"L'invention de l'ingénieur général aurait quelque chose d'indécent

Page 1

QU’EN D ITE S VOUS Par Noélie Coudurier

Jean-Louis Vassallucci

La réforme de la filière technique territoriale se fait attendre, accentuant malgré elle le fossé entre ingénieurs. D’un côté, ceux qui se réjouissent de l’évolution de carrière promise par la création d’un nouveau cadre d’emplois A +, celui d’ingénieur en chef, dans lequel on trouvera notamment le grade d’ingénieur général. De l’autre, des agents qui s’interrogent sur la pertinence d’une telle réforme en intra et sur sa perception par l’opinion publique. On peut imaginer que la perspective d’évolution de carrière qui s’offre aux ingénieurs sonne comme la reconnaissance du travail accompli dans la fonction publique territoriale. Partagez-vous ce point de vue ? Pour être franc, j’oscille entre incompréhension et émoi. Il me semble que la structuration de l’ingénierie territoriale telle qu’elle est conçue actuellement est à la fois satisfaisante et suffisante : on passe d’ingénieur à ingénieur principal avant de devenir ingénieur en chef – de classe normale puis exceptionnelle. Dissocier le grade d’ingénieur en chef pour en faire un cadre d’emplois à part entière et le faire culminer à ingénieur général ne me paraît pas du tout primordial. Sur les 18 000 ingénieurs que compte la fonction publique territoriale, 10 % seulement sont des ingénieurs en chef. Cette réforme satisfera donc une toute petite frange d’entre nous, en lui permettant d’intégrer un grade prestigieux et de bénéficier de conditions de rémunération très avantageuses. Pourtant, c’est l’image de toute la filière qui sera ici redorée, non ? Certes, le titre va mieux « sonner ». Mais l’important n’est pas là ! Chaque ingénieur devrait s’interroger sur le sens de ce qu’il apporte au service public. Les ingénieurs ne sont pas uniquement là pour défendre leurs intérêts de corps ni une prétendue « carrière ». Car ils l’ont déjà ! Peut-être ai-je eu la chance inouïe de pouvoir m’exempter d’enjeux de carrière car je suis entré via le concours externe d’ingénieur en chef. Mais l’étiquette ne change rien au contenu de la bouteille. L’ingénieur doit être polyvalent,

82

inventif, curieux, capable de remettre en cause des solutions éprouvées. Son expérience et ses apports essentiels sont là, non dans son titre. La formation des ingénieurs en chef fait encore débat. Ceci dit, n’est-il pas souhaitable de continuer à se perfectionner tout au long de sa vie professionnelle ? Avec cette réforme qui se dessine, quelle formation proposer à des fonctionnaires qui arrivent en fin de carrière, qui sont expérimentés et pour lesquels l’encadrement ne devrait plus avoir de secret ? La fonction et les missions occupées sont tout aussi importantes que le grade. Il ne tient qu’à chacun de faire évoluer son poste. Et à chaque fois, on a l’impression de changer de métier par la même occasion ! Le transfert de charge du personnel de l’État vers la territoriale peut-il expliquer la création de ce cadre d’emplois en guise de « compensation » ? Effectivement, ce qui guide le ministère, ce sont les enjeux de gestion du personnel de l’État. S’il y a demain des débouchés à trouver pour les fonctionnaires d’État dans la territoriale, il est possible que le gouvernement veuille ainsi « anticiper » et leur offrir les mêmes perspectives d’évolution de carrière que ce dont ils disposent à présent. Cela a déjà été le cas avec la RGPP, qui a engendré la migration des personnels des ex-DDA et DDT dans les collectivités. Le débat autour de cette réforme pourrait donc être pipé puisque certaines des véritables motivations sont déguisées.

DR

« L’invention de l’ingénieur général aurait quelque chose d’indécent »

Jean-Louis Vassallucci, ingénieur en chef de classe exceptionnelle, directeur du développement économique et de l’environnement au conseil général du Jura

La culture territoriale est-elle proche de celle de l’État ? Dans la fonction publique territoriale, l’ingénierie de métiers s’est, en grande partie, construite sur la validation des acquis de l’expérience et la formation interne. Mais aujourd’hui, cela tend à disparaître puisque les ingénieurs nouvellement entrés dans la territoriale disposent d’un niveau de diplôme plus haut. D’ailleurs, le nombre de candidats aux concours a explosé ! On a généré une population d’ingénieurs territoriaux bien formés et plus exigeants. La qualification des ingénieurs territoriaux a donc glissé de l’ingénierie « maison » à l’ingénierie qualifiée. À vous écouter, si l’enjeu actuel n’est pas à rechercher du côté de l’évolution de carrière des ingénieurs, quel est-il ? L’enjeu est double. Le premier point est celui de l’éthique. À l’heure où l’on demande à chacun de se serrer la ceinture, il me semble totalement incongru que l’on puisse donner à penser que le haut de la hiérarchie se « serve » alors qu’à la base, des agents tout aussi méritants vivotent avec le Smic. Le deuxième est celui de la création de ce grade ex nihilo, sans que l’on sache véritablement si la structuration et la répartition des compétences dans la territoriale ont été prises en compte. Par exemple, si la France décidait de ne s’appuyer que sur sept ou huit régions prédominantes, des ingénieurs généraux, managers stratégiques ou pilotes de grands projets, pourraient se justifier. Dans son organisation actuelle, la FPT a moins besoin de cerveaux « king size » ou de théoriciens, mais bel et bien de meneurs d’hommes.

T ECH N I . CITÉ S n ° 2 4 2 • 8 - 2 3 j a nv i e r 2 0 1 3

QuenDitesVous.indd 82

17/01/13 09:58


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.