broche, une hure d’esturgeon à la tortue, ne se rencontrent pas tous les jours, même sur la table de nos plus riches Amphitryons. Nous ne parlons pas des deux Bouts de Tables qui compteroient dans un repas ordinaire, et qui ne marquent presque point ici, pour passer plus vite aux trente-deux entrées, avant qu’elles ne se refroidissent.

Le second service de ce Menu n’est pas indigne du premier ; et le choix des grosses pièces et du rôti fait honneur au goût de l’inventeur. Réunir dans un même rôti, des grives, des cailles, des perdreaux rouges, des canetons de Rouen, des poulets normands, et des poulardes, sans parler des carpes, des éperlans et des truites, c’est donner la plus haute idée de l’automne : aucune description poétique ne vaut un semblable tableau, il parle aux yeux comme au cœur, au goût comme à l’esprit, au palais comme à l’odorat. Quel poète, sans même en excepter notre aimable et cher Abbé De Lille, si digne du surnom de Virgile français, pourroit en dire autant de ses vers ? Les flancs, et surtout le gâteau de mille-feuilles, qui font partie des grosses pièces, méritent bien aussi une mention honorable : un gâteau de mille feuilles, issu du four de M. Rouget, est ce que la pâtisserie offre

Il y a là pour un Gourmand de quoi mourir mille fois pour une au lit d’honneur. Quelle aimable variété ! quel choix savant ! quelle nomenclature appétissante ! Des palais de bœuf à la Pompadour, bien dignes de celui d’une favorite ; des filets de canards au jus d’orange ; un hachis de gibier à la polonaise ; des petites cassolettes à la Béchamel ; un Orly de filets de carpe ; une barbue farcie au four ; des filets de poulet au beurre d’écrevisse ; des talons de bottes glacés, (manière aimable de déguiser des filets de bœuf) ; un boudin de lapereaux aux truffes ; un chaud-froid de bécasse ; des filets de lièvre glacés à l’essence d’anchois ; une purée de gibier à la turque, une financière aux truffes ; des foies de lottes en caisse ; quel délicieux assemblage ! Il y a là pour un Gourmand de quoi mourir mille fois pour une au lit d’honneur. Mais il faut que tous ces mets soient apprêtés par des mains attentives et savantes. Il faut que chacun justifie des dénominations qui donnent l’idée d’un bonheur ineffable, car presque tous appartiennent aux plus hautes catégories du plus sublime, du plus profond, du plus utile et du plus beau des Arts ; et pour tout dire en un seul mot, du grand Art de la Gueule !

à l’entremets de plus délicat et de meilleur. Mais souvenons-nous de nous adresser à ce grand artiste ; car un tel gâteau doit être enfanté par un homme de Génie, et pétri par les mains des plus habiles. Au nombre de vingt-quatre entremets bien choisis, et bien appropriés à la saison, nous remarquerons les artichauts à l’italienne, les épinards au velouté, les cardes glacées, et les concombres en aubergines, comme des plats pour lesquels un grand cuisinier ne doit s’en apporter qu’à lui seul. Parmi les friandises aimables dont la seconde partie de cet entremets est composée, on distinguera les quatre gelées au vin de Madère, au marasquin, à l’orange de Malte, et au cédrat, comme des plats d’un ordre supérieur, et qu’on ne voit guère que chez les Amphitryons de première classe ; ainsi que les articles de petit four, qui sont tous du meilleur choix. Leur simple nomenclature suffit pour faire passer aux friands leur langue sur leurs lèvres, et pour désirer ardemment qu’un tel tableau se réalise bien vite au profit de leur sensualité.

Extrait du Manuel des amphitryons, Paris, Capelle et Renand, 1808.

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festin

«  C’est l’Olympe ! »

Le déjeuner des  génies

P a r A lexandre C urnier et S y lvain L efort

J ean - C l au d e Carrière y était. C’était un dîner qui réunit, un j o ur d’automne en 1972, une distribution impeccable. Ne re s te nt que le témoignage du scé n ariste français et une photographie.

R

endez-vous chez Jean-Claude Carrière. Une maison lumineuse ouverte sur un jardin. Dans son bureau, une généreuse bibliothèque domine une large table qui s’efface sous des livres et un ordinateur. Au mur, à droite, quelques souvenirs de cette vie fantastique : un portrait dédicacé de Stan Laurel, une photo de Luis Buñuel, une autre signée Henry Miller. Au centre, un cliché de groupe. Il ressemble à ces photos, que l’on aime à capturer à la fin d’une réunion de famille dont on devine la fragilité. Il faut s’attarder sur ces visages pour saisir la folie de la scène. « C’est l’Olympe ! », s’exclame Jean-Claude Carrière avec émotion et la conscience d’avoir participé à un instant extraordinaire. « Sur le moment, on ne s’est rendu compte de rien. »

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Los Angeles, novembre 1972. Luis Buñuel triomphe avec Le Charme discret de la bourgeoisie, sorti en France le 15 septembre. Le film est l’un de ses plus gros succès critiques et commerciaux. Il rassemble près d’un million et demi de spectateurs. Il est invité à Los Angeles, au Filmex, pour présenter son film. Le réalisateur est accompagné de son fidèle scénariste Jean-Claude Carrière et de son producteur Serge Silberman. Il retrouve également l’un de ses fils, Rafael, né à New York et domicilié en Californie. Jean-Claude Carrière connaît Los Angeles : il a coécrit Un homme est mort, que Jacques Deray tourne dans la « cité des anges », en 1971, avec Jean-Louis Trintignant. Il y rencontre alors George Cukor, qui l’invite plusieurs fois. « Cukor avait une maison splendide. Nous faisions des petits dîners dans son jardin décoré de statues antiques. On croisait Rock Hudson et des actrices que Cukor avait fait jouer à Broadway, avant 1914. Je garde en mémoire cette actrice, entièrement habillée de blanc, le visage voilé, que Cukor me présenta comme la femme la plus belle qu’il avait jamais rencontrée. Elle avait au moins 90 ans. » Luis Buñuel, qui vécut longuement à Los Angeles dans les années 1930, arrive le 15 novembre 1972. Son film est présenté en clôture du festival, le 19. Il loge au Beverly Wilshire Hotel, où il reçoit, par l’intermédiaire de Jean-Claude Carrière, une invitation à déjeuner chez George Cukor, invitation qu’il qualifie d’« inattendue » dans son livre de souvenirs, Mon dernier soupir, car il ne connaissait pas personnellement le réalisateur de The Women (1939), Une étoile est née (1954) ou My Fair Lady (1964). « Buñuel hésitait à répondre à l’invitation, précise Jean-Claude Carrière. Il a fallu un peu insister avec

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© Marv Newton/MPTV/Bureau233

De gauche à droite et de haut en bas : Robert Mulligan, William Wyler, George Cukor, Robert Wise, Jean-Claude Carrière, Serge Silberman, Billy Wilder, George Stevens, Luis Buñuel, Alfred Hitchcock et Robert Mamoulian.

Silberman pour qu’il accepte. Cukor lui avait seulement précisé, au téléphone, que ce serait un déjeuner avec quelques amis. » George Cukor, né en 1899, a écrit la légende de Hollywood. Homme de Broadway, il est appelé par la Paramount en 1929 pour bouleverser le cinéma, qui devient parlant. « J’avais travaillé comme metteur en scène de théâtre sur plusieurs pièces. Avec le succès du parlant, ils ont dû faire appel à des gens de théâtre pour gérer la façon de dire les cartons  1. » Si l’on cherche son nom dans un dictionnaire des réalisateurs, il est décrit comme « un de ces marchand de rêve auxquels on demande l’illusion et l’ivresse 2 ». Il a filmé les visages des actrices les plus mythiques du cinéma : Greta Garbo, Ingrid Bergman, Lana Turner, Ava Gardner, Anna Magnani, Sophia Loren, Marylin Monroe, Audrey Hepburn,

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Elizabeth Taylor,... Il révèle et tourne dix films avec Katharine Hepburn. La maison de George Cukor, sur deux hectares et demi au 9166 Cordell Drive, est un palais de star d’inspiration italienne, exubérant, imaginé par William Haines, acteur du muet reconverti dans la décoration après avoir été obligé de renoncer à sa carrière – ses producteurs avaient eu la confirmation de son homosexualité. Sur les murs, des œuvres signées Matisse, Braque, Renoir, Dalí, Toulouse-Lautrec ou Goya accompagnent une paire d’appliques Louis XVI en bronze et un lourd rideau de velours rouge. À l’extérieur, le jardin et la piscine sont hollywoodiens et inspireront le décor du dernier film, inachevé, de Marilyn Monroe, Something’s Got to Give (1962). « Je demande seulement aux gens

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© Marv Newton/MPTV/Bureau233 / © Archives privées/D.R.

festin

George Stevens, John Ford et Billy Wilder.

Une table de grand soir, pour « un déjeuner avec quelques amis », selon la formule de George Cukor.

que j’aime véritablement d’y venir, pour qu’ils s’y sentent euxmêmes et qu’ils s’y montrent sous leur meilleur jour. Ma maison représente une énorme responsabilité qui me ravit, je la vois comme un organisme vivant, un collier de perles qui doit être constamment porté pour conserver sa beauté  3. » Il faut dix minutes en voiture à Buñuel, son fils, Carrière et Silberman pour rejoindre Cordell Drive. Ils arrivent les premiers, accueillis par Cukor et son ami. Le Français raconte : « Le salon possédait une large fenêtre qui donnait sur l’entrée de la maison. À un moment donné, je vois arriver un homme porté par un Hercule noir. C’était John Ford », alors âgé de 78 ans, armé d’une canne et d’un bandeau de pirate sur l’œil gauche.

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« Ça ne semblait pas possible ! » La conversation s’engage entre le cinéaste du surréalisme et le chantre lyrique des paysages de Monument Valley, avec l’aide ponctuelle de Jean-Claude Carrière, traducteur et parfois souffleur pour Luis Buñuel, dont l’audition se montre défaillante. L’ambiance est bienveillante et confraternelle. Comment va John Ford ? « Il a répondu à Luis qu’il travaillait sur un ‘’big western’’. » Puis les invités réduisent le volume de leurs paroles, à l’écoute d’un son étrange, un long glissement de petits pas lourds, qui se rapprochent. « On voit entrer Alfred Hitchcock, qui se précipite immédiatement sur Luis Buñuel pour l’embrasser. Alfred Hitchcock avait une estime réelle pour Buñuel. Il avait déclaré dans un entretien, lorsqu’on lui demandait

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«  c ' est l ' olym p e  !   »

© Marv Newton/MPTV/Bureau233

Luis Buñuel en conversation avec Billy Wilder.

de désigner le plus grand cinéaste à ses yeux : ‘’Après moi, c’est Buñuel !’’ » Puis arrivent successivement William Wyler, Billy Wilder, Rouben Mamoulian, alors président de la Director’s Guild, Robert Wise, George Stevens et Robert Mulligan – le plus jeune de tous les réalisateurs présents. « Nous étions sidérés », se souvient Jean-Claude Carrière. « Hitchcock a souhaité être placé à côté de Buñuel. À cette période, Hitch était en période de régime et ne mangeait que du poisson blanc. Il regardait l’assiette généreuse de Luis Buñuel avec les yeux d’un enfant gourmand et puni. Luis Buñuel appréciait sincèrement Alfred Hitchcock, mais il disait aussi, avec humour, que c’était une starlette, qu’il ne faisait des films que pour y apparaître ! Ils ont beaucoup parlé technique. » Car Hitch admire le maestro espagnol en raison d’un film en particulier : Tristana (1970), et le célèbre plan qui nous révèle la – seule – jambe de Catherine Deneuve « Ah cette jambe ! », s’exclame-t-il, peut-être secrètement amoureux de l’actrice, une autre blonde, qu’il aurait bien ajouté à sa filmographie, après Kim Novak, Grace Kelly ou Tippi Hedren. « Après le premier plat, John Ford nous a remerciés et a quitté la table, soulevé par son impressionnant accompagnateur. Luis Buñuel m’a glissé à l’oreille en espagnol ‘’Este se nos va’’ (Celui-ci nous laisse). Une phrase magnifique. John Ford est mort quelque mois plus tard. Puis, George Stevens a porté un toast, en se réjouissant de ce déjeuner, en dépit des différences de nationalités, d’opinions et de styles... Il a conclu par : ‘’Je bois à ce qui nous réunit ici’’, sous-entendu le cinéma. Je traduis à Luis Buñuel, qui à son tour prend son verre et lance : ‘’Je bois, mais j’ai un doute !’’ Luis était vraiment très drôle. » Jean-Claude Carrière n’a pas gardé en mémoire précisément le menu de ce festin. Les plus beaux plats étaient certainement autour de la table. À la fin du dîner, « on a décidé d’appeler un photographe d’agence. Lorsqu’il est arrivé, on a lu sur son visage la stupéfaction. On a décidé de faire une photo façon équipe de football. Buñuel, héros du jour, a été placé au milieu par Billy Wilder, qui a disposé chacun de nous. Hitchcock avait commencé,

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mais Billy l’a repris rapidement : ‘’A lfred, you know something about how to make pictures, but you don’t know nothing how to make styled pictures !’’ (Alfred, vous savez faire des films, mais certainement pas prendre une photo). J’ai proposé de laisser une place vide, pour marquer la présence de John Ford, qui venait de partir ». Il y a un autre absent sur la photo. « Fritz Lang n’avait pas pu répondre à l’invitation de George Cukor. Mais le lendemain, il a invité Luis Buñuel, seul, à déjeuner chez lui. Luis était ému comme un collégien. Il m’a demandé quelle cravate il devait mettre. À son retour, il cachait une enveloppe en papier kraft sous le bras. Un peu gêné, il m’a avoué qu’il s’agissait d’une photo dédicacée. ‘’Je n’ai pas pu m’empêcher’’, m’a-t-il dit. Il considérait vraiment Fritz Lang comme un maître. Il avait une admiration pour Les Trois Lumières », l’un des tout premiers films expressionnistes (1921). Moment rare et unique dans l’histoire du cinéma – peu de photos concentrent autant de talents, hormis peut-être celle réunissant Brian de Palma, Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Steven Spielberg, Ron Howard et Robert Zemeckis autour de George Lucas, qui fêtait ses 50 ans en mai 1994. Ce repas a une portée symbolique : ceux qui ont fait la splendeur de Hollywood sont désormais des lions aguerris, en fin de carrière – à l’exception de Robert Mulligan –, prêts à se retirer dans leur tanière, non sans avoir bien vécu, évoqué le bon temps et s’être rendu mutuellement hommage. Que Cukor en ait été conscient ou pas, cet Olympe reste un témoignage : celui d’une époque où les cinéastes, aussi différents fussent-ils, s’estimaient, dialoguaient et incarnaient un idéal artistique. « Si je devais organiser une nouvelle version de ce déjeuner ? C’est la première fois qu’on me pose la question ! Il faudrait une grande salle à manger, mais je prendrais à coup sûr, parmi les cinéastes d’un certain âge, encore vivants, Andrzej Wajda, Pierre Étaix, évidemment Godard – quelqu’un de très drôle ! Sans oublier Rappeneau, Cavalier, Schlöndorf, des copains de la première heure, que j’ai connus autour de Louis Malle. » L’invitation est lancée par Jean-Claude Carrière. 1. Juan Cobos et al., « Entretien avec George Cukor (1964) », in George Cukor –

On/Off Hollywood, Paris, Capricci, 2013, p. 16. – 2. Jean Tulard, Dictionnaire du cinéma, tome 1, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 213. – 3. Cité par Yola Le Caïnec, in George Cukor – On/Off Hollywood, Paris, Capricci, 2013, p. 187.

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mmande

co re

Littérature

NOTO aime

Monologues de la boue

et

C o l e t t e M a z a b r a r d , É d i t i o ns V e r d i e r , 2 0 1 5 , 9 6  p. , 1 3 €

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Ni roman ni veritable journal, ce récit nous mène sur les pas d’une femme qui a entrepris de marcher seule. Trois étés durant, de Boulogne-sur-Mer à la Belgique, des Ardennes à la Suisse avant de passer en Espagne, sur la route de Saint-Jacquesde-Compostelle, elle cherche à épuiser dans cette déambulation salvatrice ses peines et ses pertes pudiquement évoquées, ainsi qu’à se réapproprier une terre dont elle s’était éloignée. Avec une écriture sèche et concise, Colette Mazabrard alterne brèves descriptions de lieux et fragments de dialogues pris à la dérobade ou partagés. Il n’y a pas ici ni renaissance ni miracle ; seulement l’impressionnante force motrice d’une femme, un auteur, dont on ne sait presque rien, mais qui partage avec nous quelques instants de vie, quelques sensations, quelques pensées, et qui parvient à faire parler le monde qui l’entoure. C’est un récit imprégné de l’odeur de la terre, de l’herbe humide, des sous-bois ; d’une nature qui absorbe jusqu’au personnage qui la traverse. M arc - A ndré C otoni

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Roman d’amours, Mãn évoque dans un récit insolite et dépaysant à souhait la trajectoire de l’héroïne éponyme dont le nom signifie « la parfaitement comblée ». Elle avoue d’entrée de jeu : « J’ai grandi sans rêver. » « Moi, j’ai un trou dans le cœur. » C’est ce trou, fait de nostalgie, de regrets, d’hésitations, de soumission aussi, qu’il s’agit de combler par l’ouverture à l’autre : le Québec, le français (appris dans Une vie de Maupassant), Julie, exubérante et généreuse, Luc, peut-être rencontré trop tard... Mãn a quitté le Vietnam à l’âge de 10 ans comme tant d’autres boat people. Mariée à un restaurateur vietnamien installé là depuis vingt ans, qu’elle estime mais n’aime pas, elle va, grâce aux recettes de cuisine de son pays, qu’elle améliore sans cesse, trouver celle de sa progressive adaptation à un monde si différent du sien. Le lecteur est très vite séduit par cette écriture singulière, dense, nerveuse, souvent poétique, où l’imagination et les émotions ont toute leur place. Il est invité à des allers-retours constants entre deux pays, deux langues, deux cultures, deux visions du monde. « Nous sommes ce que nos ancêtres ont été... Nos destins répondent aux gestes des vies qui nous ont précédés », lit-on au début du roman. Cent pages plus loin se manifestent fort joliment un désir d’émancipation sans rupture, une lente naissance à soi-même, un droit au rêve. Il vaut le voyage. S imone C habaux NOTO

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Photographie

Les douches la galerie

© Homer Sykes/Courtesy Les Douches la Galerie / © B. Marcincal

5 , r u e L e g o u v é , Pa r i s 1 0 e w w w. l e s d o u c h e s l a g a l e r i e . c o m

Aux Douches ! Si vous n’avez jamais osé pousser la porte d’une galerie photo, Les Douches sont pour vous : nichée dans une petite rue à côté du canal Saint-Martin à Paris, la galerie (d)étonne. De par son lieu d’abord, d’anciens bains douches publics construits en 1935 ; rénové, l’endroit a gardé sa faïence blanche et une atmosphère chlorée délicieusement surannée. De par son positionnement ensuite, car elle est bien davantage qu’un simple lieu d’exposition. Françoise Morin, sa directrice, la conçoit en effet comme un centre d’échanges autour de la photo. Parce qu’elle est également l’une des initiatrices de l’association Ville ouverte, les deux structures éditent ensemble des livres dédiés à la photographie, favorisent les rencontres entre les artistes et leur public, organisent des conférences en accès libre et animent un fonds consacré à cet art. Partant de la photo documentaire qu’elles privilégient, Les Douches deviennent un lieu d’échanges pour tous les amateurs, qu’ils soient professionnels ou non. Jusqu’au 31 octobre, la galerie exposent des œuvres de Homer Sykes, un photographe exceptionnel, méconnu en France : l’on ne saurait que trop vous conseiller d’aller découvrir sa vision ironique, en noir et blanc, de la Grande-Bretagne des années 1970 et 1980. À partir du 16 octobre et jusqu’au 28 novembre, la galerie présentera également une sélection de photos de Chicago, à commencer par celles de Vivian Maier, cette nourrice américaine dont les images n’ont été découvertes qu’après sa mort en 2009. C lémence H érout

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Cinéma

Francofonia, le Louvre sous l’occupation

Mardi 8 octobre 2013, peu avant 6 heures du matin, se déroule une scène inhabituelle aux allures de cambriolage du siècle dans la cour Napoléon du Louvre. Alexandre Sokourov et son équipe investissent les salles muséographiques, les sous-sols, les bureaux et les toitures pour treize tournages de jour et de nuit.

D ' A l e x a n d r e S o ko u r ov c o p r o d u i t p a r I d é a l e A u d i e n c e , l e m u sé e d u L o u v r e , Z e r o On e F i l m e t A r t e F r a n c e S o r t i e e n s a l l e s l e 1 1 n o v e mb r e 2 0 1 5 , d u r é e 1 h 2 8

D es spectres parmi les œ uvres Les séquences à tourner annoncent la dimension onirique du film. Dans le petit salon de coiffure et de maquillage itinérant, installé dans le café Mollien, les deux comédiens, Johanna Korthals Altes et Vincent Németh, préparent leur métamorphose en spectres de Marianne et de Napoléon. Pendant ce temps, l’équipe déploie son « bivouac » technique dans les salles rouges, parmi les grandes peintures françaises du xix e siècle. L’équipe prend ses marques dans le palais désert et immense qu’A lexandre Sokourov connaît déjà très bien, où il nourrit ses réflexions sur le film depuis de longs mois. Tout commence à prendre forme aujourd’hui. Le cinéaste dirige avec

F ra n c o f o n i a , l e Lo u v r e s o u s l ’ o c c u pat i o n , réalisé par A lexandre S okourov, a été sélectionné à la 72 e M ostra de V enise . F ilmé en grande partie au L ouvre , il a pour point de départ le destin des œ uvres du musée durant la seconde guerre mondiale . R écit de tournage . NOTO

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beaucoup de précision les deux fantômes qui hantent les lieux et l’étrange temporalité du récit. Il montre à Marianne, en bonnet phrygien, comment virevolter devant Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. Durant cette prise, tournée à la steadycam, il suit d’un pas de danseur sa comédienne et, comme souvent, prodigue en direct des indications de jeu. Puis Napoléon observe son portrait peint par Delaroche. Songeur, il marche devant le Sacre de Napoléon I er, le chef-d’œuvre de Jacques-Louis David. « C’est moi ! » lance-t-il fièrement à la caméra.

ou de perspective, jeux de reflets à l’aide de miroirs, anamorphoses, ombres en mouvement, transparence à travers des marbres sculptés, incidents lumineux, etc. Pour la seconde fois, il travaille avec Bruno Delbonnel, le directeur de la photographie des derniers films de Tim Burton et des frères Coen, qui avait signé l’image impressionnante de Faust, le précédent long métrage du réalisateur. Sur l’immense tableau Les Noces de Cana, il faut que la lumière et les ombres bougent « comme si des nuages passaient dans le ciel », lui dit-il. Aux alentours de minuit, grâce à la mise en place virtuose de Delbonnel et de son équipe, le grand tableau semble s’animer, et Marianne surgit du grand banquet vénitien peint par Véronèse. Plus tard dans la nuit, le tournage se termine dans la salle du Manège, où Napoléon désigne les sculptures antiques comme ses butins de guerre, rappelant à la fois que l’Europe est capable de protéger les œuvres et que la pratique du pillage est inscrite dans son histoire. Dernière prise avant le petit matin, il faut faire vite : deux gardiens de nuit ont aperçu un rôdeur, ils courent en vain parmi les sculptures derrière le fantôme de l’Empereur. Il s’est déjà volatilisé. Le temps imparti au tournage est écoulé. Il faut rapidement faire place nette. Des milliers de visiteurs arrivent.

© Valérie Coudin

U ne nuit avec la J o co n d e Obtenir l’autorisation de pénétrer la nuit dans le musée du Louvre est un privilège extraordinaire. Y entrer avec le plus grand cinéaste russe vivant, sa créativité visuelle, son audace, son imaginaire, ses inquiétudes sur le devenir de la civilisation européenne, est une expérience unique. Ce deuxième tournage se met en place à partir de 22 heures, devant la Joconde et les peintures vénitiennes. Le musée vient juste de fermer. L’éclairage, ordinairement maintenu, est éteint pour l’occasion, car la lumière doit être entièrement recréée pour le film. L’équipe, précise et légère, commence à œuvrer dans une semi-pénombre. On perçoit parfaitement l’immense volume du palais mais on distingue à peine les œuvres, sauf une : la Joconde. Lorsque la salle des États est plongée dans l’obscurité, seule la petite ampoule placée devant sa vitrine reste allumée. Monna Lisa semble flotter dans son aura. C’est une apparition. Cet effet muséographique surprenant, goûté d’ordinaire par le seul personnel du musée chargé des rondes nocturnes, ne manque pas de fasciner. Comme souvent dans l’œuvre de Sokourov, le travail plastique sur l’image est très inventif. Le réalisateur souhaite, pour ce film tourné en numérique, créer des atmosphères particulières autour des œuvres : effets d’aplats

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D ans la salle des C aryatides , le 2 9 septembre 1 9 4 0 On retrouve les deux héros un mardi, jour de fermeture du musée, dans la salle des Caryatides, où le cinéaste reconstitue une scène historique, qui s’est déroulée le 29 septembre 1940. Metternich annonce la réouverture du musée en présence de hauts dignitaires allemands. Une trentaine de figurants en uniformes de la Wehrmacht est rassemblée devant l’impassible Artémis à la biche, dite Diane de Versailles. La mise en place de la séquence est complexe et prend du temps. Comme toujours, Alexandre Sokourov est calme et attentif aux moindres détails. À la fois ferme et chaleureux, il accorde la même attention aux figurants et aux comédiens. Le film s’invente à chaque nouveau tournage. Sur le plateau, Alexandre Sokourov brasse de nouvelles idées de mise en scène. Parfois, il met à contribution ses amis, les techniciens ou les visiteurs présents sur le tournage et leur confie de petits rôles ou de la figuration. Toutes les images sont étalonnées sur le plateau au fur et à mesure, ce qui permettra au cinéaste de finaliser le montage à partir d’un matériau déjà proche du résultat recherché. Le travail sur l’image et un traitement particulier de la bande son se poursuivront en postproduction. D’autres tournages, dans différents décors parisiens ou au château de Sourches, qui abrita des chefs-d’œuvre du Louvre dans ses caves, ou encore dans le bureau du cinéaste à Saint-Pétersbourg, complètent

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ceux du Louvre. Le film utilise aussi de nombreuses archives, ainsi que les images d’un navire en perdition dans une tempête. Le récit chemine librement dans le passé, le présent et le futur. L e destin des civilisations Dès 2011, le cinéaste débutait les repérages de Francofonia et explorait le musée dans ses moindres recoins, à la recherche des œuvres qui habiteraient son récit. « Elles ont été choisies sans se soucier de l’avis de consultants ou de spécialistes, simplement par mon attirance intime. L’exercice est d’autant plus difficile qu’au Louvre, il est plus aisé de se brûler la cervelle que de faire une sélection. [...] Il faut donc tout regarder, tout étudier, jusqu’à ce que le cœur nous souffle une réponse », explique le cinéaste. Il ne s’agit pas d’un film historique ou scientifique mais plutôt d’un récit-fiction, qui brouille les frontières traditionnelles entre la fiction et le documentaire, et d’une méditation sur le destin des civilisations. Au-delà de la période de l’Occupation, le réalisateur questionne l’actualité : est-il possible, dans les circonstances d’une guerre, de conserver et de défendre les valeurs de l’humanité ? Lorsqu’il cadre, en 2013, les taureaux androcéphales ailés du palais de Sargon II qui dominent la cour Khorsabad du Louvre, personne ne se doute que peu de temps après, Daech filmera les mêmes figures monumentales, à leur place dans l’antique cité mésopotamienne de Ninive. Valérie Coudin

© Valérie Coudin

D eux héros humanistes Quelques jours plus tard, le cinéaste met en scène les deux protagonistes du film dans les bureaux de la direction du musée : Jacques Jaujard (Louis-Do de Lencquesaing) et le comte Franz Wolff-Metternich (Benjamin Utzerath). Jaujard, directeur des musées nationaux, a déjà fait évacuer une grande partie des œuvres vers des châteaux en province, avant l’arrivée des Allemands. Metternich, nommé par le haut commandement de la Wehrmacht, est à la tête de la commission allemande pour la protection des œuvres d’art en France (le Kunstschutz). La rencontre des deux hommes, « les deux faces de la même vie, de la même médaille » selon Sokourov, est au centre d’un récit qui questionne la manière dont ils sont parvenus à assurer ensemble la défense de l’art et des trésors du palais, animés par les mêmes valeurs humanistes.

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André Derain, le titan foudroyé M i c h e l C h a r z at, H a z a n , 2 0 1 5 , 3 8 4  p. , 3 9 €

Audacieux et controversé , A ndré D erain eut une vie d ’ artiste . M ichel C har z at nous offre une biographie à la hauteur de ce «  géant mélancoli q ue » , prince de la lumière , «  partagé entre une nature turbulente et une vie intérieure intense  » . U n ouvrage exigeant, écrit comme un roman , au plus près d ’ un peintre m ystérieux .

À la descente du train, Derain découvre une bourgade austère qui s’étage entre mer et montagne. Une lumière intense éblouit le visiteur. Encombré de ses caisses, de sa valise et d’un parasol « plus grand qu’un douanier », Derain dirige ses pas vers l’hôtel de la Gare, l’unique auberge de Collioure, exploitée par la veuve Paré, dite Dame Rousette. Un demi-siècle après, Muxart – alors tout jeune homme – se souvenait de l’apparition de Derain. « Une espèce de géant maigre, tout habillé de blanc, avec une longue et fine moustache, des grands yeux de chat et une casquette rouge sur la tête. » (...) Dans la première lettre qu’il adresse à Vlaminck, Derain résume ses impressions. Collioure : « Des gens, la tête bronzée avec des couleurs de peau chrome, organe, culotté ; des barbes noires bleutées. Ce sont des femmes, de très beaux gestes, avec des caracos noirs, des mantes ; puis des poteries rouges, vertes ou grises, des ânes, des bateaux, des voiles blanches, des barques multicolores. Mais c’est la lumière, une lumière blonde, dorée, qui supprime les ombres. C’est d’un travail affolant. Tout ce que j’ai fait jusqu’ici me semble stupide. » (Extrait du chap. 4, Une saison à Collioure, p. 65 et 66)

Les 4 prochaines parutions + en cadeau** C ontes d’amour de folie et de mort de Horacio Quiroga (Métailié) Baal de Rainer Werner Fassbinder (Carlotta) ou   la prochaine parution le premier numéro

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Théâtre

Sirènes D e Pa u l i n e B u r e a u e n t o u r né e : l e 1 0 n o v e mb r e 2 0 1 5 au théâtre de Villefranche, l e s 1 7 e t 1 8 n o v e mb r e a u T h é â t r e - S én a r t, l e s 4 e t 5 d é c e mb r e a u M e r l a n de Marseille, d u 1 6 a u 2 0 fé v r i e r 2 0 1 6 au théâtre Romain Rolland d e V i l l e j u i f, d u 2 3 a u 2 6 fé v r i e r à l a M a n u fa c t u r e d e N a n c y, e t c .

E n juin dernier , Pauline B ureau a re ç u le prix N ouveau talent SAC D pour sa première pièce de thé â tre en tant q u ’ auteure , S i r è n e s , publiée che z Actes S ud , en tournée cet hiver dans toute la F rance . M etteuse en scène , fondatrice de la compagnie L a part des anges , Pauline B ureau convo q ue l ’ intime comme le collectif. D ans M o d è l e s , son précédent spectacle , elle montrait comment les influences sociales sculptent l ’ identité féminine . Avec S i r è n e s , elle sonde nos secrets de famille .

En interrogeant ces secrets de famille qui ricochent sur plusieurs générations, vous soulevez la question du déterminisme... Que les vies de ceux qui nous ont précédés nous traversent ne signifie pas que nous sommes condamnés. Bien au contraire, cela signifie que nous avons chacun une histoire, que nous pouvons modeler, façonner, mettre dans un sac, noyer dans une rivière ou porter sur le dos. Nous pouvons en faire quelque chose. Sirènes ne raconte pas ce déterminisme, il s’interroge : « Et avec ça, on fait quoi ? » On ne peut pas dire qu’Aurore a perdu sa voix à cause de tel ou tel événement. Mais en se penchant sur son passé, elle dénoue des liens et sa voix revient. Parfois, on ne sait pas par où ces choses passent. C’était là-dessus que j’avais envie de travailler. La construction de l’identité et la place de la femme semblent être des axes importants de votre travail. Oui, c’est important. Modèles a été pour moi comme une prise de conscience. C’est un spectacle sur nos vies, comme un état des lieux, un cri. Je me demandais comment faire du théâtre avec ça, le transformer en fiction. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Sirènes. J’avais envie d’aborder ces questions de l’identité et de l’histoire des femmes, plus particulière. La grand-mère ne travaille pas, elle est entièrement dépendante de son mari, et quand il la quitte, c’est un effondrement terrible, dont il reste des traces deux générations plus tard.

E ntretien avec Pauline B ureau

Sirènes fouille des secrets de famille et enquête sur trois époques, de mère en fille. Comment vous est venue cette idée ? Cela faisait un moment que j’avais envie de raconter ce qui ne se dit pas au sein des familles et comment ces secrets nous traversent. Je croyais qu’ils étaient reliés à l’histoire de chaque famille, donc très personnels. En lisant un certain nombre d’études et de livres, j’ai constaté qu’il y a cinq ou six secrets de famille qui reviennent, les mêmes pour une époque donnée, différents à une autre. Ils sont souvent liés à ce qui est accepté ou pas dans une société. Par exemple, dans les années 1960, ils concernaient les filles-mères ou les morts d’enfants. Aujourd’hui, il y en a de nouveaux, comme la maladie ou la conception. Ils sont traçables parce que générationnels. Quand on a joué Sirènes, des spectateurs nous ont dit : « Ah, mais ça ressemble à l’histoire de ma grand-mère ! » NOTO

Quel a été votre procédé d’écriture ? J’avais écrit les quinze premières pages. J’avais le début de chacune des trois histoires. Je savais à peu près comment cela allait évoluer mais j’ignorais jusqu’où avancer dans chacune des histoires. C’est au fur et à mesure, en les poussant avec les acteurs, en travaillant au plateau, que certaines choses sont tombées et que le montage s’est fait. L’écriture au plateau vous est-elle nécessaire ? Je n’arrive pas à faire autrement. Je travaille avec des acteurs qui proposent des choses sur ce que j’écris et qui m’inspirent beaucoup, ne serait-ce que par leur présence physique. L’écriture ne préexiste pas au spectacle. Les voir, à un moment donné, sous une certaine lumière, me donne beaucoup de force. Y a-t-il eu une réécriture du texte en vue de sa publication ? La publication est arrivée après trente représentations, durant lesquelles le texte avait été retravaillé. Le texte publié, c’est le texte joué. C’est la partition du spectacle. Allez-vous écrire votre prochain spectacle ? Actuellement, Sirènes est en tournée, jusqu’en février 2016. La pièce qu’on a créée en mars dernier, Dormir cent ans, également en tournée, sera publiée en janvier 2016 chez Actes Sud. Ma future création aura lieu lors de la saison prochaine. Je commence à travailler dessus. Elle va s’appeler Mon cœur et aura pour thèmes le corps, la santé et l’histoire du Mediator. P ropos recueillis par O dile L efranc 38

© Paul Allain

Vous avez découvert le théâtre avec Ariane Mnouchkine. Après le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris (promotion 2004) et quelques expériences de comédienne, vous choisissez de vous consacrer à la mise en scène. Auriez-vous imaginé un jour être auteure de théâtre ? Je ne me serais pas imaginée un jour prendre un clavier et écrire un texte. Cela a été vraiment un chemin. Au départ, je mettais en scène les textes des autres. Puis l’aventure de Modèles a été très marquante. J’ai écrit le spectacle avec cinq actrices et j’ai en partie assumé le montage du texte. L’écriture collective m’a libérée. Après Modèles, j’ai écrit Sirènes et pour le coup, j’ai signé avec mon nom.


R e n d e z- v o u s

BUS T ER K EA T ON Silent Night À pa r t i r d ’ o c t o b r e , t o u s l e s p r e m i e r s d i m a n c h e s d u m o i s , s u r TC M C i ném a w w w. t c m c i n e m a . f r

TC M C inéma déclare sa flamme au cinéma muet. À partir d ’ octobre , tous les premiers dimanches du mois , un grand film de cette période sera diffusé . L ’ on pourra notamment découvrir L a G ra n d e Para d e ( 1 9 2 5 ) de K ing V idor , L e V e n t ( 1 9 2 8 ) de victor S j ö strom ou Les Nuits de Chic ago (1927) de Josef von Sternberg. L e rende z -vous s ’ ouvre avec L e Cam é rama n de B uster K eaton , dont on f ê tera le 1 2 0 e anniversaire en octobre .

© The Cameraman, 1928, TM & Warner Bros Entertainment In. All Rights Reserved

La plus belle description de Buster Keaton (1895-1966), revient à Henry Langlois : « L’acteur tout d’abord est étonnant, une tête rigide qui a l’air découpée dans un marron, de grands yeux fixes, un masque immobile. On dirait que cette tête est chez lui un organe articulé, aussi inexpressif, aussi grave qu’un pied ; elle a l’air d’avoir été ajoutée au corps, greffée sur le corps vivant et élastique comme un prolongement en stuc ou en carton bouilli. Le corps, lui, joue sans arrêt, saute, danse avec une souplesse qui ravit. La tête le suit sans très bien saisir les aventures dont elle fait partie. Dans cette opposition, ce virtuose de l’acrobatie trouve le premier élément de son génie comique. » Buster Keaton est effectivement fascinant à regarder. Sa mise en scène et l’intelligence de ses gags sont une leçon de cinéma. Nous retranscrivons un extrait d’un entretien donné par Buster Keaton à Herbert Feinstein, pour Les Cahiers du cinéma en 1966, un an avant sa disparition.

un peu, tu me diras ce que tu en penses. » Et alors, tout ce que j’ai vu dans le studio m’a emballé. La première chose que j’y ai faite, c’est de devenir l’ami de l’opérateur, j’ai pu ainsi démonter une caméra, apprendre tous les trucs du métier, aller dans la salle de montage, etc. Le jeune garçon que j’étais fut fasciné par ce monde nouveau. Dans Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950), Gloria Swanson dit que les films n’ont fait que dépérir, qu’actrice du muet elle pouvait tout exprimer avec un regard et qu’il n’y a plus maintenant que des paroles, toujours des paroles. êtes-vous de cet avis ? B . K . : Non, je ne pense pas. Mais nous n'étions que quelques-uns à travailler comme je le faisais. Lorsqu’une intrigue présente certains points où l’action peut se passer de dialogues, il faut en tirer profit. Quand de jeunes scénaristes arrivaient de Broadway, nous leur recommandions de tout fonder sur des gags, quels qu’ils soient. Il s’agissait de raconter notre histoire à partir de nos personnages, de leur action, et de n’utiliser le dialogue que si c’était nécessaire. Il fallait développer au maximum les éléments que nous avions, avant d’avoir recours aux répliques. H . F. :

« La source secrète de l’humour n’est pas la joie, mais la peine » disait Mark Twain. Le pensez-vous ? B . K . : Oui, j’en ai bien peur. Le public rit des maux que nous subissons. Il ne le ferait certainement pas s’il avait, lui, à les affronter. Toutefois, je n’ai jamais exploité cela complètement dans mes films.

H erbert F einstein :

Est-ce bien Harry Houdini qui le premier vous appela Buster ? B uster K eaton : Oui, c’est bien lui. Mais bon sang, à vous entendre parler, on dirait que je suis quelqu’un ! Ça, j’ai vu du pays, j’ai fait un bout de chemin.

H . F. :

H . F. :

Et vous n’avez pas fini, n’est-ce pas ? Oh non ! J’ai commencé un soir de 1896 à Pickway, Kansas, dans un show de la Keaton and Houdini medicine show company. Mon père jouait les rôles comiques et ma mère les ingénues et les soubrettes, elle dansait aussi, et elle chantait. À six mois j’ai dégringolé d’un escalier sans me faire de mal et Houdini s’écria : « Ça, c’est un buster ! » Puis le vieux continua : « C’est un bon nom pour lui, on l’appellera comme ça. »

H . F. :

B. K. :

B. K. :

Qu’est ce qui vous a fait quitter les planches ? Je ne sais pas. J’allais voir des films quand j’étais en tournée. J’aimais bien ça. Et lorsque Fatty Arbuckle [acteur star du muet NDLR], me demanda : « As-tu déjà été dans un film ? », je lui répondis : « Je n’ai jamais été dans un studio. » « Eh bien, suis-moi, dit-il, essayons

H . F. :

B. K. :

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J’ai lu dans votre autobiographie qu’un jour vous avez souri à l’écran. Oh non : j’ai essayé.

Et le sourire n’a pas pu venir... C’était une tentative que j’ai entreprise uniquement pour faire plaisir à la MGM et en particulier à M. Thalberg [producteur de cinéma NDLR], qui voulait que j’essaye. Vous savez un magnifique fondu à la fin d’un film, la fille dans mes bras ou quelque chose de ce genre et alors : un grand sourire. Lors des premières projections privées de cette émission de télévision le public, au lieu de dire : « Oh ! Regarde, il sourit ! », s’écria : « Ah l’idiot, il sourit ! ». Ils étaient fous contre moi. Le film repartit alors au studio, on le coupa et l’on monta la première prise où, sur mon visage impassible, venait le fondu.

H . F. :

B. K. :

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Marc Karlin, fragments visibles w w w. sp i r i t o fm a r c k a r l i n . c o m

P our leur 27 e édition , les É tats généraux du film documentaire de Lussas , en A rdèche , ont proposé une rétrospective de l ’ œ uvre de M arc K arlin , invisible en F rance . A dmiré par Chris Marker, ce cinéaste – qui a notamment été rédacteur en chef et éditeur de la revue de cinéma V e rt i g o – a développé un travail h y bride , aussi engagé q u ’ éclecti q ue .

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P our q uoi une œ uvre est- elle invisible  ? Pourquoi un film, en dépit de sa puissance et de sa maîtrise, reste-t-il confidentiel ? Interrogé sur ces points, le critique et historien du cinéma Federico Rossin, programmateur de la rétrospective « Fragments d’une œuvre » consacrée à Marc Karlin, apporte plusieurs réponses, touchant autant à la période de production qu’au médium choisi. Documentariste, Marc Karlin a travaillé pour la télévision britannique (essentiellement Channel 4) dans les années 1980 et 1990, une période qui « politiquement était la plus réactionnaire, et a produit le présent que nous vivons. Comme il n’y a jamais eu en Angleterre de financement public pour le cinéma, la seule manière pour des réalisateurs indépendants de travailler était la télévision. Marc Karlin s’autoproduisait et vendait ses films à la télé pour boucler ses productions ». L’ostracisation est en partie structurelle : les droits de ses films appartenant aux chaînes coproductrices, leur diffusion demeure soumise aux choix de celles-ci. On trouve là le caractère à « double tranchant de tous les ghettos : on te protège, mais on t’écarte du monde ». Mais la méconnaissance serait aussi liée à la hiérarchie persistante entre le septième art, produit culturel légitime, et la télévision, sous-produit culturel. « Aucun de ces films n’a jamais circulé dans aucun festival au monde. Il y a toujours eu un mépris, même en France, pour les réalisateurs ayant travaillé pour la télé. » Média de masse par excellence, la télévision peut bel et bien être un facteur d’isolement...

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© Marc Karlin archives

découverte

C omment parler d ’ une œ uvre invisible  ? Au-delà du défi, l’interrogation se révèle passionnante, en ce qu’elle est aussi spécifiquement cinématographique. Car si l’on prend – au hasard – les cas du théâtre et de la danse, l’invisibilité, voire la disparition, leur sont intrinsèques : une pièce chorégraphique, un spectacle, une performance programmés dans une petite salle, pour une poignée de dates, pourront n’avoir été vus que par une dizaine de spectateurs. Ainsi existe-t-il des champs où des artistes peuvent travailler des années (une vie ?) à la marge, sans guère d’espoir de visibilité. Pour ceux-là encore plus que pour les autres, les paroles sur leur travail sont vitales, en ce qu’elles attestent de son existence. Mais alors, pourquoi poser cette question dans les champs cinématographique et télévisuel ? Peut-être parce que depuis l’avènement de la VHS et, plus récemment, de la vidéo à la demande et de la multiplication des chaînes de télévision, il est des espaces de diffusion qui s’obstinent à ignorer leur capacité d’occultation d’œuvres. On associe le flux perpétuel et la diversité des possibilités de visionnage à la mise à disposition de toutes les créations, alors qu’il y a bien un effet boomerang, celui de l’ignorance de films, de réalisateurs. Né en 1943, disparu brutalement en 1999, le réalisateur britannique Marc Karlin, auteur de 12 films entre 1975 et 1995 (diffusés à la télévision britannique), a subi de plein fouet cet effet. Si la rétrospective, la première mondiale de son travail, que lui a consacré les États généraux du documentaire permet de lutter contre sa confidentialité, elle a également été l’occasion de découvrir un cinéaste exigeant et radical, au parcours, aux esthétiques et à l’œuvre inspirants.


P our q uoi parler d ’ une œ uvre invisible  ? Si l’invisibilité s’éternise, peut-être y a-t-il de bonnes raisons (vieillissement formel, caducité du propos, etc.), que peuvent se refuser à affronter l’historien du cinéma ou le critique immergés – aveuglés – dans leur passion. De tels soupçons s’estompent dès la découverte de Nightcleaners Part 1, film inaugural de « Fragments d’une œuvre ». Premier film réalisé par Karlin, c’est aussi le seul signé par un collectif, Berwick Street Film Collective. Conçu entre 1972 et 1975, ce film en noir et blanc suit la lutte en Grande-Bretagne de femmes de ménage sous-payées, soumises à des contraintes de travail extrêmement fortes. Loin de tout manichéisme et de toute héroïsation des personnages, le film rend compte autant de la complexité de la lutte – dans les rapports des femmes entre elles, avec leurs patrons ou avec les syndicats – que de la difficulté du cinéma à témoigner de ces mouvements sociaux. S’attachant aux gestes quotidiens, filmant en gros plan les visages fatigués, les corps abîmés, le collectif refuse tout romantisme et conçoit un film à l’inventivité formelle rare. Il opte pour une structure hachée, qui déconstruit les images et les sons, telle cette musique classique accompagnant quelques secondes le travail d’une femme. Quelques secondes seulement, et le silence lourd qui suit, tandis que la travailleuse continue de passer l’aspirateur, raconte dans ce décalage entre image et musique les longues nuits de travail, comme la défiance vis-à-vis d’une représentation magnifiée, fantasmée de l’ouvrier. Pour Federico Rossin, Nightcleaners Part 1 est un film d’« une intelligence absolue aux personnes et aux histoires. Il y a une sensibilité dans l’articulation de temps et de parcours différents dans des structures filmiques polyphoniques. C’est une voix off littéraire à plusieurs couches, à l’opposé du monumentalisme militant. Le collectif a eu la force de critiquer jusqu’au bout le dispositif de cinéma militant, de l’éradiquer : voix off militante, présentation de modèles politiques exemplaires ou contre-exemplaires. Là, il y a une volonté d’inscrire, dans la matérialité du film, dans le grain de l’image, sa fabrication. Les silences, les noirs, les ralentis nous donnent l’espace pour penser, nous faire comprendre qu’il faut aussi changer le cinéma, pas que la société ». Ce travail que Federico Rossin qualifie de « dialogique », Karlin va le mettre en œuvre dans chacun de ses films, refondant le documentaire et le film-essai, forme de cinéma introspectif dont les représentants en France sont Chris Marker, Alain Resnais ou Jean-Luc Godard. « En traçant les contours de soi-même, de sa pensée, Marc Karlin fait de son miroir intérieur le miroir pour regarder le monde. C’est un filtre et un miroir en même temps, donc il ne prétend ni détenir la vérité, ni donner des leçons, ce sont des tentatives de compréhension. Même dans les films où il y a beaucoup de paroles, celles-ci se contredisent, s’élargissent, se réduisent, ce sont des cercles qui s’ouvrent, se referment, se touchent. Il y a une richesse puissante dans tout cela, une pensée non progressive du temps, de l’espace, une vision de l’histoire non linéaire. » Concrètement, ces structures libres produisent des espaces où le spectateur est invité à penser avec le film. Elle lui « donnent une liberté d’action. C’est une démocratie directe du cinéma, l’œuvre doit nous amener au travail, nous secouer. On ne doit pas sortir contents d’avoir tout compris. On sort avec des doutes, des failles ».

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Y a -t- il de l ’ invisible dans une œ uvre  ? Tout artiste travaille des motifs, développe plus ou moins consciemment des obsessions, déplie au fil des œuvres un langage. Chez Karlin, outre un goût prononcé pour l’actualité politique, pour l’évolution du socialisme, pour l’histoire – nous y reviendrons – une attention pour les invisibles (femmes de ménage anglaises, petit peuple nicaraguayen, etc.), on croise également l’utilisation d’images d’archives, de maquettes, de citations, de voix off. Car tout en ayant recours aux usages précités, le cinéaste trouve pour chaque film une forme spécifique et hybride, conçue durant la réalisation. L’illustration la plus évidente de cette idée s’éprouve face à sa série consacrée à la révolution nicaraguayenne. Dans Nicaragua 1, 2, 3 et 4, en 1985, ainsi que dans le cinquième film Scenes For a Revolution réalisé en 1991,

Karlin aborde peu ou prou la même question – celle de la situation politique du pays – mais sous des angles et avec des vocabulaires différents. Le premier de la série, Nicaragua 1 : Voyages ne ressemble en rien aux œuvres qui suivront. Dans cet opus, ce sont des photographies, réalisées par l’Américaine Susan Meiselas en 1978 et 1979, qui constituent le matériau cinématographique. Ces images brutes, du quotidien, qui captent au plus près deux insurrections ayant amené la chute de la dictature de la famille Somoza et l’avènement du gouvernement sandiniste, sont montées en cinq travellings. À chacun correspond une lettre adressée par Susan Meiselas à Karlin. Dans cet échange épistolaire imaginaire, Meiselas fait part de son expérience nicaraguayenne, mais également de ses rapports ambigus à cette histoire. De sa responsabilité de photographe, dont les photos peuvent provoquer la mort, à son rôle (travaille-t-elle comme photojournaliste ou réalise-t-elle des photos utiles à la lutte ?), les lettres embrassent toute la complexité de la place du reporter, et plus largement de l’étranger, dans

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C aroline C h â telet

© Marc Karlin archives

de tels événements historiques. Le photographe témoigne-t-il ou fabrique-t-il des images ? Où s’arrête le documentaire et où commence l’implication, voire la manipulation ? Ces questions passionnantes sur les différents régimes de l’image et les ambiguïtés du métier de journaliste s’entremêlent aux débats traversant le front sandiniste. Les travellings, en évoluant à l’intérieur des photographies, allant, venant, passant de l’une à l’autre, zoomant ou dé-zoomant, rendent compte des questionnements de Meiselas. Comme de son aveu d’échec : la réalité échappe toujours à la photographie et si cette dernière devient la mémoire de l’histoire, elle la reconstruit à travers elle. L’histoire est présente dans tous les films du cinéaste, mais sans dogmatisme ni idéologie, Karlin préférant le questionnement à l’énonciation d’une vérité. Peut-être est-ce aussi pour ce tropisme que Federico Rossin considère Karlin comme le seul réalisateur benjaminien : « C’est le seul qui ne cite pas Walter Benjamin mais le met en œuvre. » Listant les points communs aux deux hommes, le critique évoque « la vision de la temporalité ; de la lutte des vaincus, des opprimés ; de la tradition révolutionnaire ; de la révolution anglaise (avec son mélange de traditions religieuses puritaines et de militantisme politique protocommuniste). La vision critique du parti communiste et de la tradition esthétique ; la vision du temps non linéaire, avec des histoires qui se relancent, se retrouvent ». Mais aussi « l’usage de motifs, comme ces gestes des femmes dans Nightcleaners Part 1 ». Ou ces mains au travail, en action, racontant encore et toujours le labeur, la domination, et qu’on croise dans Nicaragua 4 : Changes comme dans Between Times, film de 1993 sur l’avenir de la gauche britannique confrontant les points de vue d’un socialiste et d’un postmoderne.

A d d e n d u m . E t ce cinéma serait, donc , définitivement invisible  ? Non. En janvier 2011 est née In the Spirit of Marc Karlin (« dans l’esprit de Marc Karlin »), structure travaillant à la collecte et à la préservation des archives du cinéaste. Restauration et numérisation des films, achat des droits auprès des chaînes de télévision, organisation de journées d’études, diffusion de l’œuvre, etc. La structure propose ainsi, via son site internet, de découvrir en vidéo à la demande les films de Karlin. Outre la publication en Angleterre en mars dernier de Marc Karlin – Look Again, écrit par Holly Aylett, l’une des cofondatrices de In the Spirit of Marc Karlin, la rétrospective imaginé par Federico Rossin a permis de découvrir cette figure essentielle de l’histoire du cinéma documentaire. Et de pouvoir, avec ce « chaînon manquant, puis retrouvé, entre le cinéma militant et le cinéma expérimental », penser l’évolution du documentaire.

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Arts graphiques

Les Variations d’Orsay

M a n u e l e F i o r , F u t u r o p o l i s - M u sé e d ’ O r s ay, 2 0 1 5 , 7 2  p. , 1 6 €

Depuis une dizaine d’années, les incursions au musée d’auteurs de bande dessinée, d’abord au Louvre (Nicolas de Crécy, Jirō Taniguchi, Marc-Antoine Mathieu, etc.) et maintenant à Orsay, donnent lieu à des expériences variées. Les lieux et les coulisses, les œuvres et les fantômes qui s’en échappent apparaissent souvent moins au service d’un récit classique que d’une errance polyphonique, un voyage dans le temps plus ou moins réussi à la rencontre des peintres et de leurs créations. Pas aussi loufoques mais tout aussi réjouissantes que le remarquable Moderne Olympia de Catherine Meurisse, qui inaugurait en 2014 la collection dédiée à l’ancienne gare, ces Variations d’Orsay invitent à une déambulation fluide et colorée, parfois drôle, enserrée par l’architecture de Guimard, aux côtés de La Charmeuse de serpents d’Henri Rousseau, de Degas cherchant conseil auprès d’Ingres (« Il faut laisser aller le crayon. Comme une mouche sur le papier »), ou de la foule inepte face à l’exposition, en 1874, des intransigeants, futurs impressionnistes. G a ë tan A k y ü z

Votre libraire aime

La Librairie du canal 3 , r u e E u g è n e Va r l i n , Pa r i s 1 0 e

D ow n tow n D i a r i e s J i m C a r r o l l , t r a d u c t i o n d e l’ a n g l a i s ( É tat s - Un i s ) Jé r ô m e S c h m i d t, é d i t i o ns In c u lt e , 2 0 1 5 , 2 0 0  p. , 1 6 , 9 0 €

L’ouverture d’une librairie est toujours une joie. Installée dans un grand et bel espace très lumineux, la Librairie du canal affiche, sans prétention, ses ambitions et le souhait d’être un lieu pour flâner, découvrir, rencontrer et échanger parmi 13 000 références (romans, poésies, arts, BD, etc.).

« C’est le jour où je suis né au Bellevue Hospital, il y a vingt ans à New York... C’est l’anniversaire d’Herman Melville, des Graceful Dead. C’est en ce jour que les Russes ont envoyé leur première bombe atomique dans l’atmosphère. Ils l’ont fait sauter, d’ailleurs, quelques heures après que l’on m’a extirpé de la matrice maternelle, et la radiation, la peur, la chaleur désespérée de son vortex brûlant ne se sont depuis jamais évaporées. » Près de quarante ans après l’inoubliable The Basketball Diaries de Jim Carroll paraît enfin Downtown Diaries, traduit par Jérôme Schmidt et publié grâce à la persévérance de la maison d’édition Inculte. Jim Carroll, écrivain, poète et musicien mort en 2009, nous parle de sa vie dans le New York underground des années 1970, de ses muses, de ses addictions et de l’atmosphère de cette époque. Sous la forme d’une chronique plus au moins autobiographique, il capture une période libre et révolue, où drogue, sexe et rock’n’roll étaient la norme, dont Carroll, tout juste âgé de 20 ans, veut s’éloigner pour retrouver le désir d’écrire – sans être constamment sous héroïne – et peut-être découvrir un sens à sa vie. Son expérience et ses rencontres – on croise Bob Dylan, Patti Smith, The Velvet Underground et même Salvador Dalí – sont décrites à travers des instants lumineux ou durs, décalés et parfois hilarants. Par son style vivant et plein de finesse, Jim Carroll transforme les côtés sombres en une belle histoire de vie, qu’il transcende à travers la rédaction de ce journal, et il parvient à nous en donner une vision extrêmement poétique. la librairie du canal

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c o ll e c t i o n

Une visite a u m u s é e G u i m e t, la splendeur orientale 6 , p l a c e d ’ Ién a Pa r i s 1 6 e w w w. g u i m e t. f r

À la q uestion «  q uelle exposition me conseillerie z -vous en ce moment ?  » , nous vous répondrons : les collections permanentes , q ui gagnent à ê tre connues . D irection le musée national des arts asiati q ues – G uimet, à Paris .

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L’A sie est dans le 16 e arrondissement de Paris grâce à un homme, Émile Guimet (1836-1918), industriel et grand voyageur, qui parcourut le monde, de l’Égypte à l’A sie du Sud-Est. Il réunit une importante collection qu’il présenta à Lyon, en 1879, au sein d’un musée des religions de l’Égypte, de l’A ntiquité classique et des pays d’A sie. Il en fit don à l’État qui s’engagea à construire en 1889 le musée que nous connaissons, qui n’a cessé de se développer au cours du xx e siècle, avant de devenir, en 1945, un des plus importants musées d’arts d’Asie au monde, en recevant l’ensemble des collections du département des arts asiatiques du Louvre en échange de ses œuvres égyptiennes. Lundi 14 septembre 2015, les rues proches du musée sont assez calmes. Les piétons fuient la pluie battante et se réfugient sous les ciels de faïence du métro. La rentrée culturelle approche, les grandes expositions temporaires ne s’affichent pas encore à tous les coins de rue. La voie est libre pour une visite des collections permanentes : c’est comme si le temps s’arrêtait. Un calme absolu règne, de colossales sculptures se dressent devant nous, le voyage commence avec l’art khmer, une des collections les plus riches au monde en dehors du Cambodge. Toutes les salles du musée s’articulent autour de cet espace baigné de lumière et des trois visages monumentaux de la partie supérieure d’une tour du temple du Bayon, à Angkor. Un couple reste figé devant cette pièce, la plus grande du musée. Un véritable jeu de regards s’opère entre eux et les visages sculptés. Pendant que leurs yeux restent rivés sur ces faces qui ne font qu’une avec l’architecture, les divinités Brahm , Shiva ou Visnu dévisagent ces deux occidentaux absorbés par les détails. Après quelques minutes, l’un d’eux contourne la statue et s’exclame : « Regarde, elle est creuse ! Il s’agit d’un moulage ! » Un moulage de la mission de Sylvain Raffegeaud (1890-1891). Le couple disparaît ensuite vers les arts de l’Inde. Les salles dialoguent entre elles comme dialoguent les civilisations et les cultures. Les espaces présentent diverses civilisations et, par des jeux de similitudes et de différences, mettent en exergue une idée : l’art asiatique n’est pas un.

© Nicolas Alpach

La puissance d’expression des statuaires et leur gestuelle laissent vagabonder l’imagination. Pourquoi ne pas détourner le regard, et le faire jouer avec la muséographie et la lumière des lieux ? Des ombres se dessinent sur les murs du musée, bras levés, silhouettes peu familières, déesses tibétaines dansantes... Un groupe de scolaires ne tarde pas à briser le silence et s’engouffre dans la salle consacrée à la Thaïlande. Cahiers et crayons en main, ils tentent de dessiner un Bouddha Mâravijaya du xvi e siècle. Un détail semble cependant les distraire de leur tâche : les longues oreilles déformées par les lourds bijoux que Siddh rtha Gautama arborait, symboles de sa vie de richesse qui précéda sa vie d’ascète.

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Un peu plus haut, au premier étage, au sein des collections chinoises, deux amies fixent en silence, audioguide dégainé, un vase en forme d’éléphant du xii e ou xiii e siècle avant notre ère. Des motifs géométriques habillent la peau de bronze de cette pièce unique, chef-d’œuvre de la dynastie Shang, dont la fonction première était de contenir des liquides, la trompe percée de deux orifices faisant office de bec verseur. Quelques mètres, et quelques siècles plus loin, la Chine antique et la Chine bouddhique sont représentées par des divinités de pierres qui cohabitent avec des figures en terres cuites, les courtisans de l’époque. Danseurs, joueurs de polo, ces figurines polychromes dressent le portrait de toute une civilisation. Parmi cette galerie, la Dame au chignon, de la dynastie Tang (618-907), ralentit le pas d’un gardien. Ses couleurs, exceptionnellement conservées, arrêtent chaque visiteur. Est-ce le drapé imprimé de motifs floraux et les longues manches tombantes, qui attirent l’attention ? Ou bien ce visage bouffi et rosé, rempli d’expression ? Peut-être bien les trois. D’un visage à l’autre, une formidable palette d’émotions s’étale du côté du Japon, sur les masques Nô, le théâtre japonais traditionnel. Le fantôme Koji-Jo emprunte le corps d’un homme au visage creusé, grimace de manière exacerbée, est le parfait négatif d’une figure adolescente, calme, au teint pâle, esquissant un sourire. La bibliothèque tranche avec l’architecture épurée du musée. Abritée dans la rotonde, élevée sur deux niveaux dans un style purement néoclassique, elle est aussi célèbre pour l’aménagement de son espace et les cariatides qui prolongent ses colonnes ioniques, que par les événements qu’elle abrita. Une cérémonie bouddhique s’y déroula en 1891, avec les moines japonais de la secte Shin-shû. Quelques années après, loin des cérémonies religieuses, une danseuse hollandaise, Margaretha Zelle, fut invitée par Émile Guimet.

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La bibliothèque se transforma en temple hindou orné de guirlandes de feuilles blanches, de statues de Shiva, le tout éclairé à la bougie : Mata Hari était née. Elle y exécuta trois danses, à peine couverte d’étoffes scintillantes et d’ornements de métal, qui ne manquèrent pas de fasciner le public et la presse.

Les collections du musée Guimet initient aux arts de civilisations d’une grande richesse. Une fois sortis, dirigez-vous sur votre gauche, empruntez l’avenue d’Iéna pour accéder à l’hôtel particulier d’A lfred Heidelbach, qui abrite un panthéon bouddhique de plus de 250 merveilles japonaises ramenées par Émile Guimet. Le pavillon de thé et son jardin japonais sont un havre de paix aussi calme que dépaysant. Seul le bruit du vent faisant danser les feuilles de bambou et les pas des visiteurs, passant de rocher en rocher sur l’eau, animent ce lieu atypique. Loin d’être une simple attraction, il fut réalisé sous l’égide de Yamada Sôbin, ancien supérieur du temple de Daitoku-ji, situé au nord de Kyoto. Il fut édifié dans le strict respect des règles d’aménagement authentiques. Le musée Guimet amène bel et bien l’A sie à Paris. N icolas A lpach

© Nicolas Alpach

Si les pas de Mata Hari résonnent encore dans la bibliothèque, l’atmosphère des salles est tout autre. L’architecture est une des forces du musée. Minimaliste, élégante, judicieuse, elle sait se faire apprécier tout en valorisant les trésors du musée, que l’on contemple sous tous les angles dans des vitrines suspendues. Les architectes Henri et Bruno Gaudin ont accordé une place primordiale à la lumière et aux perspectives ouvertes, afin de créer un dialogue entre les différentes cultures asiatiques. Murs monochromes aux niches abritant des statuaires bouddhiques, ambiance méditative, le musée Guimet est un édifice où l’on se sent bien, et où rien ne perturbe cette invitation au voyage. Loin de la monumentalité du Bayon, quelques minuscules figures en ivoire prennent place au sein des collections de la Chine classique. Par un jeu de transparences, qui jamais ne restreignent le regard, la muséographie invite à contempler un panorama de toute la création d’une même époque. Derrière ces huit petites figures d’immortels nés il y a 300 ans apparaissent des vases de porcelaine, des coffres en bois sculptés, de la vaisselle en blanc de Chine, dont on s’approchera et qui ouvriront à leur tour notre champ de vision sur d’autres objets de contemplation.

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Bonnes feuilles Les Jeunes Mortes de S elva A lmada L aura A lcoba ( trad . ) / / / É ditions M étailié / / / 1 4 4   P. / / / 1 7   € / / / extrait du chapitre 1 E n librairie le 8 octobre

Ce second roman de Selva Almada est calibré comme un thriller. Véritable enquête sur trois affaires criminelles, féminicides non élucidés et oubliés, Les Jeunes Mortes est un récit puissant, qui libère la parole d’un pays, l’Argentine, servi par une écriture limpide, telle une fine lame de couteau dans un lac calme.

Le 16 novembre 1986 au matin, le ciel était limpide, il n’y avait pas un nuage à Villa Elisa, le village où je suis née et où j’ai grandi, dans le centre-est de la province d’Entre Ríos. On était dimanche et mon père préparait l’asado au fond du jardin. Nous n’avions pas encore de barbecue, mais il se débrouillait assez bien avec un morceau de tôle à même le sol qu’il recouvrait de quelques braises au-dessus desquelles il installait une grille. Même par temps de pluie, mon père ne renonçait jamais à l’asado du dimanche : si besoin, il protégeait la viande et les braises à l’aide d’un autre morceau de tôle. Tout près de l’asado, entre les branches d’un mûrier, il y avait une petite radio à piles, toujours branchée sur la même fréquence, LT26 Radio Nuevo Mundo. Ils passaient des chansons folkloriques et toutes les heures un bulletin d’infos assez succinct. La période des incendies à El Palmar n’avait pas encore commencé – à quelque cinquante kilomètres de là, le parc national prenait feu chaque été, faisant retentir les sirènes des casernes de pompiers tout alentour. En dehors de quelques accidents de la route – toujours un jeune qui venait de quitter un bal –, le week-end il ne se passait pas grand-chose. Il n’y avait pas de match de foot prévu cet après-midi-là : en raison de la chaleur, on était déjà passé au championnat nocturne. Le matin, j’avais été réveillée par un vent violent qui avait fait trembler le toit de la maison. Lorsque je m’étais étirée, j’avais touché quelque chose qui m’avait fait me redresser dans mon lit, soudain, un nœud dans la gorge. Mon matelas était humide et j’avais senti bouger des corps gluants et tièdes contre mes jambes. L’esprit encore engourdi, j’avais mis quelques secondes à comprendre ce qui se passait : encore une fois, la chatte avait mis bas au pied de mon lit. Je l’ai vue enroulée sur elle-même, fixant sur moi ses yeux jaunes, dans la lumière des éclairs qui s’infiltrait par la fenêtre. Je me suis recroquevillée, agrippant mes genoux pour ne plus les toucher. Dans le lit d’à côté, ma sœur dormait encore. Des éclats bleus éclairaient son visage, ses yeux étaient entrouverts – elle dormait toujours de cette façon, comme les lièvres, la poitrine haletante. Elle restait étrangère à l’orage et à la pluie désormais torrentielle. À la voir ainsi, je me suis rendormie.

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Quand je me suis réveillée, seul mon père était debout. Ma mère, mon frère et ma sœur dormaient toujours. La chatte et ses petits avaient quitté mon lit. Il ne restait de leur naissance qu’une tache au bout de mon drap, jaune avec un contour sombre. Je suis sortie dans la cour et j’ai dit à mon père que la chatte avait mis bas mais que je ne savais pas où elle était passée avec ses petits. Il était assis à l’ombre du mûrier, il s’était éloigné du feu mais pas trop afin de pouvoir surveiller l’asado. Sur le sol, il y avait le verre en acier inoxydable qu’il utilisait toujours, avec du vin et des glaçons. Le verre transpirait. Mon père a dit : elle a dû les cacher dans le petit hangar. J’ai regardé dans cette direction, mais je ne me suis pas décidée à le vérifier par moimême. Dans le petit hangar, une fois, une de nos chiennes qui était folle avait enterré toute une portée. Elle avait même arraché la tête à l’un de ses petits. La frondaison du mûrier était un ciel vert avec des éclats dorés de soleil s’insinuant entre les feuilles. Quelques semaines plus tard, il allait être recouvert de fruits, des tas de mouches allaient bourdonner tout autour, l’endroit allait se remplir de l’odeur aigre et légèrement sucrée qu’ont les mûres pourries, et plus personne n’aurait envie de s’asseoir à l’ombre de cet arbre durant un certain temps. Mais, ce matin-là, il était superbe. Il fallait juste faire attention aux chenilles, aussi vertes et brillantes que des guirlandes de Noël, leur propre poids les faisait tomber des feuilles et, si elles vous touchaient, des éclats acides vous brûlaient la peau. C’est à ce moment-là qu’on a entendu la nouvelle à la radio. Je ne prêtais pas attention, pourtant je l’ai entendue très distinctement. Le matin même, à San José, un village qui se trouvait à vingt kilomètres du nôtre, une adolescente avait été assassinée, dans son lit, durant son sommeil. Mon père et moi sommes demeurés silencieux. Debout, près de lui, je l’ai vu quitter sa chaise pour remuer les braises avec un bout de fer, il les répartissait harmonieusement, frappait et brisait les plus grandes – son visage se couvrait de petites gouttes de sueur à cause du feu tandis que la viande qu’il venait de poser sur la grille grésillait doucement. Un voisin est passé et a crié quelque chose. Mon père a tourné la tête, toujours penché sur la grille, et il a levé la main qui était libre. J’arrive, lui a-t-il dit. Puis, avec le même bout de fer, il s’est mis à défaire le lit de braises, il les a rassemblées à l’une des extrémités du morceau de tôle, à proximité de l’endroit où les branches de ñandubay étaient en train de se consumer, et n’en a laissé que quelques-unes sous la viande, estimant qu’elles suffiraient pour que ça reste chaud jusqu’à son retour. J’arrive, ça voulait dire qu’il allait faire un saut jusqu’au bar du coin pour boire quelques coups. Il a enfilé les tongs qui étaient perdues dans l’herbe en même temps qu’une chemise qu’il a décrochée du mûrier. Si le feu s’éteint, ajoute quelques braises, je reviens tout de suite, a-t-il dit, et il est sorti dans la rue en faisant claquer ses tongs, comme ces gamins qui se mettent à courir quand ils voient passer le marchand de glaces. Je me suis assise sur sa chaise et j’ai pris le verre qu’il avait laissé. Le métal était glacé. Un bout de glaçon flottait dans un fond de vin. Je l’ai repêché avec les doigts et j’ai commencé à le sucer. Il avait un léger goût d’alcool, mais très vite je n’ai plus senti que de l’eau glacée.

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Quand il n’en est resté qu’un petit morceau, je l’ai fait crisser entre mes dents. J’ai posé la paume de ma main sur un bout de cuisse, près de mon short. J’ai sursauté en sentant ma main glacée. Comme la main d’un mort, ai-je pensé. Même si je n’avais jamais touché de mort. J’avais treize ans et, ce matin-là, la nouvelle de la jeune morte a été pour moi comme une révélation. Ma maison, la maison de n’importe quel adolescent, n’était pas l’endroit le plus sûr au monde. Chez toi, on pouvait te tuer. L’horreur pouvait vivre sous ton toit. Dans les jours qui ont suivi, j’ai appris d’autres détails. La fille en question s’appelait Andrea Danne, elle avait dix-neuf ans, elle était blonde et jolie, avec des yeux clairs, elle avait un petit ami et faisait des études de psychologie. Elle avait été assassinée avec un poignard planté en plein cœur. Durant plus de vingt ans, Andrea a été près de moi. Elle revenait de temps en temps, dès que j’apprenais qu’une autre femme avait été assassinée. Les prénoms qui, au compte-goutte, © Éditions Métailié

arrivaient à la une des journaux nationaux, commençaient à s’accumuler : María Soledad Morales, Gladys Mc Donald, Elena Arreche, Adriana et Cecilia Barreda, Liliana Tallarico, Ana Fuschini, Sandra Reitier, Carolina Aló, Natalia Melman, Fabiana Gandiaga, María Marta García Belsunce, Marela Martínez, Paulina Lebbos, Nora Dalmasso, Rosana Galliano. Chacune d’elles me faisait penser à Andrea et à ce meurtre resté impuni.

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Anders Nilsen a écrit et dessiné Fin durant l’année qui a suivi le décès de sa fiancée. Il fait part de ses réflexions sur cette absence brutale et le doute de pouvoir inventer une nouvelle vie. Le talent de l’auteur est de faire de son expérience personnelle un conte universel, celui d’une histoire d’amour, en se posant la question de la fin, et de sa suite. Souvent bouleversant, Fin est surtout lumineux.

E n librairie le 2 2 octobre

É ditions Atrabile , collection I chor / / / 8 0   P. / / / 1 8   € / / / extraits des pages 6 - 7 , 4 9 - 5 0 et 6 5 - 6 6 - 6 7

D e A nders N ilsen

Fin


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© Éditions Atrabile


point & contrepoint

U ne q uestion en débat. D eux points différents . Dans ce numéro : la pub va-t- elle sauver le patrimoine  ?

Un dispositif p rov i s o i r e p o u r ac c é l é r e r e t d é v e lo p p e r les restaurations p a r M uriel G enthon ins p ect r ice géné r a le des a ff a i r es c u lt u r elles

« Nous sommes entrés dans l’ère de la marchandisation culturelle » : c’est ainsi que les détracteurs ont exprimé leur refus de voir se développer de grandes publicités sur les bâches d’échafaudage des monuments historiques, apposées à l’occasion de leur restauration, en plein Paris. Comment ne pas être d’accord avec cet argument de bon sens ? Comment préférer un placard publicitaire à une belle façade ordonnancée ? Sur le principe, je suis pourtant très favorable à ces publicités, car c’est incontestablement un moyen pour accélérer et développer la restauration de ces édifices, que les propriétaires de monuments historiques, fussent-ils publics, peinent à engager. On estime à plus de 17 millions d’euros les bénéfices engrangés depuis 2010 grâce à la publicité sur les monuments, autorisée dès 2007. Qui peut dire que c’est quantité négligeable ? L’apport de financements privés au service de notre patrimoine n’est pas une nouveauté, et je ne connais pas de responsable d’institution patrimoniale qui ne cherche à améliorer ses ressources par la location de ses espaces, la recherche de mécènes... et l’augmentation de ses recettes de billetterie. Les publicités apparaissent et disparaissent avec les travaux. Qui se souvient encore, maintenant que les façades sont impeccables, des campagnes commerciales sur le Louvre, Orsay ou la Conciergerie ? C’est parce qu’il s’agit d’un dispositif provisoire, limité à la durée des échafaudages, que la publicité ne porte pas atteinte au patrimoine. On peut préférer une bâche grise à une publicité, c’est une question de goût qui n’a rien à voir avec le monument. La direction régionale des Affaires culturelles (Drac) d’Île-de-France,

que j’ai eu l’honneur de diriger de 2010 à 2013, donne, pour chaque demande de publicité sur un monument, une autorisation assortie de conditions, que tous les propriétaires de monuments, comme les annonceurs, ont très bien acceptées. Tout d’abord, la surface du visuel doit être inférieure à la moitié de la surface totale de la bâche. Ce critère est respecté, mais on a parfois le sentiment que la publicité envahit toute la façade... Sans doute faudrait-il, à la lumière des expériences, réduire cette aire maximale au tiers de la bâche. La compatibilité du message avec le monument est une autre condition inscrite dans le décret. Certes, il s’agit d’une appréciation subjective, mais elle pose un cadre tout à fait nécessaire. Je n’ai jamais vu de demande pour recouvrir une église, ou plus largement pour un édifice dont la vocation sacrée est incompatible avec un message publicitaire, quel qu’il soit. Ce cadre permet aussi d’empêcher, par exemple, les publicités à caractère sexiste, ce qui, il faut le dire, est parfois difficile compte tenu des propositions des annonceurs. L’administration vérifie que les sommes issues de la publicité sont intégralement affectées à la restauration du monument, et qu’une inscription le précisant est bien en vue sur la bâche. C’est la garantie que des abus ne seront pas commis et que le patrimoine ne servira pas de couverture à une activité purement commerciale. Enfin, à Paris, où la plupart des publicités sur les monuments apparaissent, la Drac oblige les propriétaires à dessiner le monument sur la partie de la bâche restée vierge. Cette disposition permet d’obtenir des échafaudages plus élégants et de rappeler la modénature des façades dissimulées. Ces conditions sont importantes, elles ne sont pas toujours inscrites dans des textes réglementaires, et les faire respecter est le rôle, parfois ingrat, de l’administration. Certains abus ont été commis, alimentant ainsi une polémique dont les Français raffolent. Bien encadrée, subtilement autorisée, sérieusement contrôlée, la publicité sur les monuments historiques est une bonne mesure pour aider à la restauration de notre patrimoine. Mais n’oublions pas que seuls les monuments les plus prestigieux à Paris ou dans quelques grandes villes profitent de cette manne. On peut comprendre le rejet que suscite ce renfort au profit de quelques-uns. Rendons le système plus équitable ! Le ministère de la Culture, dans le cadre de la nouvelle loi Création et Patrimoine, pourrait proposer que 25 % des produits issus de la publicité sur les monuments historiques soient versés à la Fondation du patrimoine, chargée de les répartir selon des critères à définir. Une idée qui pourrait mettre d’accord partisans et détracteurs de la publicité sur les échafaudages ? NOTO

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l a p u b va -t- elle s a u ve r le p at r imoine  ?

Depuis 2007, la possibilité de financer les travaux de restauration – en théorie uniquement extérieurs – des monuments historiques par des bâches publicitaires déroge allègrement à la loi, créant une brèche dans un dispositif censé les protéger. Est ainsi violé et fragilisé le principe d’interdiction de toute publicité sur leurs façades et dans leur périmètre proche, comme l’énonce avec raison le code de l’environnement, « afin d’assurer la protection [de notre] cadre de vie  1  ». En clair, il s’agit de contenir l’impact visuel et l’emprise mentale, insidieuse mais bien réelle, de la publicité grâce à un régime d’exception pour le patrimoine, ce qui se comprend aisément. Cette possibilité passe outre la taille maximale d’affichage autorisée (12 mètres carrés en ville, 16 à Paris pour les bâches d’immeubles), car, pour les bâtiments historiques, il est permis sur la moitié de la surface des bâches. Cette limitation imposée aux maires est bien hypocrite, car elle s’applique quelle que soit la taille des échafaudages, ce qui aboutit à des visuels gigantesques pouvant couvrir jusqu’à 800 mètres carrés, comme on l’a vu sur le Palais de Justice, quai des Orfèvres. C’est une victoire pour les annonceurs, qui cherchent à monopoliser notre attention, comme pour les exploitants de bâches – les plus prompts à se mobiliser quand ce marché juteux est menacé. Ce fut le cas en 2011 avec la loi Grenelle 2 qui voulait imposer des restrictions, levées rapidement. Résultat : on assiste à une privatisation de l’espace public jamais vue à de telles dimensions. Or c’est bien pour son bâti ancien exceptionnellement préservé que la France est la première destination touristique au monde. Et particulièrement Paris, grâce à la densité de ses monuments historiques, pour beaucoup concentrés le long de la Seine, dont les rives sont classées au patrimoine mondial de l’Unesco. Pour cette même raison, le phénomène des bâches publicitaires y est plus voyant et sans doute plus problématique. Car tout le paysage urbain s’en trouve modifié, affectant des monuments sans travaux à l’environnement pourtant protégé. On se souvient de l’Institut de France encadré par deux immeubles sous bâches, une montre d’un côté, de l’autre un empire de la mode. Et au centre, un point de vue gâché depuis le pont des Arts, croulant alors sous les cadenas. Formidable panorama pour les touristes et pour les autres... L’on dira qu’un échafaudage est plus laid qu’un visuel esthétique, fût-il commercial. Soit. Encore que cela se discute. Ni l’effet, ni le message transmis, ni la prégnance ne sont les mêmes. Un échafaudage est rarement flashy comme les réclames pour un célèbre Smartphone, qui ont envahi la capitale durant des semaines. Pourquoi ne pas imposer aux annonceurs de financer des trompe-l’œil avec simple apposition de logo, ou de respecter la taille fixée par les règlements locaux de publicité ?

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Un autre argument est la nature provisoire d’un chantier – il suffirait de prendre son mal en patience, voire de détourner le regard –, mais il est largement contredit dans les faits. Ou alors faudrait-il parler de provisoire qui dure, quand les campagnes de communication s’enchaînent sur un même monument, jusqu’à plusieurs années, comme ce fut le cas pour l’hôtel de la Monnaie durant presque quatre ans. Et, comme on l’a dit, du fait du nombre élevé d’immeubles classés ou inscrits à Paris – plus de 1800, que leurs propriétaires soient publics ou privés –, pas une promenade où ces affiches géantes n’attirent le regard. Le phénomène est devenu quasi permanent. La question ne concerne pas tel ou tel monument isolé, elle est devenue globale et urbanistique. Alors qu’on commence seulement à mesurer l’enlaidissement de nos périphéries, voilà qu’on l’importe au cœur de nos villes. Pour la bonne cause donc, peut-être le pire des arguments car il excuse tout, y compris des entorses à la dérogation elle-même : des annonces commerciales pour de l’alcool, illégales au regard du code de la santé, s’étalent sur des centaines de mètres carrés, et avec autorisation préfectorale ! Ou des bâches décoratives qui ne sont que des publicités déguisées. À la vue de tous et en toute impunité. 1. Code de l’environnement, article L581-2.

D e s pa r a d ox e s sans limites P a r B ernard H as q uenoph fond ate u r de L o u v r e p o u r to u s . f r

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L e D é je u n er s u r l’ h er b e de M onet

ne

manque

pas

d ’ intriguer les visiteurs du musée d ’ O rsay, surpris autant par le format de l ’ œ uvre – inhabituel che z l ’artiste – que par son aspect fragmentaire. Quand et pourquoi l’artiste a-t-il ainsi «   m u t i l é  1   » ( selon ses propres

mots )

la

toile

originale  ? P eut- on y voir aujourd ’ hui autre chose qu ’ un tableau en «  morceau x   »   ? M anifeste pour le S alon , décor de salle à de

manger ,

monument

l ’ histoire

de

l ’art,

le D é je u n er , qui f ê te ses 1 5 0  ans en 2 0 1 5 , a eu une e x istence

L e m o rce au , le ta b le au , la décoration À l a r e c h e rc h e d u D é j e u n e r s u r l’ h e r b e o u l’a m b i t i o n de Claude Monet

mouvementée

avant d ’ entrer dans les collections nationales fran ç aises  2 . R écit.

P a r Paul P errin


© Archives privés / D.R. © D.R.

motif

a rt

Claude Monet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1865-1866, huile sur toile, (partie gauche 418 x 150 cm, partie centrale 248 x 217 cm), Paris, musée d’Orsay.

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© Archives privés / D.R.

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L’ambition Claude Monet n’a que 24 ans lorsqu’il se lance dans la réalisation du Déjeuner, au printemps 1865. Inconnu du public et des amateurs, peu soutenu par son père, marchand au Havre, qui désapprouve son choix de carrière, le jeune peintre doit se faire rapidement un nom. Pour cela, l’un des moyens est de « forcer l’attention en tirant [...] un coup de pistolet au milieu de l’Exposition [le Salon] 3 », comme le déplore, cette année-là, Théophile Gautier face à la retentissante Olympia de Manet. Pour le Salon suivant, Monet veut frapper fort. Le format de son envoi sera monumental et le sujet moderne : au bord d’une route en forêt de Fontainebleau, destination en vogue désormais accessible par le train, une dizaine de jeunes gens élégants déjeunent. Le peintre rivalise avec les manifestes réalistes de Gustave Courbet, comme Un enterrement à Ornans (1849-1850, Paris, musée d’Orsay), et hisse son « croquis de mœurs  4 », sa gravure de mode, à la hauteur de la peinture d’Histoire et des « grandes machines » académiques. Monet reconnaît avoir été influencé par Manet et son Déjeuner sur l’herbe (Paris, musée d’Orsay), exposé deux ans auparavant au Salon des refusés, sous le titre Le Bain  5. Alors que Manet s’inspire pour sa composition d’une gravure de Marcantonio Raimondi d’après le Jugement de Pâris de Raphaël, prend des libertés avec les proportions et juxtapose les morceaux (ce que lui reproche la critique en ces années 1860), Monet tente d’intégrer harmonieusement ses personnages au paysage, cherchant un effet de réel presque photographique.

Edouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, huile sur toile, 207 x 265 cm, Paris, musée d’Orsay.

« Élargissez le morceau jusqu’à l’œuvre » La véritable nouveauté du tableau de Monet reste sa brillante étude des effets de lumière filtrant à travers les feuillages. Pour y parvenir, Monet s’installe à Chailly-en-Bière du printemps jusqu’à la fin de l’été 1865, et il y peint de petites études de paysage et de figures, comme Les Promeneurs (Washington D.C., National Gallery of Art). On y reconnaît Camille Doncieux, maîtresse et future femme de l’artiste, et Frédéric Bazille, peintre et ami dont Monet partage alors l’atelier rue de Furstenberg. Mais l’artiste ne prête attention qu’à la justesse des tons et à la vivacité des contrastes lumineux. Ses figures, pourtant à l’ombre, réfléchissent les couleurs d’un paysage dont l’arrière-plan est comme embrasé par le soleil. À partir de ces morceaux rapidement mais sûrement brossés sur le motif, Monet réalise une esquisse d’ensemble très poussée du Déjeuner (Moscou, musée Pouchkine), puis, de retour à l’atelier à l’automne 1865, l’agrandit au format définitif (plus de 4,60 mètres de haut sur 6 mètres de long). Monet étend fidèlement les propriétés de l’esquisse (larges touches de couleurs, absence de demi-teintes) au format monumental – ce qui ne s’était jamais vu, excepté pour des décors de théâtre – et devance ainsi l’injonction du critique d’avant-garde Zacharie Astruc, proche de Manet : « Abandonnez le détail. Élargissez le morceau jusqu’à l’œuvre  6. »

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© musée Pouchkine, Moscou

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© Courtesy National Gallery of Art, Washington/Ailsa Mellon Bruce Collection

Claude Monet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1865-1866, huile sur toile, 130 x 181 cm, Moscou, musée Pouchkine.

Pour le Salon de 1866, Monet veut frapper fort. Le format de son envoi sera monumental et le sujet moderne.

Claude Monet, Les Promeneurs, 1865, huile sur toile, 93.5 x 69.5 cm, Washington D.C., National Gallery of Art. NOTO

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La « réinvention par le morceau » L’abandon « Maître Courbet [...] est venu nous faire une visite pour voir le tableau de Monet, dont il a été enchanté  7 . » Comme en témoigne une lettre de Bazille à son frère, Courbet vient voir ses jeunes émules à la fin du mois de décembre. Il félicite Monet et lui prodigue quelques conseils, peut-être à l’origine de certaines modifications dans la composition. En effet, des changements sont visibles entre l’esquisse de Moscou et ce qu’il reste du grand tableau. Sans doute Monet cherche-t-il à mettre au goût du jour les toilettes féminines et à donner plus de variété aux physionomies masculines ; une silhouette, au centre de la composition, est ainsi remplacée par un homme barbu identifié parfois comme étant un portrait de Courbet, auquel Monet aurait voulu rendre hommage 8. Ces modifications tardives sont-elles à l’origine de l’inachèvement et de l’abandon de l’œuvre par le peintre peu avant l’ouverture du Salon, en mai 1866 ? C’est ce que suggère Gustave Geffroy, critique et biographe de Monet : « Courbet lui avait fait modifier le tableau quelque temps avant la date d’envoi au Salon, et Monet n’était pas resté satisfait de la modification qu’il avait acceptée  9 . » Monet n’expliquera jamais ce choix. Peut-être le manque de temps et de moyens (l’« énorme tartine [...] lui coûte les yeux de la tête  10 », indique alors Eugène Boudin) a-t-il eu raison de ses ambitions titanesques. Programmé pour faire « énormément de bruit à l’Exposition 11 », le Déjeuner sur l’herbe est roulé dans un coin de l’atelier, et Monet envoie un autre tableau, plus conventionnel, au Salon de 1866 : Camille (Brême, Kunsthalle), portrait en pied dans un intérieur.

En 1878, Monet, à nouveau dans la misère, laisse le tableau en gage à son propriétaire à Argenteuil. Entreposé dans une cave humide, le rouleau se détériore, jusqu’à ce que l’artiste puisse le récupérer six ans plus tard. À Durand-Ruel, en mars 1884, il écrit à propos de la toile : « Je pense la ravoir moyennant 2 ou 300 francs, c’est une toile de 6 mètres, très médiocre mais que je serais très heureux de ravoir  12 . » Pour sauver l’œuvre, il en supprime les bords et la partie droite. Le choix de découper le reste de la composition en deux morceaux – un au centre et un à gauche – est plus mystérieux (Monet aurait aussi bien pu laisser en un seul morceau ces deux parties contiguës). Devant le constat d’échec que représente ce tableau et l’impossibilité de l’achever, Monet contourne le problème et fait marche arrière : le tableau redevient morceaux (ici à la fois dans le sens d’études et de fragments). Ceux-ci, « tout suffisant[s] et superbe[s]  13  », selon les mots de Gustave Geffroy, acquièrent désormais une existence autonome. Le procédé est exceptionnel chez Monet, qui préfère le plus souvent détruire d’un bon coup de pied les toiles dont il n’est pas satisfait, mais plus fréquent chez Manet, habitué de ces « réinventions par le morceau  14 » (Les Gitanos, Épisode d’une course de taureaux, Coin de café-concert, etc.).

Claude Monet, Les Dindons, 1877, huile sur toile, 174 x 172.5 cm, Paris, musée d’Orsay.

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© D.R.

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La salle à manger de l’appartement de Myran Eknayan, avenue Maurice-Barrès à Neuilly-sur-Seine, succession Delubac.

© Archives privés / D.R.

La décoration Des deux fragments, Monet semble privilégier le cœur de la composition, la partie centrale, la seule à être tendue sur châssis et exposée de son vivant. Le choix du format carré pour ce nouveau tableau, en 1884, n’est pas anodin. Il est celui que Monet affectionne pour ses peintures décoratives – auquel il réserve désormais l’usage du grand format –, comme les panneaux peints en 1876-1877 pour le grand salon du château de Rottembourg , à Montgeron, chez l’amateur Ernest Hoschedé (Les Dindons, Paris, musée d’Orsay)  15. Dès 1865, le Déjeuner se mesurait au grand décor et témoignait d’une aspiration décorative par sa taille, son harmonieuse composition en frise et ses simplifications colorées. Myran Eknayan, diamantaire et amateur de peinture moderne, en achetant la partie centrale du Déjeuner à Michel Monet, fils de l’artiste, en 1952, et en l’installant dans la salle à manger de son appartement de Neuillysur-Seine, exauce peut-être le souhait de Monet : faire de ce morceau une décoration. Comme la tradition de la peinture décorative le veut, le sujet du tableau répond précisément à la fonction de l’espace qu’il décore, et le format, bien qu’un peu grand pour les dimensions de la salle à manger d’Eknayan, s’ajuste au dessin des boiseries. On pense à la Halte de chasse de van Loo (1737, Paris, musée du Louvre) peinte pour la salle à manger des petits appartements de Louis XV à Fontainebleau, et que Monet avait sans doute à l’esprit lors de la conception du Déjeuner.

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« Je tiens beaucoup à ce travail »

Claude Monet dans sa maison de Giverny, avec le duc de Trévise, vers 1915-1920.

1. Duc de Trévise, « Le Pèlerinage de Giverny », La Revue de l’A rt ancien et moderne, t. LI, 1927, p. 122. – 2. Les deux fragments se trouvent à Giverny à la mort de Monet. En 1931, Georges Wildenstein

achète auprès de Michel Monet la partie gauche, et en fait don au Louvre en 1957. La partie centrale, acquise en 1952 par Myran Eknayan, gagne à sa mort la collection de sa veuve, l’actrice Jacqueline Delubac, puis celle du musée d’Orsay en 1987, sous forme de dation en paiement des droits de succession. – 3. Théophile Gautier, « Salon de 1865 », Le Moniteur universel, 24 juin 1865, cité dans Michael Fried, Le Modernisme de Manet, Paris, Gallimard, NRF essais, 2000, p. 350. – 4. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1863, repris dans Charles Baudelaire, Critique d’art, suivi de Critique musicale, édité par Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1976, p. 346. – 5. Duc de Trévise, op. cit. – 6. Zacharie Astruc, « Salon des Champs-Elysées », L’Étendard, 23 juillet 1867, cité dans Michael Fried, Le

Modernisme de Manet, Paris, Gallimard, 2000, p. 142. – 7. Michel Schulman, Frédéric Bazille, 1841-1870. Catalogue raisonné. Peintures – Dessins, pastels, aquarelles. Sa vie, son œuvre, sa correspondance, Paris, Éditions de l’amateur – Éditions des catalogues raisonnés, 1995, lettre 126, Bazille à son frère Marc, fin décembre 1865, p. 348. – 8. Hélène Adhémar, « Modifications apportées par Monet à son Déjeuner sur l’herbe », Bulletin du laboratoire du musée du Louvre, n o 3, juin 1958, p. 37-41. – 9. Gustave Geffroy, Claude Monet, sa vie, son œuvre, Paris, G. Crès, 1922, p. 30. – 10. Lettre de Boudin à son frère, hiver 1865-1866, repris dans Daniel Wildenstein, Claude Monet. Biographie et catalogue raisonné, Tome I : 1840-1881, Paris, Lausanne, La Bibliothèque des arts, 1974, pièce justificative 10, p. 444. – 11. Michel Schulman, op. cit. – 12. Lettre de Monet à Durand-Ruel, 11 mars 1884, repris dans Lionello Venturi, Les Archives de l’impressionnisme, t. I, Paris, New York, Durand-Ruel éditeurs, 1939, p. 274. – 13. Gustave Geffroy, op. cit., p. 29. – 14. Laurence des Cars, « La Peinture en morceau », Manet inventeur du moderne, cat. exp. Paris, musée d’Orsay, 5 avril – 3 juillet 2011 ; Paris, Gallimard, musée d’Orsay, 2011, p. 52. – 15. Sylvie Patry, « Monet et la décoration », Claude Monet, 1840-1926, cat. exp. Paris, Galeries nationales

du Grand Palais, 22 septembre 2010 – 24 janvier 2011 ; Paris, RMN, musée d’Orsay, 2010, p. 318-325. – 16. Duc de Trévise, op. cit. – 17. Roger Marx, « Les “Nymphéas” de M. Claude Monet », Gazette

des beaux-arts, juin 1909, p. 529.

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© Pierre Choumoff / Roger-Viollet / © Archives Durand-Ruel, Durand-Ruel & Cie/D.R.

Au début du xx e siècle, le fragment central de la composition orne le mur du dernier atelier de l’artiste, à Giverny, comme le montre une photographie prise en 1920, où l’on observe Monet et le duc de Trévise devant le tableau. « Je tiens beaucoup à ce travail si incomplet et mutilé  16 », avoue l’artiste. À l’heure où il livre son ultime combat avec le cycle des Nymphéas et les « grandes décorations » de l’Orangerie, le souvenir de l’échec du Déjeuner prend une signification nouvelle. Fort de l’expérience de toute une vie, Monet, à plus de 70 ans, résout enfin l’équation manquée des débuts : adapter au très grand format – décoratif – la spontanéité du travail sur le motif, la liberté de l’esquisse. Avec le Déjeuner sur l’herbe, Monet mettait le spectateur en situation de s’imaginer prendre part au pique-nique, face aux convives, à l’ombre des grands arbres. Pour l’orangerie des Tuileries, l’artiste imagine un dispositif pictural monumental et circulaire qui place littéralement le spectateur « au centre d’un aquarium fleuri  17  ». Ainsi Monet, tout au long de sa vie, n’aura peut-être eu qu’une ambition : unir harmonieusement l’homme au paysage, immerger le spectateur dans la peinture.


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Claude Monet dans son atelier Ă Giverny, fĂŠvrier 1921.

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chroni q ues

p o u r l ’ intelligence des p o è tes

Orchidées p a r F ran ç oise F rontisi - D ucroux

U n amour de fleur

Les botanistes s’accordent sur l’existence de 25 000 espèces d’orchidées. Retour sur la genèse de cette plante, dans une version oubliée des poètes et ignorée des artistes.

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adis, au temps des mythes, vivait un jeune berger d’une grande beauté, nommé Orchis. Il gardait ses troupeaux ; c’est alors que Zéphyr, le vent d’ouest, l’aperçut et, follement, s’en éprit. Suave, caressant et doux, il réussit à obtenir ses faveurs. Lors de leurs rencontres, le dieu s’amusait à soulever son ami dans les airs, pour le plus grand plaisir du garçon. Mais un jour, au milieu de ces jeux, survint Borée, le vent du nord, frère aîné de Zéphyr – ils étaient fils de la déesse Aurore. Violent et jaloux, voulant simplement taquiner son cadet ou trouvant peut-être le berger à son goût, Borée entreprit de le lui arracher, en soufflant une brusque bourrasque. Tempête et tourbillons... Tandis que les deux Vents s‘affrontaient et luttaient, Orchis fut précipité au sol et déchiqueté sur des rochers. Il mourut. Penaud, Borée se retira, laissant Zéphyr en pleurs sur la dépouille de son bien-aimé. Il pleura tant que le corps finit par disparaître. à sa place naquit une fleur splendide et tourmentée que l’on nomma Orchidée. Instruits par les poètes, les savants donnèrent le nom d’orchis à cette partie du corps, privilège des mâles, dont la forme redoublée rappelle celle des tubercules jumeaux d’où jaillit la hampe florale de l’orchidée. Dans le cadre

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de l’amour pédérastique grec, cette portion de l’anatomie des jouvenceaux, chantée par les poètes comme une « floraison », focalise la convoitise des adultes qui les courtisent. Les scènes de cour homoérotiques qui décorent les vases grecs ne laissent rien ignorer de la main des amants tendue vers l’objet du désir. Zéphyr se consola avec la nymphe Chloris, qu’il épousa et qui devint à Rome la déesse Flore, comblée de fleurs multicolores et parfumées. Borée se rangea lui aussi en enlevant la fille du roi d’Athènes, la charmante Orithye, qu’il emporta dans le Grand Nord pour en faire sa femme. Le parcours exemplaire des deux frères illustre le passage de l’insouciante homosexualité juvénile à la conjugalité hétérosexuelle de l’âge d’homme (sans exclusive toutefois). Il existe d’autres versions, peu connues, de l’histoire d’Orchis. Elles mettent l’accent sur la sexualité anomique ou excessive du héros : tantôt c’est un hermaphrodite déchiré entre ses deux sexes, qui se suicide ; tantôt il viole une prêtresse de Dionysos et les fidèles indignés le dépècent. Dans tous les cas, ses restes donnent naissance à l’orchidée.

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© Muséum national d’histoire naturelle, Paris. Collection : plantes vasculaires, spécimen MNHN-P-P00501581.

Orchidée Paphiopedilum rothschildianum, Muséum national d’histoire naturelle, Paris. Cette espèce est l’une des plus rares représentantes du genre Paphiopedilum (appelé couramment Sabot de Vénus). On ne la trouve à l’état sauvage que sur le mont Kinabalu, au nord de Bornéo.


© D.R.

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Gustave Caillebotte, Orchidées, cattleya et anturium ; Orchidées à fleurs blanches ; Cattleya et anturium et Cattleya et plantes à fleurs rouges, 1893, huile sur toile, collection particulière. Gustave Caillebotte s’installe au Petit-Gennevilliers en 1887. Dans une maison située sur les rives du bassin d’Argenteuil, il se partage entre sa passion pour l’horticulture et le nautisme. Il cultive les orchidées dans sa serre, dont les couleurs et l’atmosphère lui inspireront de nombreux tableaux, notamment quatre panneaux en présentant une vue d’ensemble, peints pour les portes de sa salle à manger.

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© SMB, Antikensammlung/Photo : D.R.

© SMB, Antikensammlung/Photo : Johannes Laurentius

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Ovide, dans ses Métamorphoses, n’a pas retenu l’histoire d’Orchis. Elle serait pourtant bien à sa place parmi celles des garçons qui, trop beaux pour vivre longtemps, deviennent en mourant de jolies fleurs, Hyacinthe, Crocus, Narcisse et Adonis. Peut-être le poète a-t-il hésité à chanter un héros doté d’un nom trop éloquent. En revanche, la plante issue du sang d’Orchis n’a pas manqué d’intéresser les naturalistes antiques. Curieusement, ils en mentionnent à peine la fleur (de couleur pourpre, selon Pline). Il faut dire que les orchidées d’Europe sont plus discrètes que les variétés somptueusement extravagantes que nous connaissons, venues de contrées exotiques. Ce qui retient l’attention des naturalistes Théophraste et Pline, c’est la partie inférieure, la racine, en forme de bulbe. Lisons Théophraste : « L’orchis se nomme ainsi parce qu’il en a deux, un gros et un petit. On dit que le gros stimule l’instinct sexuel si on le boit dans du lait de chèvre, le plus petit l’affaiblit et le réprime. L’étonnant est que les deux effets proviennent du même organe. Car l’existence de telles propriétés n’est pas en elle-même étonnante 1. » Le botaniste grec fait ici allusion à la théorie des signatures, qui pose que l’effet thérapeutique des plantes s’accorde au principe de similarité. Le semblable agit sur le semblable, en couleur ou en forme, et l’aspect des végétaux révèle leur mode d’action. L’orchis, par sa double racine bulbeuse, évoque les testicules. La ressemblance en fait nécessairement une plante aphrodisiaque. Les témoignages du médecin grec Dioscoride, puis de Pline, apportent un complément précieux. Ils concernent des plantes de noms divers, toutes reconnues comme des orchidées : le serapias, l’ophrys, le satyrion, dont la fleur semble figurer soit une face soit un corps entier de satyre. « Les Grecs, écrit Pline, donnent le nom de satyrion à toute substance aphrodisiaque, plantes dont la graine ressemble aux testicules. Théophraste, auteur si grave par ailleurs, raconte là-dessus des choses incroyables, entre autres que par le seul contact d’une herbe dont il ne marque ni le nom ni l’espèce, un homme a pu exercer soixante-dix fois l’acte du coït  2. » La croyance au pouvoir aphrodisiaque des bulbes d’orchidées est tenace. Récemment encore, en Turquie,

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Vase à figures rouges peint par Peithinos, entre 525 et 475 avant notre ère, Berlin, Antikensammlung. Suspendus, de part et d’autre des amants, un aryballe (vase utilisé par les athlètes comme réservoir d’huile pour le corps) et un strigile (un racloir pour enlever les impuretés sur la peau).

Zéphyr et Hyacinthe avec une lyre, vase à figures rouges de Douris, entre 500 et 450 avant notre ère, Berlin, Antikensammlung. Si les artistes ne connaissent pas l’histoire de Zéphyr et Orchis, Ovide n’a pas omis celle de Hyacinthe, fils de roi, d’une grande beauté et aimé par Apollon et Zéphyr. Cet épisode des Métamorphoses inspire la première œuvre scénique de Mozart, âgé de 11 ans, Apollo et Hyacinthus, en 1767. Dans le livret, écrit en latin par le père Rufinus Widl, Hyacinthe est un personnage masculin, et un personnage féminin s’y ajoute afin d’éviter toute ambiguïté.

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L ’ histoire d ’ O rchis fonctionne comme un révélateur . E lle aide à comprendre pour q uoi ce sont les jolis gar ç ons q ui donnent naissance à des fleurs : jacinthe , crocus , narcisse , toutes espèces à bulbes ; et non les belles filles , métamorphosées

© D.R.

en arbres , telle Daphné .

on en fabriquait un breuvage recherché pour ses vertus dites « fortifiantes », le salep. Faute d’orchidées, désormais raréfiées et protégées, la composition du salep repose, paraît-il, sur d’autres substances. De fait, l’analyse des tubercules d’orchidée ne révèle que de l’amidon et du mucilage. Un bon placebo en somme. L’ouvrage de Dioscoride, consacré aux vertus médicales et magiques des plantes, a été édité et commenté par un érudit du xvi e siècle, Pierandrea Matthioli, médecin et botaniste réputé. Il a été traduit en français par Jean des Moulins. Ce docteur contemporain de Rabelais n’a pas hésité pas à donner à l’orchis le nom de couillon. L’orchidée a fait carrière dans la sexualité et l’érotisme. Swann, on s’en souvient, avait l’habitude de « faire catleya » avec Odette. Pour les mythologues, l’histoire d’Orchis, en ses redondances, fonctionne comme un révélateur. Elle aide à comprendre pourquoi ce sont les jolis garçons qui donnent naissance à des fleurs : jacinthe, crocus, narcisse, toutes espèces à bulbes ; et non les belles filles, métamorphosées en arbres, telle Daphné. Ne devient pas fleur qui veut. Il y faut des tubercules. 1. Théophraste, Recherches sur les plantes, IX, 18, 3-4. Édité et traduit par Suzanne

Amigues, Les Belles Lettres, 2006. – 2. Pline, Histoire naturelle, XXVI, 63. Établi, traduit et commenté par A. Ernout et R. Pépin, Les Belles Lettres, 2002.

Jacques-Émile Blanche, Marcel Proust, 1892, huile sur toile, 73,5 x 60,5 cm, Paris, musée d’Orsay. Sur ce tableau, Marcel Proust a 21 ans. Il n’a pas encore commencé la rédaction de la Recherche. À la boutonnière, une orchidée blanche répond à la carnation de son visage et au col de sa chemise, renforcés par le costume et le fond sombres. Marcel Proust a conservé ce portrait jusqu’à sa mort. Dans « Un amour de Swann », il faut se souvenir des émotions du héros pour les orchidées d’Odette de Crécy : « Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygne. Elle était habillée, sous sa mantille, d’un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d’une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées d’autres fleurs de catleyas. » « (...) et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne tolérait peut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas reconnu, lui semblait à cause de cela – comme il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre – un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là... »


FIAC Au musée Eugène Delacroix José-María Sicilia 6, rue de Furstenberg - 75006 Paris 22 – 25 octobre 2015


© Nationalmuseum

Carl Fredrik Hill (1849-1911) « Alors qu'il avait été jusqu’ici un bon peintre impressionniste du xix e siècle, les milliers de dessins et peintures de la deuxième partie de sa vie font de lui un des artistes les plus libres vers lesquels l’art du xx e siècle va se tourner. »


chroni q ues

p r esq u e cél è b r e

Carl Fredrik Hill p a r S erge F auchereau

l ' ê tre double

Le peintre suédois a jeté, involontairement, des ponts entre l’impressionnisme du x i x e siècle et la liberté artistique qui émerge au x x e siècle, entre paysages romantiques et dessins tortueux. Il est le grand oublié à découvrir d’urgence.

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l revient à un petit nombre de Nordiques d’avoir, par quelque biais, échappé aux mouvements de leur époque et fait entrer l’art dans le xx e siècle tel qu’il allait être. Chronologiquement, le premier est probablement le peintre suédois Carl Fredrik Hill, l’un de ces artistes dont l’œuvre n’a d’égal que la tourmente de son existence. Il naît à Lund en 1849 et, malgré la volonté d’un père autoritaire, il parvient, à sa majorité, à faire des études à l’A cadémie des beaux-arts de Stockholm. En 1873, il part pour Paris où il est accueilli par deux compatriotes depuis longtemps installés dans la capitale, Wilhelm von Gegerfelt et Alfred Wahlberg. Les vieux maîtres du Louvre le requièrent autant que le nouvel art qui l’incite à privilégier le bitume dans sa propre peinture. Adepte du pleinairisme et de Corot, qu’il admire, il peint à Barbizon et d’autres lieux proches de Paris (Sous-bois aux rochers, 1874). Sa vie d’artiste est alors bien remplie. Une de ses vues de la forêt de Fontainebleau est acceptée au Salon de 1875. Il fréquente d’autres artistes tels que l’A llemand Max Liebermann et le Hongrois Mihály Munkácsy et, si l’on en croit ses carnets, un certain nombre de lorettes et filles peu farouches. Un de ses poèmes du moment a cependant d’étranges suggestions :

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Mon âme était lasse, ma vie une bulle Sans contenu, une vie comme morte. Je ne trouvais aucun réconfort dans mon être Double ; mon corps aussi avait ses besoins  1. L’exposition des impressionnistes en 1876 lui cause une vive émotion qui aura pour effet d’enrichir et d’éclaircir sa palette. Aucune de ses toiles n’est acceptée au Salon mais il n’est pas mécontent d’exposer au salon des refusés au côté des impressionnistes rejetés. À cette occasion, il a l’opportunité de visiter l’atelier de Manet. Il va notamment peindre à Champagne-sur-Oise, dans le Val-d’Oise, à Luc-sur-Mer, en Normandie. La période 1876-1877 est très active, il atteint le sommet de son art. Hill est avant tout un paysagiste ; il ne s’écarte guère de ce genre. S’il figure parfois très discrètement un personnage, un chien ou une carriole au loin, c’est pour mieux faire ressortir la majesté de la nature. Barques sur la plage est construit sur deux bandes de couleur horizontales, une bleue, une ocre, seulement interrompues par deux barques noires : on qualifierait l’œuvre de « métaphysique » au siècle suivant. Ou bien c’est l’élégance toute impressionniste

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personnage isolé dans le paysage, une silhouette féminine que semble suivre une forme humaine noire. Elle regarde un petit cours d’eau dont le contour affecte aussi une même silhouette, sans voir, sur sa gauche, le bosquet touffu qui a l’air d’un profil monstrueux. Sans doute faut-il se souvenir que, deux ans plus tôt, Hill avait perdu sa sœur qu’il aimait beaucoup et qui se prénommait Anna... Déjà le peintre fait montre d’une agitation inhabituelle dans son comportement et ce qu’il donne de nouvelles de lui-même est inquiétant : « La marque du génie est sur mon front et je vois clairement à travers un être humain, et c’est précisément pour cette raison que je me lie à excessivement peu de gens et de préférence à personne... Vous avez l’air d’imaginer qu’un artiste est de la petite bière ; un artiste est quelque chose d’aussi grand et d’aussi rare qu’un Mozart ou un Beethoven et quand les gens croyaient que la nation suédoise allait, pour la première fois en engendrer un, personne ne s’inquiète de lui  2 !... »

Paysage de rivière à Champagne, 1876, huile sur toile, Nationalmuseum, Stockholm.

du Paysage de rivière à Champagne. Ces tableaux calmes contrastent avec d’autres qui révèlent plutôt une rage de peindre, une précipitation dans le geste : Terrain vague à Fontainebleau, où les nuages bouillonnent autant que le sol bouleversé de coups de pinceau. La figuration tend à disparaître au profit de l’impression visuelle seule dans Rivage à Luc-sur-Mer (août 1876). En 1877, il peint plus que jamais, accumulant les toiles en vue l’Exposition universelle de 1878. Ses œuvres prennent maintenant un sens, que leur donne un personnage central. Cimetière (1877) est un paysage indistinct sous la neige, où quelques rares arbres sont très légèrement esquissés, tandis qu’un village se devine au loin ; toute l’attention se concentre donc sur un homme en deuil s’inclinant devant une tombe dont la croix porte une couronne. Autre tableau lié à la mort, Ma sœur Anne (1877) comporte, lui aussi, un

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Un peu plus tard, à la veille de Noël 1877, une dernière lettre annonce qu’il envoie dix-huit grandes peintures à l’Exposition, assuré d’être ainsi « le meilleur des paysagistes et le plus richement représenté du monde 3 ». Finalement, une seule peinture est acceptée. Le peintre en est-il profondément bouleversé ? Dans les tout premiers jours de 1878, il perd complètement la raison. Avec ménagement, Gegerfelt se charge de prévenir sa famille que Hill « a une maladie mentale temporaire qui cependant pourrait être plus durable  4  ». Il est emmené à la clinique du célèbre docteur Blanche à Passy. Il y restera deux ans, peignant encore de temps en temps, mais, dans l’intention de protéger sa réputation, ses amis détruiront ces toiles toutes peintes en bleu de Prusse et au jaune de cadmium. Il reçoit des visites de sa famille, Gegerfelt l’emmène parfois en promenade, sans aucun progrès. En fait, on a su assez vite caractériser sa maladie. Nils Lindhagen la décrit comme « la forme paranoïaque de la schizophrénie avec manie de la persécution et mégalomanie, avec des hallucinations auditives et visuelles comme symptômes les plus évidents  5 ». En juin 1880, il est transféré au Danemark, à l’hôpital Saint-Jean

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Les Derniers Humains, sans date, huile sur carton et panneau d’Isorel, Nationalmuseum, Stockholm.

de Roskilde, puis dans sa ville natale, à Lund, en 1882. On décide alors qu’il peut être renvoyé chez lui où on peut s’occuper de son quotidien. Une autre vie commence pour lui, qu’il mènera jusqu’à sa mort en 1911. Entouré de sa mère, d’une de ses sœurs et de gens de maison, il reçoit à son gré de quoi dessiner et peindre, installé dans la bibliothèque de son défunt père. Parfois on l’emmène à Copenhague voir des expositions au musée Thorvaldsen mais il n’est pas particulièrement captivé ; il va aussi docilement chez sa sœur qui habite à Stockholm. Alors qu’il avait été jusqu’ici un bon peintre impressionniste du xix e siècle, les milliers de dessins et peintures de la deuxième partie de sa vie font de lui un des artistes les plus libres vers lesquels l’art du xx e siècle va se tourner. Rarement daté, sans cohérence de style, ce corpus défie toute classification chronologique. Les regroupements par

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genre et par technique auxquels on a procédé sont surtout une commodité muséale, et les analyses psychiatriques ne nous disent rien de la fascination esthétique que ces œuvres toujours surprenantes peuvent exercer. Les aliénistes nous apprennent au moins que la crise de démence de Hill avait eu des signes avant-coureurs dans sa timidité, son délire de la persécution et sa haine pour son père, qui se sont manifestés dès son jeune âge. Le danger est de prêter plus d’attention, dans ses dessins, aux signes les plus patents de ses phobies et de ses craintes maladives qu’aux manifestations de son talent. Il faut se garder de confondre l’art de Hill et, plus tard de son compatriote Ernst Josephson, avec des artistes de l’art brut, amateurs doués mais indemnes d’éducation artistique – Hill et Josephson ne l’oublieront qu’en partie, elle restera perceptible à travers leur délire et dans leur capacité à changer complètement de manière et

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de technique d’une œuvre à l’autre, « selon des sautes de style qui relèvent de pulsions émotionnelles mal contrôlées  6 ». Hill n’a pas tout oublié de son ancienne vie. Elle lui revient de façon fragmentée, intermittente et fantasmée, comme cette représentation de Paris dont il ne reste qu’une suite de racolages et de prostituées nues. Parmi les inscriptions dont il accompagne ses dessins, un certain nombre sont en français, et il lui arrive de les dédier à une personne qu’il a pu connaître en France. C’est ainsi qu’il se souvient d’un marchand d’art et dédie un Combat de lions, de chevaux et de serpents « à la maison Goupil de C. F. Hill ». Un autre caprice de sa mémoire de mégalomane lui fait signer certaines œuvres Courbet ou Zeus. L’ancien paysagiste ne va plus dans la campagne travailler sur le motif ; il trouve tous ses sujets en lui-même et dans ce qui l’entoure, le remodelant à son gré. Tout juste dessine-t-il parfois des vues de ses hôpitaux et de ses souvenirs de promenade. Presque toujours, il s’en tient à son imagination et ses visions ou à ce qu’il fantasme à partir de modèles qu’il découvre dans les gravures des livres de la bibliothèque familiale. Ce sont des ouvrages de vulgarisation scientifique, d’art, d’histoire et de voyages, la Bible selon Gustave Doré ainsi que des romans illustrés d’Edgar Poe (Descente dans le Maelström) ou de Jules Verne (Voyage au centre de la terre). En aucun cas il ne copie ; une gravure est un tremplin à partir duquel il improvise si bien qu’il est fréquemment impossible de retrouver ses sources. Il part éclectiquement d’œuvres de Géricault, Manet ou Ucello et même de ses propres tableaux d’autrefois qu’il ne valorise pas plus que d’autres sources (Carrière dans l’Oise). Il se plaît aux livres d’histoire de l’art ancien, mêlant à plaisir l’architecture et la sculpture égyptiennes, grecques ou hindoues sans souci de la vraisemblance, de l’échelle ou de la perspective, toutes convenances qu’il a laissées dans sa vie antérieure. C’est cette liberté que vont admirer quelques années plus tard les jeunes générations d’artistes modernistes. Ses autres figurations de prédilection sont les animaux, cerfs, oiseaux et surtout des bêtes exotiques tels que lions, tigres et, avant tous, des éléphants, animaux

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C’est cette liberté que vont admirer q uel q ues années plus tard les jeunes générations d ’ artistes modernistes . toujours bénéfiques et protecteurs. Un autre thème récurrent, auquel la faune sauvage est éventuellement associée, est le déluge dont il a dessiné et peint des dizaines de scènes : prophètes, personnages isolés sur un rocher, tourbillons et cataractes emportant navires et arbres déracinés... Une île formée par un crâne d’éléphant rappelle L’Île des morts de Böcklin... L’inspiration de Hill n’est pas à l’écart des préoccupations symbolistes et théosophiques dans l’air du temps. Il importe peu qu’il ait connu les ouvrages et les théories : il n’en avait pas besoin pour croire aux esprits et aux êtres légendaires. Dans son œuvre plastique apparaissent les démons, le Temple, les cygnes fabuleux, la numérologie, l’Orient... sans code théosophique ou autre, mais selon sa propre vision. Son concept coutumier le plus étrange est l’Éther, espace au-delà de l’espace, gouverné par des reines et auquel n’ont accès que des élus comme Hill, d’où des titres attribués comme Frégates pour voyager dans l’Éther ou Les reines de l’Éther l’emmènent vers le Temple. Car Fredrik Hill avait été deux peintres ; aucun des deux n’a eu connaissance de l’existence de l’autre, dont l’œuvre l’aurait probablement rebuté. C’est cependant le second, celui que l’on disait fou, qui a soulevé le plus d’enthousiasme chez la jeune génération suédoise, puis auprès des artistes de Cobra et jusqu’à Baselitz. 1. Poème de C. F. Hill cité dans le catalogue Carl Fredrik Hill, Malmö, Malmö

Konsthall, 1976, p. 172 (trad. S. F.). – 2. Carl Fredrik Hill, catalogue d’exposition, Malmö, Malmö Konsthall, 1976, p. 174 (trad. S. F.). – 3. Ibid. – 4. Cité par Sten Åke Nilsson in catalogue Carl Fredrik Hill, Stockholm, Bokförlaget Atlantis et Nationalmuseum, 1999, p. 73 (trad. S.F.). – 5. Nils Lindhagen, « Hill radivivus » in catalogue du Malmö Konsthall, op. cit., p. 147 (trad. S. F.). – 6. J’ai en ce sens étudié le cas de Hill et de Josephson dans Gaston Chaissac à côté de l’art brut (2000), Marseille, André Dimanche, 2007, p. 77.

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Personnages dans une architecture de temple, sans date, crayon et encre noire sur papier, Nationalmuseum, Stockholm.

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Egon Schiele, Éros, 1911, gouache, aquarelle et crayon noir sur papier japonais, collection particulière. Chez Egon Schiele, le sexe n’est souvent qu’une tache sombre. Parfois, l’artiste l’érige sur un corps sec, aux lignes abstraites et anguleuses. Ses autoportraits érotiques interrogent. L’historien d’art Werner Hofmann écrit à ce sujet : « Jusqu’où le corps dans sa matérialité peut-il érotiquement irradier ? C’est ce que montre l’œuvre de Schiele qui, comme aucune autre, mêle la chair, la peur, les os, les muscles et les tendons en un symbole unique de désir et d’abandon physique. »


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Phallus p a r J ean S treff

Longueur et décadence du se x e fort

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. Entre inquiétudes et fierté, entre arts et pouvoir, conquête des mondes et des siècles à cheval sur un phallus.

«  J e n’imagine pas Dieu autrement qu’un pénis dressé haut et dur sur la base de ses deux testicules, monument érigé à la virilité. » Michel Tournier, Les Météores.

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eux œuvres d’Egon Schiele offrent des représentations antinomiques du phallus, qui a si souvent hanté l’artiste. La première, autoportrait titré Éros et datant de 1911, montre le peintre doté d’un superbe autant que très emphatique membre en érection ; la seconde, Le Prédicateur ou Autoportrait avec une chemise bleu-vert, réalisée deux ans plus tard, n’accorde à son auteur qu’un pénis dont la taille modeste est surlignée par celle de l’avant-bras qui semble lui indiquer le chemin à suivre pour ne pas laisser au visage de son détenteur un air aussi inquiet sur ses capacités sexuelles. Serait-ce son mois d’emprisonnement sous l’inculpation de détournement de mineurs, de viol et d’immoralité publique qui rend l’expressionniste autrichien si dubitatif ? Selon Jane Kallir  1, « après l’épisode de la prison, Schiele doit regarder la vérité en face : s’il est innocent de tous les crimes dont on l’a accusé, c’est tout de même son comportement imprudent qui l’a mis dans cette fâcheuse situation. [...] Il a payé

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cher pour savoir que, tout compte fait, sa vocation artistique ne le met pas au-dessus des contraintes sociales. S’il veut suivre la première, il devra désormais se soumettre aux secondes ». Soit ne plus confondre art érotique et pornographie. Différence que Guillaume Apollinaire avait enjambée sans ambages en 1907 dans son roman resté étonnamment le plus célèbre, Les Onze Mille Verges  2. Onze mille verges ! Cela fait beaucoup. Mais finalement peu si l’on suit les aventures du phalle à travers sa sacralisation dans l’histoire de l’humanité. C’est pourtant au sexe féminin que rendent hommage les premières peintures rupestres. Dans son ouvrage Au nom du père 3, Jacques Dupuis suggère avec malice que le passage de la vénération de la vulve à celle du pénis pourrait être liée à la découverte de la paternité, qui n’était pas chose évidente pour les premiers hominidés. Il suffit d’imaginer n’importe quel Cro-Magnon venu se grattant le crâne, encore plus perplexe qu’Egon Schiele, devant la naissance d’un bébé, neuf mois après une petite copulation sauvage au fond d’une caverne. C’est ainsi que la tige procréatrice est devenue, dès le début du néolithique, l’arme absolue des machos mésopotamiens, préceltiques, égyptiens, hindous et tutti quanti  4.

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L es représentations du pénis , à travers la m y thologie , ont pourtant rarement g â té ses héros ; q u ’ ils se nomment H ercule ou A pollon , la taille de leur sexe est toujours restée très en retrait en comparaison de celle de leurs pectoraux .

Et Dieu sait si la passion a été fervente. Preuve, s’il en fallait, fut apportée en 1865, sous le règne de la très puritaine reine Victoria, par le Dr George Witt, qui légua au British Museum, sous la dénomination de « Symboles du culte primitif de l’humanité », une collection de 434 pièces entièrement dédiée à la gloire du phallus : terres cuites romaines, vases grecs, objets de fertilité étrusques et « clou », si j’ose dire, de la donation : une grande statue en bois de Jésus-Christ crucifié en pleine érection. Car la verge attire surtout l’attention quand elle est érigée devant le bas-ventre du mâle, tel un étendard auquel vont se rallier toutes les civilisations et au manche duquel se raccrochent encore les cadres modernes en pleine crise existentielle de la quarantaine. Et cette érection doit être aussi conséquente (enfin presque, restons modestes !) que celle de Schiele dans Éros, pour ne pas subir les railleries dont furent l’objet Napoléon à chaque fois qu’il baissait son pantalon devant une dame  5 ou Hitler dont la maîtresse, Eva Braun, se plaisait à dire  6 : « De l’homme je ne reçois absolument rien. » La relation entre puissance virile et soif de pouvoir a toujours fasciné les historiographes. Dominique Strauss-Kahn en est la dernière incarnation planétairement médiatisée, qui rata au fond d’une chambre d’hôtel new-yorkaise la présidence de la France à cause d’une queue trop entreprenante. Ce garçon aurait dû lire Moi et Lui d’Alberto Moravia 7, dialogue entre un homme et son sexe, dans lequel un metteur en scène de cinéma rêve d’un destin hors normes mais attribue la cause de ses échecs à son obsession libidinale. Ne disait-on pas au temps des voitures à impériales et des cocottes que les femmes menaient les hommes par le bout de la queue ? Priape, fils de Dionysos et d’A phrodite (excusez du peu), avait résolu le problème, puisqu’il était dans une permanente érection qu’il baladait aux quatre vents, prêt à violer

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n’importe quelle nymphe passant à portée de sa vue et de son vit. Cela lui valut la plus désagréable des mésaventures pour un dieu de son envergure : se retrouver transformé en épouvantail à moineaux, la verge rouge et turgescente remplacée par une carotte, au milieu des champs de facétieux agriculteurs romains. Funeste destinée qui lui apprendra à tuer tous les ânes qu’il croisait sur son chemin parce qu’ils en avaient une plus grosse que lui ! Les représentations du pénis, à travers la mythologie, ont pourtant rarement gâté ses héros ; qu’ils se nomment Hercule ou Apollon, la taille de leur sexe est toujours restée très en retrait en comparaison de celle de leurs pectoraux. C’est sans doute la raison pour laquelle aucune femme ne s’est jamais jetée dans les bras de leurs statues, contrairement à la célèbre tombe de Victor Noir au Père-Lachaise  8, que des visiteuses, même pas nécrophiles, viennent chevaucher la nuit en raison de l’évidente proéminence qui gonfle la braguette du défunt. De Jean Boullet à Tom of Finland, en passant par Jean Cocteau, les dessinateurs gays n’ont cessé de magnifier, par un trait de crayon, de fusain ou de pinceau pour le moins hyperbolique, l’objet de leur désir. De même, des écrivains comme Maurice Sachs, Jean Genet, Pierre Guyotat ou Hervé Guibert n’ont pas hésité à parsemer leur œuvre de comparaisons, d’inventions littéraires ou sémantiques toujours plus flamboyantes pour porter au pinacle la pine de leur conviction sexuelle. Ainsi Sachs dans Le Sabbat : « J’espère ne connaître jamais d’autre temple que la nature, n’adorer que le soleil, ne vénérer que le membre éclatant qui fait l’homme. » Une des façons les plus fétichistes de rendre hommage à ce membre glorieux est bien sûr la fellation, qui jouit d’un caractère sacré depuis les plus anciennes théogonies. C’est en pratiquant celle-ci sur son époux et néanmoins frère, qu’Isis ramena Osiris à la vie. De l’art antique à la bande dessinée moderne, en passant par les bas-reliefs,

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© The Robert Mapplethorpe Foundation/Collection particulière © The Easton Foundation/Adagp, Paris 2015

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miniatures, peintures, statues, illustrations, photographies, films, etc., cet acte, que des extrémistes religieux de tous bords qualifient encore de contre-nature, est toujours resté un must de l’érotisme. Cléopâtre, malgré son nez qui faillit changer l’histoire du monde, était experte en la matière, elle qui mit l’Empire romain à ses pieds en appliquant sa dextérité buccale sur un Jules César vieillissant. Dans Histoire raisonnée de la fellation, Thierry Leguay accorde même à la reine d’Égypte, surnommée Chellon (grosses lèvres) et Meriochane (bouche ouverte), la capacité d’avoir soulagé entre ses lippes ourlées une centaine d’hommes de garde en une nuit 9 ! Pas onze mille verges, mais, foutredieu, comme aimait à jurer le divin marquis, qui en matière de vit s’y connaissait, on peut s’agenouiller devant une telle performance, qu’aucune hardeuse contemporaine n’a encore égalée ! De nombreux artistes contemporains ont représenté la verge dans leurs œuvres. De la Fillette freudienne de Louise Bourgeois aux traits sinueux d’Hans Bellmer, du Pouce dressé de César aux photos sculpturales de Robert Mapplethorpe, sans oublier l’Objet-dard de Marcel Duchamp ou la Princesse X de Brancusi, pour ne citer que les plus célèbres, ils ont tous célébré sérieusement, érotiquement ou ironiquement ce phallus impudicus (autrement nommé satyre puant par les mycologues), dont les Incas avaient multiplié par 81 la représentation dans le Temple de la fertilité que l’on peut encore voir sur les bords du lac Titicaca, au Pérou. Alcibiade aurait pu s’en donner à cœur joie ; ce général athénien, qui fascina ses concitoyens autant par sa beauté que par ses talents oratoires, fut en effet soupçonné d’avoir, une nuit de beuverie, amputé de leurs parties viriles toutes les statues d’Hermès marquant les limites entre propriétés privées et publiques. Ceux à qui cette dégradation ne risque pas d’arriver sont curieusement les super-héros, Superman, Batman ou autre Spiderman, pour la bonne raison que, malgré leurs super-pouvoirs, personne n’a jamais vu la moindre flamme de leur improbable désir soulever l’entrejambe de leurs combinaisons pourtant ultramoulantes. On pourrait en conclure que tous ces demi-dieux des marvels américains sont asexués. Ce qui pose une question encore plus

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Robert Mapplethorpe, Louise Bourgeois, 1982. Sur cette photographie, la sculptrice porte Fillette (1968, latex sur plâtre).

complexe sur le rapport entre pouvoir et phallus. Coupons là, sur une note aussi triviale que joyeuse. Un court extrait d’« Hercule et Omphale », tiré des Onze Mille Verges, fera l’affaire : « Le cul D’Omphale Vaincu S’affale, — « Sens-tu Mon phalle aigu ? — Quel mâle !... » 1. Jane Kallir, Egon Schiele - Œuvre complet, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jeanne

Bouniort et William Desmond, Paris, Gallimard, 1990. – 2. Guillaume Apollinaire, Les Onze Mille Verges, postface de Toussaint Médecin-Molinier (qui sent bon le pseudo ou la contrepèterie), Paris, L’Or du Temps/Régine Deforges, collection Bibliothèque Privée, 1968. – 3. Jacques Dupuis, Au nom du père, Paris/Monaco, éditions du Rocher, 1987. – 4. Alain Daniélou, Le Phallus, Paris, Pardès, Bibliothèque des symboles, 1993. – 5. Marc Bonnard et Michel Schouman, Histoires du pénis, Paris/Monaco, éditions du Rocher, 1999. – 6. François Kersaudy, Les Secrets du IIIe Reich, Paris, Perrin, 2013. – 7. Alberto Moravia, Moi et Lui, traduit de l’italien par S. de Vergennes, Paris, Gallimard,

collection Folio, 1974. – 8. Victor Noir était un journaliste républicain tué à 21 ans, le 10 janvier 1870, d’un coup de pistolet par Pierre-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon III. Sa tombe a été réalisée par Jules Dalou, élève de Carpeaux. – 9. Thierry Leguay, Histoire raisonnée de la fellation, Paris, Le Cercle, 1999.

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Mettre en scène les arts décoratifs

Les minutieuses photographies du baron Minutoli p a r J ér ô me D elatour

Au milieu du x i x e siècle, cet aristocrate prussien rassembla une importante collection d’objets d’artisanat de toutes époques et tenta d’en transmettre l’héritage.


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© Bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet

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œuvre photographique du baron Alexander von Minutoli (1806-1887) est pour ainsi dire inconnu en France. Pourtant, Minutoli fut un pionnier à plus d’un titre : créateur d’un des tout premiers musées d’arts décoratifs d’Europe, dans les années 1830-1840, précurseur du Victoria and Albert Museum à Londres et du musée des Arts décoratifs à Paris, il utilisa massivement la photographie pour diffuser le goût et la connaissance. Aristocrate prussien, Minutoli n’avait pas embrassé la carrière des armes comme ses frères aînés mais s’était tourné vers la fonction publique. En 1839, le ministère du Commerce le dépêcha à Liegnitz (aujourd’hui Legnica, en Pologne) pour développer l’artisanat local dans une période de crise économique. Ayant hérité de son père la passion de l’histoire de l’art et de la collection, Minutoli avait rapporté de ses voyages de nombreux objets d’art décoratif. Afin de stimuler l’industrie par l’exemple et de restaurer l’unité perdue de l’art et de l’artisanat, il créa un musée d’un nouveau genre ; ni musée d’art ni 1 cabinet de curiosités, mais collection de modèles de ce qui s’était fait de mieux en arts décoratifs depuis l’A ntiquité, organisés par matériaux et par époques. En 1845, le roi de Prusse lui concéda une dizaine de pièces du château de Liegnitz pour y exposer quelque 3 687 objets de tous pays. En 1858, ils étaient pas moins de 18 000. Minutoli avait cependant conscience des limites de son musée, tous les artisans ne pouvant se rendre sur place. Il voulait lui donner un rayonnement national, voire international. Il développa donc un système de prêt d’œuvres aux écoles

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d’arts appliqués. Bien entendu, cette solution s’avéra malcommode et occasionna des dégâts. Minutoli passa alors au prêt d’aquarelles ; puis, à peine la photographie officiellement inventée (1839), au prêt de photographies. À partir de 1845, le photographe Louis Birk produisit pour lui quelques dizaines de daguerréotypes. La première Exposition universelle, tenue à Londres en 1851, lui donna l’opportunité de les présenter au monde entier. Mais le daguerréotype, cliché positif unique sur métal, a ses propres limites : presque aussi fragile que les objets originaux, il coûtait cher à produire et à reproduire. Minutoli se tourna donc vers l’innovation majeure qui se développait alors en photographie, le négatif, dont on pouvait tirer autant de positifs sur papier que souhaité. En 1853, il engagea un jeune homme de 23 ans, issu de l’école d’arts appliqués de Liegnitz, Ludwig Belitski. À l’aide de plaques de verre au collodion et d’une longue-vue Dollond de 9 pieds de long (soit 2,74 mètres !), Belitski constitua un corpus de 150 photographies sur papier salé. Présenté à l’Exposition universelle de Paris de 1855, celui-ci s’ouvrait sur une page de titre lithographiée : Vorbilder für Handwerker und Fabrikanten aus dem Sammlungen des Minutolischen Instituts zur Veredlung der Gewerbe und Befoerderung der Künste zu Liegnitz (« Modèles pour les artisans et les fabricants extraits de la collection de l’institut Minutoli pour l’amélioration du commerce et la promotion des arts de Liegnitz »). En 1862, Minutoli présenta encore à l’Exposition universelle de Londres une édition augmentée en 24 sections et 7 volumes,

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reproduisant quelque 4 000 objets. Mais son entreprise demeura un échec commercial : en cause, son coût prohibitif, le manque de soutien financier de l’État, mais aussi les photographies elles-mêmes, trop petites, insuffisamment détaillées pour être véritablement utilisables par des artisans. Les exemplaires conservés de cette publication avortée sont de ce fait extrêmement rares et souvent incomplets. L’Institut national d’histoire de l’art pourrait être la seule institution française à posséder une collection de planches significative (166 acquises pour Jacques Doucet en 1913, plus 65 achetées en 2013). Un catalogue de l’Exposition universelle de 1851 ne laisse aucun doute sur la paternité de ces photographies : l’éclairage, la mise au point, le choix et l’agencement des objets sont l’œuvre de Minutoli ; Louis Birk ne fit que préparer les plaques photographiques (Preis-Katalog der zur Londoner Industrie-Ausstellung , Berlin, 1851, no 250, p. 78). Il en fut certainement de même avec Ludwig Belitski, dont la carrière ultérieure ne montre aucun signe 4 de singularité. Le critique Ernest Lacan avait donc raison de saluer en Minutoli, en 1855, « un photographe amateur de premier ordre ». Néanmoins, il serait hasardeux de croire à l’originalité des compositions de Minutoli. D’une part, son recueil de modèles est l’héritier direct des « livres d’ornements » qui, depuis l’apparition de l’estampe au xve siècle, soutenaient l’inspiration des artisans. Mais surtout, sa façon très spectaculaire de rétroéclairer les verres sur fond noir (fig. 1) et de photographier les objets de front, alignés sur des rayonnages (fig. 3), paraît directement empruntée aux photos publiées par Henry Fox Talbot dans The Pencil of Nature (1844) ; et cette composition caractéristique se trouvait déjà dans les Coquillages, photographie de Daguerre datable de 1839 (musée des Arts et Métiers). Ses entassements désordonnés de fragments antiques (fig. 9) font également partie des poncifs des débuts de la photographie.

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Le travail de Minutoli navigue en permanence entre objectivité scientifique et mise en scène. Les objets sont généralement présentés sur fond neutre et souvent accompagnés d’une réglette servant d’échelle. Pour économiser les plaques photographiques, Minutoli cadre les objets au plus près, les serre bord à bord, les entasse, semblant renoncer à toute ambition esthétique ( fig. 2 ). Dans d’autres cas, sa recherche de composition est évidente (fig. 10). Les mêmes fragments antiques apparaissent sur plusieurs photographies, positionnés différemment. Minutoli ne dédaigne pas d’agencer ses objets en de véritables natures mortes (fig. 4). Le détourage donne souvent l’impression que les objets flottent ou s’empilent mystérieusement ( fig. 5 et fig. 8). Parfois inachevé, il zèbre l’image d’énigmatiques bandes obliques ( fig. 6). Quelquefois, des bordures gravées photographiées ont été ajoutées par montage pour donner l’illusion d’une vitrine (fig. 6). Mais la palme de la mise en scène revient à la photographie d’une maquette d’église gothique en ruines (fig. 7). De l’invention même de Minutoli, qui entendait égaler en architecture « nationale » les maquettes d’architecture romaine alors en vogue, elle se trouve placée devant un paysage peint et derrière quelques cailloux figurant des rochers. Cette composition théâtrale montre un Minutoli imprégné de romantisme et très au fait des procédés illusionnistes popularisés par les panoramas et dioramas à la Daguerre. Le musée fut assez rapidement démantelé. Après d’âpres négociations, Minutoli parvint en 1869 à en vendre à l’État une partie, toujours visible aujourd’hui au Kunstgewerbemuseum de Berlin. Reste le charme d’une entreprise photographique un peu folle, dont les planches interpellent encore par leur discrète étrangeté.

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LA FAU TE À VOLTAIRE p a r J ulien brocard

Mérimée aurait-il eu 20/20 à sa propre dictée ? Cette chronique recense les pires fautes des grands écrivains, et nous console de ne pas savoir écrire aussi bien qu’eux. Dans ce dernier numéro de l’année, on verra d’où vient la faute originelle et ce qui la rachète...

Avant de buter contre un subjonctif, l’écrivain, libre et délivré de toute contrainte, fend le vide du monde des Idées avec l’aisance de la colombe dont le père Kant faisait un attribut platonicien. Après des heures passées en divertissements, quand vient le soir – et avec le soir, la mort prochaine –, il s’attelle, non sans crainte, à la noble tâche à lui assignée par le destin. N’aura-t-il pas, des jours durant, noirci tant et tant de carnets reliés de faux cuir ? Ne lui aura-t-il pas semblé, des nuits entières, qu’en rêve les phrases roulaient, fortes et balancées, là, tout près et toutes prêtes, s’offrant à se coucher sur le papier dans la perfection de leur naissance, déesses impeccables tirées de la cuisse de Jupiter ? Tout paraissait si fluide et limpide, le flux de l’esprit, clair comme de l’eau de roche. Ce livre à venir, il lui prêtait la beauté des femmes qu’on s’invente. Il aurait le printemps aux lèvres. La vie serait semée de gloire. Cette nuit-là, pourtant, notre écrivain renâcle, peine, travaille à la sueur de son visage. Comment être sûr du mot juste ? Comment trouver le bon rythme, l’harmonie, sans distordre la construction ? Pourquoi ne pas s’autoriser une entorse, rien qu’une toute petite entorse, pour boucler telle période qui n’en finit plus ? Parfois, la tentation est trop grande. De l’arbre de la connaissance, il a goûté tous les fruits : les phrases parfaites qui ne viendront pas sous la plume, voilà bien des paradis perdus. Et au matin, quand l’espérance renaît à la faveur d’un jour nouveau, notre écrivain considère avec commisération la page qui, tôt ou tard, retournera à la poussière. Bien sûr qu’elle n’est pas la plus belle. Je connais ses défauts. J’ai pansé ses cicatrices. Peut-être, elle vieillira mal. Elle m’inspirera de la tendresse après m’avoir inspiré de la passion. Je la relirai parfois avec pitié. Mais je ne l’aimerai pas moins. Ses défauts, ce sont ses beautés. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » Elle n’en est pas moins belle, la reine d’Égypte, de se voir ainsi portraiturée par Pascal à grands coups d’anacoluthe. Au contraire. On gagne en concision et en force ce qu’on perd en correction grammaticale. Baudelaire : « Exilé sur le sol au milieu des huées/ Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. » Baudelaire, Pascal, Mme de La Fayette, Corneille, Buffon, Boileau et les autres : autant de vies employées à malaxer la langue comme si elle était leur vie. Mais elle est la vie. À pénétrer comme ils l’ont fait dans les basfonds de l’âme humaine ou à tâcher d’en rendre les grandeurs et les joies, ils font le pari du sens contre le non-sens et l’absurdité des choses. Des savants comme Fleming le savent, qui d’une erreur ont tiré les plus belles découvertes. De la faiblesse naît souvent un peu de beauté. Comment conclure mieux que par une syllepse la supplication de Joad à Joas dans l’Athalie de Racine ?

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge, Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin, Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.

Cet exemple, célèbre entre mille, est cité par Aragon, dans sa préface aux Yeux d’Elsa, qu’il commence où se termine la chronique de cette saison : J’avais, à l’âge où l’on apprend à aimer les poèmes, été singulièrement frappé par ces vers de Rimbaud : « Mais les chansons spirituelles/ Voltigent partout les groseilles », tels qu’ils figuraient sous le titre « Patience (D’un été...) » dans l’édition Vanier. On veut aujourd’hui (édition critique, Mercure de France) qu’ils se lisent : « Voltigent parmi les groseilles », et sans doute qu’il en est ainsi. Mais je ne puis refaire le chemin parcouru et, pour moi, tant que je vivrai, je lirai « Voltigent partout... » avec cet étrange transitif du verbe voltiger, qu’on peut me dire être une faute, et que je persiste à considérer comme une beauté  1.

Oui, le plus cruel dans l’histoire de notre écrivain déchu, c’est que l’écart qu’il accueille comme une grâce – et l’on tombe amoureux de celle dont le grain de beauté semble au premier abord déplaisant, de celle qui porte au cou le stigmate d’une folie ancienne –, cette faute, il n’en est pas responsable. Une étourderie d’éditeur peut en être la cause. On raconte que Malherbe écrivit les vers suivants pour consoler son ami Du Périer de la mort de sa fille : Mais elle était du monde où les plus belles choses

Ont le pire destin,

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses

L’espace d’un matin.

Songez, si la légende est vraie, que peut-être le vieux Malherbe, au lieu de « Et rose, elle » avait écrit « Et Rosette », du prénom de cette fille qui ne parlerait plus que d’outre-tombe... C’est bien un inconvénient d’avoir à naître, à souffrir, à aimer et à désaimer. C’est bien un inconvénient d’espérer sonder les reins et les cœurs pour en tirer un livre et, souvent, le sentiment de la profonde inutilité des livres. C’est bien un inconvénient d’avoir à faire avec une langue qu’on n’a pas choisie, qu’on tente de modeler à son image et qui ne fourbit que des armes de courte portée pour notre désir inextinguible de comprendre. À tous nos pourquoi, nos grands écrivains répondent souverainement parce que, un parce que gratuit pour la rémission de leurs péchés, comme si c’étaient eux qui nous faisaient la « grâce » de trouver tant de grâce à leur style ; comme si, dans l’ordre de la vie comme dans celui des mots, ils s’étaient repus des fruits défendus. Pécheurs certes, mais pécheurs rachetés par le verbe quand il se fait chair. 1. Aragon, « Arma virumque cano », Les Yeux d’Elsa, Paris, Seghers, 1942, p. 9.

NOTO

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12.15 NOV 2015 GRAND PALAIS


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