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L’Entretien de Magdala
Emily VanBerkum avec Sœur Jo Robson OCD.
Soeur Jo Robson OCD est membre de la communauté des sœurs carmélites de Ware en Angleterre, depuis 2000. Elle s’intéresse particulièrement aux écrits et à l’enseignement de Sainte Thérèse d’Avila et a publié des articles sur ce sujet dans un certain nombre de revues spirituelles et académiques. Elle est actuellement coordinatrice du programme de formation initiale des sœurs carmélites au Royaume-Uni et membre de l’équipe éditoriale du magazine “Mount Carmel.” www.magdalacolloquy.org

Emily VanBerkum est rédactrice associée à D’Un Commun Accord. Pour plus d’informations sur elle, visitez le site.
Emily VanBerkum Pouvez-vous nous parler de votre communauté religieuse à Ware, en Angleterre, et de l’organisation quotidienne de votre vie de prière ?
Jo Robson Nous sommes une communauté carmélite contemplative de 11 sœurs, dont la vie est centrée sur la prière. Notre journée s’organise autour de deux types de prière : la prière solitaire et la prière silencieuse (lorsque nous nous levons le matin et à nouveau le soir). Nous les complétons par les prières de l’Église : la liturgie des heures et, bien sûr, la messe. Nous essayons d’équilibrer nos activités et nos devoirs quotidiens autour de ces différents types de prières.

EVB La spiritualité du Carmel a beaucoup apporté à l’Église. Comment sainte Thérèse, en particulier, a-t-elle influencé la compréhension des différents aspects de la prière ?
JR Il est évident que Sainte Thérèse est un maître à penser en matière de prière et une grande figure de la tradition chrétienne. C’est un grand privilège de vivre la vie qu’elle a conçue pour notre ordre. Je pense que le message de Sainte Thérèse sur la prière se résume à des enseignements très simples. La prière est pour tout le monde et, surtout, la prière intérieure. Elle-même vivait au XVIe siècle, à une époque où l’Église était très réticente à l’égard des laïcs—en particulier des femmes laïques—qui s’engageaient dans la prière intérieure ou mentale. Les seules pratiques admises étaient la récitation de prières vocales, du rosaire, la participation à la messe et la réception des sacrements. On estimait que tout ce qui dépassait ces limites risquait d’égarer la personne. À l’époque, Sainte Thérèse vivait des expériences extraordinaires dans sa vie de prière, qu’elle recevait comme venant de Dieu et étant à portée de tous. S’embarquer dans la grande aventure de la prière était le moyen de rencontrer et de trouver Dieu. Dans cette perspective, Thérèse en est venue à démystifier la prière, considérant que tout type de prière intérieure participait au développement de la relation d’amitié avec le Christ. Et si ce type de prière favorise cette amitié, alors elle est bonne et peut être pratiquée. La mission de Thérèse était de rendre la prière accessible.L’autre idée révolutionnaire qu’elle a eue, c’est que le type de prière dans lequel nous nous engageons tous, en tant que moniales, prêtres ou laïcs—la contemplation—ne nous concerne pas nous-mêmes, mais est au service de l’Église et du monde. Lorsque nous entrons dans la vie monastique carmélitaine, nous le faisons pour cette raison. C’est un type de prière qui regarde vers l’extérieur.
EVB Cultiver la prière intérieure tout en vivant en communauté est clairement une notion importante. Quels avantages voyez-vous dans cette vie de prière intérieure, en particulier dans la valeur du silence ?
JR Le silence exige de lutter—d’une certaine manière, c’est une bonne chose, parce que c’est une chose avec laquelle le monde lutte également. On s’attend à ce que la vie monastique soit pleine de silence, qu’elle se déroule dans une tranquillité idyllique, mais je peux vous dire qu’il y a beaucoup de bruit dans un monastère lorsque les nonnes bavardent ! Sainte Thérèse enseignait comment rencontrer Dieu dans la vie ordinaire. Elle ne voulait pas que la vie monastique soit considérée comme exceptionnelle, elle voulait que nous travaillions, mangions ensemble et fassions tout ce que les gens ordinaires font. C’est là que nous rencontrons Dieu, pas dans les idéaux abstraits ou dans le désert. Cela fait partie du don de Sainte Thérèse à l’Église : c’est dans la vie normale que l’on trouve Dieu.
EVB Il y a quelque chose de si beau et si accessible dans ce que vous dites, sur le fait que Dieu se trouve dans les choses du quotidien. Et sur notre grand défi en ce monde : être à l’aise dans le silence. Cela peut-il nous fournir un chemin vers le recueillement ou «l’oraison silencieuse» telle que proposée par Sainte Thérèse ?
JR La terminologie peut être trompeuse. Lorsque Sainte Thérèse parle d’oraison silencieuse elle ne parle pas vraiment du silence en tant que tel. Elle se concentre sur une sorte de silence intérieur. L’une des choses que Thérèse avait apprise, après des années et des années d’expérience à tenter de prier seule, c’est l’énorme effort que cela implique. Nous devons nous efforcer de concentrer notre esprit, notre cœur et notre attention sur Dieu. Sainte Thérèse connaissait cette lutte. Elle savait que la première étape de la prière est avant tout un effort humain, essayer de stopper l’agitation de l’esprit, arrêter d’être distrait. Ce qui est encourageant dans la conception de la prière selon Sainte Thérèse, c’est que tous nos efforts pour atteindre ce stade de tranquillité deviennent eux-mêmes une prière. En persévérant dans l’oraison, Dieu prend en charge le processus. Dieu intervient et dit : «Tu n’y arriveras jamais tout seul, tu dois me laisser entrer !» L’oraison silencieuse est le moment où nous atteignons le calme et la tranquillité nécessaires, où les distractions se dissipent et où nous constatons que notre cœur est fixé sur Dieu. Cela ne peut se produire que pendant un bref instant, ou à la fin d’une heure de prière, lorsque Dieu intervient et nous accorde ce que Thérèse appelle «le don surnaturel de la prière.» Nous devons laisser à Dieu l’espace nécessaire pour agir en nous.
EVB Il y a quelque chose de tellement humain dans notre tendance à attendre de Dieu ces manifestations divines immédiates, au lieu de cultiver une vie de prière assidue et parvenir enfin à ces moments ! Pensez-vous que cette dynamique, consistant à laisser à Dieu l’espace nécessaire pour agir en nous, est l’un des plus grands défis actuels pour le développement de la prière, plus particulièrement pour ceux qui vivent dans ce monde?
JR C’est très certainement l’un des plus grands défis. Sainte Thérèse et ceux qui l’ont précédée connaissaient ces obstacles à la prière. Ce n’est pas comme si la nature humaine avait radicalement changé en 500 ans ! Les problèmes subsistent aujourd’hui comme hier. Nous devons nous éloigner du bruit et de l’agitation du monde et prendre le risque, lorsque nous nous asseyons en silence, de faire face à qui nous sommes vraiment. Thérèse parle beaucoup de ce besoin de connaissance de soi, de la lutte pour attacher son cœur à Dieu. Elle insiste sur le fait que nous devons nous voir en communion avec autrui. Nous ne sommes pas seuls dans la prière. Les personnes que j’amène à la prière, celles dont je suis solidaire dans la prière, celles pour lesquelles j’intercède, sont en communion avec notre propre prière. Nos défis d’aujourd’hui sont influencés par notre comportement social : la nécessité d’éteindre nos téléphones et messages whatsapp. Bien qu’elles n’aient pas un caractère spécifique, ces difficultés à se déconnecter du monde persistent dans le comportement humain.
EVB Nous aussi, nous pouvons être intimidés lorsque nous approfondissons notre vie de prière. Le fait de savoir que ces défis ont toujours existé et sous différentes formes, peut certainement nous réconforter. Avez-vous un dernier mot de sagesse sur comment approfondir sa vie de prière ?
JR Sainte Thérèse dirait que dès que vous souhaitez commencer à prier, vous avez déjà parcouru un long chemin. A travers ce désir, une grande partie du travail est déjà faite. Il s’agit ensuite d’avoir le courage et la confiance de laisser Dieu entrer en soi et lui confier le processus. Car Dieu attend chacun de nous. Il y a une relation merveilleuse à construire. Pourquoi ne pas s’y engager ?
Monica McArdle est diplômée de l’Université de Durham, au Royaume-Uni. Elle possède une licence et un certificat d’études supérieures en chimie. Elle n’a jamais enseigné à plein temps dans une école en particulier. Ayant plutôt choisit de rejoindre la communauté catholique de Sion pour l’évangélisation, elle travaille pour différentes écoles et paroisses à travers le Royaume-Uni. Dans le cadre de son ministère, elle a surtout exploré l’utilisation du théâtre, du mime, de la danse et de la langue des signes en tant que modes de communication. Ces moyens lui ont permis d’introduire l’Évangile chrétien dans la vie d’autrui. Après 20 ans de mission active, elle obtient une maîtrise en éducation au mouvement somatique et en danse (SMDE) à l’Université de Central Lancashire. Là, elle étudie la prière incarnée dans le cadre de ses recherches pour l’obtention de sa maîtrise, ceci dans un cadre laïc. Elle obtient ensuite un M.Prof. à l’Université de Chester, et est actuellement en cinquième année de doctorat, à temps partiel pour l’Université de Roehampton, au Royaume-Uni.
La Lectio Divina incarnée
Monica McArdle
En lisant le Psaume 63, vous remarquerez qu’il est parsemé de verbes, pratiquement un par ligne. Il commence par «Ô Dieu, mon Dieu, c’est toi que je recherche, mon âme a soif de toi,» puis viennent le festin, l’allégresse et l’attirance. La prière dans ce psaume est loin d’être passive, elle est pleinement vivante et participative, illustration d’une prière qui engage le corps tout entier. Je scrute avec les yeux, je loue avec la bouche, j’élève les mains et je m’étends sur ma couche afin de me souvenir et méditer. De même, Dieu joue un rôle actif : à l’ombre de ses ailes, je crie de joie; Dieu remplit mon âme comme pour un festin; sa main droite me soutient. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles le Jerome Biblical Commentary affirme «qu’aucun autre psaume n’exprime de manière aussi vivante, la relation intime d’amour entre Dieu et son serviteur fidèle.» Cela prouve que la dimension corporelle est un élément important dans l’exercice de la prière.
Cette observation est au cœur de mes recherches de doctorat : le rôle du corps dans la prière chrétienne, en particulier dans la lectio divina. Cet intérêt vient de mon expérience en tant que membre d’une équipe missionnaire catholique travaillant dans différentes paroisses et écoles au Royaume-Uni. Mon ministère impliquait l’utilisation du théâtre, du mime, de la danse et du langage des signes comme moyens de communication pour véhiculer le message de l’Évangile dans la vie des autres. Grâce à ce travail, j’ai vu des personnes prendre pleine conscience d’elles-mêmes et développer une connaissance de Dieu plus profonde.
Ces expériences m’ont attirée vers l’éducation au mouvement somatique (EMM), qui est l’étude de soi basée sur l’expérience vécue, englobant les dimensions du corps, de la psyché et de l’esprit. L’un des principes fondamentaux de la «conscience somatique» est de comprendre que le corps, ou «soma,» est un tout, et non un conglomérat englobant l’esprit, l’âme, la psyché ou l’anatomie. 1 La proposition somatique est, qu’à travers l’usage du mouvement, du son, de la respiration, du toucher et de l’image, on commence à noter les diverses sensations corporelles qui pourraient émerger. C’est le moyen de découvrir et percevoir l’éventail des connaissances qui nous habitent. En effet, comme l’explique la www.magdalacolloquy.org danseuse et philosophe Maxine Sheets-Johnstone dans son livre The Primacy of Movement, l’action de nos «corps tactiles-kinesthésiques sont des portes d’entrée épistémologiques.» La connaissance subjective s’appréhende en notant l’interaction entre les aspects physiques, mentaux, émotionnels et esthétiques/spirituels de notre vécu.
La Lectio Divina est une forme de prière chrétienne établie de longue date, un engagement dynamique avec la Parole de Dieu. Dans leur livre Lectio Divina : Contemplative Awakening and Awareness, les guides spirituelles bénédictines Christine Valters Paintner et Sœur Lucy Wynkoop la décrivent comme «une invitation à écouter attentivement la voix de Dieu dans les Écritures et laisser ce que nous entendons nous façonner.» Le moine chartreux du XIIe siècle, Guigo II, classe la lectio divina en quatre étapes, ou «barreaux d’une échelle» : lectio (la lecture), meditatio (la méditation), oratio (la prière) et contemplatio (la contemplation). Dans mes recherches, je fais correspondre ces quatre composantes : lecture, méditation, prière, contemplation, avec les quatre attributs somatiques clés que sont la terre, les os, la respiration (ou souffle) et le mouvement.
Les étapes de la Lectio Divina
lectio (la lecture), une première prise de connaissance d’un texte sacré ; meditatio (la méditation), période de réflexion soutenue sur les mots du texte ; oratio (la prière), une réponse active à Dieu ; contemplatio (la contemplation), en présence du Divin.
Domaines de la conscience somatique
La Terre:- soutien, maintien, réorientation, témoin.
Les Os:- sens de soi, connexion, force, présence.
Le Souffle:- force vitale, amenant le mouvement dans une intégration à deux voies.
Le Mouvement:- actualisation, expression, personnalisation.
Les lignes directrices suivantes permettent d’intégrer la pratique et l’expérience.
Lectio
La première étape consiste à lire un passage à haute voix. Pour ce faire, nous sommes encouragés à percevoir notre appui sur le sol, laissant tomber tout le poids du corps avec la gravité. L’objectif est d’avoir conscience de cette base de soutien présente en permanence, même lorsque nous n’y pensons pas. Dans ce contexte, l’ancrage fait référence à la connexion que chaque personne a avec la terre, créant un sentiment d’enracinement et de stabilité.2 La relation conjointe avec la terre permet de développer «la capacité d’une personne à percevoir et à vivre selon l’expression, ici et maintenant.» L’ancrage peut nous aider à être plus présent dans la prière, et aller bien au-delà de la simple récitation des mots.
Meditatio
Puis, on lit le passage une seconde fois, on écoute attentivement pour isoler un mot ou une phrase qui retient l’attention. On médite sur le mot en prenant conscience de la forme de notre squelette à l’intérieur. Linda Hartley, danseuse et psychothérapeute, explique comment la localisation et le tracé des os et articulations peuvent «réveiller l’expérience de la vie.» La répétition de cette phrase, le suivi du tracer des os du corps, offre une voie claire pour la méditation.
Oratio
Le passage est lu une troisième fois en méditant sur la manière dont Dieu nous parle à travers ses mots. Que dit l’Écriture sur notre relation avec Dieu et notre relation avec le monde? Le mouvement de la respiration apporte une sensation d’expansion à l’inspiration et une sensation de contraction à l’expiration. On se pose les questions : «Que m’apporte ces mots ?» et «Qu’est-ce que je suis invité à abandonner, à laisser tomber ?» À ce stade, il ne s’agit pas de techniques de respiration, mais plutôt d’une prise de conscience du rythme et de la forme de sa respiration, afin de devenir un canal qui nous relie aux autre dans la prière.
Contemplatio
Le passage est lu une quatrième fois, et nous méditons maintenant sur la réponse que Dieu nous souffle aux travers des mots. À ce stade, le corps est plus à l’écoute des différentes manifestations corporelles, telles la sensation du sol, le poids du corps, les os, la respiration. Notre conscience est donc éveillée à tout germe de mouvement qui s’agite à l’intérieur. La sensation ressentie peut être légère, mais elle est importante, par cette manifestation physique, notre réponse à la prière s’exprime. Si nous le voulons, nous pouvons amplifier le mouvement : sans rien forcer, en laissant la prière couler, sans rechercher de mots ou un sens précis ; en étant et demeurant ainsi, en présence de ce moment de prière. Il est inutile de se demander si l’on fait bien les choses, toutes les expériences de mouvement sont intrinsèquement authentiques, elles se produisent dans le moment présent. Ce sont donc des formes précieuses de prière.
La Lectio Divina incarnée est une porte d’entrée vers la révélation de la vérité. Nous sommes parfois surpris par ce que nous recevons, et parfois touchés par l’inattendu. C’est ainsi que nous revenons au Psaume 63, avec sa pléthore de verbes et son engagement actif. Il nous rappelle que, tout comme nos corps sont en mouvement constant—de la respiration aux battements du cœur ou de l’activation des synapses nerveuses—il en va de même pour notre prière, notre communication et notre connexion avec Dieu.
Œuvres citées
1 tel que défini par l’ISMETA (International Somatic Movement Ed ucation and Therapy Association) www.magdalacolloquy.org
2 L’ancrage (ou enracinement) joue un rôle important dans la thérapie par le mouvement dansé, comme le montrent les articles de P. Tord & I. Brauninger (2015) Grounding : Theoretical application and practice in Dance Movement Therapy et B. Meekums (2002) Dance movement therapy. Les thérapies créatives en pratique.
