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Ce réel plus extraordinaire que la fiction elle-même, échange avec Jane Evelyn Atwood

par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Linkedin c’est ici et Instagram c’est là)

https://lesglorieuses.fr/jane-evelyn-atwood/

« La chance privilégie l’esprit préparé ». Ces quelques mots pourraient résumer l’incroyable carrière de la photographe Jane Evelyn Atwood. Elle arrive en France en 1971, à 24 ans et commence à travailler aux P.T.T. (alors La Poste) et achète un appareil photo. Quelques années plus tard, elle croise le chemin de Blondine grâce à une connaissance croisée dans un vernissage parisien. Blondine devient son amie, elle change sa vie. Elle lui ouvre les portes de la prostitution parisienne que Jane Evelyn Atwood apprend à photographier. C’est sa première série photo, « Rue des Lombards ».

« C’était trop extraordinaire pour sembler réel, mais c’était la vérité » me dit Jane Evelyn Atwood lors de notre échange. Elle parle d’une photographie en particulier, Ingrid nue à Pigalle, mais cela pourrait s’appliquer à toutes. Son oeuvre est un cri : ce qui ne se doit pas d’exister, elle le montre. C’est ainsi qu’elle prend en photo une détenue en Alaska (Etats-Unis) qui, pourtant en train d’accoucher, est menottée. Cette photo sera utilisée par Amnesty International et la pratique ensuite.

Dans ce premier échange de la saison, nous parlons de l’impact de ses photographies, du poids des « métiers passion », et de ce réel plus extraordinaire que la fiction elle-même.

Rebecca Amsellem J’ai découvert votre travail à la Maison Européenne de la Photographie en 2011, et notamment les photographies de la rue des Lombards. C’est la première fois que je voyais des images de travailleuses du sexe qui ne portaient pas de jugement paternaliste, et je pense encore souvent à ces photos. Comment avez-vous réussi à capturer à la fois la puissance, la dignité et la complexité de ces femmes sans jamais les trahir ?

Jane Evelyn Atwood Ça s’est fait très naturellement, de manière quasi inconsciente. Quand je fais des photos, je suis concentrée sur ce qu’il y a devant mes yeux. C’est sûrement prétentieux de dire ceci mais la raison réside sans doute dans le fait que, moi, j’ai un grand respect pour ces femmes. Et c’est ce respect peut-être qui transparait dans mes photographies.

Rebecca Amsellem Au cœur de cette série, c’est évidemment Blondine dont on tombe toutes sous le charme, tant elle est sublime et formidable. Blondine était à la fois votre amie, votre sujet, votre guide aussi. Pensez-vous que c’est grâce à elle que vous êtes devenue photographe ? Pensez-vous que vous ne seriez pas devenue photographe si vous ne l’aviez pas rencontrée ?

Jane Evelyn Atwood Je n’en sais rien, il m’est impossible de répondre à cette question. Je ne peux pas imaginer comment cela aurait été si je ne l’avais pas rencontrée. J’ai un oncle qui me répétait souvent « Luck favors the prepared mind », la chance privilégie l’esprit préparé. Comme à de nombreux moments de ma vie, j’ai sauté sur une occasion qui se présentait : c’est ce qu’il s’est passé avec Blondine.

Rebecca Amsellem Vous dites que vous supprimez toute photographie qui ne rend pas la dignité d’une personne. Qu’est-ce que c’est, pour vous, photographier avec dignité ?

Jane Evelyn Atwood Au moment de la prise de vue, il ne faut pas se demander si la photo est “bonne” ou non : ce serait une erreur. Il faut prendre autant de photographies que possible. C’est ensuite, au moment de l’editing, que le choix commence. C’est très important : il s’agit bien sûr de retenir les meilleures, mais aussi, pour moi, d’écarter celles qui ne me paraissent pas dignes de la personne photographiée. C’est cela, à mes yeux, le travail du photographe. Beaucoup d’autres ne procèdent pas de cette manière, mais moi, oui.

Rebecca Amsellem Une de vos photos les plus célèbres, c’est une photo d’une femme trans qui est nue, où on voit à la fois sa poitrine et son pénis [Ingrid.

La Rue des Lombards, Paris, France, 1977 @ Jane Evelyn Atwood

Pigalle, Paris, France, 1979]. Cette photo de femme, allongée, à la fois vulnérable et forte, m’a bouleversée. A ce propos vous avez dit “Cette photo est traversée, d’une part par la tension entre la violence que cela implique de ne pas se sentir bien dans le corps dans lequel on est né et de devoir passer à l’acte pour arriver à approcher son identité, et d’autre part une dimension de paix et de sérénité. La peau de cette personne est douce dans une lumière feutrée, le corps est gracieux et arrondi”.

Jane Evelyn Atwood J’ai pris cette photographie au début de mon travail à Pigalle… La plupart des trans que j’ai photographiées n’étaient pas opérées. À l’époque, l’opération coûtait une fortune : il fallait aller au Maroc. Les autres considéraient cela comme trop radical. J’ai bien photographié une femme trans opérée, mais la photo n’était pas bonne et je ne l’ai jamais utilisée. Puis j’ai rencontré Ingrid. Elle était absolument magnifique en femme, d’une beauté incroyable, et je savais qu’elle avait encore un sexe d’homme. Je lui ai dit : “Il faut que je te photographie nue, parce que c’est ça, c’est une énigme, pour toi, pour moi, pour tout le monde.” Elle a refusé, mais je la connaissais à peine. Des mois plus tard, quand nous étions devenues proches, c’est elle qui est venue me voir. Elle m’a dit : “Jane, tu peux faire ton nu.” Elle a enlevé son imperméable, et la photo s’est faite comme ça. Pour moi, c’est l’une des plus belles images que j’ai jamais réalisées. C’est une photo qui choque parfois. Certains pensent qu’elle est fabriquée, parce qu’ils ne peuvent pas croire que c’est une seule et même personne : une femme splendide, qui avait aussi un très beau sexe d’homme. C’était trop extraordinaire pour sembler réel, mais c’était la vérité.

Rebecca Amsellem Vous avez documenté des situations que l’on voudrait souvent invisibiliser. Haïti, les mines anti personnelles, des prisons … On a l’impression que le fait d’avoir un appareil photo vous donne le privilège, donc le devoir de documenter quelque chose. C’est comme si vous vous sentiez obligée d’être une passeuse d’histoire. D’où vient ce besoin ?

Jane Evelyn Atwood L’appareil photo me donne une raison d’entrer dans certains lieux. Tu ne peux pas simplement dire : “Je veux entrer, fais-moi confiance”. L’inverse n’est pour autant pas vrai non plus. Si je dis : “Je voudrais vous photographier”, la plupart du temps on répond non. Mais, de temps en temps, quelqu’un répond positivement. Alors il ou elle demande : “Pourquoi ?

Qu’est-ce que vous allez faire avec mes photos ?” Le fait de vouloir les photographier me donne une légitimité, une raison d’être là. Paradoxalement, c’est la la photographie qui m’a permise de rencontrer puis connaître les prostituées.

Rebecca Amsellem Votre série sur Jean-Louis, puis votre travail sur les femmes en prison, ont été des chocs visuels et politiques.

Jane Evelyn Atwood Les photographies de Jean-Louis ont été très importantes, parce qu’il a été la première personne séropositive en Europe à accepter d’être photographiée. Avant lui, on n’avait jamais vu quelqu’un atteint du sida. Ce réel plus extraordinaire que la fiction elle-même, échange avec Jane ...

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Jean-Louis, vivant et mourant avec le SIDA, août-septembre, Paris, France, 1987 @ Jane Evelyn Atwood

Rebecca Amsellem Et cela a changé la vie de millions de Français dans leur rapport au sida. Vous le racontez dans l’ouvrage Jane Evelyn Atwood par Christine Delory-Momberger (Éditions André Frère), notamment à travers cette histoire de la jeune lycéenne qui vous avait écrit une lettre sublime, publiée ensuite dans le journal de son lycée. Ce geste était très innovant, très fort. Ce que j’essaie de comprendre, c’est le lien entre vos émotions et votre travail. Est-ce que c’est une forme de rage qui vous anime ? La rage de voir une telle injustice ? Ou bien est-ce simplement un profond sentiment d’humanité qui vous a poussé à réaliser cette série ?

Jane Evelyn Atwood Tout part d’un sentiment de curiosité. Ensuite, je peux être enragée ou pas, selon les situations. Dans les prisons, par exemple, j’étais souvent en colère, parce qu’il y avait tellement d’injustices. On punit les gens en les enfermant, et après on les traite comme des chiens. Si on prend la responsabilité d’enfermer quelqu’un dans une cellule, on doit aussi les soigner, on doit les éduquer, on ne doit pas juste les fermer et jeter la clé. Et c’est un problème qui n’intéresse personne, ou presque. Si on ne connaît pas quelqu’un en prison, on ne sait pas ce qu’il se passe à l’intérieur.

Rebecca Amsellem Une de vos photos a changé une loi. Elle représente une femme en prison aux Etats-Unis, en train d’accoucher, menottée, et dans des conditions absolument inhumaines. Qu’est-ce que vous avez ressenti quand la loi a changé ?

Jane Evelyn Atwood Ce changement de loi était une évidence, et j’étais soulagée de savoir que mes photos ont eu cet effet. Mon frère qui est avocat et qui vit en Alaska m’a dit que malgré le changement de loi, ils essaient de continuer à menotter les femmes qui accouchent, il faut être très vigilant.

Femmes en prison, Providence City Hospital, Anchorage, Alaska, USA, 1993 @ Jane Evelyn Atwood

Rebecca Amsellem Vous avez dit : “La photographie m’a sauvée. Elle ne me déçoit pas, elle ne va pas mourir.” Est-ce qu’il vous arrive encore de vous réfugier en elle ? Est-ce qu’elle vous tient encore debout aujourd’hui ?

Jane Evelyn Atwood Parfois, la photographie est une forme de refuge. Mais, avant tout, c’est un plaisir, un besoin même. C’est sans doute ainsi qu’on définit une passion. J’ai conscience d’avoir beaucoup de chance : la plupart des gens gagnent leur vie avec un travail qu’ils n’aiment pas, simplement parce qu’ils en ont besoin. Des personnes comme moi – des artistes, mais aussi d’autres, peutêtre vous aussi – ont la chance et le privilège de vivre de ce qu’ils aiment vraiment.

Rebecca Amsellem Je pense qu’on a souvent ce sentiment qu’il faut être à la hauteur de cette passion.

Jane Evelyn Atwood Absolument, il ne faut pas trahir cette responsabilité.

Rebecca Amsellem J’ai une dernière question, celle que je pose à tout le monde : c’est la question des utopies féministes. Imaginez que vous vous réveillez un matin, comme chaque jour, mais avec la sensation que quelque chose autour de vous, ou même en vous, vous fait comprendre qu’on vit enfin dans cette société féministe dont on rêve souvent. Pour vous, quel serait ce détail ? Ça pourrait être quelque chose dans votre maison, dans la rue, une pensée qui vous traverse, ou même un geste de votre famille, de vos proches. Un petit déclic qui vous dirait : « C’est bon, on y est. Je ne sais pas ce qui a changé, mais je suis dans cette société.

Jane Evelyn Atwood Plus de guerre, plus de maladie.

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