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Les rêveurs Ça y est, le voilà qui reprend son couplet sur le travail bien fait, l'ordre et la propreté. On le sait que, de son temps, les ouvriers auraient pu manger sur le sol de l'atelier tellement ils le maintenaient briqué et brillant comme neuf. S'ils avaient du temps à perdre... Pourquoi faut-il que ces profs nous fassent tout le temps la morale ? Comme si ce n'était pas déjà pas assez pénible d’apprendre un métier qu'on n'aime pas. J'ai parfois l'impression qu'ils se sont donné une mission quasi-évangélique, comme des prédicateurs venus nous sauver de la perdition. Nettoyer son établi ou purifier son âme, pour eux, c'est du pareil au même. Ils ont voué leur vie aux machines, aux burettes et à la sciure d'acier. Ils voudraient qu'on suive leur exemple, qu'on entre en dévotion devant l'autel du machinisme et qu'on s'engage à servir l'industrie comme certains illuminés prononcent leurs voeux pour la vie. L'usine ou le monastère, très peu pour moi. Mon père, lui aussi, ne jure que par l'apprentissage. Il en a fait une règle de vie. Parce que lui-même a commencé par vider les seaux d'huile usagée dans un garage miteux et qu'aujourd'hui il dirige la plus grosse concession automobile de la région, il est persuadé qu'aucun parcours de formation n'est meilleur que le sien. « Toi aussi, mon fils, tu commenceras par apprendre un métier. Peu importe ce que tu souhaites faire ou devenir plus tard, tu commenceras pas serrer des boulons. Ajuster des pièces est une véritable école de vie. » Je vous passe la suite de sa tirade : je la connais par coeur. Elle me donne la nausée chaque fois qu'il me la sert. Le seul compromis qu'il ait accepté, c'est de m'inscrire dans un lycée professionnel plutôt que de m'envoyer directement en apprentissage. Je l'ai échappé belle. Il faut dire que, tout besogneux qu'il soit, lui aussi a le culte des diplômes qui lui manquent. Et puis, il allège ses impôts en versant une taxe professionnelle au lycée. C'est ainsi que je me retrouve dans la maintenance industrielle pour obtenir quand même mon bac. Si je suis honnête avec moi-même, je dois reconnaître que je m'amuse bien ici. C'est vrai, ce n'est pas difficile de briller dans les matières générales et de s'en tirer a minima dans les taches professionnelles. Vous avez entendu ce que je viens de dire ? J'aime bien balancer en même temps du savant et du trivial : a minima et « taches professionnelles », avec, notez-le bien, « taches » écrit sans accent, c'est voulu. Je passe mon temps à lancer des plaisanteries cryptées que je suis le seul à comprendre. Mes potes rigolent parce qu'ils perçoivent que je me moque, même s'ils ne captent pas vraiment ce que je dis, et les profs grincent des dents sans trop oser m'affronter parce que, eux aussi, ils restent à la rue. Je me balade ainsi dans un espace qui n'appartient qu'à moi, une sorte de bulle d'impunité qui me comble d'aise. Je lis Modiano en cours d'atelier et en français des traités d'architecture. Je suis le seul à connaître l'existence de ces livres. Les autres, en dehors de deux-trois BD et de Télé Poche... Je ne les méprise pas pour autant, bien au contraire. A la vérité, je me plais en leur compagnie car je les trouve candides derrière leurs airs de faux durs. Ils subissent et font