Viser la base des flammes

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VISER L A BASE DES FL AMMES Camil Abad Cathie Bagoris, moilesautresart Cécilia Becanovic Jean-Christophe Blanc guilhem chabas (édition) Ekaterina Degot Catherine Francblin Beth Gordon, moilesautresart Eléonore Grignon Martin Grimaldi Jean-Yves Jouannais leg Nadja Meier Pauline Perazio Lila Retif, moilesautresart Stephen Wright IOOe mille




Je remercie infiniment toustes celleux sans qui cette publication n’aurait pas pu voir le jour. Cathie Bagoris, Cécilia Becanovic, Jean-Christophe Blanc, Louise Farge, Sarah Fastré, Beth Gordon, Éléonore Grignon, Martin Grimaldi, Nadja Meier, Naomi Monderer, Pauline Perazio et Lila Retif, pour leur engagement, leur générosité et leur travail. Sans elleux il n’y aurait rien et je ne serais pas grand chose. Louise P., Alice, Juliette, Arnaud, Marjorie, Yu Hang, Louise R., Anastasia, Alexandra, Marie, Josselin ; Camille et Christine ; la ligne de vie ; Cheyenne, Léna, Cédric et Eva ; Ninh, Claire, Jeanne et Margaux ; Mathieu C. ; Lise, Vanessa, Pierre et Charlie ; Louise H. et Chloé ; Mathieu B. et Maëlle ; Sunny et Lucy et ma mère, pour leur amitié. Sans elleux la recherche que j’incarne n’aurait pas non plus la forme qu’elle a aujourd’hui. Denis Prisset pour sa confiance, sa pertinence et sa justesse. Et très précieusement, Tzu Chun, pour tout le réconfort, tout le courage et toute l’assurance qu’elle m’apporte, pour son amitié, ses mots, et ses gestes si particulier·e·s que je ne pourrais prendre le risque de les qualifier.

IOOe mille / École des Beaux Arts de Marseille février 2019





13 — 21  avant-propos, guilhem chabas

Œuvre 23 — 28  Herboriser les obsessions, Jean-Yves Jouannais 31 — 34  Je te remercie pour la couleur des blés – Tzu Chun Ku, guilhem chabas

37 — 46  C’est juste que en faisait de la poussière ça se dépose sur les autres, [...], Entretien avec Martin Grimaldi

Auteur 53 — 57  De la difficulté de collaborer [extrait], Beth Gordon, moilesautresart

59 — 67  Laisser de la place, Lila Rétif, moilesautresart 73 — 77  L’artiste qui prétend battre Yoon Ja & Paul Devautour sur leur propre terrain [extrait], Catherine Francblin

Exposition 79 — 83  Dédoublement, Cécilia Becanovic 85 — 87  leg appelle / leg is calling, leg 89 — 95  Vers un art sans spectateur [extrait], Stephen Wright 97 — 101  Notes sur la fonction des scène de mythe chez J.-L. Nancy [extrait], Camil Abad


Travail 103 — 109  Avdey Ter-Oganyan, Toward the Object (1993) [extrait],

Ekaterina Degot

111 — 114  À propos de la recherche, Pauline Perazio 117 — 124  Sur la gratuité, Jean-Christophe Blanc

Action 127 — 145  Engagement : Pourquoi se regroupe-t-on ?, Cathie Bagoris, moilesautresart

147 — 159  On pourrait jamais être artiste à temps plein, Discussion avec Nadja Meier et Sarah Fastré

161 — 165  Manifeste du 7 novembre 2018, IOOe mille 167 — 179  Art et des – engagements ? [...], Éléonore Grignon

189 — 197  Bibliographie



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AVANT-PROPOS guilhem chabas



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En novembre dernier j’invitai des ami·e·s — toustes étudiant·e·s ou diplomé·e·s d’école d’art — à contribuer à ce mémoire qui prend la forme d’une publication collective dont je suis l’éditeur. Mon travail éditorial aura consisté à juxtaposer, regrouper et commenter leurs contributions pour rendre visible ce que je croyais voir de commun dans leurs pratiques, ou leurs recherches. Mon désir étant de dessiner et de communiquer un peu de ces territoires partagés, d'entamer de possibles dialogues entre les différentes contributions au sein de ce volume ; et puis d'essayer de constituer une sorte de communauté de pensées, qu'elle prenne acte dans un espace éditorial, le temps d’une publication. Pour cela chacun·e des contributeurice fut initialement invité·e à partager un texte sur une problématique qui le ou la concernait personnellement. Ces questions découlaient des relations que j’entretiens avec eux ou elles. Elles étaient une occasion de mettre des mots sur ce qui lie nos recherches respectives, de matérialiser le dialogue que nous entretenons implicitement. Mes appels à contribution étaient accompagnés par un ou des textes qui pouvai·en·t aider à les appréhender. Certains de ces textes m'avaient étés fait découvrir ou, déjà, étaient écrits par cer-


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tain·e·s des futur·e·s contributeurices. Je tissai un réseau.

Deux cas d'école Afin de dresser le contexte dans lequel j'ai souhaité les mettre à contribution, je reviendrai ici sur ma rencontre avec un texte ; Je suis une école, expérimentation, art, pédagogie1. Cet objet-livre décrit le projet BOCAL, « école nomade et provisoire »2. C'est dans le cadre d'une résidence de recherche et de création de trois ans au Centre National de la Danse, que le chorégraphe Boris Charmatz initie le projet. Un groupe d'une quinzaine d'étudiant·e·s venu·e·s d'horizons très divers (Boris Charmatz y compris) se forme, puis existe de juillet 2003 à juillet 2004 avec pour désir et ambition de « repenser les modalités de la formation en danse ». 3 Dans le livre, on retrouve des témoignages relatant de quelques expériences intimes de cette aventure collective. Les membres du groupe vivent et s'activent ensemble pendant un an dans le rythme et la rigueur des exercices et de la pratique du corps. Certains des exercices mis en place sont présents dans le livre sous la forme de protocoles. Exercices au sein desquels il n’est pas rare que les rôles de « maître·sse » et d’ « élève » s’interchangent, voire se superposent dans le même temps (ingénieuses prouesses pédagogiques). Des documents et textes théoriques ayant nourri la recherche de BOCAL sont également intégrés au livre et des descriptions de certaines étapes du projet viennent dessiner la chronologie de ce processus. Le livre semble ainsi

1 Boris Charmatz, Je suis une école, expérimentation, art, pédagogie, Les Prairies Ordinaires, 2009 2 http://www.borischarmatz.org/?bocal 3 ibid.


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rendre compte avec une certaine justesse de la complexité d’un tel projet. Il en restitue notamment la qualité d’expérience. Une expérience collective comme BOCAL ne tend-t-elle pas à faire œuvre ? Dans ce cas qui y serait l’auteur de quoi ? À quel moment l’autorité de Boris Charmatz devient-elle contraire à l’ambition « collective » de ce projet ? Voilà les questions soulevées, par le projet lui-même, et par ma lecture de Je suis une école (...). Ce sont des questions comme celles-ci qui m’accompagnent depuis mon entrée à l'École Supérieure d'Art et de Design, Marseille-Méditérannée (ESADMM) en 2016. À commencer par celles qui invitent à penser les territoires de la pédagogie et de la transmission comme des espaces à parts entières de la création artistique ; engageant alors les gestes de l’artiste dans la production d’activités ou de situations. Avant même ma rencontre avec le projet BOCAL, l'expérience de la ligne de vie — contexte pédagogique hybride mené pendant deux ans à l'école des Beaux Arts de Marseille à l'initiative de Cécilia Becanovic4 — avait entamé déjà d'ébranler quelques certitudes persistantes et d'activer certaines intuitions. En effet, à l'instar de BOCAL, la ligne de vie s’annonçait comme une situation pédagogique5 et prenait la forme d'une vie et d'une pratique collective (nous nous retrouvions tous les mois, une semaine par mois) pour expérimenter ensemble une « pratique d'atelier » de nos corps. Nous ne travaillions pas. Nous nous activions ; sans chercher à produire de gestes en lieu et place des formes que nous avions décidé de mettre de

4 la ligne de vie est active de janvier 2017 à septembre 2018 et engagea de près ou de loin quelques un·e·s des contributeurices de ce mémoire (Sarah Fastré et Pauline Perazio). la ligne de vie fut annoncée comme « une série de rendez-vous réguliers pendant lesquels [serait] envisagée la notion d’exposition sur un mode essentiellement pratique. » 5 la ligne de vie s'inscrivait dans le programme des études de l'ESADMM.


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côté.6 Dans ce désœuvrement actif, des gestes, performatifs, poétiques, advinrent (comme événements ou comme décors). Des habitudes et pratiques communes prirent forme, des rôles se définissaient puis s'échangeait, des liens se créaient.

Désœuvrement Activités, situations, événements, scènes ; voici les vocables de ma recherche qui tend à penser et pratiquer des formes d’assemblées.7 Les pratiques de la scène, du corps et de l’événement — les pratiques chorégraphiques notamment — inscrivent l’œuvre dans un paysage constitué de partitions, de modalités de transmission, d’interprétation et de mise en scène. Elles mettent de fait en question les concepts d’autorité et d’authorat8, autant que les enjeux de l’adresse et de l’audience. Elles semblent le faire d’une manière a priori très différente des pratiques artistiques dites « plasticiennes ». En prenant pour objet d'étude le désœuvrement et en s'appuyant sur des analyses de ses relations avec la danse9 ou les 6 « Une vie d’atelier où l’activité en soi était plus importante que les produits qui en découlaient », communiqué pour les performances autour de rouge paupière, le 20 septembre 2018, galerie Florence Loewi, Paris, https://www.facebook.com/ events/300614894069279/ 7 « New Settings : "danse de nuit" by Boris Charmatz », octobre 2016, https://www. youtube.com/watch?v=LP68Jk-3vkE 8 Authorat, auteurité ou autorialité, sont des traductions françaises du terme anglais authorship qui signifie le fait d'être l'auteur·e de quelque chose. On comprend que l'existence même d'un terme pour désigner cet état ouvre des débats sur la complexité avec laquelle un auteur peut-être attribué, et à quoi il peut l'être. Je peut par exemple m’interroger (après Thierry de Duve et Marcel Duchamp) sur la possibilité qu'une œuvre d'art soit : ce qui peut être attribué à un·e ou des auteur·e·s. On comprend également le rapport qu'entretiennent autorité et auteurité dans les processus créatifs collectifs. 9 De part son caractère éphémère, la complexité de sa transcription, sa transmission essentiellement orale ; philosophie et esthétique sont incapables de penser les


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formes de la communauté10, je m'engage sur un territoire d’investigation balisé de rapports entre activité et travail et de termes comme opérativité11, co-création, autorité et pratiques communautaires. Ainsi je convoque dans ce volume des auteur·e·s ou des pratiques de référence ayant interrogé cette notion du désœuvrement, pour contextualiser les prises de positions des différent·e·s contributeurices ou expliciter certaines notions parfois implicitement admises par notre petite communauté. Ce volume s'organise avec eux et elles autour de cinq thèmes qui, si ils étaient plus ou moins pré-sentis au moment d'entamer ce processus éditorial, se définissent grâce et en fonction de l'ensemble des contributions reçues. Ce chapitrage emprunte son vocabulaire aux pensées de Hannah Arrendt (Travail, Œuvre, Action)12, Jean-Luc Nancy (Œuvre, Exposition)13 et Stephen Wright (Œuvre, Auteur)14. C'est d'ailleurs

pratiques chorégraphiques selon le régime commun de l’œuvre. La danse, en tant que pratique du mouvement, est souvent décrite comme pure et simple absence de production. Simple expérience de dépense et d’auto-affection. À ce sujet, voir : Frédéric Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, étude sur la notion d’œuvre en danse, Vrin, 2014. 10 « Une communauté ce n’est pas un projet fusionnel, ni de manière général un projet conducteur ou opératoire — ni un projet tout court […] » « La communauté ne prend pas la relève de la finitude qu’elle expose. Elle n’est elle-même, en somme, que cette exposition. », Jean-Luc Nancy, « La communauté désœuvrée » et « Le mythe interrompu », in La communauté désœuvrée, Christian Bourgeois, 1986 11 « inoperative community » est la traduction anglaise de la « communauté désœuvrée » de Jean-Luc Nancy 12 Hanah Arrendt, La condition de l’homme moderne (1958), dans L’humaine condition (ed. Philipe Raynaud), Gallimard, 2012 13 Jean-Luc Nancy, « La communauté désœuvrée » op. cité 14 Stephen Wright, Vers un art sans œuvre, sans auteur, et sans spectateur, XV Biennale de Paris, 2006-2008


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Jean-Christophe Blanc15 qui m'aura transmis le texte de Stephen Wright dont est plus loin reproduit un extrait, et ce, au cours de nos premiers échanges de mail autour de ce projet. Ces cinq termes permettent de penser quelque chose comme une économie de la production. On pourrait nommer ainsi le nœud que ma posture artistique, à cheval entre metteur en scène, intercesseur, interprète, programmateur ou éditeur, essaye d'appréhender.

Il me semble pour finir, que l’amour et la recherche « scientifique » mettent tous deux en mouvement nos corps désirant. Il et elle engagent en nous une modification quasi alchimique de notre nature de « sujet ». Amour et passion donnent le goût du mouvement et de l’aventure. Et l’aventure est toujours départ de soi, voyage vers l’étranger, centrifuge. C’est à cet état là de la pratique artistique, celle qui est le moyen d’une recherche, que je souhaite m’intéresser.

15 Un des contributeurices de cette publication.




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HER BORISER LES OBSESSIONS Jean-Yves Jouannais [1997. Ce texte est extrait de Artistes sans œuvres, I would prefer not to, dans sa version publié en 2009 aux éditions Verticales, où il apparaît très tôt, au début du premier chapitre « Publier ou non son cerveau ». Reproduit sans la permission de l’auteur. J'ajoute l'écriture inclusive.]


Jean-Yves Jouannais est un écrivain et critique d’art français.


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Combien de songes, de systèmes de pensée, d’intuitions et de phrases véritablement neuves ont échappé à l’écrit ? Combien d’intelligences sont-elles demeurées libres, simplement attachées à nourrir et embellir une vie, sans fréquenter jamais le projet de l’asservissement à une stratégie de reconnaissance, de publicité ou de production ? Nombre de créateurices ont opté pour la non-création, ou plus précisément, peu séduit·e·s par l’idée d’avoir à donner des preuves de leur statut d’artiste, se sont contenté·e·s d’assumer celui-ci, de le vivre pour eux ou elles-mêmes, pour leur entourage, soit dans le pur éther conceptuel, soit dans l’esthétique vécue et partagée du quotidien, laquelle esthétique rassemble le geste dandy, la dérive situationniste, l’infini éventail des poésies non écrites, l’apparente gratuité des congrès de banalise, ou encore [...] le silence de Marcel Duchamp, [...], les romans inécrits de Félicien Marbœuf 1, [...] les scandales d’Arthur Cravan, la vie accélérée d’Édie Sedgwick, femme fatale du Velvet [...]. Cette constellation de créateurices sans production à visée muséale, de pen1 Félicien Marbœuf est un personnage inventé par Jean-Yves Jouannais. Cette fiction donne lieu en 2009 (année de la publication aux éditions Verticales de l'essai Artistes sans œuvre...) à une exposition collective, Félicien Marbœuf (1852-1924), Fondation Ricard, Paris, du 3 juin au 11 juillet 2009.


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seurses sans corpus, ensemble d’étoiles qui ne se sont jamais données les moyens de briller, s’avère donc a priori invisible. « L’auteur dans son œuvre, doit être […] présent partout, et visible nulle part », énonçait Flaubert. C’est l’inverse qui nous intéressera en ces pages : que l’œuvre, chez son auteur·e, soit présente partout, et visible2 nulle part. Principe qui, en outre, ne contredit pas nécessairement celui de Gide : « Faire œuvre durable, c’est là mon ambition. »   Simplement, pour vitales qu’elles soient, ces sommes immatérielles, ces idées inécrites, ces poésies vécues ne peuvent parier que sur la mémoire, le mythe3, pour traverser les époques, ayant refusé, avec violence, ironie ou innocence, la logique industrielle et mortifère du musée comme de la bibliothèque. L’immense majorité de ces auteur·e·s, de fait, à l’image des femmes et des hommes infâmes dont Michel Foucault rêva d’écrire l’histoire4, n’a guère connu que l’ombre de l’anonymat, leur nom se satisfaisant de parcours commun, sans lustre. D’être connu·e·s leur fait défaut pour être reconnu·e·s. Or ce défaut même, ils et elles le cultive. C’est leur passion, la caution de leur indépendance. D’autres ont reçu quelques éclairages souvent accidentels qui les ont mené dans la banlieue de la postérité. L’œuvre, parfois, ou ce qui en tient lieu, en creux, n’a pu masquer le génie de leurs auteur·e·s et la publicité les a atteint·e·s à leur corps défendant. [...] 2 Voir ici le concept l'idée d'un art à « faible coefficient de visibilité » chez Stephen Wright et notamment supra p.89-95. 3 Voir ici le lien que Jean-Luc Nancy met à jour entre mythe et communauté, JeanLuc Nancy, « le mythe interrompu » op. cité. 4 « La vie des hommes infâmes », texte publié dans Les cahiers du chemin, n° 29, 15 janvier 1977, devait être l’introduction d’une anthologie de textes administratifs du XVIIIe siècle issus des archives de l’enfermement de l’Hôpital général et de la Bastille. Michel Foucault songe à ce projet depuis l’Histoire de la folie. « C’est une anthologie d’existences. […] J’étais parti à la recherche de ces sortes de particules dotées d’une énergie d’autant plus grande qu’elles sont elles-mêmes plus petites et difficiles à discerner. » [NdA]


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Il faudra couvrir du même regard – incongrue manière d’écrire – ou du moins faire également effort d’imagination afin d’apercevoir dans le même paysage ces œuvres non réalisées jouxtant d’autres œuvres, existantes quant à elles, mais tout aussi insaisissables, non montrées, intimes, attachées à la périphérie de leur inventeurice, foncièrement récalcitrantes à toute monstration, démonstration, diffusion, circulation, trahison. A cette famille appartiennent les univers développés par celles et ceux que Dubuffet appelle « les héros de l’art brut » : « Ils cachaient leurs ouvrages sous leur matelas ou les enfermaient dans des boîtes. Ils étaient parvenus à attribuer pleine existence à ce qu’ils voyaient eux-mêmes sans avoir plus le moindre souci d’être seuls à le voir »5. [...]   Ce qu’il est donné à voir de la culture d’une époque est déjà le résultat d’une sélection, élitiste, cultivée, bien pensante, parmi les œuvres ayant eu accès à une certaine visibilité. Pointe infime d’un iceberg. Une multitude de productions n’accèdent pas à la lumière. Que dire alors des œuvres non produites, lesquelles, en nombre infini, recèlent pourtant véritablement, en termes statistiques, la seule vérité sur l’histoire des mentalités?  [...] « Les célébrateurs de la culture ne pensent pas assez au grand nombre des humains et au caractère innombrable des productions de la pensée. (…) Ils devraient surtout avoir bien présent à l’esprit le très petit nombre de personnes qui écrivent des livres par rapport à celles qui n’en écrivent pas et dont les pensées seraient de ce fait vainement cherchées dans les fiches des bibliothèques. L’idée de l’occidental, que la culture 5 Jean Dubuffet, Asphyxiante Culture, Jean-Jacques Pauvert, 1968 [NdA]


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est une affaire de livres, de peintures et de monuments, est enfantine... »6

Employer le terme d’ « œuvre », s’en arranger, pour désigner des entités non effectives, des corps non effectués, trahissant par là même l’étymologie du mot, pose évidemment problème. « Œuvre » est issu d’opera, via uevre, ovre, dont le sens est travail, souffrance liée au travail jusqu’à l’acception de torture. Les propositions qui nous concernent ayant fait l’économie du travail, des contraintes, des tensions inhérentes au faire, ne devraient pas même porter le nom d’œuvre. Il nous faudrait alors invoquer une évolution du vocable – de l’« œuvre » avec travail à l’« œuvre » sans travail –, évolution parallèle en somme à celle, philologique, propre au matériel phonétique, du haut latin au français moderne. La grande loi gérant la vie des langues étant celle de l’optimalité paresseuse : le maximum d’efforts physiologiques. Le mot opera économisant l’effort de sa prononciation se mue en « œuvre ». Du lexique à l’acte, on en serait ainsi naturellement venu à la possibilité de se mettre à l’œuvre sans avoir à se mettre au travail. Des « œuvres vives », expression désignant, du navire, la partie de la coque au-dessous de la ligne de flottaison, aussi indécelable que vitale.

6 Jean Dubuffet, Asphyxiante Culture, op. cit. Francis Picabia, au même sujet, épris de nuances : « Tous les peintres qui figurent dans nos musées sont des ratés de la peinture ; on ne parle jamais que des ratés ; le monde se divise endeux catégories d’hommes ; les ratés et les inconnus. », Jésus-Christ Rastaquouère, Au Sans Pareil, Paris, 1920 [NdA]




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JE TE REMERCIE POUR LA COULEUR DES BLÉS — TZU CHUN KU guilhem chabas


Tzu Chun Ku est une artiste Taïwanaise, elle vit et travaille à Paris. « Je ne rajoute pas des choses au monde », commence-t-elle lorsqu’elle se présente au groupe durant la deuxième rencontre de leg (cf. supra p. 85-87). Pour cela elle utilise souvent des objets qu’elle trouve dans la rue ou des événements qu’elle observe dans les musées. Son travail, qu’il s’agisse de sculpture, photographie ou vidéo, se déploient en des installation dans lesquelles elle accorde autant de précieuse importance à l’espace, la lumière qu’aux objets qu’elle y dépose.


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Chez Tzu Chun, aucune question de représentation,1 C’est la chose2 qui est présente qui émeut 3, Pas la forme qui l’incarne4. 1 D’une certaine manière, ses dispositifs se passent d’évoquer la question de la médiation. Les objets ne se transforment jamais en symboles ou en signes. Il n’y a pas de miroir à traverser pour que se révèle un sens caché. Les dispositifs de Tzu Chun ne font pas rentrer les corps (objets, matières ou événements) dans un système complexe et parallèle de signifiance qui serait art. Ces corps sont présents à notre présence dans leur qualité originelle. En tant que corps dans un espace. En tant qu’événements dans le temps. On retrouve peut-être alors quelque chose d’un hic et nunc. C’est ici et maintenant, c’est un temps infini. Ce qu’elle nous permet de rencontrer n’a rien à voir avec la trace ou le document, ni avec le readymade. Ce n’est jamais ni la marque imprimé sur une surface, ni la preuve d’une absence, ni un geste qui fait art. 2 C’est la chose dans sa qualité d’événement. Quelque chose qui advient, mais sans la spectacularité d’un happenning. On observe alors le calme fait que quelque chose ait lieu. Il y a un délice du fade, ce neutre, central, qui est peut-être le plaisir de l’observation désintéressé. C’est une révélation : la possibilité qu’un tel événement existe c’est encore un autre événement. Le geste qu’elle produit est celui d’une apparition, organisant des occurrences pour ce qui est mouvement. 3 Qui nous met en mouvement en nous mettant sur la route des mouvements du monde. Sur le chemin des processus physiques, chimiques, de transformation de la matière. Nous faisant ressentir les variations à échelle humaine des composantes du réel, variations de tout ce dont on peut faire l’expérience et dont les dispositifs de Tzu Chun serait en quelque sorte le laboratoire. Nous permettant de nous déplacer sur la gamme de nos sensations et d’en apprécier le vertige de tous les potentiels. 4 Ce n’est jamais le geste qu’elle fait qui importe, il disparaît, se tait. (Quand Naomi Monderer, quant-à-elle, soustrait la lumière du parc naturel des calanques dans des carreaux de céramiques, quelque chose de la beauté du geste — le regard, la collecte et le classement, la fabrication de la couleur par la matière — reste apparent et s’écoute. Même si il devient l’occasion de l’événement du continuum de la couleur dans les corps multiples et indifférents, de l’émail ou de la maille, du


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Toujours sur le pas de l’esthétisme,5 Une poésie en prose6. Et au derrière des dispositifs qu’elle met en œuvre7 Ce sont les événements naturels8 qu’ils incarnent9 Que l’on regarde10.

minéral ou de la fibre, de la surface ou de la forme.) 5 On est tenté de dire que ce que l'on voit est joli ; de cette beauté douce des événements naturels. Sans que ne soit ajouté à ce « courant d'air » aucun ornement. 6 C'est l'artiste qui insiste sur l’utilisation du mot prose et cette importance reste à comprendre. 7 Car elle active les objets. 8 Espace, lumière et air dans leurs mouvements. Mais aussi, les infinies variations que sont la couleur dont se pare un rayon de soleil lorsque il se reflète sur une surface coloré, la densité des particules dans l’air, dilatées par la chaleur ou la faiblesse d’une lumière artificielle discrète dévorée par le radieux de la lumière du jour. 9 Elle donne peut-être quelque présence corporelle à ces matières résolues impalpables qu'elle aime manipuler. 10 Quand je remonte la Canebière pour rentrer chez moi, le vent poussant des centaines de feuilles au-dessus de ma tête devient un événement. Et je suis tenté de me dire que Tzu Chun est autour de cet événement, qu’elle en est l’auteure. Elles m’évoquent — ces centaines de feuilles au-dessus de ma tête — les feuilles, la tige et la fleur du curcuma de Tzu Chun que balance en les balayant régulièrement le passage d’un ventilateur sur pied. Il m’évoque, ce mistral, le vent que je n’entend pas dans la vidéo muette de Tzu Chun mais que je peux sentir pourtant bousculer une rose au milieu de l’écran. Elle est de ces artistes, qui en choisissant pour matières et médium les composantes du réel quotidien, nous accompagnent partout. Comme lorsque je peux voir toute la nuit un James Turrel dans la fenêtre d’un voisin. (Une pièce vide, sous l’angle dont je l’observe, est baignée de la lumière bleue et crue d’un vidéoprojecteur en veille, le vide des murs bleus et fades est découpé par la fente d’une porte restée entrouverte. Elle irradie d’un orange vif. C’est la couleur d’une vieille ampoule incandescente, elle aussi restée allumée au milieu de la nuit.) Comme lorsque l’on remercie un·e ami·e tendre d’avoir les cheveux de la même couleur que les blés.




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C’EST JUSTE QUE EN FAISANT DE LA POUSSIÈRE ÇA SE DÉPOSE SUR LES AUTRES, APRÈS SI IL Y A DE L’EAU, DE LA LUMIÈRE, SI LES LUMIÈRES S’ÉTEIGNENT, ÇA DEVIENT UN TRAVAIL COLLECTIF. entretien avec Martin Grimaldi [Paris, le 26 octobre 2018]


Martin Grimaldi écrit : « Le premier jour, il retourna à la maison en suivant le creux de ses semelles. Il y retourna sans y entrer, et s'allongea entre la haie et le mur pour dormir en faisant attention aux aubépines. Il voyait bien qu'il n'avait plus rien à voir avec la maison; il s'était détaché des murs et avait défait son corps. Il se disait que les corps n'étaient que d'autres corps assemblés les uns aux autres, et qu'ils pouvaient se défaire pour s'assembler ailleurs. Sans pour autant retrouver le corps commun, il dormit contre le bloc-maison. Le lendemain, il y entra pour y verser un peu de terre et ouvrit les fenêtres. Il voulait que le vent entre avec les arbres et les pierres. Et les autres choses probablement. Il voulait l'aider à trouver d'autres corps. Le troisième jour, il la vit toujours aussi faible. Il regardait les feuilles sur le tapis mais se dit que ce n'était pas suffisant. Il voyait son corps debout très loin du bloc-maison: il lui dit qu'il devait se mettre à défaire le bloc. Désagencés, il pensait que les plus petits corps seraient plus vulnérables les uns aux autres. Il se mit à défaire la maison en commençant par les fils du tapis. Il marchait parfois longtemps avant de déposer les linteaux contre des troncs qui leur ressemblaient. Il se disait cependant que ce n'était pas à lui de faire ce choix qui se limitait à un critère très formel. Il déposait les autres éléments les yeux fermés. À ne rien voir, il cassait parfois des objets et se trouvait avec des corps encore plus petits. Il en gardait certains dans ses poches et en réduisait d'autres en poussière pour qu'elle se dépose dans les creux. »


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Est-ce qu’en réalisant ces deux expositions1 tu as l’impression que tu te placerais du côté du curateur ? G :

Non pas exactement. Je vois pas ça comme un moyen de mettre en valeur – et pour moi être curateur c’est se mettre « au service de » – parce que la pratique curatoriale reste une recherche pour assembler et faire dialoguer des choses ensembles. Alors que ce que je veux faire c’est plutôt mener une recherche sur les pièces indépendamment les unes des autres, pour éventuellement créer un ensemble, dans cet ordre là. M :

Je dirais que le curateur peut aussi être au service d’une recherche ou d’une idée, et là, les deux expositions dont tu m’as parlé sont un moyen de matérialiser ou de faire une expérience d’une idée.

G :

Oui sûrement, c’est juste que les distinctions entre les deux n’ont pas vraiment cours ici, et il y a des curateurs dont la praM :

1 Le premier projet se concrétisera dans l’appel à contribution de leg, cf supra p. 85-87. Le deuxième, qui consistait à penser une exposition comme un paysage-environement-écosystème, qui se visite comme on se ballade dans une forêt, tend à intégrer le projet leg. Cet environnement aurait alors été le support pour produire narrations et fictions en envisageant la « médiation » de l’exposition comme un espace de conte.


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tique peut être dite « artistique ». On pourrait parler de pratique artistique dont le médium ce serait des travaux plastiques d’autres personnes et à un moment un événement d’une exposition. Et des gens, les artistes tout ça, ce serait les outils pour faire une pièce, je trouve que c’est très proche...   Parce que toi ce que tu réalise c’est l’ensemble de l’exposition, alors si on devait parler d’origine ou d’auteurité, ici ta place d’auteur est à l’échelle de l’exposition, et c’est ce qui me pousse à définir une posture comme celle-là de curatoriale2. Mais alors ce premier projet avec Kieu Anh, ça vient de discussions que vous avez eu, des rapports entre vos pratiques qui sont a cet endroit là ? G :

Tu sais il y a pleins de choses que j’ai faites où les choses se détruisent, s’abîment, où je les détruit a la fin. Et Kieu Anh a fait un projet l’année dernière dans lequel elle venait poncer un soleil en plâtre rouge, en se détruisant, les pigments gagnaient l’espace autour et venaient se déposer sur tout ce qui s’y trouvait. C’était assez beau. C’est pendant cette période là que nous est venue l’idée. On parlait aussi d’une performance qu’on voulait faire pour la présentation de fin d’année de ses travaux, Kieu Anh voulait pas seulement les présenter « comme ça »3. Elle

M :

2 Curatorial serait un médium comme un autre, mais j’aimerais avancer que sa définition pourrait alors se chercher justement autour de l’échelle à laquelle y agit l’auteurité. 3 Les évaluations de fin de semestre de la section Art-Espace de l’ENSAD consistent en une présentation de visuels, (sous forme de powerpoint le plus souvent) des travaux récents de l’élève. Il s'agissait ici d'une présentation des travaux récents en espace. Il semble évident que de telle habitudes et modalités d'évaluation bride une certaine marge de manœuvre créative, et au mieux assure une expérience déceptive des propositions les plus radicales. Un tel format semble sous tendre une conception de la pratique artistique centrée autour de l’œuvre dans sa forme fixe ou du moins pouvant être cernée ou résumée dans une image. Une analyse de cette idéologie est


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voulait qu’il se passe quelque chose, les activer. A cette période là moi je faisais pas mal de trucs avec la terre, je me baladais avec des pains de terre et je les mouillais, je les mettais sur des surfaces, etc. On avait alors pas mal parlé de quelque chose comme une expo où elle installerait ses pièces et moi qui viendrait avec la terre faire les gestes que je fais dehors, dans son expo. On pensait a des gestes qui viendraient annuler, se mettre sur, ou parasiter ses pièces à elle. Si il y a des vidéos par exemple, je peux mettre de la terre sur l’endroit où elles sont projetés ou même sur l’écran. Ensuite elle, serait venu faire des contre-gestes. Elle nettoie beaucoup dans ses travaux notamment. Quelque chose d’un peu cycliques où l’un a un geste de parasite, l’autre un geste pour essayer de contenir, mais où les deux ne sont pas forcément ensemble au même endroit au même moment. On a parlé de ça, et de la manière dont les pièces peuvent bouger. Moi j’avais vraiment envie à ce moment d’avoir des objets, j’avais plus de pièces du tout, comme une photo, une vidéo. J’avais vraiment envie d’en avoir, pour leur faire l’expérience du changement. Par exemple j’avais l’idée d’une photo sous cadre, une photo imprimée, un dessin, n’importe quoi, et par exemple çà, passe au travers de cette performance, donc çà se retrouve avec des traces de terres ou des traces de nettoyage. Et donc ça devient, cette photo passée par cette performance. Et peut-être que cette photo apparaît un an plus tard dans un autre lieu et il s’y passerait une autre trace et autant au bout d’un moment le verre du cadre se briserait. Et ce serait pas forcément réparé. Dans ce cas, petit a petit les objets, même si ce sont des objets fixes, finissent par pouvoir être pensés comme faisant partie d’une vie et vivant eux aussi les expériences qu’ils traversent. Et donc avec tout ça oui on avait pensé à cette expo là, dans laquelle on arrive, et y a des formes, des objets « voilà c’est une exposition » et petit à petit, soit par l’artiste soit par les spectaà l’œuvre, si j’ose dire, dans le texte de Stephen Wright, cf supra p. 89-95.


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teurs ou spectatrices soit par les autres pièces soit par n’importe quoi, les pièces disparaissent ou change complètement.   Et pourquoi c’est important que les pièces évoluent qu’elles vivent et qu’elles ne soient pas fixes ? G :

Parce que ça leur permet d’être un peu libre, d’être un peu plus, d’être moins. Et de moins s’encombrer des choses. Et si une chose doit disparaître elle disparaît, si une autre se transforme elle se transforme, si deux autres s’assemblent elles s’assemblent. Avant je pensais que je faisait que mentir tout le temps, à l’école, pendant les soutenances, je disait « en fait c’est ça et c’est pas la même chose, c’est deux choses différentes... », et je me rends compte que c’est vraiment la même chose, et que ce fait là, de rassembler les images, de faire des ensemble, ça les fait vivre autrement. Ça se mélange, c’est hyper poreux, tout est hyper poreux j’ai l’impression. Il y a quelques pièces, mais que j’ai même plus, où on peut dire « voilà cet objet c’est une sculpture, il y a les dimensions.. », mais la plupart en fait c’est jamais terminé dans le sens où ça reste ouvert et ça attend un nouveau contexte pour être à nouveau retravaillé. M :

Et comment ça se passe si tu doit rentrer dans les formats de l’institution, si il faut archiver garder vendre ?

G :

Je sais pas, c’est des temps. Pour moi déjà la création, tout ça, c’est uniquement contextuel. Les choses ne se font que parce qu’il y a un événement, qui les fait. L’événement leur donne une possibilité de vie, pas une « raison », mais plutôt dans le sens où ça leur donne un souffle. Ça pousse ou ça entraîne, ça nécessite un courant et du coup tout ça c’est des temps. Pendant le temps de telle exposition c’est cette pièce, cet objet, qui peut valoir tant, qui peut être tant. Autant une pièce est achetée pendant

M :


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cette exposition et c’est fini. Autant non et elle va continuer elle va s’augmenter et elle va continuer à vivre et elle va traverser ça, etc. C’est comme nous, on gagne en age et en cheveux.   Et par exemple ça t’intéresserait pas de mettre en place un protocole qui dirai que si telle pièce est achetée, celui qui l’achète s’engage à la faire ressortir pour qu’elle puisse continuer a vivre des expériences ?

G :

Oh mais il s’engage a rien. Il le fait si il veut et tant mieux. J’aime pas trop ces trucs là où on doit dire « tu vas faire comme ça et ça doit vivre comme ça ». Moi je me dit que si il l’achète ça va être bien parce qu’il va lui faire vivre des choses. Après chacun fera vivre à sa manière. Il y en a qui préfère faire vivre en laissant intact et propre et y en a d’autres qui pourront l’utiliser. Je pense qu’il y a plein d’œuvres d’art qui peuvent être utilisées de manières dont on s’attend pas du tout et ça peut être assez drôle. M :

Mais je sais pas si ça arrive vraiment ça, parce qu’il y a une espèce de norme et d’accord qui fait que quand on achète une œuvre d’art on doit la conserver et on y touche pas parce que c’est un truc assez.. G :

Ben parce que c’est une close, c’est légalement pas possible sinon elle a plus la valeur. Mais c’est pour ça aussi que ce marché là ça marche pas. Peut-être que si on commence par faire des choses, vraiment, qui ont beaucoup moins d’identité, ou qui ont une identité beaucoup plus changeante, peut être que ça va pousser un peu a revoir ce truc là. Revoir le statut et la valeur des pièces. Enfin ça a déjà été fait très longtemps toutes ces choses là, par exemple l’arte povera, le land art, les ready made, la performance..

M :


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Mais dans le land art par exemple, il y a une différence entre l’œuvre, dans son événement, et ce qui s’échange, se commercialise de la pièce. C’est une documentation ou une représentation, et personne n’est possesseur de l’événement de la pièce dans son contexte naturel, là où elle est et où elle apparaît4. Ce que tu peux acheter ou ce qui se communique dans une expo c’est la photographie ou la documentation. Je crois pas qu’on ai vendu autre chose d’une œuvre de land art que son document-trace. G :

Et c’est encore plus dingue que même avec une photo on s’en tienne encore à ça ! Ça reste une documentation, une archive, mais ça a le même statut qu’une autre œuvre. Enfin c’est quand même.., on est très accroché·e·s non ? En tout cas là on va voir pour appeler des gens qui pourraient travailler comme ça. Même de manière très formelle, ça peut être une expo très classique. Mais par contre j’aimerais bien que les gens s’engagent à ce que si la pièce est abîmée par une autre ça ne soit pas forcement gênant. Que le lieu et l’événement imposent que ce soit à nous en premier, à celui qui fait l’objet, de lâcher un peu prise. Une exposition à la fin de laquelle on ne reparte avec rien, et dont on ne stocke rien. La création et l’œuvre, tout ça existe pendant ce temps là et après on s’en frotte les mains, après il reste des débris et ça existera pas ailleurs. C’est vraiment pour expérimenter ça que ça me travaille. M :

Pour expérimenter un autre rapport de soi avec sa production.

G :

4 Appliquer à tous les champs de l’art, une telle conception de l'œuvre comme événement-apparition revient à annuler la possibilité pour toute œuvre de pouvoir être « échangé » contre de la valeur ou devenir propriété. En postulant que c’est l’événement de la pièce dans son contexte d’apparition qui fait art, la question de sa matérialité est encore repoussé un peu plus loin.


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Oui et un autre rapport de temps, de temporalité à la production et de contexte a la production et de valeurs. Peut être que du coup une exposition où les gens ne pourraient rien acheter est possible. Ou bien est-ce qu’on vendrait des modes d’emploi de destruction de choses ? Est-ce qu’on vend.., est-ce qu’on vend rien ? Et si quelqu’un vient tout les jours et qu’à un moment, à ce moment là de la destruction, ça lui plaît et il l’achète ? Et si il arrive trop tard c’est trop tard y a de la poussière. Mais on peut acheter de la poussière. Et c’est drôle parce qu’à la fin la poussière aura plus de valeur que l’objet initial parce que y aura eu tout le temps de travail de l’exposition.5 En tout cas j’ai hâte de faire ça, faire un dossier, écrire là-dessus et envoyer à des gens, faire une sorte d’appel à projet et constituer un petit groupe de personnes qui se connaissent pas forcement.6 M :

Et je dirais que çà ça veut dire aussi, écrire, et être auteur. D’un certain protocole déjà dans l’appel à projet. L’appel à projet c’est déjà presque le script de quelque chose comme une performance conceptuelle7. Il faudrait G :

5 Si l'on cherche à définir ce processus de prise de valeur de façon critique et très pragmatique, on peut se demander à qui devrait revenir cette valeur acquise au cours d'une telle l’exposition. À l’artiste à l’origine de la pièce (est-ce à dire l’auteur?) ? À chacun des acteurices ayant participé à sa transformation ? À part égal ou à la suite d’un calcul de l’implication de chacun. À l’exposition en tant qu’entité ? Au lieu d’exposition alors ? Ou peut-être à leg, à l’origine du contexte d’une telle modification de l’objet ? 6 Un tel projet permet d’envisager l’exposition comme un moyen de construire des communautés. Réunissant des gens dans un processus de co-création et de côtoiement en vue d’un objectif commun. 7 Je m'appuie ici sur les mots de Leslie Labowitz-Starus (artiste et activiste californienne, elle a collaboré avec Suzane Lacy à la création de performances activistes notamment à l’occasion de Three Weeks In May à Los Angeles en 1977) : « Beuys […] a fondé la Free International School for Creativity and Interdisciplinary Research en 1974, performance conceptuelle qu’il a présenté à la Documenta et ailleurs » Dans l'entretien « Entre art radical et pédagogie critique » in In the Canyon, Revise The Canon, (dir. Géraldine Gourbe), Shelter Press/ESAA, 2016, p 33-49


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être très précis dans tout ce qui est défini là-dedans, et ça c’est déjà un geste.   C’est pour ça que c’est curatorial, et c’est pour ça aussi que le contexte est très important. En fait les pièces vont servir à un ensemble, à une pièce d’ensemble, à un mouvement, à un événement d’ensemble8. Et moi je vois là dedans une possibilité pour que ça devienne un travail hyper collectif et que les pièces puissent le devenir aussi de manière involontaire. C’est juste que en faisant de la poussière ça se dépose sur les autres, après si il y a de l’eau, de la lumière, si les lumières s’éteignent, ça devient un travail collectif.

M :

Le concept de sculpture sociale formulé par Joseph Beuys envisage de construire « un organisme social comme une œuvre d’art ». De la même manière, il me semble que les activités de la Womanhouse et du Feminist Studio Workshop qui emménagera dans le Woman’s Building, telles qu’elles sont décrites dans la publication de Géraldine Gourbe, peuvent être envisagées dans les généalogies de la performance conceptuelle autant que de la sculpture sociale. 8 Cette conclusion semble rentrer en conflit avec l’énoncé initial « ce que je veux faire c’est plutôt mener une recherche sur les pièces indépendamment les unes des autres, pour éventuellement créer un ensemble, dans cet ordre là. » du moins, Martin finit ici par placer les pièce au service de « l’événement d’ensemble ». Un tel projet résonne avec les critiques portés à l’encontre d’Harald Szeeman (notamment par Daniel Buren à l’occasion de la Documenta 5). Pour une analyse du rôle de curateur-auteur, que Harald Szeeman semble incarner autant qu’inventer, voir Jérome Glicenstein, L’invention du curateur, PUF, 2015








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DE LA DIFFICULTÉ DE COLLA BOR ER

[extrait]

Beth Gordon, moilesautresart [Mail du dimanche 14 octobre 2018 extrait de l’échange « De la difficulté de collaborer » entre les membres du collectif moilesautresart, paru dans son intégralité dans leur mémoire de fin d’étude Penser ensemble, faire à plusieur·e·s dont il constitue l’une des quatre parties.]


Beth Gordon est membre du collectif moilesautresart moilesautresart est un collectif crée en 2017 dont les membres sont Cathie Bagoris, Beth Gordon et Lila Retif. Ensemble elles travaillent et habitent depuis deux ans, à Angers dans le Pays de la Loire dont elles sont toutes les trois originaires. La pratique artistique du collectif s’appuie sur les relations sociales que ses membres entretiennent au sein du collectif mais aussi à l’extérieur de celui-ci. La plupart du temps le collectif créé des situations où des personnes extérieures (artistes ou publics) sont invités à participer à leurs actions. Elles cherchent à créer un climat d’hospitalité qui permet d’établir une certaine symétrie entre artiste et public.. Ainsi déplacé, l’authorat se situe dans les zones entre le collectif et les participants. Cette ambition de créer un climat d’hospitalité les a amené à questionner le rôle de l’artiste, en les mettant parfois dans une position de curatrices. Le collectif recherche le soin par la parole et met en place des situations de speech act, ou bien des rituels qu’il invente.


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Chère Lila et Cathie, Oui en effet, je pense que nous devrions parler des difficultés extérieures que nous rencontrons avec notre collaboration (on parle des Nazis quand tu veux Lilo). Je voudrais revenir sur cette phrase ( je radote, mais je n’ai pas eu l’impression d’être claire dans mes propos quand nous en avons parlé la semaine dernière) : «   L e collectif selon Jean Oury est celui au contraire qui permet de voir émerger les singularités quelconques, singularités de toutes sortes, car s’ouvrant sur leurs devenirs et non une soumission au groupe.  » Cette phrase est extraite du texte Autonomies et formes-de-vies1 écrit, j’imagine, en conclusion après la rencontre à Brest du Réseau Cinéma. Je ne sais pas quel texte de Oury ils citent, à chercher. En soi, je suis d’accord avec l’idée de Oury et je trouve son projet

1 Autonomies et formes-de-vies est le titre d'un document transmis aux membres du collectif moilesautresart par Thomas Bauer (professeur à l'école des Beaux Arts d'Angers où elles sont étudiantes) dans le cadre du Réseau cinéma. Le « Réseau Cinéma en école d'art », plateforme pédagogique, « programme de recherche » inter-écoles, réuni depuis 2016 autour des enjeux d'un cinéma élargie, des étudiant·e·s et professeur·e·s des écoles d'art d'Aix-en-provence, Angers, Bourges, Brest, Grenoble, Marseille, Nice, Toulon et Valence. C'est dans le cadre d'une rencontre du Réseau Cinéma aux Laboratoires d'Aubervilliers en 2017 que je rencontre travaille pour la première fois avec le collectif moilesautresart.


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de la clinique de La Borde passionnant.2 C’est la formulation de la fin de cette phrase qui me gêne «   et non une soumission au groupe   ». Peut-être qu’à l’époque de Oury la problématique était en effet de faire émerger des groupes qui n’engendraient pas une soumission de ses membres. J’ai l’impression qu’en 2018, on en est plus du tout là. Je pense plutôt que nous sommes dans la problématique de faire émerger des groupes, point. Car selon moi, aujourd’hui le «   véritable  » groupe est en voie de disparition. Il suffit de voir la solidarité qu’il y a au sein de l’école3, l’occupation des espaces publics inexistante à Angers, le manque d’initiatives étudiantes, etc. Bref, nous devons nous occuper à faire émerger «   un esprit de groupe  » (expression que je trouve très adaptée à la suite de la lecture de Tönnies) au lieu d’une «   singularité  ». La singularité, être des êtres pensants libres, nous savons faire, construire des choses ensemble, beaucoup moins. C’est totalement logique vu la représentation des groupes «   non-institutionnels  » ( j’entends des groupes de personnes qui ne sont pas une famille nucléaire, une équipe de foot, l’armée, des fidèles religieux, pour faire court, des groupes indépendants et non-régis par des modalités «   d ’être ensemble  » pré-existantes) par le cinéma, notamment. Nous parlions de Climax de Gaspard Noé il y a quelques jours avec Anastasia. En plus d’être idéologiquement puritain (ne faites surtout pas la fête, vous tuerez vos enfants et coucherez avec votre sœur; c’est presque biblique) le film exprime une

2 Jean Oury a fortement contribué à développer, à partir de sa pratique à La Borde, la psychothérapie institutionnelle qui met l'accent sur la dynamique de groupe et la relation entre soignant·e·s et soigné·e·s. La clinique de La Borde est fondée en 1953. Alors directeur d'une autre clinique psychiatrique dans le même département et en conflit avec l'administration de l'établissement, Oury décide de partir avec trentetrois malades, les sept restant·e n'étant pas en état de marcher. Oury, ses malades et les infirmier·e·s ont erré deux semaines jusqu'à s'installer dans le vieux château en ruine de La Borde. 3 Beth fait ici allusion à l'école des Beaux Arts d'Angers.


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impossibilité d’être ensemble, représente le groupe comme le lieu où tous les pires aspects de l’humanité ressortent. Effrayant d’essentialisme, le film montre le groupe comme étant fondamentalement dis-fonctionnel. Je suppose qu’il adopte un point de vue très similaire à celui de la série documentaire sur Baghwan, Wild Wild Country4. La série ne parle pas, en fait, de la construction d’un groupe (indépendant, fort et fonctionnel pendant quelques temps) mais de sa destruction, tout ça avec des travellings et une musique dramatique. Elle se concentre sur l’échec du projet utopique et non sur la radicalité de sa mise en place. Oui les groupes se séparent, les choses naissent et meurent. C’est en ça que les groupes indépendants sont radicaux et subversifs. Ils se distinguent des groupes institutionnels par le fait qui ne sont pas immortels, justement (contrairement à l’Église Catholique par exemple). Peut-être que ces groupes immortels sont responsables de la domination masculine, hétéro-normée, occidentale  ? Cette idée d’immortalité serait-elle une des caractéristiques du patriarcat   ? Vous avez pensez quoi de Climax  ? Est-ce que j’exagère  ? A demain, Bonne soirée, Beth

4 Wild Wild Country est une série originale Netflix, disponible sur : https://www. netflix.com/title/80145240



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LAISSER DE LA PLACE. Lila Retif, moilesautresart [Ce texte est extrait de la partie de Penser ensemble, faire à plusieur·e·s réalisée par Lila Retif.]


Lila Retif est membre du collectif moilesautresart (cf. infra p. 54)


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Moilesautresart ne sont pas peintres. Elles ne pensent pas qu’une distinction par médium entre différents artistes soit pertinente. Pourtant, lors de leur séjour dans L’École Nationale de Peinture, Sculpture et Dessin de Mexico City, elles ont réalisé une peinture commune, à trois. En réalité la peinture a plutôt été réalisée à deux et demi, mais nous y reviendrons plus tard. D’abord, pourquoi faire une peinture ? Dans l’école d’art où elles ont passé leurs trois premières années d’enseignement supérieur, elles n’avaient montré que peu d’intérêt pour ce médium et après la première année, n’avaient choisi aucun cours spécifiquement orienté vers celui-ci. Leur désintérêt allait jusqu’à les laisser penser que seule une minorité obscure pratiquait encore cette discipline. En arrivant à la Esmeralda1, suivant leurs inclinaisons premières elles n’avaient pas non plus choisi de cours de peinture. Mais soudainement autour d’elles on pratiquait un médium spécifique. Les cours étaient définis par cette pratique du médium. Un·e professeur·e était un·e professeur·e de photogra1

Autre nom de l’École Nationale de Peinture, Sculpture et Dessin de Mexico City


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phie, un·e professeur·e de céramique, un·e professeur·e de sculpture monumentale, et bien sûr, plusieur·e·s étaient des professeur·e·s de peinture. Plus déstabilisant encore, là où, dans leur précédente école, le choix de son espace de travail était laissé à la décision seule de l’élève, leur nouvelle école leur assignait un emplacement lié au professeur et donc au médium choisi. Par un concours de circonstance, tous les professeur·e·s qu’elles avaient choisi·es n’avaient pas à leurs dispositions d’espaces spécifiques, étant pour la plupart des professeur·e·s de théorie. Leurs connaissances amicales proches, pour la plupart des expatrié·e·s, pratiquaient en majorité la peinture. Pour pouvoir les côtoyer, moilesautresart avaient pris l’habitude de vaquer illégalement à leurs occupations habituelles dans leur espace, pourtant initialement dédié à la pratique de la peinture. Jusqu’au jour où malencontreusement, Moi fit tomber la peinture de quelqu’un dans l’atelier. La peinture n’était pas peinte sur une toile, mais sur du verre. La chute lui fut fatale. L’élève à qui appartenait la peinture était furieuse. Elles durent aller s’expliquer devant la directrice de l’école. L’ensemble des squatteur·se·s se virent officiellement et définitivement exclure de l’atelier de peinture n°1 et moilesautresart n’avaient plus d’endroit où travailler. Peut-être que ce manque s’était inscrit dans l’inconscient de Art quand elle fit un rêve où Lesautres, Moi et elle vendaient une toile représentant une nature morte sur un marché de fruits et légumes. Il apparut au collectif que ce rêve soulevait des problématiques proches de leurs intérêts personnels et elles décidèrent de réaliser cette toile, en vue de la vendre a un prix au kilo, comme rêvé par Art, sur un marché de fruits et légumes. L’aspect esthétique de la peinture devait au départ être secondaire puisqu’elle n’existait uniquement pour être découpée


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et vendue. Le choix des pinceaux et de la peinture fut dicté par des considérations principalement économiques. La taille de la peinture était déterminée assez arbitrairement : il fallait qu’elle soit assez grande pour être découpée en plusieurs morceaux, mais assez petite pour être facilement déplacée et peinte rapidement. Une toile tendue sur un châssis d’un mètre cinquante sur un mètre fut commandée au menuisier de l’école. Pendant qu’il réalisait le châssis moilesautresart devaient trouver un espace où peindre. L’atelier de peinture n°1 leur étant désormais interdit, elles demandèrent à chaque élève occupant l’atelier n°2 si ielles voyaient un inconvénient à ce qu’elles s’installent avec elleux. Heureusement ielles n’en voyaient aucun et elles s’installèrent donc. Lesautres était la plus habile au dessin et elle commença par tracer l’esquisse de la nature morte sur la toile, en suivant une peinture qu’elles avaient toutes les trois admirée dans l’un des musées de la ville. Dès qu’elle eut finit, Art et elle s’attelèrent à la peinture, côte à côte, chacune sur un tabouret. Moi était chargée de réaliser le flyer invitant leurs connaissances de l’école au marché où allait se tenir la vente, marché proche de leur appartement. La réalisation du flyer lui prit du temps, car elle pensait scanner des dessins de fruits et faire le montage final de tous les éléments sur ordinateur. Hélas l’école ne mettait pas à disposition de scanner. Elle dût emprunter successivement le téléphone de Lesautres ou celui d’Art pour s’envoyer des photos. Cela les agaçait, car elles s’en servaient pour recopier au plus près des images de fruits. La confection du flyer prit à Moi une journée et demie. Art et Lesautres ne l’avaient pas attendue pour peindre, le fond était maintenant terminé et la plupart des fruits avaient déjà reçus leurs premières couches de couleur. Lesautres et Art s’étaient dépêchées car elles n’avaient que deux semaines pour peindre avant que n’ait lieu la vente. Moi était plus inquiétée par le


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jeune homme qui fumait la pipe devant l’atelier, que par l’échéance qui approchait. Tout de même, elles étaient un collectif, elles devaient faire les choses ensemble ! Moi essaya de peindre les tamarins en haut à droite. Mais le pinceau était trop gros et trop rond, il lui aurait fallu juste celui qu’Art utilisait pour faire les raisins. Bien sûr pour des raisons économiques, on n’avait acheté qu’un seul exemplaire de chaque pinceau. Le sien perdait ses poils et, sans pour autant que le matériel soit le seul à blâmer, les tamarins ressemblaient plus à une mauvaise expérience digestive qu’aux gousses sucrées qu’elles auraient dû être. « Moi, tu peux attendre un peu, je ne peux pas bouger mon coude si tu me colles comme ça ! » disait Art en soufflant. Art détestait particulièrement que l’on empiète sur son espace vital. Moi s’éloigna un peu, mi frustrée, mi soulagée d’avoir une bonne excuse pour laisser ses tamarins dans leur merde. Vite, Lesautres allait fumer une cigarette, Moi en profita pour prendre son tabouret et peindre des citrons. À côté d’elle, Art finit ses raisins et partit rejoindre Lesautres dehors. Moi ne gênait plus personne et avait toute la place qu’elle voulait pour peindre son joli citron. Elle essaya de s’appliquer, de le faire comme sur la photo, mais ses oreilles ne voulaient pas écouter le grattement léger du pinceau sur la toile. Elles voulaient connaître la blague qui, à l’extérieur, avait fait glousser Lesautres et Art. « Bon, heu Moi, tu me rends mon tabouret s’il-te-plaît  ? » dit Lesautres, d’un air volontairement maniéré, la bouche pincée, un sourcil exagérément levé. La manière de le dire était une blague mais le message était réel. Moi obtempéra un peu à regret, et se retrouva à nouveau désœuvrée.


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Il fallait faire les poires au premier plan. Moi s’agenouilla entre Lesautres et Art et commença à peindre. Les verres d’eau pour rincer le pinceau étaient trop haut, là-bas sur la table derrière Lesautres. Moi se releva et manqua de donner un coup de pied dans le chevalet qui supportait la toile. Art et Lesautres froncèrent les sourcils, mais restèrent obstinément penchées sur leurs fruits respectifs. Moi trempa son pinceau dans l’eau claire et Art s’écria « Enfin Moi, tu ne peux pas te prendre un autre verre ? Je venais de changer cette eau et tu viens de mettre du marron dedans ! Ça va salir toute ma couleur ! » Moi regarda dans l’atelier. Il n’y avait pas d’autres verres non utilisés et elle le signala aux deux autres, de nouveau concentrées sur la toile. Sans lever la tête Art dit « Je ne sais pas Moi, tu n’as qu’à prendre un café à la cafétéria, débrouille-toi ! » Moi s’exécuta plutôt joyeusement, car les expatrié·e·s allaient justement prendre un café au même moment. Quand elle revint Lesautres corrigeaient les tristes tamarins qui tachaient le fond bleu clair de la toile. « Ben dis-donc tu t’es lâchée là Moi ! » commenta Lesautres. Elles regardèrent toutes les trois les gousses brunes et rirent. Moi, un peu embarrassée quand même, pris le tabouret occupé précédemment par Lesautres, qui peignait maintenant debout, et commença à peindre une grenade. Les poires avaient étés finies par Art pendant son absence. La grenade ce n’était pas un fruit très simple à peindre se disait Moi. Toutes ses petites graines qui luisaient, sous son pinceau, n’étaient plus qu’une bouillie rougeâtre informe. Elle essaya encore un peu, mais ses efforts n’étaient pas très concluants. Elle profita d’une pause cigarette des deux autres pour sortir avec elles. Elle s’attarda un peu plus dehors et quand elle revint Lesautres avait repris son tabouret. Elle se retrouva une fois de plus les bras ballants.


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« - Art, tu veux bien me prêter ton tabouret ? » dit Moi à l’un des deux dos qui lui faisait face. « - J’en ai besoin pour peindre tu vois bien ! Prends-en un autre ! - Mais tous les autres sont utilisés par des gens dans l’atelier… - Eh bah vas voir dans celui d’à côté ! - Je ne peux pas, on n’ a plus le droit. - Pour un tabouret ils ne vont pas te manger Moi. » dit Lesautres, quelque peu exaspérée. Moi faisait non de la tête. La fille dont elle avait cassé la peinture était vraiment furieuse, et Moi ne voulait pas retourner dans le bureau de la directrice pour un tabouret. « - Mais l’une de vous pourrait me laisser la place ! Depuis le début à chaque fois que j’essaye de peindre j’ai l’impression de vous gêner ! - Écoute Moi, aller chercher un tabouret ce n’est vraiment pas compliqué. - Mais ça ne sert à rien, il n’y a pas assez de place pour qu’on soit trois en même temps ! - Tu nous fais perdre du temps Moi ! Si tu voulais peindre tant que ça, tu ne trouverais pas n’importe quel prétexte pour en faire le moins possible ! - Je ne peux rien faire puisque vous êtes toujours là avant moi et vous ne voulez pas me laisser la place ! - Il nous reste deux semaines pour finir, tu n’as qu’à rester plus tard et venir avant nous si tu veux vraiment faire avancer la peinture. » Moi était abasourdie par tant de mauvaise foi. Bien sûr, elle allait ne pas prendre le petit déjeuner avec les autres, prendre le métro toute seule jusqu’à l’école, et le soir rester après tout le monde pendant que Art et Lesautres allaient visiter des mu-


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sées, et boire des bières avec leurs ami·e·s. Surtout qu’à leur retour, elles s’empresseraient sûrement de recouvrir ses traits maladroits. Non à vrai dire, elles avaient raison, Moi ne tenait pas tant que ça à faire avancer la peinture. Après avoir attendu un peu en boudant pour voir si les deux autres daignaient lui laisser une place, et constatant que tel n’allait pas être le cas, Moi se décida à rentrer seule à l’appartement. Elle pensait à la vente prochaine et à comment elle pourrait charcuter leur belle petite peinture. Elle pensait aussi que, peut-être qu’en rentrant en France, elles pourraient reprendre l’art conceptuel.





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p. 68-69, Une nature morte de moilesautresart au cours de la performance Arte por kilo, Calle San Felipe, Xoco, ciudad de Mexico (Mexico), le 16 novembre 2017, photo moilesautresart. p. 70, Leur ami et professeur d’espagnol Carlos, lors de la même performance Arte por kilo, photo moilesautresart.



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L’ARTISTE QUI PR ÉTEND BATTR E YOON JA & PAUL DEVAUTOUR SUR LEUR PROPR E TER R AIN Catherine Francblin [1992. Ce texte est paru dans Générique, vers une solidarité opérationnelle catalogue de l’exposition éponyme de la collection Yoon Ja & Paul Devautour, Abbaye Saint-André, centre d’art contemporain de Meymac, du 10 octobre au 13 décembre 1992. Reproduit sans la permission de l’auteur.]


Catherine Francblin est une critique d’art, et commissaire indépendante française. Ancienne rédactrice en chef du magazine Art Press, Catherine Francblin est l’auteur d’un ouvrage de référence sur les Nouveaux réalistes (Éditions du Regard, 1997).


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[...] Ne voit-on pas de plus en plus de critique d’art, par exemple, se coiffer d’une double casquette : celle du critique et celle de l’organisateur d’expositions ? Ne voit-on pas, également, des artistes se transformer en « curators » ? Ainsi, par exemple, Joseph Kosuth qui fut commissaire de l’exposition « Wittgenstein, le jeu de l’indicible », à Vienne, en 1989.1 Inversement, n’est-il pas remarquable que, de plus en plus souvent, les commissaires d’expositions soient considérés à l’égal des artistes, ainsi que Buren l’affirmait en 1972 ? J’insistais tout à l’heure sur le fait que les directeurs d’institutions, les organisateurs d’expositions, les marchands, les critiques, les artistes, les collectionneurs, ne peuvent qu’agir ensemble. Mais tous, dans cette association, n’ont pas la même importance : il est évident que ceux qui pèsent le plus lourd sont ceux qui remplissent – comme on le voit de plus en plus souvent – plusieurs missions à la fois. Et l’artiste, me dira-t-on ? 1 Wittgenstein. Het Spel van het Naamloze (cur. Joseph Kosuth), Wiener Secession, Vienne, du 13 septembre au 29 octobre 1989.


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Est-ce que je compte son travail pour du beurre ? Que nenni ! Lui aussi, constatons-nous, a diversifié son activité. Atteints par la vague auto-réflexive des années 70, beaucoup d’artistes sont devenus les analystes de la situation artistique ou de leur propre travail. L’art s’est fait écrit, et l’artiste critique. C’est à cette histoire que Martin Tupper se rattache. Sa contribution à l’exposition de Meymac2 consista d’abord à rédiger les notices de présentation des autres artistes invités. Il s’attelait ainsi à une tâche communément dévolue aux organisateurs d’expositions et, tout en contestant à ceux-ci leur compétence particulière, il semblait suggérer qu’il pouvait parfaitement agir à leur place (comme d’ailleurs eux à la sienne). Le second aspect de son travail fut de présenter un choix d’œuvres de la collection Yoon Ja & Paul Devautour dans une mise en scène rappelant les opérations commerciales auxquelles se livrent les deux collectionneurs, — des collectionneurs qui, eux aussi, donc, cumulent plusieurs fonctions. Si bien que, même si son nom figurait sur la liste, Martin Tupper n’était pas vraiment présent, par son œuvre, dans l’exposition de Meymac : il était comme resté sur le seuil. Car, à l’instar de celui des artistes conceptuels, le travail de Martin Tupper appartient totalement à l’époque qui a vu le secteur tertiaire prendre le pas sur une économie de marchandises. C’est à n’en pas douter le travail d’un artiste né à l’ère postindustrielle, d’un artiste élevé dans une société où fleurissent les entreprises de services. Ainsi Tupper est-il, parmi les artistes de la collection Yoon Ja & Paul Devautour, celui dont l’activité semble offrir le plus de ressemblance avec la

2 Générique, vers une solidarité opéationnelle (cur. Caroline Bissière, Jean-Paul Blanchet et Maria Wutz), Abbaye Saint-André, centre d’art contemporain de Meymac, du 10 octobre au 13 décembre 1992.


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leur. Je ne serai pas surprise qu’il acquiesce mot pour mot à ce que le critique Paul Ménard écrivait, en 1991, à propos de la collection Devautour. Par exemple : « L’art a déserté les œuvres. Il s’est réfugié entre les œuvres, là où seul l’organisateur de l’exposition peut le saisir. Il n’est donc plus possible de le mettre en scène ailleurs que dans l’exposition elle même (…) Pour qui aurait encore la prétention démesurée de continuer seul l’art, la voie peut sembler ouverte : cesser d’être artiste et organiser l’exposition de ceux qui n’ont que l’ambition raisonnable d’être artiste ». En effet comme Yoon Ja & Paul Devautour qui ont décidé, au sortir de leurs écoles d’art respectives, de continuer à faire de l’art au travers de leur collection et sont devenus, mot barbare, « opérateurs en art » (comme on dit « opérateur en bourse »), Martin Tupper aspire à jouer un rôle au sein de la micro société artistique, non pas pour la qualité plastique de son œuvre, mais pour la pertinence de son analyse du champ que constitue ladite scène artistique. Telle est donc l’œuvre sur laquelle je suis priée d’émettre un jugement : l’œuvre d’un artiste qui prétend battre Yoon Ja & Paul Devautour sur leur propre terrai ! […] Aussi n’est-ce pas sans intérêt que nous suivrons le travail d’un Martin Tupper qui, à l’exemple de Yoon Ja & Paul Devautour (et, il faut le reconnaître, grâce à eux), multiplie les casquettes sans cesser pour autant d’être artiste. N’hésitant pas à jouer avec ses partenaires sur plus d’un tableau, et se payant de surcroît le luxe de cultiver une telle « raisonnable ambition », n’est-il pas à même de contrôler, à lui seul, ou presque, la situation ?



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DÉDOUBLEMENT Cécilia Becanovic [Ce texte a été rédigé à l’occasion de la publication Fan Fatale, une édition de la galerie Marcelle Alix, réalisée en 2012 pour accompagner l’exposition collective Le vicomte pourfendu, avec Anne-Lise Coste, Ian Kiaer, Laura Lamiel, Charlotte Moth et Jean-Charles de Quillacq.]


Cecilia Becanovic est codirectrice de la galerie Marcelle Alix à Paris (Belleville). De janvier 2017 à septembre 2018 elle est « commissaire invitée » à l'école des Beaux Arts de Marseille. Dans ce cadre, elle initie la ligne de vie, un programme de travail qui aura lieu une semaine par mois tout les mois. la ligne de vie publie en septembre 2018 rouge paupière.


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Aux rêveurs

Aux railleurs

Bizarrement, je n’y pensais plus, à ce lieu étonnant, ce musée atypique, découvert l’été dernier à Rome. C’est en déballant des cartons de livres, suite à un déménagement récent, que je suis retombé sur le catalogue1 de cette annexe des musées Capitolins qui abrite aujourd’hui une partie de la collection des antiquités romaines. Les images de l’exposition, Les Machines et Les Dieux2, reproduites dans ce livre étaient tellement belles que je l’achetais, sitôt ma visite terminée.   Je n’avais pas fait le lien au moment où je déambulais dans cette ancienne centrale électrique transformée en musée, mais la lecture du roman de Villiers De L’Isle-Adam, L’Ève Future, achevée quelques temps plus tôt, contribua, au saisisse1 Marina Bertoletti; Maddalena Cima; Emilia Talamo; Musei capitolini, Centrale Montemartini : Musei Capitolini, Electa, 2007. 2 Les Machines et Les Dieux, Centrale Montemartini, Rome, du 1er janvier au 31 décembre 2007.


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ment qui s’empara de moi, devant ce montage délirant. J’étais sous l’influence du livre et de la ville toute entière, mais aussi sous celle d’une histoire des formes, et plus précisément une histoire humaine, qui produit de l’antagonisme, de la dualité, du dédoublement.   Je repense à La Salle Égyptienne de la Villa Borgese : on se dit que ça va dans tous les sens et pourtant, l’œil se fraie un chemin, parmi tous ces cadrages, ces coulées minérales quasi psychédéliques, ces objets de natures diverses. Les métamorphoses se font en direct. Devant une telle vitalité, un aussi grand mouvement d’ensemble, une organisation si pleine de vie, on se sent moins triste, moins lacunaire je trouve.3   Je me souviens combien il m’était difficile de prononcer un jugement de goût sur l’ensemble des propositions scénographiques du musée. Le rapprochement entre les machines et les antiques générait des impressions au premier coup d’œil, alors que les cimaises en aggloméré de couleur pastel, par leur coquetterie, rendaient plus rugueux le passage entre une manivelle et le derme pur et satiné d’une statue. Sans ces dispositifs d’accrochage, les blancs radieux et mats jouaient avec l’acier et les pans des voiles enveloppant les flancs des sveltes et virginales formes semblaient dépendre du système d’aiguillage à proximité, comme si il s’agissait d’une chair artificielle perfectionnée. Parfois, une statue de marbre noir trônait devant une de ses grandes turbines en fonte et les deux objets fusionnaient littéralement, suggérant au spectateur une impression de tiédeur et de malléabilité.

3 Je mettrais ces dernières lignes en lien avec l'entretien avec Martin retranscrit dans ce volume (cf. infra p. 37-46) ainsi qu'avec ses propos rapportés plus loin dans la note 13 de la discussion « On pourrait jamais être artiste à temps plein.», supra p. 157


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Les statues, de la Centrale de Montemartini semblent sortis de l’imagination du « grand Inventeur » que Villiers De L’Isle-Adam nomme malicieusement Edison. Ce dernier rêve de réaliser de « puissants fantômes », de « mystérieuses présences-mixtes ». Et pour sauver un homme d’une passion fatale, il concevra une copie de la femme aimée capable d’enterrer l’original. Une créature qui puisse réincarner toute l’extériorité du modèle vivant, mais avec une autre sorte d’âme, moins consciente d’elle-même. Il redoublera cette femme à l’aide de la Lumière, terrassera l’illusion, l’emprisonnera. Edison forcera l’Idéal lui-même à se manifester et déclarera : « Je doterai cette Ombre de tous les chants de l’Antonia du conteur Hoffmann, de toutes les mysticités passionnées des Ligéias d’Edgar Poe, de toutes les séductions ardentes de la Vénus du puissant musicien Wagner ! Enfin, pour vous racheter l’être, je prétends pouvoir – et vous prouver d’avance, encore une fois, que positivement je le puis, — faire sortir du limon de l’actuelle Science Humaine un Etre fait à notre image, et qui nous sera, par conséquent, CE QUE NOUS SOMMES À DIEU. Et l’électricien, faisant serment, leva la main. »4

Alors qu’il rêve tout haut à ce grand projet, Edison comprend les dangers de son invention et avant de continuer malgré tout, il dira quelques mots sur le sentiment de puissance ; sur ce qui ne peut qu’induire l’homme à baisser la tête. Oui, d’après lui l’être humain ne peut estimer la véritable nature de ce qu’il forge. L’usage rebaptise et transfigure. L’âme de l’engin ou de la statue fabriqués par l’ingénieur ou l’artiste lui est voilée. Éternellement voilée.

4 Villiers De L’Isle-Adam, L’ Éve Future, José Corti, 1987, p. 112-113



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LEG APPELLE / LEG IS CALLING. leg [Le document reproduit ci-après est envoyé par mail le 27 novembre 2018 par Martin Grimaldi, Kieu-Anh Nguyen et Zoé Tullen.]


leg est un groupe qui forme un groupe


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VERS UN ART SANS SPECTATEUR Stephen Wright [2006. Extrait de Vers un art sans œuvre, sans auteur, et sans spectateur, texte d’introduction au catalogue de la XV Biennale de Paris, p. 17. Reproduit sans la permission de l’auteur.]


Stephen Wright est un critique et théoricien de l’art contemporain canadien, enseignant, traducteur et commissaire d’expositions. Il est directeur éditorial de la XVe biennale de paris (2006-2008). Il écrit, et produit des expositions, sur les pratiques artistiques à faible coefficient de visibilité artistique ou « paraartistiques »


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Au début des années 90, a eu lieu, au Musée des Beaux Arts de Vancouver, un colloque consacré à la question suivante : « Que reste-t-il de l’art conceptuel ? ». Un certain nombre d’interventions portaient sur le constat que l’art conceptuel était devenu une sorte de subculture auto-suffisante, dont la caractéristique dominante était d’avoir définitivement aliéné le public — comme si l’art conceptuel était une cause et non une manifestation de la distribution inégale de capital symbolique dans la société ; comme si le retrait de l’art, ou du moins d’un certain art critique, témoignait non pas de son refus de se penser en termes de son audimat, mais fournissait la preuve de sa capitulation devant l’omniprésence de l’industrie culturelle. En somme, l’art conceptuel serait devenu élitiste au point d’avoir définitivement aliéné tout public. Visiblement exaspéré par la désespérante pauvreté analytique d’une telle évidence, Lawrence Weiner répondit : « Nous autres praticiens sommes le public. » Si elle rencontra l’opprobre de certains, cette réplique péremptoire semble ouvrir une véritable perspective pour un art à venir. Un art public, mais sans public autre que ceux qui


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sont impliqués dans sa production. Autrement dit, un art sans spectateur – quel vaste programme ! Un art enfin débarrassé de ses consommateurs, ne serait-ce pas une manière pour l’art de repenser de fond en comble la division du travail conventionnelle qui le caractérise et de se débarrasser du même coup des artistes, et par ce paradoxe de s’approcher, peut-être, de nouveaux usagers voire d’une nouvelle valeur d’usage ? Il y a certes plusieurs manières d’entendre la remarque de Weiner, et sans doute, dans le contexte, revêtait-elle davantage la forme d’un constat lapidaire que celle d’une plateforme destinée à rallier qui que ce soit. Cependant, prendre Weiner au mot semble offrir le double avantage d’échapper à la démagogie autour de la prétendue « participation » des publics et de la dérive spectaculaire prise par l’art pour les attirer, tout en fournissant un outil pour comprendre un certain nombre de pratiques contemporaines qui, à la division du travail conventionnelle (sujet 1 destine un objet à la consommation visuelle par sujet 2), préfèrent expérimenter des pratiques à la fois plus inclusives et plus extensives. Plus intéressante encore dans la remarque de Weiner est sa contestation de la pertinence d’une division du travail symbolique entre participation et spectatorialité (spectatorship selon le substantif collectif anglais). Comprendre l’art qui se fait aujourd’hui nous oblige à clarifier cette distinction et à imaginer d’autres usagers d’art que ses seuls spectateurs. D’où vient-elle, dans l’histoire des idées, la notion selon laquelle la spectatorialité serait constitutive de l’art lui-même ? Le moyen âge ne connaissait pas de spectateur qui n’émerge qu’à la Renaissance. C’est Emmanuel Kant qui, en envisageant l’art – qu’il définit comme l’unique phénomène esthétique susceptible de nous procurer un « plaisir désintéressé » — du seul point de vue du spectateur, introduit celui-ci


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comme une quasi évidence au cœur même de notre conception de l’art. Or aujourd’hui, de plus en plus d’artistes choisissent de déployer leurs compétences artistiques en dehors du cadre institutionnel (au sens très large) de l’art, provoquant une division entre « arts visuels » et art visible : on voit certes quelque chose, mais pas en tant qu’art. Comment mettre en évidence le caractère artistique de telles pratiques dont l’une des caractéristiques principales est le très faible coefficient de visibilité artistique qu’elles dégagent ? Cette quasi-invisibilité soulève non seulement la question d’un art sans œuvre et sans artiste identifiables, mais d’un art carrément sans spectateur, celui-ci perdant jusqu’à sa raison d’être. C’est précisément dans sa célèbre Critique de la faculté de juger que Kant aborde la question de l’art sous l’angle de la finalité de l’objet et du jugement esthétique : en pensant l’art des seuls points de vue de la finalité et du jugement, c’est-à-dire du seul point de vue du spectateur, Kant revendique pour celui-ci la place de choix dans son concept même de l’art. Certes, on pourrait dire que la conception kantienne présuppose également l’artiste (sans quoi le spectateur ne percevrait aucun principe formel d’extériorité), mais son rôle demeure passif et latent puisqu’il n’est pas pensé en termes de production, ses traces devant être activées lors de la réception. Autrement dit, Kant a accompli une véritable révolution copernicienne en esthétique en basculant le centre de gravité de la sphère de la production vers celle de la seule réception, en faisant du spectateur — et du spectateur désintéressé — le héros de l’art. [...] [...] Ce discours célébrant la « liberté » du spectateur n’émerge pas de nulle part. Ce sont les théories de la réception qui ont commencé à proliférer il y a une trentaine d’années, lar-


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gement sous l’impulsion de l’École de Constance1 — mais issues également de tout un courant de la pensée française des années 60 de Barthes à Derrida et à Foucault — qui ont accrédité le rôle du spectateur dans la « production » du sens d’une œuvre d’art. Radicalisant la mise en cause de la philosophie du sujet tout au long du XXe siècle, cette mouvance a réussi à déplacer de la sphère de la production vers celle de la réception la charge du travail réellement générateur du sens, en investissent le spectateur du rôle crucial 2. L’artiste — en tant que celui qui, par ses intentions bien méditées, produit à lui seul la signification d’une œuvre — s’est vu ainsi détrôner. [...] Or si cette redistribution des lieux de production de sens était subversive il y a une génération, et si elle a réussi à déboulonner des hiérarchies qui passaient pour des évidences, elle a fini elle-même par devenir l’idéologie dominante dans une société basée toujours davantage sur l’individualisation des relations de consommation, où les « dispositifs de subjectivation » dont parlait Gilles Deleuze sont mis au service de la marchandisation. Le spectateur consommateur est enrôlé activement dans la production de sa propre passivité, au nom de sa prétendue liberté. [...] Mais à quoi pourrait ressembler un art sans spectateur ? [...] Sans doute personne n’a exacerbé davantage les paradoxes 1 Voir, pour une excellente introduction critique aux travaux de cette « école », R.C. Holub, Reception Theory, Routledge, Londres, 1989. L’ouvrage collectif de S. Suleiman et I. Crosman (The Reader in the Text, Princeton University Press, Princeton, 1980) montre la diversité et la vivacité des recherches dans ce domaine ; parmi les textes fondamentaux disponibles en français, citons : W. Iser, L’acte de lecture (tr. E. Sznycer), Mardaga, Bruxelles, 1985 ; R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978 ; ainsi que Pour une herméneutique littéraire (tr. M. Jacob), Gallimard, Paris, 1988. [NdA] 2 On peut se référer ici à : Roland Barthes, « La mort de l’Auteur », in Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Seuil, 1984


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opératoires liés à un art affranchi de toute spectatorialité que le peintre français Bernard Brunon. Car si sa pratique picturale se nourrit de sa formation dans la tradition avant-gardiste de supports-surfaces, son travail souffre – ou plutôt jouit — d’un coefficient de visibilité artistique négligeable. Sa pratique — qu’il décrit plutôt jovialement comme du « support-surface ouvrier » — se déploie sous forme d’une entreprise de peinture en bâtiment, enregistrée sous le nom de « That’s Painting! », qu’avait fondée l’artiste à Houston dans les années 80, initialement pour avoir une raison sociale afin de pouvoir gagner sa vie dans la métropole texane. Si l’entreprise s’est montrée économiquement viable — employant aujourd’hui de nombreux ouvriers spécialisés — sa prospérité doit bien peu au monde de l’art. Car bien que Brunon considère — non sans une certaine audace mais en toute simplicité – sa nouvelle activité de peinture comme artistique à part entière, il n’y a strictement rien d’arty ni même d’artistique au sens visuel du terme dans les travaux de peinture réalisés par l’entreprise. En effet, le credo de la boîte est fonctionnel, sérieux et reflète l’affairement d’une entreprise soucieuse de sa part du marché : « travaux bien faits, échéances respectées, prix compétitifs ». L’entreprise recouvre de peinture des surfaces préparées, ce qui relève d’une définition minimale de l’activité picturale. Toutefois, la majeure partie de la clientèle ne se doute pas, et n’a aucun motif de se préoccuper de la perception de Bernard Brunon de son entreprise comme une œuvre collective d’art conceptuel, dont la devise est la suivante : « With less to look at, there’s more to think about », « moins il y a à voir, plus il y a à penser ». Brunon nous invite en somme à penser la peinture en dehors de tout critère de visualité, et nous fournit un exemple emblématique, car bien ancré dans l’histoire du médium, d’un art sans œuvre, sans auteur, et sans spectateur.



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NOTES SUR LA FONCTION DES SCÈNE DE MYTHE CHEZ J.-L. NANCY

[extrait]

Camil Abad [Octobre 1988. Ce texte est ici publié pour la première fois. Il est extrait d’une série de notes de lecture de La communauté désœuvrée de Jean-Luc Nancy par Camil Abad. Les citations sont intégrées au texte original. J’ai sélectionné]


Camil Abad Au printemps 2018, lorsque nous vidons l’appartement qui était réservé de 1979 à la fin des années 90 au personnel saisonnier (essentiellement des espagnols) de la cueillette des pommes sur les terres de mes grands-parents au Thor dans le Vaucluse ; je trouve un ensemble de documents manuscrits dont certains sont signés Camil Abad. Cet ensemble comprend notamment un journal, des écrits poétiques et fragments littéraires, et des formes écrites pouvant s’apparenter à des scripts de performances. Je décide alors de m’engager dans un travail archéologique d’édition, de publication d’interprétation et de mise en scène des écrits et travaux de Camil Abad.


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C’est dans la parole, non pas dans son énonciation, mais dans le fait même de l’énonciation, que la communauté se révèle — à elle-même — en même temps qu’elle advient. Révélation et apparition sont du même geste. L’enjeu n’est pas de croire ou non à l’existence de ce qui se révèle, mais seulement le fait que toute chose se révèle à la somme des choses du monde1 par son énonciation. Qu’elle s’imprime ou advienne à la surface de consciences, dont la Langue est la machine (le procédé technique ou technologique de la révélation). La « reproductibilité technique » d’une telle apparition ne dépend plus seulement du fait de la langue, mais appartient peut-être au moyen de sa diffusion et de son partage. Communauté advient et se forme, non pas dans la chose dite mais dans le dit de la chose. On pourrait peut-être expliquer la disparition de la communauté, de ses occurrences, par la disparition ou le contrôle des scènes d'énonciation et de leurs

1 On notera ici une formalutaion qui semble évoquer le « décors humain » constitué par tout ce que Hannah Arrendt envisage sous le terme d’œuvre (entendu comme forme ouvragée), cf. Hannah Arrendt, La condition de l'homme moderne, op. cité.


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conditions de possibilité.2 Je voudrais donc m’attacher à la productions de telles scènes, comme espaces de la possibilité du partage de récits. Peut-importe, peut-être, le récit, tant que récitation a lieu et qu’en son temps communauté se forme Ils sont ceux pour qui muthos et logos « sont le même ». Cette mêmeté est celle de la révélation [...] du monde [...] dans la parole. 3

Un monde dans lequel toute situation d’énonciation est une situation d’exposition, de création pure dans l’événement de la révélation. Où toute situation d’exposition est énonciation. Une scène de la récitation. Le désœuvrement, en dépouillant de symbolismes ces scènes, pourrait-il être le moyen d’intensifier une fonction récitative pure ? [...] Une telle parole suppose un monde ininterrompu de présences, pour un monde ininterrompu de vérités, ou bien [...] ni « présence », ni « vérité » [...] mais une religio [de] la profération.4

Énonciation et récitation sont déjà rite ou culte. Alors le fait de la communauté ne peut-être qu’un événement ; éphémère parce qu'il se transmet, se narre ou récite, dans l’instantané du rite.5 2 Cette formulation de l'auteur résonne pour moi avec la pensée des scènes que Jacques Rancière développe notamment dans Aisthesis, Scènes du régime esthétique de l'art, Galilée, 2011 ou La méthode de la scène, conversation avec Adnen Jdei, Lignes, 2018 3 Jean-Luc Nancy, « Le mythe interrompu », op. cité, p. 123, les coupes sont de l’auteur. 4 Ibid. p. 124, les coupes et modifications sont de l’auteur 5 Je m'interoge avec l'auteur sur la possibilité de mettre en perspective cette « événement de la communauté » avec le concept de théâtralité du moi chez Gof-


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[...] La mythologie ne saurait être dénoncé comme une fiction, car la fiction qu’elle est une opération : une opération d’engendrement chez l’un, de distribution de l’échange chez l’autre.6

fman. Est-ce que cette mise en scène du moi par exemple, pourrait être envisagée comme une tentative de participation à cette scène éternellement recommencée de la révélation de la communauté ? Est-ce qu'en convoquant le hic et nunc, Walter Benjamin fait de l’événement du film, du fait cinéma – une technique d’apparition et d’impression « technologie de la révélation » – un événement qui révèle la communauté à elle même ? 6 Jean-Luc Nancy, « le mythe interrompu », op. cit., p. 135



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AVDEY TER-OGANYAN, TOWARD THE OBJECT (1992)

[extrait]

Ekaterina Degot [2015. Ce texte est paru dans sa version originale en anglais dans le 10 e et dernier numéro de la collection THE ARTIST AS CURATOR (dir. Elena Filipovic), accompagnant le numéro 51 du magazine Mousse. Reproduit sans la permission de l’auteur. Ma traduction.]


Ekaterina Degot est une critique d’art, historienne de l’art et curatrice russe. Elle s'interesse aux enjeux esthétiques et sociopolitiques de la pratique artistique en Russie, surtout dans l'ère post-Soviétique


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Le matin du 16 Juillet 1992, un critique d’art Moscovite, Andrey Kovalev, eu rendez-vous avec l’artiste Avdey Ter-Oganyan à la demande de ce dernier. Leur rencontre précédait le vernissage de l’exposition personnelle de TerOganyan, qui devait avoir lieu le soir-même à la Trekhprundny Lane Gallery, un petit, artist-run space du centre-ville. La préparation, suivant le concept de l’artiste, consistait en Kovalev aidant Ter-Oganyan à se soûler à mort avec divers alcools bas-de-gamme, le transportant jusqu’à la galerie, l’installant inconscient sur le sol, et s’assurant qu’il dorme pendant toute la durée du vernissage. Prenant le statut à la fois d’objet et de sujet, le corps ivre de l’artiste était la seule « œuvre d’art » pré-


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sentée dans l’exposition qu’il avait appelée Toward the Object1.2 [...] Le sommeil, d’un corps endormi, est le moment le plus solitaire, le plus déconnecté qui puisse être — ce moment d’auto-absorption qu’Emmanuel Kant considérait comme l’ultime condition de l’expression de soi (l’expression de soi étant, pour lui, l’acte créatif par excellence3). La définition Kantienne de l’expérience esthétique, pure et émancipée des contingences socio-économiques, a énormément contribué à la construction de la figure de « l’artiste solitaire » occidental, en dehors de la société bourgeoise. Dormir et rêver en sont devenue les métaphores. La première contradiction de l’art contemporain, qui émergea à la fin du 18e siècle, fut que cette production artistique individuelle, hautement subjective, imaginaire, était déjà à l’œuvre dans les espaces sociaux, matériels ou publics. [...] Ses contemporains, artistes underground d’une Europe de l’Est Communiste ou juste-post-Communiste n’ont pas affrontés ce dilemme, car ils ne pouvaient pas bénéficier d’une véritable sphère publique. L’art indépendant eu cours entière1 Toward the object peut être traduit par : vers l’objet. Ce titre, évoquant à la fois la mise en mouvement de l’artiste et une certaine forme de neutralité, révèle la volonté de troubler la frontière entre action et passivité, frontière qui circonscrit bien souvent l’idée que l’on se fait du concept d’objet. L’effort de Ter-Oganyan évoque le désir de revendiquer une certaine agentivité de la passivité. Sur ce point, voir le travail de la curatrice Vanessa Desclaux et notamment La passivité : un concept révisé et augmenté, conférence donnée à La Galerie, Centre d'Art Contemporain, Noisy-le-Sec, le 13 janvier 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=exK--m2JqM0), ou encore, sa thèse Curators, more or less passive : spectatorship, passivity and fabulation (disponible sur http://research.gold.ac.uk/19160/). 2 Les témoignages de l’exposition diffèrent. Selon l’un d’eux, l’artiste serait arrivé saoul mais toujours conscient et le premier visiteur l’aurait regardé boire lui-même jusqu’à perdre connaissance. [NdA] 3 En francais dans le texte.


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ment dans la sphère privée des vies des artistes : ils créaient, communiquaient, et exposaient dans leurs propres appartements, démunis de tout sauf de la force d’imagination et, plus important encore, de temps. Contrairement à leurs homologues occidentaux, les artistes dans les périphéries de l’Est jouissaient d’une étrange liberté, sans être encombrés d’une certaine culpabilité à être libre. Ici, le sommeil peut être pris comme la métaphore de la vraie créativité, faite d’un temps non-aliéné et libéré du fardeau d’une insistance capitaliste à la production. Ce thème était déjà présent dans les premières avant-gardes Soviétiques, par exemple quand en 1929 l’architecte Konstantin Melnikov organisa une « Sleep Sonata », un laboratoire de « sommeil rationalisé » collectif, dans son projet pour une Ville Verte pour les ouvriers — ou, plutôt pour de nouveaux citoyens qui allaient transcender la division du travail, et devenir ainsi post-professional dans leur attitude face la vie. Cette façon de valoriser le travail, sous un régime socialiste, était évidement polémique4. Les rêves — résultats fugaces du sommeil — représenteraient alors un nouveau produit (artistique ou autre)ne pouvant pas être séparé de la vie de son producteur. Cela a été exprimé notamment dans la série de photos posées noir et blanc, Artist at Work (1978) de Mladen Stilinovic, généralement envisagé en relation avec son texte plus tardif « In Praise of Laziness » daté de 1993. Texte écrit à l’époque de la pièce de Ter-Oganyan et sous des conditions historiques similaires de transition abruptes vers le capitalisme (accompagnée des frustrations liées à une telle transition). Dans ce 4 Voir Susan Buck-Morss, Dreamworld and Catastrophe : The Passing of Mass Utopia in East and West, MIT Press, 2002, p. 114 ; et Tony Wood, « Bodies at Rest », in Cabinet, n°24, hiver 2006-2007 (disponnible sur http://cabinetmagazine.org/issues/24/wood.php.). [NdA]


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texte, Stilinovic affirme que c’est le rôle historique d’un artiste d’Europe de l’Est de défier la machine productive capitaliste — voire même d’en creuser la tombe : « Les artistes occidentaux ne sont pas fainéants et de fait, ne sont pas artistes mais plutôt des producteurs de choses. (...) Leur engagement dans des considérations sans importances, comme la production, la promotion, le système des galeries, le système des musées, la compétitivité (qui est le premier), leur préoccupation pour les objets, tout cela les écarte de la paresse, de l’art. (...) Les artistes de l’Est étaient paresseux et pauvres parce que le système tout entier de ces facteurs insignifiants n’existait pas. Par conséquent ils avaient suffisamment de temps pour se concentrer sur l’art et la paresse. Même lorsqu’ils produisaient bien de l’art, ils savaient que c’était en vain, que ce n’était rien. »5 Dans son texte, Stilinovic se réfère au traité « La paresse comme vérité effective de l’homme » daté de 19216, dans lequel Kazimir Malevitch affirme qu’il veut « retirer toute marque de honte de la paresse et l’envisager non pas comme la mère de tout les vices, mais comme la mère de la perfection »7 Ce que Malevitch décrit en des termes confus mais prophétiques, c’est ce changement de focale qui opère, ne prenant 5 Mladen Stilinovic, « In Praise of Laziness », 1993 (première publication en 1998 dans Moscow Art Magazine n°22), (disponnible sur : http://monumenttotransformation.org/atlas-of-transformation/html/l/laziness/in-praise-of-laziness-mladen-stilinovic.html.). Ma traduction. 6 Kazimir Malevitch, La paresse comme vérité effective de l’homme, Allia, 1995 (original : 1921). 7 Ma traduction. Ekaterina Degot développe ailleurs que Malévich « cherche à atteindre une perfection de l’action, par la seule pensée, dans un geste originel de création immatérielle ». Si chez Malévitch cette « création immatérielle de l’esprit » tend à imaginer et produire les moyens de la fin du travail (entendu dans une acceptation Marxiste), pour Ekaterina Degot c’est aussi ce que forment les pratiques curatoriales.


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plus pour centre d’intérêt les objets mais les idées. Ce déplacement vers une production immatérielle, s’éloignant toujours plus de l’œuvre, jusqu’à cette re-contextualisation immatérielle8 que nous appelons aujourd’hui curating. C’est ce tournant vers l’éphémère de la post-modernité qui caractérise à la fois le capitalisme à partir des années 60 et l’art conceptuel. Lorsque Stilinovic, Ter-Oganyan et beaucoup d’autres artistes ont atteint la scène artistique occidentale, ou une scène locale occidentalisée, au début des années 90, cette scène avait déjà bien compris comment produire par la non-production (une de ces chose que Stilinovic comprend dans la paresse), par l’effacement du travail9, une forme de beauté raffinée. C’est aussi dans cette recherche que Ter-Oganyan est engagé lorsqu’il se met en mouvement vers l’objet, au lieu de chercher à s’en éloigner.

8 Dans la version originale : « immaterial recontextualization that today is called curating ». 9 Travail entendu dans une acception matérielle si on entend alors que l’art conceptuel par exemple est produit sans travail.



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À PROPOS DE LA R ECHERCHE Pauline Perazio [Ce texte est extrait de Chorégraphie de l’image, mémoire de fin d’étude de Pauline Perazio.]


Pauline Perazio est glaneuse Ă ses heures perdues.


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Je me rend généralement à la bibliothèque sans connaître la fin de ma recherche, il me faut y passer du temps. Il y a un intérêt à manipuler, produire des gestes et reproduire des gestes — ouvrir, poser, feuilleter, regarder, photographier — c’est le temps qui s’éprouve. Les livres que je consulte, en ce moment sont très vieux, pleins de poussière, je pense que certains n’ont pas étés ouvert depuis des dizaines d’années. J’aime le contact et la sensation de découverte en feuilletant ces livres. Arlette Farge en parle très bien dans son livre Le goût de l’archive.1 Il y a un rapport aux choses anciennes, mises de côtés, oubliées. « Elle ouvre brutalement sur un monde inconnu », « elle livre un non-dit », « l’archive est une brèche dans le tissu des jours »2

1 Arlette Farge, Le goût de l'archive, Seuil, 1989 2 Ibid.


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Ces recherches alors, sont autant de possibilitées de confronter mon regard à l’histoire. À une histoire déjà ordonnée, rangée et conservée. La curiosité de ce regard parcourant les livres d’histoire, cherche l’ouverture, elle cherche un nouvel espace de projection dans lequel il est possible d’actualiser ces traces. Il me plaît de voir resurgir les images qui ont traversé plusieurs siècles, à travers ce caractère intemporel de la trace.




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SUR LA GR ATUITÉ Jean-Christophe Blanc


Jean-Christophe Blanc est ĂŠtudiant en art, il se demande si il est Ă sa place


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Quelle valeur attribuer au fruit de mon travail artistique  ? Une question vague qui fini par nécessiter une réponse concrète lorsque la possibilité d’une première vente apparaît. Une valeur qui se transforme directement en quantité monétaire tentant de correspondre aux matériaux utilisés, au temps passé dessus et à une plus-value absconse, symbole plausible de la qualité artistique de la pièce. Mais on peut se demander si la valeur d’une œuvre et du travail qui y correspond ne s’évalue que budgétairement. Attribuer une valeur monétaire par réflexe en dit long sur le modèle dominant. Le rapport au financier est omniprésent et même si le « monde artistique » fantasme de ne limiter sa diffusion à des relations commerciales, le rapport à l’argent est probablement le critère de validation professionnelle d’un artiste le plus présent dans les têtes. Au delà des grands clichés d’œuvres se négociant des millions ou d’artistes voués à la pauvreté de leur vivant, le rapport à l’argent est la conséquence d’un conditionnement. Une reproduction sociale qui se fait dès les premières années de sco-


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larité et qui plus tard se concrétise implicitement au sein des formations artistiques en école d’art. Cette dernière, de part son évolution récente et actuelle, les modèles qui y sont enseignés, ses intrications institutionnelles et sociétales, impose des schémas types à ses étudiants. Bien que flous ou ambigus, on retrouve parmi ceux-ci, ou plutôt induit par ceux-ci, le rapport à l’argent. Loin d’y découvrir une définition hégémonique, ce sont les questionnements de chacun qui ramènent à un paradigme liant la création artistique à une valeur tarifaire. On peut aisément comprendre les contraintes extérieures qui poussent les étudiants, jeunes diplômés et artistes en tout genre à espérer gagner leur vie par la création artistique. Et l’école d’art incite à réfléchir en ce sens. Cette institution est comparable aux autres écoles post-bac et cursus universitaires (dont elle épouse le format LMD1 depuis quelques années déjà) dans le but de former à un métier, c’est-à-dire se voir ouvrir les portes d’activité professionnelle pour y gagner sa vie. Une vision relativement triste de l’enseignement et éloignée d’une logique émancipatrice, que viendront nuancer nombre d’acteurs de ce monde en admettant que les « réalités économiques » obligent à aller en ce sens. Une optique de professionnalisation que l’on retrouvera dans le discours officiel des écoles. Loin d’un romantisme imaginaire, et bien ancrées dans les rouages institutionnels de la société, elles communique aisément sur les taux d’embauche post-diplome ou les cours et programmes mis en place pour faciliter l’insertion professionnelle. Un conditionnement dont est bercé l’étudiant depuis le début de son parcours scolaire.

1 La réforme Licence-Master-Doctorat (LMD) désigne un ensemble de mesures modifiant le système d’enseignement supérieur français pour l’adapter aux standards européens de la réforme BMD (Bachelor Master Doctorate) conçue par le processus de Bologne. Dans le cadre des écoles d'art, la réforme LMD, recquiert notamment de conceptualiser et de cadrer la pratique des mémoire de fin d'étude.


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La maxime disant de « bien travailler à l’école pour avoir un boulot sympa » fut présente dans nombres de discours portés par les figures d’autorités rencontrés tout au long du parcours éducatif (parents, enseignants, proviseurs, conseillers d’orientation, médiateurs sociaux et j’en passe). Le métier est donc le but à atteindre, et l’enseignement supérieur, le dernier stade avant le graal. L’étudiant s’inscrit donc en école d’art dans le but de se spécialiser à un métier. Outre les spécificités liées à la professionnalisation artistique, l’étudiant d’aujourd’hui est demandeur de cette professionnalisation. Les conditions sociales (taux de chômage, précarité en hausse…) génèrent une peur de l’avenir qui aliène les étudiants dans ce seul espoir de trouver un emploi. Dans cette optique, on comprend pourquoi l’idée de transformer ses créations artistiques en valeur monétaire devient la logique dominante. Penser à d’autres types d’échange nécessite donc de reconsidérer tout un processus d’aliénation, de déconstruire l’ensemble d’un conditionnement social. Mais peut-on se permettre de passer à côté de revenus supplémentaire, et surtout pourquoi  ? Quel intérêt peut-on trouver à travailler gratuitement ?, se demanderont ceux qui subissent pourtant une pléthore de stages peu ou pas payés tout au long de leur parcours ; avec pour seule contrepartie une ligne de plus sur un CV. La principale différence sera cette fois d’être à l’origine de ce choix. Penser la gratuité, c’est avant tout imaginer un autre rapport à l’autre. C’est créer une relation qui ne se base pas sur un échange commercial. Pourtant aujourd’hui, la gratuité est synonyme de démarche marketing. Elle est une porte d’entrée vers de nombreux marchés dans l’espoir de générer des achats


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plus tardivement ou de façon détournée (publicité, échantillon, free-to-play…). A l’échelle d’un créateur, le don ne se limite pas à l’objet, il fait intervenir le matériel utilisé, le temps passé, l’absence de revenus possible, soit autant de sacrifices que le destinataire imaginera aisément. Devenu symbole de générosité, le don prétend ne rien attendre en retour. Ce n’est évidemment pas le cas, comme a pu le démonter Marcel Mauss2, un don induit toujours un contre-don. Outre une forme de reconnaissance que cela peut induire, l’argent laissant sa place de contre-don, les possibilités deviennent multiples. Tenter de les lister ne ferait que les limiter. Ces contredons sont trop variés et dépendants des personnes, mais ont en commun leur absence initiale de définition précise. Ce qui différencie la gratuité des autres pratiques voulant se démarquer de la vente pure (troc, prix-libre…). Se dégager d’une relation commerciale permet aussi de redéfinir le statut de l’œuvre. Ce n’est plus un bien ou un service que l’on propose, mais un objet dépassant ces définitions. L’acte de création reprend une place centrale. De nombreux destinataires de dons ont pour réflexe premier de vouloir payer l’artiste. Un réflexe conditionné mais aussi lié au fait qu’ils envisagent tout ce qui fut nécessaire pour aboutir à cet échange. Le receveur prendra de ce fait la responsabilité de définir le contre-don. Car l’importance du don se situe dans le lien généré avec le public. Ce dernier n’est plus une masse floue, définissable par études sociologiques, il ne se limite plus à de potentiels visiteurs, potentiels lecteurs, potentiels passants, potentiels acheteurs. L’argent fait part d’une problématique aussi bien chez l’artiste que chez son public. Le prix

2 Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », in L’Année sociologique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1923-1924, p.30 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k93922b/f1.image [NdA]


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s’apparente à un rapport de force, dont l’équilibre pouvant satisfaire les deux parties n’est pas toujours possible. En prenant à sa charge l’intégralité de ce problème, l’artiste peut ainsi contrôler complètement sa diffusion. Le prix n’étant plus un obstacle, n’importe quel public devient accessible. Ainsi la diffusion prend tout son sens car elle ne peut être autre que celle souhaitée par l’artiste. Par la gratuité, la diffusion est maîtrisée. Celui ou celle qui doit avoir l’œuvre sous les yeux, entre les mains… l’aura 3. L’artiste sait ainsi auprès de qui il pourra remettre le fruit de son travail. L’exemple le plus probant pour moi est celui de l’édition. L'artiste prenant à sa charge l’intégralité des frais d’impression et de reliure, le nombre de copies en devient donc restreint. N’attendant plus d’acheteur, ces impressions peuvent trouver preneur par les choix de l’auteur. Un choix qui devient interdépendant de la création. Tels les premiers livres d’artiste, la diffusion se pense dès lors par intérêt commun, curiosité, confrontation et que sais-je d’autre. Connaître son public c’est avoir quelque chose à lui dire. Ce n’est plus mettre son auto-promotion au centre de sa démarche créative, pour plaire, pour être visible. Ce n’est plus chercher à tout prix des opportunités d’exposition, c’est atteindre le public désiré pour lui adresser ce que l’on souhaite, sans servir le discours d’un quelconque acteur tiers (éditeur, galerie, mécène…)4. 3 En tout cas, peut l'avoir si il en rencontre le désir. Il me semble que Jean-Christophe traite ici de cette utopie qu'a parfois l'artiste de s'adresser à « tout le monde », si quelques uns doivent être sincères, quand il opèrent à l'intérieur du système institutionnel de l'art, l'artiste et son art semblent voués à raté leur cible. Si il semble assez vain de désirer pratiquer un art « accessible à tous », il reste essentiel de s'impliquer dans une démarche d'accessibilité. La gratuité n'est bien sûr pas le seul levier par lequel opérer ; les espaces et les temps de visibilité de l'art (ce que Stephen Wright appellerait sa spectatorialité) sont également à penser dans cet optique, l'hospitalité peut être recherchée dans les pratiques performatives ou curatoriales par exemple, etc.. 4 Un jeu auquel Jean-Christophe accepte de se prêter en offrant à ce volume sa


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La gratuité s’insère donc dans un schéma créatif global. Loin d’être une stratégie publicitaire, les coûts et la restriction de diffusion qu’elle peut impliquer influent aussi bien sur les techniques de création que sur la précision de la diffusion, soit autant d’aspect de forme impactant sur le fond. Cependant, je ne tente pas de l’ériger comme une action pure à atteindre à tout prix. L’associer ou la coupler à de la vente ne hissera pas le contrevenant sur l’échafaud de la morale anti-consumériste. Ce qui m’importe est bien de montrer que la gratuité peutêtre une alternative aux schémas de distribution classique, que cela offre un sens allant au delà de l’absence de prix, bien que cela nécessite de s’y adapter.

contribution.




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ENGAGEMENT : POURQUOI SE R EGROUPE-T-ON ?

[extrait]

Cathie Bagoris, moilesautresart [Angers, parc des sportifs de la Baumette, 1er août 2018. Entretien entre Dylan Michel, Émilien Ferreux, Daniel Gautreau et moilesautresart paru dans la partie de Penser ensemble, faire à plusieur.e.s réalisée par Cathie Bagoris]


Cathie Bagoris est membre du collectif moilesautresart (cf. infra p. 54). Les participants à cette rencontre sont des militants politiques également supporters de football. Ces personnes ont accepté de contacter et de rencontrer moilesautresart, après qu’elles aient déposé des petites annonces dans différents sièges politiques à Angers. Émilien Ferreux et Dylan Michel sont des militants du parti La République en Marche. Daniel Gautreau est un militant du Parti Socialiste.


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Je vais commencer par vous lire un texte. C’est l’extrait d’un texte de Judith Butler, qui est une philosophe américaine contemporaine. Une thématique importante de sa réflexion est celle de la vulnérabilité. Il s’agit d’un texte qu’elle a écrit en 2013 qui a été publié dans un recueil intitulé Qu’est-ce qu’un peuple ?1. Dernièrement en 2016, elle a publié un texte qui s’appelle Rassemblement2. MLAA :

«  Si nous occupons les rues, ce n’est donc pas uniquement ou essentiellement en tant que sujets porteurs de droits abstraits. Quand nous soutenons des droits comme la liberté de nous réunir, de nous constituer en peuple, nous les affirmons par nos pratiques de corps. […] Nous descendons dans la rue parce que nous avons le droit d’y marcher, d’y bouger, nous avons besoin de la rue parce que, même en chaise roulante, nous pouvons évoluer dans cet espace sans être bloqués, sans harcèlement ni rétention administrative, sans être blessé ou tué. Si nous sommes dans la rue c’est parce que nous sommes des corps qui ont besoin de soutient 1 Judith Butler, « "Nous, le peuple" : réflexions sur la liberté de réunion », in Qu'estce qu'un peuple ? (coll.), La Fabrique, 2013 2 Judith Butler, Rassemblement, Fayard, 2016


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pour continuer à exister, pour vivre une vie digne de ce nom. La mobilité est un droit du corps, et c’est aussi une condition préalable pour l’exercice d’autres droits, dont le droit de réunion lui-même. La réunion est a la fois la condition de toute réclamation en commun et un droit spécifique dont l’assemblée pose la demande. [...] Si les corps étaient par définition actifs -toujours autoconstituants, jamais constitués-, alors nous n’aurions pas à lutter pour les conditions qui donnent au corps sa libre activité au nom de la justice sociale et économique. Cette lutte a lieu car les corps sont contraints et contraignables. La vulnérabilité des corps est mise en évidence dans ces réunions publiques qui cherchent à lutter contre la précarité galopante. Il est important de comprendre la relation entre la vulnérabilité et ces formes d’activité qui marquent notre survie, notre épanouissement, notre résistance politique. De fait, même au moment où nous faisons activement notre apparition dans la rue, nous sommes vulnérables, exposés à toute sorte d’agression. C’est surtout vrai pour ceux qui manifestent sans permis, ceux qui s’opposent sans armes à la police, à l’armée ou à d’autres formes de sécurité [...]. Mais celui qui est privé de protection n’est pas pour autant réduit à l’état de "vie nue". Au contraire, être privé de protection est une forme d’exposition politique, c’est être à la fois concrètement vulnérable et même cassable, mais potentiellement et activement rebelle, et même révolutionnaire. Les corps réunis qui se désignent et se constituent en "nous, le peuple", ébranlent ces abstractions qui feraient une fois de plus oublier les exigences du corps. Se rendre visible, c’est être à la fois exposé et rebelle […]. Nous le faisons avec et pour les autres, sans qu’il y ait forcement entre nous harmonie et amour. C’est juste une façon de construire un nouveau corps politique. »3   C’est assez conséquent comme texte !

D M :

Oui. Judith Butler est assez engagée politiquement. C’est une universitaire mais elle ne se présente pas en personne

MLAA :

3 Judith Butler, « "Nous, le peuple" : réflexions sur la liberté de réunion », in op. cité, 2013.


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politiquement neutre. L’idée d’inviter des supporters de foot engagés en politique nous est venue au début de la coupe du monde de football. On s’est rendu compte qu’un événement comme la coupe du monde fait sortir les gens dans la rue, que ces gens ont alors un but commun, que cela créé une joie commune, rassemble un grand nombre de personnes alors que des causes politiques ne rassemblent pas autant. On aimerait savoir ce que vous pensez. Qu’est-ce qui fait la différence ?   Est-ce qu’on n’utilise pas le sport et l’attrait des gens pour le football, pour encore plus annihiler complètement l’esprit des gens ? Quand les gens applaudissent un match de foot, ils sont en fait conditionnés. Ils ne pensent alors pas aux véritables problèmes. Ils ne pensent pas aux problèmes politiques : notamment le fait qu’ils sont exploités par certaines personnes. Et finalement les gens sont contents ; ils n’ont pas besoin de réfléchir parce qu’ils ont le spectacle, et juste à applaudir. Ils n’ont pas d’efforts à faire.

D G :

C’est vrai que c’est beaucoup plus simple de soutenir une équipe de foot. Quand on est supporter d’une équipe de foot, on la soutient quoi qu’il arrive. Pour des questions politiques, ça devient tout de suite beaucoup plus complexe et clivant, parce que c’est plus compliqué à comprendre. Si on est français, on veut que l’équipe de France gagne. C’est simple. Supporter une mesure politique, c’est beaucoup plus compliqué.

D M :

C’est qu’on s’engage à partir du moment ou on prend une position qui ne va peut-être pas plaire au voisin d’à côté. On va alors être obligé de se justifier.

D G :


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Oui, ça amène à devoir se justifier. Quand une personne propose une mesure politique, on se pose la question : «  Pourquoi il le fait ?  », «  Est-ce que c’est bien ?  ». On ne se dit pas automatiquement que c’est bien. On est obligé de tout remettre constamment en question. Ça complique les choses.

D M :

Qu’est-ce qui fait que les gens ne remettent pas en question les enjeux politiques qui se cachent derrière le football ? Pourquoi le foot est-il moins remis en question ?

MLAA :

Parce qu’il n’y a pas de questions à se poser, tout simplement. On a juste une envie : que l’équipe qu’on défend gagne !

D G :

C’est du divertissement.

D M :

A Lens par exemple, pour les supporters c’est un vrai divertissement. Plus de la moitié des gens qui prennent un abonnement sont en dette. Ils font un crédit pour aller voir le match, pour toute la saison. Plus de la moitié des abonnés font un crédit. S’ils sont cinq par exemple, toute la famille va voir le match et s’endette de 5000 euros sur l’année. Mais ce n’est pas grave ! C’est pour aller voir l’équipe qu’ils soutiennent.

E F :

Et est-ce que tu saurais si Lens est une ville active, d’un point de vu politique ? MLAA :

Oui, ils sont actifs. Ils revendiquent beaucoup de choses, particulièrement dans leurs chants dans les stades.

E F :


133

Moi ce qui m’interroge dans le foot aujourd’hui c’est par exemple, quand on prend l’équipe du SCO4, combien y a-t-il d’Angevins dans l’équipe du SCO ?

D G :

J’ai l’impression que ce que vous dites pointe du doigt l’idée que ce qui rassemble est lié au territoire, à une limite spatiale. Est-ce que c’est là d’où vient la popularité ?

MLAA :

Je crois justement qu’au cours de cette dernière coupe du monde, on a vu des joueurs qui étaient fiers de dire «  On est français  » quelque soit leur couleur de peau. Tout le monde s’est identifié à l’équipe, parce que c’était une équipe qui parlait français.

D G :

J’ai lu des articles qui disaient qu’une des raisons pour lesquelles l’équipe de France a gagné la coupe du monde est qu’il y avait une égalité entre les joueurs et qu’il n’y avait pas de hiérarchie entre eux. D’après ce que je sais, dans un parti politique il y a quand même des personnes qui ont plus de pouvoir que d’autres.

MLAA :

Ça paraît évident !

D G :

Et pour vous, c’est nécessaire au fonctionnement d’un parti, contrairement à une équipe de foot ?

MLAA :

Ça pourrait marcher autrement, mais ça serait une autre forme de politique que celle qu’on connaît actuellement. Aujourd’hui, il y a un chef et puis il faut le suivre. C’est tout. Ça se voit beaucoup

D G :

4 SCO désigne le Angers Sporting Club de l'Ouest, club de football de 1ère division.


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dans certains partis et dans d’autres c’est différent, il y a davantage de discussions, d’échanges, d’écoute. C’est un des problème que nous avons connu : il y a eu des têtes qui ne jouaient que pour leurs comptes à eux. Ça marche un temps jusqu’au jour où ça craque. Et c’est là justement une des chances de Deschamps, pour en revenir au sport. C’est qu’il a réussi à mettre out tous les gens qui risquaient de la jouer perso et non collectif. Rabbiot [ joueur] a été éliminé parce qu’il était trop personnel sur le terrain.   On retrouve les mêmes problèmes dans les partis politiques. Il y a des gens clivant qui sont difficiles à identifier. D M :

Pour en revenir au foot, le problème des vedettes de maintenant, c’est qu’elles se font par l’argent.

D G :

Vous pensez que c’est avant tout une question d’argent qui fait la popularité d’un joueur ou d’une équipe ?

MLAA :

Ça fait toute la différence. Déjà, dès le plus jeune âge ça rapporte de l’argent. Forcément, plus on grandit plus on en veut. C’est un gros problème. Par exemple, dans un sport qui n’est pas du tout populaire ici comme le football américain, les sportifs universitaires ne touchent rien. Par contre ils vivent leur sport, que ce soient les supporters ou les joueurs, ils sont tous à fond.

E F :

Je crois d’ailleurs que dans la plupart des écoles américaines il y a beaucoup d’activités sportives. Et c’est très popuMLAA :


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laire sans qu’il ne soit question d’argent ou d’investissements. Pourquoi ?   Quand on a gagné la coupe de monde, à la télé, Nathalie Iannetta5 a dit «  La France c’est un pays d’intellectuel  ». La France n’est pas un pays de sportifs. On aime pas ça. Quand des enfants disent qu’ils veulent faire du sport, certains parents disent «  Non non, tu ne vas pas faire de sport tu vas faire tes études  ». En dehors de la coupe du monde, il n’y a pas vraiment de poussée vers le sport. On pense que les sportifs sont cons.

E F :

Pour en revenir un peu à vous, vous avez eu une éducation politique ou une éducation sportive dans vos familles ? C’est une chose que vous avez autour de vous ? MLAA :

Moi je n’ai ni l’un ni l’autre. Mes parents ne sont pas sportifs et n’aiment pas beaucoup le foot. De même pour la politique.

D M :

Moi mon père si, au niveau sportif. Au niveau politique ils n’en ont strictement rien à faire. Après moi j’ai toujours eu des valeurs, je suis entraineur de foot. Je veux aussi inculquer des choses, les valeurs qu’on m’a transmises, et je pense que ça se ressent dans les équipes que je supporte. Par exemple je suis beaucoup pour l’effort, ne jamais rien lacher... Dans les E F :

5 Nathali Ianetta est une journaliste et animatrice française de télévision. Pendant la coupe du monde 2018 elle participe notamment à l'émission Le Mag de la Coupe du monde sur LCI.


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équipes que je supporte comme Liverpool, c’est quelque chose que l’on ressent, que ce soit chez les supporters ou chez les joueurs. C’est ancré. Je pense que si on est supporter de foot, c’est que ça va aussi avec notre personnalité, avec ce qu’on nous a appris aussi dans la vie. Que nos parents soient sportifs ou non, il y a des choses qui sont en lien.   Qu’est-ce qui vous a intéressé en premier, le foot ou la politique ? Avez-vous soutenu en premier une équipe de foot ou un parti politique, des idées politiques ? Personnellement, c’est quelque chose que je n’ai jamais fait d’aller jusqu’à adhérer à un parti. Je n’ai jamais été supportrice d’un club de foot non plus mais j’ai suivis la coupe du monde en 2006. MLAA :

Moi je remonte aux années 50 donc il n’y avait pas de sport particulièrement à l’école, on faisait juste des petits matchs de foot dans les cours de récréation et c’était à peu près tout. Puis après, au collège j’ai fait de l’athlétisme, du cross-country, du football... un peu de multi-sport, on essayait un peu tout. On ne se spécialisait pas d’entrée. Mais ce n’était pas aussi pointu qu’aujourd’hui, c’est évident. Puis la politique, je ne m’y intéressais pas du tout à l’époque. C’est après les années 68, De Gaulle au pouvoir ce n’était pas rigolo pour un étudiant de votre âge par exemple. C’est à ce moment que je suis entré en politique, avec le début de ma vie professionnelle en fait. Et puis j’en ai fait pendant 4 ou 5 ans et après ça je me suis orienté davantage sur des clubs sportifs. Je travaillais dans des clubs sportifs. C’est une forme de politique aussi d’animer un club sportif : c’est pareil, il faut faire des choix, priviligier

D G :


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untel ou untel... J’étais trésorier dans un club où il y avait 2 000 adhérents. C’était un club omnisports bien sur. Et il y a des choix à faire à des moments donnés : Pourquoi plus le football ? Pourquoi plus la natation ? Pourquoi plus ceci ? Pourquoi plus cela ? C’est un apprentissage de la vie politique, effectivement. Mais ce n’est pas côté joueurs du coup, c’est côté administration, organisation. Néanmoins, même si c’est de l’administration, ça a un impact sur la vie du club après. Et puis après ma vie professionnelle, quand je suis arrivé à la retraite, je suis re-rentré dans l’aspect politique pur. J’ai connu des clubs de très hauts-niveaux, en football d’une part, mais en handball et en volley aussi. Pourquoi le volley ne décolle pas en France ? Je me pose toujours la question. Je crois que le foot a été plus populaire d’entrée parce que c’est un jeu simple, même si les règles évoluent.   Ce qui est simple c’est l’environnement. On peut y jouer n’importe où.

D M :

Oui, il suffit de tirer quatre fils par terre et tu fais ton terrain de foot. Tu mets deux bouts de bois en l’air et c’est tout bon. D G :

Aussi, être licencié dans un club de foot ça coûte trois voire cinq fois moins cher que d’être dans un club de voile par exemple. C’est accessible le football. Le handball, ça l’est également. C’est assez similaire. D M :

Par rapport à la question du foot/politique: moi c’est pareil, foot directement et la politique est venue après.

D G :


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Et quand est-ce que vous vous êtes décidés, vous, à vous engager politiquement et pourquoi ?

MLAA :

Moi j’ai beaucoup suivit l’actualité politique à partir du lycée, enfin à partir du moment ou on commence à avoir assez de clés... On commence déjà à avoir plus d’élèments, d’outils pour comprendre ce qu’il se passe au niveau politique grâce à l’école. Après, si on est curieux on pose aussi des questions aux parents, et ils vont apporter des réponses qui sont souvent à creuser mais qui sont parfois des bons éléments de départ. Après il faut constituer son avis. Avec le temps l’avis critique évolue, il devient de plus en plus important. Moi je ne m’étais jamais engagé parce que ce que je voyais au niveau politique ne me plaisait pas. Je regardais notamment Le petit journal, qui se moquait bien de la politique dans tous les sens. J’étais fan de ça, et quand je regardais les journaux plus important, les reportages et envoyés spéciaux, il n’y avait rien qui me donnait envie. Et c’est vrai que là, ce qui était proposé avec le mouvement En marche, pour moi c’était différent. C’est ça qui m’a donné l’envie d’adhérer, de passer du côté militant. Après, tout ce que je fais je le fais toujours avec une réserve par rapport à ce que j’aime et ce que je n’aime pas. Ce que je n’aime pas c’est ce qu’il se faisait avant, alors si on tend à faire quelque chose qui se faisait avant je ne le fais pas.

D M :

Quand tu dis “ce qui se faisait avant”, tu penses à quoi ?

MLAA :

Tout ce qui est vieille politique, tout ce qui est : “Oh ! On va prendre des cafés avec tout le monde pour constituer les têtes de listes au municipales ! Ca c’est quelque chose que je n’aime pas trop. Je préfère qu’il y ait de la pluralité dans les listes, avec des gens qui ont un proD M :


139

jet.. Enfin à En marche c’était ça : réunir des gens qui ont des convictions qui peuvent être rassemblées, et travailler ensemble le projet d’avenir. Et puis le dernier élément qui me plait énormément c’est d’avoir des personnalités de la société civile au cœur du politique. Par exemple moi je suis en droit du travail, avoir Muriel Penicaud à la tête du ministère du travail c’est quelque chose que je trouve juste totalement logique; elle a été DRH auparavant pendant plusieurs années. Elle connait son métier. Pour moi c’est un des éléments les plus important, qu’on ait des gens spécialisés dans un domaine plutôt que dans la politique. La politique ça peut être intéressant pour certains niveaux. Peut-être qu’au niveau local ça peut être plus intéressant.   Dans quelles situations par exemple ?

MLAA :

Au niveau territorial, au niveau de la région : au niveau de tout ce qui est un peu technocrate. Là on peut avoir des gens diplômés de sciences politiques avec une plus value. Je pense que vous n’aurez pas le même avis que moi là- dessus mais...

D M :

Moi, ce qui m’énerve dans la politique c’est tout ceux qui sortent de l’ENA6. Qu’ils soient de gauche comme de droite, ils appliquent les mêmes méthodes et les mêmes méthodes arrivent aux mêmes résultats. Tout le monde est toujours bon dans ces écoles là. C’est le politiquement correct qui l’emporte tout le temps et le politiquement correct un beau jour ça craque. C’est ce qu’on a malheureusement connu ces dernières années ou décénies.

D G :

6 Ecole Nationale d’Administration [NdA]


140

Si vous regardez tous les énarques qui sont passés présidents de la république, il y en a quand même eu pas mal. Maintenant, tomber dans l’inverse, ça me gène un peu parce que quand on est politique de haut niveau et quand on est ministre, on ne fait pas de la politique à ce niveau là comme on dirige une start-up. Dans une start-up on prend des risques avec soi-même, avec son argent, dans un cercle restreint. Là il faut quand même essayer de voir un peu plus loin.   Quelle serait la solution si ni les politiques, ni ceux qui n’en sont pas du tout ne conviennent pas ? MLAA :

De toute façon je pense que dans tous les cas, ça ne conviendra jamais à personne. Il y aura toujours des gens contents et des gens mécontents. C’est comme ça pour n’importe quel sujet et pour n’importe quoi. Moi si j’ai rejoint En marche, c’était aussi pour cet aspect là, qu’il y ai des gens de la société qui soient élus au plus haut niveau. Parce que quand c’est quelqu’un en haut qui te dit quoi faire alors qu’il n’a jamais fait ton métier ce n’est pas possible. Je l’ai vécu en tant que salarié. Mon manager n’avait jamais été vendeur. Je pense qu’il n’a pas à me dire ce que je dois faire. Par rapport aux ministres, je pense qu’il fallait que ça change, il ne fallait plus que ça reste comme avant avec les politiques de l’ENA. Les sportifs de l’INSEP7 par exemple, on ne les reconnait pas. Au niveau sportif, l’INSEP c’est pareil

E F :

7 Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance


141

que l’ENA. Mais il n’y a personne de l’INSEP qui est au plus haut niveau ou a la tête d’une fédération. C’est ça que je disais tout à l’heure: la France c’est un pays d’intellectuels. Quand on fait l’ENA c’est très bien.   Macron, il en a fait partie de l’ENA. Et il y a beaucoup de gens qui ont été nommés qui sortent de la même promotion. Donc quand vous dites qu’il fallait qu’on change, finalement il faut qu’on change effectivement dans le sens où les gens discutent entre eux et qu’on arrive à faire émerger quelque chose de nouveau. Mais il ne faut pas non plus, quand on fait ces échanges, rester dans l’entre-soi, entre gens qui disent la même chose. Il faut aussi aller voir en face. De temps en temps on le voit mais je trouve que c’est pas très réussi de ce côté là, actuellement. Je me rends compte qu’on vit de la même manière que l’on vivait il y a un an ou deux ans. Mais avec d’autres personnes. On a changé de personnes mais on a les mêmes méthodes. D G :

J’ai l’impression qu’il y a plus de collaboration maintenant. Mais cette collaboration n’est peut-être pas encore idéale. D M :

Pour en revenir à Judith Butler, ce texte parle d’être présent dans la rue. Êtes-vous déjà allé dans la rue pour des raisons politiques ? Pour militer ou manifester ? MLAA :

Pour militer oui mais pas dans des manifestations. Jamais. E F :


142

Pour aller faire du porte à porte ou distributions de tracts sur un marché... D G :

Pour échanger avec les personnes oui, par contre aller manifester dans la rue, non.

E F :

Pourquoi ?

MLAA :

Moi ça me fait rire.

E F :

Seulement les manifestations politique ou aussi celles sportives, comme les gens dans la rue pour la coupe du monde ? MLAA :

Non, ça ça n’a rien à voir !

E F :

C’est la liesse populaire, ce n’est pas pareil.

D G :

Surtout que dans les manifestations de maintenant on voit tout et n’importe quoi. Pour moi ça n’aide pas à avancer. C’est pour faire du bruit. E F :

C’est marrant parce que mes parents sont un peu engagés politiquement et pour moi c’est la forme d’engagement politique que je connais le plus, c’est vraiment l’idée de descendre dans la rue pour dire qu’on existe, qu’on prend de la place, et que c’est parce on est sur la place publique qu’on existe politiquement. Pour moi c’est un geste fort, même si je n’ai jamais manifesté, c’est la forme la plus directe d’investissement politique. MLAA :

Moi je ne manifeste pas parce que ce n’est pas efficient. Si je vais dans la rue, c’est pour aller dialoguer avec une personne et lui expliquer pourquoi D G :


143

je suis pour ou contre une mesure. Ce n’est pas pour gueuler. En plus quand on manifeste, les traits sont simplifiés.   Oui, on ne rentre pas dans les détails et ce qui ressort des informations n’est pas constructif par rapport à la loi. D M :

Moi j’ai participé à des manifestations et j’ai fais des manifestions dans les années 73, 74, 75. J’étais en France à ce moment là. Et dans ces manifestations en général, on arrivait à pouvoir dialoguer avec la personne qu’on voulait rencontrer. Ce qui est complètement différent des manifestations d’aujourd’hui : on fait le tour de la ville mais personne ne nous reçoit. D G :

Moi, j’ai toujours connu ça comme ça.

D M :

Aujourd’hui ils se cachent derrière quelques remparts et refusent la discussion. Donc on ne peut pas avancer. Et je comprends votre point de vu : pas la peine d’aller manifester si c’est pour ça. Ce n’est pas la peine si les décideurs ne sont pas là. Il ne faut pas tomber dans la caricature de la manifestation à tout prix.

D G :

Il y a plusieurs manières de manifester. Par exemple pendant Occupy Wall Street les gens faisaient du sit-in, ça durait assez longtemps. MLAA :

Ça me rappelle cette personne qui a manifesté en montant dans une grue et dit qu’il ne descendrait que lorsqu’il pourrait rencontrer untel. D G :


144

Oui mais là, c’était un homme seul.

MLAA :

A Nantes il y a une culture de la manifestation. Ça devient n’importe quoi. D M :

Et vous avez des casseurs en plus là-bas.

D G :

Oui. Moi je fais souvent les trajets en trains. Je ne peux plus prendre les transports en commun parce que tout est bloqué, tout est encerclé de CRS. On ne peut pas passer quelque part dans la ville où il n’y a pas de fumigènes. Pendant six mois tous les samedis il y avait quelque chose. D M :

Oui, avec l’aéroport [Notre Dame des Landes] en plus, vous avez été gâté.

D G :

Là on retrouve toujours les mêmes. Les sujets des manifestations changent mais c’est toujours les mêmes personnes.

D M :

Le problème c’est l’association des casseurs aux manifestants.

D G :

Oui, et malheureusement les manifestants n’embêtent pas trop les casseurs professionnels, dans le sens ou ils ne les écartent pas.

D M :

Oui mais c’est difficile !

D G :

Oui mais vu les résultats que ne donnent pas les manifestations, pourquoi donner l’occasion aux casseurs de venir ?

D M :


145

La certitude que la manifestation n’aboutira à rien, pour mes parents, c’est faux. Par exemple pour l’aéroport, il y a eu des manifestations pendant très longtemps et il n’y a pas d’aéroport. Et pour une autre cause écologiste : le Larzac, il avait une base militaire qui devait s’y installer. Et il y a eu beaucoup de gens à manifester et ça ne s’est finalement pas fait. Il y a des exemples qui prouvent que certaines fois ça marche. MLAA :

Il n’y a rien à prouver : c’est une expérience qui a abouti. Pourquoi ? Parce que ça c’est fait dans le calme quand même. On restait dans le respect. Aujourd’hui c’est beaucoup moins le cas. Pourtant déjà dans certaines manifestations à Paris dans les années 60 il y en a qui ont été poussés dans la Seine, il y a eu des morts. Tout ça pour dire qu’il y a encore beaucoup à faire. Je pense qu’il faut beaucoup parler entre nous, davantage. J’aime quand j’entends parler de la culture de la rencontre. Si c’est vraiment pour échanger oui. Si c’est pour écouter une succession de monologues, non. C’est pas facile, et puis c’est partout pareil. Mais il faut savoir discuter, savoir se rencontrer, de manière sympathique comme ce soir. Je vous en remercie d’ailleurs. D G :

Merci à vous.

MLAA :

On peut discuter simplement, même si on est pas d’accord. On peut se respecter, et c’est là l’essentiel : savoir se respecter, dans la différence. Après, à un moment donné, il y a des choix politiques qui sont fait c’est normal. Une majorité sort, il faut en tenir compte mais il ne doit pas y avoir d’abus non plus. D G :



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ON POUR R AIT JAMAIS ÊTR E ARTISTE À TEMPS PLEIN. discussion avec Sarah Fastré et Nadja Meier [Marseille, place Jean Jaures dite « La Plaine », 14 octobre 2018]


Sarah Fastré utilise la poésie et le son comme principaux supports à sa pratique. Nous avons co-fondé ensemble noos éditions en février 2017. Nadja Meier finit en juin 2018 un Bachelor en Arts Visuels à la HEAD Genève. Elle décide de quitter l’école d’art, de ne pas faire de master, de revenir à la vie réelle et les questions qu’elle soulève. Elle co-fonde le collectif IOOe mille à Marseille en septembre 2018. Dans ce qui pourrait être le même mouvement, elle s’intéresse et entreprend des actions au sein des différentes luttes politiques et sociales comme l’Assemblée de la Plaine entre autres. Cette (re)naissance politique la pousse notamment à repenser son rapport à l’art, aux formes qu’il produit et à leurs modes de diffusion. Elle refuse de continuer à produire un art uniquement destiné à un public initié, comme elle l’a fait jusqu’ici. Actuellement, elle ne croit plus en la forme de l’exposition, mais continue de croire que des formes éditées ou des événements peuvent rassembler des personnes non initiés à l’art. Elle encourage les artistes à moins penser (conceptualiser) leur art mais à commencer à penser (conceptualiser) plutôt la place de celui-ci au sein de la vie réelle (comprendre hors du monde et marché de l’art). Elle pointe du doigt l’école d’art qui alimente un art coupé du reste du monde et qui produit des artistes à l’art « inhumain ». Aujourd’hui elle pense qu’il est nécessaire de créer des formes (simples) qui ont pour but de rassembler et de créer une expérience commune, et d’appeler ça de l’art si on veut.


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Je propose qu’on parle de cette dichotomie entre les « actions d’humains » et les « actions d’artistes »1 qu’on ressent plus ou moins quotidiennement . G :

Peut-être qu’on n’est pas obligés de parler tout de suite d’artistes. On peut parler de cette dichotomie mais aussi, concrètement, de nos actions politiques. On a pleins d’actions qui sont politiques mais qui ne sont pas remarquées comme telles. Je crois qu’il faut arrêter de ne pas dire qu’elles le sont.

N :

Oui mais dans ce cas se pose la question du contexte dans lequel tu énonce cette politique de tes actions. G :

Par exemple quand Champ Döner organise des concerts2, c’est politique, la façon dont il le fait. Cette façon de revenir à des échelles plus réduites, des échelles plus humaines. Mais il ne le dit pas comme tel, et il n’en a sûrement pas conscience. N :

1 Il me semble que je tient cette opposition de la pensée de Joseph Beuys, pour autant je n’ai pas réussi à retrouver de référence exacte. Il semblerait que cette formule découle de ma lecture de l’entretien entre Leslie Labowitz-Starus, Suzanne Lacy et Elena Man « Entre art radical et pédagogie critique », op. cit., p 33-49 2 Le collectif Champ Döner organise des concerts de musiques « souterraines et synthétiques » à Marseille depuis 2017.


150

Mais dans ce cas est-ce que il y a besoin de le dire ?

G :

Je crois qu’il y a besoin d’en avoir conscience au moins. N :

Oui mais tu vois j’ai l’impression que d’éviter le discours politique peut aider aussi. Sinon des conflits peuvent arriver trop vite et bloquer les choses, une forme d’élocution notamment. Ne pas le dire peut permettre de faire passer des choses sans que le discours ne se bloque. Il y a aussi cette peur que certain·e·s ont de s’engager et de s’identifier. Alors pour ça c’est pas plus mal peut-être que les gens ne se rendent pas compte de la portée politique d’un acte.

S :

Oui mais alors est-ce qu’il n’y aurait pas besoin d’éveiller en premier lieux cette conscience politique qui sous-tend les actions ? Pour permettre aux gens de prendre des initiatives, d’être en avance sur la pensée du système ? Parce que même des changements de modes de consommation, qui vont avec une certaine prise de conscience, arrivent trop tard parce qu’ils sont déjà en train de participer au système.3 Une conscience politique devrait permettre de prendre des positions avant ce type d’appropriations.

G :

Oui mais moi ce que je comprends pas c’est comment on en arrive à ne pas se politiser ? ou à ne pas militer ? A ne pas réagir. N :

3 Je pense ici par exemple aux effets de mode ou à la façon dont aujourd’hui les produits bio, le véganisme etc. sont plébiscités par la publicité et les médias ; le système (capitaliste néo-libéral) s’approprie ces gestes dits « propres » et « éthiques ».


151

Je crois qu’il y a d’abord le problème de se sentir légitime. J’ai mis très longtemps a me sentir près et mûr, — d’une certaine façon, suffisamment émancipé — d’abord pour pouvoir prendre des positions, puis pour pouvoir les assumer ou les revendiquer. Et puis il y a aussi cette idée répandue que la lutte est vaine de toute façon, que le pouvoir est trop puissant pour pouvoir seulement s’y opposer avec efficience4.

G :

Oui et alors il y a cette notion de l’échelle à laquelle je pense beaucoup ces derniers temps et qui revient tout le temps. Tout est trop grand. Il faut réduire les échelles. N :

Réduire quelles échelles ? Celles de l’espace dans lequel on agit ? G :

Oui. Moi aussi je me suis sentie très tard légitime. A l’échelle nationale par exemple je ne suis pas du tout politisée, pas du tout informée. Mais sur des échelles plus réduites, des actions quotidienne, là oui, je me sens politique.

N :

Parce que le national est un concept.

S :

C’est pour ça que je suis d’accord avec cette idée de faire des allers-retour entre luttes locales et luttes universelles.

N :

Et alors je trouve que c’est vraiment important de mettre en réseau les différentes luttes locales éloignées dans l’espace. Ne serait-ce que d’en avoir conscience, avoir conscience du réseau qui se tisse à travers le monde. Et puis de pouvoir se G :

4 Les événements de l’automne 2018 en France semble contredire une telle affirmation.


152

soutenir entre différentes luttes locales, l’énoncer, ne serait-ce que pour donner plus de poids à ce qui deviendrait un regroupement.   Moi je n’arrive vraiment pas à me sentir politisé nationalement, par exemple je ne suis jamais allé voter. Parce que je n’arrive pas à me reconnaître dans un parti politique. Ça traite de problématiques qui sont trop vastes.

S :

Le politique à l’origine c’est le mouvement qui consiste à organiser et découper l’espace de la cité — la polis en grec — puis d’assigner des fonctions a ses espaces et a les distribuer5. C’est Organisation/Découpage/Distribution. Et je pense beaucoup à cette notion de distribution dans mon travail. J’aime bien me dire que je suis quelqu’un qui « fait passer ». Comme on en discutait avec Sarah hier soir, j’aime réagir à des rencontres et me mettre « à leur service ». G :

Alors ce que je comprends pas c’est comment on peut tous être « margina·ux·les », — d’abord parce qu’on est pas d’accord avec la façon dont le monde fonctionne — et ne pas être engagé·e·s. C’est un énorme paradoxe.

N :

Ça vient d’un certain rapport entre le public et le privé. C’est comme dans la religion par exemple, il y a des croyant·e·s qui ne sont pas pratiquant·e·s, c’est comme une façon de croire pour elles et eux, mais de ne pas s’exposer.

S :

5 On peut ajouter à cela « La police est, en son essence, la loi, généralement implicite, qui définit la part ou l’absence de part » de cet espace dévolu à un ou des corps, « La police est ainsi un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et le s modes du dire, qui fait que tel corps sont assignés à telle place et à telle tâche ». Jacques Rancière, La mésentente, (Paris) Galilée, 1995


153

Oui mais dans la marginalité il y a deux choses, il y a une forme de communauté et la place donnée à l’Autre qui est très importante. Le privé est partagé. Par exemple, nos activités les plus intimes sont dévoilées et partagées. Donc nous on est des pratiquant·e·s, mais pour autant…

N :

Mais c’est l’échelle du privé qui est étendue.

G :

On ouvre l’intimité, on s’ouvre à l’autre mais ça devient une façon de s’enfermer dans un entre-soi.

N :

Je comprends pas.

S :

On prétend être pratiquant·e·s…

N :

Non, je crois pas qu’on « prétende » justement…

G :

On ne prétend pas mais on l’est.

N :

Par exemple, d’habiter comme ça, de partager sa chambre, son espace privé etc6... S :

Oui mais je crois qu’on est très peu à avoir conscience de ça justement. Et par exemple moi j’ai vraiment l’impression de vivre ça très fort, ce partage de l’intimité et de l’identité. Cette année il y a vraiment eu des périodes où j’avais la sensation d’une perte ; d’être dépossédé dans cette dissolution de moi dans les relations. Et alors c’est une souffrance mais aussi je me dit que c’est presque l’aboutissant d’une pensée queer, une

G :

6 Au moment de cette discussion Nadja et moi partageons notre chambre et donc notre intimité, dans un appartement que nous partageons en plus avec trois autres personnes dont un couple. À l’heure de la finalisation de ce volume, l’appartement abrite deux couples et Nadja et moi partageons une chambre avec une troisième personne.


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fusion et une dissolution de tout en tout. Et j’aime me dire que j’incarne quelque chose comme ça.   J’aimerai bien fondre dans quelque chose, plutôt que tenir. L’individu c’est tenir des choses.

S :

Pour revenir à ce que Nadja exprimait et que tu n’as pas compris Sarah, je crois que ce qu’elle veut dire c’est que notre groupe n’est pas poreux. Il ne laisse pas passer les choses, vers l’intérieur, le groupe ; ou du groupe vers l’extérieur. G :

Ça ça passe par le langage je crois. Quand tu passes du temps avec des gens tu créer des choses qui n’existe qu’à l’intérieur de ce groupe. On fini par fabriquer une langue et alors ça produit de l’incompréhension. Une fois que les expériences partagées fabriquent cet en-commun on est plus aussi intelligible qu’avant.

S :

C’est là que je nous trouve égoïstes. C’est comme si en agissant à l’échelle du groupe on avait déjà fait notre part du travail et on arrête là l’effort…

N :

C’est un rapport de choix : tu ouvre ou tu fermes. […] Plus le groupe est grand plus la structure doit être solide. C’est comme quand Barthes7 dit qu’un groupe idéal c’est sept personnes, pas plus, pas moins. S :

7 Sarah fait ici référence aux cours et séminaires donnés par Roland Barthes au Collège de France entre 1976 à 1977. Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Seuil, 2002


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Et c’est aussi ce qui m’énerve à l’école8. Je crois voir que les gens qui ont une pratique fixée et solide sont d’autant plus clos·es sur leur échelle propre. C’est un moyen de fabriquer un monde cohérent, qui fonctionne par lui-même. Alors il n’y a plus aucune nécessité à faire autre chose que de perpétuer cette pratique là, c’est l’endroit où dépenser son énergie. Et pas dans quelques formes d’actions politiques que ce soit par exemple. Il n’y a plus le temps de se pencher sur ses « actions d’humain ». Et dans ce cas la pratique artistique à une fonction anesthésiante. Et d’autant plus je crois si on la charge « politiquement », la pratique suffit à nous faire sentir engagés…

G :

« On a fait sa part ».

N :

Oui. C’est pour ça qu’il me semble qu’il faut arrêter de croire que l’art comme produit à une quelconque efficacité politique. Ma conviction c’est qu’il n’en a absolument aucune. Je crois que cette croyance est vaine, et même contre productive. G :

Moi aussi oui9.

N :

Je ne crois pas du tout à l’art qui devrait transmettre un message. Je crois en revanche à l’art qui est une activité, parce qu’alors c’est une activité politique. Je crois que de toute façon l’art ne transmet rien, en tout cas pas de message pré-déterminé. Et alors je crois plutôt que l’art devrais incarner le message qu’il veut transmettre. En étant une action ou une activité. Parce que dans ce cas, si le message n’est pas transmis l’activité artistique à au moins le mérite d’être une activité politique en soit. G :

8 Je fais ici référence à l’école des beaux arts de Marseille 9 C’est le partage de ce constat qui nous amènera à fonder à la même période avec Alice Charbonnel, Pauline Perazio et Arnaud Valette le collectif IOOe mille ; cf. supra, p. 161-165.


156

Je crois pas non plus à l’art qui à pour vocation première, pour essence, d’être politique. Pour parler de ce que je connais, mon travail n’a pas pour essence d’être politique mais il l’est.

N :

Là Nadja on rejoint ce qu’on s’est déjà dit, que ton travail n’est pas politique par revendication. Tes actions d’humain sont politiques, ton travail est l’une de tes activité humaines, ton art est politique. Point. G :

Est-ce que le problème en école d’art n’est pas de devoir parler, de constamment remettre en question ses gestes et de devoir les expliquer ? Être plus conscient de tout.

S :

Je crois qu’on nous fait parler pour nous faire prendre conscience, pas pour nous changer ou changer nos actes. Mais par contre on ne nous le dit pas. On nous fait parler pour qu’on comprenne, ce qu’on fait.10 Je crois qu’il faut remettre à sa place l’expérience, dans l’enseignement et la pédagogie. Produire de l’art pour produire des expériences et ressentir. N :

Que l’art produise une expérience, mais aussi que l’art soit une expérience comme acte. Parce que j’ai le sentiment qu’en produisant une expérience pour le spectateur, on lui assigne une place différente de celle qu’on occupe en tant qu’auteur. Mon objectif c’est de trouver ce qui fait que l’art est une expérience pour nous auteur, et proposer au spectateur une place

G :

10 Je rajoute ici qu’il me semble que cette habitude des pédagogies traditionnelles, dominantes et progressiste, de ne pas dévoiler leur mécanismes de fonctionnement, les cadres de la situation d’apprentissage, est justement un problème majeur et qu’il conviendrait de développer ailleurs cette proposition.


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qui soit équivalente. Pour que l’on puisse partager cette expérience en commun.   Moi j’ai peur de cet art comme expérience. Ça m’effraie parce que si tu commence à produire des expériences tu as envie de multiplier, et aussi tu fini par être en décalage avec la réalité et l’imaginaire.

S :

« La réalité » ?

N :

Toi en tant que personne. On pourrait jamais être artiste à temps plein. Il y a des nécessités qui te rappelle a des conditions très primaires et qui te font redevenir un être humain. Je pense par exemple à Anne Imhof, ce qu’elle produit c’est quelque chose de sensible, qui s’attaque au sens, mais c’est artificiel et il y a un décalage avec la forme primaire de l’être.11 Et ça peut avoir des effets psychologiques sur S :

11 Anne Imhof est une artiste allemande, elle a remporté en 2017 le lion d’or de la 57e Biennale de Venise avec Faust. Il me semble que le travail de Anne Imhof est à envisagé dans la perspective de celui de Tino Seghal, leurs œuvres – qu’on ne pourrait recouvrir par les termes performances, chorégraphies ou installation – se proposent comme des environnements qui offre au visiteur une expérience immersives. On pourraiy voir ici une occurrence du concept d’environment d’Allan Kaprow. Dans une deuxième partie non publiée de l’entretien « C’est juste que en faisant de la poussière... » (cf. infra, p. 37-46), Martin dira à propos de l’exposition évolutive de Caroline Anézo, La SERRE (25 octobre au 4 novembre 2018 à La Générale Nord-Est, Paris, avec des œuvres de Lucien Bitaux et Elisa Florimond, cur. Noémie Vidé) : « Tu te ballades dans le lieux autant que à travers ses pièces, et elles ont un statut, c’est un paysage, un espace. » ou encore : « J’aimerais faire un espace qui nous dépasse complètement dans lequel les choses vivante ou pas vivantes [...] ne nous attendent pas, et où elles vivent entre elles. Et nous on viendrait, et on aurait pas une place qui serait forcément définie comme celle du spectateur. ». Il me semble que les environnements conçus par Tino Seghal ou Anne Imhof produisent un tel trouble de la spectatorialité (cf. Stephen Wright, Vers un art sans spectateur, infra, p. 89-95). Enfin, je vois, dans la façon dont Anne Imhof met en scène des corps dans une performance comme Deal (2015), une façon de créer un nouvel ordre du vivant. En effet les corps y semblent appartenir à une espèce nouvelle, parente mais régie par un langage et des modes de communication qui lui sont propre et qui nous laissent étranger. Le mode sous lequel ils apparaissent au spectateur semble dire qu’ils « ne nous attendent pas » et « vivent entre eux » sans nécessiter notre regard.


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les gens, ce va et vient entre des réalités. Et je pense aussi a la forme documentaire qui est vachement présente en ce moment dans l’art contemporain. Le documentaire c’est essayer de se rapprocher au plus près d’une réalité, se rapprocher d’une essence…   Alors qu’on l’a déjà a coté.

N :

C’est ça, et ça devient, « qui va faire un docu sur le sujet le plus incroyable ? » on essaie de mettre des doigts sur tout. S :

Je repense aux dispositifs d’écoute et d’attention. Au deep listenning de Pauline Oliveros12 par exemple. Pour moi ça ce sont vraiment des moyens de développer des nouvelles capacités. Et c’est quelque chose dont j’ai beaucoup parler avec Arnaud. Je crois vraiment que l’art est un moyen de rendre le monde plus dense. Quand je lit un livre de philosophie, je rencontre un concept et dès lors, le monde est un petit peu plus grand. Et si je rencontre un film ou une performance c’est pareil, je suis confronté à quelque chose de nouveaux qui me permet d’appréhender le monde avec plus d’ampleur. G :

Transformer la réalité de l’intérieur.

S :

Tu veux dire Guilhem que l’art doit être un moyen de regarder la réalité ?

N :

12 Dans la suite de l’entretien Sarah dira à propos du deep listenning : « Il y a des pièces [sonores] qui te rendent attentif a quelque chose de complètement nouveau et cette chose peut resurgir dans un contexte très différend. Je crois que l’être a énormément de pouvoir, et notre société ne soutient pas cette recherche du pouvoir de l’intérieur. Je suis très spirituelle par ailleurs et je crois qu’on pourrait développer des capacités de l’intérieur, par la conscience notamment qui est un concept présent chez tout ces artistes de l’attention comme Pauline Oliveros et John Cage. »


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Oui c’est ma conviction première, que l’art doit déployer le réel.

G :



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MANIFESTE DU 7 NOVEMBR E 2018 IOOe mille


IOOe mille est un collectif d’ami·e·s s’annonçant comme le moyen de mêler leurs pratiques quotidiennes, créatives et militantes. IOOe mille est un lieu et ce lieu est voué à promouvoir la création et la communauté.


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1OOe mille est un collectif 1 qui tend à travailler sur la relation entre le local et le global, en aller-retour. Pour se faire, le collectif a besoin de s’ancrer physiquement, pour travailler et vivre à partir d’une localité.2 Nous souhaitons investir un lieu pour un temps défini, pour que ce projet reste plastique et mouvant, qu’il s’adapte et se déploie à son environnement. Un lieu où habiter et travailler, car nous plaçons sur le même plan nos gestes quotidiens, dits d’humains, et nos gestes dits d’artistes ; les uns infusant dans les autres. Notre économie sera basée sur des principes sociaux et solidaires, elle sera mixte. Nous assumerons par exemple le fait de nous financer par des ateliers publics et activités pédagogiques menées au sein du lieu ou par des jobs alimentaires. Nous aimerions que nos actions soient d’intérêt général, 1 Aujourd'hui le collectif tient à souligner qu'il est inscrit comme association (loi 1901), structure choisie pour sa capacité à faire entrer d’autres personnes dans le projet, à penser et entreprendre ensemble, son caractère social et son auto-gestion. 2 À l'origine destiné à s'inscrire dans la périphérie-urbaine de Marseille, le collectif est aujourd'hui à la recherche d'une localité rurale.


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qu’elles repensent par exemple les rapports de consommation à l’art. Nous proposeront plutôt des formes d’expériences communes et de mise en relation3. Pour cela nous repensons les rapports entre culture et art, notamment à travers la cuisine ; production, transformation, consommation, chacun de ces temps sont des moyens de penser et pratiquer des modes d’être et de s’activer ensemble. 1OOe mille tend alors à cultiver des aliments, à les cuisiner, et à les proposer sous la forme d’un repas de quartier mensuel. Nous concevrons un lieu de création et pas de diffusion.4 Nous souhaitons mettre en place un espace a dit physique (local), divisé en plusieurs ateliers communs de construction, édition, musique, jardinage, cuisine, accessible à des résident·e·s fixes ou temporaires. Nous prévoyons la mise à disposition régulière d’un atelier de répétition à des musicien·ne·s loca·ux·les, ainsi qu'un accueil temporaire pour la réalisation d’un projet. Nous envisageons l’atelier comme un lieu de rencontre dans lequel nous projetons d’inviter d’autres intervenant·e·s à travailler et vivre ensemble sur des temps courts, sur le format de la résidence de recherche. Nous souhaitons ouvrir ces temps de recherche aussi bien à des artistes, qu’à des musicien·ne·s, cuisinier·e·s, agriculteurices, pédagogues, chorégraphes, écrivain·e·s, ingénieur·e·s etc. La forme du repas pourra être repensée chaque mois, notamment par des propositions des résident·e·s. Il leur sera ainsi proposé d’utiliser ce temps pour communiquer au quartier

3 Le but étant notamment la mise en commun de savoirs et savoirs-faire. 4 En se concentrant sur la proposition d'activités collectives de création sans produire de vie culturelle médiatique autour d'espace de diffusion, le collectif espérait éviter de participer implicitement à tout processus de gentrification. Aujourd'hui, dans le cadre de son implantation dans une localité rurale, il semble moins essentiel de perpétrer une telle distinction.


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leur travail en cours, discuter, cibler des besoins, ou communiquer oralement la création en train de se faire.

Nos actions glisseront du local au global grâce à la diffusion. Notamment par la mise en place d’un second espace et/ou objet b, plus ou moins immatériel (global). b est un outil de partage de savoirs, protéiformes (bibliothèque, filmothèque, expériences partagées…), qui se rassemblent dans une version web (qui regroupe, classe et diffuse). La mise en place de cette classification et de ses outils graphiques est une recherche commune au différents acteurices de 1OOe mille. Ces dernier·e·s, ainsi que les adhérent·e·s à l’association, nourrirons b selon leurs sensibilités. Des actions physiques, se déroulant dans a, peuvent se voir documentées et diffusées dans b. b est une encyclopédie intime constituée par des retransmissions d’expériences personnelles et comprend : savoirs techniques ou méthodes, produits de la recherche, ressources d'ordre théoriques, ressources musicales ou sonores (bibliothèque de samples), etc. . En plus de cette encyclopédie intime, 1OOe mille éditera des objets à diffuser (éditions, vinyles, cassettes et autres multiples). Dans le cadre de nos projets éditoriaux, nous souhaitons travailler en coproduction, notamment avec noos éditions.



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ART ET DES – ENGAGEMENTS ? — UNE RÉELLE MISE EN MOUVEMENT (S) POUR PRENDRE ET FAIRE PAR. Éléonore Grignon


Éléonore Grignon est artiste et designer, sa démarche protéiforme circule entre la recherche, l’édition, la permaculture et la manipulation de matériaux, en vue de susciter la discussion, la collaboration, la rédaction. En explorant notre relation à l’environnement et l’interdépendance des choses, elle explore les cycles, les rencontres, la permaculture, l’agro-écologie, les réflexions sur le système actuel de production et les ressources planétaire. Sept verbes rythment et nourrissent son travail : pérégriner, observer, récolter, manipuler, assembler, jouer et égrainer — et lui permettent de créer sa constellation poétique et ludique. À travers des formes plurielles d’expressions entre installation, volume textile, vidéo, photographies, dessins et écriture, son travail forme une temporalité inachevée, un entre deux mondes, avec un attrait pour la sérendipité et les pérégrinations Elle a récemment édité Penser, Manger, Partager, (Mai 2018) pour l’artiste Johanna Tagada, avec les éditions Poetic Pastel Press.


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« Qu’on soit artiste ou agriculteur, on cultive un champ. On cultive un champ artistique ou un champ agricole et dans les deux cas on prend ce qu’il y a dans son champ. » Thierry Ailloud-Perraud, à l'occasion de 23 habitants au km 2 le 14 décembre 20171

La posture et la démarche de l’artiste le ou la conduisent souvent à donner à voir la vie, la beauté, la nature en faisant appel au conscient ou à l’inconscient de chacun·ne de nous. Jusqu’à un passé récent, l’art permettait entre autre de nous évader, de transcender le temps. Par exemple lors de la découverte d’une peinture qui nous touche au plus profond de notre âme. Mais en 2019, l’art contemporain — et toustes ses acteurices — ne devraient-ils et elles pas être un levier vers une prise de conscience plus générale et profonde ? En donnant à voir notre crise écologique, à l’heure d'un tournant crucial 1 23 habitants au km2 est une série de trois rencontres publiques à l'initiative de Marine Douet Ortiz. Artiste, elle fonde en 2018 l'association d'« écologie culturelle » Maracuya autour notamment de la diffusion des pratiques de la teinture végétale. http://maracuya.fr/archives-rencontres-23-habitants-au-km2-2017-2018


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de nos sociétés ? Selon Cyril Dion, « il nous faut recréer des imaginaires »2

Constat : s’indigner La décélération et la transition écologique sont les sujets les plus urgents du XXIe siècle, et en 2019, la mobilisation se doit d’être encore plus accrue : le rapport GIEC3 alerte qu'il ne nous reste plus que 12 ans pour agir en ce sens. Nous savons que les crises et problématiques actuelles, d’ordres climatiques, environnementales, politiques, économiques ou sociétales sont inter-dépendantes. À la fin de l’année 2018, « l’affaire du siècle, action en justice contre l’État pour le climat » initiée par 4 organisations de protection de l’environnement et de solidarité internationale révèle au grand jour la préoccupation citoyenne vis-à-vis de ces crises. Elle compte à ce jour 2 079 490 signataires4, une mobilisation historique. L’écrivain et réalisateur militant Cyril Dion a d’ailleurs porté ce mouvement, illustrant l’implication possible des artistes. Une autre mobilisation historique qui donne à voir la frustration citoyenne face à notre système politique et sociétal néo-libéral est celle du mouvement spontané dits « des gilets jaunes ». Engagée également, la pétition « Artistes et auteurs, acteurs culturels, solidaires du mouvement social les Gilets 2 Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine, Actes Sud, 2018. Cyril Dion réalise en 2015 avec Mélanie Laurent le film Demain. 3 Le Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique (GIEC) a publié lundi 8 octobre, son rapport sur « Les impacts d’un réchauffement climatique global de 1,5 °C par rapport à 2 °C et les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre à suivre pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, dans le cadre plus général du développement durable et de l’éradication de la pauvreté ». Pour ce faire, 6 000 publications scientifiques ont été analysées. Le GIEC est un organisme intergouvernementale fondée il y a 30 ans et qui compte 195 pays membres. Rapport disponible en ligne et en anglais sur : https://www.ipcc.ch/sr15/ 4 Total des signataires au 18 janvier 2019.


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Jaunes. » qui a vu le jour sur le site www.change.org, donne à voir le champ d’engagement possible des artistes.5 Il y est très justement écrit « nous savons en tant qu’artistes et auteurs, combien il est essentiel de "payer le loyer" ou d’avoir "une chambre à soi" pour œuvrer au quotidien. Nous passons nos vies à tenter de résoudre cette équation entre contingences matérielles et épanouissement de l’esprit. Nous sommes comme tout un chacun, concernés par des choix politiques qui dégradent le cadre de vie social et favorisent la précarité. »6. Puis encore, « Le mouvement des Gilets Jaunes n’est que la première manifestation des tensions sociales qui vont accompagner la transition écologique. » Face à l'effondrement certain qu’exposent de nombreux penseurses, scientifiques, et médias (notamment le magazine Usbek et Rica), une nécessité : apprendre la résilience. Mais dans quelle mesure ? Comment en tant qu’artistes requestionner nos pratiques ? Le très juste manifeste du résistant Stephane Hessel, Indignez-vous !7, défend que l’indignation est le ferment de l’« esprit de résistance ». La difficulté, en tant que citoyen·ne·s, est que nous ne savons pas par quel bout commencer, si encore nous ne souffrons pas du syndrome de l’autruche que George Marshall expose dans son essai de 20178. Il me semble primordial, viscéral et urgent de repenser nos pratiques, en tant qu’artistes, penseurses, designers, et de prendre nos responsabilités dans une société du toujoursplus-vite. L’artiste peut permettre au citoyen·ne, finalement, 5 https://www.change.org/p/artistes-et-auteurs-acteurs-culturels-solidaires-dumouvement-social-les-gilets-jaunes 6 On notera tout de même le raté que constitue la rédaction non inclusive d'un tel communiqué. 7 Stéphane Essel, Indignez-vous !, Indigène éditions, 2010 8 George Marshall, Le syndrome de l’autruche, pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique ?, Actes Sud, 2017


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de s’indigner. Indignation au service de l’action. Il est également souhaitable de voir éclore encore plus d’initiatives et de possibilités, de réfléchir ensemble en partageant de nouvelles plateformes. À travers l’art : contribuer à l’éveil des sens et des consciences. C'est dans ce sens que je m’interroge sur la relation que l’artiste entretient à la terre. Quelles pratiques peuvent encourager cette relation (nature-art) tout en pensant la réalisation, la création d’une œuvre, par les matériaux ? en questionnant leur genèse et leurs histoires ?

Art et agriculture — co-créer avec la nature Dans les campagnes

Pour revenir aux débuts de mes engagements et positions vis-à-vis de l’interrelation art-écologie (concerned-art), il y a eu le documentaire Anaïs s’en va-t-en-guerre, réalisé par Marion Gervais en 2014. Anaïs m’a profondément marquée et touchée. Je me suis reconnue dans son franc parlé, sa détermination, et dans la contemplation de toutes ces petites plantes médicinales. Puis, l’expérience en novembre 2018 dans le collectif « La ferme légère »9 doté d’une quasi suffisance alimentaire et énergétique localisé à Sauveterre-de-Bearn10, a renforcé et accentué mon expérience du « planter, observer, replanter, piquer, coupe ». L’idylle des bottes dans la terre et du champ des oiseaux est loin, cette approche bucolique que certain·e·s urbain·e·s imaginent retrouver en se convertissant sur un coup de tête en « néo-rura·ux·les », par soif de nature. 9 Cité dans Usbek et Rica [NdA] 10 La ferme légère est un "éco-lieu collectif rural" situé à Meyracq en Béarn (Pyrénées Atlantique), site internet : https://fermelegere.greli.net/doku.php/projet


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Au premier abord, la confrontation avec un quotidien rude, fait du labeur du travail, les mains dans la tête, peut être rebutant ; tant sur le plan physique que psychique. Une fois passée cette difficulté, le bien être se trouve décuplé par la connexion avec la nature. Ce bien-être et cette légèreté que je retrouve — de mon enfance lorsque j’aidais ma grand-mère à sortir les pommes de terre — avec la grelinette. La terre et la pratique comme expérience. Je pense que cette synergie et cette réelle symbiose avec la terre m’ont permise d’engager une nouvelle conversation avec la nature et l’environnement. Enfin, Mikaël Hardy — paysan rencontré début janvier 2019 lors d’un stage de vannerie sauvage, organisé par ses soins, à PERMA G’Rennes11 — soutient « qu’être paysan ou paysanne, c’est être artiste ». La reconnaissance des plantes, la manipulation et l’appréhension des matériaux locaux, comme le cornouiller sauvage ou la ronce — qui, à ma grande surprise peuvent être utilisée pour tresser et réaliser des paniers — ces expériences créatrices nous reconnectent au vivant. Dans cette lignée, plusieur·e·s personnalité·e·s inspirantes me viennent à l’esprit. Vandana Shiva — militante écologiste et écrivaine (entre autres milles qualités) — qui appelle à la « désobéissance créatrice ». Jean-François Noble paysan-artiste, qui travaille au champ avant de récolter le nécessaire pour peindre : du lin, qu’il cultive et qu’il file puis qu'il peint avec les pigments naturel issus de ses terres12. Son approche est inédite et unique, holistique dirais-je. Gianfranco Baruchello, quant à lui, avec Agricola Cornelia, a réalisé une utopie concrète et écologique.13 Cette utopie, son travail — que l’on 11 PERMA G'Rennes est une micro ferme intensive en permaculture située à Rennes (Ille-et-Vilaine) 12 Un documentaire de 1976 de Olivier Ricard, L'Agri-peinture, est disponible en ligne sur : https://www.ina.fr/video/RBC08061397 13 Agricola Cornelia est conçu par Gianfranco Baruchello comme un « happening para-politique ». Entre 1973 et 1981 ill occupe plusieurs hectares de terres non loi de


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peut mettre en réseau avec celui de Robert Filliou — a été présenté à la Villa Arson à Nice l'an passé.14

Mais aussi dans les villes

Personnellement, j’explore, je mène des investigations, je questionne, je rencontre des acteurices, d’ordre purement artistique, philosophique, ou ayant les mains dans la terre ; en cherchant petit à petit la mise en réseau. Cela m’a conduit à découvrir de réjouissantes initiatives. Une parmi tant d’autres a été ZONE SENSIBLE, une ferme urbaine à Saint-Denis, fondée par Olivier Darné, lui-même artiste. Un véritable laboratoire à ciel ouvert, qui fourmille d’initiatives et d’expositions de qualité.15 Dans un entretien pour Ponk16, Fanny Dreyer, artiste illustratrice, énonce cette trop bonne phrase « C’est assez schizophrène de devoir défendre son travail tout en doutant de soi ». Je crois et j’ai confiance en une réelle « mise en marche de l’artiste par l’action agri-culturelle ». Il me semble important de garder à l’esprit l’importance de ne pas stigmatiser ni moraliser — tant la pratique que les pensées — mais d'accompagner les nouveaux modes de faire en créant « de nouveaux imaginaires », pour reprendre l’appel de Cyril Dion

Rome sur lesquels il développe une activité agricole. (voir notamment : https://www. switchonpaper.com/2018/10/04/occuper-la-terre-1-2gianfranco-baruchello/) 14 Gianfranco Baruchello, Villa Arson, Nice, du 10 mars au 27 mai 2018, (cur. Nicolas Bourriaud) ; première rétrospective de son travail en France. 15 Zone Sensible / Parti Poétique : http://www.zonesensible.org/ 16 Écoute en ligne sur : https://soundcloud.com/ponkpodcast/ep-07


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Méditation, yoga et poésie — au service de la transition Ne faudrait-il pas explorer une vision et une démarche holistique17 ? (Bien que ce terme reste encore trop enraciné dans l’imaginaire collectif comme associé au cliché du zadiste-fumeur de joint, de l’écolo hippie, ou encore du bobo parisien.) L’espoir de voir tous les aspects de nos vies — de la nature, de la faune, de la flore, des planètes — connectées, que l’on intègre et que l’on développe avec la permaculture (du corps et de l’esprit) ne permettrait-il pas de nous sentir davantage vivant ? La permaculture transite dans tous les aspects de la vie, de l’enseignement, la culture, à la santé, le bien-être, la finance et l’économie, le foncier et la gouvernance, les soins à la nature et à la terre, à l’habitat aux outils et technologies. Ne faudrait-il pas trouver des verbes pour conjuguer nos vies plus en harmonie ? Lors de l’écriture et de la conception de mon rapport de diplôme en Juin dernier dans le cadre de mon DNA option art18, j’ai partagé 7 verbes qui rythment mon quotidien et ma pratique : pérégriner, observer, récolter, manipuler, assembler, jouer et égrainer. Un·e artiste n’est pas un·e, mais multiple et c’est dans la multiplicité de ses pratiques qu’il ou elle peut tenter d’embrasser la complexité du réel. Une complexité consciente et inconsciente. Il nous faut lâcher prise, nous embrasser. Comme la méditation nous l’enseigne d’ailleurs. La méditation, j’ai le plaisir de la pratiquer, je l’explore, douce. Lors de l’exposition Let It Come Down au Camden Arts Center, à Londres, Jennifer Tee donne à voir par la performance, 17 Définition cntrl en ligne : « Doctrine ou point de vue qui consiste à considérer les phénomènes comme des totalités » : penser en systèmes complexes d'inter-relations. 18 Diplôme National d'Art (DNA), diplôme de grade licence dispensé depuis 2018 par les écoles d'art française.


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des sculptures et des danseurses, avec ce détachement propre à la méditation.19 Ses travaux laisse apercevoir une quiétude de l’esprit, mais également le balancier constant de la vie. La pratique de la méditation est également au cœur du travail de l'artiste Emilie Lindsten, ses peintures et aquarelles reflètent une douceur latente et réconfortante. La place des mots, du texte, de la poésie, de la communication, de l’expression et des performances se doit d’être soutenue, voire incitée dans de nouveaux terrains d’exploration – pour explorer et nous transcender. Transcender pour créer, en soi et avec l’autre, pour finalement construire société. La fibre textile et sa manipulation sont liées aux mots, mais aussi avec les maux de notre société, pour penser et panser. « Texte et textile partagent une association commune par le latin texere, to weave. »20 Le textile, tant pour ses qualités intrinsèques que sa qualité plastique nous permettrait-il de créer de nouveaux rhizomes ? Le textile, c’est aussi texte-île. Pour Sheila Hicks, « une chose est certaine : les textiles sont une manière hors pair de construire un dialogue. N’importe qui peut venir, s’asseoir, jouer avec les bras tout en ayant une conversation. »21 Cette approche du textile invite également à se questionner sur la production des œuvres elles-mêmes. A questionner l'empreinte — au delà de la sensibilité et de la beauté qu’elles portent — de leur existence physique par les matériaux employés.

19 Let It Come Down, exposition de Jennifer Tee, du 2 juillet au 17 septembre 2017, Camden Arts Center, Londres 20 Textile Spaces (ed. Marte Danielsen Jølbo et Nicola Louise Markhus), Another Space, 2013 21 Dans, Sheila Hick, Apprentissages, JRP Ringier, 2017


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La création et le réemploi Le dernier ouvrage, Un art écologique, création plasticienne et anthropocène22 du critique d’art, commissaire et historien, Paul Ardenne, expose les cadres de l’engagement écologique et défend la posture possible de l’artiste dans ce contexte. Le 24 Novembre dernier, dans l’entretien que j’ai réalisé auprès de lui, il a abordé l’« éco-art » et ce qu’il en incombe. En soutenant le statut d'« éco-artiste », Paul Ardenne précise qu’« il est le plus souvent un art qui incite le spectateur à la co-création, à la pratique, dans une atmosphère de militantisme. L’éco-art est fondamentalement un concerned-art, un art "préoccupé". L’éco-artiste ne se contente pas d’aimer la nature et de représenter de beaux paysages. Il est un combattant. Un militant. Lui-ou-elle-même, bien souvent, adopte un mode de vie frugal. » L’association G.A.F (Give A Fuck) a récemment partagé ces propos du musicien Pete Seeger « Ce qui ne peut pas être réduit, réutilisé, réparé ou rénové, revendu, recyclé ou composté, doit être limité, re-conçu ou retiré de la production »23. « Éco-artiste » avait donné naissance il y a un an, à un dossier dans la barre de mes favoris internet. La première sauvegarde avait été Fernando Garcia-Dory24, la dernière en date Victor Remere. Suivre les travaux d’artistes qui portent un propos engagé inspire et porte profondément. Victor Remere donne à voir la nature à l'œuvre. Dans still life, œuvre évolutive, la

22 Paul Ardenne, Un art écologique, création plasticienne et anthropocène, La Muette, 2018 23 Ma traduction, citation originale : « if it can’t be reduced, reused, repaired, rebuilt, refurbished, refinished, resold, recycled, or composted, then it should be restricted, designed or removed from production» 24 Après des études d'art et de rural sociology, Fernando Garcya-Dory prépare un doctorat en agro-écologie. https://www.fernandogarciadory.info/


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décomposition de fruits et légumes permet de produire de l’électricité par la chaleur qu'elle dégage. herman de vries, a lui le talent de « donner à voir » la nature en l’altérant au minima. Dans cette contemplation de la nature qu'il propose en toute simplicité, l’observateur, par un apaisement, s’y connecte. Je rapproche Joseph Beuys, et l’une de ses actions durant laquelle il plante (de 1982 à 1987) 7000 chênes (nom de cette expérience). Au delà du land art, l’éco-art contemporain peine à exister, car il requestionne le modèle et système actuel de bons nombres de galeries et collections d’arts. La remise en question de la post-production d’une œuvre d’art — son empreinte écologique (le transport d’un continent à l’autre notamment, conséquence de la mondialisation de la culture) — est fondamental.

Être dans une démarche de « sobriété heureuse »25 engage une profonde sincérité dans la démarche de l’artiste. Par sincérité, j’entends notamment, dire non à un greenwashing de l’art. Ainsi, entre artiste et activiste, les mains tendues sont plus que nécessaires pour entrer dans la concrétisation des actions. La pratique holistique, par et pour un nouvel imaginaire pourrait être un des chemins à emprunter ; en rebondissant sur le « CLIMATE CHANGE », pour un « CLIMATE CHANCE ».

« (...) Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression chaque forme de sentiment, mûrir en vous,

25 Terme emprunté à Pierre Rabhi [NdA].


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dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté. » Rainer-Maria Rilke, dans ses Lettres à un jeune poète.

Je vous souhaite à tous de glaner, de partager, de semer – égrainer des alternatives, de nouveaux champs. Et de récolter, avec joie.







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p. 180-181, Zone Sensible p. 182-183, Une serre de Perma G'Rennes, photo Éléonore Grignon. p. 184, La ferme légère, capteur qui permet au collectif de faire des cuissons grâce au soleil, photo Éléonore Grignon.





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BIBLIOGR APHIE (collective)

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VIDÉOS et PODCASTS « New Settings : "danse de nuit" by Boris Charmatz », octobre 2016, https://www. youtube.com/watch?v=LP68Jk-3vkE « La passivité : un concept révisé et augmenté » par Vanessa Desclaux, critique d'art, avril 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=exK--m2JqM0) Fanny Dreyer, entretien pour Ponk, https://soundcloud.com/ponkpodcast/ep-07

EXPOSITIONS et COLLOQUES Carte blanche à Tino Seghal, du 12 octobre au 18 décembre 2016, Palais de Tokyo, Paris Democracy : Education, exposition de Group Material, de septembre 1988 à janvier 1989, Dia Art Foundation, New York Générique, vers une solidarité opéationnelle (cur. Caroline Bissière, Jean-Paul Blanchet et Maria Wutz), du 10 octobre au 13 décembre 1992, Abbaye Saint-André, centre d’art


contemporain de Meymac Gianfranco Baruchello, rétrospective, du 10 mars au 27 mai 2018, Villa Arson, Nice, Félicien Marbœuf (1852-1924), du 3 juin au 11 juillet 2009, fondation Ricard, Paris Let It Come Down, exposition de Jennifer Tee, du 2 juillet au 17 septembre 2017, Camden Arts Center, Londres Les Machines et Les Dieux, du 1er janvier au 31 décembre 2007, Centrale Montemartini, Rome Making & unmaking (cur. Olowu Duro), du 19 juin au 26 septtembre 2016, Camden Arts Center, Londres La SERRE (cur. Noémie Vidé), exposition évolutive de Caroline Anézo, du 25 octobre au 4 novembre 2018, La Générale Nord-Est, Paris, avec des œuvres de Lucien Bitaux et Elisa Florimond Le vicomte pourfendu, exposition collective du 6 juin au 28 juillet 2012, galerie Marcelle Alix, Paris Wittgenstein. Het Spel van het Naamloze (cur. Joseph Kosuth), du 13 septembre au 29 octobre 1989, Wiener Secession, Vienne 23 habitants au km2, rencontres publiques à l'initiative de Marine Douet Ortiz (http:// maracuya.fr/archives-rencontres-23-habitants-au-km2-2017-2018)

PERFORMANCES IMHOFF Anne, Deal, 2015 LE PEUPLE QUI MANQUE, Le procès de la fiction, Nuit Blanche, Paris, octobre 2017 BARUCHELLO Gianfranco, Agricola Cornelia SpA, 1973 à 1983




Viser la base des flammes est la réponse de Guilhem Chabas à l’exercice du mémoire de fin d’étude en vue de l’obtention du Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique (grade Master), écrit sous la direction de Denis Prisset. Il est tiré à 50 exemplaires dont 17 exemplaires hors-commerce pour les contributeurices (numérotés H.C. 1 à H.C. 17),  et 3 exemplaires pour l'école des Beaux Arts de Marseille (numérotés H.C. 18 à H.C. 20).  Édition scientifique   Design graphique Guilhem Chabas  Textes Camil Abad, Cathie Bagoris, Cécilia Becanovic, Jean-Christophe Blanc, Guilhem Chabas, Alice Charbonnel, Ekaterina Degot, Catherine Francblin, Beth Gordon, Eléonore Grignon, Martin Grimaldi, Jean-Yves Jouannais, Nadja Meier, Kyeu Anh Nguyen, Pauline Perazio, Lila Retif, Zoé Tullen, Arnaud Valette, Stephen Wright  Crédits photo moilesautresart, Éléonore Grignon  Polices  de caractère Bergamo Std par Fontsite, et Roboto par Christian Robertson  Papiers Clairefontaine EVERCOPY + (100% recyclé) 80g/m2 Couvertures réalisées par Pauline Perazio avec les chutes de découpe.  Impression Les Beaux-Arts de Marseille, Marseille, janvier 2019 Viser la base des flammes est publié par IOOe mille 17, lot. dom. les frigoulets 30190 Montignargues France contact100e1000@gmail.com


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