L’exclusion est-elle une maladie incurable ou un scandale social ? (3)

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L’exclusion est-elle une maladie incurable ou un scandale social ?

À l'occasion de la sortie du livre de Xavier Emmanuelli et Catherine Malabou, « La Grande exclusion », le collectif Les morts de la rue souhaite ouvrir le débat: la clé du problème de l'exclusion est-elle médicale ou d'abord sociale? Troisième éclairage, par Yann Benoist, anthropologue

LA FOLIE RÉINVENTÉE C’est l’hiver, il est de bon ton de parler des SDF. Cette année, c’est Xavier Emmanuelli, président du SAMU Social, qui a ouvert le débat. On a pu l’entendre parler de son nouveau livre le 24 novembre sur France-Culture. Selon lui, avant d’être un problème social, la « grande exclusion » est un syndrome psychiatrique, un problème médical. A suivi de près la publication d’un rapport du Samu social qui stipule que la fréquence des troubles psychotiques serait dix fois plus importante chez les SDF que dans la population générale. Cette thèse n’est pas nouvelle. En 2001, Patrick Declerck décrivait les « clochards » comme des « fous de l’exclusion ». Ces représentations sont largement partagées par les bénévoles, les travailleurs sociaux et les soignants qui prennent en charge les sans-abri. En tant qu’ethnologue, j’ai mené une enquête de trois ans au CHAPSA, le “Centre d’Hébergement et d’Accueil des Personnes Sans Abri” de Nanterre. Si je ne nie pas l’existence de troubles mentaux dans la population SDF, j’affirme en revanche que leur fréquence est largement surévaluée. En réalité, ces diagnostics sont le plus souvent le produit des représentations sociales et de l’organisation des institutions. Le regard des employés du CHAPSA est en fait déformé par une forme d’ethnocentrisme de classe que nous partageons tous. Il les conduit à interpréter les comportements des SDF à travers les stéréotypes de l’altérité : immaturité, sauvagerie et folie.


Ils se conduisent donc avec eux comme s’il s’agissait d’anormaux à rééduquer. Cette ethnocentrisme est ancré dans notre culture : Michel Foucault a montré qu’au 17ième siècle, les vagabonds étaient déjà considérés comme des fous et traités comme tels. La position qu’occupent les sans-abri dans les institutions détermine également les interprétations faites à leur sujet. Le CHAPSA crée sa propre réalité dans laquelle les usagers sont à priori considérés comme anormaux. Ainsi, tout comportement jugé déviant, tel que le refus de soins ou d’hébergement, est interprété comme un symptôme de maladie mentale. Mais replacés dans leur contexte, ces comportements apparaissent souvent rationnels ; quoi de plus normal que de fuir une institution coercitive ou de déprimer lorsque l’on vit à la rue. La prétendue folie des sans-abri permet en fait de cacher la véritable cause de la grande pauvreté : l’organisation inégalitaire des structures socio-économiques. Elle sert aussi d’argument aux tenants d’une politique coercitive : puisque les SDF sont fous, ils ne sont pas responsables, on doit donc les « aider » même contre leur gré. En un mot, la thèse de la folie permet de renforcer la domination que subissent les sans-logis et à laquelle participe le SAMU social. Bien sûr, certains sans-logis souffrent de troubles mentaux et ont besoin d’une prise en charge adaptée. Pour autant, on ne peut réduire le problème de la « grande exclusion » à celui de la maladie mentale. Ce ne sont pas les SDF qui sont anormaux, ce sont leurs conditions de vie. Il est donc nécessaire de sortir des rapports de domination qui président à l’action sociale. Car, contrairement à ce qu’a déclaré le 14 décembre Benoist Apparu, secrétaire d’état au logement, le dispositif d’urgence est loin d’être « totalement au point ». Plutôt que d’imaginer comment « soigner » les SDF pour les rendre « normaux », il faut être à l’écoute de leurs besoins réels, il faut leur donner les moyens de vivre de manière décente avec tout ce que cela comporte de liberté individuelle. A long terme, ce sont les structures socio-économiques qu’il faut repenser pour venir à bout de cette domination absolue et de cette misère qui n’est pas une maladie mentale mais une réalité sociale. Yann Benoist, , anthropologue


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