« C’est drôle le bonheur, ça vient d’un seul coup, comme la colère ».
Marguerite Duras

« Tant qu’il y a du changement, il y a de l’espoir » : comment on transforme une frustration en photo par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Instagram, c’est là et sur Linkedin c’est ici)
Pour lire la newsletter en ligne : https://lesglorieuses.fr/riti-sengupta/
« Après huit ans d’indépendance, Riti Sengupta retourne vivre chez ses parents pendant la pandémie », explique la commissaire d’exposition Tanvi Mishra à propos de l’exposition de Riti Sengupta aux Rencontres d’Arles cet été. « À l’aune de ce rapprochement, elle réalise à quel point la dynamique de sa famille est empreinte de mécanismes patriarcaux, qui s’expriment dans les détails de la vie quotidienne. Ce que je ne peux pas dire à voix haute [Things I Can’t Say Out Loud] est un dialogue intergénérationnel entre mère et fille, qui donne l’occasion à ces dernières de mettre au jour leurs identités de femmes au sein du foyer. »
Pendant cette rencontre, j’ai tenté de comprendre quels sont les mécanismes créatifs utilisés par l’artiste pour comprendre les réflexes patriarcaux qui semblent être omniprésents au foyer familial et comment on transforme une frustration en art.
Cet entretien a été édité par Megan Clement et moi-même. Je l’ai ensuite traduit en français.
Rebecca Amsellem Pendant le Covid, vous avez fait quelque chose que très peu d’entre nous ont fait : créer quelque chose. Comment avez-vous réussi à créer quelque chose dans une période d’incertitude aussi grande ?
Riti Sengupta C’est arrivé après une suite d’événements : les conversations très difficiles avec ma mère, les disputes avec mon père, la rage que je ressentais en moi de ne pas pouvoir leur faire voir ma vision des choses. Je viens d’une famille soi-disant instruite en Inde, et je ne comprenais pas pourquoi une famille comme celle-ci suivait des normes séculaires pas respectueuses vis-à-vis des femmes. Au départ, je ne considérais vraiment pas cela comme un travail. C’était juste moi qui réagissait à ces sentiments et à mon environnement immédiat.
Les premiers mois de mon retour à la maison [ont vu] beaucoup de rage et de
colère. Je pleurais beaucoup, je m’en souviens, parce que je me sentais tellement frustrée. J’étais également frustrée de ne pas trouver les mots justes pour expliquer de quoi je voulais parler, pourquoi je n’étais pas capable de partager ces idées avec eux. Je pense que le processus de photographie était essentiellement destiné à ma propre santé mentale, à rester saine d’esprit pendant ces jours et à travailler avec quelque chose qui me tenait vraiment à cœur. Dans ma pratique, j’essaie de travailler sur des thèmes qui me sont assez proches, qui me touchent personnellement, car je pense que de cette manière je peux à la fois être honnête envers mon travail et maintenir mon intérêt pour cette question particulière pendant une période plus longue. C’était une période difficile. Je sais que nous nous sentions tous très peu sûrs de nous.
Pendant la pandémie, le nombre de cas de violences domestiques a augmenté considérablement en Inde, parce que les hommes restaient à la maison, ils ne sortaient pas, et les femmes ne pouvaient aller nulle part. Je ne pense pas que dans ma famille il y ait eu de la violence domestique en soi. Je trouve néanmoins que le comportement en lui-même, la structure en elle-même – permettant d’exploiter la position de quelqu’un et continuer à attendre qu’elle fasse quelque chose pour vous – peut être considéré comme abusif et violent. Même si ce n’est pas violent comme nous l’imaginons, je pense que c’est une violation de qui je suis en tant que personne. J’ai donc senti qu’il était important pour moi de réagir à ces choses à ce moment-là.

Amsellem J’adore les archives de votre mère. On voit qu’elle s’amuse avec des amis, il y a sa photo de matchmaking. Elle a l’air effrayée sur cette photo, n’est-ce pas ? Vous avez décrit ces images comme surprenantes, car vous
n’avez vu votre mère que travailler essentiellement comme médecin et comme femme au foyer.
Riti Sengupta La photo de matchmaking est un portrait matrimonial, et d’après ce que je sais, elle était assez nerveuse. Ce jour-là, il y avait beaucoup de pression pour paraître aussi présentable que possible afin de pouvoir trouver un bon match. Elle n’aime pas du tout cette photo car elle a l’impression qu’elle la montre comme quelqu’un un peu impuissant, nerveux et timide. Elle n’aime pas cette représentation d’elle-même.
Rebecca Amsellem Il y a eu un matchmaking avec votre père basé sur cette fausse représentation de sa personnalité.
Riti Sengupta Oui. Cette photographie a été prise et ensuite elle a été diffusée. La mère de ma mère ou sa famille les donnait à des proches et demandait des idées de futurs maris. La famille de mon père aurait reçu la photo à un moment donné, elle aurait aimé la photographie, et puis il y a eu une conversation entre les deux familles. C’est tellement étrange car ils ne se connaissent pas du tout. Ils ont commencé à se connaître après leur mariage.
Rebecca Amsellem Ils ne se sont pas vus plusieurs fois ?
Riti Sengupta Ils se sont vus une ou deux fois juste pour savoir. Mais vous ne vous connaissez pas vraiment en tant que personne, pas assez pour passer toute sa vie avec quelqu’un, c’est sûr. C’est une pratique tellement étrange, mais c’est aussi une pratique qui existe encore, même pour notre génération.
Rebecca Amsellem Le commissaire de votre exposition, Tanvi Mishra, a dit de votre travail qu’il montre à quel point le patriarcat réside dans les détails de la vie quotidienne, notamment comment le mythe de la famille idéale repose sur l’invisibilisation du travail domestique des femmes. Est-ce que c’est aussi ce que ce travail vous a appris ?
Riti Sengupta Oui, c’est très enraciné. Depuis le matin où nous nous réveillons jusqu’à l’heure où nous nous endormons, je pense qu’à chaque instant, cela est déjà ancré dans notre esprit. On ne la [cette coutume] remet plus vraiment en question, elle vit dans le quotidien. Les actes de cuisine, de nettoyage et de pliage des vêtements sont si banals que nous ne les remettons pas vraiment en question. Nous ne considérons quelque chose comme violent que lorsqu’il y a une effusion de sang ou qu’il y a quelque chose qui appelle l’attention. Mais les choses qui n’appellent pas l’attention sont des choses que personne ne remet en question. Et c’est exactement avec cela que j’ai eu un problème. Je suis sûre que beaucoup de femmes avant moi ont également remis cela en question et ont eu des problèmes avec cela. Mais pourquoi personne n’en parle ? Pourquoi est-ce que je ne vois aucun travail sur ce sujet en public ?


Riti Sengupta. Pause. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Rebecca Amsellem Vous avez dit : « Peut-être avons-nous hérité du silence de notre mère, mais nous avons encore un long chemin à parcourir. » Que vouliezvous dire ?
Riti Sengupta Nos mères étaient assez silencieuses. Elles ne parlaient pas autant qu’elles auraient dû. Notre génération s’exprime davantage et parle davantage de ces choses. Mais nous devons être encore plus bruyant·e·s. Nous devons revendiquer encore plus d’espace. Il existe encore beaucoup de peurs, car on nous a appris que nous avions une place spécifique dans la société dont nous ne devions pas outrepasser les limites. Il faut beaucoup de courage à chaque femme pour repousser ces limites. À chaque génération, nous les poussons un peu plus loin. J’espère que c’est ainsi que le changement se produira, mais je reconnais également que le changement ne peut pas se faire du jour au lendemain. Tant qu’il y a du changement, même partiel, petit à petit, il y a de l’espoir.
Rebecca Amsellem Une partie de mon travail consiste à essayer de comprendre à quoi ressemblerait une utopie féministe. Je ne vais pas vous demander de décrire l’ensemble d’une société féministe, mais quel serait le détail qui vous ferait comprendre que nous avions réellement atteint cette société ?
Riti Sengupta Ce serait le fait de ne pas me sentir mal à l’aise ou en insécurité dans un espace public en Inde, dans un bus ou dans un pousse-pousse, où je dois toujours faire attention à moi-même ou avoir mon sac pour que personne ne me touche ou ne me pique. Et simplement marcher sans craindre que mon corps soit considéré comme un objet de sexualisation. Ce serait tellement incroyable.