L'Officiel-Hommes Levant, October-November, Issue 86

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Levant

Numéro 86 Octobre-Novembre 2018

N°86 – 7,500 L.L.

ET MAINTENANT, ON WAOU ! Joaquin Phoenix, Jean Boghossian, Claude Missir, Roy Dib
















dior.com - 01 99 11 11 ext.592






J AV I E R B A R D E M a n d D E V PAT E L , M A D R I D , 4 p m WAT C H T H E S E R I E S O N Z E G N A . C O M

B E I R U T 6 2 A b d e l M a l e k S t r e e t Te l . 0 1 9 9 1 1 1 1 E x t . 2 2 2

A N T E L I A S A ï s h t i b y t h e S e a Te l . 0 4 7 1 7 7 1 6 e x t . 2 1 8



D E V PAT E L , M A D R I D , 1 1 a m WAT C H T H E S E R I E S O N Z E G N A . C O M

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Levant

N °   8 6 — O C T O B R E N O V E M B R E 2 018

ÉDITEUR

TON Y SA L A ME GROUP TSG SA L Rédaction RÉDAC TRI CE EN CH EF

FIFI A BOU DIB

R É D A C T R I C E E T C O O R D I N AT R I C E

SOPHIE NA H A S Département artistique

D I R E C T R I C E D E C R É AT I O N

MÉL A NIE DAGHER DIRECTRICE ARTISTIQUE

SOPHIE SA FI Contributeurs PH OTO

C A R MEN DE BA ETS, ER IC R AY DAV IDSON, JOR IS TER MEULEN SW IJ TINK , R AYA FA R H AT, TON Y ELIEH RÉDAC TI O N

JOSÉPHINE VOY EU X , L AUR A HOMSI, M A R I A L ATI, M Y R I A M R A M A DA N, NA SR I SAY EGH, PHILIPPINE DE CLER MON T-TONNER R E STYLISME

C A R MEN DE BA ETS I L L U S T R AT I O N E T G R A P H I S M E

M A R I A K H A IR A LL A H, M A R ION GA R NIER Production DIRECTRICE

A N NE-M A R IE TA BET Retouche numérique

FA DY M A A LOUF Publicité et Marketing DIREC TEUR GÉNÉR AL COM MERCIAL ET M ARKETIN G

MELHEM MOUSSA LEM

C O O R D I N AT R I C E C O M M E R C I A L E

STÉPH A NIE MISSIR I A N C O O R D I N AT R I C E M A R K E T I N G

M AG A LY MOSL EH, NOOR M ER EBY Directeur Responsable

A MINE A BOU K H A LED Imprimeur

53 DOTS DA R EL KOTOB


#CIAOBYTODS


Direction Directrice de la publication, Marie-José Susskind-Jalou Gérants, co-présidents des boards exécutif et administratif Marie-José Susskind-Jalou et Maxime Jalou Directeur général, directeur des boards exécutif et administratif Benjamin Eymère Directrice générale adjointe, membre des boards exécutif et administratif Maria Cecilia Andretta (mc.andretta@jaloumediagroup.com) Assistantes de direction Seti Kheradmand (Marie-José Susskind-Jalou, s.kheradmand@jaloumediagroup.com) et Pascale Savary (Benjamin Eymère, p.savary@jaloumediagroup.com)

Directeur de création Aldo Buscalferri aldobuscalferri@gmail.com

Rédactrice en chef mode Anne Gaffié

Photographes Giasco Bertoli Luc Coiffait Philippe Fragnière Nik Hartley Nicolas Kuttler Tommaso Mei Randall Mesdon Paul Scala Florent Tanet

Rédacteur en chef horlogerie Hervé Dewintre

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Auteurs Eugénie Adda Hubert Artus Yamina Benaï Adrian Forlan Jean-Pascal Grosso Pierre-Olivier Marie

Rédacteur en chef magazine Baptiste Piégay b.piegay@jaloumediagroup.com

Chef de rubrique photo Pascal Clément p.clement@jaloumediagroup.com Secrétaire générale de la rédaction Françoise Emsalem f.emsalem@jaloumediagroup.com Secrétaire de rédaction Emmanuel Caron Directeur de la production Joshua Glasgow j.glasgow@jaloumediagroup.com Stagiaire Dora Chouaïeb www.lofficiel.com Félix Besson

(caradisiac.com)

William Massey Thibault de Montaigu Laurent-David Samama Jack Sunnucks Bertrand Waldbillig Rex Weiner Traducteurs Héloïse Esquié Cédric Laborde Consultant à la création Pablo Arroyo L’Officiel Hommes + Directeur de création Pablo Arroyo Directeur mode Jérôme André Directrice artistique Francesca Occhionero

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Édité par LES ÉDITIONS JALOU SARL au capital de 606 000 € — Siret 331 532 176 00087 5, rue Bachaumont, 75002 Paris. Téléphone : 01 53 01 10 30 — Fax : 01 53 01 10 40 L’Officiel Hommes is published monthly — Total : 8 issues, by les Éditions Jalou including L’Officiel Hommes+ published twice a year – March and October

Édité par les Éditions Jalou SARL au capital de 606 000 € représentée par Marie-José Susskind-Jalou et Maxime Jalou, co-gérants, filiale à 100 % de la Société Financière Jalou SAS Siret 331 532 176 00087

Fondateurs GEORGES, LAURENT et ULLY JALOU † Directrice de la publication Marie-José Susskind-Jalou



Sommaire 44

L’édito

46

News

58

Art et mode, le flirt du siècle

60

Tendances

66

La confrérie des gros bonnets

70

Être Hermès

72

La bonne paire

84

Les nouveaux codes du travail

92

Senteurs d’automne

96

Saint Laurent l’exception qui confirme le règne

100

M. Finnegan Oldfield

108

La mode masculine comme vous ne l’avez jamais vue

118

M. Adam Naas

130

M. Joaquin Phoenix

140

Les formes de la liberté

144

La vie sublime

158

Brûler pour révéler

162

Vitra nous parle d’enfance, d’élégance et d’éléphants

166

Ce noir-Koudelka

170

Le semeur de perles

174

Tout sur Gio Ponti

178

Nouman Issa, peintre sans couleurs

180

La jeune garde libanaise à Maison & Objet

186

« Il faudrait distribuer des préservatifs pour lutter contre la surpopulation »



196

L’harmonie selon Missir

200

EpS, l’inoxydable figure du graff libanais

204

Goutte suspendue et géométrie sensorielle

206

L’archi-historien

210

Si vivant, si mort, si tendre

214

Kaloustian, si près de l’âme

216

Ma ville en jouet

218

La magie des beaux livres

220

Berlin : le mur (du son) tient encore debout

226

Le « Déjeuner » particulier de Lucien Bourjeily

230

Google : l’art comme moteur de recherche

236

Karim Rahbani, le cinéaste du clan

238

Generics, l’oreillette personnalisée imprimée en 3D

242

Jad Ghosn entre vagues et vent

246

Shooter comme on rêve

250

Le sorcier de Savoie

254

De farine et de temps

256

Du Poké et du bol

258

Une évasion dans la ville

260

Fermiers urbains

262

Chez soi, chez Sarah

264

Tony Sfeir ouvre Beit Jabal

266

Adresses

268

Pas de bande à part



ÉDITO Par Fifi Abou Dib

Et maintenant, on waou ! Beyrouth était, en septembre, la ville où il fallait se trouver. Toujours se battant contre ses propres moulins à vent, toujours baignant dans son jus saumâtre et son chaos irrésolu, la capitale libanaise n’en affichait pas moins une flamboyance digne des métropoles les plus glamour de la planète. Les foires d’art et de design contemporain Beirut art fair et Beirut design week, avec un nombre croissant de visiteurs locaux et étrangers, avaient déclenché une dynamique vertueuse en créant une lame de fond qui avait parcouru toute la ville, entre vernissages pléthoriques et soirées euphoriques. Ce grand frisson, cette parenthèse magique, seule pouvait les provoquer une grand’messe de la créativité. Dont acte. Dépoussiérés, exorcisés, des lieux où longtemps nul n’a songé mettre les pieds, comme l’immeuble de L’Orient au centre-ville, muré depuis le début de la guerre de 15 ans, ou le Grand Hôtel de Sofar, symbole saccagé de l’âge d’or, ou la Foire Rachid Karamé de Tripoli, émouvant projet interrompu d’Oscar Niemeyer, ou la Citadelle de la capitale du nord où ne s’aventuraient que quelques rares touristes, ont été ouverts au public à la faveur de fascinantes expositions. En quelques jours, notre regard sur ce pays qui nous semble si souvent boudé par les dieux a changé. De désabusés, nous avons vibré pour les créations exceptionnelles des artistes et designers libanais. De perdus, nous avons retrouvé la détermination de qui sait exactement où il va. De divisés, nous nous sommes croisés marchant dans la même direction. Et si l’art était la solution ? Ce nouveau numéro masculin de L’Officiel Levant vous en donne la preuve, et l’exposition Albert Oehlen, ouverte à la Fondation Aïshti le 21 octobre, le confirme.

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NEWS Par F.A.D ART NUB, GUÉRIR ET RÉCONCILIER PAR L’ART Encore un centre d’art à Beyrouth, mais trop n’est pas assez quand il s’agit de créer une vaste dynamique destinée à apaiser le plus grand nombre d’esprits. Art Nub Beirut, plateforme d’enseignement des arts plastiques, de la photo, du théâtre expérimental et de l’histoire de l’art créée par Gaby Maamari et Nayla Yared, se propose de révéler à chacun l’artiste enfoui en lui et, partant de là, promouvoir le patrimoine artistique libanais et rapprocher les communautés. Art Nub Beirut 85 rue Elias Medawar, immeuble Abou Jaoude, 2eme étage, Achrafieh, +961 3 376 626

L’ESPRIT DE CHÂTEAU Le style, tel le rythme nouveau mais naturel d’un poème, résulte du croisement habile des canons familiers de l’élégance traditionnelle et d’une inspiration moderne, faisant fi des conventions. Ces lignes à la fois authentiques et contemporaines distinguent les créations Brunello Cuccinelli, une marque si ancrée dans le patrimoine italien que son quartier général est logé dans un château du 14e siècle sur les hauteurs de l’Ombrie. Là se tissent les plus beaux cachemires, soies et cotons dans les palettes les plus délicates, pour donner une élégance nouvelle à l’esprit casual. Brunello Cucinelli Aïshti, 71 Rue El Moutrane, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 99 11 11 ext.120-121 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.220

On se souvient de son exposition Fields of space donnée à la galerie Marfaa, au port de Beyrouth. Empreintes de cire bleue qui rendait sensible le poids des conteneurs déchargés, relevé de l’activité portuaire sur plusieurs années, mettant en évidence les périodes de guerre, et autres traces pertinentes d’une vie en marge de la vie. Caline Aoun, désignée Artiste de l’année 2018-19 par la Deutsche Bank, vient d’achever sa résidence berlinoise pour présenter, au MAXXI de Rome, son nouveau travail intitulé « Seeing is believing ». Toujours portant sur l’espace, la disparition et la trace, cette nouvelle installation dénonce la fragilité de l’encre supposée préserver les documents. Des murs en papier de riz saturés d’encre noire s’effacent jusqu’à la disparition. Ailleurs, une fontaine d’encre ressuscite la matière disparue. Une méditation sur la fragilité de la mémoire par l’une des artistes les plus brillantes de sa génération. Libanaise qui plus est. Marfa’ - Art-O-Rama Marfa’ contemporary art gallery, Beyrouth, +961 3 020 636, www.marfaprojects.com 46

Photos DR

VISIBILITÉ DE L’INVISIBLE


VISIBILITÉ DE L’INVISIBLE Albert Oehlen, « l’Artiste des artistes » est au cœur de l’exposition de rentrée de la Fondation Aïshti. Ouvrant la quatrième saison artistique de la jeune mais éclectique Fondation, Oehlen y expose en solo un ensemble de toiles sous l’intitulé « Trance », mises en miroir avec des œuvres de sa propre collection et de la collection Aïshti, sélection pour laquelle il a joué le rôle de commissaire. Tandis que se poursuit son exposition « Cows by the water » au Palazzo Grassi, à Venise, le géant allemand de la peinture contemporaine abstraite et conceptuelle privilégie Beyrouth et plus précisément la magnifique structure créée par David Adjaye au nord de la ville, en bord de mer, pour y présenter son œuvre déroutante. Un événement prestigieux qui, comme son thème l’indique, promet une expérience extra-sensorielle entre musique, sons, collages, peinture et projections. Albert Oehlen Albert Oehlen, « Trance », ouverture le 21 octobre, Fondation Aïshti, Antélias, +961 4 717 716

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DES CIVILISATIONS ET DE LEURS EFFONDREMENTS SUCCESSIFS Musée en devenir, le BEMA (Beyrouth Musée des Arts) n’a pas encore entamé la construction de son site qu’il multiplie les initiatives et se creuse une belle place dans le paysage culturel libanais. Ainsi de sa dernière exposition « Cycles of collapsing progress », une installation grandiose dirigée et commissionnée par Karina el Helou, mettant en miroir les œuvres d’artistes libanais et mexicains dans les sites les plus emblématiques de Tripoli, la capitale du nord. Entre la Foire Rachid Karamé, avec son ensemble de petits édifices conçus dans les années 1960 par Oscar Niemeyer, et la citadelle où se superposent les traces de plusieurs vagues de conquêtes, les artistes illustrent par leur œuvres la dynamique du progrès, à la fois linéaire et heurté. Cycles Of Collapsing Progress Foire Rachid Karamé et Citadelle, Tripoli, www.bema.museum

UN PEU DE BLEU POUR L’HIVER Trois ans qu’elle arpente la Corniche de Beyrouth et photographie de manière quasi obsessionnelle sa faune urbaine et son unique paysage : la mer, le ciel et leurs infinies nuances de bleu. Carla Henoud, journaliste culturelle et photographe venue de la publicité, est avant tout une storyteller dont les récits du réel irriguent les prises de vue et inversement. Dans la pléthore de clichés volés ou consentis sur ce grand balcon de la ville qu’est la Corniche, elle en a retenu 130 pour leur pertinence. Réunis dans un magnifique album, ils racontent, entre couleurs et mots, l’histoire d’une dynastie de marchands de jus de fruits dont, en véritable documentariste, Henoud relate les heurs et malheurs sur trois générations. « Le chariot de Farah » est avant tout un récit visuel qui restitue le bleu de l’été révolu au cœur de l’hiver qui arrive. Précieux. Le chariot de Farah, signature le 18 octobre et exposition jusqu’au 20 novembre au showroom Maison Rabih Kayrouz, quartier du Port, Beyrouth.

Caline Aoun Exposition « Deutsche Bank’s “Artist of the Year” 2018/2019 » , du 28 Septembre au 18 Novembre 2018, www.maxxi.art, www.art.db.com, www.db.com/italia, www.caline-aoun.com;

Pour sa dernière collection après 17 ans à la direction artistique de Burberry, Christopher Bailey s’est offert un voyage éclair dans le temps, nous emportant d’une silhouette à l’autre dans une incroyable spirale créative à travers les couleurs et les formes de nos meilleurs souvenirs. L’homme qui aura marqué l’histoire de la mode par le dramatique dépoussiérage qu’il a effectué dans la vénérable maison britannique, a multiplié les citations et les codes des années 1980-90, amplifiant ici les épaules, versant là du fluo à plein tube et célébrant l’arc-en-ciel dans tous ses symboles et nuances. Une collection qui fait du bien. Burberry Burberry, Rue Allenby, Beirut Souks, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 911 111 ext.455 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.216 48

Photos DR

COMME UN VOYAGE DANS LE TEMPS



DIOR, UN PEU PLUS LOIN « Pour cette collection, j’ai poussé l’héritage de M. Dior un peu plus loin que d’habitude », révèle Kris Van Assche, le directeur artistique de Dior Homme. L’automne hiver 2018-19 de l’enseigne de luxe parisienne, subliment incarné par Robert Pattinson, décline un vestiaire contrasté entre un aspect formel et un côté sport. Les années 90, qui ont marqué pour Kris Van Assche sa prise de conscience du style et du vêtement, sont très présentes dans cette collection qui cite les sombres « New Romantics » autant que les frais « Club Kids » de l’époque, avec un superbe nouvel imprimé tatouage qu’on porterait bien avec des cheveux ras et un petit piercing. Dior Homme Aïshti, 71 rue El Moutran, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 99 11 11 ext.120-121 Aïshti by the Sea, Antelias, L1 T. +961 4 717 716 ext.224

LE BONHEUR EST DANS LA VALISE

Pourquoi faire minimaliste quand on peut faire excessif, excessivement joyeux, pailleté, généreux, opulent, en un mot royal ? Ce n’est pas le tandem Dolce & Gabbana qui dira le contraire. La collection automne hiver 2018-19 de la griffe qui plonge ses racines dans le passé féerique de la Sicile frappe fort avec des broderies déjantées et des paillettes tout partout. Une bonne claque à la morosité. Dolce & Gabbana Dolce & Gabbana, 146 rue El Moutrane, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 99 11 11 ext.555 Aïshti by the Sea, Antelias, Level 1, +961 4 717 716 ext.219

Quiconque a jamais voyagé avec une mauvaise valise connaît l’importance d’un bagage approprié, tant pour la mobilité et le confort que pour l’efficacité en terme de protection des objets et vêtements indispensables qu’on transporte. Tumi l’a compris et décline pour le voyageur fréquent comme pour le vacancier ces bagages ultimes qui font une vraie différence. Déclinés dans de nouvelles options, l’élégante ligne Ashton, la moderne et intemporelle Harrison, ainsi que les accessoires Province contribuent à faire de vous un enfant de l’air heureux et léger. Tumi Aïshti, Aïzone, 71 rue El Moutrane, Centre-ville, Beyrouth, L4, +961 1 99 11 11 ext.232 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.236 50

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MORE IS MORE


COMME AU CINÉMA Célébrant la fusion de toutes les cultures, notamment à travers les grands moments du cinéma, Kenzo présente pour l’automne hiver 2018-19 une collection masculine qui met à l’honneur des hommes de caractère. Imprimés classiques et motifs audacieux, couleurs dissonantes et silhouettes carrées, pantalons skinny et trench en coton ciré, bombers surdimensionnés et pulls à effet usé, toute une panoplie qui ne passe pas inaperçue. Kenzo Kenzo, rue Fakhry Bay, Beirut Souks, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 99 11 11 ext.590 Aïshti by the Sea, Antelias, B1, +961 4 717 716 ext.104

HERMÈS BEYROUTH, LA MÉTAMORPHOSE Neuf mois de travaux et un résultat qui dépasse en élégance toutes les espérances des aficionados impatients de découvrir le nouveau décor de la boutique Hermès Beyrouth. Sans altérer l’esprit des lieux, l’espace s’est élargi et les murs ont été reculés jusqu’à laisser place à 300m2 de beauté pure, entre sols en terrazzo blanc cristallisé, relevé de traces d’or, mosaïque signature, murs réchauffés d’un habillage de merisier, séparations transparentes permettant une communication entre les différentes sections de la boutique, salon privé feutré comme un boudoir. La boutique Hermès Beyrouth, à la fois familière et différente, offre une nouvelle expérience d’immersion dans l’univers de la marque de qualité. Hermès Hermès, Bab Idriss, Beyrouth, +961 1 999 710 51


PATRIMOINE CONTEMPORAIN Très remarquée lors de la Beirut design week, « Mawsam», la griffe de meubles et objets de créateur lancée par l’architecte Ziad Abi Karam en 2017, présentait une nouvelle collection entièrement artisanale de paravents et fauteuils à bascule marquetés. Les motifs de marqueterie sont inspirés du patrimoine historique du Liban, mosaïques et ornements de palais, d’églises et de mosquées. Les matériaux, chaleureux et organiques, entre bois, marbre et cuivre, semblent vivants tant le travail de la main y apporte de singularité. Astucieux et ludiques, les meubles révèlent leur jeu à l’usage, notamment ces fauteuils qui se transforment, en un tournemain, en rocking-chairs ou en chaises longues à ottomanes, et ces paravents qui révèlent des miroirs. Exquis. Mawsam Mawsam Design, +961 3 861 968, www.mawsamdesign.com

C’est dans les salles de verre et d’acier de l’université Bocconi, l’une des meilleures d’Italie, recouverts de fausse neige, que Zegna a présenté en janvier dernier sa collection automne hiver 2018-19. Tout un symbole, s’agissant d’une ligne à la croisée de la technologie et de l’organique, avec des matières de plus en plus sublimes, entre alpaga brossé, mohair et cachemire. Les grands classiques de Zegna s’autorisent des fantaisies que réclame une nouvelle génération d’adeptes, entre manteaux longs sur pantalons resserrés à la cheville à porter avec des chaussures montantes, blousons de cuir et doudounes moelleuses. Confort douillet et modernité élégante sont les maîtres mots de cette enseigne qui incarne le luxe masculin. Le service Zegna sur-mesure, disponible à Beyrouth une fois par saison, a pourtant reçu en septembre dernier des commandes de la part d’une clientèle féminine avertie. Du jamais vu, mais comment ne pas s’y attendre ! Ermenegildo Zegna Ermenegildo Zegna, 62 rue Abdel Malek, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 99 11 11 ext.222 52

Photos DR

NEC PLUS ZEGNA


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1 4 9 S A A D Z A G H LOUL S TRE E T, NEXT TO AÏSH TI DO WNTO WN T. 01 99 11 11 EXT. 525 A Ï S H TI B Y TH E SEA, ANTEL IAS T. 04 71 77 16 EXT. 233




ART ET MODE, LE FLIRT DU SIÈCLE La mode a toujours eu ce petit pincement au cœur d’être considérée comme un art mineur, même par ses plus fidèles officiants. Fantaisie ancrée autant qu’on peut l’être dans l’éphémère, passagère par nature, elle rêve de s’inscrire dans la durée, de marquer l’histoire. D’où son flirt éhonté avec l’art, le grand.

Comment oublier l’incroyable robe de plage à imprimé homard dessinée par Salvator Dali pour la collection Schiaparelli haute couture été 1937 ? Un homard géant parsemé de persil sur une jupe en organdi blanc ! L’artiste aurait même ajouté de la mayonnaise si la créatrice l’avait laissé faire… Jusque là tout allait presque bien, si ce n’est que la bête s’allongeait exactement entre les jambes du modèle, et que celui-ci figurait au trousseau de 18 robes Schiaparelli commandé par Wallis Simpson pour son mariage avec le Duc de Windsor. N’étant pas à un scandale près, Wallis Simpson se laissa photographier dans Vogue, par Cecil Beaton, avec le crustacé mal placé. On se souviendra aussi du chapeau chaussure, par le même Dali, et des lunettes en spirale, l’une en métal doré et l’autre en cuir rose shocking réalisées par Man Ray pour Schiap’ en 1936, ainsi que de nombreuses autres associations notamment avec Léonor Fini. Les collaborations loufoques d’Elsa Schiaparelli avec les grands artistes de son temps ont largement contribué à sa gloire et ouvert la voie à une tradition (sans doute inaugurée avant elle par Paul Poiret qui faisait dessiner ses imprimés par Raoul Dufy), qui a fait de l’art et de la mode un couple aussi morganatique qu’infiniment séduisant. Après une période sans fusions éclatantes entre les deux univers, Yves Saint Laurent relance la tendance dans les années 1960 avec ses célèbres robes Mondrian et autres hommages à Picasso, Braque ou même Van Gogh. C’était bien audacieux quand on pense que, 10 ans plus tôt, Cecil Beaton photographiant des modèles devant l’œuvre de Jackson Pollock, avait été accusé de ravaler les icônes de l’expressionnisme abstrait au rang de « papier peint ». Qui profite à qui dans ces liaisons dangereuses ? Sans doute la mode

y trouve-t-elle son compte en se bonifiant en tant que phénomène culturel. Quant à l’art, il ne semble pas malheureux d’être véhiculé par un support populaire, de sortir des musées et de se mettre à la portée du plus grand nombre. Une association gagnant-gagnant qui connaît un retour de flamme depuis plus d’une dizaine d’années, convoyée notamment par les premières collaborations de Marc Jacobs avec Takashi Murakami pour Louis Vuitton, suivies de bien d’autres et culminant avec le succès fulgurant d’une ligne Yayoi Kusama. La collaboration de la mode avec les grands photographes est la plus naturelle. Ainsi, cette saison automne hiver 2018-19 est-elle notamment marquée chez Burberry par une collection réalisée avec pour co-directeur artistique Gosha Rubchinskiy. Le photographe et chantre de la mode postsoviétique (avec Demna Gvasalia dont il fait partie du collectif Vetements), a créé pour la marque so british une collection capsule avec des duffle coats surdimensionnés, des chemises en flanelle à motif tartan, et des trench déconstruits reconstruits. Calvin Klein de son côté, fort du succès de son offre sous-vêtements, orne ces derniers de visuels sexy consentis par la fondation Andy Warhol. Gucci, pour sa part, poursuit sa collaboration avec Ignasi Monreal, le peintre néo-breughelien, surréaliste, naïf et joyeusement déjanté dont l’œuvre épouse avec poésie l’univers d’ Alessandro Michele, le directeur artistique de la marque. Entre les T-shirts Loewe illustrés par David Wojnarowicz, la capsule Louis Vuitton de sacs animaliers et imprimés félins par Grace Coddington, la collection Prada révolutionnée par The Female Comic Book Gang, et jusqu’aux simples sneakers Vans illustrées d’œuvres de Van Gogh, l’art et la mode n’ont aucun souci à se faire. Il y en aura toujours un pour repêcher l’autre. 58

Photos DR

focus Par F.A.D


Prada

Loewe

Louis Vuitton

Gucci

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À Carreaux

tendances Par Marion Garnier Burberry

L’homme est un fauve urbain à taches géométriques. Régulièrement, les carreaux reviennent, mais cet hiver ils effectuent un retour aux sources, plus serrés, plus vintage, avec des coloris passés, un peu Bauhaus. Motif tribal contemporain par excellence, le carreau séduit par sa force visuelle. Frileux des yeux s’abstenir.

Off-White

Missoni Saint Laurent

Hermès Burberry

Dolce&Gabbana

Gucci

Alexander McQueen Saint Laurent

Prada

Fendi

Prada Burberry

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Gucci

Photos DR

Gucci



Anti-Panurge Bergers des villes contre pasteurs des champs. Ici la bête se fait douce, domestique, enveloppante et familière. Blanche comme l’innocence, douillette comme la tendresse, la peau de mouton, recto ou retournée, symbolise aussi le chef éclairé qui sait où il va et où il entraine ceux qui comptent sur lui.

Hugo Boss

Balenciaga

Gucci

Calvin Klein Dsquared2

Saint Laurent Calvin Klein

Gucci

Burberry

Dsquared2

Off-White

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Saint Laurent Photos DR

Prada


YIIIII-HA ! Au milieu du 20e siècle, l’or noir ayant ouvert les vannes d’une économie florissante et diversifiée, le conseil qu’on donnait aux jeunes ambitieux était : « Go West, son ». Si, aujourd’hui, l’Est a bien davantage à offrir, le mythe est tenace et la panoplie du cow-boy demeure le fantasme N°1 du nouveau golden boy. On a tous dans la tête des chevaux sauvages à dompter.

Gucci

Diesel Calvin Klein

Dolce&Gabbana

Emporio Armani

Dsquared2

Dsquared2

Saint Laurent

Dsquared2

Coach Tom Ford Saint Laurent

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Calvin Klein


Il est où le sommet ? Pas une pub adressée à la population masculine qui n’ait pour cadre la jungle en été et la haute montagne en hiver. Privé de terra incognita, notre planète ayant été passée et repassée au peigne fin des explorateurs et des satellites, l’homme ne renonce pas pour autant à l’instinct de conquête. Les sommets restent inaccessibles. Autant s’équiper.

Saint Laurent

Burberry

Gucci Calvin Klein Prada

Dsquared2 Gucci

Dsquared2

Louis Vuitton

Moncler

Off-White

Prada Alexander McQueen

Diesel 64

Photos DR

Valentino


etro.com #FaithfulToLoveAndBeauty

AÏSHTI BY THE SEA, AÏSHTI DOWNTOWN, AÏSHTI VERDUN


LA CONFRÉRIE DES GROS BONNETS On est du bonnet comme d’autres de la casquette ; de la cravate comme d’autres du foulard. Les accessoires ont leurs sectes, nous sommes le « i », ils sont le point.

FENDI.

accessoires Photographie Raya Farhat Direction artistique Sophie Safi

GUCCI.

PALM ANGELS

DSQUARED².

GUCCI

CANALI.

DOLCE & GABBANA

GUCCI

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BURBERRY

OFF-WHITE

ERMENEGILDO ZEGNA

STONE ISLAND

PRADA

VALENTINO

CORNELIANI

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OFF-WHITE

CANALI.

BOTTEGA VENETA

DSQUARED².

BRUNELLO CUCINELLI

ERMENEGILDO ZEGNA

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ERMENEGILDO ZEGNA


The new A-Class. Sensational like you.

Tel: 1536


ÊTRE HERMÈS Encore et toujours ces palettes somptueuses, véritables gourmandises pour l’œil assoiffé de beauté. L’homme Hermès, cet hiver, se pare d’une touche de surréalisme avec des chandails où s’étalent des paysages de montagne et de neige stylisés ou des manteaux rigoureux à boutonnage simple, qui recréent l’ambiance des films noirs des années 1940 à 1950. De la densité, de l’intensité, de l’émotion et des matières à mourir de bonheur.

Pull ras du cou en cachemire Endless Road cobalt. Chemise à col montant contrasté en popeline de coton grège. Pantalon à plis en serge de coton compacte vert chrome. Bottines en veau patiné noir. 70

Photos DR

style Par F.A.D


Manteau croisé en double laine compacte taupe à détail cuir. Pull à col roulé en laine tweed et rayures rouge Hermès, détails contrastés. Chemise à col souple ouatinée en popeline de coton quartz.Pantalon à plis en veau grainé noir. Bottines lacées en veau moka. 71


LA BONNE PAIRE accessoires Photographie Tony Elieh Direction artistique Sophie Safi

Que de guerres perdues à cause de mauvaises chaussures ! C’est dire l’importance stratégique de ce pilier de l’élégance masculine. Mocassin, derby, richelieu, qu’importe. Un pied devant l’autre, marcher c’est déjà conquérir.


Manteau, CANALI. Chemise, CORNELIANI. Pantalon, DOLCE & GABBANA. Chaussures, BRUNELLO CUCINELLI.


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Pantalon, DOLCE & GABBANA. Chaussures, ERMENEGILDO ZEGNA. Page de gauche: Pantalon, CORNELIANI. Mocassins, GUCCI, Chausse-pied ERMENEGILDO ZEGNA.

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Mocassins, HERMÈS.



Mocassins, PRADA.


Chaussures, DOLCE & GABBANA.


Boîte de cirage, CHURCH’S.


Pantalon, DOLCE & GABBANA. Mocassins, CANALI.



Pantalon, CORNELIANI. Mocassins, TOD’S.


LES NOUVEAUX CODES DU TRAVAIL Fortement inspirés par la mouvance streetwear, les accessoires de l’hiver, aussi académiques ou utilitaires soient-ils, rivalisent de logos, de messages et de codes couleur. La meilleure façon d’être ultratendance sans trop en avoir l’air.

accessoires Photographe Jonas Marguet Styliste Romain ValLos Sac “Andy” en velours et cuir, SAINT LAURENT par ANTHONY VACCARELLO. 84


Malette en veau grainĂŠ et croco, DIOR HOMME.

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Valise cabine en polycarbonate translucide, RIMOWA x OFF-WHITE.

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Sneakers “WRK” en cuir, toile, daim et scratchs en gomme, PRADA.

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Shopping bag en cuir recouvert de PVC, MAISON MARGIELA. Set designer Eleonora Succi Assistant styliste Adrien Communier

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PRESENTS

A FILM WRITTEN & DIRECTED BY HUMBERTO LEON STARRING MILLA JOVOVICH & JAY ELLIS Available on kenzo.com/theeverything FAKHRY BEY STREET, BEIRUT SOUKS, DOWTOWN BEIRUT — AÏSHTI BY THE SEA, ANTELIAS


SENTEURS D’AUTOMNE La saison froide appelle des senteurs chaudes, poivrées, charnelles. Quoi de plus sensuel que ces épices qui accordent notre peau avec la langueur des brumes dans les sous-bois ?

parfums Photographie Raya Farhat Direction artistique Sophie Safi 92


Eau intense vétiver «Terre d’Hermès», HERMÈS. Page de gauche: Eau de parfum «Intenso», DOLCE & GABBANA. 93


Eau de toilette «Ice», JIMMY CHOO MAN. Page de droite: Eau de toilette «Eau de Cartier», CARTIER. 94


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Saint Laurent l’exception qui confirme le règne première Par Anne Gaffié

Photos DR

Dans les stratégies des grands groupes de luxe, qui se livrent une guerre sans merci, rien ne relève jamais du hasard. Surtout pas lorsqu’il s’agit de présenter une collection, aussi saisonnière soit-elle.

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Le “Macadam Cowboy” selon Anthony Vaccarello pour Saint Laurent, vu lors du défilé new-yorkais de la collection printemps-été 2019. 97


Un show porte toujours bien son nom. Il s’agit de montrer, mais aussi de SE montrer et d’envoyer un message fort aux réseaux, à un instant T, aux quatre coins du monde, avec une synchronisation qui relève presque de la perfection du coup d’envoi d’un mondial de foot. L’ambition de frapper fort est probablement ce qui a poussé le groupe Kering à présenter le tout premier défilé homme d’Anthony Vaccarello pour Saint Laurent, juste avant le commencement des fashion weeks européennes, coupant ainsi l’herbe sous le pied à d’autres marques très attendues. L’événement s’est, qui plus est, tenu hors du circuit bien établi – un peu trop à son goût ? – que sont les places fortes de Milan et surtout de Paris. Et il fut expatrié à New York le temps d’une soirée sur Liberty Island, au pied de la statue de la Liberté. Si ce n’est pas du message subliminal… Une façon très personnelle, à la limite de la provocation, de rappeler que la maison se porte à merveille, avec une progression du chiffre d’affaires annuel qui plafonne toujours à près de 20 %, la plaçant juste derrière Gucci dans le groupe Kering. Il faut bien avouer que l’ouverture du bal fut réussie. Un secret gardé jusqu’à la dernière minute, que seul un affichage sauvage dans SoHo venait trahir. Du vrai “concrete jungle”, comme dirait Jay-Z. Sur les affiches en noir et blanc, on pouvait

lire un message laconique mais allumeur à souhait : “Saint Laurent New York June 6th 2018”. Pas de doute, le défilé, aux décors signés Alexandre de Betak, s’inscrivait d’emblée dans l’histoire de la ville qui ne dort jamais. Normal, lorsque l’on sait que les États-Unis sont un pays cher au cœur d’Anthony Vaccarello, au point qu’il y consacre toute cette collection printemps-été 2019, truffée de références à un “Urban Macadam Cowboy” chez qui on retrouve les pièces clés du vestiaire à succès de Saint Laurent, déclinées avec justesse depuis l’arrivée du créateur il y a deux ans. Mélange de show

off et de cool attitude

Toujours ces silhouettes très élancées du Saint Laurent fin de siècle dernier, avec parfois cette sensation d’étriqué devenue un signe de reconnaissance, ces jeans ultra slim, vestes étroites et épaulées... Mais aussi des références très imprégnées de l’héritage et des archives de l’autre grande époque de la maison, identifiables à l’ampleur et à la légèreté des tuniques en mousseline de soie, à la richesse des broderies, des animal prints, à la profusion précise des accessoires – ceinturons, bijoux et chapeaux en tête. Un mélange de show off et de cool attitude qui continue de faire les riches heures de la maison. So far, so good. 98

4 questions à… Anthony Vaccarello Vous avez présenté votre premier défilé Saint Laurent homme à New York. Ce choix relève-t-il d’une stratégie de positionnement sur le marché du luxe masculin ? Anthony Vaccarello : J’ai toujours aimé l’énergie de cette ville où je viens souvent. J’avais envie de lancer l’homme Saint Laurent dans un contexte dynamique, positif, tourné vers l’avenir. Ce n’est pas tant une volonté de positionnement stratégique qu’une déclaration d’intention symbolique. La date choisie, en amont des fashion weeks masculines, semble confirmer une volonté de singulariser la marque, en frappant fort. C’est l’idée ? Je voulais lancer l’homme avec un vrai événement. J’ai eu le luxe de pouvoir prendre mon temps, et je me sentais prêt. Il est intéressant de créer ses propres codes et de ne pas forcément suivre un calendrier qui ne veut plus dire grand-chose. Depuis votre arrivée chez Saint Laurent en avril 2016, vous avez en deux ans à peine su imposer votre présence. Fut-ce aussi simple qu’il y paraît ? Rien n’est simple. Mais il faut absolument que ça le paraisse ! Saint Laurent est la maison à la fois la plus évidente et la plus compliquée. C’est cette dualité, cette tension, qui fait la marque. Vous n’aviez jamais fait d’homme auparavant. Quelle en est votre approche créative ? Je conçois les collections homme et femme de la même façon. Chacun peut emprunter des pièces dans le vestiaire de l’autre. J’aime cette liberté. Pour moi, la modernité aujourd’hui, c’est cela.

Portrait Collier Schorr / Photo DR

“Rien n’est simple. Mais il faut absolument que ça le paraisse ! Saint Laurent est la maison à la fois la plus évidente et la plus compliquée. C’est cette dualité, cette tension, qui fait la marque.”


Le catwalk, installĂŠ sur Liberty Island, au pied de la statue de la LibertĂŠ.


M. FINNEGAN OLDFIELD 28.06.2018 Qui de mieux que le plus anglais des jeunes acteurs français pour incarner le style “Fancy Brit”, grande tendance de la saison automne-hiver ? Codes repensés, traits accentués, esprit décalé… le traditionnel chic anglais fait peau neuve.

mode Photographe GIASCO BERTOLI Styliste JAMES SLEAFORD

À droite, pardessus en laine à épaules cloutées et pull col rond en cachemire, VALENTINO. 100


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Costume droit en laine à carreaux, HUGO. Boots en cuir, SAINT LAURENT PAR ANTHONY VACCARELLO. Bague perso. 102


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Cardigan en laine mohair brodĂŠe de sequins, chemise oversize en coton rayĂŠ et pantalon en laine et soie, le tout GUCCI. 104


Pull en laine à carreaux, FENDI. Pantalon en crêpe de laine, VALENTINO. Baskets, DIOR HOMME. 105


Propos recueillis par JEAN-PASCAL GROSSO

Parmi la jeune garde des comédiens français, Finnegan Oldfield fait partie du pool des plus suivis et des plus salués. À 27 ans, il revient dans Le Poulain, très bonne comédie sur le milieu de la politique, loin des clichés pour piliers de comptoir. Et continue vaillamment une carrière à choix multiples. Avec Le Poulain, de l’auteur de BD Mathieu Sapin, vous passez à une comédie enlevée et mordante. Est-ce une montée en grade ? Finnegan Oldfield : En tout cas, ça a été un énorme plaisir. Jusqu’à présent, j’ai eu le plus souvent affaire à des sujets dramatiques. D’un coup, je tombe sur un auteur de BD qui tourne son premier long. Avec une comédie, je peux plus facilement me lâcher. C'est une vraie bouffée d’air, même si le tournage a été assez intense. Je suis quasiment dans tous les plans du film.

Le Poulain raconte l’ascension d’un jeune professeur dans un milieu qui lui est inconnu : la politique. Est-ce votre cas ? La politique, je l’ai toujours suivie de loin. J’ai même appelé Mathieu Sapin, au début, pour lui dire : “Écoute, je n’y comprends pas grand-chose…” Il m’a répondu que c’était parfait pour le personnage, moins j’en savais, mieux c’était. Pour la préparation du film, j’ai été amené à rencontrer des gens qui, eux, font vraiment de la politique – puisque Mathieu les connaît. Je me suis ainsi retrouvé à une conférence de presse de Stéphane Le Foll, alors ministre de l’Agriculture. J’avais ma petite cravate. Je me demandais vraiment ce que je fichais là. De qui s’inspire-t-on pour un tel personnage ? Les gens de mon âge qui font déjà de la politique, je les ai un peu fuis. J’ai un vieux pote qui anime des émissions de radio avec des politiciens. Je l’ai revu pour qu’il me parle de ce milieu, de ce qu’il pensait du personnage. Et je me suis retrouvé à parler avec François Hollande ! C’était impressionnant. Pour préparer le rôle, j’ai même été coaché pour rejouer le

débat télévisé entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Je me suis entraîné à faire le petit Macron…

de plaisir à travailler, à jouer. Non, ce qui m’angoisse encore, ce sont les rendez-vous, les castings…

Et de quoi avez-vous parlé avec Hollande ?

Deux nominations aux Césars… et vous en êtes toujours aux auditions !

Déjà, c’est dur de ne pas le tutoyer... De quoi a-t-on parlé ? Ah, je ne crois pas à la théorie du complot, mais je lui ai quand même posé la question sur l’attaque du Thalys : le mec chopé par deux militaires américains alors qu’il était en train d’armer une kalachnikov. Ça m’a toujours étonné, ces deux militaires sortis de nulle part… Alors, je lui ai demandé si cette histoire de marines américains là par hasard en vacances à bord du Thalys était vraie. Il m’a assuré que oui. J’imagine que même si c’était faux, il ne me l’aurait pas dit.

Oui, mais c’est mieux comme ça. Lorsque vous arrivez sur le tournage, vous avez déjà essayé le rôle, pris du plaisir, vous sentez que ça va coller. C’est une alternative à “Je te prends dans mon film et on verra bien ce que ça donne.” Pour être sincère, ça, ça vient de m’arriver avec Dans la gueule du requin, d’Emmanuel Hamon. Ça s’est très bien passé. Je dois paraître un peu contradictoire…

Avez-vous l’impression de faire partie de cette catégorie de comédiens vers laquelle les producteurs et les réalisateurs se tournent plus facilement ? Oui. Je dirais presque : “Hélas !” C’est vrai que ce sont souvent les mêmes qui raflent la mise. J’ai des copains comédiens qui en font un peu les frais. C’est un cercle vicieux pour les autres jeunes… Y avait-il un désir de comédie chez vous ? C’était primordial après un film comme Marvin – que j’aime au demeurant. Dans la vie, j’aime rigoler, j’ai grandi avec les Monty Python… La comédie, j’en avais besoin. Et j’espère ne pas m’arrêter là. J’entame une comédie à sketchs assez poussée qui, pour l’instant, s’intitule Smiley. Vous rêvez-vous en grand acteur populaire ? Je peux passer pour un être “réfractaire”, j’aime en fait toutes sortes de gens, quel que soit leur milieu. Je ne suis pas snob. Ainsi, je respecte Dany Boon pour son cinéma. Je ne veux pas qu’on m’enferme dans une case “auteur”. Je veux jouer pour tout le monde. Comment êtes-vous avant un tournage ? Un peu anxieux. Il y a eu une longue attente entre Marvin et Le Poulain. Je n’ai pas enchaîné les rôles ces dernières années. Les tournages me manquaient. C’est pour cela qu’aujourd’hui je prends beaucoup 106

Revenons à votre réaction désopilante lors de la dernière soirée des Césars. Le Huffington Post écrivait : “Finnegan Oldfield, déçu, laisse éclater sa colère… oubliant qu’il était filmé !” J’étais avec ma petite sœur à la cérémonie. Ce sketch – une scène de Friends à la base – m’avait toujours fait marrer et je rêvais de le refaire. Au dernier moment, un peu pour la chambrer, je me suis lancé en pensant que ça ferait rire deux, trois personnes dans la salle. Dix minutes après, je reçois un mail de ma mère avec, déjà, un article de 20 Minutes : “Un acteur vexé laisse éclater sa colère”. Je montre ça à ma sœur, elle devient écarlate. Là, je commence à me dire que j’ai peut-être fait une connerie. Et je vois que ça défile sur Twitter… La foudre s’était abattue sur ma tête, c’était assez drôle ! Le lendemain, les mêmes qui m’avaient décrit comme un monstre sortaient des articles sympas : “En fait, c’était une blague, on avait compris…” Pour fuir un tel ramdam, où trouvezvous refuge ? Je n’ai pas de permis de conduire, alors je reste dépendant de mes potes, coincé à Paris. Je vais en Angleterre, pas tous les week-ends. Sinon, j’ai un ami qui a une maison de campagne. J’aime bien la cuisine du terroir avec une bouteille de vin. Beaucoup de charcuterie, beaucoup de gras. Tout ça me requinque. Le Poulain, de Mathieu Sapin, avec Finnegan Oldfield, Alexandra Lamy, Gilles Cohen… Sortie en France le 19 septembre.


Pull en jersey de laine rayĂŠ, DIOR HOMME. Pantalon, THE KOOPLES. Grooming Giulio Panciera Assistant styliste Adrien Communier

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LA MODE MASCULINE COMME VOUS NE L’AVEZ JAMAIS VUE L’avenir de la mode masculine se jouerat-il cette année ? Les réformes sans précédent qui secouent le milieu font naître les spéculations en tous genres. En tout cas, la promotion 2019 vise d’office le prix d’excellence.

À chaque rentrée sa réforme. Seulement voilà, cette année, les décisionnaires ne plaisantent pas. En section “mode masculine” particulièrement, où tous les plans de classe ont été revus au début de l’été : les bons élèves

changent de place, l’expatrié revient par la grande porte, les meilleurs espoirs poussent derrière, les majors de promo s’accrochent, et quelques petits nouveaux commencent à faire parler d’eux. Difficile dès lors de comprendre 108

ce qui se passe à la récré, comprenez pendant les défilés. Qui est qui ? qui vient d’où ? va où ? pour y faire quoi ? Exceptionnellement, pour vous aider à y voir plus clair, aujourd’hui, c’est journée portes ouvertes.

Portrait de Virgil Abloh - Fabien Montique

modorama Dossier réalisé par Anne Gaffié, Félix Besson et Adrien Communier


LES NOUVEAUX NOMMÉS

Dans le grand jeu des chaises musicales, ils sont les éléments déclencheurs de la saison, récemment promus à de nouvelles fonctions, parfois à la surprise générale. Un changement de classe qui bouscule indéniablement le mikado de la mode.

Pour le press kit de son premier défilé Louis Vuitton, Virgil Abloh a imaginé un glossaire (cf. à gauche, sa définition à la lettre D du mot designer) ainsi que des mappemondes, clin d’ œil aux origines internationales de ses mannequins.

Virgil Abloh chez Louis Vuitton

À 37 ans, ce natif de Chicago est partout. Architecte de formation, il devient conseiller créatif pour Kanye West, à seulement 22 ans, avant de lancer son propre label, Off-White, en 2013. Véritable hyperactif de la création, il enchaîne les collaborations avec de grands noms comme Ikea… ou Nike, marque pour laquelle il s’est récemment réapproprié avec brio dix modèles emblématiques de sneakers. Touche-à-tout insatiable, Abloh attire l’attention de Louis Vuitton et prend la tête de la direction artistique homme en mars dernier. Fin juin, il présente son premier défilé sur un catwalk arc-en-ciel. D’emblée, ses silhouettes annoncent le début d’une nouvelle ère pour la marque au monogramme. Reconnu pour réconcilier la rue et le luxe, le nouvel enfant terrible de la mode n’a pas fini de faire parler de lui. A.C. 109


LES NOUVEAUX NOMMÉS

Kim Jones chez Dior Homme De Louis Vuitton à Dior Homme, il n’y a qu’un pas. Après sept années passées à la tête des collections masculines du premier, Kim Jones reprend les rênes de Dior Homme à la suite de l’annonce du départ de Kris Van Assche en mars dernier. Premier défilé trois mois plus tard et énorme succès pour l’Anglais, qui a été parmi l’un des premiers à faire de l’œil au streetwear (c’est lui qui a signé la collaboration Louis Vuitton x Supreme). Devant un parterre de célébrités, Kim Jones offre une collection optimiste et aux antipodes du célèbre costume noir qui a

fait le succès de Dior Homme. Tons pastel, imprimés floraux, ré-interprétation de l’abeille Dior par l’artiste KAWS, bijoux signés Yoon (la cofondatrice d’Ambush, marque de bijoux japonaise que le monde du hip-hop s’arrache) et collaboration avec Matthew Williams, qui réinvente la boucle de ceinture Dior sous le label Alyx (le nouveau fleuron du streetwear haute couture), Kim Jones s’est immédiatement approprié l’ADN de la maison de couture. Affaire à suivre donc. A.C.

Clare Waight Keller chez Givenchy Après avoir fait ses armes aux côtés de Tom Ford chez Gucci, l’Anglaise de 48 ans dépoussière dès 2005 l’image classique de la marque de cachemire Pringle of Scotland. Acclamée par la critique, Clare Waight Keller arrive dans la maison Chloé en 2011 et propulse aussitôt la griffe sur le devant de la scène. Son attachement à la tradition et aux nouveaux codes de la modernité la pousse

vers Givenchy qui la nomme directrice artistique en mars 2017. Première femme à la tête de la maison française, elle y présente depuis l’année dernière des silhouettes simples mais structurées, s’éloignant radicalement de l’héritage imposant de Riccardo Tisci. A.C.

Riccardo Tisci chez Burberry Dans le grand jeu des chaises musicales, c’est la nomination que personne n’attendait. Et pourtant. Plus d’un an après avoir quitté son poste chez Givenchy, Riccardo Tisci se retrouve à la tête de Burberry. Lourde tâche pour l’Italien de 44 ans qui succède à Christopher Bailey, poids lourd de l’industrie qui a su, en dix-sept ans, dépoussiérer l’institution anglaise. Reconnu pour son esthétique dark-goth, Tisci a

fait souffler un vent de modernité sur la maison Givenchy pendant douze ans avec ses imprimés rottweiler, son obsession pour l’Amérique et ses références religieuses. Attendu au tournant chez Burberry, Riccardo Tisci aura la délicate mission de donner un nouveau souffle aux codes de la maison anglaise, qui perdait de l’élan ces dernières saisons. Il y présentera sa première collection mi-septembre. A.C.

Kris Van Assche chez Berluti Perfectionniste au style engagé, cet ancien élève de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers vient d’être nommé à la direction artistique de la maison Berluti. Formé auprès d’Hedi Slimane chez Saint Laurent, le Belge lance en 2004 sa marque à laquelle il donne son nom, faisant la part belle à la culture underground (il l’arrêtera en 2015). En parallèle, il prend la direction artistique de Dior Homme en 2007 où il combine à la perfection l’héritage du tailoring de Christian Dior à son esthétique urbaine. Après plus d’une décennie à la tête de la griffe française, il tire sa révérence sans quitter LVMH… puisqu’il rejoint les rangs de Berluti en avril dernier. Il y présentera sa première collection en janvier 2019, déjà annoncée par une campagne de publicité (ci-dessus) à l’esthétique forte et radicale. A.C.

LA BOMBE

Hedi Slimane chez Céline

LVMH a créé la surprise en janvier dernier en annonçant qu’Hedi Slimane prenait la direction artistique de la maison Céline. Connu pour ses silhouettes longilignes et son style infusé d’éléments rocks, le Français a contribué à renouveler l’image de deux géants de la couture française : Dior Homme de 2000 à 2007 puis Saint Laurent de 2012 à 2016. À chaque fois, l’objectif est le même : il s’agit d’étirer la silhouette et de réinventer un homme à l’allure aiguisée. Entre-temps, Slimane s’éloigne des podiums pendant cinq ans pour se consacrer à son premier amour, la photographie. Personne ne l’attendait chez Céline, et pourtant. Sa nomination en début d’année a fait l’effet d’une bombe… d’autant que le Français lancera une ligne masculine inédite qui sera présentée en même temps que celle de la femme en septembre. A.C. 110

Portrait Hedi Slimane - Y.R / Photos DR

Il est celui que personne n’attendait là, maintenant. Son retour en France et ses facilités à exceller mettent la pression à toute la promo.


L E S J E U N E S S AT E L L I T E S

Déjà bien en place ou tout juste arrivés, ils ont fait leurs preuves et ils ont la niaque. Ce sera difficile de faire sans eux.

Anthony Vaccarello chez Saint Laurent Quoique bien en place depuis deux ans et demi déjà, le jeune Bruxellois, diplômé de l’école de La Cambre, représente à lui seul le deuxième pion tactique du groupe Kering, juste derrière Alessandro Michele chez Gucci. Un sacré défi à relever quand on a tout juste 36 ans, et à peine

dix ans d’expérience professionnelle. Mais il en faudrait bien davantage pour impressionner cet obsédé de mode et ce boulimique de travail qui a débuté dans le métier en lançant sa propre marque. Et qui, de surcroît, a dû succéder à une grosse pointure au poste de directeur artistique

de cette maison de couture mythique. Cela fait beaucoup pour un seul homme, mais il marche à la pression et les résultats sont là, rock et sexy à souhait, comme ses créations. A.G.

laisser place à la nouvelle génération. Formé chez Maison Margiela et Balenciaga, son successeur supervisait jusqu’ici la direction du design chez Céline sous l’égide de Phoebe Philo. Daniel Lee présentera sa première collection en février 2019 à Milan. Le groupe compte sur la jeunesse de son

nouveau directeur artistique pour redonner vie à la marque et l’inscrire dans le vocabulaire des millennials comme cela avait été le cas pour Gucci grâce à Alessandro Michele. A.C.

L’Anglais a notamment travaillé avec Christopher Bailey chez Burberry et Raf Simons chez Jil Sander avant de prendre la tête, entre 2011 et 2014, de la direction artistique de Z Zegna, la petite sœur d’Ermenegildo Zegna. Effronté mais jamais cheap, l’homme Cavalli par Paul Surridge

allie à la perfection l’esprit rebelle de la marque à des coupes minimalistes. Avec son style bien à lui, Surridge fait souffler un vent de fraîcheur sur les imprimés léopard si chers à la maison italienne. A.C.

Daniel Lee chez Bottega Veneta Nommé en juin dernier, ce jeune diplômé de la Central Saint Martins se voit prendre la tête de Bottega Veneta, deux jours seulement après l’annonce du départ de Tomas Maier. Après dix-sept ans de règne sur la maison italienne, le créateur allemand tire en effet sa révérence pour

Luke et Lucie Meier chez Jil Sander Ensemble dans la vie comme au travail, Luke et Lucie Meier n’ont pas à rougir de leur parcours. Elle, après un passage chez Louis Vuitton puis Balenciaga, rejoint Dior avant d’en prendre la direction artistique par intérim aux côtés de Serge Ruffieux (après le départ de Raf Simons). Lui, collaborateur de Supreme pendant huit ans, est à l’origine d’OAMC (le label street qui monte). Rencontre explosive entre l’univers urbain de Luke et la douceur version haute couture de Lucie. Le duo attire ainsi l’attention de Jil Sander, qui cherche à se réinventer, et prend la tête de la maison dès avril 2017. Ils y présentent avec succès leur première collection au mois de septembre suivant, parfait équilibre entre leurs deux univers respectifs. A.C.

Paul Surridge chez Roberto Cavalli Il présentait en juin dernier sa première collection pour homme à l’occasion du Pitti Uomo, événement de référence en mode masculine. Carton plein pour cet ancien élève de la Central Saint Martins, peu connu des néophytes mais qui n’en est pourtant pas à son coup d’essai.

Ce qui amène forcément à se demander où vont aller ceux qui sont en attente d’une nouvelle affectation : Haider Ackermann (ex-Berluti), Felipe Oliveira Baptista (ex-Lacoste) et Tomas Maier (ex-Bottega Veneta). 111


LES INDÉBOULONNABLES

Gucci et Prada restent les maîtres incontestés en matière de créativité. Leurs univers fantastiques, autant sur le podium que dans la salle, marquent les esprits, saison après saison.

Photos DR

Régulièrement cités en exemple comme les meilleurs élèves de leur génération, ils continuent à occuper la place tout en révisant leurs classiques.


LES INDÉBOULONNABLES

Miuccia Prada chez Prada

Depuis maintenant trente ans, la petite-fille du fondateur de la marque en dirige toutes les collections de A à Z. Miuccia Prada a transformé la petite maroquinerie familiale en un empire mondial dont la réputation n’est plus à faire. Cette passionnée d’art prône un design accessible et intelligent, et parvient chaque saison à insuffler l’héritage maison dans ses collections. Elle l’affirme elle-même, ses créations sont des œuvres d’art allant bien au-delà de leur valeur marchande, et son implication dans le domaine via la fondation Prada n’est plus à prouver. Ses collections masculines comptent parmi les plus attendues chaque saison, autant par les professionnels que par la clientèle, preuve du succès indéfectible de la griffe italienne. A.C.

Véronique Nichanian chez Hermès

À la tête des collections masculines de l’institution parisienne depuis maintenant trente ans, Véronique Nichanian a su faire évoluer avec talent la silhouette masculine Hermès. Major de sa promotion, cette ancienne élève de l’école de la Chambre syndicale de la couture parisienne rejoint d’abord les rangs de Cerruti, où elle passera plus d’une décennie à dessiner pour l’homme. En 1988, elle obtient carte blanche pour réinventer la ligne masculine de la marque au carré de soie. Frais et résolument moderne, l’homme Hermès reste le symbole ultime du chic à la française. Véronique Nichanian a su lui faire traverser les époques avec succès puisque les ventes masculines d’Hermès ne se sont jamais aussi bien portées. Reste cependant à Nichanian la lourde tâche d’inscrire ses collections dans une nouvelle ère qui s’annonce, bien loin de l’image sage et rangée qui colle à la peau de l’homme Hermès. A.C.

Dries Van Noten chez Dries Van Noten

On pourrait résumer ses trente ans de carrière en un seul mot : indépendance. Une qualité exceptionnelle de nos jours. Il est l’un des rares designers à ne jamais avoir cédé à la communication publicitaire pour la marque à son nom, et à avoir su garder son entreprise autonome financièrement… jusqu’en juin dernier, où il a cédé la majorité de son capital au groupe espagnol Puig. Le créateur belge, âgé de 60 ans, reste aujourdhui directeur créatif et président du conseil d’administration de sa maison anversoise, créée en 1986. Troisième génération d’une famille de tailleurs, membre du collectif “Les six de l’Académie d’Anvers”, il a marqué le début des années 1990 de sa patte minimaliste, avant de faire un come-back

décisif au milieu des années 2000 avec un style encore plus affirmé, “cérébral”, dit le New York Times, faisant de lui l’un des créateurs les plus marquants de sa génération. Avec une entreprise solide, aux codes très établis et au chiffre d’affaires estimé à plus de 50 millions d’euros par an, il reste l’une des valeurs sûres des années à venir. A.G.

Lucas Ossendrijver chez Lanvin

Chacun de ses défilés est une perfection, et rappelle, saison après saison, que le créateur néerlandais, ancien étudiant aux Beaux-Arts, a été l’un des premiers créateurs de mode masculine à maîtriser parfaitement la symbiose entre streetwear et couture. Une alchimie qui n’a plus de secrets pour lui. L’institution parisienne Lanvin avait vu juste en lui confiant en 2006 le développement de son département homme, où il a tout de suite imposé un style radicalement nouveau, à la décontraction sophistiquée, souple et fluide. Aux antipodes des canons de l’époque et de la silhouette étroite sous influence Hedi Slimane chez Dior Homme, auprès duquel Ossendrijver fut l’assistant pendant trois ans. Aujourd’hui encore, ses collections font unanimement partie des plus reconnues, et ses baskets, qu’il met un point d’honneur à concevoir lui-même chaque saison, sont toujours attendues comme le messie. A.G.

Alessandro Michele chez Gucci

Son nom est sur toutes les lèvres. Il officie depuis bientôt quatre ans chez Gucci, le temps passe vite quand on s’amuse. Atypique, Alessandro Michele ne ressemble à rien que l’on connaisse. Ses collections non plus. C’est à un autre homme, aussi incroyable que lui, que ce Romain de 46 ans doit beaucoup. Marco Bizzari, le CEO de Gucci chargé de relancer la marque italienne en 2015, avait vu juste en lui laissant les clés artistiques de la maison. En coulisses, au studio de création depuis treize ans, il y avait fort à parier qu’Alessandro connaisse bien l’affaire, mais de là à imaginer ce qu’il allait en faire… Nommé responsable de l’ensemble des collections et de l’image, celui qui a récemment été intronisé au classement des “100 personnalités les plus influentes”du Times a réussi un tour de force : relancer les ventes en séduisant les millennials tout en préservant l’ancienne clientèle. En chiffres, cela donne 45 % d’augmentation des ventes en 2017, pour un chiffre d’affaires de 6,2 milliards d’euros. Tout ça dans une sorte de légèreté créative débridée. Lui seul à l’heure actuelle semble détenir la formule magique. A.G.

Silvia Venturini Fendi chez Fendi

Représentante de la troisième génération de la maison italienne fondée en 1925, Silvia Venturini Fendi passe par le département accessoires avant de prendre en 2000 la direction artistique des collections homme. En plein boom de la mode masculine, elle invente un jeune homme à la contemporanéité ludique, et place la marque parmi les plus attendues de la fashion week milanaise. Symbole de l’ultrachic à l’italienne, version 3.0, elle n’a pas son pareil pour détourner les codes de la maison – logos et peausseries en tête – , et créer le buzz à tous les coups. A.C.

Donatella Versace chez Versace

Reine en son royaume, Donatella Versace a repris le flambeau de la griffe italienne en 1997 et dirige depuis la maison d’une main de fer dans un gant de velours. Pas du genre à se laisser impressionner ou influencer, elle est une des rares à avoir su garder une ligne directrice forte, et ça se voit aujourd’hui plus que tout dans ses collections. Jamais l’héritage Versace n’aura été aussi prégnant, fort et, ô surprise, pile poil dans l’air du temps. En remettant au goût du jour tous les codes artistiques chers à son frère Gianni, elle a réveillé la marque d’un coup d’un seul. Vingt ans après, cet engouement que Versace suscite auprès de la jeune génération sonne comme un signe du destin. A.C.

Pierpaolo Piccioli chez Valentino

Diplômé de l’Istituto Europeo di Design, cet Italien a été, pendant vingt ans, la moitié du duo créatif qu’il formait avec Maria Grazia Chiuri (l’actuelle directrice artistique des collections féminines de Dior). Tous les deux ont fait leurs armes chez Fendi, aux accessoires, avant d’intégrer l’écurie Valentino en 1989. Là aussi en charge des accessoires, le duo contribue à moderniser considérablement la marque en l’éloignant de l’image aristocratique qui lui colle à la peau. Après le retrait de Valentino Garavani en 2008, le duo obtient les pleins pouvoirs pour le prêt-à-porter et la couture, et inscrit la marque, alors en difficulté, dans une nouvelle ère. Tous les deux relancent la ligne masculine, qui s’essoufflait depuis quelques années. Moderne, énergique et frais, l’homme Valentino fait désormais partie du paysage mode masculin. En solo depuis 2016, Pierpaolo Piccioli s’émancipe et présente, depuis plusieurs saisons, un homme résolument jeune à l’influence street et sport, traduction littérale de la fascination qu’entretient le créateur pour la culture urbaine et la diversité. A.C.

Sans oublier bien sûr : Dean & Dan Caten chez Dsquared2, Giorgio Armani chez Giorgio Armani, Domenico Dolce et Stefano Gabbana chez Dolce & Gabbana, Paul Smith chez Paul Smith, Alessandro Sartori chez Ermenegildo Zegna.


LES TRUBLIONS

Stüssy ou Medicom Toy… et se définit comme un “vecteur de fusion” entre les cultures occidentale et orientale. Ambassadeur un brin plus streetwear et pointu que la moyenne, Clot revoit et corrige la silhouette du jeune transfuge de la hype, la confrontant aux

influences des grandes mégalopoles mondiales. De New York à Tokyo, de Paris à Bombay, on parle plus ici d’une célébration de l’individu stylé que d’un vestiaire prototypé. Voilà qui est bon signe. F.B.

Cofondée par Sunnery James, plus connu jusqu’alors pour être le mari DJ du top model Doutzen Kroes, la marque néerlandaise fête tout juste sa deuxième saison. Son credo ? Force Republik se veut une alternative vestimentaire quasi artisanale, et promet

des finitions qui riment avec tradition. En présentant pour la première fois sa collection lors de la semaine de la mode homme à Paris, Sunnery James affirmait sa volonté de s’inscrire dans la mouvance de ces nouveaux créateurs désireux de changer les règles du

menswear. Seulement voilà, il était en retard à sa propre présentation, lui préférant les backstages de son ami Virgil Abloh, de l’autre côté de la rue chez Louis Vuitton ! F.B.

En présentant, en janvier dernier, sa première collection à Paris, le créateur américain Spencer Phipps avait une seule idée en tête : créer des vêtements “de proximité”. À l’arrivée, cela donnait un mélange inédit d’inspirations basiques, workwear

et sportswear, infusé aussi de conscience éthique, faisant ainsi la preuve de son militantisme en faveur du développement durable et de la survie de la planète, qu’il défend depuis l’enfance. Toujours à la recherche d’une mode écoresponsable,

créée dans le respect de l’environnement, des matériaux à la fabrication, il rêve de contribuer au changement des mentalités et, qui sait, de générer une nouvelle communauté. Affaire à suivre. F.B.

Myar

Malgré son lourd héritage (il est le fils de Renzo Rosso, entrepreneur à la tête du groupe italien OTB), Andrea Rosso a su voler de ses propres ailes avec la création de sa marque en 2015. Avec pour seul mot

d’ordre “A modern view from the past”, ce passionné de vintage redonne une seconde vie aux pièces militaires qu’il chine personnellement aux quatre coins du monde, et qu’il recycle avec créativité et talent, entre

Pur produit de la scène hype internationale, Matthew Williams est un designer à l’écoute d’une nouvelle génération de consommateurs. Adulé par Kanye West et Virgil Abloh – signe avant-coureur d’un carton programmé –, le Californien

défile pour la première fois à Paris en juin dernier. Selon lui, le vêtement, utilitaire et fonctionnel, est avant tout une manière d’exprimer son individualité plutôt que de se revendiquer d’une communauté. Le groove est un brin alternatif, le casting

Il compte parmi les rares jeunes créateurs français indépendants à avoir ces dernières années rencontré un beau succès d’estime avec ses collections femme. Aussi, lorsqu’il a annoncé l’été dernier la présentation de

sa première collection masculine, tout le monde l’attendait au tournant. Résultat des courses : une carte postale méridionale fidèle aux origines du Marseillais, avec un défilé de “gadjos” rouleurs de mécaniques au fond

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savoir-faire tailleur, haute technologie et écoresponsabilité. Une marque bien de son temps, dont les pièces uniques hybrides sont autant de must have. F.B.

impeccable, et les silhouettes aussi conceptuelles que poétiques. Signe des temps, son approche très personnelle de la mode a déjà séduit Vans, Macintosh ou Nike. F.B.

d’une calanque. Un manifeste un brin cliché, mais qui a le mérite d’être honnête, et à qui l’on souhaite le même parcours auprès d’une communauté déjà acquise à sa cause. F.B. Photo DR

Jacquemus

Phipps

Force Republik

Clot

Dans la lignée des “machines à collab”, Clot fait office de nouveau venu. Fondé par Edison Chen & Kevin Poon, le label accuse pourtant déjà quinze ans d’existence au compteur. Il a travaillé à quatre mains avec Nike, Visvim, Fragment Design, Coca-Cola,

Alyx

Arrivés en cours d’année ou presque, personne ne les avait vraiment vus venir. Facétieux et singuliers, ils revendiquent haut et fort leur volonté de rester en dehors du système.


LES TRUBLIONS

Clot se définit comme “un vecteur de fusion” entre cultures occidentale et orientale.

Kevin Poon, cofondateur de la marque Clot, dans le “souk” de sa première présentation parisienne, en juin dernier.

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Sept acteurs influents du mercato de la mode, spectateurs privilégiés, donnent en exclusivité leur avis sur cette époque épique. Et, accessoirement, répondent à cette question cruciale : la mode masculine est-elle en train de vivre sa révolution ?

“Même si notre métier a toujours été de savoir anticiper les tendances, pour les castings aussi la période est déstabilisante. Tout change à une telle vitesse ! La mode masculine veut aujourd’hui des personnalités. On est déjà loin des mannequins lisses et stéréotypés de la génération précédente. Mixité, diversité, charisme et prestance sont maintenant les motsclés. Ils inspirent les marques, autant qu’elles les inspirent, ce qui est radicalement nouveau. Et, pour un peu que ces garçons soient aussi prescripteurs, influenceurs, alors là c’est tout un nouveau système de pensée, et donc de business, qui se met en place.” Géraldine Nicourt, directrice du booking homme de l’agence Elite

“Je trouve terriblement fascinant que la mode masculine soit aujourd’ hui devenue l’ épicentre du luxe. C’est comme si, après des dizaines d’années de suprématie de mode femme, toute l’attention se portait maintenant sur la création homme et sur ses acteurs. Tout le monde parle de cet effet ‘génération streetwear’, mais je pense que cela va bien au-delà, avec un marché où tout reste encore à faire.”

“Les marques de luxe ont de plus en plus de mal à appréhender et à canaliser l’air du temps. Le phénomène leur échappe. La diversité des médias, l’appétit de la jeune génération… Seules des personnes comme Virgil Abloh ont la recette, et LVMH le sait.” Stéphane Feugère, photographe

“Pour moi, une révolution, quelle qu’elle soit, est toujours une très bonne chose. L’overdose de streetwear qui s’annonce ramènera bien un jour quelque chose d’encore plus chic qu’auparavant. L’idée n’est pas pour me déplaire !” Alexandre de Betak, fondateur du Bureau Betak, producteur d’ événements et de défilés

Lucien Pagès, fondateur du bureau de presse du même nom 116



M. ADAM NAAS 10.07.2018 Personnage à la sensibilité plus qu’habitée, le chanteur parisien a un style, comment dire… très affirmé. Rien d’étonnant donc à ce que les références mode au Love Symbol Prince lui aient plu d’emblée.

mode Photographe Zuza Krajewska Styliste James Sleaford

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Veste et gilet en velours de coton brodé, SAINT LAURENT par ANTHONY VACCARELLO.

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DĂŠbardeur en laine bouillie et pantalon en laine, le tout KENZO. Bijoux perso. 120


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Veste en velours de coton brodé, SAINT LAURENT par ANTHONY VACCARELLO. Foulard perso. Page de droite, veste en laine, ERMENEGILDO ZEGNA. Pantalon en velours et bottines “Matthew” en python SAINT LAURENT PAR ANTHONY VACCARELLO. 122


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Pull en laine brodée, GUCCI. Pantalon en velours, SAINT LAURENT par ANTHONY VACCARELLO. 1 24


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Blouson en satin de soie, THE KOOPLES. Foulard et bijoux perso. Page de gauche, chemise en soie imprimée, LOUIS VUITTON. Pantalon en laine, KENZO. Bottines “Matthew” en python, SAINT LAURENT par ANTHONY VACCARELLO. Tee-shirt, montre et bijoux perso. 127


Propos recueillis par ANNE GAFFFIÉ et ADRIAN FORLAN

Débarqué de nulle part il y a deux ans, Adam Naas, 26 ans, n’est pas près d’y retourner. Cosmique, charnelle… sa musique, une des plus mystérieuses de cette rentrée, est un ravissement. On se laisse bien volontiers envoûter par les volutes harmoniques exhalées par son premier album. Depuis un train (en retard, forcément), il a répondu à nos questions. Rêvez-vous de musique, et si oui, à quoi ressemble-t-elle ? Je ne rêve jamais. Du moins, je ne m’en souviens jamais. C’est d’une tristesse extrême. J’ai l’impression d’être vide d’inconscient. C’est donc doublement triste. J’ai une amie qui rêve très souvent d’Harry Potter. Elle, c’est une chanceuse. Moi, je rêve de vide et de corps flottants. Du coup, la musique c’est une réalité pour moi. Je ne m’en plains pas d’ailleurs. J’ai de la chance. C’est rare que les rêves deviennent réalité, non ? Quelles sont les chansons qui vous rendent heureux ? Ça évolue avec ma définition du bonheur. Quand j’avais 8 ans, j’étais très heureux en regardant Pokémon, alors le générique du dessin animé, c’était l’extase. Vers 14 ans, la recherche de la mélancolie me rendait heureux, alors Morrissey, Lou Reed et leurs amis étaient devenus mes amis. Maintenant, je ne sais plus trop ce qui me rend heureux, alors j’essaie de chercher du bonheur un peu partout.

Que vous est-il arrivé de plus singulier depuis que vous avez commencé la musique ? Mettre au point un stratagème pour m’emparer du fauteuil roulant de Quincy Jones au Montreux Jazz Festival pour le donner à mon manager qui souffre d’un mal de dos ? Lamentable échec. La chanson, art majeur, art mineur ? Art tout court. Vous avez pris votre temps pour publier cet album... Par langueur, lenteur, ou patience ? Je dirais douce langueur, ça sonne bien. C’est joli ce mot, langueur. En revanche, si vous posez la question à mon entourage, ils vous diront certainement quelque chose d’autre. Ne les écoutez pas, croyez-moi : par douce langueur. Privilégier l’anglais pour chanter, c’est pour mettre à distance le poids de la “chanson française” ? Ça n’a jamais été un choix. C’était une évidence. Le français est une langue magnifique. Pleine de subtilités et de caresses. Malheureusement, je ne suis pas très subtil et mes caresses laissent à désirer. Je préfère laisser ça à ceux qui savent le faire et qui s’y prennent magnifiquement bien. Je n’ai pas envie de souiller ma langue chérie. 128

Vos modèles seraient à chercher du côté de Bowie, pour la volonté de se réinventer en de nouveaux personnages à chaque fois, ou plutôt vers le blues, où il n’y a aucun déguisement ? Je suis trop mauvais acteur pour avoir différents personnages et trop bon menteur pour n’être que sincère. Je suis perdu. Je ne sais pas. Cette question était trop dure ! Vous avez, visuellement aussi, ce qu’on appelle “un vrai style”. Pourquoi et comment tant de personnalité dans l’apparence ? Parce que j’ai un cerveau, des envies et un dégoût pour le conformisme. L’air du temps, en matière de créations, vous intéresse-t-il, voire vous inspire-t-il ? Les lundis, mardis et jeudis oui. Les autres jours, j’attends qu’il soit lundi, mardi ou jeudi. Votre mot d’ordre en matière de composition : suivre son instinct ou toujours remettre l’ouvrage sur le métier ? La science n’a pas encore réussi à expliquer l’instinct. Instinct, c’est joli aussi comme mot. Ça semble magique, et j’adore la magie. Sortie de The Love Album le 21 septembre.


Chemise col “Yves”» en soie, SAINT LAURENT par ANTHONY VACCARELLO. Lunettes, TOM FORD. Bijoux perso. Grooming Giulio Panciera Assistant styliste Adrien Communier

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M. JOAQUIN PHOENIX coverstory Auteur REX WEINER Photographe ERIC RAY DAVIDSON

À 43 ans, l’acteur américain ne lasse pas, et ne se lasse pas. Son goût de l’aventure, son talent et son éthique de travail le distinguent sans peine de ses collègues.

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“Dans ‘Les Frères Sisters’, le premier film anglophone de Jacques Audiard, il sera Charlie Sisters, le plus perturbé, le plus instable et le plus violent des deux frères. Avec son aîné, Eli, ils forment un tandem de tueurs engagés sur une mission dans le périlleux Nord-Ouest américain des années 1850, en pleine ruée vers l’or.” “Chaque nouveau projet me terrifie. Et c’est probablement une bonne chose, n’est-ce pas ?” Joaquin Phoenix évoquait le rôle du Joker qu’il venait d’accepter, dans un film qui racontera la genèse du clownesque et flippant ennemi juré de Batman. Créer un tel personnage, même pour un acteur lauréat d’un Grammy et d’un Golden Globe, trois fois nommé aux Oscars et aux Bafta, ne va pas de soi. Du tout. “C’est le moment le plus angoissant”, confesse-t-il, les sourcils froncés, avec la tête de celui qui ne comprend toujours pas comment il a pu surmonter de rudes épreuves, et encore moins comment il affrontera celles à venir. Je l’ai rencontré un matin d’été ensoleillé, après une séance photo, dans un studio d’Hollywood. Rolls Royce y organisait, au même moment, un événement promotionnel pour une de ses luxueuses nouveautés… Phoenix est tout à l’opposé de cet univers. Décrit comme l’un des acteurs les plus doués de sa génération, assis à côté de moi sur le canapé, en tee-shirt, il semble particulièrement bien dans ses pompes. D’ordinaire sur la réserve avec les journalistes, si ce n’est d’humeur combative, il est disposé à révéler un peu de son processus créatif, en prenant soin de ne jamais paraître prétentieux. Des personnages inoubliables “Je n’ai pas de méthode à proprement parler. Je ne sais même pas ce qui fonctionne ou pas”, admet-il. Je crains alors qu’il ne soit pas du tout enclin à entrer dans les détails de sa démarche. Avec quatre films dans les salles entre 2017 et 2018, il ne tient pas en place, et cogite déjà à la suite : créer encore et encore des personnages aussi dissemblables les uns des autres

qu’inoubliables. Dans A Beautifil Day, réalisé par Lynne Ramsay, Phoenix interprète un vétéran de la guerre du Golf, dévasté par son expérience, qui gagne sa vie comme tueur à gages – rôle qui lui a valu un Prix d’interprétation à Cannes, en mai 2018. Dans Marie Madeleine, de Garth Davis, il était un Jésus presque tangible, face à une Marie Madeleine incarnée par Rooney Mara, sa compagne. Et il était enfin un renversant John Callahan dans Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot, devant la caméra de Gus Van Sant racontant l’histoire véridique d’un alcoolique, qu’un accident de voiture laissa paraplégique, confronté à ses démons et à la célébrité inattendue que lui amènent ses dessins et sa nouvelle carrière d’artiste. Dans Les Frères Sisters, le premier film anglophone de Jacques Audiard, il sera Charlie Sisters, le plus perturbé, le plus instable et le plus violent des deux frères. Avec son aîné, Eli, ils forment un tandem de tueurs engagés pour une mission dans le périlleux Nord-Ouest américain des années 1850, en pleine ruée vers l’or. Comment un acteur, né dans une famille créative, qui fait ce métier depuis ses huit ans, partageant sa vie avec une actrice courtisée, réussit-il à à échapper à la tourmente hollywoodienne et à l’attention oppressante des tabloïds, tout en ne perdant rien de son énergie artistique ? “Quand je ne travaille pas, j’aime ne rien faire. Je reste assis, et ne fais littéralement rien”, dit-il. En effet, les jours où il faisait la une pour ses excentricités sont révolus. Comme cette époque où il avait déclaré arrêter le cinéma pour se lancer dans le rap, concoctant en 2010 avec son beau-frère Casey Affleck un faux documentaire 133

capturant cette aventure, I’m Still Here. Mais quand il décide de travailler, c’est une affaire sérieuse : “Le scénario est généralement le point de départ. Il doit me procurer une réaction émotionnelle. Le plus important, parfois, c’est simplement le cinéaste. Mais il y en a que j’admire qui m’ont proposé des films que je n’aimais pas, à cause soit du scénario, soit du personnage. Ces deux paramètres – le scénario et le réalisateur – sont essentiels. Je crois qu’au final il s’agit de vivre une expérience que je ne connaîtrai pas dans ma vie quotidienne. Je veux me sentir vidé à l’issue du tournage. C’est cela que je recherche.” Cow-boy vegan Adapté d’un roman picaresque de l’écrivain canadien Patrick deWitt, dont les droits avaient été acquis en 2011 par son partenaire à l’écran, John C. Reilly, le scénario a été transmis à Joaquin quatre ans plus tard, alors que Jacques Audiard venait d’accepter de réaliser le film. “Même dans sa première version, il avait une personnalité incroyable. Nous avons parlé au téléphone avec Jacques, et malgré la barrière de la langue, ce qui est ressorti de la conversation m’a fortement intrigué. Ce qu’il me disait me le rendait familier, et j’avais envie de passer du temps avec lui.” Parle-t-il du personnage ou du cinéaste, ce n’est pas clair . De toute façon, l’ambiguïté est le milieu naturel de l’acteur. Il éclate de rire : “Et je trouvais très drôle l’idée de jouer le frère de John, nous sommes si différents physiquement !” Porté par des interprétations intenses (on y croise Jake Gyllenhaal, le rappeur britannique Riz Ahmed et les vétérans


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“Audiard était un putain de général ! Le premier debout, jamais fatigué, toujours volontaire. C’était merveilleux à observer, c’était comme regarder un artiste dégageant de bonnes vibrations. Il est vraiment unique.”

Rutger Hauer et Carol Kane), tourné dans le désert d’Andalousie, à l’image de nombreux westerns spaghetti, le film propose une vision brute, crue, de l’Ouest américain. Un territoire sale, misérable, où des hommes et des femmes risquent leur vie pour accomplir leur rêve d’or arraché à des rivières boueuses, où une nuit de sommeil peut être interrompue par la morsure fatale d’une araignée se glissant dans la bouche d’un homme ronflant paisiblement. Si la troupe du film a enduré des conditions de tournage difficiles, Audiard a montré la voie, selon Phoenix : “Audiard était un putain de général ! Le premier debout, jamais fatigué, toujours volontaire. C’était merveilleux à observer, c’était comme regarder un artiste dégageant de bonnes vibrations. Il est vraiment unique.” Joaquin y joue un cavalier endurci, qui gagne sa vie en tuant des gens. Cela posait un problème : vegan, activiste engagé pour la protection des animaux, pacifiste, il ne porte ni laine, ni soie, ni cuir. Pour que ses costumes soient néanmoins authentiques tout en respectant ses principes, la costumière Milena Canonero (récompensée par quatre Oscars, pour Barry Lyndon, Les Chariots de feu, Marie Antoinette et The Grand Budapest Hotel) a imaginé des holsters, une sacoche et

tout l’attirail de l’époque en matière végétale. Il n’a pas pu se dispenser en revanche de monter à cheval – ce qu’il fait très bien. “Mais je l’ai mal vécu”, admet-il en songeant aux montures et aux pistolets dont il fait un usage assez libéral tout au long du film. Le parcours de ces frères impitoyables raconte au moins autant leur quête épique à la recherche de leurs objectifs que leur psychologie trouble. Sans aucun doute, cette dimension a dû trouver une résonance particulière chez Joaquin, qui a vu son frère mourir d’une overdose sur le trottoir devant une boîte de nuit du Sunset Strip. Audiard, lui, avait perdu son frère, François, en 1975, à 26 ans, dans un accident de la circulation. Il était étrange pour ces deux hommes de travailler sur une telle histoire de fraternité, en partageant une tragédie analogue. Phoenix affirme qu’il ne savait pas pourquoi Audiard dédiait son film “À mon frère”. Dans la peau du joker Phoenix est déjà loin de cet univers de poussière (il assure curieusement “détester les westerns”), alors qu’il se prépare à entrer dans la peau du Joker, ce psychopathe sadique apparu pour la première fois en 1940, dans le premier épisode des aventures de Batman publié par DC Comics. Doué d’un humour pervers, il déploie des trésors d’imagination pour nuire aux citoyens 136

de Gotham City et se débarrasser de Batman. Dans les pas de Jack Nicholson (qui avait rendu séduisant son personnage, presque plus que celui de l’irréprochable superhéros) et de Heath Ledger (dont la performance dans The Dark Knight avait été couronnée d’un Oscar posthume), comment va-t-il s’en sortir ? “Eh bien, dit-il en grattant ses joues barbues, pour l’instant, je cherche tous azimuts, dans des livres, des photographies, des vidéos. Tout ce qui pourrait servir. Ensuite, cinq semaines en amont du tournage, viendra le temps de la véritable préparation…” La première étape n’est pas toujours gratifiante. Si un livre peut d’abord s’avérer pertinent, “il m’apparaît que le personnage n’y est pas, que cela ne lui correspond pas. Et je reviens aux vidéos que j’ai sauvegardées, et je suis aussi déçu. Il y a beaucoup de recherches… en espérant qu’à la fin tout cela s’imbriquera. Que vous trouverez ce qui sera exactement ce dont vous avez besoin.” Il se retient de continuer et me regarde en haussant les épaules. “Enfin, je n’en sais foutrement rien.” Mais, bien sûr, il finira par savoir. Les Frères Sisters, un film de Jacques Audiard. Avec aussi Jake Gyllenhaal et John C. Reilly. En salles le 19 septembre. Traduction Fabrizio Massoca



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7fora l l ma n ki n d.c om


LES FORMES DE LA LIBERTÉ Le vêtement, pour Roni Helou, est avant tout un langage et l’expression visuelle de l’identité profonde. Quand ce doux géant un peu timide prend ses ciseaux, c’est pour offrir à chaque femme la possibilité de crever son cocon et découvrir sa vraie matière.

A 26 ans, Roni Helou a déjà vécu deux parcours, deux vies parallèles, l’une dans le marketing et l’autre dans le stylisme. Son diplôme universitaire acquis, il est admis en 2013 à Creative Space Beirut, une institution à but non lucratif créée par Sarah Hermez, diplômée de Parson’s New York, avec l’aide de son ancien professeur Caroline Simonelli. La passion du jeune créateur fait merveille, puisqu’en un an à peine, il remporte le prix national de stylisme organisé par Persil (Henkel), ce qui lui permet de compléter sa formation en atelier à la Nuova Academia di Belle Arti à Milan. Ce n’est pourtant qu’en 2017, après avoir travaillé d’arrache pied entre ses cours et ses collaborations aux ateliers de divers créateurs que Roni Helou présente sa collection de thèse. Nous sommes en décembre 2017, le défilé a lieu dans les magnifiques locaux du musée Dar el-Nimer. Le jeune styliste est aussitôt sélectionné par la fondation Starch, incubateur de talents qui lui donne les moyens de créer sa propre marque et de présenter sa première collection dans le cadre de Fashion Forward Dubai. 140

Photos George Rouhana

zoom PA R F. A . D



Boghossian en 2017, sera sans conteste sa participation, en février 2019, à l’International Fashion Showcase (IFS) organisé à Somerset House, Londres (également en marge de la fashion week), en partenariat avec le British Council, le British Fashion Council et le London College of Fashion, entre autres. Cet événement mettra en compétition 16 jeunes créateurs du monde entier appelés à présenter des installations pertinentes rappelant la culture de leurs pays respectifs. Véritable tremplin pour les jeunes talents, doté d’un jury de grands experts, l’IFS a déjà permis à 8 créateurs en herbe d’être nominés pour les prestigieux prix d’Hyères, LVMH et Woolmark. Sur le tweed et la maille, j’écris Ton nom La collection automne hiver 2018-19 de Roni Helou décrit, en 16 modèles et compositions, 142

une vision personnelle du processus à travers lequel une personne s’approprie son ou ses personnages et assume sa singularité. Entre superpositions audacieuses, associations risquées, mélanges inhabituels de diverses textures, laine, popeline, crêpe, denim, tweed, maille ou tissus métallisés, les créations de Helou, cette saison, se distinguent par leur asymétrie, leurs bords francs, leurs fentes et leurs franges, leurs constructions hétérodoxes et polymorphes étudiées pour apporter confort, souplesse et flexibilité. La palette, qui associe couleurs terre et couleurs vives, joue les contrastes pour souligner la dualité, la liberté d’être deux à la fois ou multiple et différente, féminine ou androgyne selon les moments. Carreaux et tartans, motifs vedettes de la saison, révèlent leur caractère infiniment joueur, trompeur et facétieux. Il n’y a ici qu’un seul impératif : la liberté. www.ronihelou.com

Photos George Rouhana

Projets et lauriers Sur cette voie ascendante, d’autres succès attendent Roni Helou cette saison où il fait déjà partie de la sélection du salon « Les nouveaux créateurs » dont la 2e édition a eu lieu en septembre, sous la verrière de l’Espace Commines, dans le Marais, à Paris. Cette édition était placée sous le haut patronage de Jack Lang, ancien ministre français de la Culture et actuel président de l’Institut du Monde arabe qui promeut la mode comme « un art ouvert à tous ». Le salon des Nouveaux créateurs qui se tient parallèlement à la fashion week est un événement international, dont la particularité est de détecter les tendances et mettre en avant, à travers une sélection pointue, les jeunes talents les plus brillants de leur génération. Le prochain challenge de Roni Helou, déjà lauréat du prix de la mode de la Fondation



LA VIE SUBLIME Un après midi banal dans un appartement banal, attendre que le crépuscule annonce enfin la fin et que vienne l’heure où tout se transforme. Un rêve banal d’amour banal qui verse sur le temps si lent ses millions de paillettes.

mode Photographie Joris ter Meulen Swijtink et Carmen de Baets Réalisation Mélanie Dagher Direction artistique Sophie Safi Stylisme Carmen de Baets


Manteau et boucles d’oreilles, CELINE.



Pull, PUCCI. Boucles d’oreilles, CELINE. Chaussures, PRADA.


Pull, BALENCIAGA, Pantalon, SAINT LAURENT. Chaussures, JIMMY CHOO.



Pull, PUCCI. Boucles d’oreilles, CELINE. Chaussures, PRADA.




Foulard, GUCCI. Veste et boucles d’oreilles, CELINE. Pantalon, SAINT LAURENT.


Robe, ALLESSANDRA RICH. Page de droite: Robe, HELMUT LANG. Sac et boucles d’oreilles, CELINE. Chaussures, PRADA.



Foulard, GUCCI. Veste et boucles d’oreilles, CELINE. Pantalon, SAINT LAURENT.

Mannequin Katrin Hanna



Brûler pour révéler En marge de Beirut Art Fair, mi-septembre, Jean Boghossian avait pris possession de l’immeuble de L’Orient, au centreville, pour y exposer ses toiles « peintes » au chalumeau. Un fantastique incendie qui avait révélé aux visiteurs à la fois les démons de l’artiste et ceux du bâtiment muré qui s’ouvrait à eux pour la première fois.

Photos Élie Békhazi

art P A R F. A . D .

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Issu d’une célèbre famille de joaillers libanais d’origine arménienne, Jean Boghossian préside la fondation créée par son père en 1992 au sein de la villa Empain que ce dernier a achetée et restaurée à Bruxelles. Centre d’art et de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident, la Fondation Boghossian soutient de nombreux projets sociaux, éducatifs et artistiques entre la Belgique, l’Arménie et le Liban. Mais Jean Boghossian ne se contente pas de contribuer au développement du potentiel créatif de nombreux jeunes artistes. Il connaît leurs doutes et leurs tâtonnements : il est artiste lui-même, ce qui n’est pas fréquent dans l’univers du mécénat. S’il a toujours dessiné, s’il a reçu, comme de naturel dans la dynastie dont

il est issu, la formation d’un artisan des matières précieuses, ce n’est pourtant ni en concepteur de bijoux, ni en lapidaire, ni en aquarelliste qu’il se distingue. Jean Boghossian est fondeur, certes. Son outil est le chalumeau. Mais fondeur de trésors invisibles, bruleur de toiles, de tôles, de bois et de carton. Il peint avec le feu, autant le dire, et se sert de cet élément destructeur pour construire, justement, du sens et révéler un ordre caché de l’autre côté de la matière. Ce soir-là, dans le grand immeuble jaune qui dresse face à la mer sa carcasse désolée, Jean Boghossian avait mis en miroir sa peinture pyromane et le feu de la guerre dont les traces persistent dans chaque pièce de la bâtisse. Ici, durant une quarantaine 159

d’années, de la période du Mandat jusqu’à 1965, date de sa fusion avec Le Jour et de son déménagement à Hamra, le quotidien L’Orient, emblème de la francophonie libanaise, avait été le pôle de la vie culturelle de Beyrouth. Il faut imaginer, autour, l’agitation du souk, l’animation des cafés et des restaurants, notamment Al Ajami où se faisait et se défaisait le monde. Il faut imaginer ensuite les souks détruits en quelques nuits, au tout début de la guerre. Les magasins pillés, le tout incendié pour effacer toute trace de ce qui fut. A ce moment-là, les Libanais avaient vraiment cru que le cœur de la ville avait cessé de battre. Ce qui était le cas, puisque Beyrouth fut aussitôt séparée en deux, avec pour ligne de démarcation ce grand gouffre noir.


Rien n’est plus émouvant que cette installation où l’on suit, dans un tunnel de toile brulée, la trajectoire d’une balle. Ou ces tableaux pareils à des palimpsestes, qui révèlent, repris en écho par les murs écaillés, plusieurs couches de vie coexistant dans le moment présent de l’œuvre. www.jeanboghossian.com 160

Photos Élie Békhazi

Le lieu donc. Le mystère de la grande façade jaune et de ce que l’on croit caché derrière les fenêtres éventrées. Jean Boghossian a convaincu les tenants de faire nettoyer les étages et les escaliers et d’ouvrir la bâtisse au public. Il y a installé ces toiles dont il a discipliné le vide au chalumeau et rythmé l’espace en lignes de feu. Et qu’il a interrogées comme on torture, pour leur faire chanter d’ardentes symphonies visuelles, lignes de braise dont les traces refroidies expriment encore la puissance du moment où elles furent forgées. Les murs sont chargés de plusieurs générations de graffiti dessinés à diverses périodes de la guerre de 15 ans. A la nostalgie d’un milicien qui rêve de sa belle, à la révolte d’un autre, à l’exaltation nationaliste d’un troisième, Jean Boghossian ajoute ses propres stances et chante, en lettres de feu évidemment, sa liberté d’artiste.


ZAYN MALIK, CO-DESIGNER BAG SERIES

148 SAAD ZAGHLOUL STREET, DOWNTOWN BEIRUT / AÏSHTI BY THE SEA, ANTELIAS


Vitra nous parle d’enfance, d’élégance et d’éléphants

Début septembre, la fondation Aïshti accueillait une exposition itinérante organisée par Vitra et qui, au-delà de son escale beyrouthine, devait voyager à Dubaï, Londres, Séoul et Tokyo. Sept chaises, des éléphants et des poupées en bois coloré résumaient l’esprit de l’un des éditeurs de meubles

design

et objets les plus séduisants du monde.

Photos Pulse Production

par F.A.D

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Face à la mer, dans le grand hall d’accès dallé de marbre noir du complexe Aïshti by the Sea, conçu par l’architecte star David Adjaye et abritant la fondation Aïshti dédiée à l’art contemporain, les visiteurs ont pu découvrir une exposition insolite de chaises de différents designs, entourées de sculptures ludiques, véritables jouets d’adultes aux couleurs vives. Intitulée « The original comes from Vitra », cette exposition présente des rééditions exactes de chaises emblématiques créées par des designers légendaires pour le fabricant suisse Vitra. La plus ancienne de ces créations est la chaise Standard du designer français Jean Prouvé réalisée en 1934. D’une étonnante modernité, celle-ci a été conçue en tenant compte du principe selon lequel ce sont les pieds arrière qui supportent l’essentiel du poids du corps assis. Ces derniers ont donc été renforcés par des corps creux volumineux, tandis que les pieds avant sont constitués d’un simple tube d’acier. C’est ce jeu de formes qui confère à la Standard sa silhouette caractéristique. On s’attardera aussi sur le binôme fauteuil et ottoman en bois et cuir créé par le couple de designers Charles et Ray Eames en 1956. Par son confort et son élégance, ce lounge chair est considéré comme l’un des grands classiques du mobilier du XXe siècle. C’est d’ailleurs le couple Eames qui a donné à Willi Fehlbaum, le fondateur de Vitra, l’envie de devenir fabricant de meubles après avoir découvert leurs créations lors d’un voyage aux Etats-Unis en 1953. Depuis lors, la marque collabore avec les plus grands créateurs de l’industrie qu’elle considère comme 163


Une histoire d’éléphant Dans les années 40, Charles et Ray Eames éprouvent les matériaux et multiplient les expériences pour obtenir les résultats les plus optimaux avec les moyens de l’époque. Résultat d’un procédé permettant de mouler le contreplaqué en formes tridimensionnelles, un éléphant en deux parties, véritable défi technique, devient l’emblème du savoir-faire Eames. Après l’avoir édité en matières plastiques de toutes les couleurs à l’intention des enfants, Vitra a réalisé en 2007 une série limitée en contreplaqué du « Eames Elephant » dont l’original, en raison de sa complexité, n’avait jamais été reproduit auparavant. Depuis 2017, celui-ci est standardisé, d’où sa présence sympathique, à la fois

en tant que jouet, sculpture et icône du design moderne, parmi les objets les plus représentatifs de Vitra. Des poupées qui ont du caractère Alexander Girard, dit Sandro, était un proche des Eames dont il illustrait les textiles. Architecte, architecte d’intérieur, créateur de meubles et designer industriel, il a largement contribué, avec George Nelson et les Eames, à influencer l’esthétique des années 1950-60 aux Etats Unis comme dans le reste du monde. Les poupées en bois produites par Vitra sont des reproductions fidèles de toutes une famille d’objets sculptés et peints, à formes humaines ou animales, pleines d’humour parfois surréaliste, réalisées par Alexander Girard pour sa maison de Santa Fe. Ces « Wooden dolls » sont peintes à la main et fidèles aux modèles originaux dans les moindres détails. Elles répondent au voeu de leur créateur qui soulignait : « seules celles de mes créations qui m’apportent une satisfaction personnelle sont dignes

d’être reproduites. » Le jour du vernissage de l’exposition « The original comes from Vitra », Kori et Aleishall Girard, petits-enfants d’Alexander Girard, venus à Beyrouth pour raconter l’histoire des poupées de leur grand-père, confiaient que ces véritables objets d’art dont la production n’a été lancée qu’il y a une dizaine d’années ont tant gagné en popularité qu’ils incarnent aujourd’hui l’image de Vitra. Frère et sœur, Kori et Aleishall sont tous deux designers et gèrent les licences de leur grand-père en plus de la production de leurs propres créations. Parmi les projets développés autour des poupées d’Alexander Girard figure une collection capsule de vêtements printemps été 2018 produite par la griffe suisse Akris. Kori et Aleishall Girard ont par ailleurs confié à notre confrère Marwan Naaman (A Magazine) que leur présence au Liban était aussi un pèlerinage aux sources: « Nous sommes Libanais du côté de notre mère, et nous retournons à nos racines » a révélé Kori.

www.vitra.com

Photo Pulse Production

des « auteurs» et dont elle réalise les objets comme autant d’ « originaux », d’où le titre de cette exposition itinérante qui souligne l’authenticité et la singularité de chaque création, puisqu’ici tout est produit dans les règles de l’art, même en série.


AÏSHTI BY THE SEA ANTELIAS | 04-717-716 EXT 232 AÏSHTI DOWNTOWN BEIRUT | 01-991-111 AÏSHTI DUNES CENTER VERDUN STREET | 01-793-777


CE NOIR-KOUDELKA Des panoramiques en noir et blanc –mais quel noir, et quel blanc !- happent le spectateur, l’intègrent à l’image, impactent sa vision et le renvoient à son quotidien radicalement transformé. C’est la magie de Josef Koudelka, photographe de guerre chez Magnum et vibrant observateur de l’humain. Photos Josef Koudelka

photo PA R F. A . D

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Jusqu’au 22 décembre, on peut encore découvrir à Beyrouth, dans le magnifique immeuble des années 1950 fidèlement restauré où se niche le musée Dar El-Nimer, l’exposition The wall/Beirut qui rassemble l’œuvre photographique de Josef Koudelka réalisée d’une part entre la Cisjordanie, les Territoires occupés et le mur d’apartheid qui les sépare, et d’autre part à Beyrouth, au lendemain de la fin officielle de la guerre, parmi les grues du chantier de reconstruction. Né à Prague en 1938, Josef Koudelka est au départ ingénieur en aéronautique. C’est l’époque où, pris de passion et de compassion pour les populations nomades de Tchécoslovaquie, il s’immerge dans leur univers qu’il documente avec une sensibilité inégalée. En 1968, il couvre l’invasion de Prague par les chars russes. Il reçoit pour cette série la médaille d’or Robert Capa 1969 et quitte la Tchécoslovaquie sans papiers, demande l’asile politique à l’Angleterre, intègre l’agence Magnum et acquiert par la suite la nationalité française. Il ne retournera à Prague qu’en 1990. Le mur d’apartheid Josef Koudelka n’a jamais vu le Rideau de fer qui a divisé l’Europe en deux au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Quand celui-ci existait encore, il était impossible de s’en approcher. Quand il est revenu dans son pays natal, le mur avait été démoli. Or cette séparation brutale et l’organisation de la vie autour de l’obstacle l’obsèdent. C’est ainsi que, photographe majeur de l’entre-deux siècles, voire millénaires, il documente au fil de huit voyages le mur de séparation (ou d’apartheid) érigé par Israël entre la Cisjordanie et les Territoires palestiniens occupés. Et puisque de mur il s’agit, Koudelka en a tiré un ensemble de 35 photographies argentiques en noir et blanc, violemment contrastées, constituant au final une frise en accordéon à déployer le 167

long d’une paroi de 22m de long. Le format modeste des clichés qui rythment la frise invite le spectateur à s’en approcher, démarche qui lui fait prendre conscience de son ignorance de la réalité du conflit dévastateur qui ronge la Palestine. En revanche, de grands tirages en format panoramique, notamment un cliché où le mur apparaît en noir, par un artifice savant de la lumière, soulignent son aspect quasi vivant, monstrueux, dangereux. Beyrouth avant la reconstruction La série sur Beyrouth, intitulée « Vision de ce qui ne peut être vu » a été réalisée en 1991 à la demande de l’écrivain Dominique Eddé, dont le père, Henri Eddé, veillait alors, en qualité d’architecte, à la reconstruction du Centre-ville de Beyrouth. L’écrivain, voyant s’effacer un certain visage de la ville, entre vestiges d’un certain âge d’or et dramatiques stigmates des combats, avait demandé à six photographes d’en fixer le souvenir. Josef Koudelka avait fait deux voyages à Beyrouth, en octobre et en novembre 1991. « Du lever au coucher du soleil, il avait erré à travers la ville comme une bête sauvage, chassant les images comme des proies. Debout, penché, perché sur une grue, couché au bord d’une rue, il préparait l’instant pendant des heures. » écrit Dominique Eddé, documentant ce documentaire « d’un temps où les paysages construits de main d’homme survivaient sans humains ». Et d’ajouter, au sujet de cette double exposition : « A voir côte à côte le mur en Palestine qui coupe la vie de la vie et les murs effondrés de la vieille ville de Beyrouth, comment ne pas penser à leur tragique connexion ? (…) Tous deux résultent de la bêtise humaine quand elle est alimentée par la peur. » www.instagram.com/josef_koudelka/ Wall/Beirut, jusqu’au 22 décembre, Dar El-Nimer for Arts and Culture, Beyrouth


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Photos Josef Koudelka



Le semeur de perles design Par MARIA LATI

DAMJ en arabe signifie fusion, pour Ahmad c’est le lien entre la conception d’un projet et sa fabrication concrète. Le jeune homme se rend d’abord à New York pour des études à Columbia University puis s’envole vers la Californie pour un master d’architecture à la prestigieuse University of California, Berkeley. Il travaille ensuite une dizaine d’années à San Francisco et y acquiert une approche soucieuse de l’environnement urbain. Car chaque projet doit s’intégrer harmonieusement dans cette ville soumise à des contraintes sismiques, aux standards environnementaux stricts et où les droits des citadins priment. De retour à Beyrouth en 2011, l’architecte, professeur à l’AUB, 170

Photos Photo George DR Haddad

Dans un passage souterrain, au pied d’un escalier à Mar Mikhael, une succession de voutes en pierre, abritent un atelier. A l’intérieur, face à un logiciel informatique et des outils de menuiserie, Ahmad Khouja aux commandes du studio DAMJ, jongle avec les projets.


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Nacre, ébène et vision d’avant-garde Enfant, Ahmad habite au Koweït et se rend souvent en Syrie avec sa mère pour rendre visite à sa famille. Sa mère, antiquaire, l’emmène au souk Al Hamidyeh. Dans les allées des artisans, le garçon est

fasciné par les souffleurs de verre et les ébénistes spécialisés dans la marqueterie sadaf, qui incrustent méticuleusement des fragments de nacre dans le bois. Plus tard, l’architecte se rend compte que sa propre esthétique puise son inspiration dans ces objets classiques qui bercent son enfance. Ahmad, pour qui la proximité avec le travail manuel est essentielle, sauvegarde un savoir-faire traditionnel en y apportant une vision orientée vers l’avenir. Sur le dessus de sa table basse Wave, les lames de perles, dispersés sur les bords, envahissent le bois de noyer vers le centre, et le motif classique est déconstruit pour créer une nouvelle harmonie. Son banc Benchlet qui semble tout droit sorti des années 1930, peut se muer en plusieurs formes ; circulaire à six places, en loveseat ou encore en S. Pour la Design Week à Milan puis à Beyrouth, l’artisan réalise un coffret à curiosités en bois de noyer. L’objet, tout droit inspiré de l’époque victorienne, est imprégné de la touche avant-gardiste du designer. Chacun de ses cent tiroirs aux ondulations obsédantes s’ouvre au moyen d’un ressort pour en transformer la surface. Le labyrinthe souterrain qui lui sert à la fois de bureau et d’atelier, Ahmad le découvre au gré d’une rencontre fortuite avec Joseph, menuisier de longue date qui cherchait un repreneur pour ce lieu chargé d’histoire ; un lieu qui, il y a cent ans, débordait d’activité, et ou le père de Joseph, déjà artisan, occupait une voûte aux côtés d’autres artisans du quartier. Quand Ahmad expose sa vision pour cet espace, Joseph est séduit par l’énergie de l’architecte plein de projets qui, avec dextérité, fait cohabiter technologies de pointes et méthodes ancestrales. L’homme idéal pour restituer à ce lieu, et pas à pas à sa ville, tout le respect qui leur est du.

www.damjdesign.com 172

Photos Sami Sasso & George Haddad

pense des objets et installations qui font évoluer la ville vers un avenir sain et durable. Pour un projet initié par la Arab Fund for Arts and Culture, il installe une arcade interactive éphémère, avec lumières et haut-parleurs intégrés, sur la plage de Ramlet el Bayda. Les passants peuvent s’y connecter via Bluetooth, ce qui leur donne l’opportunité de se sentir, pendant quelques jours, acteurs et animateurs de l’espace public. Sur la corniche de Mina, à Tripoli, face aux bateaux qui viennent transporter les passagers vers l’ile des Lapins, les passants peuvent désormais s’installer pour une pause sur un banc original conçu par l’architecte. Ahmad remporte un prix pour son idée de banc public conçu comme un espace de détente à part entière. Soutenu par UNIDO, en collaboration avec des artisans de la région et sa propre équipe, il dompte une méthode de fabrication qui consiste à plier de fines strates de bois et les mouler pour obtenir la forme finale : Un banc géant de 7m par 4m sur lequel les adultes s’assoient désormais pour discuter ou savourer un livre, tandis que les enfants s’amusent à glisser sur les planches. A l’occasion de la première participation du Liban à la Biennale de Venise en mai dernier, pour le thème « The place that remains» imaginé par la commissaire Hala Younes, Ahmad fabrique une carte en 3D dont les reliefs dessinent les montagnes du Liban. Des images digitales défilent par la suite pour démontrer l’impact de l’homme sur le cours des fleuves et leur composition chimique.


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AVAILABLE IN LEBANON: AÏSHTI DOWNTOWN, AÏSHTI BY THE SEA, AÏZONE BEIRUT SOUKS, AÏZONE ABC ASHRAFIEH, AÏZONE ABC DBAYE, AÏZONE ABC VERDUN 01 99 11 11 EXT. 140, DUBAI: DUBAI MALL T. +971 4 3882 270, MIRDIFF CITY CENTER +971 4 284 3007, JORDAN: CITY MALL +962 6 582 3724, KUWAIT: THE AVENUES MALL +965 2259 8016


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Photos DR


expo Par Nasri Sayegh

TOUT SUR GIO PONTI

Photos DR, Service de table — Édition Franco Pozzi 1967 Fonds Marco Arosio © Wright auction

Le musée des Arts décoratifs de Paris consacre une rétrospective au génie italien du design.

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Photos © Gio Ponti Archive; .

De la cohorte de créateurs italiens d’après-guerre, peu sont ceux qui rivalisent avec le prolifique ponte du design Gio Ponti. A lui seul, son nom fait frémir les fantasmes des artistes du monde entier. Pluridisciplinaire invétéré, aussi bien capable de dresser les plans d’un bâtiment que d’écrire des poèmes, de peindre des fresques ou des céramiques, de dessiner des meubles, des bateaux ou des églises et même des machines à expresso, d’enseigner, de créer dès 1928 et diriger sur plus d’un demi-siècle la revue Domus, aujourd’hui encore référence mondiale, ce natif de Milan a su, d’un trait de crayon, infléchir l’histoire du design mondial. A hauteur de génie, le Musée des Arts Décoratifs de Paris rend hommage – une première en France, du moins par la taille – à la frénésie créative de Ponti à travers une rétrospective recensant plus de 500 pièces et couvrant l’ensemble de sa longue carrière, de 1921 à 1978. De l’architecture au design industriel, du mobilier au luminaire, de la création de revues à son incursion dans les domaines du verre, de la céramique et de l’orfèvrerie, tout y est ! Les pièces présentées, dont certaines ne sont jamais sorties de leur lieu d’origine, retracent un parcours stellaire qui mêle architecture, mobilier et aménagement de demeures privées ou de bâtiments publics. Indispensable! “Tutto Ponti, Gio Ponti archi-designer”, du 19 Octobre 2018 au 10 Février 2019. www.madparis.fr

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Nouman Issa, peintre sans couleurs art Par Myriam Ramadan

Originaire de Lattaquié, en Syrie, Nouman Issa émigre au Liban en 2017 dans l’espoir de trouver à Beyrouth un tremplin propice à son art.

Photos DR

Ses toiles faussement naïves sont obsédantes à plus d’un titre.

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A

cause de la crise syrienne qui ne les a pas épargnés, plusieurs artistes se sont trouvés obligés de se déraciner afin de déployer leurs ailes dans un pays plus propice, et Beyrouth semble être à cet effet l’endroit idéal. Les peintures de Issa, révélées à Beyrouth lors d’une première exposition en 2015, sont dominées par les thèmes de l’enfance perdue, des souffrances engendrées par les conflits armés, et principalement de l’isolation de l’être humain à notre époque. De par son parcours et son origine, l’on pourrait être tenté de placer Issa dans la case de l’artiste marqué par la guerre, et qui conçoit ses peintures à travers cet objectif. Il précise que, comme tout le monde, il est bien sûr le produit de son environnement et de ses expériences, d’où son regard pessimiste sur l’état du Moyen Orient et son constat de la dévalorisation de l’être humain : selon lui, le repli sur soi et l’isolationnisme sont les principaux responsables du mal-être qui jaillit de ses toiles. Avant la guerre de Syrie, l’artiste à ses débuts interprétait, en toiles aux couleurs rayonnantes et bigarrées, l’univers de l’enfance et de l’innocence qu’il observait à travers le regard de ses deux fillettes. Dans ses œuvres récentes, Nouman s’est tourné vers un registre de couleurs monochromes et feutrées : le gris y est très présent reflétant parfaitement son actuelle démarche. Coqs et autres symboles D’autre part, l’usage du symbolisme dans les dernières œuvres de Issa est évident. On y constate en particulier l’omniprésence du coq, image ambiguë du machisme oriental et symbole de la liberté selon l’artiste. Mais aussi une manière de dénoncer la situation peu enviable des femmes dans une société qui bafoue leurs droits la plupart du temps. Né en 1972, Nouman Issa a étudié les Beaux-Arts à l’Université de Damas et s’est immédiatement lancé dans la peinture. Selon lui, l’art en général n’est pas uniquement un moyen visuel de communiquer du beau, mais un biais par lequel l’artiste transmet des messages essentiels. Et s’il pose parfois dans ses toiles des éclairages en faisceaux de lampes électriques et de torches, c’est pour balayer ce monde imparfait d’une lueur d’espoir qui correspond aussi à sa recherche intérieure de la lumière. La première exposition de Nouman Issa à Beyrouth, a été suivie d’autres, à Londres, au Koweït et à Dubaï. On pourra voir en Octobre prochain une sélection de ses peintures dans le cadre d’un accorchage collectif à Saïfi Village. www.instagram.com/noumanissa/

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design Par Joséphine Voyeux

La jeune garde libanaise à Maison & Objet Ils sont jeunes, beaux mais surtout talentueux. Sous le parrainage de Rabih Kayrouz - dont la maison de couture fait rayonner la création libanaise à travers la planète - six jeunes artistes ont été sélectionnés pour exposer, du 7 au 11 septembre, au célèbre et prestigieux Maison & Objet.

Le salon Maison & Objet permet entre autres aux jeunes talents d’être repérés par des découvreurs et chasseurs de tendances de la scène internationale du design. Les « Rising Talents » libanais avaient préalablement présenté leur travail à la seconde édition de la Beirut Design Fair, sous l’œil avisé et bienveillant de la cofondatrice de l’événement Hala Moubarak. Tour d’horizon de ces nouvelles pousses du design, aussi dynamiques que prometteuses. 180


Studio Caramel Qui est-ce ? C’est un duo formé par Karl Chucri et Rami Boushdid. Initialement camarades de classe - ils se sont rencontrés sur les bancs de l’Académie libanaise des Beaux-arts de Beyrouth, les deux jeunes designers ont créé « Studio Caramel » à leur retour au Liban en 2015, après avoir respectivement complété leurs études à l’Istituto Europeo di Design de Madrid et à la Scuola politecnica di Design de Milan. Complémentaires, curieux, passionnés de savoir-faire artisanal, Karl et Rami sont aussi créatifs que motivés. Ils se sont récemment illustrés avec leur boîte à musique « Mirage » en noyer massif et laiton brossé et poli, réalisée avec la manufacture Reuge en Suisse. Ce qu’en pense Hala Moubarak, cofondatrice de la Beirut Design Fair « C’est un duo qui fonctionne à merveille ! Karl et Rami sont sur la même longueur d’ondes et se complètent beaucoup dans leur travail. Ils aiment mélanger les matériaux, les textures, la technologie, les couleurs. Et chaque collection qu’ils présentent a une histoire, qu’elle soit inspirée d’un meuble ancien, de la nature, de la musique… Ils sont curieux ! Et il faut être curieux pour être un bon designer ! »

Photos DR

www.studio-caramel.com

Carla Baz Qui est-ce ? Franco-libanaise, Carla Baz, 32 ans, a démarré sa formation à l’ESAG Penninghen de Paris avant un master, en 2010, à l’ECAL de Lausanne, en design de produit pour l’industrie du luxe. Cette expérience lui a permis de côtoyer de nombreux designers comme Ronan Bouroullec, dont l’œuvre constitue une de ses principales inspirations. « Les frères Bouroullec font partie de ces figures remarquables, mais j’admire également l’approche de Tom Dixon, à la fois rugueuse et raffinée, le minimalisme ingénieux de Nendo, l’esprit novateur et audacieux de Humberto et Fernando Campana et le travail coloré et inventif de Patricia Urquiola », précise la jeune femme. Son travail en solo a tout de suite été couronné de succès : en 2013, elle reçoit le Design Prize de la Fondation Boghossian, sensible aux lignes élégantes de ses meubles. « Mon travail est ancré dans la relation privilégiée entre la main qui dessine et la main qui fabrique. Ce tandem designer/ artisan représente le socle de tous mes projets. De cette étroite collaboration nait un dialogue et une transmission de savoirfaire d’idées et d’expériences qui convergent vers un produit qui raconte une histoire », résume Carla Baz, au sujet de ses créations. Ce qu’en pense Hala Moubarak « Carla aime travailler avec les artisans libanais et mettre en avant des techniques oubliées ou peu utilisées. Elle a un travail de recherche particulier qu’on a pu découvrir lors de sa première exposition solo chez Joy Mardini Design Gallery. Elle avait commencé sa recherche grâce à ses croquis en aquarelle qui ont déclenché son exploration du marbre et des veines de la pierre, vus comme des paysages à l’aquarelle. Designer engagée pour les savoir-faire et les traditions artisanales, elle apporte toujours du neuf avec sa nouvelle approche du meuble épuré. » www.carlabaz.com

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Marc Dibeh Qui est-ce ? Architecte-designer, Marc Dibeh, 33 ans, est un jeune homme travailleur et curieux. Diplômé de l’Ecole nationale supérieure de Paris Val de Seine, il complète sa formation à Beyrouth à l’Académie libanaise des Beaux-arts en étudiant le design. Il crée son studio en 2009, après avoir collaboré avec Marc Baroud pendant plus de trois ans. Audacieux et malicieux, Marc Dibeh jouit, tel un enfant, d’une imagination illimitée. Après avoir cassé un miroir par inadvertance, Il réalise un projet composé de cinq miroirs baptisé « Please, Don’t Tell Mum ». La narration et le jeu sont ainsi ses leitmotivs dans la création. « Fais les choses sérieusement mais ne te prends jamais au sérieux », une maxime qui résumerait parfaitement le travail du jeune et talentueux Marc Dibeh. Ce qu’en pense Hala Moubarak « On a pu découvrir son exposition solo pendant la Beirut Design Fair et à la Joy Mardini Design Gallery. Marc est réfléchi dans son travail, il aime le détail et la perfection. Souvent, on a l’impression que ses meubles flottent tant il aime les lignes pures. Il joue beaucoup aussi, non seulement pour créer des jouets, mais surtout pour préserver l’enfant en lui. » www.marcdibeh.com

www.carlomassoud.com

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Photos DR, Charles Cremona

Carlo Massoud Qui est-ce ? Carlo Massoud, 34 ans, a fait ses classes à l’Académie libanaise des Beaux-arts et à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne. Mais de son propre aveu, c’est à New-York que le jeune homme apprend son métier, dans la section mobilier sur mesure des projets résidentiels de luxe réalisés par la compagnie Nasser Nakib Architect. Il débute sa carrière solo en 2014 avec des projets comme « Dolls », présenté à la galerie Carwan ou encore « The Autopsy Project », une série de tabourets conçus avec sa sœur Mary-Lynn Massoud. Son travail est très souvent porteur d’un message politico-social.. Ce qu’en pense Hala Moubarak « Carlo a l’habitude de flirter entre le design et l’art et aime définir de nouvelles frontières entre ces deux mondes qui se ressemblent parfois. Il aime soulever des questions comme les droits de la femme, ou le port du voile. Carlo expérimente beaucoup avec les matières. Il voyage partout dans le monde pour travailler avec des artisans et créer des objets éclectiques. C’est un designer qui ose, et qui aime tout remettre en question. Pour M&O il présente une série d’objets produits par des non-voyants, mais je suis convaincue qu’il en parlera mieux que moi. »


Photos Marco Pinarelli, Carl Halal

Anastasia Nysten Qui est-ce ? Diplômée en design industriel de l’Académie libanaise des Beaux-arts, Anastasia Nysten, 31 ans, a commencé sa carrière auprès de Karen Chekerdjian. Après avoir grandi entre le Canada, la Finlande, la France et le Liban, la jeune femme s’envole pour Londres. Elle y travaillera avec Michael Anastassiades avant de fonder sa propre agence en 2015. Son talent est quasiimmédiatement reconnu : son fauteuil « Troll » dont elle a présenté les déclinaisons au salon Maison&Objet et à la Beirut Design Fair, a été salué par ses pairs et lui a valu un Talent award. Son multiculturalisme est aussi sa force, car la patte d’Anastasia Nysten, c’est surtout ce savoureux mélange entre le confort scandinave et l’audace méditerranéenne. Ce qu’en pense Hala Moubarak « Elle est plurielle ! Que vous lui demandiez de créer un tableau, un vase, un siège, une table… rien ne lui est impossible. Elle mélange les genres avec tellement de douceur et de simplicité, que son design ne passe pas inaperçu. Elle aime les matériaux nobles, surtout le bois, et les couleurs. Avec chaque objet, on est surpris par la poésie d’Anastasia. »

Paola Sakr Qui est-ce ? Diplômée de l’Académie libanaise des Beaux-arts, elle fonde son propre studio en 2016. Son univers implique tout autant le design, la photographie que l’art. « Mon travail est souvent le fruit de plusieurs expérimentations. Mes idées naissent des besoins des utilisateurs autant que de ma simple curiosité », souligne la jeune femme. Car Paola Sakr prend à la lettre la définition du mot « designer ». Elle répond effectivement à sa vocation originelle qui n’est autre que d’apporter une solution à un problème défini. C’est ainsi qu’elle a créé les vases « Impermanence » ou encore sa gamme « Morning Rituals », réalisée à partir de vieux journaux et de fonds de café recyclés. Une jeune femme talentueuse, à l’ambition débordante. « J’aimerais continuer à expérimenter, au nom de l’innovation. Essayer de toujours faire mieux, de se dépasser et de toujours créer pour le bien-être de la société ou de l’environnement », glisse-t-elle. Ce qu’en pense Hala Moubarak « C’est la plus jeune du groupe, avec un caractère bien trempé! Ses vases en béton recyclé ont fait le tour de la planète. La singularité de chacune de ses créations a placé Paola sous les projecteurs. Depuis, elle se découvre ! Elle aime mélanger les textures, jouer avec la transparence comme un enfant qui joue à cache-cache. On a souvent l’impression que ses objets lévitent, avant de découvrir un système qu’elle a créé pour qu’un portemanteau tienne debout, ou qu’un paravent ne tombe pas. »

www.anastasianysten.com

www.paolasakr.design/ 183


CAMPER Beirut souks, Souk El Tawileh Street, Beirut central district, T. 01 99 11 11 ext. 568 Aïshti by the Sea, B1 Level , Antelias, T.04 71 77 16 ext.271



“Il faudrait distribuer des préservatifs pour lutter contre la surpopulation” art Gilber t & George et Ha ns-U l r ich Obr ist en conver sation P ropos recueillis pa r Ya mina Benaï

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© COURTESY GILBERT & GEORGE.

Deux regards unis depuis plus de cinquante ans pour s’exprimer d’une seule voix contre les bienpensances de l’époque. Les très Britanniques Gilbert & George ont inventé un nouveau genre artistique, qui va puiser bien au-delà d’une seule esthétique neuve. L’engagement d’une vie entière. A l’occasion de leur importante exposition à la Fondation LumaArles, nous avons rencontré les artistes dans leur maison de Londres, en compagnie de Hans Ulrich Obrist, co-comissaire de l’événement.

À VOIR “GILBERT & GEORGE : THE GREAT EXHIBITION (1971-2016)”, CO - COMMISSAIRES : HANS-ULRICH OBRIST ET DANIEL BIRNBAUM, DU 2 JUILLET 2018 AU 6 JANVIER 2019, FONDATION LUMA , MÉCANIQUE GÉNÉRALE DU PARC DES ATELIERS, 45, CHEMIN DES MINIMES, 13200 ARLES, LUMA-ARLES.ORG


© COURTESY GILBERT & GEORGE.

Page précédente : Gilbert & George, Leafage , 1988, avec l’aimable autorisation de Gilbert & George. Ci-dessus : Gilbert & George, Bent Shit Cunt , 1977, avec l’aimable autorisation de Gilbert & George.


En 1967, à l’occasion de l’exposition de fin d’année à la St Martin’s School of Art, vous choisissez d’unir vos visions : comment si jeunes, (23 et 24 ans),vous êtes-vous identifiés, reconnus l’un et l’autre ? GEORGE : C’est plutôt quelque chose qui s’est imposé à nous, comme le temps qu’il fait ! Nous n’avions nullement conscience de prendre une décision en ce sens. GILBERT : Il s’agit en réalité d’un accident extraordinaire : si j’ai atterri à la St Martin’s School, c’est que je voulais atteindre la lune ! Tout cela était alors si loin de moi... A l’époque, j’étudiais à Munich ; pour devenir un artiste, il fallait absolument se rendre à Londres. Et j’y suis arrivé. Au dernier étage de la St Martin’s School se trouvait une salle de dix étudiants. George était là, et il s’est pris d’affection pour moi. Il m’a fait découvrir Londres. Nous nous sommes toujours sentis à la marge, toujours un peu à part – il n’était pas question de ressembler à tous ces sculpteurs de St Martin’s qui produisaient un art formaliste. Nous voulions faire quelque chose de différent. Tout a commencé le jour où nous avons quitté St Martin’s School, car alors il a bien fallu exister et faire le choix de devenir – ou non – des artistes. GE : La plupart des étudiants se donnaient beaucoup de mal pour être des artistes, ils y travaillaient, ils sculptaient et suaient sang et eau pour arriver à quelque chose ; de notre côté, c’était sans doute très naïf, mais nous étions déjà persuadés d’être des artistes, d’avoir du talent et même un don. Notre manière d’être artistes consistait, en l’occurrence, à nous promener dans les rues de Londres comme deux provinciaux fascinés par tout ce qu’ils croisent — les universités, les écoles, les toilettes publiques, les bibliothèques, les établissements de bains, les magasins, les cafés, etc. Ce triomphe absolu des choses était étourdissant. Toutes les grandes villes du monde génèrent ce type de vie trépidante. Nous en étions éblouis à l’époque, et nous le sommes toujours. Et ce sentiment a fini par constituer une partie de notre rapport à l’art. C’est ainsi, au cours d’une promenade au hasard des rues, que nous sommes tombés sur notre disque pour gramophone. On flânait dans le nord de la ville, vers King’s Cross–St Pancras, où il y avait ces maisons des années 1930, si utopistes, dotées d’une façade peinte en blanc et d’un jardinet. Cet ensemble, qui porte le nom de Summerstown, nous a épatés. Il y avait des cordes à linge tendues entre des poteaux surmontés d’oiseaux en céramique de Royal Doulton. Incroyable : les gens qui vivaient là avaient commandé à un artiste des oiseaux pour leur étendoir... Cet idéalisme nous transportait. Il y avait aussi un brocanteur et c’est dans sa boutique que, ce jour-là, nous avons acheté le disque pour gramophone. Plus tard, Gilbert a trouvé un gramophone et nous avons pu l’écouter, non sans surprise : tout ce que nous éprouvions alors se retrouvait dans cette chanson. Tu t’en souviens ? [Ils se mettent à chanter Underneath the Arches de Flanagan et Allen.] Notre morale n’a pas changé : nous sommes persuadés qu’il est possible de vivre sa nature profonde. GI : C’était une période enthousiasmante, car au moment de quitter l’école nous n’avions pas d’atelier et comme nous tenions malgré tout à être des artistes, nous avons compris que notre art, ça pouvait être nous-mêmes. C’était pour nous une véritable révolution : oui, nous pouvions devenir l’objet même de notre art ! Dans l’art traditionnel, le spectateur peut converser avec des tableaux ; mais avec des sculptures vivantes, c’est encore mieux ! Notre approche n’a jamais changé depuis lors. GE : Notre chance, était de ne pas appartenir à la classe moyenne – les étudiants des classes moyennes avaient tous un filet de sécurité, ils disposaient d’une solution de repli, quelqu’un pour leur procurer un travail ou un peu d’argent. Cette situation était idéale, car elle nous mettait à part.

GI : Tout cela était si étrange ! On évoluait à la marge. Nous avons toujours pensé que, pour être artiste, il faut être un peu bizarre. Un artiste ne saurait être normal, il doit être quelqu’un de différent. Nous avons donc tout fait pour devenir encore plus différents, et d’une certaine manière cette singularité a éloigné tous les gens qui évoluent dans le monde de l’art. Pour eux, d’ailleurs, notre pratique ne relevait pas de l’art. Nous pouvions affirmer que nous faisions de l’art en cuisinant un repas, ou juste en restant debout pendant des heures. Chaque jour, nous avons expérimenté en ce sens. C’était une nouvelle conception de l’art : il ne s’agissait plus de structures et de formes, mais d’une morale – comment vivre, comment se comporter, etc. GE : A la St Martin’s School, nous avons compris dès le premier jour une chose essentielle, au milieu de ces étudiants et de ces professeurs, persuadés que le monde entier est stupide en dehors du monde de l’art, qui représente à leurs yeux un univers supérieur. Souvent, nous allions nous asseoir devant de grandes baies vitrées pour regarder passer les gens, et nous constations que tous ces personnes, qu’elles sortent de prison ou qu’elles rentrent chez elles, étaient à leur manière exceptionnelles. Nous voulions lutter contre l’idée élitiste selon laquelle tout individu qui ne maîtrise pas l’art est stupide. A cette époque, nous avons imaginé d’élaborer un langage qui s’adresse plus directement aux gens, quels que soient leurs origines ou leurs religions : un langage plus démocratique. GI : Nous avons créé un langage humaniste. C’était une révolution pour nous : en tant qu’êtres humains, nous pouvions nous adresser au premier venu, puisqu’il est humain lui aussi. Nous avons pris l’habitude d’envoyer des cartes postales pour expliquer ce qu’on faisait, ce qu’on ressentait, et donner une image directe de ce qu’on proposait. GE : Une œuvre d’art n’est pas immobile, et elle éprouve des sentiments. A cette époque, la St Martin’s School of Art nétait considérée comme l’école la plus radicale qui soit, une école au sein de laquelle le cours alternatif proposé par Anthony Caro et Philip King avait vos faveurs, tout comme celles d’autres futures grandes figures de l’art (Richard Long, Barry Flanagan, Amish Fulton, Bruce Mc Lean…) : qu’y avez-vous appris ? GE : Je crois que nous y avons appris que chacun peut faire ce qui lui chante. Au-delà du fait qu’il s’agissait de St Martin’s, il faut préciser que cette école se trouvait au beau milieu du quartier de Soho, à une époque où la société devenait plus permissive – “vive l’amour libre”, “rien n’est interdit”, etc. La dépénalisation de l’homosexualité avait été votée l’année précédente. La vie nous souriait, on se sentait invincibles. GI : On continuait à produire quelques objets, on pratiquait la sculpture – des objets très simples, du genre que l’on peut tenir en main, un masque, une canne, etc. Mais nous n’avions plus besoin de sculptures puisque nous étions les sculptures – c’est cela qui était révolutionnaire ! C’était très excitant. Notre révolution consistait à nous éloigner du formalisme. Tout le monde parlait de minimalisme, et l’individu finissait par passer à la trappe. C’est pourquoi nous étions convaincus de faire quelque chose de très original. Nous, nous faisions une œuvre d’art qui était humaine. Puis nous sommes passés aux dessins de très grand format. Il s’agissait d’exprimer notre ressenti, notre solitude, notre ivresse, notre tristesse, etc. Gilbert est né dans les Dolomites (1943), George dans le Devon (1942), des lieux dont on peut imaginer qu’ils étaient, alors, peu propices à l’éclosion des singularités — rappelons, par exemple, que l’homosexualité n’est dépénalisée qu’en 1967 en


— rappelons, par exemple, que l’homosexualité n’est dépénalisée qu’en 1967 en Grande-Bretagne et en 1982 en France ! Dès lors, qu’est-ce que vos terreaux familiaux ont apporté à votre vision personnelle et comment diriez-vous que vos identités se sont construites ? GE : Nous avons toujours pensé qu’une grande main invisible nous guidait et que nous n’étions pas responsables de nos tableaux. Si on regarde de plus près, on se rend compte que la main invisible en question, ce sont vos origines sociales, vos parents, le cinéma, vos amis, etc. GI : Les mères sont très importantes. La mère de George voulait en faire quelqu’un d’exceptionnel. George, vous évoquez comme un moment révélateur les lettres de Vincent Van Gogh, qu’adolescent vous avez lues et qui vous ont convaincu que l’absence de formation académique et le milieu social n’étaient pas un frein à l’expression pleine et entière d’une sensibilité artistique ; quels étaient les ferments de cette inclination vers l’art ? GE : Je crois que j’ai été très chanceux. J’ai quitté l’école à quinze ans pour travailler dans un magasin, car je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire de ma vie. En guise de formation artistique, j’ai commencé à suivre des cours du soir gratuits, surtout fréquentés par des femmes d’âge mûr. L’enseignant m’a demandé pourquoi je ne faisais pas plutôt des études d’art, et je lui ai répondu que je ne saurais même pas comment m’y prendre. Personne n’était jamais allé à l’université dans ma famille. J’ai demandé à m’inscrire dans une école d’art, une vraie, mais les prix étaient très élevés ; mon professeur a fini par demander au fondateur de l’école s’il accepterait de me dispenser des frais d’inscription. Voilà comment je suis devenu étudiant en art. Là, mon professeur m’a dit qu’il ne faisait aucun doute que je deviendrais un artiste. Chaque fois qu’il passait à proximité de mon pupitre, il me disait que mon travail était vraiment extraordinaire. Un jour, il ne s’est pas exprimé, et je me suis senti très nerveux – mais il est repassé peu après pour me dire qu’il avait omis de me complimenter ! Tout cela m’a donné une grande confiance en moi. Le créateur de l’école était un ami de Henry Moore, qui avait réalisé un “nu” allongé pour le jardin de la fondation dans les années 1930 ; bien plus tard, vers 1959, il est venu dans mon école. Mon professeur lui a fait visiter les locaux, puis il m’a rapporté que Henry Moore s’était arrêté devant mon travail en disant “Très intéressant !” Les autres élèves étaient verts de jalousie. Cet épisode m’a également donné confiance dans ce que je pouvais accomplir. D’un mal finit toujours par sortir un bien... Dès vos premiers travaux, vous instaurez un canon très singulier au regard de l’époque : les deux individus que vous êtes ne forment plus qu’une seule entité à la fois créatrice et sujet des œuvres : qu’est-ce qui vous a mené à cet invariable tropisme ? GI : Notre pratique ne rentrait dans aucun moule. Quand il s’agit de se battre contre le monde entier, mieux vaut le faire à deux… GE : Nous étions sans le sou, et c’est un point essentiel. Rien de tel que l’adversité pour forger le caractère. GI : Nous étions extrêmement optimistes. Toutes les galeries de Londres nous ont un jour refusés ; puis Konrad Fischer a été le premier à nous accepter. Au tout début, vous réalisez des sculptures de petits formats,

qui deviennent ce que vous avez nommé les “living sculptures”, à savoir vous-mêmes : Gilbert & George, the human sculpture, the singing sculpture... Ensuite, vous optez pour de grands formats, composés de montagesde photos issues de vos déambulations quotidiennes et de portraits de vous-mêmes : quels sont, à vos yeux, les avantages et les contraintes de ce modus operandi ? GE : Nous ne voulions pas utiliser les mêmes toiles que tout le monde. Persuadés que nous avions quelque chose de neuf à dire, nous voulions trouver un moyen nouveau de le faire. Parvenir à cette forme-là nous a réclamé pas mal de temps. GI : Au début, nous avons imaginé de faire des dessins qui donneraient l’impression qu’ils n’étaient pas de notre main. Tout le monde adorait ces dessins, mais nous n’avions pas le sentiment qu’ils nous représentaient vraiment. Alors nous avons tenté une nouvelle forme, avec des photographies assemblées pour former une grande image Renaissance. Nous voulions nous exprimer en tant qu’artistes, laisser une vision derrière nous, projeter tous nos sentiments sur un mur. Nous avons commencé par préparer vingt petits panneaux pour en composer un seul, très grand. Il nous a alors fallu trois à quatre ans pour parvenir à la forme du carré géant. Tout cela n’était possible que parce que nous avions accès à du papier photographique de 50 × 60 cm. C’est ainsi que tout a commencé. Disposer d’un appareil photo qui se déclenche à distance a constitué une petite révolution : cela permet de fixer le temps, de fixer la lumière, c’est comme un dessin moderne. Nous avions trouvé ce que l’on cherchait, et à partir de là nous ne sommes jamais revenus sur le principe, sauf pour agrandir encore un peu le cadre. L’idée consistait à séparer les images sur le même papier, comme sur ordinateur, avec des couches coloréeset des grilles noires en surimpression. GE : Nous avons découvert par la suite que c’est de cette manière que l’on peignait dans l’Antiquité – sur des panneaux distincts et assemblés. GI : Les peintres dessinaient d’abord les panneaux séparément, comme nos photos modernes sur une planche-contact, avant de tout assembler en une grande composition. Dès 1969, via trois dessins que le galeriste Konrad Fischer vend à Düsseldorf (pour une somme faramineuse à l’époque, 1 000 livres sterling), Walking, Viewing, Relaxing, vous inscrivez votre vie quotidienne dans vos œuvres, une forme de prémonition des sociétés actuelles avec l’omniprésence des réseaux sociaux ? GE : Ce n’est pas sous cet angle que nous avons abordé cette œuvre. Konrad Fischer nous a commandé une pièce pour sa galerie, et on a pensé à travailler sur un domaine qu’on maîtrisait bien : se promener, observer, se relaxer – sur ces sujets-là, au moins, nous faisons autorité ! “Faire surgir le bigot du libertaire et, à l’inverse, faire surgir le libertaire du bigot” avez-vous inscrit dans l’une de vos œuvres. Pensez-vous que nous sommes tous bifaces ? GE : Cette phrase a connu un grand succès. On en a fait une affiche, qu’on a proposée avec trois autres qui étaient d’ailleurs plus réussies, mais tout le monde a voulu acquérir celle-là. Toutes sortes de gens l’ont achetée. On n’a jamais compris pourquoi – qui peut bien avoir envie d’une affiche pareille chez soi ? GI : Pendant cinquante ans, une certaine catégorie de personnes


© COURTESY GILBERT & GEORGE.

Gilbert & George, Astro Star , 2013, avec l’aimable autorisation de Gilbert & George.



nous a considérés avec désapprobation, le sourcil levé. Et c’est encore le cas aujourd’hui. On les appelle entre nous “la classe sourcilleuse”. C’est assez extraordinaire : ces gens-là ont une parfaite assurance, ils croient au libéralisme, mais en réalité ils sont extrêmement bornés. Il a fallu faire face à ces critiques-là, il a fallu se battre. GE : Les membres de la classe sourcilleuse sont mal à l’aise à l’idée que leurs enfants apprécient notre art, qu’on les empêche de devenir les imbéciles normalisés qu’ils voudraient faire d’eux. Ils craignent de voir leurs enfants aborder la vie sous un angle différent, ils redoutent l’effet que nous avons sur la jeunesse – en quoi ils n’ont pas tort. Bien que complexe et foisonnante, votre œuvre n’en demeure pas moins aisément lisible : cette accessibilité à toutes les catégories de publics – “Art for all” – est une de vos préoccupations. Pourquoi ? GI : C’est un langage visuel que chacun peut déchiffrer, un pouvoir de l’image. On s’adresse à leur âme. GE : C’est une œuvre facile à comprendre, mais également très complexe. Je me rappelle une anecdote qui illustre bien ce point. Au vernissage d’une de nos expositions, une dame est venue se présenter et nous dire ceci : “Cette exposition est magnifique, je n’ai jamais vu tant de joie de vivre, cette joie que j’éprouve dans ma vie et que je retrouve dans votre art. Quelle explosion de bonheur, quelles couleurs incroyables !” Nous l’avons remerciée et elle est repartie. Puis un monsieur est venu nous dire : “Je tiens à vous remercier du fond du cœur. Il me semble que vous explorez en profondeur les aspects les plus sombres et la tristesse de l’existence.” Or, tous deux parlaient du même tableau ! Ce que les gens discernent dans les romans, les tableaux, la musique, etc., au fond, c’est toujours eux-mêmes. Et c’est précisément ce que notre art offre au spectateur. GI : Et c’est par ailleurs notre parcours, notre vie, le monde auquel nous sommes confrontés tous les jours. L’ivresse, l’excès de sexe, l’excès de politique, etc. Tout cela se rapporte à une pensée morale, à la religion. Dans les années 1980, nos pièces comportaient souvent une grande croix noire, nous avons imaginé de faire un Jésus noir – et tout le monde a cherché à nous en dissuader. Il faut bien dire que la religion était un peu dépassée à l’époque. Aujourd’hui, la politique et la religion sont les deux sujets les plus importants en art. GE : Il n’y a jamais eu dans l’histoire autant de personnes en prison ou attendant leur exécution. La responsabilité est collective : c’est nous tous qui n’avons pas su éviter une telle situation. GI : Avant The Banners, nous n’avions jamais connu de critiques si virulentes. Les critiques s’énervent, mais ce n’est nullement le cas du Guardian ni du grand public. GE : Oui, c’est curieux : un jour, nous sommes passés à la galerie pendant l’exposition, et tout le monde se faisait prendre en photo à côté de sa bannière préférée. GI : Les critiques, eux, ont affirmé qu’il était un peu facile de dire que“la religion, c’est mal”. Vous qui êtes de grands arpenteurs de Londres, notamment de votre quartier historique de Spitalfields, quel regard portez-vous sur l’évolution de la ville stricto sensu et de ses habitants ? GE : Un de nos amis aimait à dire que le monde est l’histoire d’un beau succès, que le monde occidental est un véritable triomphe. Nous avons remporté une victoire.

GI : L’Homme a créé pour lui-même une liberté incroyable. C’est extraordinaire : on peut téléphoner dans le monde entier et acheter un livre depuis n’importe où. C’est vrai aussi pour le monde de l’art : avant, il n’y avait que deux petites galeries à Londres. GE : La plupart des gens avec qui nous parlons nous disent qu’ils ne sont pas optimistes, que tout part à vau-l’eau. GI : Mais maintenant que Trump a un nouveau boyfriend, tout va mieux ! A la vue de votre iconographie — mettant en scène argent, sexe, religion, communautarisme... —, on pourrait vous qualifier de “lanceurs d’alerte” : quel regard portez-vous sur l’état actuel des sociétés : resserrements nationalistes, paupérisation, dérives financières... ? GE : Une seule obligation : il faut rester attentifs. GI : Il faudrait aussi distribuer des préservatifs pour lutter contre la surpopulation. Quelle est votre définition de l’humour ? GI : C’est curieux : tout le monde pense que notre travail repose sur l’humour, mais nous ne l’avons jamais envisagé ainsi. Quand nous avons composé les Beard Pictures, les gens semblaient plus hilares que jamais. Ils regardaient nos œuvres et ça les rendait heureux, je ne sais pas pourquoi. Ils se sentaient transportés, libérés. Je crois qu’il est important de faire en sorte que les gens se sentent libérés, de les sortir hors d’eux-mêmes. Libérer les sentiments enfouis à l’intérieur, c’est une dimension essentielle de l’art. GE : Les gens s’affranchissent de leurs chaînes parce qu’ils ont lu un livre ou vu une exposition. De retour chez eux, ils se sentent transformés par ce qu’ils ont vu. GI : Nous avions en tête cette idée de liberté en produisant Naked Shit. Quels sont les principaux avantages et les plus grandes difficultés de vivre en couple ? GE : Etre en couple, c’est la chose la plus naturelle qui soit, y compris dans le règne animal ! GI : C’est bien simple : nous voulons toujours gagner. Le succès est plus important que tout. GE : L’an dernier, nous avons donné une conférence en Italie, et on nous a demandé : c’est quoi, être un artiste ? Pas facile à expliquer ! Nous avons répondu que nous voulons deux choses : gagner et être aimés. Tout le monde s’est levé pour applaudir, parce que tout le monde veut gagner et être aimé. GI : Nous voulons nous libérer aussi. Et l’art permet de se débarrasser de soi-même. GE : Nous jouissons de deux grands privilèges. Le premier : pouvoir sortir de la maison par le jardin et prendre toutes les photos qu’on souhaite. Nous n’avons pas d’autorisation à demander à qui que ce soit. Le deuxième : envoyer nos photos dans le monde entier, soixante-deux à Arles, soixante-dix à New York. C’est incroyable. GI : J’en vois un autre : nous n’avons jamais eu à faire de compromis. GE : Et quand les tableaux sont prêts, ils finissent sur un mur quelque part, en Espagne, à New York, et on se retrouve là avec les collectionneurs, un verre de vin à la main, entourés de jeunes gens en adoration. 192


GI : C’est quelque chose de très impressionnant : parmi les gens qui apprécient notre travail, beaucoup n’ont que le tiers de notre âge, et nous font des remarques du type : “C’est dingue, ce que vous faites !” Venant d’un jeune homme de 25 ans, c’est un sacré compliment. Il est essentiel pour nous de pouvoir être en retrait – à l’écart du monde et, d’une certaine manière, de la vie, de l’exhibition permanente. Ainsi, nous n’approchons jamais nos voisins. Nous regardons la vie sous un meilleur jour, sans faire le moindre compromis. Hans-Ulrich Obrist, comment, au regard de la scène artistique de la fin des années 1960 et 1970, se situent Gilbert & George ? HANS ULRICH OBRIST : Ils incarnent un changement paradigmatique incroyable, car ils ont surgi à une époque où dominait la sculpture formaliste. C’était l’époque d’Anthony Caro, de l’abstraction, de Greenberg, etc. Ils ont fait apparaître un monde entièrement neuf, un nouveau modèle, un nouveau départ. Ce qui est très intéressant, je crois, c’est qu’ils ont créé des oxymores invraisemblables ; à la fin des années 1960, dans ce climat de néoavant-garde que représente Fluxus, par exemple, ils étaient à la fois classiques et avant-gardistes. Quels sont, à vos yeux, les grands axes de leur production, déroulée sur une cinquantaine d’années ? HUO : C’est précisément ce qui fait la force de cette exposition proposée par Daniel Birnbaum et Maja Hoffmann : elle retrace le travail des artistes depuis le tout début – la fin des années 1960, à l’époque des premières explorations. Chaque décennie sera représentée, plus riche et plus inventive que la précédente. L’exposition est structurée par ces différentes séries, à commencer par les “sculptures vivantes”, avec toutes ces épiphanies. GI : Ces séries portaient des titres comme “Les œuvres salaces”, “Les matinées rouges”, “Les pièces dingues” ou encore “Les sales vies”, etc. HUO : On retrouve dans toutes ces séries l’idée que l’art, d’une manière ou d’une autre, rend visible l’invisible. Si l’on regarde les Dirty Pictures, elles annoncent ce qui se passera ensuite dans le domaine de la musique, de la pop, du happening. Et de nombreuses images des années 1990 annoncent nombre de grands thèmes des années 2000 : la religion, le terrorisme… L’exposition le montre bien. Il y a une dimension intuitive dans leur travail. Ce qui est extraordinaire, c’est que tout se passe à Londres, juste devant chez vous. Michel Butor a écrit dans les années 1960 un très beau texte intitulé La ville comme texte. Quand on regarde les images de Gilbert & George, on retrouve exactement cela à Londres, on voit le monde à travers ce prisme-là. GE : La raison en est que nous avons toujours pensé que l’art, les romans, la musique, les photos... ne changent jamais : c’est le monde qui évolue pour s’adapter à eux. Quand nous avons produit les Dirty Pictures, nos plus grands admirateurs et amis, même s’ils appréciaient énormément notre travail, ont pensé que cette fois nous avions été stupides, un peu puérils, un peu too much. Et puis, vingt-cinq ans plus tard, lorsque nous avons exposé ces pièces en public pour la première fois, certains de ces mêmes amis sont venus au vernissage et les ont trouvées géniales. Le monde avait changé... HUO : J’ai grandi en Suisse et, adolescent, j’ai découvert l’exposition Gilbert & George à la Kunsthalle de Bâle. J’étais encore au lycée et n’avais qu’un peu d’argent de poche, mais les billets d’entrée n’étaient vraiment pas chers (au nom de “l’art pour 193

tous”) et un mécénat permettait de rendre le catalogue accessible à toutes les bourses. Je l’ai donc acheté. C’était une exposition incroyable ; gigantesque. J’étais survolté, et je me suis dit qu’il fallait absolument que je rencontre ces artistes. J’ai donc fait le pèlerinage à Londres, en ferry, je me suis présenté devant la maison de Fournier Street, et là, au dernier étage, on m’a soumis à un curieux test – vous en souvenez-vous ? Il y avait un livre, et je devais choisir une couleur... GI : C’est un livre de 1901 qui a influencé tous les artistes modernes, de Mondrian à Malevitch en passant par l’artiste suédoise Hilma af Klint. HUO : J’ai donc fait le test, et ce geste a inauguré une longue série de collaborations. Avec la Serpentine Gallery, puis l’exposition au Museum of Old and Modern Art (Mona), etc. Je passe les voir régulièrement depuis, mais nous n’avons jamais réalisé de grande exposition ensemble. J’ai cependant co-organisé, avec Suzanne Pagé, l’exposition au Musée d’Art moderne de la ville de Paris. A la Serpentine Gallery, nous proposons chaque année un Marathon et Gilbert & George y produisent de nouveaux projets. La première année, il s’agissait d’un marathon “Entretiens”, ils ont donné une interview entre 4 et 5 h du matin. Puis il y a eu un marathon “Manifestes”... Pour le marathon “Transformation”, ils sont venus avec une amie. GE : Victoria. Nous avons fait une exposition en 2014 à Monaco et l’administration du musée nous a logés dans un hôtel de luxe, et comme nous avions une foule de rendez-vous et d’interviews, nous passions notre temps dans le lobby – si bien que les gens, nous prenant pour les directeurs de l’établissement, venaient sans cesse nous demander des renseignements. Puis, un beau jour, une femme très glamour se présente à nous en disant : “Mais qui voilà ! Ma plus belle prise de la journée...” Elle s’appelle Victoria et elle est scandinavo-philippine. Elle est infirmière et elle était venue là pour voir les Beard Pictures à l’exposition. HUO : Vous avez collaboré avec Victoria pour le marathon “Transformation”, ce qui nous amène à la Fuckosophy et à la Godology, d’abord à Paris puis à Londres. GE : La Fuckosophy, œuvre achevée, a été présentée à Paris et au Mona ; par la suite, il nous a semblé qu’il ne restait plus qu’une chose à faire : la Godology. Au beau milieu du processus de composition de la Godology, nous nous sommes aperçus que tout cela n’avait rien à voir avec les dieux, mais plutôt avec les gens qui habitent partout sur la planète. C’est dix fois plus gros que la Fuckosophy. Je crois que tout le monde a retiré un certain plaisir de la Fuckosophy, mais je doute que ce soit le cas avec la Godology. Je crois que c’est quelque chose de merveilleux à explorer – tout ce que les gens peuvent éprouver, dire, faire, espérer, rêver, tuer ou aimer au nom d’un dieu, à l’intention d’un dieu imaginaire. Au regard de la jeune génération, quels artistes s’inscrivent dans le legs de Gilbert & George ? GI : Toute personne capable de dire des gros mots ! HUO : Je voudrais évoquer David Robilliard et Andrew Hurst, à qui Gilbert & George ont servi de mentors. Je l’ai rencontré en allant voir Gilbert & George chez eux ; il était alors très jeune, il devait avoir 20 ans. Il n’avait même pas 40 ans quand il est mort du sida. C’était un poète de grand talent, qui faisait aussi des dessins magnifiques, des poèmes visuels. Gilbert & George l’ont encouragé à se lancer dans la peinture, et il s’est mis à traduire ces poèmes visuels en toiles extraordinaires. Au cours des cinquante dernières


années, on a vu toute une jeune génération d’artistes se rattacher à Gilbert & George. Je m’intéressais à l’art vivant, et j’ai monté une exposition sur ce thème (“La vie dans l’art”) qui m’a amené à faire des recherches sur les jeunes artistes qui se refusent à faire de la performance, comme Tino Seghal, Santiago Sierra, Laura Lima, etc. Ils regrettent que la performance ait lieu à heures fixes et non à l’intérieur d’un créneau horaire. Ce qui fait la force du musée, selon eux, c’est qu’il propose des horaires d’ouverture, et qu’on n’est donc pas tenu de s’y présenter à une heure précise. Ce qu’ont fait Gilbert & George tient de l’épiphanie : à l’époque, ils étaient les premiers à offrir des sculptures vivantes. GI : Au début, ça ne durait que cinq minutes. Mais, quand on nous a invités à Düsseldorf ou au Stedelijk Museum, nous sommes passés à plusieurs heures. Fait intéressant : pour les sculptures vivantes, on se recouvrait de poudre multicolore pour se mettre à distance du public, pour être spéciaux et différents, mais plus tard on a décidé d’être des sculptures sans interruption, et sans maquillage. Et cela à tout jamais. Nous sommes désormais des sculptures vivantes jusqu’à notre mort. Comment avez-vous collaboré avec Gilbert & George pour la mise au point de cette exposition d’envergure ? HUO : Ce qui nous a beaucoup plu, c’est l’idée d’une exposition

itinérante. C’est une idée qui m’obsède depuis longtemps. Elle se déplacera à ainsi à Oslo, à Reykjavik, etc. Daniel Birnbaum, co-commissaire de l’exposition, et avec lequel j’ai collaboré à plusieurs reprises, souhaitait faire une exposition pour Stockholm et pour Arles : nous avons décidé de faire équipe et de devenir co-commissaires. L’exposition est ainsi produite par Luma-Arles et par le Moderna Museet. Les musées ont tout intérêt à s’allier et non à se faire concurrence : leur avenir passe par la collaboration. Ensemble, on peut faire de plus grandes choses. Cette exposition va ainsi voyager pendant deux ans, et je trouve cela merveilleux. GI : Pour un artiste, rien ne surpasse une exposition : on travaille pour le public, on fait une exposition pour s’adresser à une audience. GE : Bien souvent, les artistes que nous avons connus dans les années 1970 le faisaient pour leur carrière. Nous ne l’avons jamais envisagé dans cette optique, l’art nous sert toujours à parler aux gens, par-delà les images. GI : N’est-ce pas là, d’ailleurs, la visée même de l’art – communiquer ? HUO : Voilà une conclusion parfaite. J’ajoute que le format de cet entretien était très plaisant : vous me posez des questions, je leur pose des questions qui ramènent vers vous, c’est un flux continu. Et puis, j’adore votre magazine ! 194

© COURTESY GILBERT & GEORGE.

GILBERT & GEORGE, NAKED FLATS, 1994, AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE GILBERT & GEORGE.


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Photos DR


Photos Giorgio Possenti - Stephan Julliard

déco Par F.A.D

L’HARMONIE SELON MISSIR Quand, au début des années 1990, les Beyrouthins encore sonnés par 15 ans de guerre ont découvert le restaurant Scoozi à Verdun, ils ont eu l’impression de se réaligner brusquement au temps universel, le leur ayant longtemps arrêté sa course. L’auteur du décor audacieux de l’enseigne était Claude Missir. 197


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doublé d’un designer dont le mobilier épuré, parfois chahuté d’un peu de résine de couleur vive, a provoqué depuis peu chez l’éditrice et commissaire Nina Yashar, la Peggy Guggenheim du design contemporain, un véritable coup de cœur. Ce qui fait que les créations Claude Missir sont désormais exposées dans les galeries Nilufar de Milan. Un talent qui vaut à l’architecte d’intérieur un agenda chargé, avec des projets publics et privés un peu partout dans le monde : résidences parisiennes avenue Montaigne et avenue du Président Wilson, hôtel Kempinski à Aqaba, en Jordanie, ainsi que des lieux publics au Royaume Uni, en Suisse, au Moyen Orient et en Afrique. Ses décors apaisants séduisent aussi les plaisanciers, le transformant en décorateur de yachts et pas des moindres, puisqu’il compte dans son portfolio l’Adora, un yacht Benetti de 64m et le Maraya, un yacht CRN de 54m. Une fois livrés, ces intérieurs fonctionnent comme des diffuseurs de bien-être et dictent à l’habitant comme à l’usager les codes d’un savoir-vivre subliminal qui ressemble au bonheur. www.claudemissir.com

Photos Giorgio Possenti - Stephan Julliard

C’est dire le rôle discret mais efficace de cet architecte d’intérieur dans la résurrection de Beyrouth. Fraîchement diplômé de l’Académie libanaise des Beaux-arts, Claude Missir réussit très vite à convaincre les investisseurs en hospitalité de la nécessité de créer des lieux publics inspirants. Ses décors contribuent à raviver chez les Libanais l’envie de sortir et leur donnent, le temps d’un déjeuner ou d’une soirée, l’impression d’avoir voyagé. Imprégné d’esthétique et de design scandinave et amoureux du mid-century et du modernisme européen, notamment français et italien, Missir ne conçoit pas l’habitat uniquement comme un lieu de vie, mais comme un art de vivre à part entière. Si ses intérieurs sont minimalistes, s’il cultive cette élégante simplicité qui évite toute surcharge, c’est pour mieux mettre en avant des objets et meubles exceptionnels par leur confort et leur harmonie visuelle et chromatique. Symétrie, pureté des volumes, omniprésence de matériaux nobles et naturels composent des décors d’une sobre sophistication où les éléments utiles, canapés, fauteuils, tables ou étagères, sont de véritables œuvres d’art portant parfois de grandes signatures comme celle de Le Corbusier ou de Charlotte Périand, mais sont aussi, souvent, créées par ses soins. Car le décorateur est



street-art Par Joséphine Voyeux

EPS, L’INOXYDABLE FIGURE DU GRAFF LIBANAIS EpS est l’un des plus anciens graffeurs de la scène beyrouthine. Véritable pionnier du street-art libanais, sa signature, apposée sur les murs et façades de la capitale, est désormais familière aux habitants. Retour sur le parcours d’un graffeur autodidacte, aussi talentueux que surprenant. «EpS, dit-il, signifie « l’apocalEpS arrive » »…

Vous avez commencé à peindre lors de votre retour au Liban. Comment êtes-vous devenu un graffeur ? Lorsque je suis rentré, au moment du déclenchement de la guerre civile à Abidjan, j’étais persuadé de retrouver mon chez-moi, de me sentir vraiment à la maison au Liban. Mais ce fut tout le contraire. Je ne me suis jamais senti autant un étranger. C’est à ce moment-là que je me suis tourné vers la peinture pour faire face à la situation et identifier mon environnement. J’ai toujours aimé le dessin. J’étais obsédé, enfant, par les magazines. Je me rappelle que j’en achetais au kilo parce qu’à cette époque, nous ne pouvions pas nous permettre d’en acheter de flambants neufs. Ensuite, j’ai développé une manie pour les étiquettes des marques de planches de surf, je les recopiais, en étudiais les formes et les palettes de couleurs…Au final, c’est devenu compulsif et j’ai fini par transformer les murs de la ville en toile géante.

Vous vous êtes fait connaître à travers votre fameux singe. Peut-on le considérer comme votre signature ? Ce singe est le résultat du très long apprentissage nécessaire pour acquérir l’expérience et avoir le métier dans les mains. Pour un artiste graffeur, je trouve que le développement et l’affirmation de son style réside dans la répétition. Le singe, c’est un symbole que 200

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Comment définiriez-vous votre art ? En quelques mots, comme un art entraînant, honnête et propice à la réflexion.


j’utilise pour projeter, extérioriser mes idées, mes questions et mes fantasmes. J’aime bien le confronter à différents environnements et perspectives, et le mettre dans différentes situations, le faire jouer différents personnages. Il est le reflet de ma vision du monde. Donc oui, je pense que l’on peut dire qu’il est ma signature…

Toulouse, en France ; Record du monde de la toile graffiti la plus longue du monde à Dubaï, Zenith x Range Rover x EpS 2017 à Dubaï , ‘Graff me’ au Liban et ‘White Wall’ au Liban, notamment. Comment développez-vous un projet de A à Z ? Quand je graffe, j’ai une méthode plutôt bien huilée. Je suis généralement un seul et même protocole : je compose, j’adapte d’abord mon projet au mur et à sa forme. Ensuite, je commence à dessiner sur du papier ou numériquement. Chacun de mes projets dépend finalement de la superficie dont je dispose, de la complexité du dessin et du temps imparti.

Et pourquoi un singe ? “Cause I’m the king of bongo, baby I’m the king of bongo bong I’m a king without a crown hanging loose in a big town” - Bongo Bong, Manu Chao

Parmi les graffs que vous avez réalisés, quels sont vos préférés? Difficile de faire un choix, mais en voici quelques-uns: - The Matrix Monkey (rue Monnot). Celui-ci parlait de l’honnêteté lorsqu’on peint et de la sincérité du message. « Rappelez-vous que je ne vous offre que la vérité, rien de plus ... C’est votre dernière chance. Après cela, il n’y a pas de retour en arrière possible. Si vous prenez la pilule bleue, l’histoire se termine, vous vous réveillez dans votre lit et croyez ce que vous voulez croire. Si vous prenez la pilule rouge, vous restez au pays des merveilles, et je vous montre à quel point le trou du lapin est profond. » The Matrix - La prise de contrôle de l’immeuble Badaro (rue Badaro) Peindre ce bâtiment pour moi consistait à créer un pont entre une

(« Parce que je suis le roi du bongo, bébé Je suis le roi du bongo bong Je suis un roi sans couronne désœuvré dans une grande ville » - Bongo Bong, Manu Chao) Sur quels types de projets travaillez-vous ? Tous ceux qui me mettent au défi, qu’il s’agisse ou non de peinture. J’ai travaillé sur de nombreux projets. Tous n’incorporaient pas nécessairement du graffiti. J’ai fait de la direction artistique, du développement d’identité et collaboré avec des musiciens… Voici une liste non exhaustive de mes graffs et des événements auxquels j’ai participé : Mister Freeze en 2017, à 201


Quel type de matériel utilisez-vous ? Tout types de matériel, j’utilise surtout des bombes de peintures aérosol mais cela varie en fonction des projets et des surfaces. Quelles sont vos références ? N’importe qui/quoi peut faire germer en moi une idée ou un nouveau projet. Que pensez-vous de la scène graffiti libanaise ? Je pense que c’est une scène en plein bourgeonnement avec un très riche potentiel. Elle est très jeune et a encore beaucoup de marge de progression. Comment la décririez-vous par rapport à la scène européenne ? Il est d’abord important de spécifier que la scène graffiti libanaise est la plus importante du Moyen-Orient, il y a donc un très long

chemin à parcourir dans une région qui n’a jamais été exposé à l’art de rue. La scène européenne est foncièrement différente, elle précède la libanaise de plusieurs décennies donc c’est un terrain de jeu qui n’a rien à voir… Quels sont vos prochains projets ? Peindre sur les murs, c’est un travail sans fin, les bâtiments, leurs façades, les toiles sont infinies… Mais je me prépare pour une tournée en France avec deux autres artistes de la scène graffiti libanaise, « Exist » et « Spaz ». Cette tournée s’inscrit dans la lignée d’un documentaire auquel nous avons participé « Graffiti Min Beyrouth ». La tournée prévoit plusieurs étapes : des projections, des conférences, des ateliers, des débats et expositions dans d’énormes festivals comme le Festival Label Valette et l’Aérosol. A mon retour au Liban, je commencerai à travailler sur ma première exposition solo. Quel message essayez-vous de faire passer ? J’essaie de transmettre beaucoup de messages divers, je pose parfois même des questions auxquelles je n’ai pas de réponses. Mon but est avant tout de toucher les gens et de les faire réagir. Que ce soit de manière négative ou positive, je cherche à susciter une émotion. Peindre sur un mur, c’est comme suspendre le temps, quoi que vous fassiez, vous saisissez un moment de vie. Quelle est votre ambition dans la vie ? Mettre plus de couleurs dans notre monde et laisser un héritage. www.instagram.com/akaeps/ 202

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guerre dont je n’ai personnellement pas été le témoin et l’effet qu’elle a aujourd’hui sur moi et ma vie quotidienne. C’était un moyen pour moi d’offrir une seconde vie à ce bâtiment, une manière de mettre en valeur un monument déserté qui porte les cicatrices du pays. L’une des parties les plus intéressantes de ce travail a été de traverser le bâtiment de long en large pour explorer les différents murs. C’était comme voyager dans le temps, comme me réveiller avec une image fixe datant de plusieurs décennies. - Le serrurier (Aley) « Affranchissez-vous de l’esclavage mental, personne d’autre que nous ne pourra libérer nos esprits » Bob Marley



design Par Nasri Sayegh

GOUTTE SUSPENDUE ET GÉOMÉTRIE SENSORIELLE

Abdo El Moudawar Au Celsius du talent Ductiles et malléables, les créations de Abdo El Moudawar défient la pesanteur et le temps. Alchimiste d’intérieur diplômé de l’Université Libanaise en 1999 le designer beyrouthin peaufine sa passion en se spécialisant en 2003 sur les bancs de la même académie dans les décors de théâtre et de cinéma. Repérée dans les dédales de la Beirut Design Week 2018, sa “One Drop Table” est une goutte de beau gracieusement tombée sur la scène design libanaise. Grand-œuvre en laiton faisant partie d’une plus large collection baptisée “900°C” – température référant au point de fusion du dit métal – cette pièce figée dans l’espace, suspendue dans le temps signe une véritable recherche d’orfèvre ; et d’éternité. Mimant une irrésistible coulée de matière précieuse, sa cambrure n’est pas sans rappeler les montres fluides d’un certains Salvador Dali ou encore les redoutables courbes de feue l’architecte irakienne Zaha Hadid. S’inspirant du minimalisme d’un Ando, du déconstructiviste d’un Libeskind et des fantaisies d’un Gaudi, cette collection a été réalisée en collaboration avec la plateforme danoise de design collaboratif Adorno et l’atelier libanais Fabraca Studios. De l’artisanat à suivre et/ou collectionner de près! www.adorno.com

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Voici deux créatifs qui jouent avec la gravité, au sens de force d’attraction autant que de sérieux. Nous avons observé leur travail de plus près.


Adrian Müller Gestalto-Poétique Née en Allemagne à la fin des années 1910 en réaction au behaviorisme, la Gestalt-Théorie (“forme” en allemand) - fondée par Wertheimer, Koffka et Köhler – pose les principes de la perception, édictant de nouvelles lois qui auront non seulement un impact sur les champs de la psychologie mais aussi sur les domaines de l’esthétique. Symétrie, fermeture, proximité, similarité -pour ne citer que les plus célèbres-, les grands axes de la Gestalt redéfinissent notre perception de l’environnement. C’est en digne héritier de ses aïeux paronymiques que le jeune designer libanais Adrian Müller façonne sa carrière. Architecte de formation, ce dernier conçoit meubles, accessoires, bijoux et autres clairs objets de désirs contemporains. En géomètre de l’espace, il crée pour le studio d’enregistrement « Khoum » une ingénieuse table assortie de ses bancs en bois massif; assemblage de neuf éléments pouvant être montés puis démontés en à peine quelques minutes à l’aide d’une seule clé. Pour “Industrial”, set de 11 bijoux d’oreille en argent fin, il s’inspire des échafaudages de construction pour un résultat tout en grâce. On attend impatiemment “Assouman” sa première collection de lunettes de soleil en édition – dorée – et très limitée! www.adrianmuller.co 205


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L’archi-historien architecture Par MARIA LATI

Il met du vert dans le béton, voit les pierres comme des témoins de l’histoire et sculpte comme le temps creuserait une cavité dans la roche. Architecte, paysagiste, designer et artiste, Christian Zahr est d’abord un esthète qui insuffle dans chacune de ses réalisations du sens et de la pérennité.

Sur le bord de mer, à Dalieh, Christian se promène parmi les ruines des anciennes maisons de pêcheurs. Il y ramasse des débris pertinents, des fragments de murs chargés de l’histoire de leurs habitants. Une fois redécoupés et taillés par des ouvriers sur le terrain même, Christian assemble ces morceaux pour recréer un mur en ruine, un patchwork coloré qui raconte la vie sur ce littoral désormais en proie aux développeurs. Le béton prend l’aspect de la pierre, d’une ruine du Liban, de Baalbeck ou Byblos, là où le sort a choisi ce qui restera visible à nos yeux et qui racontera tout ce que l’on ne peut plus voir. Parfois, explique Christian, le hasard nous offre des spectacles dont la beauté spontanée peut nous couper le souffle. Il n’hésite pas à suivre son intuition quand il se retrouve au bon endroit au bon moment. Lorsque qu’il participe à un projet pour réimaginer le rivage de Dalieh, ce rare libre accès à la mer à Beyrouth, menacé de disparition, l’architecte paysagiste propose d’y aménager de larges étendues vertes en mettant en valeur la végétation locale. Celles-ci mèneraient à une plage rocheuse, chemins de promenades ponctués de pontons et offrant des lieux de repos sur des terrasses en bois, qui retraceraient les sentiers empruntés par les habitués du lieu. Mais Dalieh est convoité par les constructeurs et Christian ne peut qu’intervenir lors d’une campagne éclair pour sa préservation. Il décide au pied levé de donner vie et visibilité aux gros blocs de béton qui envahissent le lieu. En moins d’une journée, Christian leur ajoute une bouche, des yeux, une expression qui fait la moue ou grince des dents et c’est finalement une armée de personnages sympathiques qui prend le dessus à Dalieh pour exprimer de manière durable un sentiment que beaucoup partagent. Et puis sur les escaliers Vendôme à Mar Mikhael, il crée un banc simple, en forme de gradin de couleur vert végétal, qui n’occupe qu’une petite partie de la voie. Celui-ci change la donne. Les passants viennent s’y assoir pour profiter de ce nouvel espace qui a si peu changé et qu’ils voient pourtant transformé. 207


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réaménagement de l’escalier Vendôme, sera peut-être précurseur d’un Beyrouth tourné vers le futur. Les dimensions d’un autre escalier seraient en cours de révision pour s’adapter au banc. La réalisation de ce projet serait un pas franchi vers la mise en valeur des lieux publics à Beyrouth. www.instagram.com/christian_zahr/

Photos DR

« Core », le béton revampé Christian finit par croiser les différentes disciplines pour écrire son propre code. Ses projets de paysagisme l’amènent à privilégier la robustesse des vrais matériaux : la pierre, le béton, le fer et la végétation. Il reproduit dans un jardin des terrasses agricoles inspirées des nivèlements caractéristiques du paysage de la montagne libanaise et y crée un potager grandeur nature. Dans l’histoire de notre pays, dit l’architecte, les agriculteurs étaient avant tout des bâtisseurs qui construisaient des murets de pierre avant de planter. Christian brouille aussi les frontières entre design et architecture. Pour sa série d’objets « Core », il emploie une technique apprise sur les chantiers. Il coupe et remoule le béton comme si ce matériau avait été modelé par une collision avec un cylindre. Ces trois dernières années, il finalise Core 1, des tubes de bétons transformés en vases, puis Core 2 des cylindres empilés ponctués de trous et creux latéraux qui servent à stocker des bouteilles de vin. Plus récemment, pour sa série de luminaires Core 3, les différentes parties du béton façonné sont rassemblées. Le centre, ôté par carottage, peut être réinséré pour reformer un bloc. Christian appliquera cette même technique à grande échelle pour son nouveau projet de tour où s’entrecroiseront matériaux bruts et courbes harmonieuses. Le sort de son banc en gradins, qui avait été retiré pour un


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SI VIVANT, SI MORT, SI TENDRE

photo PA R F. A . D

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Photos Roy Dib

Cinéaste, vidéaste, artiste visuel, Roy Dib est devenu en peu de temps un acteur majeur de la scène artistique libanaise. Son nouveau projet, accueilli par la galerie Tanit, parle de mort, de sexe, de mémoire et d’amour.



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par un chapitre « communautaire ». L’homme nu est un combattant dans une ville hantée par la guerre et qui s’attend tous les jours à ne jamais revoir ceux des siens qui partent au combat. Aussi, pour chasser l’épouvantable idée de ne jamais pouvoir enterrer leurs corps, leur entourage leur organise à la veille de leur départ des funérailles cathartiques. Et c’est le corps vivant d’un homme, à la merci d’un instant d’hésitation qui le noierait, que l’on prépare ainsi à affronter son destin. Entre sfumato et chiaroscuro, on a l’impression de voir défiler les images d’un Caravage contemporain, aussi douloureuses et crues que celles du sulfureux Milanais. L’artiste a extrait de ces films certaines photographies prises par les « pleureuses » et d’autres par lui-même. Cinq épreuves, reproduites chacune en cinq exemplaires, d’une extrême beauté. Roy Dib a reçu le Teddy Award du meilleur court métrage à la Berlinale 2014 ; le prix du Meilleur premier film au Lebanese film festival 2014 ; le Inntravel award du Berwick Film& Media Arts festival en 2014 ; le grand prix Uppsala 2014 ; le prix du meilleur film à la Sicilia Queer FilmFest 2015 ; le prix du 19e festival d’art contemporain SESC-Videobrasil/ Southern Panoramas 2015, ainsi qu’une mention spéciale du NAAS (Network of Arab Alternative Screens) en 2016.

www.roydib.com

Photos Roy Dib

« Je marche et au bout d’un moment, je réalise que je marche sur le lac, sur l’eau (…) Il y a cette seconde où je me demande si je dois continuer ou pas, et c’est le moment où je commence à me noyer. C’est toujours au moment où j’hésite que je commence à me noyer ». Le narrateur de ce récit onirique est aussi l’acteur passif d’une scène où, anticipant sa mort certaine, une communauté de femmes manipule son corps nu comme pour l’embaumer, le lave, le caresse et en photographie la moindre parcelle pour ne pas l’oublier. Les images sont projetées à même la dalle de ciment de la galerie, donnant ainsi au visiteur l’impression déroutante d’assister à des scènes interdites, voyeur malgré lui mais voyeur fasciné, contournant les images animées qui forcent son respect et lui font craindre de les piétiner par maladresse. L’histoire qui préfigure ces scènes filmées est à la jonction du rêve du « mort » qui n’est pas encore mort. Un rêve récurrent qui le terrifie au point de le tenir éveillé jusqu’à l’épuisement. Dans ce rêve, il sort nu dans les rues désertes et suit un bruit d’eau qui le conduit vers un lac. Sur ce lac il poursuit sa marche à la surface de l’eau jusqu’au moment où il hésite et se demande s’il doit poursuivre ou s’arrêter. Cette hésitation qui lui est fatale dicte le titre de l’œuvre : « Revisiting hesitation ». Cette histoire est prolongée



KALOUSTIAN, SI PRÈS DE L’ÂME En 1997, Paul Kaloustian termine ses études à l’Alba lauréat du prix Samir Mokbel et du prix de l’ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth. Son projet était un « Mémorial du génocide arménien ». Son parcours le conduit ensuite à Harvard. Ses œuvres sont d’une rare poésie. architecture P A R F. A . D .

House in a forest, Beit Mery, Liban


Smart Center, Arménie

Photos DR

Le restaurant Myu, à Gemmayzé, où l’on prenait tant plaisir à dîner, boire et chahuter dans une illusion de citerne, entre ces murs concaves et ces rondeurs partout, c’était déjà lui, tout comme le Stereo Kitchen, ce bar amphithéâtre à Saifi. La maison d’Eli Kalil à Beit Méri, tout en murs ondulés comme du papier, ou alors courbes et longs comme des cimaises ; et cette autre, toujours à Beit Méri, baptisée « House in a forest » incroyablement sensuelle avec ses monumentales parois arrondies, presque organiques, se suffisant à elle-même avec son majestueux minimalisme, c’est également lui. Diplômé de la Harvard Graduate School of Design, Paul Kaloustian travaille à l’agence Herzog et de Meuron à Bâle avant d’enchaîner avec une parenthèse dans l’enseignement, professeur au Boston Architecture Center et à l’AUB. C’est à partir de son atelier à Beyrouth qu’il essaime par la suite, avec des projets révolutionnaires

comme «House in a forest », une conception montrée à la 13e Biennale d’Architecture de Venise, à l’Institut du Monde arabe à Paris ainsi qu’à l’exposition « Atlas of the unbuilt world » à Londres. Parmi ses conceptions majeures figure le New Cyprus Museum, musée national de Chypre à Nicosie, pensé comme un véritable sanctuaire du savoir et de la découverte. Ce bâtiment tout en transparence, largement ouvert sur de grands espaces verts, intègre son environnement autant qu’il s’y intègre. Pour réduire l’impact au sol, l’architecte a élevé l’édifice sur des pilotis dont la verticalité se confond avec celle des arbres alentours. La conception des espaces, lumineuse et aérienne, favorise une circulation fluide et un vagabondage qui transforme la visite en une expérience gratifiante. Le projet de Paul Kaloustian a reçu le 3e prix du concours préliminaire à la construction du musée. Il est difficile de faire dire à un artiste laquelle de ses réalisations il préfère. 215

Mais on peut gager que le SMART center, récemment inauguré à Lori, au nord de l’Arménie, tient une place particulière dans le cœur de Paul Kaloustian. Une préférence que justifierait non seulement la satisfaction d’avoir offert quelque chose d’important au pays de ses ancêtres, mais surtout une institution éducative dédiée à l’informatique, aux arts, à l’artisanat, aux sports et à toutes les disciplines qui peuvent favoriser le développement et l’avenir de la jeunesse confinée dans cette région montagneuse. Ce centre, financé par le Fonds pour les Enfants d’Arménie, a été conçu par l’architecte comme un ruban de verre, de béton et d’acier ondulant à travers la nature qui l’accueille, se déguisant en promenade, invitant le paysage rural à l’intérieur à travers ses ouvertures et transparences, de même qu’à l’extérieur le long de son toit conçu comme un sentier de bergers et planté d’herbe. Rien, dans l’œuvre éthérée de Kaloustian, n’est orgueilleux ni étranger à l’humain. www.paulkaloustian.com


design Par Maria Lati

Construire une maison traditionnelle miniature, puis sortir attendre le mini bus qui transportera papa, maman, le frère, la sœur et aussi le chien à la gare de Beyrouth, pour voyager loin, le long de la ligne ferroviaire qui traverse la côte de Haifa jusqu’en Syrie… MyToyTown propose de recréer une ville en s’amusant. 216

Photos DR

MA VILLE EN JOUET


Pour fêter les 3 ans de leur fils ainé, Ahmad Barclay et Muzna Al Masri décident de confectionner eux même son cadeau. Leur garçon est fan de jeu de construction et puzzle, et ses parents, un brin nostalgiques des jouets traditionnels en bois, cherchent une idée qui pourrait stimuler son imagination. Sur une large planche de bois, ils dessinent puis impriment les murs, le toit, les étables, sans oublier les habitants de leur maisonnée, les parents, les deux frères, le chat, le chien et puis le cochon, le cheval et la vache. Ils ajoutent ensuite une petite voiture jaune, la couleur préférée de leur fils. L’enfant et son frère sont ravis de découvrir ce jouet unique qu’ils s’amusent à assembler. Ils imaginent ensuite des scénarios dans la petite ferme ; les enfants qui se réveillent à l’aube pour prendre soin des animaux ou qui sortent du côté de la rue Hamra pour prendre le car qui les emmènera à l’école. Les amis qui viennent fêter l’anniversaire du petit garçon admirent ce jouet qui, une fois assemblé, peut être exposé sur l’étagère au salon, avant d’être démonté puis reconstruit pour ré-imaginer un nouveau scenario. Le couple conçoit alors plusieurs maquettes et le succès les encourage à lancer MyToyTown. Images d’archives et détails réalistes Sur le site internet de MyToyTown sont proposés sept différents coffrets personnalisables au grès des envies et particularités de chaque famille. Pour le coffret « Minibus » on peut choisir le nom de sa rue, l’arrêt de bus ou les panneaux de signalisation :

sens interdit, passage école, attention travaux ou limitation de vitesse. Le coffret « Maison libanaise » reprend l’architecture d’une demeure traditionnelle, arcades, toits de tuiles rouges, dar central, et même un majestueux cèdre dans le jardin. Muzna, anthropologue, réalise des recherches pour une ONG sur le patrimoine de la région. Ahmad s’en inspire, retrouve pour sa part des images d’archives et reproduit la station de train de Jérusalem ainsi qu’une ancienne gare de Beyrouth. Le passage à niveau peut ensuite être connecté aux rails des jouets Brio ou Ikea, pour s’imaginer traverser des frontières qui autrefois étaient bel et bien reliées par un chemin de fer désormais désaffecté. Cette collection de monuments et sites urbains est conçue en 3D par Ahmad, architecte, sur son ordinateur. Les croquis sont imprimés et découpés au laser sur des planches de contreplaqué. Le couple contrôle la qualité de chacune des pièces et leur emboitement, ainsi que les personnages dont on peut choisir la couleur de cheveux, l’âge, les vêtements ou le chapeau. Entre technologie et artisanat, les maquettes s’adaptent à divers environnements et Muzna et Ahmad envisagent de créer des gratte-ciel, des parcs d’attractions et des stades sportifs pour compléter leur collection. De la conception à la réalisation, ce jouet imprégné d’histoire, instruit les enfants et fait rêver les adultes. www.mytoytown.com

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LA MAGIE DES BEAUX LIVRES L’automne est aussi le moment où les éditeurs préparent la saison festive avec de nouveaux concepts de beaux livres qui feront de tout aussi beaux cadeaux. Voici nos deux coups de cœur.

Hot Wheels Miniatures Américaines

Eté 68, côte-ouest des États-Unis. La scène se passe dans les bureaux du très californien et non moins visionnaire Elliot Handler, président fondateur de Mattel, empire du jouet au succès planétaire. Au détour d’un meeting, le patron de la compagnie reçoit le prototype d’une voiture miniature à l’échelle 1/64 moulée sous pression. Ses roues, que des essieux très fins permettent de faire tourner sans accrocs, lui permettent de rouler plus vite que ses concurrentes. Jouet d’enfant, le bolide s’apprête à entamer sa course folle dans l’histoire du jouet. A la fulgurante, toute plastique et toute féminine ascension de la poupée Barbie dix ans plus tôt répondra – sous la même enseigne – Hot Wheels, pendant masculin d’une successstory à la californienne. Convoquant les plus grands designers des marques automobiles Made in USA, la marque 218

inondera le marché – à seulement 1 dollar la pièce! - en s’inspirant des voitures de sport dernier cri et des véhicules de grand tourisme contemporaines. Les Camaro, Cougar, Mustang, Barracuda, Firebird, Corvette, T-Bird et autres Eldorado font depuis ce jour fureur sur l’asphalte de nos imaginaires. S’écoulant à plus de 16 véhicules par seconde au rythme de quelques 10 millions d’unités produites à la semaine, ces véhicules miniatures comptabilisent aujourd’hui pas moins de 100 000 modèles et plus de 6 milliards (!) de voitures dont nombreuses sont devenues l'objet de convoitise de grands collectionneurs. La Hot Wheels la plus chère du monde est estimée aux alentours de 140 000 dollars... Une odyssée cinquantenaire -narrée par le célèbre pilote de Formule 1 italo-américain Mario Andretti- à piloter au volant des éditions Assouline! www.assouline.com

Photos © Mattel

livre Par Nasri Sayegh


Photos DR

Les Mille et Une Nuits Il était une fois…

“ Il est raconté qu’il y avait en l’antiquité du temps une femme d’entre les femmes des musulmans qui connaissait toutes les légendes des rois anciens, les poésies des grands poètes et les histoires des peuples passés. On dit aussi qu’elle était fort éloquente et très agréable à écouter. Elle vainquit la mort en racontant des histoires... Elle se nommait Shéhérazade.” C’est par ces mots que nait la légende de Shéhérazade. Conteuse captivante, d’une beauté et d’une intelligence redoutables, elle parvient à séduire le roi Shahrayar, repoussant par la force voluptueuse de ses mots une mort pourtant promise. Cet ensemble de contes indo-persans et arabes, rassemblés entre les VIIIe et XIIIe siècles, est sans conteste l’ouvrage le plus célèbre et le plus universel de la littérature du Moyen-Orient. Au fil des siècles, les éditeurs les plus prestigieux ont enluminé ces mille et une nuits de mots. Aujourd’hui c’est l’éditeur allemand Taschen qui – sublime – se met a l’ouvrage en éditant un portfolio très grand format qui reproduit les aquarelles originales que l’illustrateur Kay Nielsen a réalisées en 1910. Chef-d’œuvre inégalé de l’illustration du XXème siècle, les planches du grand maître danois vibrent de couleurs voluptueuses -dont des bleus et des rouges profonds-, rehaussées à la feuille d’or. Imprimées pour la première fois en cinq couleurs, dont l’or, les 21 planches sous influences nippones et indiennes sont réunies dans un livre relié, serti dans un coffret en velours (bleu nuit oblige), comprenant des descriptions des images entières, des essais et d’autres œuvres d’art rarement montrées. Un ouvrage d’une éblouissante beauté éditée en seulement 5000 (et 1 ?) exemplaires numérotés. www.taschen.com 219


BERLIN : LE MUR (DU SON) TIENT ENCORE DEBOUT studio mythique Auteur LAURENT-DAVID SAMAMA Photographe MAGNUS PETTERSSON

Un studio d’enregistrement peut-il devenir le cœur battant de l’inspiration ? Entre les murs de l’Hansa, à Berlin, la question ne se pose plus. Depuis la venue de David Bowie à la fin des seventies, ils sont des dizaines d’artistes, de Nina Hagen à Depeche Mode en passant par Moby, à s’être rués en ce lieu furieusement rock and roll.

Berlin, 1976. Le Mur qui sectionne la ville divise une nation. L’atmosphère est grise et pesante. Deux blocs se font face. Du haut des miradors, prêts à utiliser leurs fusils-mitrailleurs, Est et Ouest se dévisagent avec méfiance… C’est dans cette ambiance de fin du monde que David Bowie débarque dans la capitale allemande. Son objectif est clair : tout recommencer ici mais, surtout, s’émanciper de ses personnages iconiques et cannibales, comme il le signifie dans A New Career in a New Town. Affaibli par son addiction à la cocaïne, le chanteur anglais (qui ne pèse qu’une cinquantaine de kilos) n’est plus que l’ombre de lui-même. Son succès, planétaire, le dépasse. Son image, pourtant savamment contrôlée, lui échappe. Et puisque la vie à Los Angeles le ronge, l’homme aux yeux vairons, coutumier des résolutions radicales, décide de s’échapper. Adieu l’Amérique ! Après un court

séjour au château d’Hérouville, c’est à Berlin-Ouest qu’il choisit de poser ses valises. À ses côtés, l’ami de toujours : Iggy Pop. Ensemble, les deux hommes emménagent dans un vaste appartement du quartier de Schöneberg. Le logis netarde pas à devenir synonyme de débauche et de luxure… Une ex-salle de bal SS Chaque soir, Iggy et Ziggy écument les bars, discothèques et autres cabarets qui font de la nuit berlinoise le rendez-vous préféré de l’underground. Lorsque, enfin, la fêtes’achève, le duo écrit, compose, répète et s’évertue à raconter l’un des épisodes les plus célèbres de la grande odyssée du rock. C’est la fameuse “trilogie berlinoise” bowiesque, enregistrée principalement au studio Hansa. Entre 1976 et 1979, le Thin White Duke donnera naissance à Low, Heroes et Lodger, trois albums 220

directement inspirés de la froideur des synthétiseurs du krautrock. L’inspiration revient fort et paraît inépuisable ! À tel point que, pour son ami l’Iguane des Stooges, Bowie, inépuisable, produira également les monuments The Idiot et Lust for Life. Ainsi donc, si Berlin donna à l’Anglais la force de revivre, c’est surtout au studio Hansa que le chanteur doit son second souffle. Située à deux pas de l’actuelle Postdamer Platz, l’endroit – une bâtisse cossue construite en 1912 – est entouré d’un épais mystère. Son histoire est aussi riche que trouble : après avoir abrité une imprimerie aux sympathies marxistes puis une salle de bal SS bombardée par l’aviation anglaise, le 38 de la Köthener Strasse a été reconverti, après-guerre, en lieu de création libre par deux propriétaires férus de rock, Peter et Thomas Meisel. Une nouvelle page s’écrit alors. “Connu à l’époque pour son excellence


Ci-dessus, début des eighties. Peter Wagner enregistre l’album de Peter Griffin. En haut, attenante au studio 1, la cabine d’enregistrement des voix.

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Photos d’archives Getty Images

Ci-dessus, 1977. Robert Fripp, guitariste de King Crimson, rejoint Brian Eno et David Bowie dans la fameuse “Meistersaal”. En haut, rénovées et modernisées, les salles d’enregistrement bénéficient aujourd’hui d’une technologie numérique de pointe.


La “Meistersaal” est gérée par l’agence d’événementiel BESL. Elle peut être louée pour des soirées ou des concerts (besl-eventagentur.de).

“Attiré par le cachet incomparable de la ‘Meistersaal’ et la fascinante console de mixage du studio 1, U2 débarque à Hansa début 1991. La bande à Bono est alors au plus mal. Son dernier album “Rattle and Hum” est considéré comme un échec et le groupe est au bord de l’implosion.”

technologique, Hansa était un des studios les plus à la pointe en Allemagne et dans toute l’Europe. Mais c’est véritablement grâce à la triplette Bowie, Eno, Visconti qu’il deviendra mythique”, explique Thilo Schmied, organisateur des Berlin Musictours, au moment où il nous fait pénétrer dans les lieux. En plus des studios classiques comme la “Marble Room” et la salle de mixage, on trouve à Hansa un joyau : la “Meistersaal”. Une vaste pièce aux allures romantiques ornée d’un plafond à caissons. C’est ici, dans cette salle magnifiant l’acoustique, que Bowie enregistra son tube Heroes. La légende veut que, pendant l’écriture de la chanson, il aimait regarder par la fenêtre, en direction du mur de Berlin voisin. C’est à ce moment-là qu’il aperçut un couple s’embrassant à l’ombre des miradors. Il s’agissait de son producteur, Tony Visconti, et de sa conquête du moment, la choriste Antonia Maass. Ils seront les “lovers kissing by the wall’, de Heroes. Le lieu de toutes les extravagances Une mode est lancée ! Pour les artistes en vogue, venir à Berlin, humer l’air étrange de cette ville si européenne et pourtant à moitié soviétique devient un must. Passage obligé : enregistrer au studio Hansa. Martin Gore, du groupe Depeche Mode, explique : “On avait entendu parler du studio grâce à David Bowie. Il y a eu comme un effet boule de neige. Les groupes y allaient parce que leurs artistes préférés avaient eux-mêmes enregistré là-bas.” Schmied poursuit : “À l’origine, Hansa était plutôt connu pour de la musique classique ou populaire, dite ‘schlager’. Mais à l’orée des eighties, tout change. Les groupes se mettent subitement en quête du ‘son

berlinois’ froid et industriel inspiré de Kraftwerk. Du monde entier, on va dès lors se précipiter à Hansa !” Grand habitué des lieux (et du petit restaurant situé un numéro plus bas), Depeche Mode marquera l’histoire du studio. Les Anglais de Basildon y enregistrent plusieurs albums, s’appropriant les moindres recoins de la bâtisse pour des shootings photo et des sessions d’enregistrement restées dans les mémoires. L’aventure commence en 1983 avec Construction Time Again, suivi, une année plus tard, du célèbre Some Great Reward. L’occasion pour Depeche Mode de durcir le son et d’y introduire les synthés, émulateurs et autres samples de bruits métalliques qui feront sa marque de fabrique. Morceau emblématique de cette période pour Gore, Gahan et sa bande : People Are People. “La chanson est très, très influencée par Berlin, raconte le documentariste Mike Christie (Hansa Studios: By the Wall 1976-1990). Il a mobilisé toutes les ressources du studio Hansa, ses trois studios. Le groupe a même enregistré dans les escaliers pour en arriver à ce son si distinctif !” Chute du mur, naufrage et résurrection

Soucieux de perpétuer la légende des lieux, à la fois attiré par le cachet incomparable de la “Meistersaal” et la fascinante console de mixage du studio 1, U2 débarque à Hansa début 1991. La bande à Bono est alors au plus mal. Son dernier album Rattle and Hum est considéré comme un échec et le groupe est au bord de l’implosion. Pour refaire surface, U2 fait appel à Brian Eno, qui avait déjà travaillé sur le Heroes de Bowie, ainsi qu’au 223

producteur canadien Daniel Lanois. Tous cherchent à renouer avec le vent de liberté propre au lieu. Les débuts seront pourtant particulièrement laborieux. “C’était très austère, explique Lanois. Il faisait froid, la bouffe était dégueu. Il n’y avait pas de fenêtres dans le studio, c’était une chambre d’orchestre avec une salle de contrôle installée au bout du couloir. Nous communiquions par caméra interposée.” Et pourtant, au moment où l’on s’y attend le moins, la magie Hansa va opérer ! En quelques instants seulement, sur une inspiration géniale, le guitariste The Edge joue les premières notes de la chanson One. U2 tient son hit et en profite pour faire de son album Achtung Baby l’une de ses compositions les plus marquantes. Un succès qui signera, paradoxalement, le début de la fin pour le studio… “Quand le Mur est tombé, l’endroit a tout simplement perdu de son pouvoir d’attraction, résume Thilo Schmied. Le charme s’était dissipé, les artistes ont préféré se tourner vers l’inconnu et explorer d’autres villes, d’autres pays… Il a également fallu s’adapter aux divers changements technologiques, principalement au passage à un équipement numérique qui avait rendu tout le matériel obsolète.” Tombé un temps en désuétude, Hansa se relève et capitalise désormais sur son glorieux passé pour attirer les grands noms de l’industrie musicale. Récemment, R.E.M, Snow Patrol, Indochine et Supergrass sont venus repeupler ce lieu de légende, tous lancés à la recherche du fantôme de Bowie… Merci à Thilo Schmied et à son agence (musictours-berlin.de) qui organise des visites à Berlin par le prisme de la musique.


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Photo d’archives Hansa TonStudio

Ci-dessus, Bono, pendant l’enregistrement d’Achtung Baby, de U2, en 1990. En haut, La “Meistersaal”. Ici, Bowie enregistra Heroes et le groupe U2 tourna le clip du tube One.


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LE « DÉJEUNER » PARTICULIER DE LUCIEN BOURJEILY A huit clos, une famille qui ne s’est pas réunie depuis deux ans, se retrouve pour le déjeuner de Pâques. Joséphine, la mère, est heureuse d’avoir ses enfants autour du délicieux repas qu’elle a pris soin de préparer. Mais rapidement, un incident vient perturber l’ambiance festive et raviver les tensions familiales jusque-là dissimulées. Lucien Bourjeily, auteur de ce film tchekhovien qu’est « Le déjeuner », raconte son parcours. 226

Photos DR

cinéma Par Joséphine Voyeux


Le nom de Lucien Bourjeily - écrivain, réalisateur et dramaturge libanais, circule depuis de nombreuses années dans les médias internationaux. Une de ses premières œuvres, « 66 minutes in Damascus », a été saluée par le Huffington Post comme révolutionnaire, classée parmi les dix pièces mondiales qui « repensent la scène théâtrale ». Entretien avec un artiste réfléchi et déterminé. En 2012, Lucien Bourjeily est présenté par la célèbre chaîne de télévision américaine CNN comme un des chefs de file de la scène artistique régionale ayant un impact à l’échelle internationale. En 2014, il fait de nouveau parler de lui en revisitant, dans sa pièce « Vanishing State » donnée à Londres, la rédaction des accords Sykes-Picot qui a dessiné en 1916 les contours du Moyen-Orient. Aujourd’hui, Lucien Bourjeily rencontre un succès fulgurant avec son premier long-métrage, « Ghada el-Eid ». À 38 ans, il est incontestablement une figure montante, engagée et militante, du cinéma libanais. Car le jeune cinéaste s’est notamment illustré au Liban

par ses positions et combats contre la censure et la corruption. Comment avez-vous eu l’idée de ce film, « Ghada el-Eid » ? J’ai commencé à l’écrire au début de l’année 2016. A l’époque, je voulais réussir à mieux comprendre le Liban, je me demandais si la dynamique familiale pouvait représenter le pays, et de quelle manière. Je me questionnais beaucoup sur les relations entre une société et son pays, ses problèmes et ses progrès : comment le micro-social peut-il refléter le macro-social et inversement ? J’étais sûr que les deux étaient très liés car nous n’avons pas de livres d’Histoire ici. On apprend de nos familles, des déjeuners en famille. Les aînés se réfèrent à des épisodes de leur vie pour expliquer le passé, mais tout ce qu’ils racontent est subjectif. Tout est basé sur des histoires personnelles. Non seulement ces témoignages sont biaisés, mais avec le temps, les mémoires se détériorent. Les récits peuvent très bien être imaginaires, 227

exagérés ou déformés. Donc chaque famille a sa propre histoire du Liban, chacun a sa vérité. C’est ce qui m’a motivé à travailler sur le sujet… Combien de temps cela vous a-t-il pris de réaliser ce film? A peu près deux ans. L’ensemble du casting a gagné le prix d’interprétation au festival des Cinémas arabes de Paris mais cela m’a pris beaucoup de temps pour trouver mes acteurs. Je voulais trouver des comédiens qui se ressemblent pour que l’on croie au fait qu’ils forment une famille. Je voulais que mon long-métrage se confonde avec un documentaire, pas avec une fiction, pour créer l’illusion du vrai jusqu’au bout. Je ne voulais pas d’acteurs connus, déjà vus. Je voulais qu’ils soient capables d’installer le doute chez le spectateur, qu’ils le plongent dans ses émotions. J’ai donc cherché des comédiens qui n’étaient pas forcément des professionnels. Résultat : nous avons beaucoup répété et revu le b.a.-ba de la comédie.


Beaucoup de personnes qui ont vu le film m’ont dit s’être identifiées aux différents personnages. Les mêmes sujets, craintes, espoirs, traversent donc toutes nos sociétés. Vous avez tourné dans votre maison familiale. Faut-il y voir une dimension autobiographique ? La location de lieux de tournage est très coûteuse. Moi, j’ai simplement été chanceux car ma mère était en voyage et mon père nous a accueillis à la fin de l’été 2016. Il y a eu un énorme travail de post-production, cela a pris beaucoup de temps. Mais bien que le film représente plusieurs étapes de ma vie, il n’est pas autobiographique. Il ne présente pas de similitudes avec la réalité. Au final, ce n’était pas incongru de filmer dans la maison de mes parents, car tout y a été réaménagé. Ma propre mère, une fois rentrée, était perdue et a eu du mal à retrouver ses affaires… pendant plus de trois mois ! 228

Y-a-t-il un message dans ce premier film ? Doit-on différencier Lucien le cinéaste de Lucien l’activiste ? Je ne peux pas me diviser, je suis une seule et même personne. Mais en tant qu’activiste, j’essaie d’avoir un impact direct, sur le court terme, pour endiguer l’insalubrité au Liban. En revanche, quand je fais de l’art, le discours est plus large, personnel, et ses répercussions se ressentent davantage sur le long terme. Mais il n’y a jamais de message à proprement parler dans mes films. Je ne donne pas de leçon, il n’y a pas de morale non plus. Je dirai que je dresse plutôt un état des lieux, et chacun prend la route qui lui semble la bonne. Mon film n’est pas un tremplin pour faire entendre mes opinions. Ce sont les avis, les voix des personnages qui importent, qui sont entendus. Après, chacun perçoit le film avec sa propre sensibilité, son propre parcours. Cela dépend où le spectateur en est dans sa vie…

Photos DR

Votre film a remporté beaucoup de succès à l’étranger, récompensé au festival international du Film de Dubaï, à Shangaï, à Paris, à Miami… Il a été projeté dans plus de dix pays. Comment réagissez-vous à toute cette ferveur ? J’ai d’abord été surpris. Je suis heureux qu’il soit apprécié. Et, surtout, que nous soyons parvenus à aller au bout de cette aventure. Ce n’était pas gagné : nous avons pris beaucoup de temps pour le casting et les répétitions. Au moment du tournage, j’ai essayé de me comprendre et de comprendre le pays dans lequel je vis. Quand j’ai écrit le script, j’ai eu peur que les spectateurs étrangers ne comprennent pas tout, ou ne se sentent pas concernés par les sujets abordés, mais le succès du film aujourd’hui et les échos que j’en ai eu m’ont prouvé le contraire. J’en suis très heureux. Cela démontre que le travail réalisé était nécessaire et que toutes ces réflexions sont propres à l’humain, peu importe sa culture ou ses origines.


Quelles sont vos principales inspirations ? Elles sont nombreuses. J’aime beaucoup le travail du réalisateur américain John Cassavetes mais je suis depuis toujours très influencé par Anton Tchekhov. J’ai adapté beaucoup de ses pièces dans ma vie mais même, en tant qu’écrivain, je suis toujours habité par son écriture. Je me sens proche de lui, j’ai comme quelque chose de lui. Quand on travaille beaucoup et qu’on lit beaucoup un même auteur, cela affecte forcément et marque sur le long terme. Quels sont vos projets à venir ? Il y a deux idées qui me travaillent mais je ne sais pas encore laquelle je choisirai en premier ! Je suis toujours en train de faire des recherches pour savoir laquelle est la plus urgente. Je me demande toujours : si je n’avais que six mois à vivre, que ferais-je ? Il y a trop de sujets à aborder, il est nécessaire de faire un choix ! Mon prochain projet se déroulera notamment au Liban. Il portera sur un type de personnages bien particuliers et de leur voyage, comparable en plusieurs points aux difficultés que rencontrent les Libanais dans leur quotidien… Mais je ne peux pas en dire plus pour le moment ! Comment décririez-vous votre ambition dans la vie ? Le cinéma libanais a rencontré beaucoup de succès ces dernières années. Il suscite de l’intérêt à l’international : des films libanais sont présents dans les grands festivals internationaux et c’est très positif. J’espère que cette industrie continuera dans cette voie. C’est cela mon ambition dans la vie, parce qu’on a besoin d’art au Liban. Notre industrie cinématographique reste très individuelle, mais si elle était plus soutenue elle pourrait avoir plus d’impact sur le pays, la région et le monde entier. C’est un très beau médium, le cinéma, pour faire entendre sa voix mais également pour créer du lien avec les gens à l’échelle internationale. https://www.bourjeily.com/

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GOOGLE : L’ART COMME MOTEUR DE RECHERCHE laboratoire Auteure Audrey Levy Photographe Martina Maffini

À son siège parisien, un hôtel particulier sis rue de Londres accueille depuis 2013 un espace hors du commun : le Lab Google Arts & Culture, un centre de recherche à la croisée de l’art et des nouvelles technologies. Là, une quarantaine de têtes chercheuses et d’artistes imaginent les applications de demain et développent des expériences culturelles toujours plus extraordinaires.

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Dans l’ex-salle de bal de l’hôtel investi par Google, on peut admirer des œuvres d’art grandeur nature sur un mur de 65 m2 criblé d’écrans numériques. Ici, The Making of a Motor, de Diego Rivera, 1932. 231


Chez Google, il y a des histoires dont on est fier et qu’on se plaît à se remémorer. Surtout lorsqu’elles ont le don de souder les équipes et qu’elles gonflent d’enthousiasme les salariés. D’ailleurs, c’est par eux que tout a commencé. Piqués autant d’art que de technologies, une poignée de googlers, comme on les surnomme ici, ont choisi, encouragés par le géant numérique, de consacrer 20 % de leur temps de travail à un projet personnel tout à fait particulier : la numérisation des œuvres d’art exposées dans les musées du monde entier. C’est alors que naissait, en 2011, la plateforme Google Art Project, rebaptisée depuis Google Arts & Culture. Un site qui offre aux internautes la possibilité de visiter virtuellement les plus belles institutions muséales et d’admirer dans les moindres détails leurs chefs-d’œuvre, des idylliques rivages de La Naissance de Vénus, de Botticelli, accrochée dans la galerie des Offices de Florence, jusqu’aux inquiétantes berges vallonnées de la Vue de Tolède, du Greco, au Metropolitan Museum of Art de New York. “La technologie Street View a permis de numériser les œuvres en 3D, en association avec une quinzaine de musées, dont le MoMA, la Tate Britain ou le château de Versailles”, explique Sixtine Fabre, responsable des partenariats. Deux ans plus tard, on comptait 45 000 œuvres numérisées, issues de quelque 500 musées et galeries dans le monde. Fiers de cette prouesse, les googlers étaient bien décidés à s’y consacrer à plein temps. Mais pour que se déploient leur talent et leur savoir-faire, il leur fallait un lieu. Fallait-il l’installer au sein du siège californien à Mountain View ? À New York ? Ou plutôt en Europe : à Londres, voire à Berlin ? Après des mois d’hésitations, c’est à Paris, dans les locaux du siège français, rue de Londres (ixe), que le Lab a vu le jour en 2013, sur 340 m2. L’ex-président Nicolas Sarkozy n’avait-il pas alors conseillé à l’ancien patron de Google, Eric Schmidt, d’investir davantage dans le milieu culturel français ? “C’est à Paris que se concentraient les équipes d’ingénieurs qui travaillaient sur le projet et la capitale est un point de rencontre pour le monde culturel”, appuie Laurent Gaveau, qui fut le patron des nouvelles technologies au château de Versailles avant de prendre les rênes du Lab Google Arts & Culture. Six millions d’œuvres d’art numérisées À l’époque, l’inauguration souleva un vent de polémiques. Refusant de “servir de caution” à un projet qui semblait faire l’impasse sur les questions de fiscalité, de protection des données et de droits d’auteur, Aurélie Filippetti,alors ministre de la Culture du gouvernement Hollande, préféra boycotter l’événement.

“C’est ici qu’a vu le jour, en 2014, le ‘cardboard’, ce petit casque de réalité virtuelle en carton qui a tant plu à Larry Page, le cofondateur de Google […]. En mars dernier, trois expériences inédites ont été dévoilées, dont l’application MoMA, développée par le Lab pour le musée d’Art moderne de New York.”

Le dispositif Street View numérise les œuvres d’art en très haute définition et en 2D.

Remplacée au pied levé par son homologue Fleur Pellerin, en charge du numérique, celle-ci s’était sentie obligée d’ajouter qu’il n’était pas pour autant question de renoncer à l’idée “d’une société plus juste, plus ouverte et plus égalitaire”. Une société plus juste et plus égalitaire : à en croire le géant américain, c’est la mission qu’il s’était fixée, tentant de rendre la culture accessible au plus grand nombre par la numérisation d’un maximum de chefs-d’œuvre. Aujourd’hui, six millions d’œuvres d’art ont été numérisées, en collaboration avec 1 500 musées et institutions, dans plus de 70 pays. On accuse le géant de mettre la main sur des pans de notre patrimoine culturel ? Chez Google, on assure que 232

les droits de reproduction des œuvres n’appartiennent qu’aux musées. “Nous leur rétrocédons le contenu de ce qui n’est pas monétisé, car nous n’avons pas vocation à faire des profits”, assure Sixtine Fabre. Les commissaires redoutaient que les jeunes générations désertent à jamais les musées et leurs parcours d’exposition ? Les voilà désormais rassurés : “Ils ont rapidement compris que les visites virtuelles étaient complémentaires, poursuit Sixtine Fabre. Nous leur offrons des outils pour numériser leurs œuvres, qui sont des dispositifs coûteux à titre individuel et qui leur permettent de toucher un nouveau public, via les réseaux sociaux.” L’intérêt de Google, derrière cette mission évangélique ?


Bienvenue dans le cœur du réacteur : le Lab Google Arts & Culture, où des “creatives coders” planchent sur les applications du futur.

Soigner son image de marque, un brin écornée en ces temps de perte de confiance des utilisateurs. Chez Google, on ne s’en cache pas : “Il n’y a pas de retour d’argent mais d’utilisation : ces technologies nous servent à développer d’autres projets”, confie la responsable, dont les équipes ont tenté d’exporter le dispositif dans les gares et les aéroports. C’est dans l’ancienne salle de bal de l’hôtel particulier de la rue de Londres, dont les murs sont recouverts de gigantesques écrans numériques, que l’on prend la mesure de la prouesse : le projet le plus impressionnant reste sans doute la numérisation de la fresque de Chagall qui orne le plafond de l’Opéra Garnier. En un clic et un zoom, les pigments flamboyants apparaissent comme si le

peintre venait de les appliquer. Le projet le plus spectaculaire ? D’un point de vue technique, c’est la visite virtuelle du Grand Palais, dont on peut survoler la nef jusque sous les verrières. “Il manquait au musée la technologie 3D, nos équipes l’ont créée.” Le plus délicat à réaliser ? Le projet World Wonders, qui immerge le visiteur dans les merveilles du patrimoine mondial : d’une cité de Pompéi, du ixe siècle avant J.-C. jusqu’à, plus inédit, la Grande Barrière de corail. Une expérience de réalité virtuelle a fait resurgir un autre joyau : l’antique cité syrienne de Palmyre, reconstituée en 3D avant sa récente destruction. Le cœur du réacteur, d’où émergent ces projets, c’est le Lab de Google Arts & Culture, laboratoire d’expérimentations piloté par 233

l’ingénieur Damien Henry. Au milieu d’imprimantes 3D, de découpes laser et… d’un piano, une quarantaine d’ingénieurs, des creative coders tout droit sortis des Gobelins, et des artistes, imaginent de nouvelles expériences, à la croisée de l’art et des technologies les plus poussées. Ils utilisent les learning machines, la réalité augmentée et autant d’applications liées à l’intelligence artificielle. Correspondances chromatiques C’est ici qu’a vu le jour, en 2014, le cardboard,ce petit casque de réalité virtuelle en carton qui a tant plu à Larry Page, le cofondateur de Google et qui, pour une dizaine d’euros, permet de visualiser des applications en 3D depuis un téléphone.


Née dans le Lab Google, l’application Art Selfie, conçue en collaboration avec un artiste français, permet de retrouver son sosie dans une toile de maître.

Et puis, en mars dernier, trois expériences inédites ont été dévoilées, dont l’application MoMA, développée par le Lab pour le musée d’Art moderne de New York. Elle identifie les œuvres présentes sur des photos d’archives d’exposition. “Nos algorithmes ont permis d’identifier automatiquement 27 000 œuvres d’art et de visiter virtuellement toutes les expositions du MoMa depuis 1929”, détaille Damien Henry. Mais celle dont raffolent le plus les designers, c’est Art Palette, une application qui fait surgir des œuvres en fonction d’une couleur sélectionnée. “C’est une combinaison d’algorithmes de vision par ordinateur qui recherche les correspondances chromatiques parmi les œuvres d’art exposées par les institutions culturelles du monde entier”, poursuit-il. Le créateur Paul Smith et ses équipes y sont accros ! “Nous procédons ainsi : nous commençons avec les couleurs que j’ai choisies pour la saison, nous les entrons dans l’application et voyons ce qui en sort. Ça peut beaucoup influencer le processus de création”, assure-t-il dans une vidéo. Enfin, il y a Life Tags, qui a

permis la publication de quatre millions d’archives photographiques du magazine Life, dont seules 5 % avaient été publiées. “Elle permet de parcourir, d’analyser et de trier les archives en fonction de ce qu’une intelligence artificielle a repéré sur l’image, à l’aide de tags ou de mots clés”, explique Damien Henry. Promouvoir les jeunes générations Mais le Lab n’exhume pas seulement les vestiges du passé. Ce lieu d’accueil pour jeunes artistes tente de promouvoir les projets des nouvelles générations. “Une résidence de dix semaines peut être proposée à des artistes du monde entier pour les aider à développer leurs projets, en utilisant notre technologie, avec nos ingénieurs.” Avec eux, l’artiste français Cyril Diagne a lancé une nouvelle application d’intelligence artificielle, Art Selfie, qui a déjà fait le tour de la planète. Retrouver son sosie dans un tableau de maître, à partir d’un selfie… l’idée (et l’application) a séduit 30 millions d’internautes en quelques jours. 234



Karim Rahbani, le cinéaste du clan

cinéma Par Myriam Ramadan

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Photos Elie Salameh

Un Rahbani ne peut vivre et créer qu’au plus près des planches. Karim Rahbani, descendant de l’illustre clan-pygmalion de la diva Feyrouz a, pour sa part, opté pour le cinéma.


Fils de Ghady et petit-fils de Mansour Rahbani, Karim est à 26 ans un talent prometteur du cinéma libanais. S’il adore les voyages et la bonne nourriture, et se décrit comme un « gourmand/gourmet », sa passion et sa fascination vont avant tout au grand écran. D’un tempérament ouvert et plein d’humour, c’est pourtant sa grande sensibilité qui l’a naturellement orienté vers le côté sérieux de l’existence, vers l’actualité et les problèmes du monde. Ayant grandi dans les coulisses des spectacles, à l’ombre d’une famille qui regorge d’artistes plus doués les uns que les autres, Karim Rahbani entreprend des études de réalisation à l’IESAV. Son premier projet cinématographique est son projet de diplôme : « With Thy Spirit », un court-métrage tourné en 2014. Le réalisateur en puissance, admirateur du cinéma italien et iranien, s’est inspiré pour ce premier film de « Marcellino Pan Y Vino », un film italo-espagnol de 1955, réalisé par Ladislao Vajda. Ce premier opus se déroule donc en milieu ecclésiastique, et Karim a voulu y faire passer un message clair en montrant la faiblesse humaine des hommes de religion. L’histoire quelque peu dérangeante invite le commun des mortels à ne pas percevoir ces hommes comme des intouchables, mais plutôt comme des êtres exposés aux mêmes erreurs et faiblesses que n’importe quelle autre personne. « With Thy Spirit » décroche douze prix dans plusieurs festivals internationaux, et lance la carrière du jeune réalisateur. CARGO (2017) Karim Rahbani puise son inspiration dans son pays, son environnement et les causes humaines qui lui tiennent à cœur et qu’il se fait fort de promouvoir auprès de son public. Ce qu’il fait dans « Cargo », son nouveau film qui a pour personnage principal un jeune Syrien, Assaf, 237

que le réalisateur a rencontré faisant la manche dans le quartier de Gemmayzé et qui a déjà joué pour lui dans « With Thy Spirit ». Le film traite des relations inversées entre les générations. Il met en scène un grand-père et son petit-fils, ce dernier devant prendre soin de son aïeul. Nous n’en dirons pas plus. Karim Rahbani qui fait les choses avec passion et fougue a traité ce sujet à sa manière encore une fois « dérangeante », qui laisse le spectateur tout remué. Le thème de l’enfance perdue est omniprésent dans ce courtmétrage qui, en vingt minutes, assaille le spectateur de son intensité poignante. « Cargo », coproduction libano-franco-chypriote (Karim Rahbani, Rouge Internationale, et Ezekiel Film Ltd), a été ovationné dans 36 festivals et couronné de plusieurs prix, notamment au Festival International de Fribourg, celui du Film francophone de Namur, les Journées cinématographiques de Carthage, l’Interfilm de Berlin pour ne citer que quelques-uns. Tout récemment, il a décroché le Grand Prix Wihr D’Or au festival d’Oran. Il a été également projeté dans le cadre du Beirut Film Festival. Karim Rahbani vient tout juste de débuter sa carrière, et il s y prend avec beaucoup de passion, d’humanisme et de professionnalisme. S’il choisit ses sujets avec beaucoup de précaution afin d’éviter le travail d’amateur dont il veut s’éloigner, il tend à se rapprocher des longs métrages. Parallèlement « gourmand/gourmet », une part importante de sa personnalité qu’il aime mettre en avant, il adore partager les plaisirs du palais, cultivant l’art culinaire avec la même ferveur que celui du cinéma.

www.instagram.com/karimrahbani/


GENERICS, L’OREILLETTE PERSONNALISÉE IMPRIMÉE EN 3D

Photo GENERICS Black Robocop - DR

techno Par Joséphine Voyeux

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Il est à la tête de Formidable Microfactory, qu’il a cofondé en 2013. Après des études en psychologie, un master en business à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et douze ans d’expérience au sein du géant américain Procter & Gamble, Bassel Idriss se lance avec brio dans l’impression en 3D. Son premier produit ? Des écouteurs sur-mesure baptisés Generics.

Comment avez-vous eu l’idée de lancer Formidable Microfactory ? J’ai passé douze ans chez Procter & Gamble en Suisse d’abord, à Genève, puis à Beyrouth et au Caire, en Egypte. Je m’occupais du marketing de nombreuses marques internationales à cette époque. Puis j’ai progressivement fini par codiriger les bureaux de Beyrouth qui géraient les affaires de l’entreprise dans la région du Proche-Orient (Jordanie, Liban, Syrie, Egypte et Irak). Mais à la fin de l’année 2012, j’ai décidé de démissionner quand j’ai appris que Procter & Gamble allaient se retirer du pays. Je ne voulais pas quitter le Liban, ma famille et celle de ma femme. J’ai beaucoup appris de cette expérience mais il était temps de tourner la page et de vivre ma propre aventure. Après six mois de réflexion, j’ai décidé de me lancer et de créer mon entreprise. Comment en êtes-vous arrivé à fonder Formidable Microfactory ? Tout a commencé avec un intérêt démesuré, je dirai même une sorte d’obsession pour l’impression en 3D. Quand je travaillais pour P&G, je faisais parfois des déplacements à Washington. J’y rencontrais souvent un très bon ami qui travaille dans la robotique. Il m’a

introduit à l’impression en trois dimensions. Cela m’a subjugué. Je me suis donc toujours dit que si jamais un jour je devais créer ma propre entreprise, mon activité serait liée à cette technologie. J’étais sûr que celle-ci pouvait littéralement changer notre monde. Avec mon ami Basile Choueri, qui est devenu mon partenaire, nous avons donc mis au point un plan de développement. Pour financer notre projet, nous avons fait appel à un réseau international de seize « ange gardiens des affaires » qui nous a permis de lever un million et demi de dollars. C’était en 2014. Et pourquoi avez-vous choisi de vous spécialiser dans la fabrication d’écouteurs ? Avec la remarquable équipe de designers formée par Marc Baroud et Charles Nakhlé, qui partage notre confiance dans le potentiel de l’impression en trois dimensions, nous voulions proposer du sur-mesure. Les gens en ont assez de la production de masse, ils recherchent aujourd’hui davantage de confort et de performance. Nous avons fait des recherches et nous nous sommes rendus compte que 47% des utilisateurs d’écouteurs souffrent de l’absence de confort, voire de la douleur que provoquent les accessoires disponibles sur le marché. Les oreilles sont 239

très petites, elles sont toutes différentes les unes des autres, le recours à l’impression en 3D se justifie à 100% avec un tel objet. Nous ne sommes pas les premiers à y penser, cela fait près d’une décennie que des oreillettes sur mesure sont créées pour les présentateurs télé ou les musiciens, mais notre ambition à nous, c’est de rendre ces écouteurs personnalisés accessibles à tous. Nous proposons ainsi un produit à 100 dollars là où un audiologiste facture de 500 dollars à 3000 dollars. Comment procédez-vous ? Nous avons créé l’application Generics que vous pouvez télécharger de n’importe quel smartphone. Vous activez l’appareil photo puis prenez une vidéo de votre oreille. Nous la recevons, la scannons et à travers un processus et une série d’algorithmes que nous avons développés, nous vous créons des écouteurs sur-mesure qui vous assurent confort et qualité. Puis nous vous l’envoyons sous un délai de cinq jours, peu importe où vous vous trouvez dans le monde. Mais où et comment produisez-vous ? Nous voulons présenter une gamme de produits de haute qualité, sur-mesure et également personnalisables. Nous avons


Quelle est votre cible ? Le grand public ! Aujourd’hui, nous proposons des écouteurs sur-mesure et ergonomiques autour de 100 dollars. Nous offrons un service équivalent à 75% de la performance d’un produit professionnel pour 20% du prix. Nos écouteurs sont confortables et permettent aussi bien de profiter de la musique que de se concentrer sur une vidéo-conférence. C’est un produit de très

bonne qualité adapté à chacun. Nous avons fait des tests de comparaison avec les écouteurs classés numéro 1 mondial : grâce à notre utilisation de la technologie audio danoise Sonion, nos moyennes et hautes fréquences sont meilleures et nos basses sont quasi-similaires. Nous ne cherchons pas à être les meilleurs mais à proposer un produit unique et confortable. Quel est aujourd’hui votre ambition dans la vie ? Nous avons mis notre produit sur le marché en juillet, après un lancement très encouragent sur la plateforme kickstarter en décembre 2017. Nous avons en effet dépassé notre objectif initial de 24 % avec plus de 400 commandes de 34 pays à travers le monde. Nous avons ainsi vendu en France, au Royaume-Uni, en Hollande, au Liban, aux Emirats Arabes Unis, à Taiwan, Singapour mais également aux Etats-Unis. Donc aujourd’hui, confortés par les très bons retours que nous avons reçus, nous travaillons à améliorer toutes les réglementations qui entourent nos expéditions. Nous espérons également améliorer notre éventail de pays de distribution et sur le long terme, créer plus d’objets sur mesure à petit prix, comme des lunettes de soleil ou encore des semelles intérieures. En clair, nous ambitionnons d’innover en créant des objets de tous les jours de meilleure qualité pour accroître le confort de leurs utilisateurs. www.thisisgenerics.com 24 0

Photo Stephanie Cachard in Atelier Black Robocop - DR

donc fait appel à un des plus grands et meilleurs producteurs de silicone médical à l’échelle internationale. Il est basé en Allemagne. Ensemble, nous avons ainsi élaboré notre silicone afin qu’il soit confortable, biocompatible et qu’il puisse être coloré. Nous voulions pouvoir proposer des couleurs funky comme du vert fluo, du rose ou encore du jaune. Nous passons ensuite à travers un processus de 15 étapes pour créer nos écouteurs. Nous avons au Liban une « micro-factory » basée à Beyrouth, dans les locaux de Beirut Digital District, où nous concevons le moule. Tous les éléments de nos oreillettes sont conçus au Liban puis manufacturés en Chine. En clair, nous avons nos écouteurs semi-finis en stock à Beyrouth ; une fois qu’un consommateur passe une commande, nous moulons le silicone sur mesure, nous l’assemblons au reste de l’appareil puis nous l’envoyons du Liban vers la destination de notre client.


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JAD GHOSN ENTRE VAGUES ET VENT Il est le premier à avoir traversé la Méditerranée à la planche à voile, entre Chypre et le pays du Cèdre. A 36 ans, le jeune champion Jad Ghosn peut se targuer d’avoir réalisé le rêve de nombre de planchistes libanais. exploit Par Joséphine Voyeux

Photo DR

« Quand on grandit à Batroun, il y a ce mythe selon lequel on peut voir Chypre des hauteurs de la ville. Je ne l’ai jamais vue et je suis sûr que personne n’a jamais vu l’île à partir du Liban ! Mais c’est une légende qui a la peau dure. Quand j’ai commencé à faire de la haute vitesse à partir de 1994, nous avions ce même challenge au sein de la communauté des sports nautiques: faire la traversée entre les deux pays », raconte l’athlète. Jad Ghosn a désormais réalisé son rêve d’enfant, ce dimanche 22 juillet plus précisément, dans le cadre du festival de Batroun, en rejoignant Cap Greco, à proximité du port de Larnaca, en 5 heures et 10 minutes à partir de sa ville natale. Ce qui représente 168 kilomètres. 24 2


La compagnie des poissons volants « J’étais épuisé à l’arrivée mais j’ai ressenti une incroyable sensation de liberté pendant la traversée, poursuit le véliplanchiste. Il n’y avait rien autour de moi que la mer à perte de vue, la vitesse et - je ne m’y attendais pasde petits poissons volants qui m’ont accompagné pendant une partie du voyage. C’était merveilleux ». Pendant cette traversée, Jad Ghosn était accompagné de bateaux à bord desquels se

trouvaient de nombreux athlètes ainsi que le président du festival international de Batroun, Sayed Fayad. « C’est avant tout un travail d’équipe, précise le sportif. Je n’aurais jamais pu effectuer cette traversée tout seul. La voile, c’est comme la Formule 1, ce n’est pas uniquement le pilote qui remporte la coupe, c’est toute son équipe : celui qui change les roues, remplit l’essence, etc. C’est pareil pour la voile, cette aventure est avant tout la victoire 24 3

de toute une équipe ! ». Pour se préparer, Jad Ghosn, fort d’une expérience en sports nautiques de compétition de plus de vingt-quatre ans, a poursuivi ses entraînements habituels tout en pratiquant intensivement yoga et exercices de cardiologie. « L’objectif était de réussir à rester dans la même position pendant très longtemps, sans bouger, explique le champion.C’est dur mais la force mentale est la plus importante ».


qu’ingénieur informatique aux Nations-Unis, cherche notamment à faire passer un message. Politique, environnemental, social mais avant tout humain. « Je souhaite dédier ma victoire aux réfugiés, souligne-t-il. J’ai effectué cette traversée de la Méditerranée pour m’amuser, pour le challenge, en toute sécurité avec plusieurs équipes pour veiller sur mes arrières alors qu’eux le font, sur des bouées ou des barques de fortune, pour survivre. Certains d’entre eux ne savent même pas nager ». Laisser la nature à la nature Le planchiste reste finalement très attaché à son pays. Il a reçu de nombreuses offres professionnelles au cours de sa carrière pour travailler à l’étranger mais il les a toujours toutes refusées. 24 4

« J’ai cet amour pour mon pays, justifie-t-il. Je n’ai pas envie de partir, j’aimerais plutôt envoyer un signal positif aux jeunes générations. Qu’elles se dirigent vers nos clubs de voile plutôt que d’ouvrir de nouveaux restaurants et de gigantesques complexes hôteliers sur nos côtes. Laissons la nature à la nature ! ». A travers ses exploits, Jad Ghosn espère rappeler aux Libanais leurs origines phéniciennes, leur culture de peuple ancré au bord de la mer, motivé par l’aventure et l’exploration. « Je suis désolée que nous ayons perdu cette connexion avec la Méditerranée. Il est important de la raviver, insiste le planchiste. Car la mer reste un des derniers endroits où l’on peut échapper au temps et à notre quotidien ». www.instagram.com/jadgsn/

Photo DR

Un message avant tout humain Cet exploit n’est pas le premier réalisé par Jad Ghosn. Le jeune homme avait en effet déjà traversé la Méditerranée entre Batroun et les îles au large de Tripoli, dans le nord du Liban. Il ambitionne désormais d’effectuer le même trajet entre le Cap Greco chypriote et sa ville natale, mais cette fois à deux, en canoë, à la seule force des bras et sans escorte. Il aimerait également rejoindre Mersin, en Turquie, en planche à voile. « On se rapproche, là, des 200 kilomètres, reconnait le sportif, et ça ne correspond pas franchement aux chemins empruntés par les planchistes, mais cela me tient à cœur ». Car Jad Ghosn ne recherche pas exclusivement à relever un défi sportif et à se dépasser physiquement. Le jeune homme, qui travaille en tant


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Photos Paul Jebara

SHOOTER COMME ON RÊVE

voyage PAR F.A.D. 24 6


Venu du commerce et du marketing, Paul Jebara a l’âme d’un créateur de désirs. Quand il découvre que la photographie est sa vraie passion, et qu’il réalise des reportages pour Condé Nast voyages, nul ne résiste à ses arguments visuels. Enfant de « troisième culture », Paul Jebara est un Libano-américain basé à New York, mais qui a vécu dans quatre pays différents avant l’âge de vingt ans. Cette polyvalence, ce regard multiple sur le monde, ajoutés à des études universitaires plutôt classiques couronnées par un diplôme en commerce obtenu à McGill, Montréal, tout cela le conduit en droite ligne au département marketing des éditions Condé Nast (Vogue, entre autres), où il est en charge des dossiers art de vivre, notamment les voyages à Condé Nast Traveler. Là, véritable poisson dans les eaux turquoises des destinations dites « de rêve », il peaufine des histoires destinées à convaincre « les curieux et les hésitants » et leur donner envie de sauter dans le prochain avion et aller voir de plus près ces lieux où se trouve, s’ils en croient ses récits et photos, la face cachée de leur bonheur. 247


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country the Americans overlook for food and nightlife on the Mediterranean). Tous deux nous présentent un miroir où il nous est plaisant de nous regarder en tant que Libanais, défauts compris. Parmi les nombreux dossiers de voyage réalisés par Paul Jebara figurent notamment Oman et le Mexique. A Oman, il raconte son aventure en tandem avec un guide à travers les canyons de cette oasis montagneuse, sa découverte de cours d’eau secrets et d’une extraordinaire cascade, et ce moment magique où il prend son courage à deux mains et se décide à la franchir. Au Mexique, il nous fait découvrir notamment un boutique-hôtel à Guadalajara, le Punta Caliza, réalisé par Macias Peredo sur le modèle d’un hameau Maya, avec un bassin imitant un cours d’eau qui circule entre les chambres et les rafraîchit au passage. Ce qui ne gâche rien à son talent, il est beau, Paul Jebara. Beau comme peut l’être un jeune homme brun aux yeux clairs, au regard déterminé, curieux des paysages et des hommes, hâlé par des soleils de tous horizons. www.instagram.com/pawljebara/

Photo Paul Jebara

Parmi ces destinations, sans surprise, figure le Liban. Le regard que porte le photographe sur son pays d’origine est terriblement attachant. Sans artifices autres que des points de vue insolites et une lumière naturelle traquée au plus près de l’enchantement, le pays du Cèdre se révèle à la fois tel qu’en lui-même et tel qu’on ne l’a jamais vu. La caméra qui le balaie est amoureuse et l’homme derrière l’objectif, d’une incomparable tendresse. De Byblos à Batroun, de la forêt de Tannourine au quartier des pêcheurs de Tyr, de Beyrouth la branchée à Baalbeck la plurimillénaire, Jebara vous promène à travers son pays des merveilles, avec bienveillance mais sans complaisance. S’il ne vous cache pas l’épreuve du trafic routier, il vous encourage cependant à vous armer de patience, car ce qui vous attend au-delà des embouteillages vaut le détour, et les buts de promenade qu’il a sélectionnés à votre intention tiennent leur promesse. Jebara a déjà consacré au moins deux grands reportages au Liban ces dernières années. L’un est plus spécifiquement dédié à Beyrouth (Best day trips from Beirut), et l’autre au Liban en général (The tiny


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LE SORCIER DE SAVOIE mécanique Auteur Xavier Haertelmeyer

Photos C. Collao

Dans son atelier, Ludovic Lazareth marie l’artisanat à la créativité et l’originalité à la performance. Ses réalisations sidérantes couvrent tous les champs de son art, de la préparation de modèles existants à la transformation, en passant par la création inédite. Un constructeur de génie qui fait du bruit.

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La Lazareth Hot Rod V12. 251


“Très imaginatif, le Savoyard commence à concevoir ses propres projets très audacieux sur deux, trois et quatre roues. Ses prouesses en font rapidement le sorcier du tricycle et du quad. Ses versions très personnelles sont bourrées de pur-sang à l’aide de moteurs issus de belles familles : BMW, Yamaha et même Ferrari.”

Engins hybrides époustouflants Très imaginatif, le Savoyard commence à concevoir ses propres projets très audacieux sur deux, trois et quatre roues. Ses prouesses en font rapidement le sorcier du tricycle et du quad. Ses versions très personnelles sont bourrées de pur-sang à l’aide de moteurs issus de belles familles : BMW, Yamaha et même Ferrari. Le génial préparateur se mue alors en constructeur, en 2005, homologuant ses créations pour que tout un chacun puisse rouler officiellement avec, sur route. Ses engins font vite le tour de la planète,

et chaque modèle sortant de son atelier d’Annecy-le-Vieux ne manque jamais d’époustoufler. Si la moto et les Mini ont ses faveurs, il aime concevoir des engins hybrides, à mi-chemin de la moto et de l’auto. Pour preuve, son Wasuma, d’abord quad puis tricycle, enfin quatre-roues dont les deux arrière sont jumelées. Ce modèle, conçu à l’origine pour des clients de Dubaï, avec un moteur de Yamaha R1, Ludovic s’amuse à le décliner en multiples versions : le diabolique Bio V12, doté d’un V12 de 5 litres BMW de 350 ch fonctionnant au bio éthanol ; le rageur V8M et son moteur V8 Ferrari de 4,7 litres développant 460 ch, limité à dix exemplaires homologués ; le surprenant Wazuma Snow, évolution savante d’un Wasuma R1 sur lequel un kit composé de skis et d’une chenille permet de remplacer les roues d’origine pour aller affronter les terrains enneigés (montagnard oblige) ; le méchant Wazuma GT et sa motorisation V8 Ford ou Jaguar, élue voiture la plus folle de l’année 2015… À son palmarès, des motos belles et folles, des Mini revisitées dont une de 200 ch totalement créée par ses soins, un splendide Hot Rod V12 Hybrid, reproduction de son premier Hot Rod V6 construit dans les années 1990… Rien n’arrête cet artiste de la mécanique, adepte de l’originalité, de la performance et de la perfection. Car toutes ses réalisations, si étonnantes soient-elles, se révèlent singulières en termes de design mais aussi hautement soignées par la qualité de leurs finitions. Chaque pièce est travaillée dans les règles de l’art. De nombreux 252

éléments sont réalisés et ajustés à la main dans ses ateliers – voire toutes les pièces pour certains prototypes. Sa créativité et son savoir-faire ont attiré les regards du monde entier. À tel point que le cinéma lui fait les yeux doux pour la création ou la préparation de certains véhicules : une partie du célèbre taxi marseillais de Taxi 4, de Luc Besson, a été préparée à Annecy ; tout comme l’intégralité de la voiture du film À fond, de Nicolas Benamou, ou encore dix véhicules de la scène finale de Babylon A.D., de Mathieu Kassovitz, proviennent des ateliers de cet alchimiste de la carrosserie. Il suffit de demander… Et quand il raconte que son “équipe est là pour construire le véhicule de vos rêves, avec la motorisation, le nombre de roues et de places, pour l’utilisation de votre choix”, ce ne sont pas des paroles en l’air. Son catalogue parle de lui-même. Triumph, Yamaha, Ducati, Harley-Davidson… les plus grands modèles de motos sont déjà passés entre ses mains. Et son imagination est débridée : Wasuma Électrique, Yamaha Vmax hypermodified, Yamaha Tmax MT3 à trois-roues, Honda Goldwing Lazareth à trois-roues, Mini V8 pick-up ou cabriolet, Twingo V8 Trophy, mais aussi un véhicule amphibie, une petite urbaine électrique, des vélos conceptuels… Il suffit de demander pour voir ses vœux exaucés. Avec sa potion magique, ce Merlin de la mécanique satisfait tous les désirs raisonnables – ou pas.

Photos C. Collao

Dans cet antre de l’innovation niché dans les montagnes de Savoie, les yeux fouillent chaque recoin de l’atelier pour ne rien rater. Ici et là, les bolides se montrent plus agressifs les uns que les autres, pour le plus grand plaisir des yeux… et des oreilles quand les moteurs grondent. Le credo de la maison nous met vite au parfum (d’essence, forcément) : “Avec de l’imagination, la création n’a plus de limites.” Il résume bien l’immense potentiel de Ludovic Lazareth. Ce jeune créatif sort de la première session de l’école de design automobile Espera Sbarro, en 1992. Il est alors âgé d’une vingtaine de printemps. Quelques années et réalisations originales plus tard, il crée sa petite entreprise de préparations d’autos et de motos. Alors que, dehors, la France vibre au rythme du 1-2-3-0 (mais, si, cet été 1998…), il se penche sur les autos et motos existantes, avant de passer à la vitesse supérieure.


La R1 Street, revue et corrigĂŠe par Lazareth. 253


De farine et de temps arts culinaires Par MARIA LATI

Photos Marco Pinarelli

Le pain gonfle lentement dans le four, son arôme parfume l’atelier et son goût légèrement acidulé fond en bouche. La clé, dit Matt Saunders, le jeune homme aux commandes de la boulangerie Tusk, c’est le temps.

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Une fois la farine, l’eau et le sel mélangés au levain naturel, la pâte repose tranquillement le temps de la fermentation pendant vingt heures, soit près de dix fois le temps standard dans les boulangeries industrielles. Le bon pain, Matt le reconnait à son croustillant sur les bords, son moelleux à l’intérieur et ses bulles bien irrégulières. Inconditionnel du levain, le jeune boulanger explique que cet ingrédient, outre son gout plus agréable, se digère aussi plus facilement que la levure. Il confectionne un pain artisanal, sans ajouts, et même les croissants qui sortent du four tous les matins sont fermentés au levain, sans sucre ajouté car celui-ci apporte naturellement un gout sucré. Matt a grandi dans la campagne anglaise. Le matin, au petit déjeuner, toute sa famille, autour de la table, déguste des toasts tout frais, tartinés de beurre et de confiture. Tant et si bien, que la petite maisonnée s’abonne à la box d’une ferme située à 10 kilomètres, dans le village voisin, qui livre tous les jours, à l’heure du repas matinal, des miches à la mie blanche ou brune. A dix-huit ans, Matt quitte son village pour aller faire ses études de langue arabe à l’université St Andrews, en Ecosse. Habitué à un pain de qualité, l’étudiant trouve que les options vendues dans des sachets en plastique aux alentours du campus manquent de justesse et de goût. Dans son appartement, il se met à fabriquer sa propre pate qu’il cuit pour obtenir un pain fait maison. Il y a trois ans, venu s’installer au Liban, le jeune homme cumule les petits boulots ; serveur, jardinier et livreur à bicyclette, avant de se décider à ouvrir sa boulangerie. Le pain, entre livres et musique Ce projet, il l’avait rêvé il y a plus de dix ans avec un ami alors qu’il était encore universitaire et écoutait en boucle l’album Tusk

des Fleetwood Mac. Ils avaient imaginé un espace qui serait à la fois boulangerie, bar, bibliothèque et salle de concerts. Matt inaugure d’abord sa boulangerie dans une ruelle du quartier Geitawi, puis déménage fin 2017 à Mar Mikhaël. Dans la petite boutique, il sert son pain frais : l’aérien blanc, le pain de seigle brun au goût plus dense, le tranché au blé complet, le petit bun à la pomme de terre, ou le Salamouni qui remet au gout du jour un patrimoine de graines locales. Au menu, également, croissants et café pour le petit déjeuner, sandwichs maison dont un au saumon fumé, chèvre et noix, et des salades en bocaux préparées avec des ingrédients de saison et pour la plupart bio. Matt s’approvisionne chez des producteurs locaux et compose son menu au fil des arrivages du marché. La petite descente qui mène à l’atelier où les pains sont confectionnés est colorée d’un graffiti signé The Chain Effect, un collectif qui soutient le cyclisme à Beyrouth. Tous les mercredi après-midi, l’atelier, d’où émane l’odeur du pain chaud se transforme en marché où l’on peut s’approvisionner en bons produits du terroir. Les produits laitiers et l’huile d’olive proviennent d’une ferme à Nabatiyeh, les légumes et pommes de Lassa, le citron de Adloun. Certains des produits que Matt intègre à ses sandwichs et salades du jour sont disponibles sur les comptoirs de la boulangerie. Son énergie communicative, le jeune boulanger l’investit à encourager les producteurs locaux. Il tente de mettre en avant des céréales qui poussent dans la région ; amidonnier, épeautre, petit épeautre ou kamut. Il œuvre même, avec des agriculteurs, à créer des champs de blé organique dans la campagne libanaise.

https://www.tuskbakery.com/

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restaurant Par Maria Lati

Du Poké et du bol

Photos DR DR Photos

Les couleurs joyeuses et l’ambiance chaleureuse nous attirent dans une petite échoppe sur la rue Abd el Wahab. Derrière le comptoir, les propriétaires Amanda et Peter dévoilent les ingrédients d’un Poké réussi.

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Il y a deux ans, en faisant défiler les photos sur son compte Instagram, Amanda Antonios s’arrête net, attirée par des images de bols aux couleurs douces remplis d’aliments vitaminés. Elle creuse pour en savoir plus et découvre, grâce à ces Poké bowls, la culture hawaïenne, une ode à la bonne humeur. Elle embarque alors son compagnon, Peter Nehmé dans l’aventure. Ensemble ils effectuent des recherches sur les spécialités culinaires de l’île. Les deux jeunes diplômés en Hospitality Management et employés depuis plusieurs années dans de grands groupes entre hôtellerie et restauration, peaufinent leur concept avant d’ouvrir leur restaurant en décembre 2017. Dans la cuisine de leur appartement, ils épluchent les recettes, les testent et les revisitent à leur propre sauce, tout en conservant l’authenticité des ingrédients qui garnissent les échoppes à Hawaii. En découvrant la culture Aloha, imprégnée d’ouverture et de simplicité, Amanda décide que Pick a Poké sera une oasis de positivité dans la ville, un lieu où chacun se sentirait bienvenu. Ils conçoivent et réalisent eux même la décoration. Message au néon « We like it raw », jaune lumineux sur un mur de briques blanches, citations qui incitent à l’épicurisme inscrites sur des planches de bois bleu ou naturel, accrochées sur un mur peint en jaune moutarde, et comptoir ouvert derrière lequel les bols colorés attendent d’être remplis. « Little », « Big » ou « Kahuna » ? Pour le bol classique Ahi Tuna, les deux jeunes restaurateurs perfectionnent une marinade de l’ile aux saveurs de Shoyu, la

sauce soja naturelle, de miel, de gingembre et d’oignons verts ou blancs, le tout servi sur une portion de riz blanc avec des algues et du wasabi. Peter imagine des recettes maison pour relever les plats : sauce So Cali avec mayonnaise, curcuma et ail, ou Mango Habanero, pour laquelle ce piment fort est associé à la douceur de la mangue et à la sauce soja. Cette composition est recommandée avec le bol Island Rush ; mi saumon-mi thon, mangue, ananas, avocat, algues et coriandre. Et pour ceux qui n’y trouvent pas leur compte, l’option « Build your own bowl » permet de mélanger les ingrédients au gré des envies; une base de riz brun ou quinoa, du saumon ou du crabe frais, des canneberges ou encore du chou kale, du crispy fait avec des tempuras maison et puis une sauce citron, cacahuètes ou chili. A Hawaii, racontent-ils, la glace est servie en copeaux avec du sirop et du lait concentré. Chez Pick a Poké ne sont conservés de cette recette que les blocs de crème glacée fabriqués sur place. Les glaces aux parfums chocolat, vanille, sésame noir ou noix de coco, végane, et bientôt patate douce, sont placées dans une machine et taillées en copeaux puis saupoudrées d’une garniture au choix : rice crispies, Oreo, M&M, Lotus ou fruits frais. Glaces et bols de Poké sont servis dans des bols de trois dimension, Little, Big ou alors « Kahuna », un mot qui indique l’importance d’une personne qui s’est fait un nom, un « big shot » ou encore quelqu’un qui a du courage ou du culot, comme ce jeune couple qui se lance dans une aventure au goût exotique, au coin d’une rue d’Achrafieh.

Rue Abdel Wahab, Ashrafieh, Beyrouth, T. +961 1 200 358 257


Une évasion dans la ville Le long de la Corniche du Fleuve, Moodlab et JB Holding ouvrent leur nouveau concept : Riverlane, une oasis de 3 400 m2, en plein Beyrouth.

Riverlane jouxte le Garden State, érigé quelques années plus tôt par la société Moodlab, sur la Corniche du fleuve. Il s’agit d’un parc ex-nihilo à travers lequel les partenaires de la compagnie, Nabil Hayek, James Kayrouz et Nadim Chikhani, continuent d’explorer le concept de campagne dans la ville. Les deux lieux communiquent désormais pour former un vaste espace de 3400 m2, dont la moitié, Riverlane, est en plein air. Les trois associés se sont joints à Joseph et Rawad Boulos de JB Holding (Téléphérique de Jounieh) pour ce projet qui s’adresse aux parents et à leurs enfants en mal « de parcs bien entretenus à Beyrouth ». « La plupart des espaces destinés aux enfants sont situés dans des lieux couverts. Nous avons voulu aménager un parc en plein air qui puisse convenir à toutes les générations. L’idée est que petits et grands y trouvent chacun leur compte et n’aient plus à faire de compromis », souligne Serena Haddad, responsable marketing de Moodlab. Riverlane entend attirer une clientèle constituée « de

jeunes parents en quête d’un mode de vie sain », explique-t-elle. On y trouve donc notamment un playground, une sculpture ludique à escalader et même une mare aux canards. Pour les plus âgés, une « Chill Zone » a été aménagée au sommet d’une petite colline. L’endroit se prête même aux joggings matinaux avec son allée qui entoure le parc. Pour déjeuner, un restaurant de 150 couverts avec une cuisine internationale, ou un espace aménagé qui s’inspire du concept « beer garden » venu d’Allemagne : de grandes tablées en plein air où l’on casse la croûte en buvant de la bière. Au menu : tapas, sandwichs, burgers et « comfort food ». De charmants petits kiosques ont été prévus pour ceux qui souhaitent se ravitailler en confiseries ou encore en légumes bio. Le prix d’entrée reste plutôt raisonnable : 15 000 livres libanaises, dont 5 000 destinées à la consommation à l’intérieur du jardin. Des réductions sont également prévues pour les familles nombreuses. www.instagram.com/riverlanepark/

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Photos MoodLab

Par Philippine de Clermont-Tonnerre


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Fermiers urbains

Dans les rues du secteur Badaro, à Beyrouth, les voisins se saluent et discutent, un peu comme sur une place de village. Les Badaro Urban Farmers ont créé, avec leur marché du dimanche, une nouvelle ambiance dans le quartier.

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Photos Badaro Urban Farmers

art de vivre Par MARIA LATI


Tous les dimanches, de neuf heures du matin à quatorze heures, les petits producteurs se donnent rendez-vous à Badaro. Dans le marché qu’ils improvisent en pleine ville, on peut déambuler parmi les stands de fruits et légumes frais, goûter au lait et fromage de chèvre, ou faire sa “mouneh” (provisions traditionnelles) : confiture, zaatar et graines. Le collectif Badaro Urban Farmers, affilié à l’Association des Commerçants de Badaro, propose aussi, pour ceux qui apprécient les produits acheminés directement par les producteurs dans la ville, de se rendre directement chez ces derniers. Des visites sont organisées dans les fermes, à la découverte des techniques agricoles de pointe, toujours respectueuses de l’environnement. A Beino, Saadnayel ou Dlebta, les participants ont pu mettre la main à la pâte en utilisant des outils artisanaux. Ils ont déambulé parmi les plantations organiques et appris la permaculture, une technique qui consiste à associer des espèces différentes, tels que cultures maraichères, arbres fruitiers et plantes aromatiques, de manière à reproduire les écosystèmes que l’on retrouve dans la nature. Badaro Urban Farmers est à l’affut d’entrepreneurs audacieux qui introduisent des méthodes innovantes pour sauvegarder l’environnement. Parmi la trentaine d’exposants, il y a celui qui s’est lancé dans l’aquaponie, en créant un mini écosystème où les plantes se nourrissent des déchets de poissons et purifient l’eau à leur tour pour les petits animaux marins. Un autre fabrique des huiles essentielles à base de menthe, d’origan et de fleurs. Un autre encore récolte des pleurotes dans la Bekaa, à Machghara. Des initiatives pour améliorer la vie de quartier Benoit Berger, l’un des membres fondateurs du groupe, dévoile qu’en moins d’un an, depuis le lancement du marché, il a rencontré dix fois plus d’habitants de son quartier qu’au cours de la dizaine d’années précédentes. En novembre 2017, à l’initiative de Cyril Rollinde et Philippe Dagher, désireux de promouvoir un environnement sain dans leur quartier, un petit groupe de quatre personnes engagées se réunit pour trouver des idées qui amélioreraient le cadre de vie des habitants de Badaro tout en y tissant des liens sociaux. Rejoints par une vingtaine d’autres bénévoles, ils réfléchissent à des rencontres, des débats, des sorties et des initiatives pour introduire de la verdure et un mode de vie équilibré dans le quartier. Manger plus sain, plus local, limiter et trier les déchets, se déplacer en polluant moins, autant de problématiques sur lesquelles les habitants de Badaro se penchent ensemble pour créer une dynamique de quartier nouvelle. Le marché de produits frais s’impose comme un premier projet viable. Après une série de marchés pilotes qui ont lieu dans un parking du quartier, l’initiative prend de l’envergure et ils déménagent dans la cour de l’école

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Saint Sauveur. Ceux qui souhaitent s’inscrire pour exposer leurs produits peuvent d’abord envoyer un email, puis visiter le marché pour découvrir l’ambiance bon enfant et rencontrer les autres participants avant de tenter l’aventure. Entre les manouché cuites sur le saj, le stand de Tina qui sert des spécialités éthiopiennes, les bières de la microbrasserie Brew, les cours de jardinage pour les enfants et les conférences où chaque dimanche une ONG est invitée à présenter son activité, il fait désormais bon vivre dans les rues de Badaro.

www.instagram.com/badarourbanfarmers


Chez soi, chez Sarah lieu Par PHILIPPINE DE CLERMONT-TONNERRE

Photos Marco Pinarelli

A Kfour, Sarah Trad ouvre les portes de sa maison de vacances. L’auberge Beit Tard est une bâtisse 19e magnifiquement rénovée dans les montagnes du Kesrouan.

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Après d’importants travaux de rénovation, Beit Trad a ouvert ses portes au public le 20 juillet. « Aujourd’hui la maison est entièrement restaurée, elle est très heureuse et en pleine forme ! » se réjouit sa propriétaire Sarah Trad. A 43 ans, cette entrepreneure dans l’âme, fondatrice entre autres de l’ONG Skoun et de Yoga Souk à Mar Mikhael, dit « monter des projets qui correspondent à ce qu’(elle) aime dans la vie ». Beit Trad, est à son image, «une maison levantine par excellence, avec un esprit cosmopolite et hétéroclite ». Pour mener à bien ce chantier, elle s’est entourée de l’architecte Fadlo Dagher et de la décoratrice d’intérieur Maria Ousseimi. Probablement construite au début du 19e siècle, la maison s’est agrandie au fil des années. « Au début c’était certainement un monastère qui aurait ensuite été racheté par la famille Dahdah qui, à son tour, l’a transformée par étapes. C’est très visible à l’intérieur: certains bâtiments sont datés », indique la maîtresse des lieux. Plusieurs propriétaires se succèdent ensuite. Jusqu’à l’arrivée des Trad. « Mon père a acheté la maison en 1984, et rajouté plusieurs pièces. J’y ai passé tous mes été jusqu’à l’âge de dix ans », confie Sarah, soulignant qu’après le décès de sa mère, cinq ans plus tôt, la bâtisse avait été quelque peu laissée à l’abandon. « Je n’y allais presque plus, elle tombait en ruine. Alors que c’était une maison qui vivait à plein régime pendant les mois d’été. Pendant toutes ces années ma mère recevait beaucoup », poursuit-elle. Sarah Trad entreprend alors de redonner vie à sa maison de vacances et de s’y installer pour de bon. Elle y reçoit depuis ses visiteurs, « des gens de tous âges » dont le point commun, confie-t-elle, « est qu’ils pourraient tous être des amis ». Piscine, yoga et massages Neuf chambres cossues et confortables ont été aménagées dans cette

bâtisse traditionnelle du 19e siècle. Chacune renferme un mobilier de choix, chiné ça et là avec goût par Sarah et son amie Maria. « C’est une maison que je connaissais et que j’aimais beaucoup. Il fallait respecter ce qu’elle était », explique cette dernière. Dans les chambres, les tons sont plutôt clairs, aérés, relevés par endroits de touches de couleurs. De ravissants tissus imprimés signés Pierre Frey et Décor Barbare entourent, par exemple, les sommiers de certains lits tous achetés en France, à l’instar de la literie. Les drapes sont tous en coton satiné d’Egypte. « Sarah voulait que les lits soient confortables. Elle a beaucoup insisté là-dessus », affirme Maria Ousseimi. Le prix de la nuitée oscille entre 195 dollars en saison basse avec petit déjeuner et 450 dollars l’été en pension complète. Elle précise : «La maison adore être louée tout entière! C’est la plus belle façon d’en vivre l’énergie». Côté restauration, « on sert de la nourriture bourgeoise, des plats familiaux et typiques de la montagne. Ca va de la mouloukhiyé à la kebbé nayé en passant par le collier de mouton au riz », détaille Sarah. Plusieurs activités - gym, yoga, massage – sont proposées à ceux qui le souhaitent. « Tout est fait sur mesure. On essaie vraiment de satisfaire nos clients au maximum. Cela va du pot de Nutella à l’organisation d’un tour de visite dans la région », explique la propriétaire. Parmi les spots à découvrir dans les environs figurent les caves de Château Musar, à dix minutes en voiture, ou encore le monastère de Jabal Moussa et les nombreux couvents nichés dans les montagnes du Kesrouan. « Mais, suggère Sarah, vous pouvez surtout décider de ne rien faire ! Les gens arrivent de Beyrouth et demandent plein d’activités qu’ils annulent au fur et à mesure ». Avec sa piscine de 23 mètres, sa charmante terrasse ombragée et la beauté de ses vieilles pierres, il faut dire que Beit Trad est le lieu idéal pour faire le vide.

www.beittrad.com 263


Tony Sfeir ouvre Beit Jabal Ce devait être à l’origine sa maison de campagne. Mais l’entrepreneur a préféré en faire une maison d’hôte accessible à tous.

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Photos Maarouf Dawalibi

lieu Par Philippine de Clermont-Tonnerre


Après un an et trois mois de chantier, Beit Jabal a ouvert en juin à Deir El Qamar, un des plus beaux villages du Chouf, à dix minutes du palais de Beiteddine. On y accède en empruntant le dédale de ruelles étroites en contrebas de la route principale. Le gîte se décline en un ensemble de petites maisons de pierres qui s’étendent en terrasse sur trois niveaux différents. Le site jouit d’une vue panoramique sur la montagne. L’été l’air y est frais, ce qui fait de Beit Jabal un point d’atterrissage idéal pour tout vacancier, qu’il soit local ou étranger. Le tenant des lieux, Tony Sfeir, s’est épris des vieilles pierres de ce village typique arpenté chaque année par des milliers de touristes. « C’étaient des logements en ruines. La plus grande partie a été affectée par le tremblement de terre de 1966 », explique le cofondateur, entre autres, de la boutique Plan Bey, du musée Macam et de la maison d’hôte Beyt. Un lot

de bâtisses admirablement rénovées par l’entrepreneur. « Je suis touché par les espaces, ils m’écoutent, ils me parlent. J’aime trouver ce qui leur va le mieux », confie-t-il. « Au début, je pensais faire de ces ruines ma propre maison d’été. Mais tout cela m’apportait tellement de bonne énergie que j’ai voulu le partager. J’ai alors agrandi le projet ». La guest house comprend huit chambres. A l’intérieur des pièces, on retrouve nombre d’objets – tapis, lampes, serviettes en coton syrien tissées à la main, vaisselle en verre soufflé, etc. –provenant de Zawal, la boutique de déco artisanale fondée par Tony. Le reste est de la récup, « des choses qui ont vécu », poursuit Tony Sfeir. Compris entre 80 et 100 dollars, le coût de la nuitée est inférieur à celui affiché par d’autres gîtes au Liban. « On a pris le parti de rester accessibles pour pouvoir s’adresser à la classe moyenne », insiste-t-il. Le petit déjeuner et le buffet du 265

soir sont respectivement à 8 et 30 dollars. Les repas, des menus du terroir, sont servis dans le jardin. « Les plats sont très inspirés de la cuisine du Chouf, sauf les grillades que l’on fait au tandour indien plutôt qu’au tannour libanais qui est un cousin très proche ! » continue Tony qui partage son temps entre Beyrouth et Beit Jabal. « Je suis là trois jours de la semaine, en été surtout. Je vais de chambres en chambres pour vérifier que rien ne manque », dit-il. Tony prévoit d’agrandir encore la maison. Trois chambres supplémentaires, situées dans une autre mansarde désaffectée qui jouxte le gîte, pourraient être disponibles l’année prochaine. En parallèle de ces travaux, l’entrepreneur se focalise sur son verger d’arbres fruitiers et son potager, avec, sur le court terme, un seul projet, confie-t-il : « Planter, planter et encore planter ! ».

Damour, rue Beit Ed Dine, +961 70 954 057, www.instagram.com/beyteljabal_lb/


A

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ALESSANDRA RICH +961 1 99 11 11 EXT. 130 ALEXANDER MCQUEEN +961 4 71 77 16 EXT.251

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PAS DE BANDE À PART correspondance Par Laura Homsi Illustration Marion Garnier

‘‘Casse toi, tu pues, t’es pas de ma bande’’. Plus jeune, c’est ce que mes frères m’avaient appris à répéter si on m’embêtait dans la cour de récré. Il fallait prendre un air un peu dangereux. Je ne sais plus si ça fonctionnait, mais la phrase est restée. Elle m’est revenue il y a quelques jours, je ne sais plus vraiment pourquoi. Ca m’a fait sourire que ce concept de bande ait été déjà si présent. Toujours ce besoin d’avancer en tribu. J’ai rencontré il y a quelques jours une bande de copains “à la vie à la mort’’. Ils ont commencé à se réunir autour d’une passion pour le foot, avec la ferveur que seuls les supporters sportifs peuvent avoir. Leur amitié s’est intensifiée au fil des matchs jusqu’à devenir primordiale. Ils ont transformé leur groupe footeux en un club, un vrai, avec un Président et un Trésorier. Chaque année, il y a un tas de trophées destinés à récompenser les coups d’éclat. Et une fête à thème où ils arrivent tous déguisés. Bref, ils s’y investissent pleinement, malgré les évolutions du quotidien (femmes, enfants et jobs). Ou peut-être justement pour faire fi de cette routine un peu pesante parfois. Ce club a même un nom, que je tairais ici pour préserver un peu leur intimité.

avançons ensemble à coups de discussions interminables, de fou rires d’anthologie, de crises de nerfs en puissance, de « conferencecalls » sur Whatsapp en cas de pépin… Bref, “Friend’s” en mieux et en édition 2018.

lui a prescrit de rester au lit une semaine. Il cherchait juste un prétexte de continuer à leur rendre visite et avoir le courage de proposer un “date’’ à ma grand-mère. Cinquante ans de mariage ont célébré son audace.

D’ailleurs il y a quelques semaines, installées à la terrasse d’un bar en fin de soirée, nous étions en plein débat. Si la table à côté discutait Botox, nous débattions sur l’évolution de la drague. Il y avait celle qui soutenait que les hommes aujourd’hui ne savaient plus “draguer’’ correctement. Qu’avec les applis et tous les réseaux sociaux, un homme devenait dépendant de son téléphone. On se like, on se jauge, on soigne sa ligne éditoriale et on contrôle son “last seen’’ sur Whatsapp. Aborder une personne spontanément dans la vie réelle devient de plus en plus rare. La trouillarde de la bande (bon, c’est moi) soutenait que c’est quand même assez anxiogène de prendre son courage à deux mains pour draguer quelqu’un de front. ll y avait celle qui dédramatisait la situation, en expliquant que le seul risque était une petite blessure d’ego. Rompue à l’exercice, elle a des kilos de phrases d’accroche en stock.

Cette histoire me fait fondre. Aujourd’hui, moi, j’assiste plutôt à des mariages made in Tinder. Je vous épargne les arguments véhéments des pro et des contre cette appli. Un ping-pong d’opinions contraires, et de contradictions. Il commençait à se faire tard, la table d’à côté avait écumé le sujet Botox et était passée aux liftings. Il était temps de rentrer.

J’adore cet esprit de bandes et l’ai toujours recherché. Et j’ai beaucoup de chance d’avoir trouvé la mienne. Nous aussi, nous avons un nom et des traditions. Nous sommes peut-être un peu moins “corporate’’ que le club décrit plus haut mais nous

C’est vrai que les histoires rocambolesques de rencontres plus “spontanées” deviennent un peu espèce menacée. Mon grand-père médecin a rencontré sa femme alors qu’elle prenait soin d’une petite fille grippée. Même si cette dernière a vite guéri, mon grand-père 268

Finalement, la plus sage de la bande a enfin réussi à clore le sujet. Elle nous a demandé pourquoi on assignait le « fardeau » de la drague aux hommes. Que c’était un concept partageable entre hommes et femmes. Et qu’en fait, elle avait mal choisi ses mots, que la drague n’était pas un fardeau mais un échange. Comme quoi, les bandes c’est primordial. Je ne sais pas comment font les esprits solitaires pour se dépatouiller avec leurs pensées. Je peux leur prêter ma bande le temps d’une soirée. (Mais juste une, hein !) Et il faudra être sympa. Parce que sinon j’ai la phrase qu’il faut pour nous défendre. “Casse toi, tu pues, t’es pas de ma bande.”


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ADDA SECTIONAL SOFA



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