Terra Incognita : Goomi

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François Launet

G

oomi

L i b e r En d vr a


François Launet

GOOMI A la fois peintre, dessinateur et infographiste, François Launet (alias « Goomi ») travaille le jour pour une société d’effets spéciaux en tant qu’infographiste et chef de projet, et peint la nuit pour son plaisir, ou pour des projets d’illustrations parallèles (disques, jeux de rôle, sites Internet...). Il conserve des centaines de croquis, découpés et rassemblés dans deux énormes recueils, le Goomicronomicon, un clin d’œil aux œuvres de H.P. Lovecraft...

PARCOURS

Wirehead (2000) Acrylique sur toile, 38x55 cm

« Mon attrait pour l’image de synthèse date du lycée, de la terminale plus précisément… C’étaient les débuts d’Imagina, le salon de l’image de synthèse. Ce qui m’a vraiment fait basculer, je crois, c’est l’image d’une panthère en chrome qui marchait, réalisée par un japonais. C’était de l’illustration en mouvement, et ça m’a fasciné. Après, il y a eu des courts-métrages comme Starwatcher de Mœbius, les premiers films à effets spéciaux et le progrès des ordinateurs individuels... Je suis allé aux Beaux-Arts dans l’espoir de faire de l’image de synthèse, mais le premier contact a été assez terrifiant : à mon rendez-vous, je rencontre un type austère en costume gris anthracite, cheveux gominés, qui me montre une balle de tennis et qui me demande : “Vous savez comment ça se décrit, ça, dans l’espace ?”. Tout passait par des formules mathématiques, à l’époque. Ensuite, je suis allé voir une autre boîte qui faisait de la 2D. Au final, toutes les personnes que je rencontrais me conseillaient de faire de l’informatique. C’était en 1987-1988, et les micro-ordinateurs n’existaient pas vraiment, il n’y avait que de très grosses machines. J’ai dû choisir entre école d’ingénieurs ou BeauxArts... Je ne pense pas m’être trompé en partant sur une carrière artistique. Aux BeauxArts, j’ai trouvé quelques ordinateurs, largement sous-employés. à l’époque, je squattais des Amiga non stop. J’ai passé deux fois le pré-diplôme et présenté des projets, notamment une sorte d’enquête policière multimédia, bien avant la surexploitation du terme… Au final, je me suis fait descendre en flammes par les profs, parce que “le projet ne me représentait pas”, était trop “appliqué et technique”, et surtout parce que je travaillais sur des ordinateurs… Après les Beaux-Arts, l’année décisive a été mon entrée au CNBDI - le Centre National de la Bande Dessinée, à Angoulême. On était cinq dans la promo, c’était un master en images de synthèse. Je crois que j’ai eu la chance de ma vie : se retrouver à cinq personnes sur des Silicon à 200 000 francs pièce, avec des logiciels dont la licence valait 70 ou 80 000 francs, à l’époque. Pendant toute une année, on a travaillé selon un modus operandi professionnel. Sur le premier projet, j’ai travaillé avec Albert Bonnefous, avec qui je bosse encore en ce moment à Mac Guff Ligne, puis on est parti trois mois à l’université des Baléares, où j’ai réalisé un autre court-métrage au thème “occulte”, et enfin, mon film personnel de fin d’études, un court-métrage lovecraftien, Les Modèles de Böckman. Après j’ai intégré le milieu professionel de la 3D et des effets spéciaux, où je travaille en temps que chef de projet sur des films, des rides ou des publicités. Je suis plutôt spécialisé en rendering (développement de textures, éclairage...) et modélisation. »


“J’

Enfant (1994) publié dans Le Taroticum, supplément pour Kult (Ludis Int.) Acrylique sur carton et numérique, 25x25 cm

expérimente sans cesse de nouveaux styles, tant en dessin qu’en peinture. J’ai des périodes dans tel ou tel registre, puis je change et je reviens à ce que je faisais deux ans plus tôt. J’admire les artistes qui se concentrent sur un tout petit espace de création, qu’il soit technique ou conceptuel, ceux qui poussent à fond une démarche artistique, pour parler “Beaux-Arts”. Mais ce n’est pas ce que je fais, j’essaie plutôt de me bâtir une sphère d’expressions variées. La liberté graphique, c’est se forcer à tout faire, et pouvoir le faire. Lorsque tu maîtrises le trait, le dessin, tu peux tout exprimer. Même si je ne me considère pas comme un bon dessinateur, j’ai suffisamment d’aisance pour changer sans cesse de style.

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ENTRETIEN avec Goomi D’où te vient ce surnom de « Goomi » ? C’est venu d’un reportage qui m’avait fasciné, au sujet des villes japonaises bâties sur du « gumi » (ou « gomi »), qui signifie « ordures » en japonais. Jetées dans la mer, elle servent à créer des presqu’îles artificielles pour pallier au manque d’espace. Le concept m’ayant particulièrement plu, j’ai utilisé « goomi » comme login sur mon ordinateur, au boulot. C’est rapidement devenu un surnom que j’assume tant bien que mal. Tu as commencé aux Beaux-Arts. Qu’est-ce qu’on t’a fait étudier là-bas ? Et bien pas grand chose, justement ! à l’époque où je suis entré, l’art contemporain était en plein boom, donc ce qui primait c’était le concept : cours de psychanalyse où il fallait raconter son premier caca et tout ça… En cours de dessin, on devait trouver des récurrences dans des taches qu’on faisait, des trucs comme ça. Les profs les plus doués, ceux qui avaient connu la période atelier-académisme à outrance, étaient apathiques, parce qu’on leur avait collé des programmes qui ne correspondaient pas à la réalité du dessin… Je suis allé voir d’autres personnes, en réaction à ça : des gens de ma promotion, des profs... On trouvait des gens fantastiques au fond des ateliers poussiéreux, qui distillaient des savoirs techniques ou philosophiques dont je me nourris aujourd’hui. Je me souviens notamment d’un prof de restauration qui nous faisait pilonner des pigments à l’ancienne, ou de Felix Denax, un peintre toulousain, qui maniait le haïku et la terre sur toile... Quel plaisir après des cours de « psychologie de groupe » ! Cela dit, j’ai dû apprendre à dessiner par moi-même, en suivant une discipline quotidienne de deux heures par jour, hors de l’école. En fait, ça a surtout été une excellente école de volonté, ou j’ai appris en réaction à un environnement hostile, à m’imposer l’autodiscipline nécessaire pour travailler dans le monde graphique. Et aujourd’hui, qu’est-ce qui t’intéresse particulièrement chez les illustrateurs ou les peintres français dits « fantastiques » ? Je ne parlerais pas de peintres « fantastiques ». Je suis assez ouvert à tout, à la fois à l’art contemporain et à l’art traditionnel. Des gens que je ne qualifierais pas de « fantastiques » me passionnent, comme Velikovick, Ernest Pignon-Ernest ou Soulages. Je vois plein de choses, mais pas forcément des gens qui se démarquent. Il y a Philippe Jozelon dont j’aime bien les tableaux les plus sombres. Et puis toute une nouvelle génération d’artistes intéressants, comme Eikasia. L’illustration pure, en fait, j’en suis un peu fatigué. J’ai beaucoup aimé ça, à une époque, mais maintenant je préfère la peinture ou l’infographie, les montages qui font appel à plusieurs techniques. En illustration, j’avoue qu’il y a des gens qui sont très, très forts, au sommet de leur art - mais justement ça reste un peu trop « illustratif », figé. L’intérêt, je trouve, c’est que depuis cinq-six ans, à la fois sur les pochettes de disques et sur d’autres média comme le Web, on est sorti de ce cadre purement « illustration», dessiné, bien fait, bien propre, pour avoir des choses qui sont plus fortes sur le plan imaginaire. J’ai pas mal travaillé sur Lovecraft, et je continue à revenir dessus, parce que ses bouquins parlent justement de choses « indicibles », donc immontrables... J’aime bien aussi des artistes plus généralistes comme Lynch ou Greenaway, qui arrivent à générer autant de sensations en restant dans le non-dit, sans que ce soit explicite. Je lis beaucoup, de fantastique, de la BD. Je vais voir des films. Je suis un peu boulimique de cultures diverses, et comme pour mon dessin, je n’approfondis sûrement pas assez... J’aime aussi la photographie, par exemple les travaux de Joël-Peter Witkin, qui est quelqu’un d’absolument étonnant.

LES ASTROLABES « J’ai développé le thème des astrolabes pour illustrer mon site Internet. à l’origine, il y a trois ans, je suis allé voir une exposition à l’Institut du Monde Arabe - qui comportait de superbes astrolabes... Et puis j’avais envie de pousser mon travail en très haute définition, de multiplier les calques pour les effets de texture sur quelque chose de personnel : souvent, j’ai travaillé sur des rendus complexes pour une pub ou un film, qu’on ne voit pas au final à l’écran. Quand on m’a demandé des illustrations pour la sortie de Photoshop 6, j’ai décidé d’intégrer les astrolabes à des croquis existants du Goomicronomicon. »

C’est surprenant qu’il ait réussi à atteindre un statut reconnu alors que ses photographies sont très noires, très dérangeantes... ça prouve que la société change, elle veut des images, toujours plus et toujours plus fortes - même si le sensationnalisme et le voyeurisme sont devenus des icônes vendeuses. Personnellement, je communique énormément par le biais de mon site, de ma galerie, et c’est une fantastique ouverture sur le monde. Le milieu parisien, ou même français, c’est restreint ; il n’est pas facile d’exposer, d’être publié, dès que tu as un travail un peu hors norme... Bon, ce que je fais ne peut pas plaire à la majorité, ce n’est pas l’intention d’ailleurs, c’est assez spécial et dérangeant, même si on est loin du « malaise » Witkin. Mais le spectre de gens qu’on touche via Internet fait que les quelques personnes qui pourraient être intéressées arrivent à te voir. Même si on ne touche pas la majorité, on touche les gens qu’il faut, et ça c’est nouveau. Il y a dix ans, c’était difficile d’être un tant soit


Ygolonac (2002) publié dans Cthuloïd Welten (Pegasus Spiele) numérique

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peu connu. Aujourd’hui, des gens du fond de l’Idaho ou de la Creuse peuvent voir mon travail, voire l’apprécier, si j’arrive à bien me « référencer » dans l’espace du réseau. L’accès à l’information permet la création de « sous-tribus » qui abolissent l’espace autour de ce qui les réunit. J’avoue que j’en profite et je reçois plusieurs dizaines de mails par mois de personnes que mon travail intéresse. C’est comme ça que tu travaillé sur des pochettes de disques ? Mon aventure avec le disque a commencé avec des amis, sur des pochettes de leurs albums. J’écoute beaucoup de musique, ça va de l’électro-metal-industriel gothique aux chants médiévaux. Il y a quelques années, j’étais grand amateur d’un groupe allemand de musique électro-industrielle, Wumpscut, composé d’une seule personne, qui a bercé toutes mes jeunes années au fond des caves… Et un jour, sur un de leurs disques, le gars a mis son e-mail. J’ai envoyé des tableaux inspirés plus ou moins directement par sa musique, et étonnamment, le contact s’est fait : Wurmskut m’a demandé d’illustrer la pochette de son nouveau CD. ça s’est enchaîné, parce que les pochet« Les images de synthèse, ce n’est qu’une toute petite étape dans la longue route de tes de disques à la Fnac permettent de montrer son travail. l’histoire de l’art. Quand je suis arrivé au CNBDI, un des mes fantasmes était d’intéLes gens qui m’appellent ont toujours des atomes crochus grer de la peinture dans la 3D - ce que j’ai fait dans mes deux derniers courts-métraavec mes envies. Récemment, j’ai travaillé avec un groupe ges, avec des références à des tableaux de peintres comme Goya, Bosch ou Böcklin…. de Death/Trash/Metal assez inaudible, même pour moi qui Aujourd’hui, c’est un peu plus courant. Chez Dave McKean, au-delà de sa maîtrise aime bien les musiques un peu violentes - mais ils déveloptechnique, j’admire ses mélanges : il peint sur des photos, il retouche des infograpent des thèmes sombres et lovecraftiens qui ne sont pas phies, il mélange le tout avec des sculptures... Bon, il sous-traite une grande partie pour me déplaire. Un autre type m’a contacté pour quelque de son travail mais il a eu l’audace de tout réunir. Je ne suis pas trop fan de l’illuschose de très sombre mais très classique et mélancolique tration pure parce qu’elle est un peu trop mono-directionnelle. » (basse, piano, saxo…) qui n’a rien à voir mais qui est très intéressant. Dave McKean a bien bossé pour des groupes aussi différents que FrontLine Assembly, Fear Factory ou les Medieval Babes… sans forcément aimer la musique de tous !

UNE PASSION : les fusions...

Il y a un côté « calligraphie » assez prononcé dans ton œuvre… Oui, c’est un de mes grands regrets d’ailleurs : je suis un très mauvais calligraphe. J’adorais la typographie, mais j’écris très mal, et j’avais un prof insupportable. Je me suis donc orienté vers une calligraphie complètement folle, qui n’existe pas. J’aurais adoré savoir bien écrire à la plume. On retrouve aussi un côté « mystique »… Certains de tes dessins se rapprochent des miniatures ou des enluminures du Moyen-Âge… Je suis fasciné par le Moyen-Âge. C’est une de mes passions, avec Lovecraft, que j’ai découverte par le biais du jeu de rôles : avec une bande de copains, on joue depuis douze ans à Ars Magica - un jeu qui tourne autour de la magie et du Moyen-Âge. Je me suis ensuite intéressé à l’histoire et à la culture médiévale dans son ensemble; je suis particulièrement fasciné par le XIIè - XIIIè siècle occitan, l’historique de la Croisade des Albigeois, les Cathares, la société féodale... Forcément, la graphie des anges - qui est d’ailleurs plutôt XVè siècle, tendance « xylogravure » à la gouge sur du bois - vient de là. En parlant d’anges, tu en as également dessiné un grand nombre... Oui, bien que j’aie plutôt un côté athée - je suis passionné par les différentes représentations du Diable et de ses démons dans les religions, mais mon goût pour les anges vient sans doute de ce côté « répétition des plumes » dans l’aile, que je trouve très agréable à dessiner. En plus, c’est une des rares choses que je peux faire avec plaisir, et donner en cadeau à un mariage, sans vexer la mariée… Là aussi, ce sont des répétitions de motifs ou de textures… Un côté « fractal ». Oui, il faut avouer que Giger a influencé tout le monde, il a perçu ça dès le début. Je fais de la plongée, et quand je peux, je voyage dans la jungle ou la campagne pour regarder les tarentules, les grenouilles venimeuses et les phasmes, parce que j’ai une fascination pour l’exubérance, la répétition, la magie des formes naturelles extérieures et différentes de l’environnement humain... Beksinski avait d’ailleurs vu ça bien avant Alien. Pourquoi aller inventer des extra-terrestres, quand on regarde un nudibranche, une limace aquatique... Cela dit, je suis le premier à délirer sur des créatures imaginaires et improbables. Comment organises-tu ton travail ? Les horaires des sociétés d’effet spéciaux sont réputés épuisants. ça oblige à une rigueur de travail, quand on est sur de gros projets et qu’on rentre fatigué chez soi à neuf-dix heures du soir, puis qu’on reprend de nouveau jusqu’à deux heures du matin. Il faut aller directement à l’essentiel, sortir les tripes. Je ne fais pas beaucoup d’essais, de tests, de versions préparatoires, je n’en ai souvent pas le temps : je dois faire bien du premier coup... C’est assez casse-gueule. J’ai vraiment deux travails complémentaires, qui tendent à se superposer, et qui ont chacun des avantages et des contraintes particulières… Je sais que par exemple, j’aurais du mal à travailler tout seul chez moi toute la journée. Quand on gère une


Bunkerplasm (1997) Acrylique/collage sur carton, 60x85 cm

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équipe de dix personnes, qu’il faut discuter avec un réalisateur, un client, une équipe d’infographistes, c’est mieux d’aimer le contact humain. C’est dur aussi pour un illustrateur ou un peintre de donner toute sa mesure dans un travail d’équipe. Les designers de jeux vidéo, ce sont eux qui ont le boulot le plus intéressant au départ, mais quand on voit le résultat au final, la manière dont leur travail a été trituré, dénaturé, lissé, ça ne donne pas trop envie… En même temps, j’aimerais bien collaborer sur du design d’univers pour le cinéma, du storyboard aussi - j’en fais un peu. Mais le résultat final n’est pas uniquement de toi à la fin, et il faut l’accepter. Sur Matrix par exemple, le film ne ressemble pas à du Geoff Darrow, même s’il a travaillé dessus et inspiré des choses. L’illustration, c’est un travail d’égo aussi, il faut défendre sa patte pour imposer son trait. En bref, je me dis que j’atteins une sorte d’équilibre entre le personnel et le public, entre la reconnaissance, l’alimentaire et l’artistique. De plus on s’habitue assez vite au confort que confère un travail « fixe », et c’est ce qui me permet de choisir mes projets parallèles en fonction de mes goûts et pas des traites à payer.

Necrite (1995) Acrylique sur carton, 30x45 cm

Fais-tu une distinction entre l’image de synthèse créée pour le jeu vidéo et celle utilisée au cinéma ? Le jeu vidéo a largement dépassé le cinéma en terme d’organisation industrielle. Un graphiste en jeu vidéo est largement moins bien payé qu’un programmeur, déjà. Dans les jeux vidéo, on parle de projets à très long terme, souvent deux ans, qui sont souvent réduits à néant pour des histoires purement économiques. Alors la créativité y est, mais comme dans la pub, c’est très assujetti à ce qui s’est fait avant. On se contente de refaire la même chose en deux fois plus beau. La référence que je prends toujours, c’est les torches et les murs de Doom : avant, c’était un simple placage de textures, aujourd’hui, c’est des beaux effets de parti-

cules, mais ça reste un mur avec des torches. Bon, après, il y a des exceptions, des délires graphiques qui sont très créatifs ou novateurs, mais comme pour le cinéma hollywoodien, il faut être à des postes très importants pour avoir un minimum de prise sur le résultat final. Et si on veut continuer à « faire », c’est un peu dur dans l’univers du jeu vidéo. D’où l’intérêt d’avoir une production personnelle. Mon problème, c’est que je fais beaucoup de choses, dans des styles différents, avec des techniques parfois très pointues comme la 3D, et que je ne peux pas tout maîtriser à fond. Je reconnais que mon dessin est assez faible, par manque de pratique, ainsi que ma peinture, mais au moins je ne m’ennuie pas ! J’admire les gens qui dessinent huit heures par jour. Par force, je suis beaucoup plus pointu dans la pratique de l’infographie 3D, tant au niveau technique ou artistique que sur le plan de l’organisation. Mais je m’épanouis vraiment dans le côté humain, relationnel, de mon travail, à gérer des équipes, à comprendre des demandes et trouver des solutions graphiques. Et ce fameux Codex, ta collection de croquis, elle continue à évoluer ? Je ne jette plus rien depuis que je me suis dit que j’allais apprendre à dessiner. Le début du Goomicronomicon, ce bouquin où je colle tous mes gribouillis de coins de page, je l’ai fait pour garder une trace de mon évolution. Là, j’en suis au deuxième bouquin et si mon appartement brûlait, j’aurais vraiment les boules… ça m’oblige à garder et à scanner tout ce que je fais, même ce qui aurait dû partir à la poubelle… Mais ça tend un peu vers l’obsession, c’est vrai. Quand Isabelle, mon amie, me voit en train de coller patiemment tous mes petits trucs, elle me dit : « ça va pas hein, ça, on est à la maternelle… ». J’espère un jour pouvoir envisager d’imprimer un « digest » de ces dessins : j’ai en déjà réalisé une maquette, visible sur mon site internet.

« Je ne veux pas me cantonner dans un seul registre - j’expérimente sans cesse de nouveaux styles, tant en dessin qu’en peinture. »


Hunger (1996) Acrylique sur toile, 50x64 cm

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J’ai toujours eu une attirance pour les choses mythico-occultes, les grimoires pleins de formules magiques, les codex de Léonard de Vinci. En fait ce qui m’attire, ce n’est pas tant la matière de l’ésotérisme, l’irrationalité, la sorcellerie ou l’alchimie, mais tous les codes graphiques qui se sont bâtis dessus au cours des siècles. J’adore y recourir pour frapper l’imaginaire du spectateur, et évoquer dans son esprit des choses surnaturelles ou inquiétantes. Il y a une vraie force de la forme par rapport au fond : ce que j’écris ne veut souvent rien dire. J’ai été très jaloux de découvrir les croquis de Ledroit pour la page de garde de sa dernière BD, à la Léonard De Vinci, qui sont superbes.

London (1995) Acrylique sur carton et numérique, 25x25 cm

Tu as commencé par peindre sur des supports qui ont très mal vieilli, non ? Oui, à une époque, je travaillais sur du carton et du matos de recupération, et puis j’ai aussi beaucoup trimballé les peintures, qui ont souffert. Je travaille à l’acrylique, parce que l’huile, je n’ai ni l’espace ni le temps pour le faire, d’ailleurs je le regrette fortement. Il faut un grand atelier fixe, c’est un peu pénible. J’espère un jour arriver, à me fixer dans un lieu suffisamment grand pour faire exploser les formats, pour essayer des matériaux nouveaux, faire des mélanges. Je travaille davantage sur toile, maintenant, même si la trame est assez gênante pour des reproductions informatiques, c’est un support facile à stocker et à déplacer. L’acrylique a fait de gros progrès techniques, ceci dit, notamment dans la montée en couleurs : aujourd’hui, tu peux bien densifier tes couleurs, ça sèche vite, c’est bon marché. Ce que je regrette, c’est de ne pas pouvoir passer assez de temps à prendre ce que j’ai fait en peinture, à le retravailler sur ordinateur puis à le ressortir

et retravailler par dessus. Recoller sur un support résistant des éléments de 3D, c’est mon rêve… Quand est-ce que tu choisis d’intégrer de la 3D dans un dessin ? En gros, c’est de la fainéantise : en 3D, c’est plus facile de faire des éléments répétitifs, des éléments ronds, compliqués, mécaniques… En peinture, j’essaie de m’attaquer à l’organique mais surtout à ce qui est très dur à faire en 3D, la suggestion... J’ai beaucoup travaillé dans les rouges et les noirs, les tons très denses, pour cacher la structure du dessin, pour laisser l’imagination du spectateur travailler dans la pénombre. Ma fascination pour le corps et sa structure m’aide beaucoup pour aborder des modélisations organiques en 3D, mais il est tellement plus facile d’évoquer une forme par un coup de pinceau que par une accumulation de polygones ! Là, Rembrandt et Goya sont des maîtres. Dans nos entretiens avec les différents artistes présentés dans le recueil, une remarque est revenue fréquemment : il semble que l’originalité d’un dessinateur vient d’une « erreur » qui lui est propre et qui finit par devenir sa marque particulière. Aux Beaux-Arts, à un moment, on a dû chercher la constante dans notre graphie : tu couvres des pages et des pages de brouillons de gribouillis pour isoler un élément répétitif. Il se trouve que ma constante est une espèce de petit zigouigoui nerveux que l’on retrouve souvent dans mes calligraphies imaginaires. En fait, c’est la signature de mon père... C’est assez marrant. Et c’est vrai que c’est « dans ta main », ce n’est pas encore reproductible en 3D.


Alien Nation (1997) Acrylique sur toile, 35x55 cm

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