20101006 Agnes Desarthe

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CULTURE

mercredi 6 octobre 2010

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Un exemplaire d'homme Il nous a quittés

Claude Lefort, philosophe français Le philosophe Claude Lefort, dont l'oeuvre importante s'est concentrée sur la critique du totalitarisme, est décédé dimanche à l'âge de 86 ans. Né en 1924, agrégé et docteur en philosophie, enseignant à l'université de Caen, puis directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Claude Lefort inaugure son œuvre en 1968 avec La Brèche, écrit avec Edgar Morin. Il devient marxiste dans sa jeunesse sous l'influence de son maître Maurice MerleauPonty, ce qui le conduit du côté des trotskistes, avant de s'en éloigner progressivement. Déjà à l'œuvre lorsqu'il fonde la revue Socialisme ou barbarie, avec Cornelius Castoriadis, cet éloignement sera définitif quand il découvrira L'archipel du goulag d'Alexandre Soljenitsyne, auquel il consacrera un livre Un homme en trop. Il établit alors des liens très serrés entre le phénomène totalitaire et les carences de la démocratie. Pour lui, la démocratie n'était pas non plus «bonne par nature» et ne garantissait pas spontanément liberté et justice à tous les citoyens.

Avec concision et justesse, l'auteur aborde également certains sujets ayant un rapport avec la vie de son grand-père Triple B: la façon de parler des camps de la mort, la culpabilité et le statut des survivants, le lien de filiation, le regard de l'enfant sur les tragédies, et surtout la force des histoires dans un monde où, ditelle, «la réalité gagne de plus en plus de batailles contre la fiction». Au milieu de son récit, elle fait un parallèle entre son grand-père et Janusz Korczak. Au-delà d'une vague ressemblance et de coïnci-

Le beau roman d'Agnès Desarthe Le remplaçant évoque en moins de cent pages tout le condensé d'humanité et d'humilité de son grandpère de substitution. ■ Au départ, la romancière Agnès Desarthe avait l'intention d'écrire un livre sur un personnage héroïque, Janusz Korczak. Ce pédagogue polonais dirigea plusieurs orphelinats, dont celui du ghetto de Varsovie durant la Seconde Guerre mondiale. Lors de l'évacuation de ce dernier, Korczak décida avec courage de demeurer avec les enfants juifs pour les accompagner et partager leur sort funeste. Dès le début du roman, la plume de l'écrivain qui destinait la première place à cette figure héroïque se consacre à un autre personnage, plus banal et historiquement moins glorieux. Il s'agit du grand-père de l'auteur, surnommé Triple B. Se substituant au héros du roman, Triple B est également l'homme qui a pris la place du grand-père biologique d'Agnès Desarthe disparu dans les camps de concentration en 1942. Ce personnage par deux fois remplaçant «avait le bon goût de n'être pas à la hauteur du disparu», il était plutôt genre quelconque avec une bouille de «bon loser au crâne déjà dégarni». C'est l'antihéros par excellence dont «la médio-

dences historiques, elle souligne leur rôle et leur dévouement respectif en tant que parents remplaçants. Elle met tout particulièrement en valeur la fonction de conteur d'histoires que tous deux avaient adoptée et qui l'inspire elle aussi aujourd'hui. Son récit à la fois sobre et intense incite à la réflexion et vaut certainement de s'y attarder. ■ Nathalie Cailteux Le remplaçant, d'Agnès Desarthe, paru aux éditions Points (ISBN 978-2-7578-1943-2, 76 pages).

Jeu-concours

Deux livres à empocher crité permettait d'honorer convenablement la mémoire de l'ancien».

Un récit à la fois sobre et intense Agnès Desarthe confie: «Je voulais écrire sur un homme exemplaire, et voilà que je m'attache à un exemplaire d'homme.» Elle dresse avec beaucoup de tendresse le portrait de cet homme simple et doux qui aimait raconter des histoires et dans la bouche duquel «les mots avaient une saveur particulière».

La lecture de ce roman vous démange? Alors participez à notre jeu-concours, organisé en partenariat avec LIBO. Toutes les semaines, nous mettons en jeu deux exemplaires du livre de poche sélectionné par la rédaction et la critique hebdomadaire de La Voix sera mise en évidence au rayon littérature de la librairie. Pour tenter d'empocher le poche de la semaine, envoyez un SMS au 644 47 avec la mention suivante: Voix (espace) Nom (espace) Prénom (espace) Desarthe. Les trois gagnants tirés au sort seront prévenus par retour de SMS et pourront retirer leur exemplaire à la librairie LIBO au 11, rue du Fort Bourbon à Luxembourg. Les autres trouveront sur place une sélection abondante d'ouvrages littéraires et autres.

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«La Chute» d'Albert Camus à Arlon Soit dit en passant

Mettre en scène l'opéra L'opéra est à la fête ces jours-ci: «en direct» avec Otello de Verdi à la Philharmonie et – encore représenté ces jeudi et samedi – Così fan tutte de Mozart au Grand Théâtre. A la télévision, Aïda sur SAT 3 et Rigoletto sur Arte. Des représentations qui permettent de se reposer la question de l'importance et de la pertinence d'une mise en scène. Au Grand Théâtre, c'est le cinéaste iranien Abbas Kiarostami, Palme d'or au festival de Cannes en 1997 pour Le goût de la cerise, qui met en scène le Così fan tutte. Il a recouru à son art de prédilection: des images filmées créent de surprenants effets de trompe-l'œil. Voilà qui installe une délicieuse illusion de réel – la mer est là au bout du plateau, et quelle animation à la terrasse du café du village –, mais la question reste posée: cette «localisation» densifie-t-elle l'essentiel du propos, les fanfaronnades et les inquiétudes amoureuses des jeunes protagonistes, le scepticisme quant à la vérité des grands sentiments proclamés? Les vit-on mieux dans une tension croissante? Aïda a eu droit, c'est la mode, à une représentation extra-muros, non pas sur le Nil, mais sur le Rhin, et dans les salons d'un hôtel de luxe, à Bâle. Ce qui est finalement un drame intimiste,

hormis le célébrissime défilé triomphal, y gagnait-il réellement? Le Rigoletto, dans le cadre somptueux de la Fenice à Venise, était «simplement» mis en scène. A la Philharmonie, l'Otello, initialement prévu en version de concert – tous sur le plateau –, a été présenté en version semi-scénique: l'orchestre dans la fosse – oui, il y en a une –, et des solistes «mis en espace» sur le plateau. Au fond de celui-ci, un grand écran animé d'effets lumineux. Les solistes, en tenue de concert, visualisaient les émotions qui les bouleversent et qu'ils chantent, grâce à leurs déplacements et à quelques gestes révélateurs. Une réussite remarquable. Un univers de suggestions. Et quelle attention focalisée sur les splendeurs de la musique et des voix. Une mise en scène, c'est la concrétisation de ce qui n'était que mots ou notes. C'est donner à voir afin de faire mieux entendre, mieux ressentir, mieux comprendre, mieux partager. Certaines mises en scène achèvent ainsi les œuvres, les densifient, les multiplient, les renouvellent même. Au contraire, certains metteurs en scène les confisquent, faisant d'elles un simple prétexte à l'expression de leur «génie». ■ Stéphane Gilbart

Le quatrième mur Cette adaptation de La Chute de Camus brise le quatrième mur invisible, typique de toute entreprise théâtrale, et installe le spectateur au cœur de la représentation comme il est déjà au cœur du texte. ■ La communication théâtrale est étrange dans sa multiplicité: sur le plateau, des individus vivent des moments-clés de leur existence. Ils communiquent, ou tentent de communiquer, entre eux. Mais cette communication ne trouve son sens que parce qu'elle est perçue par un public – de «voyeurs» donc – qui en est le témoin au travers d'un mur de scène, un quatrième mur, invisible. Et c'est dans ce que le public observe, capte, ressent, comprend, partage que réside l'essentiel de cette surprenante rencontre. Benoît Verhaert, qui a adapté le texte de Camus, et Claude Enuset, qui l'a mis en scène, ont décidé de briser ce mur, à juste titre. Puisque l'action se déroule au Mexico City, un bar d'Amsterdam, la représentation aura lieu dans un vrai bar. L'illusion réaliste sera à son comble. Et le spectateur-client va se faire réellement apostropher par un autre client à l'ivresse logorrhéique. Voilà qui surprend le spectateur, de façon enjouée d'abord – il pourra boire un verre pendant la

«Surhomme planant sur les sommets» représentation –, de façon plus inquiétante ensuite quand le comédien, déambulant entre les tables, interpelle l'un ou l'autre des clients attablés. Une gêne déjà ressentie dans la vie réelle en pareille circonstance, mais doublée ici d'une rupture des conventions de la représentation. Un procédé qui n'a rien de gratuit dans la mesure où cette interpellation-mise en demeure est le fondement même du texte de Camus. Celui qui boit et qui parle, c'est Jean-Baptiste Clamence. Autrefois, il a été un brillant avocat,

fasciné par son métier et le rôle qu'il jouait, «surhomme planant sur les sommets». Jusqu'à cette nuit où... sur un pont à Paris, une femme dépassée, un bruit de corps tombant à l'eau, un chemin poursuivi. Une autre nuit, sur un autre pont, un rire qui retentit dans la nuit, personne pourtant. Un rire dévastateur. Et le lendemain matin, dans le miroir, un visage soudain découvert en toute lucidité. Et la fuite jusqu'à cette ville dont le «cercle des canaux est semblable aux cercles de l'enfer». Et le changement de rôle pour celui qui d'avocat devient «jugepénitent». Il est là pour se dire, il est là pour nous dire. Et ses paroles sont alors comme un miroir qu'il nous tend afin de nous révéler à nous-mêmes tels que nous sommes. Et la rupture du quatrième mur prend alors tout son sens, et la gêne que nous éprouvons d'être ainsi dérangés dans ce bar se fait alors plus existentielle. Ce Camus-là ne nous laisse guère beaucoup d'espoir quant à nousmêmes. Benoît Verhaert est le juste et remarquable interprète «habité» de cette confession; les interventions de la chanteuse de jazz Laïla Amezian ajoutent non seulement à la couleur locale, elles densifient le propos grâce aux échos qu'elles offrent aux paroles – à «la parole» – du «juge-pénitent». ■ Stéphane Gilbart


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