C'était comment tes 20 ans - Roselyne Bachelot

Page 1

adultes. Je revois une photo de moi à 3 ans, je suis impeccable, je pourrais en avoir 30. Je ne me suis jamais sentie enfant. Quelle est la dernière fois où vous avez pris le temps d’appeler quelqu’un pour prendre de ses nouvelles. Pas lui envoyer un texto…

Roselyne Bachelot

Je fais partie de la génération qui écrit des lettres à des proches, des personnes âgées, comme mon vieil oncle de 90 ans, un vieux sanglier solitaire qui a juste un téléphone. On a la joie de recevoir quelque chose d’élaboré, de pensé. Des inconnus m’écrivent, et autant que faire se peut, je réponds par une vraie lettre, et les gens sont touchés.

interview  A 70 ans, l’ex-ministre et chroniqueuse sur D8 revient sur son mariage précoce, Youssoupha, le manque de liberté sexuelle, et les classes nombreuses. Ça change quoi d’avoir grandi avant Mai-68 ? Mathias Chaillot

Audoin Desforges

Vous regardez la télé ? NEON, jeune magazine : C’était comment, vos 20 ans ? Roselyne Bachelot, fan de Nekfeu et d’opéra : J’ai le sentiment

d’avoir fait partie d’un autre monde. J’ai 70 ans, et ma vie a été absolument celle des femmes du siècle passé. Mes 20 ans remontent à un demi-siècle. C’était avant Mai-68, la libéralisation des mœurs, la pilule… Je me suis mariée à cet âge. Ça paraît extravagant aujourd’hui, mais c’était le cas de l’ensemble de mes camarades de classe. C’était une éducation rigoureuse, rigoriste, j’en garde néanmoins un excellent souvenir. Ce n’était donc pas l’âge de la liberté ?

Non, il n’y avait pas de liberté. Il n’y avait pas de droits non plus, mais des devoirs. J’ai grandi dans une famille où les enfants ne parlaient pas à table, sauf quand mon père nous interrogeait. J’ai été élevée dans une pension dont je ne sortais que pour les vacances, avec la messe tous les matins aux aurores. Comme nous devions jeûner avant la communion, on n’avait rien mangé depuis la veille : les filles tombaient comme des mouches, heureusement j’étais solide. Les lectures n’étaient autorisées qu’après accord de la supérieure, les lettres personnelles étaient ouvertes et lues. C’était un autre monde. Quelles étaient vos ambitions ?

J’ai eu la chance d’avoir été élevée dans une famille exceptionnelle : ma mère et mes grands-mères travaillaient. Je pense que j’étais la seule fille de ma classe dont la mère avait une profession libérale, docteur en chirurgie dentaire, parmi une quarantaine d’élèves. Ça me fait d’ailleurs un peu rire quand on parle des classes surchargées aujourd’hui, j’ai toujours beaucoup apprécié d’être dans une classe nombreuse. Les contacts humains y étaient différents. Quand on tape « Roselyne Bachelot » dans Google, l’une des premières propositions est « Roselyne Bachelot jeune ». Qu’estce qui intrigue tant dans votre jeunesse ?

Ce qui surprend, c’est mon âge. Un certain nombre de jeunes se sentent de plain-pied avec moi, et quand je leur dis que j’ai 70 ans, 50 _ neon

Je la regarde peu, comparé à mes contemporains, uniquement C dans l’air et les chaînes de musique classique. Mais je sors tous les soirs : expositions, films, opéra, théâtre… Je ne veux pas avoir l’air d’un vieux croumi [vieux français : microbe, et par extension vieille personne souffreteuse, croulante, ndlr], mais la pauvreté intellectuelle de la TV me navre, et je n’ai pas de temps à perdre devant. J’aime sortir, la vie est trop courte. Je ne sors pas le samedi et le dimanche soir, donc je peux m’installer devant Mezzo, regarder de la musique, et même quand je suis toute seule je dois avoir l’air d’une folle, mais il m’arrive d’applaudir.

c’est un étonnement incroyable, ça entraîne même une excuse : « Si on avait su, on ne vous aurait pas parlé comme ça. » En y réfléchissant, c’est assez logique qu’on se demande « elle a quel âge ? », « comment était-elle ? », « que faisait-elle ? » A l’époque, je n’ai jamais imaginé ne pas vivre de façon libre et moderne. Si la jeune fille que vous étiez vous regardait aujourd’hui, qu’estce qui la surprendrait le plus ?

J’ai le sentiment d’avoir traversé cette existence en pouvant toujours me regarder dans une glace. Je crois que cette Roselyne Bachelot – cette Roselyne Narquin, c’est mon vrai nom, j’y tiens [Elle a été mariée puis a divorcé de Jacques Bachelot, ndlr] – serait fière de moi. Regrettez-vous quelque chose ?

C’est curieux : quand j’ai eu mon bac, j’ai voulu faire Sciences Po. Ma mère m’a dit « ma petite fille, ce sont des métiers de saltimbanque ». Elle n’avait pas tort, d’ailleurs. Elle m’a dit qu’il y avait trois carrières possibles : médecine, pharmacie ou dentaire. A cette époque, on ne disait pas non à ses parents. Je suis donc docteur en pharmacie, et je lui dois une fière chandelle : elle m’a imposé un métier qui m’a donné une liberté et m’a protégée des aléas de la vie. J’ai pu traverser la politique sans compromission… Donc, si je devais donner un conseil à cette Roselyne, je lui dirais « donne-toi les outils de ta liberté ». En 1970, vous aviez 25 ans. Il n’y avait ni sida ni chômage. D’autres menaces pesaient-elles sur la jeunesse ?

Il n’y avait pas de menace, c’est ça qui est frappant ! Quand j’ai cherché du travail, le premier poste où j’ai postulé, je l’ai eu. L’idée que je puisse être au chômage ne m’a même pas effleurée. Et il n’y avait pas de grosses épidémies, ou du moins nous ne le savions pas. On croit en l’amour éternel à 20 ans ?

[Long silence] Je vais mettre les choses au point : je ne parle pas de ma vie privée. J’ai réussi à passer quarante ans de vie politique sans exposer les miens, c’est certainement aussi l’un des secrets

Comment écoutez-vous la musique ?

de mon intégrité. [Silence] Mais, de façon globale, les jeunes filles qui étaient avec moi – évidemment, je n’ai pas été élevée dans un environnement mixte – croyaient en l’indissolubilité du mariage et qu’elles seraient mariées pour toute leur vie. Mais elles ne croyaient sans doute pas à l’amour éternel, et elles se doutaient peut-être que ce ne serait pas la folle passion pendant les cinquante années à venir. Pour beaucoup, ça a été une véritable épreuve, un cataclysme, que d’enregistrer le post-68, avec la liberté et l’extraordinaire mobilité des liens affectifs. J’ai retrouvé dans des réunions d’anciennes élèves des femmes extrêmement perturbées par cela.

J’écoute de tout, notamment en live, je suis par exemple allée au concert de Youssoupha. J’aime bien Nekfeu, tous les gars de Sexion d’Assaut, Maître Gims, j’ai même rappé avec La Fouine. Un grand moment. Ces gens ont en général – pas pour Nekfeu, c’est vrai, mais pour beaucoup – une tradition qui n’est pas de langue française. Certains avaient des parents qui ne parlaient même pas français, et la langue a suscité chez eux une sorte de fascination, de griserie, et je le ressens. Ils aiment cette langue. Il faut tout aimer. Comme dit ma jeune sœur en parlant de moi : « Tu croques dans le fruit de la vie et le sucre coule le long de ta bouche. » Quel rêve ne s’est jamais réalisé ?

A 3 ans vous commencez le piano, à 8 vous entrez en sixiè­me… A quel moment vous êtes-vous sentie adulte ?

N’être plus un enfant, ça m’est arrivé très tôt. Ma mère m’a dit « tu ne t’es jamais comportée comme une petite fille », « tu ne m’as jamais fait honte ». J’étais assise sur mon fauteuil, les mains croisées sur les genoux, impassible, sans bouger pendant des heures à écouter les

J’ai rêvé d’une Europe unie, d’une société égalitaire entre les hommes et les femmes, entre les gens quelle que soit leur orientation sexuelle, entre les personnes en situation de handicap et les autres. Evidemment, cette société ne s’est pas réalisée. Bien sûr, des progrès considérables ont été faits, mais les discriminations sont d’autant plus difficiles à combattre qu’elles sont maintenant insidieuses. N neon _ 51


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.
C'était comment tes 20 ans - Roselyne Bachelot by Mathias Chaillot - Issuu