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Le “Notre Père” en araméen
Craig E. Morrison O.Carm
Le Monde Aram En De J Sus
Dans la scène finale de Jésus Christ Superstar, Judas interroge Jésus sur les raisons de son apparition «à une époque si insolite.» L’étrangeté de l’époque de Jésus s’explique en partie par le lieu où il vivait, un véritable carrefour linguistique. Il prêchait en araméen, mais entre la période de prédication et l’apparition des Évangiles écrits (40 ans), le message fut traduit en grec.
La ville natale de Jésus, Nazareth, en Galilée au nord d’Israël, était probablement un village unilingue, ne parlant que l’araméen. Il est possible que certaines activités administratives se soient tenues en grec, mais la langue sur le marché de Nazareth était l’araméen. La ville plus développée de Sepphoris (à 6 km au nord-ouest de Nazareth)—centre administratif de la région de Galilée à l’époque de Jésus—était également une ville parlant principalement l’araméen, sa population cependant a pu être exposée au grec, plus que celle de Nazareth.
Les Vangiles Aram Ens
Il n’existe plus d’évangiles originaux en araméen. Les évangiles araméens que nous possédons sont des traductions des évangiles grecs datant du IIIe au Ve siècle. Il est tout à fait possible qu’un évangile original en araméen ait existé puisque le message évangélique s’est répandu à l’ouest de Jérusalem en grec et à l’est de Jérusalem en araméen. Mais ces manuscrits originaux en araméen se sont perdus, et les chercheurs ne peuvent que rêver de les retrouver un jour.
On me demande souvent si Jésus parlait le grec. La réponse est simple : si c’était le cas, à qui se serait-il adressé ? En dehors de Jérusalem, la population juive parlait très peu le grec. Par conséquent, lorsque Jésus apprit à ses disciples à prier, il utilisa la prière que nous connaissons sous le nom de «Notre Père,» dans la langue qu’il avait apprise de Marie et de Joseph, l’araméen.
L’araméen de Jésus apparaît périodiquement dans les évangiles grecs, et ces «aramaïsmes» sont conservés dans nos traductions. Le moment le plus significatif, (Marc 15,34), est celui où Jésus, proche de la mort, crie dans sa prière le premier verset du Psaume 22 : «Eloï, Eloï, lama sabachthani ?» «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?» (L’explication de cette supplication doit être laissée pour une autre fois, mais elle révèle que Jésus a prié les Psaumes non pas en hébreu, mais dans sa langue maternelle, l’araméen). Il y a d’autres moments significatifs où Jésus parle sa propre langue dans les évangiles grecs. Il dit à la fille morte de Jaïre, (Marc 5:41) : «Talitha Koum,» «Fillette, je te le dis, lève-toi.» En Marc 7:11, Jésus prononce les mots «Est Korban,» que l’évangéliste grec traduit par «offrande sacrée,» car son auditoire ne connaissait pas l’araméen. En Marc 7:34 Jésus ouvre les oreilles d’un sourd avec le mot «Ephphatha !» «Ouvre-toi bien !» Marie Madeleine s’adresse à Jésus ressuscité en disant «Rabbouni !»( Jean 20:16) et Jésus se réfère à Dieu en disant «Abba !» (Marc 14:36) ou «Père.» De même, le «Amen» que nous utilisons dans la liturgie reflète une prononciation araméenne.
‘NOTRE PAIN QUOTIDIEN’
Le «Notre Père» contient des expressions très difficiles à traduire. L’une d’entre elles est «Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien» (Mt 6,11). Les traductions ont mis une note sur le mot «quotidien» (en grec : epiousios), ou «notre pain pour demain» nous offrant une transcription plus littérale du mot grec «quotidien.» Dans la traduction araméenne de ce verset grec, nous lisons «Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin» (littéralement «le pain nécessaire;» nous découvrons comment les premiers chrétiens parlant l’araméen interprétaient cette phrase. Mais que voulait dire Jésus ? Peut-être faisait-il allusion à la manne du désert, apparue pour la première fois dans Exode 16, pour nourrir les anciens esclaves israélites qui venaient de fuir l’Égypte et étaient affamés. Ou peut-être cette expression est-elle une allusion à tous les repas, (le mot «pain» en araméen a souvent le sens plus large de «repas»), évoqués dans les Évangiles, y compris à la dernière Cène. Ou peut-être ne connaissons-nous tout simplement pas son sens précis. Comme l’écrit saint Ephrem, l’interprétation de certains versets bibliques peut être aussi variée que le visage de leurs interprètes. Ces défis nous rappellent que nous prions une prière ancienne, prononcée pour la première fois devant une communauté juive des environs de la Galilée, à une époque et en des lieux très différents des nôtres.
‘A LA TENTATION’
Ces dernières années, le débat sur la traduction de la phrase «Ne nous soumets pas à la tentation» (Mt 6:13) a pris de l’ampleur. A première vue, cette supplication semble quelque peu déconcertante. Pourquoi Dieu nous soumettrait-il à la tentation ? Nous pouvons très bien le faire par nous-mêmes. Nous n’avons pas besoin de l’aide de Dieu. Pour éviter cette confusion, le pape François préfère la traduction «Ne nous laisse pas entrer en tentation» (traduction française actuelle). Une solution possible pour comprendre cette phrase énigmatique réside dans sa traduction araméenne.
Le problème ici n’est pas la phrase «Ne nous soumets pas.» Il n’y a guère de doute sur sa signification en grec ou en araméen. La difficulté réside dans l’usage du mot français www.magdalacolloquy.org
«tentation.» Le mot grec derrière le mot français «tentation» est «peirasmon», mais ce mot grec a deux significations : «tentation» et «épreuve.» La Vulgate l’a interprété par «temptationem,» d’où la préférence du français pour le mot «tentation.» Mais lorsque nous examinons les traductions araméennes des évangiles grecs, nous découvrons que le mot grec peirasmon a été traduit au IIIe siècle par le mot araméen nesyuna, qui signifie «épreuve.» Ainsi, les chrétiens parlant l’araméen ont interprété cette phrase comme signifiant «ne nous soumets pas à l’épreuve» ou, plus librement, «ne nous mets pas à l’épreuve.» Derrière cette phrase se trouve peut-être le premier verset lu dans Genèse 22 : «Après ces événements, Dieu mit Abraham à l’épreuve,» qui relate l’histoire connue sous le titre, «Le Sacrifice d’Isaac.» Lorsque nous disons à Dieu «ne nous mets pas à l’épreuve,» nous lui rappelons que nous n’avons pas la force d’âme d’Abraham. Dieu a pu mettre Abraham à l’épreuve et ce dernier est resté fidèle. Mais nous, nous pourrions très bien échouer et c’est pourquoi nous prions «ne nous mets pas à l’épreuve.»
La majeure partie de la prière du Notre Père a un sens clair, bien que profond. Je me suis concentré sur les deux lignes compliquées de cette prière, pour faire apprécier la profondeur de leur signification dans le monde juif araméen de Jésus. Ainsi nous pouvons, malgré notre connaissance limitée de ce monde, comprendre de façon plus intense «la prière que Jésus nous a enseignée.»