Fahrenheit

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69 qui mouraient comme des papillons géants. On n’en voulait plus. Ça ne manquait plus à personne. Et le gouvernement, voyant à quel point il était avantageux d’avoir des gens ne lisant que des histoires à base de lèvres passionnées et de coups de poing dans l’estomac, a bouclé la boucle avec vos cracheurs de feu. Du coup, voilà un imprimeur sans travail, Montag. On pourrait commencer par quelques livres, attendre que la guerre disloque le système et nous donne le coup de pouce dont nous avons besoin. Quelques bombes, et dans les murs de toutes les maisons, comme autant de rats en costumes d’Arlequin, les «familles» se tairont ! Dans le silence, nos apartés auront quelque chance d’être entendus. » Ils contemplèrent tous deux le livre posé sur la table. « J’ai essayé de me souvenir, dit Montag. Mais rien à faire ; le temps de tourner la tête, tout fiche le camp. Dieu, que j’aimerais avoir quelque chose à rétorquer au capitaine. Il a assez lu pour avoir réponse à tout, ou pour en donner l’impression. Sa voix est comme du beurre. J’ai peur qu’avec ses laïus il ne me ramène à la case départ. Il y a seulement une semaine, en faisant cracher le pétrole à ma lance, je me disais : «Dieu, quelle joie !» » Le vieil homme hocha la tête. « Ceux qui ne construisent pas doivent brûler. C’est vieux comme le monde et la délinquance juvénile. — Voilà donc ce que je suis. — Nous le sommes tous plus ou moins. » Montag se dirigea vers la porte d’entrée. « Pouvez-vous m’aider d’une façon ou d’une autre ce soir, quand je serai devant mon capitaine ? J’ai besoin d’un parapluie pour me protéger de l’averse. J’ai tellement peur de me noyer s’il me retombe dessus. » Le vieillard ne dit rien, mais lança une fois de plus un coup d’œil inquiet vers sa chambre. Montag s’en aperçut. « Alors ? » Le vieillard respira à fond, retint son souffle, puis expira. Nouvelle goulée d’air, les yeux fermés, les lèvres serrées, puis il lâcha : « Montag... » Enfin il se détourna et dit : « Venez. J’allais bel et bien vous laisser partir. Je ne suis qu’un vieux trouillard. » Faber ouvrit la porte de la chambre et fit pénétrer Montag dans une petite pièce où se dressait une table chargée d’outils et de tout un fouillis de fils microscopiques, minuscules rouleaux, bobines et cristaux. « Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Montag. — La preuve de mon effroyable lâcheté. Il y a tellement d’années que je vis seul, à projeter des images sur les murs de mon imagination ! Les petits bricolages auxquels se prêtent l’électronique et la radiodiffusion sont devenus mon dada. Ma lâcheté est une telle passion, en plus de l’esprit révolutionnaire qui vit dans son ombre, que j’ai été forcé d’inventer ceci. » Il ramassa un petit objet de métal vert pas plus gros qu’une balle de calibre 22. « J’ai dû payer tout ceci... comment ? En jouant à la Bourse, bien sûr, le dernier refuge au monde pour les dangereux intellectuels sans travail. Oui, j’ai joué à la Bourse, construit tout ça et attendu. Attendu en tremblant, une moitié de vie durant, que quelqu’un m’adresse la parole. Je n’osais parler à personne. Ce jour-là, dans le parc, quand nous nous sommes assis côte à côte, j’ai su qu’un jour ou l’autre vous vous manifesteriez à nouveau, en ami ou en incendiaire, c’était difficile à prévoir. Ce petit appareil est prêt depuis des mois. Mais j’ai failli vous laisser partir, tellement j’ai peur !


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