Livre Nous n'irons plus au bois - Collection Nature sauvage (extrait)

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La faculté de reconnaître la valeur culturelle de la nature sauvage revient, en dernière analyse, à une question d’humilité intellectuelle. ALDO LEOPOLD ALMANACH D’UN COMTÉ DES SABLES 1949

AVA N T- P R O P O S C’était au début d’août, il y a de cela de nombreuses années, à l’occasion des vacances estivales en famille, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, en aval de Québec, près de Beaumont. Je devais avoir huit ou neuf ans. Il y avait une semaine déjà que nous avions planté notre tente sur ce camping surplombant le fleuve. Mon père venait tout juste de terminer la petite cage en bois léger qui lui servirait à attraper les passereaux forestiers sur le parterre de la forêt non loin. Il avait pour seul but de perfectionner son installation et de mesurer l’efficacité du mécanisme de balancier qu’il avait bricolé (une petite planchette sur laquelle étaient déposées quelques alléchantes graines et qui, avec le poids d’un oiseau, déclenchait la fermeture de la porte de la cage) : une fois l’oiseau attrapé – en douceur –, il le tenait dans le creux de sa large main, le contemplait un instant, puis le relâchait sur-le-champ.

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C’est ainsi que je tins pour la première fois un oiseau dans ma main. C’était un bruant à gorge blanche – vous savez, le Frédéric, l’oiseau qui fait Cache tes fesses, Frédéric, Frédéric, Frédéric !, un oiseau qu’on pourrait superficiellement confondre avec un moineau, n’eut été de sa gorge blanche, de son élégant sourcil jaune et de sa petite tête rayée de blanc et de noir. Au creux de mes mains, son corps était chaud et son cœur battait à tout rompre. Le mien aussi. Nous étions en bordure d’une haute forêt longeant le fleuve, une mince bande d’érablière mature. La pénombre du sous-bois était fraîche et salutaire. Dans le pré, juste de l’autre côté de la frange d’arbres, le soleil tapait dur. Le chardon commençait à y fleurir, et les premières cigales chantaient. – Relâche-le maintenant, fit mon père. J’ouvris les mains, un peu à regret, et l’oiseau s’envola pour disparaître dans les taillis. Presque au même instant, une paruline bleue (je n’allais connaître son nom que beaucoup plus tard) surgit devant nous. – Ah, une fauvette, déclara mon père. Fauvette est l’ancien terme utilisé pour désigner les oiseaux qu’on nomme aujourd’hui parulines. J’eus le loisir de l’observer un peu, car elle se percha quelques secondes sur une ramille, bien en évidence, et se mit elle aussi à chanter : bleu, bleu, bleu, griiiiiiiiiiiiiiiiiiiis ! Cet oiseau-là, m’expliqua mon père, je n’allais pas pouvoir le tenir dans mes mains ; il était impossible de le capturer en l’attirant avec des graines, étant donné qu’ il se nourrissait de petites « bibittes ». Mon paternel ne maîtrisait pas la nomenclature scientifique des animaux ou des plantes et n’avait lu ni ouvrages sur leur identification, ni manuels sur leurs mœurs. Mais il avait une bonne connaissance de la forêt, acquise par une longue fréquentation. 12


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Je me souviens encore – très vivement – avoir réalisé à ce moment précis que le monde naturel semblait contenir bien plus que les seuls moineaux, pigeons ou merles de mon quartier. Que tous ces êtres, nouveaux pour moi, se nourrissaient de diverses façons et avaient également des préférences distinctes pour leur gîte ou leur manière de se reproduire. Puis, les vacances finies, j’oubliai ces pensées. L’été suivant, ou celui d’après, mon souvenir n’est plus très clair, mes parents achetèrent un chalet sur le bord d’un lac, dans le Bas-du-Fleuve. J’y vis pour la première fois un martin-pêcheur d’Amérique. Cette drôle de bête à plumes, munie d’un bec démesuré et d’une huppe consternante, se jucha sur le toit de tôle du vieux hangar à bateau situé près du quai. Encore une fois le même constat : il y avait dehors une foule de bestioles inconnues, aux formes et aux couleurs fascinantes. Comment n’avais-je pas su le réaliser plus tôt ? J’avais déjà feuilleté un guide d’oiseaux, en l’occurrence un ouvrage qui traînait chez un de mes oncles, et j’y avais vu les images de ces oiseaux qui, supposément, fréquentaient mon coin de pays. Moi qui croyais qu’ils étaient rares ou très difficiles à apercevoir pour la plupart ! Mais non, tout ce qu’il fallait, c’était porter attention, ouvrir les yeux et les oreilles. Les oiseaux, portiers de la nature, m’ouvraient le portail d’un monde magique, fabuleux. Bruants, parulines et martins-pêcheurs furent les premiers à aiguiser mes sens et attiser ma curiosité pour ce riche monde naturel qui se trouvait là, dehors. Après les oiseaux, je m’intéressai aux mammifères, puis aux grenouilles, aux papillons, aux libellules, aux autres insectes, aux arbres, aux plantes. Encore aujourd’hui, chaque nouvelle bestiole découverte au gré d’une excursion, chaque nouvelle trace contemplée dans la boue d’un sentier, chaque nouvelle plante surprise en fleur ou portant des fruits me 13


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Et quand des forêts on retire les arbres pour des raisons moins premières qu’économiques, il apparaît alors que ce défrichage peut emporter avec lui en un vent puissant, mais lent et insidieux, dialecte indien, savoir-faire, faune et flore. HENRY DAVID THOREAU LES FORÊTS DU MAINE 1864

INTRODUCTION Biodiversité. Le mot est relativement neuf – un peu plus de vingt-cinq ans – et mis à toutes les sauces. Mais qui saurait en donner une définition exacte ? On peut sommairement décrire la biodiversité comme la variété de la vie dans un endroit donné, ou encore par l’éventail du vivant, ou par la richesse de la vie. Toutefois, cela ne signifie pas simplement qu’un endroit plus riche en espèces vivantes aura une plus grande biodiversité qu’un autre endroit, car la biodiversité ne se mesure pas qu’en espèces ; elle se mesure en différentes strates, en différents échelons de perception. LES ÉCHELONS DE PERCEPTION DE LA BIODIVERSITÉ Le premier échelon est celui de l’habitat, de l’écosystème. On parlera alors de diversité écosystémique. Au sein d’un territoire donné, plus le nombre d’écosystèmes est élevé, plus cette biodiversité est grande. Dans la grande forêt 15


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boréale du Nord, par exemple, il n’y a pas que des étendues à perte de vue d’épinettes noires sur un parterre de mousses. Il y a aussi ces zones où un incendie de forêt a tout rasé il y a dix ans et où la végétation est repartie de zéro ; progressivement, des plantes herbacées et de petites plantes ligneuses y reprennent possession des lieux. Il y a aussi ces brûlis plus anciens, qui remontent à cinquante ou soixante ans, et où les conifères, lentement, ont regagné le terrain perdu lors de l’incendie initial. Il y a également ces zones plus arides, crêtes escarpées ou sommets de collines où le sol est si sec que seul le pin gris s’y maintient, ou encore ces zones humides – bordures des lacs ou tourbières – où la flore et la faune changent radicalement. Le second échelon est celui de l’espèce, le plus facile à percevoir : le nombre d’espèces vivantes (animaux, plantes, champignons, bactéries, etc.) dans un site donné. Le troisième échelon, enfin, est celui de la diversité génétique, celui des gènes, le plus difficile à concevoir. La pluralité – la diversité – des gènes d’une espèce joue un rôle capital dans sa survie sur une longue période. La consanguinité, comme nous l’enseigne la génétique, n’est pas une bonne chose pour assurer la pérennité de sa descendance. POURQUOI PROTÉGER LA BIODIVERSITÉ ? Et pourquoi à tout prix protéger la biodiversité ? Après tout, l’extinction des espèces est un processus naturel. Depuis l’apparition de la vie sur la planète, il y a quelque 3,5 milliards d’années, de grandes catastrophes survenues au fil des millénaires (bouleversements climatiques, éruptions volcaniques, chutes de météorites) entraînèrent des disparitions d’espèces en cascade. L’histoire de notre planète est marquée d’extinctions de masse où, par au moins cinq fois, jusqu’à 95 % des espèces vivantes disparurent. Les plus dévastatrices extinctions eurent lieu à la fin de l’Ordovicien (440 millions d’années 16


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avant aujourd’hui), à la fin du Dévonien (336 millions d’années), à la fin du Permien (225 millions d’années), à la fin du Trias (210 millions d’années), puis à la fin du Crétacé (65 millions d’années). Chaque fois la vie s’en remit, chaque fois la vie persista et signa. Le moteur de l’évolution, tournant à plein régime, permit le renouveau : de nouvelles espèces chaque fois, reconquirent les terres abandonnées. En effet. Mais à quel prix ? Le laps de temps nécessaire pour revenir à un état à peu près identique à celui d’avant la catastrophe est de quelque 10 millions d’années, délai passablement long pour ces générations futures qui ne pourraient bénéficier des richesses du monde naturel comme nous l’avons fait. POURQUOI PROTÉGER TOUTES LES ESPÈCES ? De toute façon, à quoi bon protéger toutes les espèces ? Il y tant d’insectes, de mousses microscopiques et de champignons plus ou moins insignifiants, pourquoi vouloir à tout prix les conserver ? Si certaines espèces parmi les plus rares ou les moins tenaces disparaissent, est-ce si grave ? Il faut d’abord réaliser que la cohésion, la productivité et la stabilité d’un écosystème reposent sur la multitude des liens qui unissent les organismes vivants qui en font partie. En retranchant des espèces, on perd la cohésion du tout. Combien d’espèces pouvons-nous nous per mettre de perdre avant de voir s’effondrer la cohésion des écosystèmes ? Paul et Anne Ehrlich, un couple de biologistes étatsuniens, ont utilisé une métaphore fort imagée, celle d’un gros porteur, pour expliquer le phénomène. Imaginez un Boeing 747 en vol qui, lentement, perd un à un les rivets d’une de ses ailes. La perte d’un rivet n’a rien de dramatique, ni celle d’un deuxième, ni celle d’un troisième ou de quelques autres rivets ; le Boeing continuera à voler. Mais si on ne cesse de perdre des rivets, à un certain point, il n’y en aura plus assez pour garantir l’intégrité structurale de 17


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l’aile. L’avion piquera du nez. Combien le Boeing peut-il perdre de rivets avant de s’écraser ? Difficile à dire. Pour préserver l’aile intacte et faire voler l’avion, il faut donc garder tous les rivets. Outre nous procurer le plaisir intrinsèque de profiter de la diversité de la nature pour nos loisirs ou notre détente, les écosystèmes nous rendent de précieux services en filtrant l’eau et l’atmosphère, en régularisant le climat, en absorbant tout ce CO2 que nous produisons en trop grande quantité. La productivité et la stabilité des écosystèmes sont les meilleurs remparts pour protéger l’humain lui-même. Les bénéfices que nous procurent les interactions entre les espèces vivantes sont difficilement calculables, mais on estime généralement que la valeur des services rendus aux humains d’un pays par la nature équivaudrait au produit intérieur brut de ce même pays. Il faut se souvenir que la majorité des médicaments qui nous soignent et prolongent nos vies proviennent des plantes ou des animaux sauvages. Toutes ces substances ne proviennent pas seulement de la forêt tropicale : l’if du Canada, un conifère arbustif de la forêt québécoise, regorge de taxol, un composé de premier plan dans la lutte contre certains cancers ; les fruits du sureau blanc (ou sureau du Canada), un arbuste décidu des érablières, contiennent une quantité phénoménale d’antioxydants, ces molécules bénéfiques aidant à réduire les risques de maladies cardiovasculaires et de cancer. Et il y a un enjeu moral à toute l’affaire : chaque espèce vivante est un chef-d’œuvre en soi, sculpté patiemment par l’évolution, soigneusement adapté à son environnement par le jeu de milliers d’années de tâtonnements, d’essais et d’erreurs. Quand bien même, devant l’éclat rosé des ailes des papillons de nuit du genre Catocala ou le parfait agencement de la minuscule fleur de la mitrelle à deux feuilles – 18


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dont les pétales rappellent un flocon de neige –, on réalisait que ceci ne sert absolument à rien, il faudrait quand même protéger tout ça, ne serait-ce que pour garder un peu de la beauté du monde. Bien sûr, les forêts tempérées et boréales du Québec ne peuvent rivaliser avec celles, tropicales, de l’Amazonie quant au nombre d’espèces et à l’extravagance des formes et des couleurs qu’on y trouve chez les êtres vivants. Mais nos forêts recèlent tout de même une grande richesse biologique, et surtout une vie remarquablement bien adaptée à la rigueur du climat ou à de grands événements perturbateurs naturels comme les incendies de forêt. Collectivement, nous avons une responsabilité mondiale à ce chapitre : certains de nos écosystèmes sont parmi les plus représentatifs du monde. On y a répertorié des plantes qui ne poussent nulle part ailleurs sur la planète. Et certains animaux qui fréquentent nos territoires sont en péril. Mais encore fautil les connaître, car pour les protéger, il faut les aimer, et pour les aimer, nous devons être capables de les identifier, d’au moins leur donner un nom. POURQUOI LE QUÉBEC EST-IL SI RICHE? Revenons un instant en arrière, loin en arrière, avant l’arrivée des premiers Européens sur le territoire québécois, voilà plus de 400 ans. Imaginons qu’un sentier ininterrompu longeât la rive sud du fleuve Saint-Laurent, de Montréal à Gaspé. Qu’eut aperçu en premier lieu le randonneur un tant soit peu attentif ? Le changement successif, quoique lent, des communautés végétales et animales au fur et à mesure de sa progression vers le nord-est. Parce que cheminant du sud-ouest vers le nord-est, notre randonneur eut franchi des frontières biogéographiques tangibles, dictées notamment par le climat – température et précipitations –, la salinité progressive du fleuve et le relief.

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LA TEMPÉRATURE En raison de l’étendue du territoire (nos forêts s’étalent entre 44º et 56º de latitude Nord), notre climat est d’abord marqué par des différences importantes de température du sud vers le nord. La température moyenne annuelle diminue d’environ 1 ºC à chaque degré de latitude en direction du nord. Notre randonneur eut vu peu à peu disparaître les caryers, le noyer cendré, l’ostryer de Virginie, le tilleul, le chêne rouge, l’érable à sucre, le peuplier deltoïde cédant progressivement sa place au peuplier baumier, les conifères – mélèzes, sapins et épinettes en tête – dominant de plus en plus. Toute la chaîne de la vie subit l’influence de la latitude. À mesure qu’on se dirige vers le nord, il y a non seulement réduction de la diversité des végétaux, mais aussi des champignons, des microorganismes, des invertébrés (vers, araignées, insectes, etc.), des vertébrés (reptiles, amphibiens, oiseaux et mammifères). La faune aussi se succède le long du sentier : le tyran huppé fait place au moucherolle à côtés olive, la mésange à tête noire à la mésange à tête brune, la sittelle à poitrine blanche à la sittelle à poitrine rousse, le geai bleu au mésangeai du Canada, le lapin à queue blanche au lièvre d’Amérique, l’écureuil gris à l’écureuil roux, le chevreuil à l’orignal et le coyote au loup. LES PRÉCIPITATIONS Par ailleurs, la chute annuelle des précipitations – pluie, neige, rosée, bruine ou brouillard – commande aussi la composition de la communauté vivante d’un endroit précis. Les espèces ont chacune des exigences particulières quant à l’apport d’eau. Le régime des précipitations du Québec change selon qu’on se trouve au sud, au nord, à l’ouest ou à l’est. Les précipitations diminuent de façon générale au fur et à mesure qu’on monte vers le nord. Dans les érablières du sud-ouest du Québec, la moyenne annuelle des précipita20


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tions oscille autour de 975 mm ; elle n’est plus que de 650 mm dans les pessières noires (forêts d’épinettes noires) du nord-ouest et tombe à 450 mm dans la toundra forestière1. En parallèle, les précipitations augmentent d’ouest en est, soit de la frontière de l’Ontario au golfe du Saint-Laurent. Dans l’ouest québécois règne un climat continental, plus sec, avec des écarts marqués de température entre l’été et l’hiver. La partie orientale du Québec subit, quant à elle, davantage l’influence du golfe et de la mer, et donc d’un climat où les chutes moyennes de pluie et de neige enregistrées annuellement sont plus considérables2. Cette différence des précipitations a non seulement des conséquences importantes sur la composition de la végétation, mais aussi sur le type de perturbations subies par les écosystèmes : les incendies forestiers, plus fréquents dans l’ouest du Québec, y modèlent davantage le paysage alors que dans l’est, ce sont les épidémies d’insectes – notamment la tordeuse des bourgeons de l’épinette – qui contribuent à façonner la physionomie des forêts. LA SALINITÉ PROGRESSIVE DU FLEUVE Revenons à notre randonneur qui eut tout juste dépassé la pointe est de l’île d’Orléans. Là, lentement, les eaux salées de l’estuaire se mêlent aux eaux douces du tronçon fluvial du Saint-Laurent. La teneur en sel augmente progressivement jusqu’à l’embouchure du Saguenay. Dans les marais côtiers, soumis aux marées, c’est maintenant la spartine qui domine. La végétation change ; la faune aussi. Le héron vert, le canard branchu et le foulque d’Amérique cèdent leur place au goéland marin, à l’eider à duvet et au discret et plutôt rare bruant de Nelson. 1 Voir 2 Voir

la figure 1 à la page 97. la figure 2 à la page 98. 21


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LE RELIEF S’approchant de la péninsule gaspésienne, notre randonneur eut constaté ensuite l’influence des hautes Appalaches sur la faune et la flore. Gravir une montagne équivaut à faire un voyage dans le nord : chaque 100 m d’élévation fait chuter de 1 ºC la température moyenne annuelle et correspond à peu près à un degré de latitude franchi en direction du nord. L’altitude aidant, les sommets se dénudent. Notre randonneur eut pu se croire en pleine toundra. Le caribou des bois, qui fréquente ces hauts plateaux, se laisse-t-il parfois berner lui aussi ? Et l’aigle royal et le grand corbeau qui patrouillent également ces grands espaces ? Les reliefs montagneux morcellent les écosystèmes ; tandis que les hautes terres sont dominées par les conifères prostrés et la végétation arctique-alpine, les vallées profondes abritent une végétation et une faune plus riches. Le fleuve, quant à lui, s’élargit encore. Les côtes, plus accidentées, sont mises à nu par l’assaut des vagues. Quelques plantes colonisent ces rivages ingrats, comme l’élyme des sables et la mertensie maritime. Les hautes falaises, surplombant la mer, permettent à de nombreux oiseaux marins de nicher, en sécurité, au sein de colonies. Voilà le guillemot à miroir, la mouette tridactyle, le fou de Bassan. Certains des organismes parmi les plus anciens, habitués à la dure, dominent les milieux les plus difficiles du paysage gaspésien : les lichens, omniprésents sur les cimes des monts Jacques-Cartier et Albert ; les algues, abondantes dans la zone côtière sujette aux marées et aux tempêtes. Notre randonneur eut terminé sa course au cap Bon Ami, tout au bout de la péninsule, la mer devant lui. Au large, baleines, phoques, oiseaux pélagiques, poissons, oursins, étoiles de mer et méduses complètent et enrichissent la liste des espèces croisées depuis son départ de Montréal. Ce Québec aux mille visages naturels fut patiemment sculpté au fil des millénaires. Le retrait du dernier glacier 22


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(qui commença à fondre il y a 15 000 à 18 000 ans) laissa les marques les plus manifestes sur les paysages de notre territoire, abandonnant ici de riches dépôts dans la plaine du Saint-Laurent, là des blocs erratiques sur les sols plus pauvres du Bouclier canadien. Mais d’autres épisodes glaciaires plus anciens et des événements de grande envergure ciselèrent aussi le pays dans un passé lointain, telle la chute de météorites dans Charlevoix (il y a 365 millions d’années), au lac à l’Eau Claire, dans le Nouveau-Québec (il y a 290 millions d’années), et à Manicouagan (214 millions d’années). À PROPOS DE CE LIVRE Voilà ce à quoi je vous convie dans les chapitres à venir : comprendre et apprécier la biodiversité du Québec. La première partie vous offre un tour d’horizon des mécanismes qui expliquent la diversité du vivant. Le chapitre un explore le rôle du hasard et des imperfections comme moteur de l’évolution et de la création de nouvelles espèces. Le chapitre deux traite des types d’interrelations qui existent entre les organismes vivants. Le chapitre trois dresse un bilan sommaire des espèces possibles au Québec et prépare à la deuxième partie de l’ouvrage, où sont passés en revue les grands biomes québécois, et ce, du sud vers le nord. La deuxième partie vous emmène donc, successivement, dans les riches érablières du sud (chapitre quatre), en forêt mixte (chapitre cinq), en forêt boréale et dans la taïga (chapitre six), puis dans la toundra (chapitre sept). Le chapitre huit vous conduit dans les milieux d’eau douce, et le chapitre neuf dans ceux d’eau salée. La troisième partie traite de notre responsabilité vis-à-vis de tout ce patrimoine naturel collectif, et de la nécessité de poursuivre les efforts pour garantir une protection adéquate de la diversité biologique et augmenter nos connaissances en matière de sciences naturelles : le chapitre dix évoque 23


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les principales menaces à l’intégrité de la biodiversité au Québec ; le chapitre onze propose des solutions pour en assurer la pérennité. Nous sommes devenus, lentement, des illettrés de notre propre nature. Au-delà de l’image folklorique, il est vrai que coureurs des bois et Amérindiens avaient une connaissance intime de la nature. Ces hommes et ces femmes ont fait place aux gens d’affaires du Québec et aux entrepreneurs de la haute technologie et des dotcom. Il n’y a rien de mal làdedans. Toutefois, pendant ce temps, les classes de sciences naturelles dans les collèges et les universités sont de moins en moins fréquentées. En parallèle, les habitats se morcellent, les développeurs empiètent partout, même en zone sensible, avec parfois l’accord tacite des autorités concernées. Des efforts notables ont été réalisés ces dernières années : en 2005, 5,4 % du territoire québécois était protégé ; depuis le printemps 2009, nous en sommes à 8,12 %. Le gouvernement du Québec réussira-t-il à atteindre l’objectif souhaité de 12 % en 2015 ? C’est la recommandation de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement qui figure au rapport Brundtland de 1987. Le Québec a rattrapé un retard certain en ce qui concerne les aires protégées, bravo. Mais se pourrait-il que ce fameux 8 % de territoires protégés ne soit pas adéquatement réparti, et donc fort peu représentatif de toute la richesse de la biodiversité québécoise ? C’est bien possible. Je m’étendrai plus longuement sur cette question au chapitre dix. Résolument tournés vers la grande technologie, branchés sur l’autoroute virtuelle, nous nous sommes lentement déconnectés de notre réalité naturelle. Et, me semble-t-il, nous n’avons pas encore pleinement réalisé les conséquences et les impacts durables de ce changement de cap profond et collectif. Embarquez donc avec moi, le temps de ces quelques pages, pour une petite visite du propriétaire à la redécouverte de ces terres si riches. Vous verrez, vous ne serez pas déçu. 24


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TA B L E D E S M AT I È R E S PRÉFACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9 AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11 INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .15 PREMIÈRE PARTIE I. À la source de la diversité : du hasard et des imperfections . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29 II. L’interconnexion du vivant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37 III. Combien d’espèces au Québec ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .55

DEUXIÈME PARTIE IV. Les érablières, du sol grouillant à la haute canopée . . . .63 V. Forêt mélangée : zone de guerre, zone de transition . . . . .79 VI. Sauvage Boréalie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .89 VII. Cyclique, la toundra arctique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .111 VIII. Douces sont les eaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .123 IX. Cet immense Québec maritime . . . . . . . . . . . . . . . . . . .139

TROISIÈME PARTIE X. Malmenée depuis 400 ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .159 XI. Sauver les meubles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .171

ÉPILOGUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .181 NOTES À PROPOS DES SOURCES D’INFORMATION . . .182

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