Magazine nc 34

Page 28

Jean-Christian

54

Bourcart

Invité en octobre par l’Institut français de Madagascar pour animer un stage de photographie, le lauréat du prix Nadar 2011 en a profité pour poursuivre dans les rues de Tana sa série sur les foules. Un certain regard. Qui va parfois aux marges. Là où ça fait mal, mais jamais pour faire mal…

Comment un postmoderne qui travaille plutôt sur la déprime du vieux monde industriel en vient-il à s’intéresser à Madagascar, pays pauvre mais plein de sève ? Je vis à New York depuis quinze ans et il est vrai que mon travail est plus orienté sur les Etats-Unis – le rêve américain ou ce qu’il en reste – que sur l’Afrique. Mais il se trouve que j’ai un frère qui habite ici depuis pas mal d’années et à qui je rends visite le plus souvent possible. Il y aussi que je me suis retrouvé en résidence artistique à Dakar en janvier 2011, et c’est dans ce prolongement, via les Instituts français, que j’ai eu l’opportunité d’animer ce stage de deux jours destinés aux photographes malgaches. Que t’inspire les photographes d’ici ? Deux jours ce n’est pas assez pour faire le point. Je constate que mis à part Pierrot Men, peu d’artistes malgaches sont reconnus sur la place internationale, c’est le signe d’un décrochage certain par rapport au marché extérieur. Trop de conservatisme. Alors que les couleurs explosent dans la rue ! J’ai envie de leur dire : osez un regard différent, ne vous censurez pas… Tu es là aussi pour ton travail sur les foules à travers le monde… Après les embouteillages new-yorkais où je saisissais des tranches de vie au téléobjectif à travers les vitres des voitures (Traffic, 2004), avec I shot the crowd je travaille sur un espace plus ouvert, moins contraint, je regarde comment l’humain s’y déploie. C’est bizarre, dans une foule il a toujours un personnage qui ressort,

Portfolio qui capte l’attention, et la scène se compose autour de lui de façon très ample, un peu comme dans la peinture espagnole baroque. Qu’est ce qu’on peut dire de la foule malgache ? Ce n’est pas le désert de foule, chacun dans sa bulle, comme en Occident. C’est très organique, très coloré. Ce n’est pas non plus, comme en Chine, la foule unidirectionnelle qui semble tendre vers un destin unique. Ici ça part dans tous les sens, ça se croise, ça s’interpelle… Comme un joyeux désordre qui laisse toute sa chance à l’aléatoire, à l’humain, à la créativité. Je ne dis pas que j’ai tout capté de Madagascar, ce n’est que la troisième fois que j’y viens, forcément je suis un peu à la surface des choses… Est-ce que le fait d’avoir été photographe de presse influence ton travail actuel ? Sans doute, mais j’ai été aussi photographe de mariages, et c’est aussi une très bonne école ! Entre la photo de presse et la photo d’art, il y a des passages et c'est justement cette frontière qui m’intéresse, je joue avec… Quand je photographie Camden, ville du New Jersey réputée la plus dangereuse des Etats-Unis, avec ses dealers, ses junkies, ses prostituées, ça ressemble à du photojournalisme, mais j'y ajoute un texte qui me situe dans l'histoire. Je voudrais démystifier ces grands reporters qui vont dans les endroits les plus terribles de la planète et dont on dit qu’ils sont les nouveaux « héros » contemporains. Quand j’ai couvert la guerre à Sarajevo au début des années 90, à l’époque où je travaillais avec l’agence Rapho, j’ai compris que le reportage de guerre était un spectacle de plus, et que ce n'était pas pour moi. C’est même pour ça que j’ai décidé en 1993 de carrément faire un

L’ i m a g e seule ne donne rien à voir

55


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.