Les Refusés - N°7

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Revue

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et de parti pris autoéditée par

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Imprimer en Septembre 2007

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à l’imprimerie APACHE COLOR, 9 rue des Michottes 54000 Nancy

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ADIEU À «L’HONORABLE» DR. SCHMITT • • p.4 carte blanche à François MOULIN

NANCY • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • p.12 Théo

LE PONT DES FUSILLÉS • • • • • • • • • • • p.15

Sommaire

Numéro 7

Denis JEANDEL

LE TRAIN • • • • • • • • • • • • • • • • • • • p.17 Patrick BOURGEOIS

TENTATIVE DÉPUISEMENT D’UN.. • • • • • • p.31 Philippe FLESCH

LA GUERRE DES GONDOLES • • • • • • • • Julien BENETEAU, illustré par Philippe FLESCH

p.35

UNE MAUVAISE RENCONTRE • • • • • • • • • p.41 Claude NAUMANN

LA GENÈSE D’UN PROJET DE QUARTIER • • p.47 Olivier THIRION

L’INTERNE • • • • • • • • • • • • • • • • • • p.51 Nina

LES RENDEZ-VOUS • • • • • • • • • • • • • • p.61 Arnaud DUDEK

L’ÉTERNITÉ ARTIFICIELLE • • • • • • • • •

p.65

LE TILLEUL ENSABLÉ • • • • • • • • • • •

p.69

Jean-Marc S.

Olivier THIRION

OPÉRA • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • p.73 Philippe FLESCH

ALBUM PHOTOS • • • • • • • • • • • • • •

p.82

MURS-MURS-RAILS • • • • • • • • • • • •

p.88

Gilles CORDONNIER

photos de Pierre-Louis T.

GEORGES SADOUL, NANCÉIEN ET ... • • • • p.97 Claude NAUMANN

UN PERSONNAGE PEU RECOMMANDABLE • p.102 Evelyne KUHN, illustré par Franz

TROIS NUITS • • • • • • • • • • • • • • • • p.107 Sonia RISTIC, illustré par Sylvie THOURON

CADILLAC • • • • • • • • • • • • • • • • • p.113 Patrick BOURGEOIS

ÆTHIOPIA • • • • • • • • • • • • • • • • • Alban LECUYER

p.119

UN HOMME DE MÉTIER • • • • • • • • • • • p.127 Olivier THIRION, photo de Pierre-Louis T.

MONSIEUR GAÉTAN • • • • • • • • • • • • p.130 Th. A. YOGHILL, scénario de Jérôme PERRIN

LUISA MARIN 3 • • • • • • • • • • • • • • p.133 Récit de vie confié à Frédéric BLANC

L’INCONNU DU BLB 3 • • • • • • • • • • • p.145 Atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF

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Couverture réalisée par Julien CLAUDE

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Adieu à «l’honorable» docteur schmitt carte blanche à François MOULIN

N

ancy est une ville bizarre qui assume mal son passé. Cette bizarrerie se mesure par

exemple dans l’attribution des noms de rues. Avant que ne soit construit le nouveau quartier Croix de Bourgogne dans les années 80, la municipalité n’avait pas cru utile de donner à une artère le patronyme de Jean Prouvé, pourtant l’un des plus connus de ses enfants, autodidacte, « tortilleur de tôles », créateur de formes, de meubles

et

d’immeubles,

rebelle

parfois, atypique chef d’entreprise qui croyait à la camaraderie dans le travail et au compagnonnage et qui exerça la délicate mission de maire à la Libération. Lors de la première réunion de son conseil municipal, le 16 septembre 1944,

alors

que

Nancy

pansait

encore ses plaies et que résistants et Américains délogeaient des miliciens embusqués et chassaient les derniers Allemands aux abois, Jean Prouvé prononçait des mots simples, plein d’humanité, mesurant l’ampleur de la tâche qui lui incombait : «  je suis effrayé, effrayé et terriblement ému  (…)

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Quel changement dans notre vie : nous retrouvons la civilisation ». Cette phrase peut paraître anodine aujourd’hui. Mais, après quatre années d’occupation, quatre longues années de nuit, de peur, de souffrance et d’oppression, quatre années de terreur pour les habitants juifs de Nancy et les opposants déportés et assassinés : le retour de cette ville à la civilisation représentait un immense espoir. L’espérance d’un monde meilleur et libre, liberté même si de trop nombreux absents ne partageraient jamais cette allégresse. Puis, l’épuration passa avec son cortège de condamnations à mort - dont peu furent exécutées - de peines de travaux forcés et d’indignité nationale pour ceux qui avaient eu commerce avec l’ennemi et avaient trahi. Cette purge salutaire frappa en premier lieu la frange la plus collaborationniste de l’élite locale qui avait cru en l’Allemagne nazie éternelle, protectrice d’une France nouvelle. Puis, la chape de plomb retomba très vite. L’ombre de Vichy s’éloignait. En dehors de ceux qui avaient dénoncé, torturé, publié d’abjects articles ou fait allégeance aux autorités d’occupation ; les autres, attentistes ou légalistes, ne furent guère inquiétés. Il y eut de l’arbitraire comme toujours dans les affaires des hommes. Quelques collaborateurs économiques échappèrent aux poursuites, des « lampistes » payèrent le prix fort, des carrières furent brisées, des couples aussi. Les familles des déportés continuèrent pendant un an ou deux à attendre leurs retours. Les administrations de la police, de la justice, la chambre de commerce, les caisses de secours mutuels, les ordres professionnels furent l’objet de mesures d’ assainissement qui permirent d’écarter les éléments les plus compromis. Le préfet et ses services diligentèrent des enquêtes auprès de toutes les associations, poussant même le zèle jusqu’à adresser maladroitement une circulaire à la mutuelle israélite de Nancy afin de savoir si dans les rangs de son conseil d’administration ne figuraient pas quelques personnages suspects «  d’intelligence avec l’ennemi » ou de « trahison ». Le comité provisoire de cette association adressa une réponse laconique à l’administration : «  vu le nombre important de nos sociétaires qui ne sont pas encore rentrés à Nancy, nous ne comptons pas pouvoir réunir nos membres en assemblée générale avant la fin de l’année »… (1) Lever un coin du voile Restait la question de la municipalité ? Quel rôle les édiles avaient joué pendant ces années noires ? En lisant les compte rendus des conseils municipaux très succincts, rien ne transpire des débats : il y est question du problème de ravitaillement de la

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population, des salaires des agents municipaux, des travaux à engager dans les écoles, du contentieux avec tel ou tel habitant, des cérémonies et des fêtes. De ces pages se dégage une impression étrange : comme si Nancy se situait en dehors du monde et ses élus dans une bulle. Pas une fois, dans ces textes officiels l’occupant n’est évoqué, l’Etat français n’est mentionné qu’à une reprise pour rendre hommage au Maréchal Pétain (2). Le monde extérieur ne semble toucher en rien cette équipe emmenée par un homme : Camille Schmitt. Ce personnage reste une énigme pour beaucoup de Nancéiens qui s’intéressent à l’histoire de leur ville. Comment ce radical-socialiste bon teint avant guerre putil manifester une telle servilité à l’égard du régime de Vichy et des mouvements collaborationnistes auxquels il n’adhéra certes jamais mais dont il accepta les hommages et les invitations ? Comment ce personnage si controversé – au point de faire l’objet après la Libération d’une enquête de police et d’attaques virulentes des mouvements de Résistance – réussit-il à échapper à toutes sanctions ? Et pourquoi, depuis 1958, au cœur de la ville de Charles III une rue porte son nom sans que personne – ou presque – n’y trouve à redire ? Tentons ici de lever un coin du voile, au risque de réveiller quelques fantômes… Jusqu’à la débâcle de juin 40, la vie et la carrière de Camille Schmitt furent totalement exemplaires. Né à Sarreguemines en 1876 ;

il a quatorze ans lorsque ses parents

décident de quitter la Moselle annexée par les Allemands pour s’installer à Nancy comme des milliers d’autres Lorrains du Nord. Le jeune Camille va poursuivre de brillantes études au lycée puis à la faculté de médecine. Il ouvre son cabinet en 1902, d’abord place de la Carrière puis rue Stanislas. Pendant la Grande guerre, il sert comme médecin avec le grade de capitaine au groupe de brancardiers divisionnaires 27. Il obtient une citation au Chemin des Dames en avril 1917, la Croix de guerre et la Légion d’honneur. Elu brièvement en 1911, il se représente en 1919 comme simple conseiller municipal puis à nouveau en 1925 et entre aussi au conseil général de Meurthe-et-Moselle. Ce notable bien éduqué, s’installe dans le fauteuil de maire après le décès de son prédécesseur, à la veille de la seconde guerre mondiale. Il ne l’abandonnera que contraint et forcé en 1944, évincé ainsi que tout son conseil, au profit de la délégation provisoire présidée par Jean Prouvé. Mais, revenons en juin 1940 : l’armée française est écrasée. Le 10, le gouvernement quitte Paris. Le 16, les Allemands approchent de Nancy. Camille Schmitt, après avoir contacté la préfecture et le général commandant les troupes, fait déclarer Nancy «ville ouverte» afin de lui éviter des combats et des destructions. Le maire interviendra pour faire cesser toute résistance militaire « qui aurait pu avoir des conséquences

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désastreuses » (3). Si le maire reçoit assez froidement le colonel allemand de l’avant-garde il lui demande tout de même : «  suis-je encore le Maire ? », ce à quoi l’officier lui répondra : «  vous restez en fonctions ». Vichy confirmera bientôt. L’Etat français nomme de nouveaux préfets et se lance dans la « Révolution nationale » pour que la France oublie les vieilles théories de la République, enterre la démocratie représentative, substitue aux syndicats les principes corporatistes et balaye les anciens partis politiques. Le Maréchal dispose de tous les pouvoirs, la Constitution a été abolie, des lois discriminatoires contre les Juifs vont être édictées qui aboutiront à leur déportation, la vie associative est placée sous contrôle, les jeunes doivent être progressivement enrôlés puis les travailleurs vont partir en Allemagne. Cette dictature s’accompagne d’une politique de collaboration avec le gouvernement de Hitler qui vise notamment à réprimer les résistants assimilés à des « terroristes », à renforcer les contrôles policiers sur les populations, à accepter que l’industrie française soit en grande partie utilisée pour la machine de guerre allemande. Dans ce contexte, le 24 octobre 1941, le maire de Nancy prend une initiative singulière : il met en demeure tous les employés municipaux de signer un texte dans lequel ils affirment «  sur l’honneur n’être ni gaulliste, ni communiste et qu’ils suivent loyalement les directives du gouvernement du Maréchal » puis s’engagent à consacrer uniquement leur temps de présence au service et à ne se livrer à « aucune appréciation ni manifestation d’idées politiques ni en service, ni en dehors » (4). Dans aucune autre ville de France, un tel engagement ne fut exigé. Le journal l’Echo de Nancy, rédigé par des Français mais dirigé par des nazis, publiera le lendemain un article intitulé «  le loyalisme du maire de Nancy » dans lequel on pouvait lire : «  ainsi se trouvent affirmés, une fois de plus, les ordres précédents du maire, concernant le devoir et l’attitude de chaque fonctionnaire et employé municipal » (5). L’épée en cristal du Maréchal Mais, le «  loyalisme » affiché à l’égard de Vichy ne s’arrête pas là. Camille Schmitt, ses adjoints et conseillers ne se contentent pas de donner des gages. Ils votent une subvention au journal l’Echo de Nancy qui a décidé de publier un numéro spécial consacré aux villes de L’Est de la France. Puis, le 17 juillet 1943 à l’occasion de la venue à Nancy de Fernand de Brinon qui vient visiter la délégation locale de la légion des volontaires français contre le bolchevisme, la sinistre LVF, le bon docteur Schmitt se fend d’une petite allocation très enthousiaste à l’intention du secrétaire d’Etat de

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Laval et ardent artisan de la politique de collaboration : «  l’histoire dira un jour les inappréciables services que votre clairvoyance politique, votre attachement de toujours à des principes indépendants des événements, le prestige de votre forte personnalité et de vos hautes fonctions, votre patriotisme et votre courage vous ont permis déjà et vous permettront encore de rendre à la Patrie meurtrie  ». C’est également à l’instigation du maire et du préfet que l’idée d’offrir un beau cadeau au Maréchal – en l’occurrence une épée en cristal dessinée et réalisée par l’artiste lorrain Aristide Colotte – devait germer et se concrétiser bientôt par la diffusion d’une souscription publique à laquelle tous les Nancéiens, même pour une somme modeste, étaient incités à participer. Les employés de la ville les premiers. Ils y étaient même « invités de façon pressante » (6) par la hiérarchie. Une initiative qui se produisait au moment même où le secrétaire général de la mairie, à la demande de Camille Schmitt, faisait interdire une collecte au profit de la famille d’un employé, arrêté par la Gestapo. Quelques temps plus tard, c’est Jean Luchaire, président de la corporation de la Presse française qui est reçu à Nancy. Camille Schmitt loue « la vigueur élégante et courageuse de sa plume », «  de même que la prescience » de son esprit et « la maturité » de son talent. Puis, après avoir salué le Chanoine Polimann, député Vichyste de la Meuse, également présent, Camille Schmitt s’enflamme avant l’intervention de Luchaire : «  vos accents vont frapper des oreilles attentives et des cœurs vibrants, tout confiant dans le salut de la France grâce à l’union, à la compréhension, à la volonté de suivre le Maréchal, le président Laval et son gouvernement ». Un congrès d’authentiques nazis Dans ses rapports avec les Allemands, Camille Schmitt fut plus distant. Toutefois, il ne répugna jamais à assister aux manifestations qu’ils organisaient, ni aux agapes qui suivaient : « son visage s’éclairait le plus souvent d’un large sourire » dans ses occasions (7). Avec le journal l’Echo de Nancy, les relations furent encore plus ambiguës : Camille Schmitt avait applaudi à la parution de ce quotidien dès juin 40 afin que « l’information » remplace « le bouche à oreille ». Sans jamais vraiment se prononcer sur le contenu de ce journal qui fustigea jusqu’au bout les « ploutocrates », les Juifs, les communistes et les francs-maçons, Camille Schmitt évoqua tout de même publiquement son influence et son « rayonnement » puisque cette feuille de propagande était la seule à être diffusée auprès des travailleurs français en Allemagne… et des prisonniers. Lors du congrès de la presse, organisé par l’Echo de Nancy en août 1943, où se

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congratulent les correspondants du journal dans les régions et à l’étranger – dont certains sont d’authentiques nazis – le maire ne se contentera pas du traditionnel petit mot de bienvenu : il évoquera « l’esprit vraiment social et communautaire » qui règne au sein du journal et son rôle bénéfique de maintien du moral des Français en Allemagne « en leur apportant des nouvelles quotidiennes de leur petite patrie ». Deux ans auparavant, il avait même osé affirmer que ce quotidien – dont les Lorrains n’ignoraient pas qu’il soit entièrement à la botte des Allemands – « était le reflet aussi exact que possible de la vie locale ». Sur ces thèmes, le point de vue de Camille Schmitt n’était nullement celui d’un personnage crédule, aveuglé par ses sentiments de respect envers le gouvernement de Vichy. Ce serait faire injure à sa mémoire que de penser qu’il n’a été qu’un fantoche : Camille Schmitt était un homme cultivé, parfaitement au fait de la situation politique du moment, admirateur inconditionnel et lucide du régime de Pétain qu’il considéra pendant quatre ans comme un protecteur et un père. Des scènes d’hystérie lors de la venue de Pétain Avant-dernier épisode, et pas des moindres : du 27 au 29 mai 1944, le « vainqueur de Verdun » effectue un déplacement à Nancy. La place Stanislas est noire de monde. Les mauvaises langues affirment qu’en septembre, les mêmes manifestants, occupant les mêmes places, acclameront le Général de Gaulle. Toujours est-il que le Maréchal est reçu avec ferveur, la distribution de photos à son effigie donne lieu à des scènes d’hystérie, la foule vacille lorsque le vieil homme se présente au balcon de l’hôtel de ville puis lorsqu’il félicite de jeunes gens et de jeunes filles costumés. Camille Schmitt est à ses côtés, souriant, le chapeau melon à la main, fier d’accueillir le grand soldat. Puis, il se lance dans un discours : «  mieux que toutes les paroles, les acclamateurs qui s’adressent à vous, Monsieur le Maréchal, indiquent assez le respectueux et filial attachement que notre population nancéienne a pour vous ainsi que la confiance qu’elle manifeste à votre personne et à votre gouvernement ». Les formules sont convenues certes, mais rien n’oblige ensuite Camille Schmitt à utiliser la formule suivante : « … à mesure que les heures sonnent plus graves, le pays se montre décidé à collaborer étroitement au salut, au redressement de la Patrie ». Et pour Camille Schmitt, Pétain et Laval ont ouvert la voie salutaire. Il n’en démordra pas. Plus encore : après le débarquement des alliés en Normandie, il assiste à « l’hommage » solennel rendu en la cathédrale de Nancy à Philippe Henriot, la « grande voix » de la collaboration, abattu dans son appartement par des Résistants, le 28 juin 1944.

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Par la suite, Camille Schmitt sut se faire discret. Tout comme la plupart des membres de son conseil. Parmi ses adjoints figurait pourtant Emile Delagoutte, beaucoup plus impliqué que lui dans la politique de soutien au régime puisqu’il participa au groupe Collaboration, une officine regroupant des notables, et finança le mouvement de jeunes du PPF, le parti pronazi de Jacques Doriot. Comme Camille Schmitt, Delagoutte sera relevé de ses fonctions au sein d’organismes sociaux dont il était également administrateur ou dirigeant. L’épuration pour Schmitt s’arrêtera là. Malgré les protestations des mouvements de Résistance et de plusieurs organes de presse comme Le Chardon ou Le Populaire de l’Est, non seulement l’ancien maire ne fit l’objet d’aucune poursuite, mais il engagera des procédures en diffamation contre ses adversaires et se relancera dans le combat électoral aussitôt après la Libération. En 1953, on le retrouve tête de liste à Nancy mais il ne parviendra tout de même pas à retrouver son fauteuil, se contentant d’un siège de simple conseiller « et devint le doyen du conseil municipal », soulignera l’Est Républicain dans le discret article nécrologique qui lui sera consacré au lendemain de sa mort en décembre 1957 (8). «  La ville entière a tenu à rendre hier un suprême hommage au docteur Schmitt », écrira le quotidien deux jours après. En fait, ce sont les notables : maire, conseillers, élus du département, présidents d’institutions diverses, commis d’office qui se retrouvent à la cérémonie. Les journalistes notent aussi la présence de dirigeants locaux du parti radical. Camille Schmitt s’éteint et dès l’année suivante son nom est attribué à une rue de la cité. Aujourd’hui, cinquante ans après, il serait temps que Nancy s’interroge sur cette incongruité. Sans vouloir engager un procès posthume, les éléments de fait sont suffisamment évidents pour revenir sur une décision aussi rapide que mal étayée. Les noms d’authentiques résistants ou d’humanistes ne manquent pas pour remplacer le sien. Ce serait juste et permettrait de dire adieu à ce Monsieur Schmitt et aux fantômes qui l’accompagnent depuis trop longtemps. François MOULIN, journaliste à l’Est Républicain

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(1) : Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, W 950-250. (2) : Le texte voté à l’unanimité par le conseil municipal lors de son installation

officielle en 1941 est le suivant : «  le conseil municipal nommé par arrêté

ministériel du 4 septembre 1941, appelé par la confiance du gouvernement à

coopérer dans le cadre local à l’œuvre de rénovation nationale, gardant toujours

présent à la mémoire le souvenir des heures douloureuses de mai et juin 1940,

tient, dans sa séance d’installation à offrir à M. le Maréchal de France, chef de

l’Etat, l’hommage respectueux de sa gratitude, de sa confiance et de son

dévouement et à l’assurer ainsi que le gouvernement de la volonté unanime du

conseil de travailler loyalement, de toute son énergie et de tout son cœur pour le

bien de la cité, le relèvement et la grandeur de la Patrie et de l’Empire ».

(3) : rapport du commissaire principal de police au préfet de Meurthe-et-Moselle,

13 mars 1945.

(4) : rapport des renseignements généraux du 17 mai 1945 au commissaire de la

République.

(5) : L’Echo de Nancy, 25 octobre 1941. (6) : rapport des renseignements généraux du 17 mai 1945 au commissaire de la

République.

(7) : Ibidem. (8) : L’Est Républicain, 2 décembre 1957.


Nancy Théo

J’y suis né La belle affaire ... La place est une plage L’été, de très loin On entend les enfants jouer J’y suis ancré Comme une épave... Parfois on se dit Que l’on vit dans un creux Entre de grandes forêts Dans un terrier hautain Sans aucun minaret Parfois on en est fier Souvent elle exaspère On chercherait en vain À s’y perdre Où que nous mènent nos pas Aimant Ou hésitant On finit par faire niche Dans ses cafés douillets... J’en connais toutes les rues Elles m’ont toutes porté Au milieu du brouillard Sous son ciel plombé J’ai connu des enfants Morts nés D’avoir trop espéré

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L’hiver est sa saison Rare est la neige Sur les pavés blancs Ici l’air se fane Et le brouillard s’étire Au doigt du polonais... On la voudrait rétive On la rêve révoltée Elle n’est que tranquille Abandonnée Y’a pas la mer A peine une rivière Même le chemin de fer Ne fait que traverser

Et pourtant J’y suis né M’y accroche Et m’enfonce ... J’aime son aube grise Exempte de buée Toutes ses statues de sel Ses dimanches à pleurer Dans cette ville couchée Tout encapuchonnée Sous un couvercle d’or Opiacé Je m’y endors Encore...

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Le

pont des fusillés

Denis JEANDEL

Il a vraiment une sale gueule ce pont. Avec vue sur la prison, Avec vue sur le parking… Pas de rivière à enjamber, Rien que la ferraille des voies. Et puis ce nom : Pont des Fusillés. Quand j’étais petit il était pavé, Et les rails d’un tramway défunt Piégeaient les roues des bicyclettes. Et puis ce nom ! J’imaginais des fusillés sur le pont. Drôle d’endroit pour fusiller son prochain. Sinistre nom, sinistre mémoire. Et puis la prison, avec vue sur le pont. Jolie passante, dénudée par l’été, Sais-tu combien de cœurs tu fais battre dans la cage ? Sais-tu combien les sifflets cachent les larmes ? Combien de rêves tu nourris dans la nuit emmurée ? Pont des oubliés, mateurs de la vie à distance respectable. Et puis le pont… Parloir des initiés, Hurloir pour des oreilles amies. Où l’on ne peut dire que ce qu’on peut crier, Où l’on ne peut crier tout ce qu’on voudrait dire. Petite voix, D’un crieur accompagnée, Porte-voix d’un amour empêché.

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Le

train

Patrick BOURGEOIS

T

out avait commencé parce qu’un notaire parisien m’avait convoqué pour onze heures du matin afin de mettre un terme à la vente d’un appartement que m’avaient légué par testament mes grands-parents. J’avais choisi de prendre le train pour

diverses raisons facilement compréhensibles. Tout d’abord, depuis une semaine mon véhicule laissait percevoir un bruit bizarre semblant émaner de la boîte de vitesses. Epinal-Paris, aller-retour, devenait une expérience que je n’osais tenter. Je me voyais très mal au bord de la Nationale 4, attendre dans le froid qu’une dépanneuse vienne à mon secours. Le second élément, et pas des moindres, de ma prise de décision, se portait sur les mésaventures de la météorologie qui oscillait entre pluies verglacées et neige. Cette dernière avait lâchement bloqué des automobilistes pendant des heures, une semaine auparavant. L’idée, encore une fois, d’être l’otage d’une nature capricieuse pendant le voyage, ne m’enchantait guère. Donc, il ne me restait plus qu’une alternative : le train. La S.N.C.F. ne cessait de vanter ses mérites de ponctualité et de confort au travers de spots publicitaires. Je ne devais pas manquer l’occasion d’apprécier le service de cette grande maison nationale. Pourtant, si l’obtention de mon billet ne fut qu’une simple formalité par l’intermédiaire d’une relation employée au sein de l’entreprise, la disponibilité des horaires était plutôt restreinte. Même à l’heure des records dans l’espace, ou face à la fulgurante vitesse des applications de la technologie, la capitale ne restait pas accessible en moins de trois heures. Etaitce le résultat d’une politique contradictoire qui favorisait depuis longtemps l’emploi d’un service routier au détriment du service ferroviaire ? Mais ne nous perdons pas en propos m’éloignant de mon objectif réel. Il était tôt, très tôt, quand le réveil me sortit d’un sommeil à peine récupérateur. À cinq heures quinze précisément, j’étais à la gare d’Epinal, prêt pour mon périple parisien. C’est à l’instant où je mis le pied dans le hall central que mon esprit se perdit dans une divagation incompréhensible. Je ne m’explique toujours pas le mécanisme qui m’amena à élaborer un jeu si particulier où l’enjeu en serait la femme. Mais avant de brûler les étapes, débutons par «ma première». Elle était là, avachie contre un pilier décoré de minuscules carreaux de faïence orange. Au premier abord, on aurait pu imaginer qu’elle appartenait à l’un de ces sans abris cherchant un endroit moins hostile que le clair de lune hivernal. Sans comprendre, je la baptisais Chantal. J’estimais son âge entre dix-huit et vingt ans mais

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elle sentait encore le scolaire à plein nez. Je la classifiais au rayon : étudiant. De fortes bourrasques neigeuses balayaient le quai parsemé d’anonymes. En fin de compte, c’est fou ce qui peut y avoir comme êtres humains bravant l’aube, à l’heure habituelle où j’écrase encore mon oreiller. J’optais pour un isolement plus serein dans une cage fermée par de hautes vitres crasseuses. Assis inconfortablement sur un ridicule siège de plastique froid, je vis arriver Chantal traînant sa jeunesse et croisant les revers de son fin vêtement pour stopper la froidure, reniant par son attitude des années de recherches sur l’invention du bouton. Comme un cosmonaute en apesanteur, elle vint lentement s’asseoir. La mécanique musculaire était encore au ralenti. Elle sortit un paquet de Camel, format réduit comme sûrement ses moyens pécuniaires. Elle alluma une cigarette et ses yeux se perdirent dans le vague d’une somnolence admissible. Je remarquais que ses chaussures à lacets étaient sales, effet de mode défiant les lois de la bienséance d’une bourgeoisie moraliste. Ah ! Si jeunesse savait qu’un jour futur, cette gamine au sang chaud, rentrerait dans le moule du système, troquant ses élans de liberté contre une vie faîte de ruptures, de concessions et de T.V-Party. L’effet m’amusa d’autant plus guère

plus

propres.

provocateur, j’exhibais à de la négligence et de la

L’effet plus

m’amusa que

mes

d’autant souliers

n’étaient guère plus propres.

que mes souliers n’étaient Loin

de

moi

le

côté

la face du monde surtout fainéantise. À présent, je

savais pourquoi je l’avais affublée du prénom de Chantal. Les similitudes physiques, avec une de mes petites amies du temps reculé de ma jeunesse, étaient fortement nombreuses. Chantal un et Chantal bis avaient la même coiffure, des cheveux noirs, courts, plaqués sur un crâne ovale. Son visage imprimait une duplication au niveau du nez, qui était long et effilé, surmontant deux petites lèvres anodines. En y réfléchissant, elles n’étaient pas si anodines que cela, puisque je me souvenais des moments de tendresse qu’elles m’avaient procurés. Au passage, je subissais l’examen de mon passé au travers de cette inconnue quand une voix, réveillant le mortel silence de l’attente, eut le culot d’annoncer vingt-cinq minutes de retard. J’étais donc prisonnier de mon habitacle de verre pour encore un petit moment. Je gloussais intérieurement en repensant à la publicité : mensonge. Le précautionneux laps de temps que je m’étais octroyé pour ne pas arriver en retard à mon rendez-vous, venait d’en prendre un sacré coup. Profitant de l’aubaine, ce sursis m’invita à adresser la parole à Chantal bis. Je lâchais une phrase aussi banale que saugrenue pour entendre le son d’une voix qui s’assimila plus à un murmure, mais qui eut l’avantage d’être la première épreuve obligatoire de mon jeu dont je fixais la règle à la vitesse de ma pensée. - Cela arrive-t-il souvent ?

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Qu’avais-je dit ! Chantal se sentit obliger de me répondre. - C’est la deuxième fois, cette semaine. Bingo ! J’avançais d’une case sur l’échiquier de mon ennui. Pourtant, je dus admettre que si les mots étaient là, la personne n’y était pas. La suite de la partie serait difficile devant aussi peu d’ouverture. Quand le T.E.R. arriva, enfin, chacun gagna une place et je perdis ainsi ma première conquête de voyage dont je n’apercevais qu’un mince filet de fumée derrière les hautes banquettes. J’imaginais cela comme un message indien m’étant destiné et m’invitant à venir la rejoindre dans son tipi. J’estimais que c’était le jeu et je devais impérativement jeter mon dévolu sur une autre personne. J’eus un instant de perplexité. Mon raisonnement me poussait à en trouver une autre mais pour aller jusqu’où ? Quelles étaient les limites à mon délire ? Devant l’absence de réponse interne, je décidais de poursuivre quand même l’expérience. Dans ce train, je ne voyais rien, rien s’identifiant à un jupon court ou à des rondeurs enflammant l’esprit du mâle. Je tuais cette désespérante situation en m’imposant de jeter ce récit sur le papier, mais pour quelles raisons ? Au fur et à mesure que j’alignais les mots sur la feuille, j’aiguisais davantage ma stratégie future par rapport au jeu stupide que je nommais provisoirement «l’éternel amoureux». Il n’y avait pas d’adversaire, seulement des complices ou plutôt des complicités féminines involontaires. Le train longeait des maisons aux cuisines éclairées où des ombres humaines s’affairaient à prendre leur petit-déjeuner. Le convoi ferroviaire bringuebalait les voyageurs. Le passage successif de nombreux aiguillages, des voies de triage de Jarville, donnait un air marin à la situation. Un roulis s’installait nous balançant de tribord à bâbord jusqu’à l’arrivée en gare de Nancy. Là, je perdis à jamais Chantal bis qui se noya dans un flot endormi d’anonymes. J’avais froid et décidais, compte tenu que je ne pouvais qu’attraper le train de 7h43, de me réchauffer devant un grand café fumant. Je m’aventurais dans le hall où je remarquais la curieuse maladie du voyageur, celle d’avoir la tête levée vers un panneau mural, tout en ayant les épaules avachies à cause de grosses valises semblant les clouer au sol. Je ne m’attardais pas devant ce triste spectacle que la science humaine réussirait à guérir un jour et me dirigeais vers le lumineux café de la gare. C’est là que je vis Lise. Elle commanda un express, comme moi. Elle portait un ciré jaune très en vogue depuis l’été, comme moi, et traînait un petit sac à dos noir, comme moi. Des points communs comme ceux-là ne pouvaient se refuser. Elle devait être ma seconde conquête et le destin me l’apportait sur un plateau. Dans la salle, la gente féminine me laissa rêveur, mais Lise était largement au-dessus du lot. Elle était de ces femmes qui vous faisaient chavirer le cœur en abandonnant tout et en partant au bout du monde sans se poser de questions. Elle avait un regard d’enfant et le visage

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lisse, agrémenté d’un maquillage agréable et donnant encore plus d’éclat à sa beauté. Lise attrapa son café sur le comptoir et alla s’asseoir délicatement. Le trajet me permit d’apprécier l’aspect général de la personne. Elle avait enfilé un pantalon de cuir noir qui ajoutait un plus à son élégance naturelle. Lise fumait des Rothman bleus et IAM, groupe de Rap français, débitait la mélodie d’un clip annonçant le côté obscur de la force sur un écran vidéo. C’était ce même côté obscur qui avait envoyé Lise à l’autre bout de la salle sans espoir de retour. Lise et son sac à dos m’avaient déjà quitté et je jalousais celui qui allait avoir la chance d’apprécier une telle faveur. Sans grand succès, j’insistais du regard. Elle n’eut pas une ombre d’attention à mon égard. Dépité, je gagnais le quai numéro trois où je devais retrouver le train direct pour Paris qui, par enchantement à l’annonce faite, devenait un omnibus, accroissant mon déficit horaire à jamais. Un rapide calcul ramena à cinq minutes mon entrée dans l’étude du notaire. Tout était encore jouable. C’est sur ce même quai que je vis, assise sur un banc, Michelle. Les premières paroles de la chanson de Beatles résonnèrent à mes oreilles. La jeune femme déjeunait délicatement, entre deux doigts finement ciselés, d’un croissant fraîchement acheté. Je me refusais de l’affronter de face et je contournais la série de sièges où elle était posée. Elle acheva sa friandise et entama le rite préparatoire à son voyage. Tout d’abord, elle remonta le col roulé de son pull-over jusqu’à lui lécher le nez. Je m’arrêtais un instant sur un visage parsemé de cheveux blonds bouclés qui me permettait quand même d’observer le teint blafard de la jeune fille. Elle installa les oreillettes d’un baladeur caché dans son sac, enfila des gants de cuir puis, elle alluma une Marlboro. Cette fois-ci, elle était prête. Je buvais la scène quand une femme vint s’intercaler entre nous deux. Etait-ce de la provocation ? Le mauvais joker de mon jeu ? La partie, dont j’étais le seul maître, avait-elle des éléments cachés ? Je découvrais le côté obscur de la force et cela me gênait ! Je décryptais donc, quelques secondes, l’intruse et je fus vite dégoûté. Elle était habillée d’un manteau en poils synthétiques, surmonté d’un foulard faussement Hermès. Le tout était supporté par une cinquantaine bien tassée, surchargée de fond de teint et de far à paupières, affreux. Le comble de cette image, de cette fausse bourgeoise, fut de tirer de sa poche un téléphone cellulaire et de déranger à 7h30 du matin, un correspondant qui devait, d’après ce que j’ai entendu, être bien au chaud au fond de son lit. Le train entra en gare. Il provenait de Budapest et portait le nom rêveur d’Orient express. La première image qui s’imposa fut celle d’Hercule Poirot, détective belge d’Agatha Christie qui, démêla l’écheveau d’un meurtre commis dans ce train. En regardant le convoi, je m’interrogeais sur le fait de savoir si, lui aussi, allait prendre du retard. Michelle se leva, attrapa un gros sac de toile et attendit, comme moi, que les

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voyageurs descendent. Le hasard nous plaça côte à côte et par galanterie ou plutôt par stratégie de lui parler, je lui laissais le pouvoir de monter avant moi. Quoiqu’en rejetait son image, le «merci» était d’une saveur agréable mais surtout d’une fermeté qui laissait entrevoir que Michelle devait avoir un fort caractère. Qu’elle n’était pas du genre à se laisser faire. En supplément, elle me décrocha un sourire qui me fit fondre comme neige au soleil. Dans la pénombre du wagon, où certains et certaines achevaient leur nuit, je ratais le coche en n’occupant pas tout de suite la place auprès d’elle. Je m’aperçus bien vite que je manquais de culot et qu’une forme de timidité m’habitait. Déjà, je poursuivais ma route et traversais le couloir vers une place à contre sens, position qui me déplaisait fortement. Mais la chance était au rendez-vous, un peu comme les cartes du même nom que l’on trouve dans le jeu du Monopoly. Je m’étais trompé de compartiment. Je me trouvais dans un coin non-fumeur et revins sur mes pas pour découvrir la seule place possible appropriée à mon jeu et dans le bon sens de la marche. Elle avait un sourire attrayant mais n’était pas d’une grande beauté naturelle. Je la baptisais Martine et quelques dizaines de kilomètres plus loin, elle me confia

que

prénom.

Marjorie

Avec

cette

le plafond de tous mes La

clochette

du

Elle avait un sourire attrayant mais grande

n’était beauté

pas

d’une naturelle.

était

son

véritable

demoiselle, je crevais scores

précédents.

bonus

s’allumait

frénétiquement. Elle m’apprit qu’elle venait aussi d’Epinal, (quel point commun !) et qu’elle destinait la fin de son voyage à la ville de Tours, via un changement à la gare Montparnasse. De l’autre côté du couloir, à moins d’un bras tendu, Michelle s’écroulait sur la tablette basculante du fauteuil d’en face. Dehors, le jour avait enfin décidé de se lever et je pouvais, tout en conversant avec Marjorie, voir les rivières sorties de leur lit et le soleil profiler à l’horizon délaissant la neige qui devait s’abattre à plusieurs kilomètres derrière moi. Les minutes, les quarts d’heure, les demi-heures s’écoulaient et au-dehors le temps changeait tout comme notre conversation qui s’effilochait en pointillés jusqu’à toucher le fond du lamentable avec un :  - C’est drôlement inondé ici ! Lâchée par cette jeune fille à l’âme en peine. Ce n’était ni une question, ni une constatation, mais une phrase lâchée à un complice. - Oui, c’est plutôt étonnant en cette saison ! Quel idiot ! Que savais-je des inondations de cette région ? Complice, le mot survint dans le regard d’un contrôleur qui s’adressa à nous comme si nous voyagions ensemble, bras-dessus, bras-dessous. La différence d’âge n’avait pas eu l’air de le choquer. - Votre billet madame, monsieur !

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Aussitôt, nos yeux se croisèrent. Nous avions saisi la même allusion et un sourire habilla la circonstance, puis tout retomba. Je sentis que Marjorie s’ennuyait comme moi. Pendant un court instant, je me suis demandé si elle ne voulait pas quelque chose de plus. Un moment de tendresse, de réconfort, dans les bras d’un inconnu. Je n’ai pas cédé et cela lui fit certainement comprendre que j’étais le maître du jeu. Alors, en désespoir de cause, elle sortit, elle aussi, un baladeur et s’enfonça dans les méandres d’une musique très rock comme le laissait entendre le grésillement des oreillettes. Enfin, Michelle s’extirpa des limbes du sommeil juste au moment où notre convoi traversait Epernay, capitale du champagne. J’imaginais le coup de sabre décapitant la bouteille d’un grand crû que je verserais dans un verre finement ciselé, au pied fragile, et qu’elle accepterait avec un regard jetant un feu de charme. Avec le retour de la belle, j’allais pouvoir délaisser Marjorie pour passer à un niveau supérieur de ce jeu de rôle : l’attaque à distance. Tout dans la contemplation, transpirant le charme... enfin, tentant d’accrocher une proie de plus. Michelle alluma une Marlboro et se cacha à fleur de nez dans son col roulé. Avec le soleil qui nous inondait, je ne la trouvais plus aussi attirante. Je devais être jaloux de son isolement ou de son pull-over. J’avais l’impression que la partie était définitivement terminée. Pourtant, un bref regard gyroscopique me porta à quelques places en contre sens devant moi. Une autre jeune femme semblait me regarder, pas fixement certes, mais régulièrement. J’étais victime de ce syndrome de ce visionnage inquisiteur et je cherchais discrètement ce qui pouvait attirer son attention. L’inspection n’apporta pas d’eau à mon moulin. Alors débuta le jeu du chat et de la souris. Je te vois, je ne te vois pas et tout ça dans un manque d’expression parfait. Dans la partie, je m’aperçus que j’avais oublié de la baptiser. Nicole fut le premier prénom qui me vint à l’esprit. Cette fois le round était serré. À ma gauche, Michelle coulait lentement dans la somnolence jouant à la locomotive avec sa cigarette. À ma droite, Marjorie mimait des lèvres le texte d’une chanson que je ne distinguais pas et Nicole me draguait des yeux. Et puis, comme un château de cartes qui s’écroule, la voix d’une hôtesse annonça l’arrivée à Paris mais, avec dix minutes de retard. À présent, s’en était terminé de ma pointilleuse réputation de pondération horaire. J’allais tout bonnement arriver après le gong et j’en voulais à la SNCF des trente-cinq minutes qu’elle m’avait volées. Il y eut dans le wagon comme un moment tragique, le passage d’un ouragan ou d’un effaceur géant. Tous remballèrent leurs effets éparpillés sur les sièges et sur le sol. L’Orient express stoppa en Gare de l’Est et ce fut l’évacuation totale. Les rames vomissaient sans relâche un monde qui convergeait vers l’extrémité du quai s’engouffrant vers d’autres univers. Dans un dernier élan de générosité, afin de remercier celle qui m’avait permis d’attendre le «hight-score»,

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j’attendis Marjorie qui m’apprit en quinze mètres qu’elle parcourait la ligne une fois par mois pour aller en stage dans une véritable école d’horticulture. Nos chemins se séparèrent à la bouche du métropolitain. Le moyen de transport n’était plus le même. Il n’y avait plus de confort, plus d’intimité. Les rames étaient bondées d’un monde cosmopolite affichant toutes sortes d’émotions. Le public était triste et gai à la fois, créant chacun son îlot d’isolement. Le métro était personnellement collectif. J’étais sur le point d’abandonner provisoirement la partie quand il y eut Claudine, une femme d’âge mûr, qui me fixa un instant au moment de m’asseoir à une place subitement délaissée. Qu’avais-je fait pour mériter ce regard froid et menaçant qui me laissait dans la perplexité ? Je compris que j’avais à faire à une exaltée, une combative car elle proposa, à haute voix, de laisser sa place à une maman dont l’enfant venait de brayer derrière mon dos. L’inconnue repoussa l’invitation poliment et Claudine baissa les yeux comme si une rage intense la consumait de la bonne action qu’elle voulait accomplir pour l’exemple. En tout cas, elle avait réussi au moins une chose, celle de nous culpabiliser pour ne pas avoir eu la même intention. Ce que j’avais envisagé comme une porte ouverte vers un site de communication n’était qu’en fait qu’un piège. Comme je l’avais calculé, je mis les pieds à l’étude du notaire avec dix minutes de retard. Les belles promesses de la S.N.C.F étaient bien loin des réalités. Ma seule consolation fut que ce jour-là tout le monde était en retard pour différentes raisons et j’en fus moins contrarié. Après avoir réglé quelques détails avec mon frère devant un café, je déjeunais aux abords du château de Vincennes dans un repère où se côtoyaient des ouvriers en bleus de travail et employés de diverses sociétés. C’est dans cette dernière catégorie que la faune féminine était la plus importante. Un certain nombre d’entre elles étaient accompagnées par des collègues masculins mais par chance, d’autres étaient prêtes à braver seules le repas du midi. C’est de cette manière que Claudia arriva à ma table, faute de places disponibles. Cette fois-ci, ce ne fut pas le hasard qui désigna son prénom mais la gourmette d’or fin qu’elle possédait à son poignet. Claudia était une femme, grande que sa toilette noire rendait svelte et attirante. Je la situais proche de la quarantaine. C’est le garçon qui lui imposa ma présence. Elle me salua d’un coup de tête affublée d’un sourire diplomatique. Malgré mon athéisme prononcé, je bénissais le ciel de l’aubaine qu’il m’accordait. Claudia était une nouvelle candidate et je n’avais aucune raison d’abandonner mon petit jeu. Rapidement, je fixais le point optimum de la partie : posséder son numéro de téléphone. Le repas s’amorça dans la parfaite indifférence. Le facteur qui déclencha la machine fut que Claudia s’impatientait devant la lenteur du service. Elle avait ouvert son sac et sortit un paquet

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de Royales mentholées. D’un geste sec et précis, je lui tendis la flamme de mon briquet. La surprise la prit de court. J’aperçus dans ses yeux l’image de la flamme brillant comme un message de bon augure. Elle me remercia d’un ton plus chaleureux. Je sentis qu’il était temps de passer la vitesse supérieure en engageant la conversation. Au fur et à mesure de la situation, il me revenait en mémoire le texte d’une chanson interprétée par Charles Trenet qui illustrait parfaitement la femme que j’avais devant moi. «Une noix, qu’il y a-t-il à l’intérieur d’une noix, qu’est qu’on y voit quand elle est ouverte ?» Et bien voilà comment était Claudia, hermétique, impassible, secrète, inaccessible quand la noix est fermée, mais maintenant, la noix était ouverte ! Claudia trichait, elle cherchait tout bonnement à m’emballer. Toutes les ruses, les stratagèmes étaient sortis les uns derrière les autres. Cela allait du sourire ravageur au frottement habile d’un pied contre mon Jean jusqu’au toucher, soi-disant accidentel, d’une main sur le pot à moutarde ou la salière. Claudia était une mante religieuse en pleine exhibition et là je ne marchais plus. Je n’avais pas envie de savoir exactement quel était le goût de la noix. Après tout c’était mon jeu et je n’avais plus envie de poursuivre la partie avec un tel adversaire. Le dessert arriva beaucoup plus vite et le gong me sauva de ce dernier round que je voyais très mal engagé. Qu’importe le challenge, je n’avais pas besoin de son numéro de téléphone pour obtenir un échelon supérieur dans mon jeu de rôle. Je regrettais la superbe Lise et son sac à dos, Michelle et son pull-over monté jusqu’au nez, Chantal et son air endormi, Marjorie et son air abandonné, ainsi que toutes les autres que j’avais croisé du regard sans mettre ma vie en danger. Je quittais bien vite l’endroit en réglant mon addition avec un large pourboire puisque je n’attendis pas la monnaie. Je m’enfournais dans le Réseau Express Régional jusqu’à la Gare de l’Est. Pour mon retour, j’avais prévu de prendre un direct jusqu’à Epinal, mais les aléas m’avaient conduit plus tôt à la gare et je pris un train bien avant l’heure que je m’étais fixée. Cette précipitation me donnait l’impression d’une fuite pour échapper au pire. C’est dans un wagon surpeuplé que je fis le chemin à l’envers. Cette fois la population était plus virile. Les jolis jupons étaient à destination et n’avaient plus à sortir de leur tanière. Je pris place contre la vitre, dans le sens de la marche du train. Le vaet-vient des autres voyageurs me fit espérer un instant qu’une jeune femme viendrait s’asseoir auprès de moi. J’avais poussé le vice à occuper par mes effets le siège voisin, que je déménageais discrètement à la vue d’un doux minois. Malheureusement la situation en fut tout autrement. C’est un homme qui prit la place. Un peu comme le périscope d’un sous-marin, je me hissais discrètement sur mon siège pour trouver les âmes sœurs utiles à la suite du jeu. Je repérais deux visages. J’avais une chance de ne pas réellement m’ennuyer bien que le challenge devenait différent. Je me fixais le but

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d’attirer leur regard sans trop montrer d’insistance et de décrocher un sourire, voire même plusieurs. La première avait le genre intellectuel. L’épaisseur de son livre qu’elle venait d’entamer laissait prévoir que j’aurais du mal à lui voir lever le nez. Je trouvais cela dommageable car elle apportait un soupçon de difficulté non négligeable. C’est alors qu’elle m’étonna davantage. Décidément, la panoplie de la parfaite voyageuse était un paquet de cigarettes et un baladeur. Elle venait de se fourrer dans les oreilles les écouteurs de son Walkman. Comment pouvait-elle absorber de la musique tout en se concentrant sur le roman ? Elle serait Nadine et Nadine portait aussi une montre d’homme. Etait-ce un souvenir du bien-aimé ou l’apparence marquée d’une femme dite «libérée». Je m’arrêtais sur ce terme. Quel était le sens de cette libération ? Etaitelle sexuelle ou celles des tâches ménagères ? Nadine était-elle partie sur les voies ascensionnelles de son milieu professionnel, balayant l’esprit dictatorial du mâle ? En tout cas, elle m’intéressait au plus au point. L’autre et bien là... c’était autre chose parce que je ne la voyais plus. Elle était cachée par la tête rasée d’un bidasse et par la hauteur des sièges que je distinguais à sommet de

de

cheveux

crâne roux

jet d’eau. J’attendais

Tout ce que je distinguais à présent, c’était un sommet de crâne fourni d’une toison de cheveux roux s’éclatant comme un jet d’eau.

en faux cuir. Tout ce présent, fourni

c’était d’une

un

toison

s’éclatant comme un la suite du voyage

pour découvrir l’inconnue. Pour passer le temps, je jetais un oeil sur mon voisin qui s’abreuvait l’esprit dans un livre entièrement écrit en Grec. Je reconnus le bêta et l’epsilon, résurgence d’un savoir lointain. Nadine eut un soubresaut à l’annonce de l’ouverture du stand de restauration. Elle fouilla ses poches, extirpa quelques pièces de monnaie, remballa ses écouteurs et fonça vers le lieu d’alimentation. À présent, au travers de la vitre fumée, je la voyais attendre patiemment son tour. Ses bras croisés, sur un pull à col roulé rouge, faisaient ressortir une poitrine dont j’imaginais la forme. À son retour, elle déballa un trio de sandwichs très laitier. Je ne voyais toujours pas la rousse et encore un refrain me traversa l’esprit. Julie la rousse fumait, laissant échapper entre les sièges un message similaire à celui de Chantal bis quelques heures auparavant. Je m’ennuyais et, devant cet ennui, j’énumérais virtuellement ce que je percevais au-dehors : des lopins de terres gorgées d’eau, des maisons, des caravanes, des tracteurs, des ponts et des rivières, enfin... Un psy jouirait certainement à la lecture d’un tel passage et m’analyserait en me cataloguant dans la catégorie : classe de dingue à l’esprit continuellement en mouvement. Nadine terminait son encas quand une oreillette glissa, l’obligeant à effectuer une manœuvre de sauvetage qui me laissa entrevoir un bas de rein et le haut d’une culotte bordée d’un liseré de dentelle. Sans le

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savoir, elle marquait des points. Jamais je n’avais imaginé pouvoir atteindre un stade pareil. L’effet fut de courte durée. Je désespérais glissant vers la mélancolie quand la chasse revint au moment où les contrôleurs firent leur travail. À côté de Julie la rousse, vint s’asseoir un morceau de roi. Un métissage entre la sauvageonne Manon des sources et l’hispanique Carmen, chère à Bizet. Elle avait le regard profond et une chevelure brune ébouriffée. À présent Manon cherchait ses marques pour plonger dans les bras de Morphée. Elle ne savait pas trop comment se tenir. Une main posée sur la bouche laissa apparaître de longs ongles colorés en clair. Ses yeux se fermèrent. Après une bonne demi-heure Manon réapparut scrutant les passagers du wagon. Je décidais de mettre en oeuvre la stratégie du regard fuyant par timidité. Manon comprit que je la regardais de temps à autre. Elle piégeait mon regard et cela la faisait sourire. Le truc était infaillible. Chaque sourire volé était un capital-point non négligeable dans l’escarcelle de la jeune femme. Et puis cela en resta là. Après une cigarette, elle repartit dans sa somnolence jusqu’à l’arrivée en gare de Nancy. La température n’était pas très élevée, mais je vis que la neige n’était pas tombée comme l’avait annoncé la météo nationale. Encore un pilier du service public qui montrait sa défaillance. Décidément les valeurs de la République ne valaient plus grand-chose. Le retour au bercail m’avait offert jusqu’ici nombreuses satisfactions. Jamais je n’avais espéré tant d’hypothétiques maîtresses auprès desquelles je n’avais pu déclaré officiellement ma flamme. La dernière ligne droite s’annonçait et maintenant je savais ce que je cherchais. Cela se résumait en trois mots : l’aventure amoureuse virtuelle. Je ne croyais plus à l’amour comme Roméo pour Juliette ou Paul pour Virginie. Notre monde avait étouffé le sentiment premier. Les guerres, les meurtres, les divorces étayaient mon analyse. S’aimer devenait une bombe à retardement et franchement, je n’avais pas envie de la voir m’exploser en plein visage. Je n’aimais pas les femmes mais la femme, un raisonnement qui me renforçait dans mon célibat actuel. J’étais donc voué à vivre seul, marié avec toutes. J’avais du temps avant de prendre la Micheline pour ma destination finale, alors je fis un saut jusqu’au self-service, dépositaire de pâtisseries en tout genre. Là, je commandais un café et un pain aux raisins d’un diamètre convenable. En me retournant, je fus bousculé par une jeune femme qui se précipitait à son tour vers le rayon des gourmandises. Par chance, le café s’écrasa au sol sans tacher nos vêtements. La jeune femme était bouleversée par sa maladresse et j’admettais la faute. Cela aurait pu aussi bien m’arriver. Elle insista pour m’offrir un nouveau gobelet. J’acceptais car j’en avais réellement envie. Au fur et à mesure de l’attente, elle réitérait ses excuses et moi je m’efforçais de minimiser la teneur du sinistre. La vendeuse nous servit notre commande. L’échange de sourires

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nous amena tout bonnement à comparer nos destinations. La ligne était la même, mais la jeune femme descendait une station avant moi. Je ne sais pas comment nous étions arrivés à une sorte de camaraderie spontanée, mais elle me lâcha son prénom sans problème et je lui rendis la pareille. Le tortillard qui devait nous emporter, vers nos domiciles réciproques, était une vieille Micheline jaune et rouge que j’avais vue maintes fois circuler sur les lignes vosgiennes. L’intérieur était d’époque, froid, sale et bruyant mais cela n’avait aucune importance. Nathalie parlait de tout et de rien et pour une fois j’écoutais sans me poser de questions. Elle avait un regard dévastateur sous une couche de tache de rousseurs concentrées autour d’un petit nez. Elle n’était ni belle, ni laide, le critère n’avait plus de résonance. Nathalie était magnifique, désirable, mais surtout, elle était elle-même sachant ponctuer ses phrases d’un humour attendrissant. De mon côté, je ne restais pas de marbre. J’enrichissais la conversation de mille anecdotes qui lui laissaient échapper un rire adorable. Son attention à mes propos me subjuguait par la force de son regard buvant les mots. Elle jouait avec ses mains, cachant une partie de son visage comme voulant étouffer une joie sans nom ou une timidité qui s’effondrait sous une pression incontrôlable. Une gare en chassait une autre et le temps s’écoulait à une vitesse vertigineuse malgré la lenteur du convoi. La nuit était encore là, habillant le décor extérieur de mille feux scintillants dus aux nombreux lampadaires jonchant des rues inconnues de villes encore plus anonymes. Elle m’avoua être étonnée de sa conduite, me divulguant des secrets personnels sur sa vie sociale et sentimentale. C’est comme cela que j’appris son divorce. Nathalie était seule, enfin presque. Il y avait à la clé de son malheur lointain, un bonheur présent sous la forme d’un bambin de cinq ans qui compensait l’amour perdu. Comme une grande claque, soudainement elle se leva et j’appris qu’elle était arrivée à destination. Une gare nous séparait. Je lui tendis la main pour la saluer. Je vis dans ses yeux quelque chose d’extraordinaire qu’il m’était, et qu’il m’est toujours impossible de quantifier ou de qualifier. Nathalie s’avança dans le couloir me laissant orphelin sur mon siège. La machine stoppa et l’ouverture des portes m’arracha le cœur. Elle prit pied sur le quai jetant un dernier appel au secours à mon égard. Je restais cloué sur ma banquette, incapable de lui rendre le signe qu’elle m’adressait. Le train avança, tout était terminé. Je restais un moment comme groggy, limitant ma pensée à ancrer dans mon esprit une photo virtuelle de son visage. Avec elle, j’avais jeté aux orties mon minable jeu. D’ailleurs, à aucun instant, l’idée, de la mettre dans ma collection fantasmagorique, ne m’avait effleuré. Nathalie venait de me redonner l’espoir envolé d’une belle histoire d’amour. J’étais devenu aveugle. Je ne percevais plus aucune femme autour de moi. Je ne sais même plus s’il y avait quelqu’un d’autre dans le wagon. D’une démarche

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mécanique, je sortis de la gare pour rejoindre mon véhicule qui m’attendait sagement depuis le tôt matin. Assis au volant, je n’arrivais pas à tourner la clé du contact. Nathalie m’envahissait des pieds à la tête et je réalisais seulement maintenant que je l’avais laissée s’échapper sans réagir. J’aurai pu descendre du train. Il n’était pas trop tard. Autour d’un verre nous aurions pu poursuivre nos tergiversations personnelles et peutêtre arriver à un consensus sur les bienfaits de la vie. J’avais envie de l’apprendre, de la vivre, de la boire, en un mot de l’aimer. Et le déclic vain. Je mis en marche ma voiture et tenant compte des renseignements qu’elle m’avait fournis, je partis en quête de la retrouver. Quand je lus son nom sur la boîte aux lettres de son logis, quand j’appuyais sur la sonnette, je mis définitivement mon jeu à la poubelle.

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Tentative d’épuisement d’un lieu nancéien

Philippe FLESCH

M

arie craint les rayons du soleil, une maladie de la peau, un eczéma que le docteur ne parvient pas à soigner, tout juste s’il peut calmer ce feu qui la ronge. Elle s’est assise à l’ombre d’un vieux marronnier, tricote un chandail

de laine noire dont elle serre les mailles. Elle brûle de pouvoir enfin le porter, ainsi elle pourra prendre une chaise au bord de la pelouse où le soleil la réchauffera sans crainte… L’opaque ceint Marie

Jeudi, ça grouille dans les allées, des enfants partout qui crient, des hirondelles dans les arbres fleuris…Sur les chaises ça discute ferme, les femmes papotent un œil sur les petits qui courent en tous sens. Les six hommes s’écartent peu à peu, gagnent les chemins ombragés que la mousse recouvre laissant les grand’mères surveiller leurs petits enfants… Pas que cinq mamies

Le kiosque à musique est désert. Les chaises vides attendent d’être repliées puis alignées. Les musiciens de la fanfare sont prêts, valises au pied, trompettes et clairons dans leurs étuis noirs. Une petite musique, des mots échangés avec allégresse : ce n’est pas tous les jours que l’on va à la rencontre d’une fanfare de gitans, ne se sentent pas vraiment doués pour le flamenco. A Dieu vat. Il est temps de partir, l’autocar met le cap sur la Camargue. Départ Saintes Marie

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Le bassin, hier encore rempli d’eau, se vide peu à peu. Quelques algues s’accrochent aux pierres humides. Je suis l’eau, je suis les algues, je sens ma vie d’écouler lentement, je perds pied et me laisse aller… L’eau part, suinte ma vie

Que faire de cette statue de la Vierge que le gel et la pluie ont défigurée ? Et ces pierres que des garnements ont jeté sur elle ? Qui pourra les excuser ? Est-il souhaitable de conserver cette image pervertie, est-il chrétien de lui faire subir les outrages du temps ? On la soustrait. On parque Sainte Marie Il marchait d’un pas irrégulier posant le pied sur les cailloux blancs, uniquement, un faux pas lui aurait porté malheur, comptait les arbres, s’asseyait toujours sur le même banc, touchait chaque barreau de la grille de l’entrée. Dans sa poche, un morceau de pain qu’il lançait aux pigeons qui l’attendaient au détour de la même allée. Et ce n’est pas tout… Pas que cinq manies

Les cinq amies se retrouvent vers seize heures. Si le temps le permet, elles attendent le soir, bras croisés, assises sur les chaises vertes qu’elles essuient d’un revers de manche. Parlent alors, se contredisent, monologuent. Ne pensent plus à leurs époux, pas plus qu’eux ne pensent à leurs femmes, réfugiés à l’auberge un verre de vin blanc à la main… Au bar les cinq maris

De l’endroit où il s’est posté, Georges, qui attend l’ouverture de l’épicerie, distingue les silhouettes de deux amoureux enlacés sur un banc. Il serre la poignée du sac vide qu’il balance paresseusement. Il connaît ce banc. Il en sait l’inconfort. Pourtant ces deux-là s’y trouvent bien. Il hausse les épaules, submergé de souvenirs lointains. Il relit la liste de

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courses que sa femme a rédigée : de l’eau minérale pour bien digérer, une boîte de lessive (pour raviver la peinture usée de la cuisine) et un paquet de « caroline », voilà du romantique… Hépar, saint marc, riz

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La

guerre des gondoles Julien BENETEAU, illustré par Philippe FLESCH

U

n jour, Nancy a connu de telles inondations et est restée si longtemps sous l’eau que les Italiens qui y vivaient depuis des années, ceux qui fêtaient la Befana et se retrouvaient au repas de l’amicale annuelle dans une salle de la mairie,

ont sorti les gondoles qu’ils avaient gardées au sec dans leurs caves. Ils ont enfilé les maillots de corps avec les rayures, taillé des perches dans les jeunes arbres du bord de la Meurthe, enfin ceux qui dépassaient encore de l’eau, et poussé leurs esquifs à travers les rues de la vieille Ville. Les échos de leurs chants joyeux allaient frapper les façades des palais de la place de la Carrière ou les maisons de la rue Sainte-Catherine. De Saint-Max à l’hôtel de ville, il n’y avait plus d’autres moyens de se déplacer. Certains avaient bien essayé avec des bateaux à rames traditionnels, mais une espèce de conclave de gondoliers avait pris le dessus, instaurant un quasi monopole de la circulation fluviale… - Oh, Dédé, qu’est-ce que tu racontes encore, l’interrompt un ancien qui rentre à ce moment dans la salle commune de la maison Notre temps est compté. Toutes les vieilles dames bien mises - et même les autres, reconnaissons-le - se tournent et le regardent avec l’air de se demander d’où vient un zouave pareil. Le nouveau venu ne se le fait pas dire et remballe les gaules. La belote attendra, Dédé est parti pour raconter encore quelques histoires de son cru. Le conteur reprend mine de rien, presque comme s’il n’y avait pas eu d’interruption. - Seuls les nouveaux arrivants ici pouvaient être surpris par cette forte activité italienne d’une ville que tous ces prétentieux de l’ouest assimilaient à une Lorraine industrielle, noire de suie, grise de fumée, empuantie de souffres et de dioxyde de carbone. Nous, ici, savions que Nancy avait toujours été italienne: il suffisait de voir les gravures de Jacques Callot, leur mise en scène de la commedia dell’arte, pour trouver le vieux fond italien de cette ville. Dédé s’interrompt un instant pour rêver, avant de reprendre, avec une voix venue de plus loin.

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- Qui a jamais vu le soleil se coucher dans l’axe de la rue Villebois-Mareuil, éclairer les grilles de fer forgé, aux petits balcons des immeubles de quatre étages, ne sait pas ce que signifie le mot sud. Dédé rigole. - Après tout, nous sommes bien au sud de Metz, mais également d’une bonne partie de l’Allemagne et aussi de tous ces pays où la nuit dure si longtemps que les oiseaux préfèrent s’en aller plutôt que de dormir autant. Et si vous continuez au sud d’ici, la lumière n’est déjà plus la même. D’abord, vous arrivez sur les sommets des Vosges, enneigés et froids, ensuite, vous traversez des plaines verdoyantes, montueuses, mais jamais, au grand jamais vous n’aurez un instant l’impression de traverser la Toscane ou l’Ombrie. Nancy parle d’Italie, comme d’autres villes possèdent un microclimat, qui leur donne du soleil quand les environs sont sous les nuages. Au moment de la grande inondation, les Polonais n’apprécièrent guère de voir les Italiens s’emparer d’un monopole commercial qui était jadis réservé à leurs taxis. Les circonstances étaient exceptionnelles, mais ne justifiaient pas de se retrouver ainsi blackboulé de toute possibilité de transport. Voir les gondoles défiler dans la Grandrue, sous la porterie du duc Antoine - ah cette dentelle de pierre, ce fier cavalier brandissant son épée - avait de quoi réjouir les touristes ébaubis, installés dans les restaurants qui avaient migré vers le premier étage, pour éviter les pieds dans l’eau. Mais les Polonais n’appréciaient pas cette éviction. Voir la statue du roi Stanislas, le plus illustre ancêtre, les pieds dans l’eau, sur la place éponyme, passait déjà mal, être en plus obligé d’admirer le ballet des embarcations autour, avec la bénédiction des autorités locales, déclenchait chez eux un rejet profond. L’un d’eux, Roman Kuhnovitzky, excédé par le sentiment identitaire ambiant et l’appel au respect des sentiments communautaires, mit sur pied un plan de lutte contre le gondolisme ambiant. Ce nageur professionnel, spécialiste de plongée sous-marine, avait toujours son matériel à portée de main. Profitant de la nuit, il s’approcha avec de sobres coups de palmes du port provisoire des nouveaux taxis flottants de Nancy, installé sur les marches de l’opéra, du côté de la rue Sainte-Catherine. Nombre d’élus avaient immédiatement vu avec intérêt le développement de ce commerce, d’autant que leurs bureaux, situés dans l’hôtel de ville tout proche, n’étaient plus accessibles que par bateau. Cela avait considérablement hâté les autorisations. Pour ne rien cacher, certains pensaient même déjà à proclamer l’année italienne à Nancy, afin de profiter de la publicité faite par ce nouveau mode de transport, à la fois traditionnel dans le cœur de bon nombre de Nancéiens et novateur pour les observateurs extérieurs. Le Grand Nancy songeait sérieusement à revoir son plan de déplacement urbain. Une entreprise canadienne

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rêvait de développer un mode de transport en commun, fondé sur des rails hydrauliques situés entre les coques de gondoles géantes, un moyen unique de se déplacer sur lequel elle fondait de grands espoirs dans d’autres collectivités urbaines. Certaines associations mettaient même en place des pédalos collectifs, meilleur moyen d’un développement soutenable. Même l’automobile-club commençait à se poser de sérieuses questions, dans la mesure où il était avéré que les 4x4 urbains n’avaient jamais été calibrés pour affronter les hauteurs d’eau que connaissait le centre ville de Nancy. Sauf à se déplacer en pelleteuse, avec moteur supérieur, frimer en allant boire un coup - ce qui s’avérait un must pour tous les possesseurs de cuissardes, de préférence griffée aux noms de grandes marques - devenait impossible. Roman Kuhnovitzky n’en avait cure. Il palmait vers les gondoles, un vilebrequin et plusieurs poinçons dans sa trousse de secours accrochée à son flanc. Soigneusement, après avoir jeté un prudent coup d’œil quasi périscopique hors de l’eau, froide et sombre à cette heure nocturne, il se mit à la tâche. La Mates-y-razi fut la première victime : elle commença à s’enfoncer lentement, avec un léger glou-glou. S’ensuivirent les naufrages de la Stanislaszi, de la Napolitaine, des Margherita I, II et III, ainsi que de la Phibi et de Don Basileo. Le travail accompli avec discrétion n’attirait pas l’attention des caméras de vidéosurveillance de la place Stanislas toute proche. Vint le tour de l’Arcobaleno Guerriero. Roman Kuhnovitzky n’avait pas pris garde à la particularité de cette gondole communautaire, affrétée par un groupe particulièrement vindicatif d’écologistes nancéiens, le Poil Vert. Le plongeur polonais, qui travaillait fort bien, ne s’aperçut pas qu’il perçait un réservoir de fluo éthylène en même temps que la paroi de l’embarcation. Le colorant permettait de suivre le trajet des courants d’eau et de connaître ainsi exactement l’origine de certaines pollutions locales : nombres de caves, des restaurants en particulier, avaient profité de la pollution pour dégazer sauvagement dans l’environnement leurs fonds de cuvettes et autres matières impropres à la bonne conservation d’un environnement raisonnablement pollué. Le saboteur ne vit rien dans l’obscurité de la nuit et de sa tâche. Mais les particules colorantes s’attachèrent à lui comme une masochiste à son tortionnaire. Roman Kuhnovitzky ne se rendit à la terrible évidence que le lendemain, en se rasant : il était devenu jaune comme un vulgaire briseur de grèves d’une compagnie de transports en commun. Cette particularité, promptement dénoncée par le Poil Vert, permit rapidement de remonter jusqu’à lui, d’autant que la découverte du spectacle des gondoles coulées au petit matin eut un grand retentissement local et national. La guerre des gondoles ne pouvait manquer d’attirer l’attention du phénoménal journal télévisé.

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Dédé retint un instant son souffle, non seulement en raison d’un début de crise d’asthme, mais aussi pour frapper une dernière fois au plexus de l’imagination son auditoire figé par l’attention et la tension - sans compter les trois hypertendus qui menaçaient de s’écrouler. - Le lendemain de son interpellation, les eaux commençaient à redescendre. Les gondoles émergèrent magnifiquement de l’onde, mais étaient devenues inutiles. Elles regagnèrent les garages et les recoins secrets des Italiens de Nancy. Roman Kuhnovitzky fut jugé dans un relatif anonymat et s’en tira avec une peine d’intérêt général, sa couleur particulière ayant attendri les juges. Quelques semaines plus tard, le Grand Nancy mettait en œuvre un projet pharaonique de maîtrise de la Meurthe, mené selon mes indications. On n’entendit plus jamais parler de crues phénoménales et la guerre des gondoles s’éteignit d’elle-même. Mais encore aujourd’hui, un chauffeur de taxi italien, en butte aussitôt à l’ostracisme des Polonais, a toujours le plus grand mal à obtenir sa licence, dans cette ville qui emprunte pourtant si facilement les senteurs de l’huile d’olive et du thym. C’est pourquoi, neuf pizzaïolo sur dix vous répondront qu’ils ont le permis de conduire.

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Une

mauvaise rencontre

Claude NAUMANN

I

l faisait si chaud en sortant du travail que Juliette avait décidé de marcher pour profiter de la fraîcheur qu’apportait la nuit tombante. Elle était restée exceptionnellement tard au bureau car elle n’avait aucune envie de rentrer pour se retrouver face à

face avec Claude. Dans les rues de Nancy, elle déambulait sans but précis, au gré du hasard, se laissant guider par les vitrines des magasins qui s’allumaient ou les façades des grands immeubles éclairées par le soleil couchant. Sans l’avoir souhaité, elle se rapprochait insensiblement de la place Stanislas, où refluaient tous les noctambules qui profitaient des soirées d’été en buvant une bière sur les innombrables terrasses qui noyaient la place. Comme elle ne voulait rencontrer personne, elle la traversa rapidement, en direction du parc de la Pépinière, tout en cédant à la tentation d’acheter, dans une boutique attenante, une de ces délicieuses glaces dont les cornets croustillants fondent dans la bouche au fur et à mesure que la glace ramollit. Dans le parc, elle trouva un banc où elle put s’asseoir à l’abri des regards, sous les grands hêtres qui plongeaient les allées dans une obscurité presque inquiétante. Tout en léchant sa glace, elle regardait ces grands arbres centenaires qui étendaient leurs branches jusqu’au kiosque à musique où, petite fille, son grand-père l’amenait le dimanche après-midi. Il y avait bien longtemps maintenant que ce grand-père avait disparu mais elle se souvenait encore avec précision de cette silhouette longiligne de grand vieillard digne qui lui racontait le Nancy de l’Occupation quand les Allemands marchaient dans les rues le soir, après le couvre-feu, en faisant un tel bruit avec leurs bottes cognant sur le bitume que cela suffisait à faire fuir tous les récalcitrants. Elle se remémorait surtout ce récit que lui avait raconté tant de fois son grand-père, lorsque les troupes allemandes étaient rentrées pour la première fois en ville, en juin 1940, défilant bruyamment devant les volets fermés de son appartement pendant qu’il essayait de rassurer sa jeune fille terrorisée : la mère de Juliette. C’était drôle, mais pour Juliette qui était née bien après cette guerre, cette image récurrente de sa mère, petite fille sanglotant dans les bras de son père, symbolisait encore aujourd’hui la seule image réelle et prégnante de l’Occupation dont la mémoire familiale avait su transmettre le souvenir comme pour tant de familles lorraines qui avaient vu défiler trois fois les Allemands en un siècle.

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Sa glace terminée, elle se leva et continua à marcher. Elle ne savait pas où aller. Rentrer chez elle et se coucher dans le lit comme si de rien était, à côté de cet homme, Claude, qui lui avait fait un enfant et qui n’en voulait pas  ou bien partir définitivement, élever seule cet enfant qui n’était peut-être pas encore perceptible par l’œil humain mais que Juliette sentait déjà dans son ventre, avec lequel elle commençait cette longue et interminable conversation. Elle, qui avait toujours craint de ne jamais avoir d’enfant, voulait le protéger, l’obliger à croître normalement, en toute sécurité. Elle n’accepterait jamais que quelque chose ou quelqu’un puisse entraver sa naissance. Il était en elle, définitivement !  Elle marcha lentement sous les grands arbres sombres. À certains moments, elle réfléchissait à cette nouvelle existence qui s’ouvrait devant elle, à ce grand bouleversement qu’elle attendait ; à d’autres, elle se laissait bercer par les multiples sensations qui pénétraient son corps, son

visage, son ventre, sans penser à rien,

caressée simplement par le vent doux du soir. Elle était à la fois follement heureuse et profondément malheureuse, angoissée et impatiente, meurtrie et pourtant confiante, de cette confiance maternelle de réussir, même seule, comme les autres femmes qui l’avaient précédée. La nuit progressait et les bruits de la ville s’amenuisaient. Elle revint vers l’entrée du parc avant que les grilles ne soient fermées. En traversant la place, elle vit un bar dont la lumière indiquait une présence humaine. Elle s’approcha. En ouvrant la porte, elle fut d’abord saisie par un épais nuage de fumée qui semblait n’attendre qu’elle pour s’échapper vers l’extérieur. Les cigarettes brûlaient sur les lèvres des clients, entre leurs doigts, près des cendriers, comme autant de signaux de lumière qui refusaient d’abdiquer devant la nuit épaisse qui enveloppait la ville. Certains regards s’attardèrent sur cette jeune femme qui osait rentrer seule dans un café à une heure où certains hommes perdent un peu de leur tolérance. Discrètement, Juliette s’installa dans un coin, alluma une cigarette et regarda par la fenêtre la statue du roi Stanislas qui lui semblait attendre le moment propice pour s’enfuir sur son cheval. À l’arrière-plan, près de l’entrée du parc, brillait une des deux fontaines de Guibal dont l’écoulement monotone et régulier la rassurait. Ce qui lui plaisait au fond, c’était de penser que plusieurs générations avaient contemplé avant elle, mais comme elle, cette même place, et que probablement, pendant plusieurs siècles encore, d’autres femmes et d’autres hommes feraient de même. Elle aspira profondément sur sa cigarette et rejeta contre la vitre la fumée qui flottait lentement avant de disparaître. Elle n’osait pas tourner son visage en direction de la salle, de peur de rencontrer ces regards d’hommes qui allaient encore imaginer une

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quelconque disponibilité à leur endroit. S’ils avaient su, les pauvres, ce que Juliette pensait des hommes, ce soir-là ! - Et pour Mademoiselle, ce sera quoi ? demanda le serveur sur un ton monocorde. Sans même se retourner, elle commanda une verveine, les yeux toujours fixés sur les lumières de la place. Elle voulait éviter tout contact, rester seule, jusqu’à l’épuisement, pour tenter de prolonger un peu de cette sérénité qu’elle avait conquise dans le parc. Lorsque le serveur revint avec l’infusion, elle le remercia mais toujours sans le regarder. Le nez collé contre la vitre, elle se mit à boire sa verveine à petites gorgées pour ne pas se brûler la gorge. La fumée qui s’échappait du verre se déposait en buée sur la paroi vitrée de telle sorte que la place semblait progressivement plonger dans un brouillard épais. Juliette ne bougeait plus, emmurée dans un silence d’autant plus profond que le brouhaha permanent et indistinct des conversations l’éloignait des autres clients du café. Il y eut bien un homme qui tenta de l’aborder mais elle n’entendit pas distinctement ce qu’il lui disait : il n’insista pas et retourna boire son verre au comptoir. Elle avait réussi à s’isoler des autres, au milieu d’eux. Elle resta un long moment immobile, le regard fixe et trouble, distinguant de moins en moins la place qui disparaissait au profit de sillons lumineux qui semblaient se rejoindre sur les façades en formant de multiples petites étoiles dans la nuit. Elle était calme, ne pensait plus à rien, ressentant seulement le plaisir inouï d’exister.

Lorsque le serveur s’approcha d’elle et l’invita à quitter le café, elle esquissa un

mouvement de surprise. La salle était vide : tous les autres clients étaient sortis sans qu’elle ne s’en soit aperçue.  Elle avait dû rester des heures, ainsi, à regarder fixement dehors, sans avoir conscience du temps qui passe. Elle s’excusa, paya, mit sa veste et sortit. L’air était encore chaud malgré l’heure tardive et elle n’avait toujours pas envie de rentrer. Pourtant il n’y avait plus personne sur la place; on entendait au loin quelques cris d’ivrognes inoffensifs qui refusaient le sommeil. Elle se mit à marcher le long des rues silencieuses, seules, dans la ville endormie pour quelques heures, avec son bébé dans le ventre, qui poussait. Elle se sentait étonnamment forte malgré la solitude, malgré l’obscurité qui aurait dû l’effrayer. Elle marchait sans être fatiguée, simplement pour le plaisir de sentir son corps vivre. À l’angle d’une rue, elle rencontra un groupe d’hommes passablement éméchés. Au début, elle ne leur prêta pas attention et continua son chemin. Mais ces hommes l’interpellaient et commençaient à la suivre. Elle accéléra son pas. Ils riaient, éructaient,

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faisaient de grands gestes désordonnés dans sa direction comme s’ils lui demandaient de s’arrêter : la vue d’une femme seule dans la nuit excitait ce qui restait de vitalité en eux  Elle prit peur et se mit à marcher de plus en plus vite, s’enfonçant dans les ruelles de la vieille ville afin de les perdre. Arrivée à l’angle de deux rues, elle s’arrêta quelques instants, essoufflée, tentant d’identifier le moindre bruit qui pût lui indiquer leur position. Elle observait au loin l’extrémité de la rue. Rien, plus un bruit ! Elle remonta un peu plus haut afin de rejoindre la place où était garée sa voiture mais à peine avait-elle commencé à marcher que les trois hommes apparurent à nouveau au bout de la rue. Ils se mirent à crier en la voyant et à courir vers elle en la traitant de tous les noms. Elle précipita encore son pas en espérant rejoindre à temps sa voiture mais les hommes avançaient vite, de plus en plus excités. Avec ses sandales d’été, elle avait du mal à marcher rapidement d’autant que son sac cognait contre son ventre et l’empêchait de respirer correctement. En haut de la rue, elle comprit que les trois hommes se rapprochaient d’elle, vociférant, soufflant bruyamment, la couvrant d’insultes. Sans même les voir, elle devinait leurs visages en sueur, imaginait leurs haleines fétides. Lorsqu’elle se retourna, ils n’étaient plus qu’à quelques mètres, tendant les bras vers elle comme s’ils voulaient l’attraper. Elle découvrait pour la première fois leurs vêtements sales et leurs visages vinassés. Elle cria mais personne n’ouvrit les volets à cette heure tardive. Arrivée sur la place, à bout de souffle, elle comprit qu’elle ne pourrait jamais atteindre sa voiture située de l’autre côté. Elle décida alors de se blottir dans l’entrée d’un immeuble devant lequel se trouvaient les gravats du trottoir en travaux. Elle saisit précipitamment un long tube en métal qu’elle mit le long de son corps puis attendit cachée derrière des blocs de pierres et des amas de ferrailles. Quand les trois hommes arrivèrent sur la place, ils regardèrent aux alentours mais ne la remarquèrent pas. Devant eux s’étendait la place déserte éclairée par les lampadaires. - Mais où est-elle donc cette salope ? fit l’un d’eux. Elle n’a pas pu disparaître comme ça ! - Laisse tomber dit l’autre, elle habite peut-être sur la place, on va quand même pas se taper tous les immeubles pour la retrouver. Juliette écoutait sans bouger, terrorisée par la proximité de ces trois hommes. Elle caressait doucement son ventre de la main gauche en accentuant la pression de la main droite sur la barre en fer. Le troisième intervint : - Bon, moi, je suis crevé, on va quand même pas courir toute la nuit après une gonzesse ! Il va bientôt faire jour, les éboueurs vont passer, sans compter les flics qui pourraient nous tomber dessus.

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Les trois hommes se retournèrent et rebroussèrent chemin. Juliette attendit encore un long moment avant de pouvoir bouger ; elle était littéralement figée par la peur. Lorsqu’elle sortit du porche de l’immeuble, elle regarda dans toutes les directions et comprit qu’ils étaient définitivement partis. Elle jeta violemment la barre en métal qu’elle tenait encore serrée contre elle et se mit à sangloter comme une enfant effrayée. Elle ne sut pas combien de temps elle resta ainsi à pleurer, assise sur les marches de l’immeuble. Mais dès qu’elle commença à se calmer, elle alluma une cigarette. Elle inspira si profondément la fumée qu’elle eut mal aux poumons. Curieusement, la douleur lui était presque agréable. Elle toucha son ventre. Il lui semblait que son bébé bougeait. Bientôt, elle entendit se rapprocher le camion des éboueurs, avec son bruit intermittent de moteur qui ralentit puis repart, de benne qui malaxe et broie les ordures. Jamais Juliette n’avait été aussi heureuse de voir ces hommes noirs ou basanés ramasser méthodiquement les sacs de poubelle gris pour les jeter à l’arrière du camion. Lorsqu’ils passèrent devant elle, elle leur sourit mais leurs visages déjà fatigués la regardaient sans rien exprimer : ils continuaient à faire les mêmes gestes, inlassablement, pour vider la place de ses détritus. Le jour commençait à se lever. Juliette retrouva enfin sa voiture et démarra. Les rues de la ville étaient encore vides même si, ici et là, on rencontrait parfois un bus ou quelques piétons qui partaient au travail. Elle s’arrêta à une boulangerie, acheta du pain et des croissants encore chauds qu’elle avala en conduisant. Elle avait maintenant envie d’un café bien chaud. Le soleil se levait doucement et diffusait sur la ville une lumière jaune orangée qui venait taper contre le pare-brise. À un feu rouge, Juliette ferma les yeux quelques instants pour laisser les premiers rayons du soleil lui réchauffer le visage mais un coup de klaxon lui fit comprendre que la ville se réveillait. La fatigue commençait à lui engourdir les membres : il était temps de rentrer. Arrivée chez elle, elle but un café brûlant à petites gorgées en regardant l’aube se lever progressivement derrière les grands immeubles de la ville. Elle se déshabilla puis se mit au lit. Claude n’entendit rien : il ronflait tranquillement.

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La genèse d’un projet de quartier

Olivier THIRION

D

es boulots à la con, des commandes débiles, des trucs impossibles, il en avait fait le père Néo. C’est vrai qu’à son âge et avec son expérience, les gouvernements et les multinationales de la terre entière faisaient appel à lui

pour tout ce qui semblait irréalisable : le sauvetage des temples d’Abou-Simbel, c’était lui, le pompage de l’Erika, c’était lui, le renflouement du Titanic, c’était lui, l’extinction des puits de pétrole du Koweït, la démolition du mur de Berlin, la transformation de Tchernobyl en camp de vacances pour enfants des banlieues difficiles, c’était encore lui. C’était bien simple, dès que quelque chose clochait dans le monde, on faisait appel à « Néo and Co » (c’était le nom de la société qu’il avait créée) et hop, le problème était réglé. Néo était richissime (plus riche que Bill Gates, disait-on) mais l’argent lui brûlait les doigts. Il flambait pour la bonne cause, finançant tous les machins sans frontières de l’annuaire. Il vivait sobrement, dans une petite maison quelque part en Méditerranée, au sommet d’une colline entourée d’oliviers. À le voir avec sa grande barbe blanche et ses longs cheveux de laine, on aurait cru un vieux bab exilé ou un chanteur de ZZ top en retraite. Pour la majorité des habitants de la planète, « Néo and Co » n’existait pas. Toutes les interventions de cette société très discrète devaient rester secrètes. Néo n’avait que quelques collaborateurs et sous-traitait à une infinité de petites sociétés, ce qui fait qu’aucune ne pouvait avoir de vision d’ensemble des projets. Pour cette infinie discrétion, les clients payaient très cher le droit de pouvoir se targuer d’avoir euxmêmes réglé les problèmes. Néo et la « Néo and Co » étaient en quelque sorte le « Deus ex machina » de la société post-moderne. À ce propos… Le dossier qu’il avait sur son bureau, en cette fin d’année 2006 était vraiment coton…

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Déjà le commanditaire : un certain Monsieur Yévah (sans doute un pseudo) « Paradise unlimited » adresse postale au Vatican. Ensuite l’objet : construire, en moins d’un an, un bateau insubmersible pouvant contenir le plus grand zoo du monde. Un truc de dingue. Le tout devant être parfaitement camouflé. Engranger le maximum de graines, de plants, de semences de toutes les espèces végétales de la terre (liste jointe) à condition qu’elles soient non traitées et exemptes d’OGM. La nourriture embarquée devait permettre de tenir une année. Enfin, Monsieur néo et toute sa famille étaient invités à participer à la croisière inaugurale (enfants et petits-enfants compris). Les délais étaient impératifs ; passé un an aucune livraison ne serait possible. Par contre, le chèque d’avance approchant le milliard de dollars, Néo mit toute son équipe sur le coup et accepta le défi. Il comprit très vite qu’un navire ordinaire ne pouvait faire l’affaire. Il n’existait rien d’assez grand pour contenir toute la cargaison. De plus le contrat spécifiait qu’un seul navire devait être livré. C’est un jeune ingénieur, féru d’histoire de la Seconde guerre mondiale, qui trouva la solution. Les Américains, pour le débarquement, avaient utilisé des quais flottants en béton qu’ils remorquèrent depuis l’Angleterre. La pierre, le béton pouvaient donc flotter, il suffisait d’en assurer l’étanchéité et d’assurer un vide important à l’intérieur de la structure. Quelques recherches documentaires permirent de trouver une structure déjà construite et suffisamment importante pour correspondre aux normes exigées par le contrat. Il suffisait de l’aménager et de la transformer. En quelques semaines, les travaux pouvaient être entrepris. Parallèlement, on réunirait, de par le monde, les couples d’animaux et les plantes que le navire devait contenir. On devait pouvoir tenir les délais. Le problème principal était que la structure était habitée. Comment se débarrasser des quelques milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui logeaient là ? Néo se rendit sur place. Il s’agissait de deux bâtiments formant une barre de presque un kilomètre de long et dominant une ville de l’est de la France. Le choix s’était arrêté sur ces deux bâtiments à cause de la solidité de leur construction et d’un certain nombre d’éléments techniques que je ne développerai pas ici. Néo vit tout de suite qu’il serait impossible de vider les lieux dans le secret. Il tenta bien de négocier avec les habitants des primes, des relogements. Il menaça d’utiliser la force publique, rien n’y fit. Les gens refusaient de quitter ce quartier où ils avaient vécu, bien ou mal, mais chez eux. Néo, passez-moi l’expression, n’était pas né de la dernière pluie. De plus, il avait fait quelques études et avait très vite fait le parallèle avec un certain fils de Lamech,

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descendant de Caïn et armateur de son état qui, il y a un certain nombre d’années, voire de siècles, si ce n’est de millénaires, avait rendu un coup de main à l’humanité quand le patron piqua une colère et inonda le monde pour faire le ménage. Si Monsieur Yévah souhaitait une nouvelle Alliance, il ne serait pas dit que cette foisci elle ne serait pas négociée. C’est bien beau de vouloir noyer l’humanité, mais on voyait bien que ce monsieur n’était pas sur le terrain à argumenter pendant des heures, à supporter les associations de locataires, les manifestations des commerçants contre la désertification d’un quartier, les grèves d’enseignants pour cause de fermetures de classes. Bref, il fallait bien l’accepter ; l’époque où Monsieur Yévah faisait ce qu’il voulait était révolue. Alors, de bon ou de mauvais gré, il lui faudrait négocier. Néo se bombarda médiateur et un compromis fut trouvé. Les deux bâtiments seraient transformés en navires. Sur l’un (que l’on baptiserait le Zerhfus I) on embarquerait la ménagerie, sur le second (le Zerhfus II) tous les habitants, qui le souhaiteraient, prendraient place. Et puis, vogue la galère, chacun pour soi et Dieu reconnaîtrait les siens. Les habitants, méfiants, exigèrent des garanties, notamment celle que Monsieur Yévah ne tenterait rien pour couler le « Zerhfus II ». On signa donc un contrat en bonne et due forme, une sorte d’Alliance. Le jour où il se mit à pleuvoir (et quand je dis pleuvoir… même pour les habitants habitués à une saison des pluies de 11 mois et demi, c’était une sacrée pluie) tout était prêt. Tout le monde était au sec, un peu serré peut-être, mais pas mécontent de partir en croisière. Les gosses des balcons regardèrent l’eau qui grimpait à l’assaut du plateau, ils virent disparaître sous les flots une ville qui n’avait jamais vraiment été la leur, et puis ils sentirent leur long vaisseau bouger, osciller, craquer… il flottait. Un peu plus loin, le « Zerhfus I », lui aussi, se mettait à flot et l’on entendait les animaux qui beuglaient, criaient, s’agitaient, paniquaient et la voix de Néo qui tentait de les calmer. Alors que les deux navires dérivaient et commençaient à s’éloigner, Néo constata que l’eau avait cessé de monter. À une extrémité de ce qui avait été un quartier, deux immeubles émergeaient, comme deux oreilles d’un animal qui se serait assoupi sous la mer. Et soudain, se frappant le front, il dit : « Putain, je le savais bien qu’on avait oublié quelque chose… On a laissé le couple de lièvres dans le coffre de la voiture… »

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L’interne

NINA

P

as de surprise. C’est aussi moche que prévu. Une grande salle, peinte dans un jaune anonyme et lessivable, des lits recouverts d’une couverture en chenille, marron pour moins voir les taches. Des cloisons en placo montant à 1.60m, la

taille d’une jeune fille moyenne de 16 ans. - Bon, bah on va y aller. Ma mère n’a pas l’intention de s’attarder. Ils ont de la route et mon père a assez picolé comme ça. S’ils ne s’en vont pas maintenant, mon oncle va encore l’entraîner au café. - Au revoir. - Au revoir. Elle n’a jamais su m’embrasser. Ou aimé. C’est toujours du rapide, le minimum syndical, les yeux loin vers la porte. Et sans les mains. Mon père n’est pas remonté pour me dire au revoir. Pour ce que ça sert, les embrassades… Les autres filles. Je les vois enfin. Certaines pleurent sans se cacher, comment font-elles, plutôt crever que pleurer… Elles sont là parce qu’elles n’ont pas le choix. Des jeunes filles de villages lointains, toutes affolées et déjà repentantes d’avoir eu des résultats scolaires les obligeant à aller au lycée. D’autres sont ici parce qu’elles vont dans une section spéciale, arts plastiques, prothèse dentaire… Elles se font embrasser, elles vont manquer… Moi, j’aurais pu rester chez moi. Finir mes années de lycée dans ma Meuse natale. Enfin, si j’avais pas fait tant de conneries. Des conneries… Ben oui, on peut dire une connerie… L’infirmière des urgences, à l’Hôpital de Bar-le Duc, s’était foutue de ma gueule : - Alors, on a pris deux Aspégic pour faire son intéressante ? Allez ma petite, tu sais, les gens qui veulent vraiment mourir, ils se ratent pas… Enfin, avec le bon gros lavage d’estomac qu’on t’a fait, on n’est pas prête de recommencer, hein ? Résultat : à dégager, la morveuse, internat, à cent bornes et puis bien sec, le régime, hein… Ça lui passera l’envie de se faire remarquer…

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D’autres filles, les habituées, les anciennes,

Coco, Stéph’, Mère Tata. Elles sont ici

se coupent la parole, rient fort, s’excitent.

depuis l’année dernière. Elles sont belles

La joie des copines retrouvées. Les « Tu te

et bien habillées. Elles ont les sourcils

mets à côté de moi ?», petites déclarations

épilés, une permanente, du parfum, du

d’amitié, les «Vache, t’es bronzée !», les

déodorant. Elles rient, elles sont drôles,

« Alors, tu l’as vu cet été, ton Rémi ?», suivi

délurées, elles fument des Marlboro, elles

de gloussements complices.

parlent des mecs.

Et puis d’un coup, c’est le silence. Les

- Alors, il me dit, attends je reviens tout de

parents, les petits frères sont partis. Je

suite. Bon. Deux minutes après, il revient,

me suis posée là parce que c’est près du

à poil.

radiateur éteint. J’ai froid.

- Non ?

Je range mes affaires dans l’armoire

- Si, complètement à poil, avec son truc

métallique.

tout dur et… des skis !

Pendant

un

an,

je

vais

l’entendre grincer sans que jamais ne me

- Arrête !

vienne l’idée d’en graisser les gonds.

- Je vous jure, les filles ! À poil avec des

Pas de posters, de photos, c’est interdit.

skis, les chaussures et tout ça et il me fait

Le repas du soir.

«viens me sucer».

Je n’ai encore adressé la parole à

- Tu l’as fait ?

personne. Je ne mange pas de viande.

- J’ai essayé. Mais ça puait la pisse.

Je peux pas. L’idée de planter mes dents

- Argh ! Arrête !

dans la chair, la mâcher et puis l’avaler

Elles rient. Moi aussi, mon mégot de Drum

me rend concrètement malade. Bouffer

collé à la lèvre, la fenêtre ouverte, prête

du rat, bouffer de l’humain, bouffer de la

à tout balancer en de cas de danger.

vache, tout pareil. Alors, l’internat, c’est

Maryse se lève et mime un slalom «  Hop,

une cure d’amaigrissement extrêmement

hop, hop». Fou rire. Elles sont cinq, trop

efficace : le midi, cassoulet, le soir soupe

pour un box de quatre. Maryse :

au cassoulet du midi. Donc, pas pour moi,

« Comment tu t’appelles ?

merci. Me reste la salade et le pain. Et un

- Elise.

yaourt.

- Lili, quoi.

Ensuite, la douche, la queue devant,

- Bah, non, Elise….

serviette à la main, c’est que c’est clean,

- Je peux venir dormir à côté de toi ?

les filles. Et puis demain, c’est la rentrée,

Les autres :

faut un minimum quand même. Opération

- Arrête, fais pas ça, tu vas le regretter !

chasse au poil, brushing, échange de

- Elle te fait le coup parce que t’es

vêtements. Un groupe de filles dont je

nouvelle ! Dis non !

retiens les prénoms : Laurence, Maryse,

- Pourquoi ?

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- Parce que la Mère Maryse, faut pas

avez, ma petite !

dormir à côté, c’est tout.»

Journée au lit garantie avec tisane et une

Mais j’ai dit oui.

véritable attention … Bouillotte même.

Je me glisse dans le lit. C’est petit,

Après le café, le courrier. Ca sera

c’est moche, ça pue un peu. Et puis la

longtemps un moment implacablement

couverture n’est pas chaude. Mais je suis

évident.

seule, plus personne à voir, plus personne

«  Villemin ? Non, rien. »

pour me voir. Seule et c’est pas trop tôt.

Mercredi, premier jour de sortie, Nancy,

La pionne hurle : « on se TAIT ! On se tait,

la grande ville ! J’irai à pied, parce que

j’ai dit !». Toute rouge. On l’appellera

je ne comprends rien à la carte des bus

«Tomate».

affichée dans la salle de perme... J’y vais

Quelques secondes plus tard, un bruit de

seule. Les autres se sont apprêtées, toutes

frottement à côté. C’est Maryse. Srichtch,

guillerettes. Elles parlent de noms de

scritch, scirtch. Putain, qu’est ce qu’elle

cafés : L’Exelsior, le Grand Sérieux, le Bon

fout... Srcricht… Je suis pas prête de dormir

Coin, l’Américain… Y’a que des troquets

avec ce bordel, régulier, incessant. Un

à Nancy ou quoi ? Elles ont des rendez-

frottement alterné. J’allume mon briquet

vous, des garçons d’au moins 20 ans qui

pour voir.

les attendent.

Elle se berce ! Cette grande fille superbe,

Moi, je veux voir la ville. Seule. L’Ecole de

cette presque femme, elle a le pouce

Nancy. Gallé et sa devise que j’adore,

dans la bouche et elle se berce ! Couchée

que je trouve merveilleuse de simplicité :

sur le côté, recroquevillée… Une toute

«  Ma racine est au fond des bois ». Je veux

petite fille…

voir les Daum, les Baccarat. Je veux voir la

Petit déj. L’arabica tiède, une clope, la

place Stan. Je veux. Je suis contente de

queue devant les toilettes. Léger, le petit

vouloir, c’est nouveau.

déjeuner… En deux ans, je perdrai plusieurs

Et puis le Saint Séb. Un centre commercial !

kilos, j’aurai faim en permanence et aurai

Au chaud, des boutiques, les fringues,

un bilan sanguin tellement déplorable

ma passion des tissus, des vêtements,

que je devrais prendre des rations pour

des tombés impeccables, de la soie

enfants dénutris en arrivant à la fac…

sauvage, du lin, des ourlets non surjetés,

Je profiterai à fond de cette situation :

du pli plat et de la pince qui va mourir va

à chaque fois que je n’aurai pas envie

commencer ici.

d’aller en cours, je me présenterai pas

Je plane à moitié, angoissée par cette

maquillée à l’infirmerie :

nouveauté, par cette liberté, grisée aussi.

Hauts cris de la bonne sœur infirmière :

On n’est jamais aussi libre que dans un

- Ho mon dieu ! Mais quelle tête vous

internat. Dans le cadre, ce que je veux…

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Personne pour me trouver trop maquillée,

Mais moi, je ne sais pas, je suis paralysée.

trop maigre, trop bizarre, trop liseuse,

Il a les mains dans ses poches, il se branle,

trop mauvaise… « Tu pues l’homme, me

j’en suis sûre. Mais je ne peux pas baisser

disait ma mère ». Ici je ne sens rien, pas

les yeux pour vérifier, je n’y arrive pas. J’ai

mauvais, en tout cas. Tout ce que je veux.

même pas peur, je suis comme un lapin

Ces quatre heures hebdomadaires, c’est

pris dans les phares, je suis en suspens. Il

ma croisière sur le Nil, c’est ma caverne

est petit, son visage est à la hauteur du

d’Ali Baba, mon musée perso, mon vol

mien et la distance habituelle qui me

en planeur. Maquillée pour être invisible,

sépare des autres est abolie. Il chuchote.

masque social, personne ne me connaît,

À un mètre, personne n’entend rien dans

ne connaît mon vrai visage… Oui, je

ce recoin du magasin. Ce qu’il me dit me

plane, je suis saoulée. Les yeux au ciel.

salit, il trifouille à l’intérieur de moi, avec

Ça j’aime, ça j’aime pas, ma clope, mon

ses yeux dégueulasses, ces mots jamais

plan…

entendus, pour moi, moi, Elise.

«Salope».

Il sort ses mains.

Je n’ai pas reconnu le mot tout de suite.

Il me touche, je crois, je ne suis pas sûre, ce

Il faisait partie du brouhaha de la ville,

n’est pas envisageable, ce serait trop…

du murmure urbain. Et puis, j’avais la tête

Quand il mouille lentement son doigt, je

ailleurs. Du coup, quand il est parvenu à

mets quelques secondes à comprendre

mon cerveau, le type l’avait déjà répété

l’usage qu’il a l’intention d’en faire. Tout

au moins quatre fois. Et comme je n’avais

ce temps, il n’a pas arrêté de parler, de

pas réagi, il s’était lâché, ce con. De plus

murmurer comme le serpent Kaa, dans le

en plus intense, tout près de mon oreille,

« Livre de la Jungle ».

en allongeant le « s ». Il était juste derrière

Eh Mowgli, décoince !

moi. Les mains dans les poches. En me

Je finis par réagir, je cours, je rentre.

retournant, je l’ai touché. Reculé tout de

Je n’ai rien vu de Nancy. Si, j’ai vu ça, j’ai

suite, dans un sursaut de dégoût.

eu ça.

«T’en as un beau petit cul, salope».

En arrivant à l’internat, je me cale sur un

Evidemment, le mode d’emploi d’usage,

banc et je pleure.

avec ces malades, c’est d’avoir une

Ça faisait des mois que je n’avais pas

réplique bien cassante toute prête, un

pleuré, là, je ne peux plus rien maîtriser, je

truc qui les castre définitivement, style

pleure. À gros bouillons, à gros sanglots,

«  Eh oui, mais tu l’auras jamais, connard ».

ma cigarette trempée de morve.

On peut aussi se sauver vite, si on n’a pas

- Eh, Lili, qu’est ce que t’as ?

les épaules pour répondre, c’est le plus

- Elise, que je m’appelle.

intelligent, on sait jamais.

- Bon. T’as quoi ? Eh, Maryse, viens voir, la

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Petite Mère Lili elle pleure !

Tout. Depuis le début. Elle lit Mickey-

En deux secondes, la moitié du dortoir

Parade. J’en reviens pas, je crois qu’elle

est autour de moi, des mains autour de

fait semblant, pour me bizuter, mais non,

mes épaules, des clopes allumées, une

elle lit vraiment Mickey !

écharpe resserrée, des baisers sur mes

Sylvie, de l’autre côté, passe sa vie à dire

joues. Je suis frictionnée, réchauffée,

«  Par hasard de comme par hasard »,

réhydratée, sucrée…

suivi en général d’une ineptie hilarante.

- Ça, c’est parce que t’es fringuée

«  Par hasard de comme par hasard, il n’y

comme une plouc, rigole Laurence. Ça

a pas de moules dans les Vosges ».

se voit tout de suite qu’on peut te baiser

Toutes ces personnes, si différentes, avec

fastoche. Mère Tata, va lui chercher ta

moi, nous toutes, ensemble, dans le tiède

chemise bleue, elle va aller nickel avec

du dortoir…

ses yeux rouges ! Mets ça… Vendu, Mère

Les clés de l’internat ont été piquées. Nous

Tata, tu la lui offres ?

sommes potentiellement des voleuses

- Bah oui, avec mes gros nénés, je rentre

prêtes à s’évader, des nonnes sur le point

plus dedans, de toute façon !

de faire entrer des militaires en vue d’une

Pendant les deux ans qui vont suivre, je

orgie satanique, des dealeuses préparant

ne mettrai quasiment jamais deux fois la

un remake de « French connexion »… La

même tenue, notre vestiaire est commun,

pionne, la pauvre Tomate passe toutes

la revue de détails quotidienne.

les deux heures, pour vérifier que nous

Rendre l’autre belle, c’est l’aimer.

sommes dans notre lit, elle nous balance

- Bon, Mère Elise, Martini ou pétard ?

le faisceau de sa lampe torche dans les

J’ai retrouvé le sourire :

yeux. La mère Tata, en plein sommeil

- Pétard !

gémit : «  Ahh : Tomate, kestufoulà ? ‘tain,

J’échange un DM de maths contre une

tu ressembles vraiment à un Culbuto…».

dissert’ d’anglais !

Rire en dormant, c’est possible, bon sang,

- Vendu !

c’est possible…

- Je donne mes Stan Smith contre une

Isabelle qui joue du violon, de la guitare,

place de concert de Thiéfaine !

elle nous chante du folk, elle est douce et

- Tope-là !

tendre. L’autre Isa, la rockeuse s’est rasé le

- Qui me coupe les tifs ? Ha non, pas toi !

crâne et son mec est un skinhead, épingle

Maryse et ses rituels du coucher, les dents

à nourrice et tout et tout. Elles sont amies.

brossées, hop hop elle saute sur son lit,

J’aime Marie, qui bégaie, Rachel, que

rabat la couverture d’un coup sec, paf,

je ramène ivre morte tous les mercredis,

la remet d’un seul coup. Si ça ne tombe

juste avant qu’elle se fasse violer par tous

pas bien tout de suite, elle recommence.

les mecs du café dans lequel elle a passé

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son après-midi :

- Mais, il baise bien ?

- Rachel, t’es encore décalquée !

- Non, mais on s’en fout ! Il est gentil !

- Ha Lil… Elise ! Mais pourquoi t’es là ?

Maryse pleure sans arrêt, à genoux sur son

- Je viens pisser, Rachel, c’est les toilettes

lit. Maryse est enceinte, va avorter. On est

ici et officiellement, je ne devrais pas te

atterrées, putain, on a été rattrapées par

voir parce cette porte est censée être

la vie ! On la chouchoute, notre mère

fermée ! Bordel, Rachel, tout le monde te

Marysette, on la nourrit, on compte le

mate !

temps, on spécule, combien de semaines,

- Elise, mon ange gardien ! Eh, les mecs,

quels délais, c’est encore légal ou pas ?

c’est ma copine, Elise ! T’es pas cassée

Elle ne veut pas, mais elle sait qu’elle va

toi ?

le faire. Le garçon a disparu du paysage,

- Tu sais bien que je suis jamais cassée…

elle est seule, non, ses parents viennent la

J’suis incassable.

chercher, en larmes eux aussi.

- T’as fait quoi ?

Les quelques jours durant lesquels elle

- J’ai discuté avec Soph’.

est partie sont tristes. On ne peut pas

- Tout l’aprème ? Sans boire, ni fumer ? Tu

l’appeler, on ne sait rien, on fume comme

fais chier, copine, trop sérieuse !

des folles, on ne travaille pas, ça sent

-

drôle dans la chambre.

C’est pour mieux te ramener, mon

enfant…

Laurence s’affole de cette puanteur

Mais quand on arrive à l’internat, deux

et avise Corinne, qui a pris la place

fois sur trois, Rachel, ragaillardie, trace

de Maryse pendant son absence. Nos

devant, droite comme un I. Moi, la surge

natures ont horreur du vide, une amie ne

m’appelle :

remplace pas, elle compense, nuance !

- Villemin, vous vous droguez ?

- Ça vient de ton armoire.

- Non.

- Mais non !

- Vous buvez, Villemin ?

- Mais si Corinne, y’a un animal mort

- Non !

dans ton armoire, c’est pas possible

- Vous avez l’air droguée.

autrement !

- C’est ma tête normale, m’dame.

L’affaire de l’armoire qui pue prend des

- Pas de bol, Villemin.

proportions énormes, on est toutes sur

Elles se refilent les mecs. Enfin, ceux

les nerfs, une opération commando est

qui trouvent grâce à leurs yeux, qui

décidée : l’armoire sera ouverte dès que

franchissent l’examen de passage, et ils

Corinne sera aux douches.

sont peu nombreux…

Le cadenas est ôté, les panneaux grands

- Prends Bruno, je te jure, il est gentil…Et il

ouverts.

n’a pas trop de poils dans le dos…

Des dizaines de serviettes hygiéniques

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sales

s’entassent

sur

les

vêtements

chargé au niveau de la déco. Avec

impeccables de Corinne. Horrible.

deux copines, j’abandonne notre petite

On fait quoi ?

bande, je vais faire un tour aux « Magasins

- Corinne, pourquoi ?

Réunis », juste à côté, acheter je ne sais

- Je sais pas, je me dégoûte…

plus quoi.

- Te bile pas, jette ça et viens boire un

Il est là, dans le rayon.

coup… Elise, viens lui parler, elle est

Le

sadique !

Le

connard

qui

m’a

mal…

agressée au début de l’année. Il bosse

L’été arrive. Je suis sur un banc, j’ai chaud,

ici ! Il est manutentionnaire, il recharge

c’est délicieux, j’ouvre mon livre et mon

les étalages. Là, il n’est pas fier là. Petit

corsage. Je vais brûler mais c’est pas

bonhomme bedonnant, mou, moche,

grave. Mon prof préféré arrive, sans que

suintant, il n’a plus rien pour me faire peur.

je l’aie vu s’approcher. Cet homme est

Si je voulais, je lui écraserais la gueule.

merveilleux. C’est l’Intelligence même, ce

Je pourrais hurler : «  Lui ! Salaud ! Il m’a

qu’il nous enseigne me fascine, j’adore ses

touchée ! », me venger, lui faire passer un

cours et je le trouve magnifique, ma vie

sale quart d’heure, le dire à mes copines,

existe. Le coup classique de la lycéenne

on pourrait le suivre, se foutre de son gros

folle de son mentor, je le sais, j’en rigole,

bide et de sa bite molle. A son patron :

les filles aussi : « Dis donc, Lili-Elise, quand

«  Votre employé m’a importunée… ».

il a parlé de Sartre, t’as eu un orgasme,

Mais non, j’ai pas envie, je m’en fous.

non ? ». Il s’assoit à côté et me parle. Mais

Il est petit, il est loin, je m’en fous.

je ne peux pas l’entendre ; j’ai les nénés à

De retour à l’Exel, ce beau grand brun.

l’air ! Qu’est-ce qu’il fait dans le parc d’un

Pierre, il s’appelle. Il a une dent cassée,

internat de filles ! Si je me reboutonne, il va

j’adore ça, les petits doigts recroquevillés,

saisir ma gêne et peut-être en être gêné

un léger tic de la bouche, les défauts

en retour. Si je ne fais rien, ben, merde

m’ont toujours fait craquer, des yeux très

alors il voit mes seins ! Au bout de quelques

noirs. Ça fait des mois que je le regarde,

minutes de monologue, il s’en va, en se

en cachette, il m’impressionne, c’est un

disant probablement que je manque

homme. C’est un ami de Maryse mais je

singulièrement de conversation… Alors, il

n’ai jamais osé lui parler, il est plus vieux,

les a vus ou pas ? Offff, finalement, s’il les

si grand. Là, il me regarde beaucoup plus

a vus, il n’en mourra pas.

longtemps que le temps réglementaire.

Moi non plus.

Je ne peux pas soutenir ça, mais je veux

Je sors tous les mercredis, avec mes

bien l’accepter. Je veux bien qu’il me

amies, avec mes amis. On est à l’Exelsior,

regarde, je veux bien qu’il me choisisse, je

que, modestement,

dirai oui, sans faire d’histoires, ce sera oui.

je trouve un peu

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Il me prend la main, de ses doigts abîmés : - C’est à toi que je voulais parler. C’est toi, Lili ? - Oui, c’est moi. Lili.

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Les

rendez-vous Arnaud DUDEK

N

ancy, un soir de septembre. Vous vous asseyez sur les marches qui entourent le piédestal de la statue de Stanislas. Vous attendez la dame de vos pensées sur la « plus belle place d’Europe », comme le martèlent avec fierté les dépliants

touristiques de la ville. Stanislas, la plus belle place d’Europe, et la mort la plus stupide de l’Histoire, sans doute. La robe de chambre de ce pauvre Leszczynski, le feu accidentel, les brûlures atroces, la longue agonie du Duc de Lorraine vous arrachent un sourire. À choisir, vous préféreriez nettement mourir dans votre sommeil. Vous jouez avec une pièce de monnaie, la réchauffez, la faîtes tourner. Vous jetez un coup d’oeil rapide au cadran d’une montre en acier, à mouvement automatique cadeau de Noël de la demoiselle qui se fait désirer. Huit heures trois. Elle ne devrait plus tarder. Elle demeure ponctuelle dans ses retards. Pour occuper les dernières secondes qui vous séparent d’un rapide baiser sur la bouche, d’un « Je suis crevée », puis d’un haussement d’épaules lorsque vous proposerez un nom de restaurant, vous tentez de deviner ce qu’elle porte, ce soir. Tailleur et chaussures à talon ? Jupe portefeuille ? Le chemisier en soie acheté le week-end dernier ? Marathon éprouvant : vous avez passé des heures devant les rideaux des cabines d’essayage de la rue Saint-Jean et du centre commercial Saint-Sébastien. Sans conviction, vous avez lancé plusieurs « Mais si, ça te va bien ». À mi-parcours, une mission délicate : la recherche d’un pantalon beige, coupe droite, oui, le même, en trente-huit. Où avait-elle bien pu trouver ce vêtement ? Évidemment, vous n’avez pas ramené le bon modèle. « Pff, j’y vais ». Elle s’est rhabillée en soupirant. Le week-end prochain, vous lui ferez payer cette séance de shopping. Un samedi après-midi entier dans les rayons d’un magasin de sports, à comparer les prix des podomètres et des pompes à vélo ? Un dimanche à la campagne, dans la foulée ? Une fête de la quiche. Ou de la rhubarbe. Des produits artisanaux, terrines à la rhubarbe, vins de rhubarbe et autres fromages fourrés à la rhubarbe… Non, trop cruel. Le samedi suffira.

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Huit heures cinq. Jeans bleu foncé et babies, peut-être ? Vous haussez les sourcils. Vous aurez tout faux, comme d’habitude. Elle vous surprendra. Ensuite, elle réussira à vous faire changer d’avis, pour le resto. L’Italien de la rue des Maréchaux, vous l’essaierez une autre fois. Ce soir : vins et tartines. Pour vous consoler, elle vous laissera choisir le vin, un petit rouge argentin que vous commanderez en échangeant un clin d’oeil complice avec le serveur... Huit heures neuf. Elle s’est endormie dans son bain ? Rédige une monographie sur l’Histoire du vernis à ongle ? Termine frénétiquement le psycho-test de Biba ? Traditionnelle ? Avant-gardiste ? Chipie ? Combien de carrés roses et de triangles verts? La pièce de monnaie a laissé sa place à un portable imposant. Une cabine téléphonique échangée en urgence contre six mille cinq cents points de fidélité - le téléphone précédent a rendu l’âme une semaine après l’expiration de la garantie. Avec moins de trois mille points, vous auriez certainement gagné un Minitel. Ou un grille-pain. Bien la peine de se montrer fidèle, marmonnez-vous en fouillant dans le répertoire. Et puis non. Elle va s’énerver. Décrocher en gueulant qu’elle regardait la carte de la pizzeria de la d’ailleurs

elle

remue

voyez ? Inutile de pourrir Cet appel vous coûtera contenter d’une salade,

Trop de gamins aux Caves, trop de rock à l’Envers, pas assez de slows au Scorpion. La discussion vous fait vieillir d’un coup.

rue Héré, qu’elle arrive, la main, hop, vous la stupidement la soirée. cher. rentrer

Elle

voudra

se

rapidement,

dormir chez elle. Une tonne de copies à corriger, un appel urgent à passer, un moral à remonter, sa mère malade, sa soeur déprimée, une amie suicidaire et anorexique. Vous devrez ramer pour vous faire pardonner. Très mauvaise idée. Oubliez le portable. Huit heures seize. Tant pis pour l’ambiance. Un vrai retard mérite un appel. La conversation animée de deux adolescents vous divertit quelques instants. Baggys, Tshirts de football américain taille XXL, gel ultra fixant, grosses chaussures bariolées : deux jeunes victimes de la mode. Ils devisent gaiement en buvant une canette de bière, à deux pas de vous. Ils comparent les mérites des discothèques de la ville. Trop de gamins aux Caves, trop de rock à l’Envers, pas assez de slows au Scorpion. La discussion vous fait vieillir d’un coup. Naguère, jadis, vous vous rendiez au Pirate ou au Solitair’s club. Pas à l’Envers. Le temps passe trop vite. Sauf ce soir. Plus d’un quart d’heure de retard, tout de même... Répondeur. Au prix d’un douloureux effort, vous parvenez à laisser un message aimable, où l’inquiétude domine largement sur l’agacement courroucé. S’est-elle perdue ? At-elle rencontré une vieille amie du primaire, ou de l’école de danse ? Parlent-elles

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marelles, cordes à sauter, tutus roses ? Promettent-elles de se rappeler, sans pour autant échanger leurs nouveaux numéros ? Même le vieux Stanislas commence à perdre patience. Il a bâillé, vous l’avez nettement entendu. Vous vous levez, marchez lentement vers la fontaine Neptune. Inspirez, expirez. Vous devriez essayer le yoga. Ou l’acuponcture. Se mettre dans un tel état pour dix-huit minutes de retard : un poil exagéré. D’ailleurs, voilà, le téléphone sonne... Allons bon, il ne s’agit pas du vôtre, mais du cellulaire high-tech d’un grand gaillard en costume à rayures. Son rendez-vous du soir éprouve manifestement des difficultés à se garer. De sa voix de Stentor, le costume rayé lui conseille de se rabattre vers un parking payant, celui de la rue Barrès, par exemple. En voilà un qui a eu la politesse de prévenir... «  Pardon ! Sorry ! » Un couple de touristes japonais, ou chinois – asiatiques, en tout cas. Il agite un appareil photo. Elle sourit en opinant du chef. Pas la peine de baragouiner, de mélanger anglais, français et mandarin, vous avez compris. Ils prennent la pause devant la fontaine. Ils paraissent amoureux. Vous envisagez de rater sciemment la photo, de leur couper la tête - ou de bouger, de les rendre flous. Mais vous n’en faîtes rien. «  La plus belle place d’Europe ! », hurlez-vous en leur rendant l’appareil. Ils rient de bon coeur. Il lève un pouce, elle remue la tête. Ils n’ont rien compris. Pas grave. Vous les saluez. Vous retournez sous la statue de Stanislas. Peut-on manger de bons sushis, dans les parages ? Vous n’en avez pas la moindre idée. Neuf heures moins vingt. De toute façon, vous n’avez plus faim.

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L’éternité

artificielle

Jean-Marc S.

L

«

éooon !… Léooon !… » Je me vois ouvrir un œil et le refermer, je me vois me retourner sur ma couche, essayant de prolonger mon rêve.

« Léooon !… » J’ai toujours détesté le cri que ces deux idiots de paons poussaient tous les matins, vers six heures, même en plein cœur de l’hiver, alors que l’aube était encore loin de poindre. J’aurais préféré le simple cocorico du coq nain en guise de réveil, mais ce flemmard roupillait jusqu’à l’heure de l’ouverture des portes. De toutes façons je m’en fiche, je ne l’entendrai plus cet affreux cri qui brisait mes rêves de liberté puisque je suis morte. Couic. Terminé. Finie la vie. Finie ma vie. Juju est morte. C’est comme ça. Plus jamais je n’entendrai le piaillement de ces deux crétins à plumes s’égosillant pour épater leur public. Pas de regrets par rapport à ça. Non, vraiment. Par contre, ce sont les odeurs qui vont me manquer. Ne me dites pas que vous n’êtes jamais allés à la Pép’ de Nancy un dimanche, je ne vous croirais pas. Le dimanche après-midi, surtout. Chaque souffle de vent vous apporte une senteur différente et c’est un plaisir d’y associer une image inventée. Avez-vous déjà humé le parfum entêtant de la roseraie, vers la fin mai ? On ferme les yeux, on s’allonge à côté de son bien-aimé, et on déguste les petits picotements odorants qui vous chatouillent la narine. Bon, c’est vrai que souvent ce moment agréable est interrompu par un subit effluve animal qui vous fait refermer illico vos écoutilles olfactives. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer les remugles qui émanent parfois de la cage aux pumas, juste avant le passage de l’équipe de nettoyage. Ce ne sont pas seulement leurs excréments qui empestent, ça c’est normal, mais je crois qu’ils ont une glande ou quelque chose comme ça qui expulse cette affreuse odeur quand ils sont en chaleur, cette affreuse odeur qui vous fait fuir, pour autant que vous puissiez le faire. Je n’aime pas trop les pumas, ils m’énervent à parcourir éternellement leur chemin de croix, constitué d’un maigre sentier par mille fois piétiné, comme s’ils espéraient que leurs barreaux allaient miraculeusement s’écarter grâce à leur marche incantatoire. C’est pareil pour les ours, un peu plus loin… Personnellement, je ne les ai jamais vus, mais si on prête l’oreille

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attentivement, la nuit, lorsque toute activité humaine est en sommeil, on finit par détecter le frottement régulier de leurs coussinets sur le faux grès rose de leur fosse. Eux aussi font leur marathon, triste et inutile. Nous, les chimpanzés, on ne pratique pas ce genre de comportement, on accepte la fatalité, c’est tout. Heureusement, il y a les dimanches après-midi, c’est notre jour préféré à Jojo et à moi. (Oui, je ne vous ai pas dit, mais j’ai eu l’honneur, pendant plusieurs années, d’être la copine du plus célèbre pensionnaire de la Pép’). Donc, ces après-midi-là, les caprices du vent apportent souvent une odeur délicieuse, mon odeur préférée… On a l’impression que la brise complice nous l’apporte sur un plateau, saupoudrée d’un sucre glace très léger. Ah, l’odeur des gaufres ! Senteur jouissive qui me rappelle les rares fois où j’en ai mangées… Je me souviens : Jojo dormait à l’intérieur lorsqu’une petite fille s’approcha de moi. Elle semblait d’allure bien sage, trop sage… (je me méfie de ce genre d’enfants d’habitude, ils peuvent finir par vous jeter des pierres, tout bien habillés qu’ils sont). Elle portait un manteau rose un peu ridicule, ourlé d’une fourrure synthétique, ses cheveux noirs enserrés de chaque côté dans des couettes placées trop haut. J’ai tout de suite vu dans ses yeux ce qu’elle allait faire. Ses parents se sont éloignés quelques secondes et elle en a profité pour découper un large morceau de sa gaufre au sucre et me l’offrir. Mes yeux l’ont remerciée longuement… Et j’ai pris tout mon temps pour savourer ce cadeau inouï, regardant l’enfant, tout en détachant lentement des petits bouts et les portant à ma bouche avec mes vieux doigts tout noirs. C’était quand même autre chose que ce satané pop-corn habituel ! Je crois que c’est le seul jour de ma vie où mes yeux ont pleuré de joie… C’est vrai que toutes les autres journées de ma misérable existence n’ont été que triste routine. Les seuls moments réconfortants étant certaines rares nuits où Jojo quittait sa trop coutumière apathie pour m’accueillir au creux de ses longs bras protecteurs. Là, je fermais mes yeux pour ne pas voir les larmes qui perlaient au creux des siens… Mais je crois que la vision la plus douloureuse restera celle, quotidienne, de ces barres verticales, fichées tout autour de moi, ces infâmes tubes métalliques que j’ai mordus, rongés jusqu’à en faire saigner mes vieilles dents cariées. Dire que ces cruels cylindres verts hachurent le champ visuel de mon Jojo depuis plus de cinquante ans ! Dire que pour lui aussi ce sera la mort qui le libérera de cette infecte geôle ! Quelques semaines avant ma fin, mon dernier gardien m’a annoncé qu’un projet était en cours avec le musée-aquarium de Nancy : on allait me naturaliser après ma mort ! Sur le coup, je n’ai pas réagi. Mais maintenant, j’ai compris ! Bon, d’accord, là je suis morte, congelée depuis plus d’un an dans un tiroir du département d’anatomie de la faculté de médecine de Nancy I. Mais bientôt, ils vont venir me sortir de ce foutu

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congel, ils vont me préparer, me faire belle, m’empailler, me plastifier, me siliconer que sais-je ! En tous cas il paraît que j’aurai une belle place, une place de vedette dans un superbe endroit du musée, sous les feux des éclairages refaits à neuf, entourée de magnifiques spécimens de ma grande famille. Même qu’il paraît que Jojo viendra me rejoindre quand il aura fini de mourir de chagrin. Et là, dans cette vitrine spacieuse, lumineuse et surtout sans ces horribles barreaux devant nos yeux de verre, ils reviendront tous nous voir, eux, les promeneurs du dimanche avec leurs petites filles à couettes et manteaux roses, eux, les badauds émerveillés par nos pelage redevenus brillants, eux, nos admirateurs de toujours, nos fidèles, notre public à nous ! Et à nouveau les enfants crieront à tue-tête dans les allées : « Regarde papa, c’est Jojo !…c’est Juju !… Ils sont revenus !!!…» Et là, derrière mes yeux tout neufs et mon sourire figé de vieille guenon, dans mon âme que taxidermistes ou autres thanatopracteurs n’auront pas réussi à empailler, je sais que je le connaîtrai enfin, cet instant insaisissable et fugace que la vie m’avait toujours refusé jusqu’alors : le bonheur…

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Le

tilleul ensablé Olivier THIRION

J

’avais bu toute la soirée. Pour tout dire, j’en tenais une sévère. Pour monter jusqu’au onzième étage, j’avais dû escalader une falaise aride battue par les vents en pestant contre l’ascenseur toujours en panne. Le vent était impitoyable,

déchirant mes vêtements, fouettant mon visage. Je traversais, avant de parvenir à ma porte, un champ jonché de cailloux aussi durs que la glace. Tant bien que mal, je réussis à introduire ma clé dans la serrure et à entrer dans mon petit studio. Je gardais les yeux rivés au sol pour suivre la trace nébuleuse qui me guidait dans la nuit jusqu’à mon lit. Je m’y affalais tout habillé en prenant tout de même le temps de m’injecter « l’usine à rêves ». Des songes étranges, fragmentés, troublèrent mon sommeil. La sorcière de la nuit vint tourmenter ma chair sans que je puisse m’en défendre. Ma nuit fut brève et je me battais dans ma tête. Les paupières closes, je me sentais chavirer, comme si j’étais sur un bateau. C’était encore pire que le pire souvenir de cuite, quand l’univers bascule et que rien ne peut l’arrêter. Quelque chose se passait, quelque chose d’insignifiant et de totalement saugrenu. Mes sens me disaient que la pièce bougeait alors que ma raison me disait, elle, que ce n’était qu’illusion due à l’ivresse. Pourtant, mon lit glissait bel et bien vers la fenêtre. Les meubles suivaient le même chemin. « Bon Dieu, qu’est-ce que je tiens… J’aurais dû rester à la bière. » Je me levais et essayais de me retenir, mais comme tout partait dans la même direction, je suivis le mouvement. En équilibre contre le mur qui correspondait, je dus bien l’admettre, au bas de la pièce ; je tentais un regard vers la porte-fenêtre du balcon. Là où n’étaient d’habitude que lumière rectiligne, alignement d’immeubles, s’offrait à mes yeux une infinie ondulation de dunes. La ville avait disparu !

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Le Tilleul Argenté penchait sur un bord et s’enfonçait dans le sable comme la carcasse rouillée d’un chalutier en mer d’Aral. Sa mâture gémissait sous les assauts du vent. On aurait dit que le grand navire s’était échoué au sortir d’une tempête. Je me traînais jusqu’au balcon et fus accueilli par le bleu profond du ciel. Au loin on aurait cru des voiles que gonflait le vent, puis les petits festons blancs de la mer en mouvement se multipliant jusqu’à l’horizon… Mais tout n’était que sable, immobilité et surtout, silence… Pas un bruit, pas un cri d’enfant, pas une mère hurlant, pas une mobylette. Je cherchais du regard un signe de vie. Rien ! Dans un coin du balcon quantité de cordages se trouvaient lovés. Des cordages pareils à ceux que j’avais vus si souvent sur le pont des navires. Comme je ne pouvais remonter vers la porte de mon appartement, je jetais une corde par-dessus la rambarde et entrepris de descendre. Mon balcon étant à l’aplomb du sommet d’une dune, je n’eus à faire un rappel que de quelques mètres. Bizarrement je me sentais très détaché, pas du tout effrayé ni même étonné de ce qui arrivait. Je remarquai alors que le navire était en train de sombrer. Je me vis, comme un enfant sur un iceberg, observant le naufrage du Titanic. Je regrettai juste qu’il n’y ait aucun canot à la mer, ni aucun rescapé baignant dans les remous et s’agrippant à quelques planches éparses. Le spectacle y perdait en intensité. Néanmoins, il y avait une réelle beauté à voir couler un si fier navire au milieu d’un désert. Je sus d’instinct, qu’hélas, je ne pourrais jamais partager cette beauté avec quiconque. J’imaginais, dans l’entrepont, le sable qui envahissait les cales. Je devinais les mugissements, les hurlements, les cris, les appels. La voix du bateau agonisant qui, dans un dernier sursaut, se dressa un moment pour s’enfoncer, tel un bouchon et disparaître à jamais. Je me sentis peu à peu gagné par une paix sereine et onctueuse. Le ciel se remplissait d’ombres rouges et noires. Dans le silence spectral qui recouvrait la dune, j’entrevis une nuée d’oiseaux, aux yeux étincelants sous des crêtes rouges, qui remplissaient le ciel.

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J’eus conscience qu’ils étaient là pour moi et attendraient leur heure…

La République de l’Est, Correspondant local.

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Opéra

Texte et gravures de Philippe FLESCH

Un grimoire,les secrets bien gardés d’une tragédie à venir remisés comme une panoplie,boîte à outils prévisible pourtant,dès l’ouverture…Une envolée,un suspens,quelques notes au bout de la baguette,une ritournelle s’impose qui reviendra après s’être retirée en douce, subreptice. Il faut un chef comme s’il s’agissait de cuisine, ou d’un maigre Graal, il faut un empire à ce chef , une aire qu’éclaire un fanal, l’étoile lointaine où tout se sait,tout s’invente. Il regarde le rideau ce chef et y voit les palais dans la brume, les armées de pacotille, les héros poudrés aux sourires de magazine. Il entend le pas des conjurés, les murmures des amants. Il connaît ce halo que le temps dépose sur la parole des hommes quand elle est trop précise, trop prophétique.

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La scène s’éclaire, une plaie rougeoyante et profonde, un enfer où s’enflamment les cœurs car il est toujours question de cœur, et de sang. C’est le sang qui y coule, celui des soldats, des conquérants. Allusion à d’autres massacres à la géométrie réelle quand ici on se contente de perspectives de peintre, sans majesté, que la permanence des regards ouvre pourtant en territoires lunaires comme si tout à coup un autre que celui qui regarde regardait alors et donnait à la scène l’espace des grandes batailles.

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Les bras sont armés,d’homme ou de femme,qu’importe,c’est la lame qui accroche la lumière,c’est à la lame que s’accroche l’intrigue,toujours disproportionnée,étirée, pesante,inutile presque quand on sait le geste de l’escrimeur,sa soudaineté qu’ici on fait durer pour que s’accomplisse la vengeance,ou le crime simplement mais le crime n’est jamais simple . Tout cela suppose l’œil du ténor, l’œil vigoureux comme une topaze, un œil perfide fixant l’épée. Le sublime de l’estocade résiste à l’ombre où se terre l’autre qu’on entrevit, dont la voix un instant fut celle de la ritournelle, la voix de mémoire qu’après on garde en tête et qui ne s’enfuit pas.

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Elle,immuable,prodigieuse,discrète,puis jalouse,envieuse,prête à tout pour tenir l’avant scène,s’y jouer de toutes les réticences,sourire avant terme,souffrir du poids de cette lumière irradiant son monde de femme, reprendre souffle sans ciller comme s’il s’agissait du dernier. De quels procédés astucieux userait-elle si elle n’avait cette force qui lui suffit à renverser tous les obstacles, à s’allier les derniers irréductibles ? Elle se sait attendue où d’autres ont renoncé, là où comme par un supplice elle connaîtra la sainteté puisqu’en la matière Dieu n’est jamais trop lointain, trop absent. Destin qu’il lui sera facile d’assumer tant elle s’y sera préparée, tant elle saura mettre de distance entre ce qui vit sans mystère et ce mystère qui la fait vivre.

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Les ténors sont faits pour l’amour, l’amour les attire, force sans loi à laquelle ils ne résistent pas .Ils ferment les yeux et se retrouvent seuls jusqu’à ce que cette solitude les emporte. Vertige de la cohabitation de la foule et de l’homme seul qui parvient à capter tous les regards et invente un nouveau monde à la prodigieuse architecture. C’est ce monde qui s’épuise quand sa voix s’éloigne et qu’en bas la musique enfle et remonte. Une éternité de silence désormais puisque ce qui vivait devant nous n’existe plus, peu à peu s’annule en nous. Règne le silencieux,au dehors et en dedans,puissant silence à peine troublé par la ritournelle insistante,quelques notes volées qui s’estompent au fil des marches du grand escalier dont le marbre résonne des pas de ceux qu’en tombant le rideau libère.

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Album

photos

Gilles CORDONNIER

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Murs-murs-rails Pierre-Louis T.

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Georges Sadoul,

nancéien et historien du cinéma français Claude NAUMANN

À la mémoire d’une autre nancéien et historien du cinéma, Roger Viry-Babel.

Q

ui s’intéresse au cinéma et à Nancy ne peut oublier la figure de Georges Sadoul, grand historien français du cinéma, né à Nancy en 1904 et mort à Paris en 1967. Ancien surréaliste, ami d’Aragon, membre du parti communiste, il

est surtout connu dans le milieu cinéphilique pour avoir écrit une monumentale Histoire générale du cinéma en six volumes dont le premier tome est publié en 1946 mais qui restera inachevée à sa mort en 1967. Œuvre démesurée, entièrement écrite à partir de notes prises lors de ses innombrables séances de cinéma ou à partir de ses propres souvenirs (à une époque où il n’y avait ni DVD, ni cassette vidéo pour revoir les films ! ), cet ouvrage reste encore aujourd’hui, malgré les inévitables erreurs et une lecture souvent politiquement orientée (les cinéastes soviétiques les plus hagiographiques du stalinisme y sont mieux traités que les cinéastes américains) une somme impressionnante sur les différentes cinématographies mondiales des origines à 1929. Lecture indispensable donc, pour quiconque s’intéresse à l’Histoire du cinéma des premiers temps,  et qui témoigne d’une puissance de travail et d’une mémoire phénoménale. D’autant qu’il faudrait ajouter à son grand œuvre une centaine d’articles sur les sorties nationales dans l’hebdomadaire culturel du Parti Communiste Français « Les Lettres Françaises » sans oublier ses ouvrages sur Lumière, Méliès, Chaplin, son dictionnaire des Films, des Cinéastes, son Histoire du cinéma Français, ses conférences à L’Idhec (l’école française de cinéma, ancêtre de la FEMIS) , son rôle à l’Association Française de la critique de cinéma….bref un incontournable de l’Histoire du cinéma qui a donné son nom à un prix cinématographique distribué chaque année.

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Mais qui était donc ce nancéien devenu si célèbre dans le paysage cinématographique français ? Georges Sadoul naît le 4 février 1904 à Nancy dans une famille bourgeoise et intellectuelle, originaire de Raon l’Etape où Georges séjournera souvent dans la demeure familiale pour travailler à ses livres. Son père, Charles, issu d’une riche famille d’industriels vosgiens, est un écrivain, libéral et dreyfusard, conservateur du musée Lorrain et fondateur du « Pays Lorrain » en 1904, revue érudite sur la Lorraine qui existe toujours aujourd’hui.. Georges, le fils, se passionne très tôt pour la lecture et bientôt pour le cinéma avant d’entreprendre des études de droit à la Faculté de Nancy. Parallèlement, il participe au comité Nancy-Paris, cette association culturelle de 1923 à 1927, chargée de faire découvrir au public nancéien après la période de l’Art Nouveau, les principales expressions de la modernité artistique européenne. Georges Sadoul rapidement le principal animateur puis le

en devient

secrétaire général. C’est à ce titre qu’il

fait venir à Nancy de nombreux artistes : musiciens, hommes de lettres, architectes, peintres, cinéastes qui illustrent ce renouveau de l’expression artistique des années 20. Sadoul se souviendra plus tard de cette jeunesse nancéienne «  J’avais vingt ans. Depuis plusieurs années, j’étais fou de cinéma. Depuis que j’avais eu seize ans et dix francs en poche, j’allais, chaque semaine, six fois au moins dans les cinémas de Nancy. Je m’étais abonné à Cinéa, fondé par Louis Delluc.  Je m’enthousiasmais, pour les westerns, les films de Delluc et de Marcel L’Herbier. J’organisai à Nancy, en octobre 1923, une conférence où Jean Epstein vint présenter « Cœur Fidèle » et rendre hommage à Canudo (grand critique italien qui inventa l’expression « septième art »). C’est à peu près à la même époque qu’il aurait rédigé une pétition pour que le grand film de l’Expressionnisme allemand « Caligari » de Robert Wiene, interdit par le maire de Nancy (« film boche »), soit projeté à Jarville. C’est lors de ses nombreux voyages dans la capitale pour le Comité Nancy-Paris qu’il fera la connaissance de Louis Aragon avec lequel il restera lié toute sa vie, lequel lui fera connaître les Surréalistes. Sadoul les invite lors de la grande exposition de 1926 à la galerie Poirel de Nancy où l’on put apprécier, pour la première fois à l’extérieur de Paris, les œuvres surréalistes de Ernst, Miro, Man Ray, Chirico, Masson, Arp…sans oublier les grands artistes du moment : Matisse, Picasso, Braque, Léger, Chagall….Exposition audacieuse et mémorable qui fit scandale à Nancy en raison des propos notamment antimilitaristes des surréalistes qui passaient mal dans une ville de garnison entre les deux guerres. Le musée des Beaux-Arts de Nancy a d’ailleurs rendu hommage en ce

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début d’année 2007 à cette association culturelle nancéienne. Par Aragon, Sadoul devient rapidement un membre du groupe Surréaliste. Avec son ami nancéien, André Thirion, également membre du comite Nancy –Paris, ils fréquentent tous deux le logement collectif de Marcel Duhamel, rue du Château, où il rencontre Prévert et Tanguy. Dans la grande tradition du Surréalisme, Sadoul enverra par exemple une carte postale au major de Saint-Cyr, le menaçant d’une fessée publique. Le jeune major fera suivre le courrier à son supérieur hiérarchique qui portera plainte. Sadoul sera condamné à trois mois de prison : on ne plaisante pas avec les futurs représentants de l’Armée Française dans les années vingt ! Sadoul ne reste pas en France : il part pour l’Allemagne avant de rejoindre Aragon et Elsa Triolet en Russie au congrès des écrivains de Kharkov en 1930 où l’on disserte longuement sur les moyens de servir par l’art les objectifs du « réalisme socialiste ». C’est dans ce contexte très stalinien que Sadoul et Aragon signent alors un texte hallucinant qui subordonne l’œuvre artistique aux besoins du prolétariat. Extraits : « Nous devons préciser que nous ne nous considérons pas comme solidaires de l’ensemble des œuvres individuelles publiées par des membres du groupe Surréaliste…Nous estimons que nous avons à préciser que nous nous plaçons toujours dans le cadre du matérialisme dialectique et que nous repoussons toute idéologie idéaliste (notamment le Freudisme). Nous nous désolidarisons de toute idéologie confusionnelle touchant le Trotskisme que nous considérons comme idéologie social-démocrate et contre-révolutionnaire… Notre seul désir est de travailler de la façon la plus efficace suivant les directives du Parti à la discipline et au contrôle duquel nous nous engageons à soumettre notre activité littéraire. Moscou, 1er décembre 1930. ». Ce texte provoquera une explication sérieuse avec Breton, avant la rupture l’année suivante. Sadoul comme Aragon quitteront définitivement le groupe Surréaliste pour s’engager pleinement dans le Parti Communiste Français qu’ils ne quitteront plus. Pendant les années trente, Sadoul travaille au comite de lecture de Gallimard sous la direction de Jean Paulhan, publie un ouvrage sur la Religion et le Chômage en 1932, un essai historique sur la presse enfantine en 1938. Militant engagé dans le Parti, il collabore tout naturellement aux différentes revues communistes (Commune que dirige son ami Aragon dès 1935, Regards…) avec le photographe Henri Cartier Bresson dont il a épousé la sœur. Il y publie ses premières critiques cinématographiques qui doivent concurrencer l’influence grandissante des deux grands journalistes cinématographiques de l’Extrême Droite française : Maurice Bardèche et Robert Brasillach (L’action Française, Je suis Partout). Sadoul commence alors à prendre des notes pour préparer la rédaction de son Histoire générale du cinéma à une époque où

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aucun ouvrage encyclopédique n’avait été publié en Français. Pendant la guerre, Sadoul est mobilisé et se retrouve pendant la Drôle de guerre au dépôt de Vandoeuvre dont témoigne son journal publié en 1977 : « un ancien village, joliment accroché au flanc d’un coteau. Après les exercices, promenade en forêt avec Houillon et trois autres, en cueillant des champignons, nous allons vers Messein où nous faisons cuire notre cueillette dans une auberge ». A quelques minutes en tram de l’appartement de sa mère, il dîne quelquefois avec elle au restaurant Thiers : « Officiers, généraux, colonnes de stuc, luxe désuet. Services pompeux et que la mobilisation des garçons a désorganisé. La ville ressemble un peu, dans sa fièvre de grand centre assez proche du front, à ce qu’était en janvier 1937, pendant le premier hiver de la guerre d’Espagne, Valence, avec ses restaurants où la viande se faisait rare ». Il se promène souvent dans les rues de Nancy, retrouve « La Brasserie universelle, une petite salle de cinéma de la rue Saint-Jean, très 1914. Les spectateurs tiennent leurs masques à gaz dans une boîte de fer ronde… Je vais ensuite dans les pauvres rues du quartier Claudion, une misère atroce, et qui ne m’avait jamais tant frappée : enfants barbouillés et rachitiques, maigres et dépenaillés. Des Nord-Africains, des fillettes pâles, d’antiques débris de la prostitution. Sinistre horreur ». Il en profite également pour travailler sur son Histoire du cinéma « à la charmante bibliothèque municipale ». Démobilisé, il retrouve Aragon à Paris puis le suit à Lyon en 1942 chez René Tavernier, le père du cinéaste où l’écrivain met au point la constitution du Comité National des écrivains de la zone Sud dont Sadoul fait partie. L’historien du cinéma devient son agent de liaison notamment quand Aragon et Elsa entrent dans la clandestinité pendant l’été 43. A la Libération, il va tout naturellement s’occuper de la chronique cinématographique des Lettres Françaises que dirigera son ami Louis Aragon dès 1948 et où il défendra avec passion et tolérance le cinéma français dans toute sa diversité, des réalisateurs

classiques de la Quatrième République (Autant-Lara,

Clouzot, Becker, Clément…) aux jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague de la fin des années cinquante (Godard, Truffaut, Resnais…). En mars 1953, en bon militant, Sadoul participe activement au numéro spécial des Lettres Françaises sur la mort de Staline, avec le célèbre portrait du « petit père des peuples » dessiné par Picasso qui sera très critiqué par le PCF car trop irrespectueux . Parallèlement, il entreprend l’édition de sa monumentale Histoire générale du cinéma dès 1946 qui traite dans le premier tome de « L’invention du cinéma de 1832 à 1897 » avec toujours ce souci historique d’étudier les origines de l’invention du « cinématographe »  afin de montrer que l’invention des Lumière en 1895 est le fruit d’une multitude de découvertes scientifiques qui parcourt tout le 19e siècle. Il publiera

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également dans la collection Seghers un livre sur son ami Aragon. La maladie dans les années 65, 66 l’empêchera de terminer son grand œuvre ainsi que ses autres projets dont un scénario sur « Jacques Callot » que Roger Viry-Babel, professeur de cinéma à Nancy 2, réalisera en 1992 pour France 3. A sa mort en 1967, Aragon prononcera son éloge funèbre devant le siège de L’Humanité en évoquant leur quarante années de combat commun et en regrettant leur rupture avec Breton mort l’année précédente. Au Conservatoire Régional de Lorraine, on peut encore voir des films projetés dans la salle Georges Sadoul inaugurée par sa seconde femme, Ruta, dans les années 90.

Pour en savoir plus : Aragon par Pierre Daix, Flammarion ; Site internet : gsadoul.free.fr ; La dynastie des Sadoul par Roger Viry Babel, FR3, 1992

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Un personnage peu recommandable

Evelyne KUHN, illustré par Franz

« Tout ceci ne servirait à rien et nous ferions mieux de nous taire si mieux comprendre le passé ne servait à mieux comprendre le présent. » Lucien BONNAFÉ

S

’il y a des rues mal fréquentées, il existe également des noms de rues peu fréquentables. Les riverains de celles-ci ne sont en aucun cas incriminés ; cette mauvaise réputation ne vise que le personnage dont le nom figure sur la plaque

de leur rue. Je vous propose une petite promenade dans Nancy. Vous remontez l’avenue de Boufflers, vous prenez ensuite, à gauche, la rue Eugène Corbin puis, à droite, le sentier Ambroise Thomas. Vous croiserez alors la rue Florent Schmitt qui mène à la rue Gabriel Pierné. Arrêtez-vous devant la plaque de la rue Florent Schmitt. Si je vous dis que Debussy, Charpentier ne sont pas loin, vous devinerez aisément que vous vous trouvez dans un quartier qui veut honorer la mémoire de certains de nos grands compositeurs de musique. Oui, Ambroise Thomas, Florent Schmitt, Gabriel Pierné, Claude Debussy,

Marc-Antoine

Charpentier

étaient

des

compositeurs de musique. Et pourtant, je pense que Florent Schmitt n’a pas sa place parmi eux. Non que je conteste son appartenance à la famille des compositeurs. Florent Schmitt, né en 1870 à Blâmont (Meurthe et Moselle), a entamé ses études musicales à Nancy avant de rejoindre le Conservatoire de Paris. Entre autres reconnaissances, il se voit décerner, en 1900, le premier Grand Prix de Rome. Il laisse à sa mort, en 1958, une œuvre conséquente qu’apprécie certainement un nombre non négligeable de musicologues.


Ceci ne justifie pas cependant le choix fait de lui octroyer l’honneur de faire partie de la nomenclature des rues de notre ville car les engagements de Florent Schmitt font de lui un personnage peu recommandable. En voici quelques exemples. Le 2 décembre 1933, dans l’Action Française, Lucien Rebatet relate que, lors d’un concert à la Salle Pleyel, à Paris, « … un interrupteur a bruyamment crié à plusieurs reprises : Vive Hitler ! Pour ajouter ensuite que l’on avait assez de mauvais musiciens en France sans héberger tous les juifs d’Allemagne. » Cet interrupteur n’était autre que Florent Schmitt ! Et le compositeur injurié, Kurt Weill ! Kurt WEILL, Juif allemand, s’était réfugié en France en mars 1933 après avoir fui l’Allemagne où les nazis avaient interdit ses œuvres et fait brûler ses partitions. Il s’exilera ensuite aux Etats-Unis en 1935. C’est justement en 1935 que se crée en France, à l’instigation du nazi Otto Abetz, le Comité France-Allemagne auquel adhère Florent Schmitt. S’y côtoient pacifistes naïfs et nazis convaincus. Les activités de ce comité cesseront fin mai 1939. Mais dès l’automne 1940, se met en place le Groupe Collaboration qui sera officiellement autorisé en février 1941 par les autorités d’occupation. Ses membres se réclament de Pétain, de la révolution nationale. Ils militent pour une Europe unifiée sous direction allemande et pour favoriser la collaboration avec l’Allemagne nazie dans tous les domaines. Florent Schmitt sera le président d’honneur de la section artistique musicale. Il participera ainsi, en décembre 1941, à un voyage de musiciens français organisé par Joseph Goebbels à Vienne. À la libération, la justice classa sans suite les poursuites judiciaires à l’encontre de Florent Schmitt pour indignité nationale. Mais le Comité national d’épuration des gens de lettres, auteurs et compositeurs lui interdira d’éditer ou de faire jouer ses œuvres pendant une durée d’un an. À Saint-Cloud, un lycée portait le nom de Florent Schmitt depuis 1968. Alertée, en 1995, par un des professeurs, la communauté scolaire décida de débaptiser l’établissement, estimant que Florent Schmitt ne pouvait être présenté comme un modèle aux lycéens. Depuis 2005, cette débaptisation est effective et l’établissement porte désormais le nom d’Alexandre Dumas. Alors, la ville de Nancy, qui a su rendre, en avril 2007, un réel hommage à Kurt Weill en accueillant son opéra « Grandeur et Décadence de la Ville de Mahagonny », ne devrait-elle pas suivre l’exemple de ce lycée de Saint-Cloud en débaptisant cette rue Florent Schmitt qui nous déshonore et, pourquoi pas, en lui donnant le nom de Kurt WEILL ?


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Trois

nuits

Sonia RISTIC, illustré par Sylvie THOURON

I

l y a des nuits qui sont cruellement courtes, et il y en a qui semblent éternelles. Il y a eu une nuit, une nuit tellement épaisse que mille fois cette nuit durant j’ai pensé que plus jamais il ne ferait jour. J’attendais à la fenêtre, cigarette après cigarette.

La nuit n’en finissait pas. Je guettais, j’épiais, je priais, mais rien, seule l’obscurité, le silence, la nuit à perte de vue, à perdre espoir. Lorsqu’il était là, je priais aussi, pour qu’une éclipse ait lieu et qu’elle soit sans fin, pour qu’un phénomène surnaturel vienne prolonger notre nuit, pour qu’un miracle repousse le jour, pour que le bonheur ne cesse pas. J’ai contemplé l’aube, incrédule, comme si ce fut un mirage. Ce n’est que lorsque le clair se fit et que j’entendis les premiers bruits de la vie, toute la musique du quotidien, que mon coeur se remit à battre et ma respiration redevint régulière. «Alors, il n’y aura pas d’éclipse - ai-je pensé - la terre ne s’arrêtera pas de tourner, la vie suit son cours et moi, je suis toujours là...» Je me suis dirigée vers la salle de bain, les jambes engourdies et la tête lourde. Et sous la douche brûlante, une idée nouvelle est apparue, étrange. «C’est possible donc, la vie sans lui. Il y a un après, un après la nuit, un après nos trois nuits.» C’était il y a trois ans. Trois ans déjà. Dieu... Trois années de jours et de nuits qui se suivent, comme toujours, comme si de rien n’était, comme si c’est ainsi que ça devait se passer... Je ne sais pas si c’est ainsi que ça devait se passer. Je ne sais pas si ce fut un choix, le sien, le mien, le nôtre ? On m’a dit que sans doute, c’était écrit, mais ça, c’est une phrase toute faite. C’était il y a trois ans. Trois nuits de ma vie, trois nuits d’il y a trois ans.

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J’ai voulu tout garder de ce temps compté, tout graver dans la mémoire du coeur et du corps, retenir l’image de chaque instant derrière mes paupières closes. C’est pour cela que trois nuits durant je n’ai pas dormi, trois nuits durant je l’ai regardé sans cligner, de peur de perdre ne serait-ce que l’ombre d’un sourire. Lui, il s’endormait à l’aube et moi, je voulais l’accompagner dans ses rêves, je voulais juste le regarder respirer, le regarder exister. Je sentais son étreinte se relâcher, son bras sur mon ventre s’alourdir, son corps se détendre et sa respiration devenir régulière. À cet instant, je voulais croire que j’étais responsable de cette paix et que mes prières suffisaient pour chasser tous les démons, les siens, les miens, tous les démons, tous les présages, toutes les malédictions. Nous nous sommes rencontrés dans une foule et nous nous sommes parlés comme il est d’usage. Nous nous sommes vus tous les jours. Nous avons échangé des regards, des banalités et des vérités. Ce fut clair, dès le premier regard, qu’il n’y aurait pas que des regards. Ce fut évident, dès la première banalité, que je l’aimais. Et ce fut limpide, comme une première vérité, que c’était une histoire qui ne devait pas être. J’ai toujours voulu si fort tout ce à quoi je n’avais pas droit. Et lui, il ne désirait pas plus que ce qu’il avait déjà. Un jour, une grève, une foule dans un compartiment de métro, deux corps qui se rapprochent, deux corps trop près, beaucoup trop près pour une histoire interdite. Deux regards qui n’osent se rencontrer, mais des mains qui se cherchent, timidement, qui se trouvent et des doigts qui se frôlent puis s’enlacent. Un menton sur une épaule, une joue contre une autre et un liquide chaud qui parcoure les artères. Après, le temps a repris son cours et nous avons retrouvé le monde, sans oser nous regarder. Nous avons parlé d’une voix sourde et plate qui ne pouvait dire que des banalités. Les regards ont fui, lâches devant les vérités et nous avons fait comme si de rien n’était.

Un soir, il m’a raccompagnée. Il était dix-huit heures et la nuit venait de tomber. «Tu veux monter boire un thé?». J’ai accroché sa veste sur le portemanteau et j’ai prié. Il était dix-huit heures et la première des nuits venait de tomber. J’ai prié. J’ai fait un marché avec Dieu. «Donne-moi trois nuits. Il n’est pas mien, il ne peut l’être... juste trois nuits...» Un proverbe chinois me revient en mémoire. «Faites attention à ce que vous désirez, vous pourriez l’obtenir.» J’ai demandé trois nuits. Je n’en ai eu que trois. Aurais-je eu plus si je l’avais demandé ? Aurais-je eu l’audace...


Tais-toi. Tu as eu trois nuits... Je lui ai tendu la tasse. Nos mains se sont touchées. Il s’est levé. «Je vais y aller» - at-il dit. Je me suis précipitée dans le couloir chercher sa veste et son odeur m’a fait chanceler. Oui pars maintenant pars rejoindre ce lit qu’un autre corps a réchauffé pars rejoindre cette femme que j’envie tant. Il y a un enfant qui dort dans une chambre toute bleue tu m’as raconté comment tu as repeint cette pièce lorsque ton fils a commencé à parler et que son premier mot a été bleu. Pars maintenant parce que si tu restes un instant de plus il sera trop tard pour partir et tu t’en iras quand même et d’avance j’en souffre ce sera trop tôt. On était dans le couloir et je regardais le plafond comme s’il allait me tomber dessus. Je narguais Dieu, de toute façon, je ne crois pas en Toi ! J’avais envie de rire de moi, de mon coeur qui battait trop fort et de mon ventre n’ayant pas porté un enfant qui a dit bleu, des larmes traîtresses qui sont montées de ce ventre stérile, de la rosée sur mes cils et de la nuit qui venait de s’épaissir. Lorsque ses lèvres ont effleuré les miennes, j’ai fermé les yeux. Mes bras restaient ballants le long de mon corps tremblant. «Tu veux que je partes ?» - m’a-t-il demandée. Je n’ai su que répondre. Le silence a été long et je fixais à nouveau le plafond. «C’est Toi qui ris de moi à présent ?» demandais-je à Dieu mais comme toujours, je n’eus pas de réponse. «Oui, pars, il vaut mieux...» Il m’a embrassée sur le front et il a posé sa main sur la poignée. «As-tu envie de rester ?» - ma voix m’a trahie. Il a ri, fort, de bon coeur, il a ri de moi et j’ai pensé qu’il était si beau avec ses rides aux coins des yeux. Trois nuits de fin de semaine. C’étaient les vacances scolaires. Pas d’enfant dans la chambre bleue pendant trois nuits. Lorsque la quatrième nuit a voulu tomber, il a dit «Je dois y aller». Une écharpe est restée sur le portemanteau, j’ai menti plus tard, disant que je ne l’avais pas retrouvée. J’ai dormi avec jusqu’à ce que son odeur ne s’évanouisse puis je l’ai enroulée autour de ma lampe de chevet pour teindre la descente de mes rêves en bleu. Je l’ai vu tous les jours, dans la foule. Quelques regards, quelques vérités. On n’a jamais su retrouver les banalités. J’ai rencontré l’enfant et sa mère et je les ai aimés très fort eux aussi. Ils avaient tous deux les yeux du même bleu. C’est alors que j’ai pu enlever l’écharpe de ma lampe de chevet et que je l’ai offerte à un ami.

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Un jour, dans une foule, dans une grève, une main a touché mon épaule et j’ai reconnu l’odeur des trois nuits. Les ridules aux coins des yeux s’étaient creusées. Nous nous sommes parlés comme il est d’usage. Il me raconte que son fils va à l’école, qu’il ne supporte plus le bleu et qu’il faudra repeindre sa chambre. Parfois encore, je fixe le plafond, mais aujourd’hui je sais qu’il est bien solide et qu’il ne va pas me tomber dessus. Je fais très attention à mes désirs. Je ne négocie plus la réalisation de mes rêves avec Celui auquel je ne crois pas. De toute façon, la foi, les rêves et les vérités ont une chose en commun. Aucun des trois ne passe par les mots.

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Cadillac Patrick BOURGEOIS

I

l y a des rêves qui finissent par des cauchemars. Des rêves sans limites où l’être qui le désire, ne peut pas mesurer jusqu’à quel point il devient dépendant de son envie. David Simon a toujours connu l’écran du téléviseur dans l’environnement de son

enfance. Très tôt, la boîte à images lui a délecté une culture facile trop proche du rêve. La manie s’attrapa comme une maladie et David devint un maniaque en puissance. Il aimait, non, il adorait, pas encore assez puissant... voilà, il vénérait tout ce qui touchait au Rêve-Américain. À douze ans, sa chambre était une parfaite imitation d’un fort tenu par des tuniques bleues. Il avait poussé le vice jusqu’à demander à son père de remplacer la porte classique de la pièce par une porte en rondins de bois. Une fois dans son antre, il se jetait sur des bandes dessinées et des romans relatant toujours le même profil d’histoires. Soit les bons cow-boys décimaient les méchants indiens assoiffés de sang, soit le Shérif abattait le bandit dont la tête était mise à prix dans tout l’Ouest du Texas. Il était impossible de déterminer si le Rêve-Américain de David se situait dans la magnificence de la défense de la veuve et de l’orphelin, dans l’espoir d’aborder les vastes espaces qui lui manquaient dans sa cervelle d’oiseau ou encore dans l’application d’une épitaphe paraphrasée du Général Custer : Un bon ennemi est un ennemi mort ! Ses parents s’inquiétaient de savoir si l’influence de tels exemples ne pousserait pas leur fils dans un intégrisme profond à la gloire d’une race dite supérieure au nom d’une liberté sans limites. À dix-huit ans, il y eut le revirement fondamental. Celui du rejet complet de sa genèse, de ses racines. David somma tous ceux qui l’environnaient à abandonner son appellation d’origine en se rebaptisant : Jeff Simon, donnant phonétiquement avec l’accent : Sayemone. Il alla jusqu’à raturer sa carte d’identité et à biffer tous les documents scolaires à l’en-tête de son nom usuel. La chambre avait changé. Terminé l’abri aux remparts de bois. La tapisserie était devenue un placardage anarchique de posters, photos, écharpes, casquettes et bibelots de tout genre à l’effigie du nouveau monde. Hollywood n’était plus seulement dans sa tête. Hollywood était partout. Entre Maryline, Humphrey Bogart, Franck Sinatra et les autres, arrivait en tête de file le nouveau mimétisme : James Dean. Il avait vingt ans et jusqu’ici, David... oh pardon !... Jeff avait limité sa folie aux quatre murs de sa chambre.

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Les seules prémices de l’extériorisation de son obsession consistaient aux petits boulots des vacances scolaires : laver des voitures, tondre des pelouses, distribuer des journaux gratuits en les balançant dans les jardins sur une bicyclette munie d’un fanion aux couleurs du drapeau américain ou encore, servir des hamburgers dans les Fast-foods de la région. Rien de bien méchant, mais le mal gagnait toujours. Jeff Sayemone rêvait à l’ultime désir d’afficher enfin son monde. À force de durs labeurs, il avait réussi à économiser suffisamment d’argent pour se payer le luxe suprême d’un label accolé définitivement à sa personnalité. Il rencontra l’objet de ses rêves dans une foire pas comme les autres. Dans ce village, chaque année à la date du 1er mai, s’organisait une vente peu commune. Un marché géant de l’occasion. Tous pouvaient déposer n’importe quel objet qui serait mis à la vente. On y trouvait la salière de la grand-mère jusqu’à la moissonneuse, de la pompe à vélo à la cuillère en argent et tout cela pour une poignée de myrtilles. C’est déjà là que Jeff avait déniché une véritable panoplie de cow-boy avec en plus une selle et des bottes portant des éperons d’argent. C’était un moment qu’il ne manquait jamais. À l’heure fatidique de l’ouverture de la foire, ce fut la ruée vers les stands. Un instant de panique où les brocanteurs tentaient de rafler un stock aisément négociable à des amateurs de vieilleries pensant réaliser l’affaire du siècle. Jeff Sayemone fila vers un lieu qui n’attirait pas tant de convoitises. Derrière des tracteurs, des charrues, des tondeuses, il y avait un morceau de roi qui dormait sous la couche plastique d’une bâche de couleur verte. Il vit la parcelle d’une aile de voiture qui fit vibrer son cœur comme si le jeune homme découvrait une jupe de femme retroussée laissant vagabonder un fantasme jouissant. Pour Jeff, il n’y avait aucun doute. Le lustre qui frappait son oeil ne pouvait appartenir qu’à un rêve. Il s’approcha de l’engin et repoussa délicatement la toile. Toute pimpante, sortant presque de l’usine, une Cadillac rose, aux chromes étincelants, s’offrait à lui. Un homme mince portant une lourde moustache s’approcha et posa sa main sur celle du garçon qui caressait la machine. - Ne sens-tu pas les vibrations de ce cœur ? Jeff ne s’offusqua pas du geste. Il tentait de percevoir le rythme cardiaque et le miracle apparut : il ressentit le pouls de la mécanique ou plutôt le sien traversant le métal. - Quatre-vingts mille, cash... et elle est à toi ? - Elle en vaut beaucoup plus. - Je sais... mais quand je t’ai vu, j’ai su que tu n’étais pas n’importe quel acheteur... tu es son nouveau maître... elle est ton rêve ! - Mon rêve... La transaction fut immédiate et sans débat. Il posa sous les yeux du vendeur un chèque

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de la somme prévue. Le vendeur n’accepta pas ce type de paiement. Il voulait entendre sous ses doigts le bruit du billet de banque. Jeff le lui laissa quand même en guise de gage, en jurant que dès le lendemain matin, il serait là avec la somme en liquide. Ce qui fut dit, fut fait. Jeff Sayemone versa le prix. L’homme lui tendit les clés en balançant le trousseau comme un radiesthésiste son pendule. - Le rêve est à toi ! Jeff ouvrit la portière et s’installa au volant. En se posant, il sentit le siège se mouler à son dos. Un sentiment de puissance et de bien-être s’installa. Il glissa la clé de contact et la machine se mit à vivre. Le jeune homme ferma les yeux et imagina l’huile et l’essence se déverser dans les veines du moteur. Une pression sur la pédale et l’accélération fut immédiate. Il enclencha la première vitesse et le bloc d’acier roula. Jeff ne se retourna pas sur l’ex-propriétaire, il fila vers d’autres cieux. Le jeune homme testa la fermeture automatique de la capote et des fenêtres. L’aisance et la fluidité du mécanisme l’emportait par-dessus de tout. Il refit la manœuvre en sens inverse pour se retrouver au balayait

son

visage

moment, il n’enfreint routière sur la vitesse sa lenteur permettait

Il était prêt à conquérir la Terre entière et à poursuivre son périple jusque

dans

les

nuages

de

poussière d’un Nevada sauvage.

grand

air.

Le

vent

en le grisant. À aucun la

réglementation

autorisée. Au contraire, aux autres d’admirer

le modèle qui ne passait pas inaperçu. Il était prêt à conquérir la Terre entière et à poursuivre son périple jusque dans les nuages de poussière d’un Nevada sauvage. Jeff arriva à la maison de ses parents où il était toujours hébergé. Il descendit de la voiture, poussa le portail, il regretta ne pas posséder un système automatique d’ouverture. Le garage était perpendiculaire au chemin d’accès. Il occupait les trois quarts du soussol sur lequel était construit le pavillon. Il enclencha la marche arrière et se présenta dans l’étroit corridor, bordé à sa droite par un muret de pierres et à sa gauche par un mur de renfort. L’angle de braquage était mince. Le véhicule était long. Il demandait plus d’espace pour s’engouffrer dans le garage. Jeff manœuvra une première, puis une seconde et encore une troisième fois sans résultat concluant. Il descendit de la voiture en claquant la porte et se jeta tout de suite dessus en s’excusant auprès du véhicule de son geste de mauvaise humeur. Il resta immobile et jaugea la situation. Le jeune homme calcula l’angle d’attaque et pour se faciliter la manœuvre, il trouva dans le garage un pinceau et une boîte de peinture blanche pour délimiter au sol le chemin à suivre. Il posa la peinture sur le muret. Une nouvelle fois, faisant confiance à ses probabilités, il tenta d’entrer. Il était presque au bout de ses peines quand il stoppa. Il vérifia. Effectivement il manquait quelques centimètres pour obtenir satisfaction. Jeff

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ferma les yeux et respira un grand coup. Cette fois, ce n’était plus de la peinture qu’il chercha mais une masse. Il s’attaqua au mur de renfort. Jeff frappa de toute sa rage. Dans chaque coup, il lâchait sa rancœur de son impuissance. Il cassa et cassa sans se préoccuper des éclats qui volaient. Jeff s’arrêta quand le bruit sur la carrosserie fut plus fort. Il tourna la tête et vit que l’aile du véhicule était meurtrie d’éclats. Le dernier choc avait même entaillé la ferraille. Jeff jeta de rage la masse à travers le jardin, détruisant au passage, des pots de fleurs. Il tomba à genoux, pleura devant le sinistre et commença à lâcher une série de jurons. Il y avait déjà plus d’une demi-heure qu’il s’acharnait à ranger son engin, son rêve. Il remonta en rage dans la voiture et tenta de passer. Le mur faisait toujours obstruction. Alors, il avança plus nerveusement et frappa le muret de pierres en reversant la peinture. Jeff hurla en voyant la plaie sur le chrome du pare-choc et la tache de peinture. Il fulminait. Sa mésaventure n’avait eu jusqu’alors aucun témoin mais devant ses cris de bête blessée, son père était descendu. L’homme vit la voiture et l’embarras de son fils. - Tout ça, c’est de ta faute ! hurla Jeff en voyant son père. Ta baraque est une merde, elle est toute pourrie ! L’homme ne dit rien. Le visage de son fils avait une expression de colère qui le refroidit de le contester. Le jeune homme sauta de la voiture et se planta devant son père. - Je ne peux pas rentrer cette putain de bagnole parce que ton garage est trop petit... tu entends ! C’est «ma» voiture... Jeff attrapa l’homme par le col de sa chemise et il le secoua sans ménagement. Le père essaya de contrecarrer la violence physique mais le jeune homme décuplait ses forces dans sa colère. Il balança le bonhomme qui aboutit dans les étagères de l’atelier du fond de la pièce. Tout l’attirail dégringola en emportant les trois dents acérées d’une fourche à foin. L’homme transpercé ne bougea plus. La rage toujours au ventre, Jeff retourna à la voiture et tenta de faire entrer de force l’engin. Au passage, il agrippa l’aile arrière gauche qu’il froissa. Jeff hurla comme un chien fou au volant du monstre qui lui résistait. Quand il emboutit l’aileron droit et qu’il entendit les catadioptres éclatés, il n’avait plus figure humaine. La machine ressemblait petit à petit à une charpie métallique. Le lustre n’était plus là. Le jeune homme s’acharnait sans répit, mutilant les murs et son rêve. Sa folie dura toute la matinée. À l’heure du repas, la voiture était dans le garage. Seul un connaisseur avisé aurait pu annoncer la marque du véhicule. Il ne restait même plus une vitre intacte. Le volant touchait les pieds d’un jeune propriétaire qui s’était pendu devant le désastre. Un autre gisait dans les étagères de l’atelier. Le carnage était hallucinant. Vous voyez bien que j’avais raison !... Il y a des rêves qui finissent comme des cauchemars.

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Æthiopia

Alban LECUYER

L

a TV braille un bruit barbouillé au bout de la table en mélamine. Encore mal réglée, l’antenne. Ce doit être à cause du vent. Souffle fort depuis hier soir. Elle monte un peu plus le son, beaucoup trop en réalité, et ça gueule vraiment dans

la cuisine, elle ne s’en rend pas compte. Distingue bien les images, ça lui suffit. Un coureur éthiopien vient de chuter. C’est Gezahegne Abera. Une nuée de pieds s’abat et rebondit devant lui comme une poignée de cailloux jetée sur le sol. Cinq, dix, quinze, les mètres défilent sans l’Éthiopien. Il lui en reste vingt-cinq mille à parcourir, le ciel est bleu ce jour-là à Sydney. Chez elle, il fait encore nuit. Plus sommeil. Assise en face du poste de TV, elle fume, boit du café. Elle préfère le café maintenant. Pour l’arrière-goût qui ne la quitte pas jusqu’au soir. Et pour l’odeur aussi. Va bien avec celle de la cigarette. Remplit rapidement la cuisine. Et puis tout l’appartement, jusqu’aux sanitaires qu’elle ne pense plus à fermer depuis qu’il est parti. C’est important les odeurs quand on vit seul. Ça prend de la place, ça comble les vides. Le même rituel depuis trente ans : regarder l’heure sur l’horloge de la chambre, ignorer le froid sous les pieds, vider le cendrier de la veille, le rincer dans l’évier, allumer la TV, mettre en route la cafetière électrique. Et attendre que l’eau se mette à bouillir à l’intérieur. Elle aime bien ces gestes-là. Ils lui rappellent ce fameux soir où il a prétendu que c’était ça, le bonheur. SEB. « Signe Extérieur de Bonheur. » C’est ce qu’il avait dit en lui tendant le paquetcadeau. Il était déjà en pyjama, souriait sous la lumière faiblarde du plafonnier, avec du souci tout autour des lèvres. Répétait qu’il n’y a pas de couple heureux sans l’une de ces nouvelles cafetières électriques. Que les amis, les voisins ou même le facteur, quand il entre pour nous faire signer un reçu, ont l’œil pour ces détails-là. Un couple sans cafetière électrique, il avait conclu en déballant l’objet lui-même, comme pour lui-même, parce qu’au fond c’est à lui que ça faisait plaisir, c’est comme un couple stérile : un aveu implicite de malheur. Des enfants, ils en avaient déjà deux. Alors elle avait rêvé d’un collier, celui que le petit bijoutier de la rue Rollin exposait en vitrine, sans trop y croire. C’était leur vingtième anniversaire de mariage, c’était il y a longtemps.

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Il avait tenu à essayer la cafetière tout de suite. Là, tout de suite, alors qu’ils s’apprêtaient à aller se coucher, elle n’avait pas eu envie de café. Elle en buvait rarement du reste. Préférait le thé à l’époque. À cause de l’arrière-goût justement, et de l’odeur aussi. Peu importe, il fallait s’assurer qu’elle fonctionnait correctement. On ne savait jamais. Les vices cachés, les limites de garantie, tout ça. Valait mieux se montrer prudent, même avec les marques françaises. Ou surtout avec les marques françaises, elle ne se rappelle plus très bien son propos. Il a commencé par lire le mode d’emploi. Ses lunettes de la table de nuit à son nez qui gardait la marque des plaquettes, toujours le même geste avant de s’endormir, nouvelle cafetière ou pas. Lire un peu pour se donner sommeil, comme on se donne des coups sans vraiment se faire mal. C’est important le mode d’emploi, il disait en bâillant. C’est la psychologie de la machine. Pareil pour l’être humain. Sans empathie, sans notice explicative, on se comprend pas. Or il voulait comprendre cette cafetière. Communiquer avec elle, apprendre à anticiper ses humeurs ; ça évite les malentendus paraît-il. Il a lu le livret jusqu’à la dernière ligne. Comme un roman, appliqué. Les yeux un peu trop près du papier. Il était comme ça. Méticuleux. Ennuyeux. Même le tableau des pannes éventuelles, sur la dernière page, il ne l’a pas passé. Son doigt a suivi chaque ligne avec soin pour ne pas en manquer une. Symptôme – Cause possible – Solution : il a tout mémorisé en silence. Elle l’a retrouvé à quatre pattes sur le carrelage de la cuisine, la tête prise en étau entre le Frigidaire et leur nouvelle machine à laver automatique. Un cadeau de sa mère à lui, la machine à laver. Qui lui avait laissé une émotion amère. Comment elle s’occupait de son linge ne regardait personne, surtout pas cette vieille pie-grièche. Au bout de la table en mélamine, la radio se passionnait pour la dernière mission Apollo. Disait que l’homme marcherait bientôt sur la Lune, peut-être même avant la fin de la décennie. Elle s’est assise en attendant qu’il ait fini d’installer son cadeau. Pas de prise à hauteur d’homme. C’était idiot, il n’y avait pas pensé. Allait devoir trouver une rallonge. Jamais assez longs les fils de chez SEB. Croient qu’on a toujours la prise qu’il faut là où il faut, chez SEB ? Moi j’ai le cou bien situé, entre la tête et les épaules, elle se disait pendant ce temps. Il n’est peut-être pas très joli mais il est là où l’on pose les colliers. C’est pas compliqué un collier, pas besoin de mode d’emploi, ni de prise électrique. La cafetière trônait au milieu de la paillasse qu’elle avait astiquée après le dîner. Paraissait plus terne que sur les publicités des magazines. Plus petite aussi. Une forme de capsule Apollo, justement, mais qui ne partirait jamais d’ici, dont elle n’était pas

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près d’être débarrassée. Oui, un genre de capsule en inox, toute bête, avec quelques traces de doigts sur les côtés, de ses gros doigts à lui. La mettait mal à l’aise, cet objet dans lequel elle apercevait le reflet de sa cuisine un peu tordu, un peu bancal. Elle aimait pas trop qu’on reluque son chez elle comme ça, de travers, et avec des traces de doigts en plus. Elle est allée voir si les enfants dormaient bien. Aïe ! Ça faisait un bail qu’il se promettait de raboter le bord de la paillasse. S’est frotté la tête et a trouvé une rallonge dans le gourbi du vestibule. Le gourbi, c’était un mot à elle. Pour toutes ses affaires à lui. Son étage dans l’armoire de la salle de bain, avec les blaireaux et les rasoirs mal rincés, était un gourbi. Le tiroir où il entassait ses chemises sans les plier aussi. La cave, où elle n’était jamais descendue, en était un autre. Pratique, de pouvoir nommer un lieu où l’on n’a jamais mis les pieds. Ses outils, il les tenait de son père. Bien sûr, il lui était arrivé d’en racheter des neufs, sur son catalogue Manufrance ou lors des soldes au BHV, mais sans se résigner à jeter les anciens. Avait du mal à admettre qu’on en faisait des mieux de nos jours. Des plus pratiques, des moins chers. Elle s’était rassise en face du poste de radio. Maintenant on entendait des bruits venus de Mexico. Il faisait encore jour là-bas, le départ du marathon olympique était prévu à quinze heures. De leurs voix nasillardes, les commentateurs discutaient de l’altitude. Du manque d’oxygène, des performances des athlètes. Eux aussi comblaient des vides. Il est revenu avec une rallonge roulée en boule, dérangée dans son hibernation au fond du gourbi. Datait du père la rallonge, ça sautait aux yeux. Un blanc devenu gris sale, qui jurait avec le fil de la cafetière. L’était bien blanc le fil de chez SEB. Tout neuf. Dégageait encore une odeur de plastique. Pour bien faire, il aurait fallu coincer la rallonge derrière la paillasse. La cacher. L’oublier. Oui mais voilà, elle datait du père celle-là. Coûtait cher à l’époque, une rallonge de vingt mètres comme celle-ci, avec des fiches surmoulées. Presque trop longue, d’ailleurs. Allons bon, on va pas se plaindre non plus. Tu as raison chéri. Il est reparti en apnée sous la paillasse. Comme un chien qu’aurait pas encore trouvé la bonne planque pour son os. Ce serait l’occasion de passer un coup derrière le Frigidaire, elle se disait. Doit y en avoir des saletés là-dessous, depuis le temps. Lui n’y pensait pas. Trouvait que ça lui donnait le genre bricoleur, toute cette crasse. Pas de honte à cela. Dans la famille, on n’avait jamais hésité à y plonger les bras jusqu’aux coudes. Pas comme ces jeunes cons qui fichaient le bazar au printemps dernier. Ça balance des pavés dans le vide, ça se prend pour des révolutionnaires mal débarbouillés, est-ce que ça sait seulement changer une ampoule ? Y avait qu’à voir le fils Dupont-Fauville, au quatrième droite, qu’était pas capable de dresser un enduit

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correctem… Aïe ! Il s’était pourtant juré. On a entendu un déclic derrière la cafetière. Bon signe, ça. Il s’est redressé sans la quitter des yeux, s’est essuyé les mains sur les fesses de son pyjama. Je suis bonne pour passer une lessive demain matin, elle a pensé tout haut en apercevant un instant le fantôme satisfait de sa belle-mère qui la narguait depuis le fond du couloir. Lui était fier. Il se tenait à distance respectable de la machine mais il en était fier. Comme s’il venait de l’inventer en fait. Il a dévissé la verseuse et rempli le réservoir au robinet. Le mode d’emploi conseillait d’utiliser de l’eau minérale mais ça irait pour cette fois. Il a tapoté la surface en inox, encore des traces de doigts, c’était chaud, parfait. A attendu qu’il se passe quelque chose. Longtemps. Commençait à s’inquiéter. Sur le point de relire le tableau des pannes éventuelles quand on a entendu un bouillonnement à l’intérieur, comme des bruits intestinaux, des gargouillis. On devinait le travail de la vapeur, l’eau chaude crachée à travers le filtre en métal, et pas une goutte qui débordait. Elle a monté le son de la radio. Les commentateurs donnaient Abebe

Bikila

après

son

grand doublé

de Tokyo. L’Éthiopien sur les hauts plateaux l’altitude ne lui faisait

Il a tapoté la surface en inox, encore des traces de doigts, c’était chaud, parfait. A attendu qu’il se passe quelque chose. Longtemps.

favori de la course aux Jeux de Rome et avait appris à courir du Rift, ils disaient, pas peur.

Quand les gargouillis se sont un peu calmés, il a versé le contenu de la cafetière dans un verre. C’était de l’eau chaude bien claire, de l’eau du robinet chaude, il n’avait pas mis de café. Évidemment, elle s’est dit, quand on achète un écrin le collier est fourni avec. Il a cherché au fond de sa poche un billet tout froissé et lui a demandé de descendre à l’épicerie acheter une livre de café. Vite, parce que le Bamboula devait pas être loin de fermer à cette heure. Il l’a rattrapée sur le palier : Et pas du soluble cette fois ! Sinon, ça sert à rien d’avoir une cafetière électrique. Dans l’ascenseur, elle a croisé Mme Dupont-Fauville qui rentrait bien tard des Yvelines. C’était une dame dans l’immeuble, Mme Dupont-Fauville. Des signes extérieurs de bonheur, elle en portait plein autour du cou. Avant de sortir à son étage, elle a pensé à lui souhaiter un bon anniversaire. C’était fait avec la joie légère de celles qui savent qu’elles n’ont rien à vous envier. Seulement son mari y tenait, à ce que les voisins voient la nouvelle cafetière, alors elle a invité Mme Dupont-Fauville à passer tantôt. Un lundi après-midi ce serait parfait. Parce qu’en fin de semaine, monsieur et madame retournaient dans les Yvelines. Un sachet à la main, appréciant la quantité de café à vue d’œil, il lui a dit que c’était le meilleur. Que ce moka venait tout droit des hauts plateaux d’Éthiopie, comme lui, et

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qu’il y avait dedans la terre dont on fait les coureurs de fond les plus rapides du monde, ou quelque chose comme ça. L’épicier aussi avait la radio branchée sur les Jeux. Bikila avait dû abandonner mais un autre Éthiopien, Mamo Wolde, était maintenant dans le groupe de tête. Il a tendu le doigt vers une photo accrochée au-dessus de la caisse ; elle ne l’avait pas remarquée jusque-là. C’était un paysage nu, aussi nu et sec qu’un coureur de marathon, soudain la boutique n’était plus la petite pièce sombre et mal agencée dans laquelle elle était entrée. Elle entendait des mots fabuleux, ceux du royaume d’Aksoum, de la reine Makeda ou de l’empereur Ménélik, des mots pleins de sable et de murs chaulés. Il lui a parlé d’une mémoire enfouie en chacun de nous, d’un instinct qui nous rappelle aux premiers exodes, loin, très loin dans le temps, quand il nous fallait remonter les continents pour survivre. Elle reconnaissait la légende de Rimbaud l’Africain, le petit poète fauché qui traînait son ennui dans les rues d’Harar, et qui est mort de n’y avoir pas du Sud. Puis elle l’a vu joues en évoquant les brûlés que les Grecs et la peau sous ses cause des fêlures qui

Elle entendait des mots fabuleux, ceux du royaume d’Aksoum, de la reine Makeda ou de l’empereur Ménélik, sable

et

des de

mots murs

pleins

de

chaulés.

retrouvé la mémoire passer la main sur ses hommes, ces visages appelaient Æthiopia, doigts s’y

crépitait

à

chevauchaient.

Finalement, elle ne les imaginait pas autrement, les athlètes dont lui parlait la radio. Avant de le refermer, il lui a tendu le sachet de café moulu. Et c’est vrai que ça sentait bon. Il n’y avait peut-être pas toute l’Éthiopie dedans, mais un peu de terre brûlée, ça oui. Elle l’a entendu chantonner buna setegn, buna setegn, donne-moi du café, donne-moi du café, lante newe yemetetawe, je bois pour toi… et c’est comme si le vent s’était levé dans la petite boutique, un instant elle aurait juré avoir vu du sable flotter dans la lumière électrique. Penché sur le plan de travail comme sur le capot d’une voiture en panne, il a râlé. Elle avait tardé et il n’était pas bon de laisser la cafetière chauffer à vide. Pourtant pas compliqué de descendre à l’épicerie et de remonter fissa. Qu’est-ce qu’elle avait fichu avec ce Noir ? Il s’est calmé, est allé rechercher le mode d’emploi dans la chambre pour ne pas se tromper dans le dosage de la mouture. On pouvait choisir par avance le nombre de tasses, c’était pratique. Pour deux tasses, une cuillère à soupe bombée. Il a rajouté de l’eau et les gargouillis ont repris de plus belle dans le ventre de la machine. Dehors, les dernières fenêtres allaient bientôt s’éteindre et le silence resterait le même. Depuis l’évacuation de la Sorbonne, les bruits de la rue s’étaient tus définitivement.

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Heureusement qu’il y avait encore la radio, et la clameur du stade olympique à l’arrivée de Mamo Wolde après deux heures vingt de course. Alors on aurait dit que le quartier était habité, qu’il y avait des enfants et des chamailleries dans la rue, et de l’avenir là, juste en bas, dans la cour de l’immeuble.

À la TV, Abera s’est relevé et a pris la tête du marathon. L’effort lui calcine la peau, à cet instant il porte sur son visage le nom magique de ses ancêtres. Elle ne se souvient plus de cette première gorgée de café éthiopien. Devait pas être très bonne. En revanche elle a gardé le goût des autres, de toutes les autres. Celles qu’elle a bues seule. Il n’a emporté que sa caisse à outils. Les autres gourbis, elle a dû les vider elle-même. Elle a hésité à jeter la cafetière avec les matelas des enfants et le lave-linge de sa belle-mère, s’est finalement résignée à tout garder. Mme Dupont-Fauville n’est jamais passée. Elle s’en fiche. De temps en temps elle rit en pensant à l’autre femme. Imagine sa stupeur quand, un soir d’anniversaire, elle a découvert au pied du lit une cafetière toute neuve. Elle aussi a dû se demander si c’était vraiment ça, le bonheur. Depuis peu elle s’est remise à fumer. Comme quand elle était jeune. Ça va bien avec le café et puis sa santé, elle s’en moque pas mal. Quelques années de plus ou de moins, ça n’a plus trop d’importance maintenant. Ce matin, elle le sait, c’est Mexico toxique dans ses poumons. Une atmosphère d’altitude, avec plus beaucoup d’oxygène dedans, semblable à celle qui coulait dans les veines de Mamo Wolde en 68. Presque deux heures qu’elle fume, boit du café sans aérer la pièce, mais ça va, elle respire encore. Tous les quatre ans elle retrouve ce moment. Met en route la vieille cafetière SEB. S’assoit à la table de la cuisine avec une cigarette. Allume la TV sur le marathon olympique. Et attend que le temps passe. Des tas d’odeurs dans la cuisine, bientôt dans tout l’appartement, quand dehors l’air lui semble si inodore. Ou bien est-ce son corps trop mûr qui dégage tous ces arômes ? Cette année, la clameur vient d’Australie. Huit heures de décalage horaire. Elle ne dort plus guère alors qu’est-ce que ça change ? Le marathon au moins, c’est du bruit de fond pour longtemps, avec des cris et des voix qui lui parlent. Comme s’il n’était pas parti. Comme si les enfants n’avaient pas grandi. Mais le bruit de fond s’arrête chaque fois un peu plus tôt, c’est le progrès, et la vie dure de moins en moins longtemps. Ça y est, cette fois c’est bien fini : Abera vient de franchir la ligne d’arrivée. Le chronomètre indique 2 h 10’11’’. Dix minutes de gagnées pour l’Éthiopien, dix minutes

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de perdues pour elle. Un jour, elle le sait, ils courront en moins de deux heures, quand ses insomnies ne connaîtront plus de limites. Alors, elle aussi sentira sous ses ongles les plaies d’un visage écorché par l’effort, par le poids de cette existence qu’elle ne porte plus qu’à bout de bras, qui peut à tout moment lui échapper. Dix minutes ce n’est rien, et pourtant… Ce marathon-là, elle le court à l’envers. Pour l’instant elle décide de refaire du café. Allume une autre cigarette, respire en regardant la fumée qui déborde de sa tasse. Et c’est vrai que ça sent un peu l’Éthiopie dans la cuisine. Buna setegn, buna setegn… Il fait bon. Demain arrivera bien assez vite.

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Un

homme de métier

Olivier THIRION, photo de Pierre-Louis T.

L

es hommes vont retourner aux vains plaisirs des amours vénales ou clandestines. Le vin va couler à nouveau dans les tavernes obscures. Le jeu reparaîtra dans les tripots. Les vieilles trop bien vêtues agiteront leurs breloques au rythme des

flonflons de l’opérette et de la fête foraine. Flux et reflux … Les rues ne seront pas encore nettoyées de la boue laissée pour compte d’un déluge raté, que les magasins rouvriront et que les chalands s’y empresseront. La mer regagnera son lit. La marée offrira au soleil meurtri le répit attendu.   Il m’aborda alors que je remontais l’allée du cimetière derrière le cercueil. Je me tenais derrière la famille, dans une attitude de circonstance. Bien sûr je ne savais rien du mort et les gens qui m’entouraient m’étaient parfaitement étrangers. Mais c’était plus fort que moi, je n’ai jamais réussi à résister à un enterrement. Je reste de longues journées à attendre aux portes des cimetières et dès qu’il en passe un, je me faufile.   Il me prit par le coude, c’était un grand gaillard au visage banal, au regard terne et triste, habillé « passe muraille » :  - Vous, vous n’êtes pas de la famille… je suis même sûr que vous ne connaissiez pas le mort … » Je bredouillais une vague excuse. - Cela n’a aucune importance, moi non plus je ne suis pas de la famille et, avant de le tuer, je ne connaissais pas ce monsieur. Non je ne plaisante pas, j’aime suivre les enterrements de mes victimes, quand je le peux bien sûr, c’est une façon comme une autre de rendre hommage à mon gagne pain. Après tout si je vis convenablement c’est d’abord grâce à eux… Voyez-vous, j’aime bien mon métier. C’est un métier de relations, de rencontres, même si elles sont éphémères. Je travaille dans des milieux très différents, avec des gens d’âges divers, de catégories socioprofessionnelles variées. Je n’ai pas d’état d’âme, ce qui doit être fait est fait. Je suis un professionnel, on me désigne la personne, je ne sais pas qui elle est, ni pourquoi on l’a désignée.

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J’agis, j’aime cette action, c’est réellement plaisant. En plus, je voyage pas mal, à chaque fois dans de beaux hôtels, c’est très bien organisé. Une fois le travail accompli, je peux visiter, traîner, admirer. Vous ne vous imaginez pas le nombre de musées intéressants en province. Un jour j’écrirai un guide là-dessus. Généralement je ne ressens rien, j’essaie de rester neutre, professionnel, efficace. Je m’applique à être poli, ces gens ont droit au respect, bien sûr je pourrais être dur, n’ai-je pas, après tout, une sorte de pouvoir suprême sur eux, mais je n’en abuse pas. L’affect serait contre productif. Par exemple ce matin, j’avais une sorte de rendez-vous professionnel avec une jeune dame. Je savais qu’elle promenait sa petite fille tous les jours dans un parc du centre ville ; je me suis approché et je lui ai dit : «  Madame auriez-vous l’obligeance de vous écarter de votre enfant…oui, comme cela …va petite, va sur la balançoire, maman n’en a que pour une seconde, oui c’est cela, merci infiniment…» Et puis inutile de traîner, une balle suffit, simplicité, efficacité. J’aurai pu ne pas éloigner l’enfant mais à quoi bon, dans ce cas, la mort était une histoire d’adulte. Alors que je m’éloignais, j’ai entendu l’enfant qui hurlait alors je suis revenu sur mes pas, j’ai pris la petite fille dans mes bras, je lui ai chanté une chanson que ma mère m’a appris « la vache s’endort … » La vache souffre-t-elle aux abattoirs ? Vous n’allez pas me croire mais l’enfant s’est calmée, alors je l’ai posée auprès de sa mère et je suis parti. J’ai commencé un peu par hasard cette profession. Je ne me prédisposai pas à ce genre de métier. Avant j’étais directeur des ressources humaines dans une entreprise de lingerie. J’ai eu à mettre en place un plan social, je fus efficace, terriblement efficace. Tous les leaders syndicaux ont eu disons des accidents… je suppose que l’on m’a repéré à cette occasion. Finalement DRH, tueur, c’est quasiment le même métier. Eliminer… Je suis célibataire, ce travail est assez peu compatible avec une vie de famille…Un jour peut-être…Quoique j’en doute, je pense qu’il n’y a pas de porte de sortie dans ce métier…On travaille et quand on n’est plus actif, un jour on devient soi-même un contrat, c’est aussi simple que cela. Mais nous arrivons, permettezmoi de me retirer, cette partie de l’enterrement m’attriste trop et je ne souhaite pas m’imposer. Le malheur d’une famille est quelque chose que je respecte infiniment. Cela m’a fait plaisir de discuter un moment avec vous, n’ayez pas d’inquiétude… Il ne s’est rien passé, personne ne vous a adressé la parole, vous ne me reverrez pas, même si un jour je devais vous tuer, vous ne me verriez pas… Alors Adieu. » Les oiseaux se turent un moment. De nouveau le murmure de l’eau dans l’air lourd de la ville, surnagea au milieu du bruit de la circulation. Cela avait été un enterrement pitoyable dans un cimetière de faubourg. Quand les participants se dispersèrent, on

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entendit distinctement une vieille gémir : «  En plus il fait une chaleur à crever. » Un valet de chambre se tenait à présent seul devant la tombe ouverte. Les arbres brillaient de feuillages frais, le soleil inondait les tombes de lumière.   Je m’enfuis du cimetière en me disant qu’on devrait pouvoir survivre à son propre enterrement.   Dehors, les hommes, une fois de plus, retournaient aux vains plaisirs des amours vénales ou clandestines. Le vin coulait à nouveau dans les tavernes obscures. Des vieilles trop bien vêtues agitaient leurs breloques au rythme des flonflons de l’opérette et de la fête foraine. La mer, au moins, regagnait son lit, la marée retirée offrant au soleil meurtri le répit attendu.

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Monsieur Gaëtan Th. A Yoghill, scénario de Jérôme PERRIN

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Luisa Marin (3)

Récit de vie confié à Frédéric BLANC, adressé à ses petits-enfants et proposé à tous ceux qui voudront le lire. Les deux premières parties de ce feuilleton, publiées dans le numéro 5 et 6, se trouvent en ligne sur notre site : http://lesrefuses.free.fr

Troisième partie L’explosion « Il est nécessaire de propager un climat de terreur. Quiconque est ouvertement ou secrètement un partisan du Frente Popular doit être fusillé. » Général nationaliste Émilio Mola (Déclaration du 19 juillet 1936)

L

a guerre d’Espagne… La guerre civile d’Espagne, elle commença vraiment sans qu’on s’en doute. Par un événement très grave bien sûr, mais dont on n’a pas mesuré de suite toute l’importance : un jour, on apprit que des officiers militaires

soutenus par la Légion Étrangère et des soldats maures s’étaient soulevés contre la République au Maroc espagnol. À l’époque, les nouvelles circulaient bien moins vite qu’aujourd’hui et l’Afrique était alors le bout du monde, mais mon père était membre d’un parti républicain ! Et surtout il travaillait dans le principal centre de communications de la ville, l’immeuble de la Téléfonica ! Tout ça a fait que nous avons été parmi les premiers à avoir été informés que quelque chose de grave se passait là-bas. Grâce à lui, l’annonce du soulèvement militaire nous est parvenue très tôt. Dès les premières heures. À Madrid, tout le monde l’ignorait encore ! Le soir du 17 juillet, ce fameux soir, je me souviens que mon père est rentré à la maison complètement abattu ! Catastrophé ! Et on a compris très vite que ça n’allait pas bien du tout :

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« L’armée nous trahit ! Elle se soulève contre la République ! Franco est un traître ! Il avait juré fidélité au gouvernement ! » On pensait tous que la rébellion serait matée sans trop de difficultés comme ça s’était déjà produit quatre ans auparavant au moment de la Sanjurjada. Toujours grâce à mon père, on s’est très vite rendu compte que cette fois-ci la situation était bien plus grave. Non seulement le gouvernement n’arrivait pas à retourner la situation au Maroc, mais d’autres soulèvements se produisaient ailleurs dans le pays ! Dans la continuité de ce qu’il venait de faire en Afrique, Franco donnait l’ordre à tous les officiers de l’armée de se rebeller ! Partout en Espagne ! Et la plupart se sont rangés immédiatement de son côté ! Je ne me souviens plus du nom de tous, c’était il y a si longtemps… Je sais qu’il y avait Queipo de Llano à Séville, Mola dans le Nord, et bien d’autres encore ! Ce qui fait que certaines villes sont tombées immédiatement entre ses mains ! Cet été-là, votre grand-père Antonio n’était plus à Madrid avec moi. Depuis quelques temps, il était dans le Nord. Près de San Sebastian, au Pays Basque. Pour gagner un peu plus d’argent, il s’était rendu à Deva où il faisait le remplacement d’un agent de la Poste parti en vacances. J’étais dans un état d’angoisse terrible ! Je n’avais aucune nouvelle de lui ! Depuis la veille, on écoutait la radio en permanence ! On essayait d’en savoir un peu plus sur ce qui était en train de se passer. Moi, je n’attendais qu’une seule chose, qu’on nous parle de la situation au Pays basque. Et justement, les informations qui venaient du Pays basque parlaient de combats très sanglants entre Franquistes et Républicains. J’étais vraiment à bout. J’imaginais tous les scénarios. Avec la rébellion des militaires, il y avait tellement de désordre et tellement de violence qu’il pouvait lui être arrivé n’importe quoi. Je pensais au pire. Qu’il se soit fait blesser ou même qu’il ait été tué. À Madrid, pendant ce temps, c’était l’agitation. On sentait de la tension et beaucoup d’inquiétude. Nous, les républicains, dans la capitale on était bien plus nombreux que les nationalistes, mais n’empêche ! Par les journaux, par la radio, on apprenait tellement de drames partout ailleurs que c’était impossible que ça reste calme ici ! Les rumeurs qui couraient dans la ville ne disaient rien de bon. Et le sang a coulé finalement. C’est arrivé quatre jours plus tard. L’appel de Franco a été entendu par les militaires de Madrid le 20 juillet. Leur soulèvement s’est déclenché à partir d’une des casernes de la ville, la caserne de la Montana. Mais là, chez nous, à Madrid, le dernier mot il a été pour nous, les républicains ! Mon père est venu nous en parler après coup

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pour nous dire que ça avait été une odyssée dramatique : « C’est horrible ! C’est terrible ! L’armée n’a pas pu résister aux assauts des républicains. Ils partaient tous en courant ! Ils se sont fait massacrer ! Il paraît que certains essayaient même de s’échapper en se déguisant en femmes ». Madrid, elle aussi a eu son bain de sang et les premiers jours de guerre y ont fait beaucoup de morts, comme ailleurs ! Mais le plus important de tout finalement, c’était bien que l’armée ait échoué ! Les franquistes n’avaient pas pris le contrôle de Madrid, mais Franco avait déclenché la haine et la violence en Afrique. Maintenant, elle était sur toute l’Espagne. Après cette histoire de la Montana, à Madrid c’était la fête. Tout le monde était fier de s’être battu et d’avoir triomphé. On se sentait tous soulagés. Pourtant la situation n’était pas brillante. Les fascistes étaient partout ! Trois ou quatre jours après l’insurrection du Maroc, Franco ne tenait que quelques villes, mais à la fin juillet, c’était des régions entières qui étaient à lui ! L’Estrémadure, les Asturies, la Navarre, presque toute l’Andalousie, une bonne partie du Pays basque, tout ça était à eux ! Il n’y avait vraiment pas de quoi être tranquilles ! Avec ce qui venait de se passer ici, on était quand même sûrs de nous et de notre force. L’histoire de la caserne de la Montana avait été l’occasion de prendre des armes supplémentaires et des munitions qui manquaient. Après ça, il fallait aider les républicains là où ça se passait mal. Comme il n’y avait plus d’armée et presque plus de police, alors on a formé des milices populaires pour maintenir l’ordre dans les rues et organiser les milliers de volontaires qui voulaient se battre aux quatre coins de l’Espagne ! Votre grand-père Antonio ne m’a plus donné aucune nouvelle de lui jusqu’au jour où, enfin, j’ai reçu un télégramme signé de sa main. Il était en France. À Toulouse. Dans ce télégramme, il me disait que les républicains de San Sebastian – Saint Sébastienavaient dû fuir à Irun et que de là, pourchassés par les fascistes, ils avaient passé la frontière et s’étaient réfugiés en France. Il me disait aussi que tout allait bien pour lui et qu’il allait se débrouiller pour rentrer rapidement à Madrid. Il pouvait le faire sans jamais passer en territoire fasciste. J’étais soulagée. Trois jours plus tard, il est arrivé par le train

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à la estacion del Norte – la gare du Nord. J’étais là pour l’accueillir. Le gouvernement venait juste de voter une loi qui donnait à tout citoyen un minimum de 10 pesetas par jour et par personne. Pour l’époque, c’était un progrès énorme ! Et quand on s’est retrouvé sur le quai, c’est la première chose dont on a parlé : « Maintenant grâce à ça, on a suffisamment d’argent pour se marier ! » Pourquoi on se serait inquiété ? L’avenir était à nous et l’État s’engageait à nous aider. Le seul problème, c’était Franco et ses partisans. Mais tout serait réglé en quelques semaines ! Et on n’en parlerait plus ! Si à ce moment-là quelqu’un nous avait dit que la guerre durerait trois ans et qu’il arriverait tout ce qui est arrivé par la suite, on l’aurait pris pour un fou. Jamais on l’aurait cru. Pour nous, les républicains, les deux mois qui ont suivi, août et septembre, ont été catastrophiques. Les troupes nationalistes avançaient de partout : Franco venait par le Sud, le général Mola venait par le Nord... on avait cru pouvoir en finir rapidement avec les fascistes et c’était le contraire qui se passait! Ils se rapprochaient de nous à une vitesse incroyable ! Rien ne les arrêtait ! Les combats étaient acharnés ! Terriblement violents ! Et ce qui se passa alors à Tolède, tout le monde s’en souvient… À Tolède, en juillet, la situation avait été compliquée là-bas aussi. Les militaires s’étaient soulevés et comme à Madrid, les républicains avaient fini par l’emporter après quelques jours où on ne savait pas trop ce qui allait arriver. Mais au contraire de ce qui s’était passé chez nous, les nationalistes ne s’étaient pas rendus : ils s’étaient réfugiés dans l’Alcazar, une forteresse du Moyen Age, un roc qui dominait la ville ! À l’intérieur de l’Alcazar, il y avait une grande cour derrière des murailles en pierres. Les fascistes s’étaient barricadés là-dedans. Pendant des semaines, ça a été des batailles à n’en plus finir pour tenter de les faire sortir ! Ils étaient encerclés de partout, mais il n’y avait rien à faire ! Le palais était solide et ce qu’ils avaient comme nourritures leur permettaient de tenir et encore de tenir. Le combat de Tolède entre les républicains et les nationalistes était de plus en plus dur chaque jour. Partout dans le monde, on attendait de connaître la fin. Tous les journaux racontaient cette histoire et chaque chose qui s’y passait. Petit à petit, l’Alcazar était devenu le symbole de la lutte dans laquelle nous, les républicains espagnols, on s’était engagé contre le fascisme. Certains jours, mon père venait nous voir à la maison et nous disait :

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« Cette fois, c’est sûr ! Demain c’est la bonne ! Les troupes républicaines vont attaquer l’Alcazar et le prendre ! » Mais l’Alcazar ne se rendait pas !!! Il était imprenable !!! Et tout le temps que durait le siège de Tolède, notre situation à nous devenait catastrophique : les défenses républicaines étaient enfoncées sur tous les fronts. Franco remontait vers Madrid par le Sud avec l’Armée d’Afrique et il n’avait que des succès! Il envoyait des messages aux assiégés de Tolède en les encourageant et en leur disant : « Tenez bon ! Nous allons vous libérer ! » C’est pendant l’été et la bataille de l’Alcazar qu’on a appris une nouvelle terrible : la nouvelle de l’assassinat par les fascistes du poète Federico Garcia Lorca. Moi, j’étais un peu jeune pour tout ça, mais mon père était vraiment très très triste au moment où on l’a su ! Il aimait beaucoup Garcia Lorca! Après la mort de Garcia Lorca est arrivée la libération de l’Alcazar par les troupes de Franco. Les nationalistes ont fini par reprendre la ville sans difficultés. Du jour au lendemain, Tolède s’est retrouvée en territoire fasciste et ceux qui s’étaient barricadés depuis des mois dans l’Alcazar sont sortis tranquillement de là. Nous qui avions attendu tout ce temps pour assister à ça ! La terre entière avait eu les yeux fixés sur cette ville et jour après jour tout le monde avait pu se rendre compte du drame qu’on vivait en Espagne. Et maintenant, les étrangers ne comprenaient qu’une chose, que nous autres, Républicains, on était impuissants face aux fascistes ! Quand on a perdu Tolède, les troupes de Franco ont continué d’avancer et de se rapprocher de Madrid. Fin septembre, après l’épisode de Tolède, l’été était déjà vraiment bien loin. Deux mois seulement étaient passés depuis le 18 juillet, mais la confiance n’était plus chez nous. Plus les jours passaient plus on s’inquiétait. C’était que des défaites et on se rendait bien compte de notre inconscience. Comment on avait cru pouvoir se débarrasser de Franco aussi vite qu’en quelques semaines ? Ce qu’on pouvait pas savoir à l’avance, c’était la réaction des autres pays. Dès le début les nationalistes ont eu avec eux l’Allemagne et l’Italie ! Sans eux, jamais ils n’auraient traversé le détroit de Gibraltar ! Sans leurs armes, sans leur matériel et sans leurs hommes, jamais ils ne se seraient approchés de Madrid comme ça !

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Pour Hitler et Mussolini, la guerre d’Espagne, c’était la chance de tester leur force. De notre côté, dans le camp républicain, personne ne nous aidait ! Les Américains restaient à l’écart parce que l’Espagne ne les intéressait pas, elle était trop loin, et les Alliés, les Français et les Anglais, ils ont formé un Comité de Non-Intervention qui a fait un blocus interdisant de soutenir les uns ou les autres ! « Qu’ils se débrouillent entre eux ! » Voilà ce que l’on pouvait entendre à ce moment-là. Ce qu’on n’avait pas pu prévoir non plus, c’était l’état de l’armée après la trahison des officiers : l’État-Major n’existait plus, on ne savait plus qui dirigeait qui, et plus personne ne commandait personne ! On ne pouvait compter que sur les milices ! Les miliciens étaient tous des volontaires, des jeunes de gauche, avec de l’enthousiasme, pleins de bonne volonté et qui avaient envie de se battre, mais aucun d’eux ne savait vraiment ce qu’était une guerre ! Et ils l’ont compris très vite ! Dès les premières batailles ! Là-bas, ils ont trouvé en face d’eux des soldats professionnels très bien équipés et très bien entraînés ! Mon père nous parlait beaucoup de ce qui se passait à la frontière entre la France et l’Espagne. Malgré les interdictions, certains tentaient de donner des armes et des vivres pour les uns ou pour les autres. Souvent ce qui devait prendre la route de Barcelone et du camp républicain prenait la direction d’Irun et des fascistes parce qu’à l’étranger, beaucoup soutenaient Franco de peur des communistes et des anarchistes qui étaient de notre côté. On apprenait les nouvelles de nos défaites, on commençait petit à petit à comprendre que les fascistes ne seraient pas battus facilement, que la guerre allait durer longtemps, et qu’on allait certainement vivre des jours difficiles. Madrid, ma ville, n’était plus Madrid. Les dancings, les cinémas d’été en plein air, les théâtres, tout ce que m’avait fait découvrir mon père et tout ce que j’avais appris à connaître et à aimer plus tard lors de mes escapades avec votre grand-père... eh bien, tout ça n’existait plus ! Comme notre joie de juillet après la victoire de la Montana ! C’était pareil. On vivait dans la crainte. On avait peur de voir arriver les Mauros – les Maures-, des soldats qui violaient, qui pillaient et qui après se payaient eux-mêmes en volant les gens. Je suis tombée un jour sur un article de journal qui racontait l’histoire d’une femme à qui l’un de ces soldats avait arraché l’oreille pour lui prendre ses

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boucles : on avait vraiment très peur d’avoir affaire à eux ! Votre grand-père avait quitté son travail pour rejoindre le front. Tout le monde avait été mobilisé en prévision d’une attaque surprise de Franco. C’est là qu’un matin il m’a donné un petit revolver, un 6-35, pour me défendre au cas où la ville soit prise et que je me retrouve nez à nez dans la rue avec un de ces Mauros. Et il y avait aussi la Vème Colonne… La Vème Colonne, c’était le nom qu’on donnait aux fascistes qui étaient déjà dans Madrid, isolés ou en groupes, et qui devenaient de plus en plus dangereux au fur et à mesure que Franco s’approchait. Ils tuaient beaucoup de monde. Et puis, il y avait aussi « los paseos » - « les promenades »… « El paseo », c’était des gens qui profitaient de la guerre pour régler leurs comptes personnels, des histoires d’argent ou des anciens prisonniers qui venaient se venger de leur juge, par exemple. Le moindre problème que vous aviez avec quelqu’un dans la journée pouvait faire que ça vous arrive à vous. On vous prenait de force, on vous emmenait et on vous fusillait. Vous étiez chez vous, le soir quelqu’un venait, il frappait à votre porte et vous disait : « Viens, on va faire un paseo ! » Les matins, quand on se levait on trouvait des morts. Je me rappelle d’un jour où on en avait trouvé un, un peu plus bas dans la rue Narvaez. On s’était dit : « Oh ! Y’a un tué là-bas ! Y’a un mort ! » On était allé le voir. Le pauvre, il était couché par terre et il n’avait plus de dents. Il devait avoir un dentier qu’on lui avait arraché. Il était sur le ventre, il était gros, il était mort et on l’avait laissé là au milieu de la rue. Tous les jours, au réveil, on se disait : « Tiens... aujourd’hui, de ce côté-là il y a.... et de l’autre, il y a... » Parce que c’était autant des fascistes que des républicains, vous savez ! Parce que tout le monde profitait du paseo ! Beaucoup d’anarchistes étaient aussi vraiment très indisciplinés ! Ils faisaient ce qu’ils voulaient ! Ils réquisitionnaient les maisons ou les appartements, ils les occupaient et ils les vidaient de leurs objets de valeur qu’ils gardaient pour eux ! De ce côté-là, les

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communistes étaient quand même plus honnêtes, parce que ce qu’ils trouvaient, ils le donnaient à leur comité qui le revendait pour financer la défense de Madrid ! En 1936, Ricardo avait juste 20 ans et il était engagé dans l’armée. Au moment du soulèvement, mon frère était justement dans une caserne du Sud, à Murcia. Heureusement, cette région était restée républicaine ! En octobre, il est rentré à Madrid pour une permission. Les franquistes n’étaient plus très loin. Un jour, il était avec nous à la maison et il y a eu un appel à la mobilisation générale. Les fascistes avaient percé, ils menaçaient la rivière Lozoya. Les autobus, les autocars et les taxis étaient réquisitionnés. Des miliciens passaient dans les rues en voiture avec des haut-parleurs : « Madrilènes ! Madrid est en danger ! Il faut lutter pour que les franquistes n’arrivent pas à Lozoya ! Ils veulent empoisonner l’eau ! Nous allons être obligés de nous rendre ! Madrilènes, tous au front ! » Après avoir entendu ça, Ricardo n’a pas voulu rester une minute de plus avec nous : « J’y vais, moi aussi ! Je suis militaire ! Il n’y a pas de raison que je reste les bras croisés en attendant que Franco arrive ! »  Il était engagé dans l’armée, cette bataille ne pouvait pas se faire sans lui ! Mon frère a pris quelques affaires, il a quitté la maison, et il ne nous a plus donné aucun signe de vie. Mon père a fait tout ce qu’il pouvait pour le retrouver, il a télégraphié et téléphoné partout, sur tout le front, personne ne savait ce qu’était devenu Ricardo. Les jours passaient. Bien sûr, on était dans l’angoisse. Franco avançait toujours. Le danger se rapprochait encore plus de nous. Courant octobre, tous les accès à la capitale ont été fermés. On n’avait plus sous notre contrôle que la carretera de Valencia – la route de Valence. Elle était hyper protégée parce qu’elle était notre seule échappatoire, le dernier lien qui nous restait avec les territoires libres de l’Est de l’Espagne. Pendant ce temps, l’armée républicaine commençait enfin à bien s’organiser. Quatre bataillons avaient été formés pour défendre Madrid. Il y avait « Lister », « Modesto », « Carlos » et « El Campesino », qui étaient aussi les noms des chefs de ces bataillons. On manquait toujours d’armes et de munitions, mais les officiers qui étaient restés fidèles au gouvernement avaient fait du bon travail. Les milliers de volontaires qui ne savaient même pas comment porter le fusil trois mois

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auparavant, c’était une armée maintenant ! Alors qu’au début il y en a même qui portait le fusil avec la tête en bas ! Tout le monde pensait que la bataille de Madrid était perdue d’avance. Tout le monde, sauf les communistes ! Eux disaient qu’ils lutteraient jusqu’au bout et que la ville devait se rendre sous aucun prétexte ! Quitte à devoir se battre quartier par quartier ! Immeuble par immeuble ! Bout de maison par bout de maison ! D’après eux, il fallait tous qu’on refuse ce désastre, y compris nous, les femmes ! Nous aussi nous devions apprendre à utiliser des armes ! Pour les amis communistes de votre grand-père c’était évident. Ils disaient tous : « Pourquoi Luisa ne vient-elle pas, elle aussi ? » Mais mon père à moi était tout à fait contre ! Parce qu’il cherchait à me préserver ! Il refusait que je sois mêlée à cette histoire ! Il me disait tout le temps : « Les femmes n’ont rien à voir là-dedans. » Les copains d’Antonio lui demandaient sans arrêt pourquoi je ne venais pas avec eux et leurs fiancées. Du coup, moi aussi j’ai fini par faire la même préparation militaire que faisait chaque femme de militant ! Sauf que moi c’était en cachette ! Parce qu’il était pas question que mon père le sache ! Un jour de la fin octobre 1936, pour la première fois de ma vie j’ai entendu le bruit de la guerre. Il venait des faubourgs de Madrid et il se rapprochait. L’atmosphère qui régnait en ville à ce moment-là était extraordinaire !!! Comment vous dire ? De ma vie, je n’ai jamais rien connu de comparable !!! Il n’y avait plus de peur ! On était décidés à faire front ! Tout le monde était prêt ! On attendait ! Il ne restait pas un autocar ! Pas un taxi ! Rien n’avait été oublié pour transporter les soldats au front ! Quelques fois à nous autres, femmes, ils nous arrivaient encore de croiser ici ou là un homme en âge de porter une arme. Au café ou dans la rue, on allait à sa rencontre et on lui disait : « Quoi ? Tu es encore ici ? Mais tu n’as pas honte ? Va rejoindre les autres ! Dépêchetoi ! » Nous aussi, les femmes, on était prêtes ! Dolorès Ibarurri, La Pasionaria, nous avait dit :

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« Quand les fascistes arriveront, le châtiment que les femmes de Madrid leur feront subir sera le même que celui qu’elles firent subir aux soldats de Napoléon il y a cent ans ! Nous leur verserons de l’huile bouillante pour qu’ils ne puissent pas entrer dans nos maisons ! » La ferveur en faveur de la République était extraordinaire !!! Toutes les défaites étaient oubliées !!! On ne faisait que se répéter les mots de La Pasionaria et aussi cette autre phrase qu’on lisait ou qu’on entendait partout : « Madrid sera la tombe du fascisme. » À suivre

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L’inconnu

du

BLB (3)

Atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF

A

telier d’écriture, mode d’emploi. Janvier – juin 2006. Chaque mercredi après-midi, je prends le chemin de Bois L’abbé, un quartier populaire perché sur les hauteurs de Champigny (Val de

Marne). À une heure à peine de la Nation, avec le RER puis le bus. Autant dire tout près de Paris centre. Tout près et si loin pourtant. Le quartier plutôt excentré, formé de barres, de tours et d’immeubles administratifs est organisé en cercles successifs. Au coeur se trouve une placette parfois battue par les vents avec, d’un côté, le commissariat et de l’autre, le local pour les jeunes, le PRIJ. Là, plusieurs animateurs affables sont les interlocuteurs respectés de volées d’ados rigolards et polis, dont les parents sont venus des quatre coins du monde. Avec l’entremise des éducateurs, une prise de contact avec ces enfants de B.L.B., comme ils dénomment Bois L’abbé, est organisée ; je leur propose d’écrire ensemble une petite histoire sur leur quartier dont ils seraient les acteurs. Sur le mode du roman policier. Pas difficile de trouver avec eux un point de départ pour nos futures aventures : le souvenir des émeutes de novembre 2005 reste vivace. Pas difficile non plus de remarquer que parler, ils savent faire, mais écrire leur semble une entreprise carrément saugrenue. Et pourtant, dès notre seconde rencontre, je constate que nombre de ces jeunes gens écrivent bel et bien, dans une langue à eux, le rap, avec des mots à eux aussi. Je dis mon intérêt pour le genre, des bouts de papiers griffonnés apparaissent alors comme par enchantement. Comme si chacun avait rapé, rapait encore ou allait raper demain. Dès lors, un arrangement est trouvé entre nous : chaque semaine, ils me proposent des anecdotes sur B.L.B. dans le même temps où ils me confient leurs dernières productions rapées, à charge pour moi d’ordonner un peu l’ensemble pour la semaine suivante. Et ainsi, chaque mercredi, ils viennent, par grappes, lire un nouveau chapitre, amender, corriger, protester, s’esclaffer, avancer de nouvelles idées, transmettre de nouvelles chansons. Au fil des semaines, alors qu’une manière de rapports confiants s’établit entre «l’écrivain» et les habitués du PRIJ, l’histoire progresse. Au final, cela donne ce texte. La revue «Les Refusés» a bien voulu le publier. Un grand merci, en mon nom, au nom aussi de la «caillera» de B.L.B. Georges STREIFF

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L’INCONNU DU B.L.B. Texte rapé, conçu par les jeunes du quartier de Bois l’Abbé à Champigny (Val de Marne), avec l’aide de Gérard Streiff. Janvier-juin 2006. à Zyed et Bouna Les deux premières parties de ce feuilleton, publiées dans les numéros 5 et 6, se trouvent en ligne sur notre site : http://lesrefuses.free.fr

Chapitre 6 « Sarkozy va venir au PRIJ ? ! - Quoi ? - T’es sourd ou quoi : je te dis que Sarkozy va venir au PRIJ ! - De BLB ? - De BLB ! - Quand ? - Ce soir ! - Tu déconnes ! - Je te jure ! » On devait être une semaine après le fameux mariage de Coula et Bijou. La nouvelle sensationnelle venait de traverser la cité, comme un coup de canon, comme une traînée de poudre, comme une explosion nucléaire : Sarkozy allait venir au PRIJ de la cité de Bois L’Abbé ! On se pinçait pour être sûr de ne pas rêver ! Et tout cas, il ne manquait pas de culot, celui-là. Sarko à Champi ! Sarko à B.L.B ! Pire : Sarko au PRIJ ! Quel défi ! On avait quelques questions à lui poser, à Môssieur le ministre ! Et on allait les lui poser en face ! Au fait, qui est-ce qui avait donné l’info ? Qui avait annoncé, le premier, la venue de l’autre dans la cité ? Les choses étaient allées tellement vite qu’on ne le savait plus vraiment. Mais bon, un RV avec Sarko au PRIJ, un face à face avec l’avocat de Neuilly, fallait pas rater ça. Chaud devant ! En fin d’après midi, le local de la jeunesse de la rue Goujon était plein comme un œuf. Bourré comme une rame de métro un jour de grève. À se demander s’il y aurait encore de la place pour le ministre, quand il viendrait, tellement toutes les pièces étaient

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bondées à craquer. Tout le monde

Sous ses airs tranquilles, Cop’s était un

s’entassait,

contre

nerveux, comme son rap. Son rythme

épaule, tout le monde tendait le cou : il

debout,

épaule

était bon mais ça ne faisait pas venir

est où, le ministre ? Il y avait une telle foule

Sarkozy plus vite.

que Hamed, l’animateur, commençait

À l’autre bout de la salle, Chaca-zoulou

à craindre que les larges fenêtres de la

ne laissa pas retomber l’attention; il prit

grande salle explosent sous la pression du

aussitôt la parole, toujours en rappant :

public. « On arrive brutal au bois 94.5 double Le temps passait, toujours pas de Sarko à

zéro

l’horizon. On poirotait, on hésitait. Cop’s,

Tu peux pas texte ici c’est le 94 bois

qui détestait attendre, improvisa alors un

J’ai entendu que tu voulais test la mafia

petit rap :

Si tu veux nous narguer C’est que tu cherches à te suicider

« Moi j’arrive dans le rap pour vous

Chez nous c’est Alcatraz

perturber…

On n’est pas des fouteurs de merde

Dès que j’arrive vous êtes déjà tous en

Mais si vous nous cherchez

train de reculer

Sachez qu’on est toujours là

Mais moi j’viens poser mes phrases

Quand t’entends la mafia black

comme un youvoi

Tu te pisses dessus à l’idée de te faire

Tu ne vois pas parce que je fais des choses

Trancher la gorge

calmement

On n’est pas des frimeurs

M.C., apparemment tu me cherches

mais juste des mecs qui essaient de

Bolos, tu me stresses, tu sais où j’traîne

percer

Je serai ravi de t’accueillir

On habite en France

et de te faire repartir en express

Mais on vit à l’américaine

C’est pour tous les bolos que j’dis ça

Le bois c’est notre Harlem à nous

J’parle pour moi, bonhomme

Mais nous on va leur montrer

Digne de te mettre une grosse hagla

Que, même en étant dans le ghetto, on

Moi je parle pour ton alibi

va s’en sortir

Ou ton élixir

Fuck les Boulereau, une cité qui cherche

Tu te la racontes trop, tiens, bâtard

les embrouilles

J’t’ efface d’un coup de tir

Sans avoir de quoi se défendre

Ça te fera cesser de jouer le martyr

Si vous voulez vous approvisionner

Et toi tu crois je crains le pire ».

Vous avez juste à demander le bois Et tu seras le bienvenu dans ma street

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Mon rap sort des halls du bled où il fait

on est venu te ken

sombre

car tu nous fais de la peine

C’est CAZ en direct du 94

si t’as un problème

Robot accro au micro Dans

ma

bande

je te précise ma team n’a pas de time que

des

blacks

fâchés ! »

c’est du 100% 94500 le son qui te met en sang plus rapide qu’un pur-sang

Il régnait à présent une ambiance du

génération 89 c’est nous

tonnerre au PRIJ, la température était

on vient te remettre à neuf, toi et ta meuf

montée au maximum ; il y faisait chaud

et fais preuve de bon sens

comme dans un sauna. Mais toujours pas

en écoutant notre son »

de ministre en vue. Un troisième chanteur, KX, se proposa :

L’assistance, bougeait

comme

sur

la

un

seul

musique.

corps,

Mais

on

« Je viens du bois pas de Boulogne mais

commençait à trouver que le ministre se

de Champigny

faisait désirer. Paillasse déclara alors :

Rien ni personne ne peut teste

« Je suis sûr qu’y cause pas BLB, l’autre !

Reste en dehors de notre tesse et tout ira

- Qui ça ?

bien

- Ben l’ministre ! »

Pas de corps à corps

Dans la salle, les gens opinaient. Paillasse

Que des tête à tête

continuait :

Qui se finissent mal

« Si je lui dis par exemple : à BLB, on banave

T’as eu tort de vouloir nous tester

pas ; les bolos se font pas carna, on

on nique tes gaz, reste à l’aise

chourave pas, on courave pas, il y a des

nos criminels sont de la section

geush, il y a des go, on fait pas de krom.

la

protection,

c’est

l’escorte

qui

la

Allez, nashave, tu m’as mis une pillule ;

produit

je poucave pas, même les pouraves ;

donc on déduit que l’émeute

ce raclo, c’est un rapace ; remballe si tu

provoque un syndrome meurtrier

veux pas rodaver. Vu ? T’es yéyé ou quoi ?

je te l’ai déjà dit

Je suis zehef ! »

on te fusille

La salle riait.

ma clique n’a pas la gâchette facile

« Si je lui dis ça, il entrave que dalle ! »

mais les points agiles

« Que dalle » reprit l’assistance.

c’est KX Mc des Comores j’ai déclenché ta mort

Quand le brouhaha se calma, on entendit

sur un instru américain

une voix s’élever :

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« Au fait, il doit arriver à quelle heure, le

fit même des heures sup en soirée. Il était

ministre ? »

crevé et frustré, car il aurait bien voulu voir

Mais personne ne répondit. Une vague

le match Lyon – PSG. En même temps, il

inquiétude

savait que le patron de la sandwicherie

commença

à

parcourir

l’assemblée. Une autre voix :

allait enregistrer pour lui la partie. Il

«  C’est qui qu’a annoncé la venue du

devait le retrouver après sa tournée ; il lui

ministre ?

demanderait par la même occasion si

- Ben, tout le monde !

le gars de la photo était déjà venu chez

- D’accord, mais c’est qui qui l’a dit le

lui ; comme ça, Ibrahim continuerait son

premier ?

enquête.

-  ? ! - C’est toi, Barza ?

Il faisait nuit noire quand il retrouva la

- Non, c’est Goum’s !

rue marchande de BLB. Le coin était un

- Tu rigoles, c’est Zep’s !

peu plus animé depuis quelques années,

- Faux, c’est KX !

plusieurs magasins avaient ré-ouvert leurs

- Désolé, c’est Fil !

portes. La sandwicherie sentait le neuf ; le

- Pas du tout, c’est Poisson !

patron avait refait toute la décoration,

- Mon œil, c’est Paillasse ! »

couvert les murs de petits carreaux en céramique, l’ensemble était très élégant ;

Et ainsi de suite… C’était tout le monde et

il avait même ajouté une nouvelle salle ;

personne, en fait. Peu à peu, l’assistance

à l’évidence, il était fier et il avait raison :

comprit qu’elle avait été la victime d’une

son restaurant était accueillant.

fausse rumeur. Née on ne sait où et qui ne tenait pas debout. Y aura pas de

Ibrahim tomba sur Caz, qui était en train

ministr au PRIJ car il n’en avait jamais été

d’écrire de nouveaux textes de rap. Ce

question. Bref, y avait plus qu’à rentrer à la

dernier était ravi de les faire écouter au

maison. La visite du inistre, ce serait pour

livreur.

une autre fois. Peut-être. Nempêche, on

« Tu seras le premier à les entendre ! »

s’était quand ême fait unesoiréera.

Ibrahim prit place à côté de lui :

CHAPITRE 7

« La mafia black jamais endormie toujours op pour passer à l’attaque

Le

lendemain

avait

été

rude

pour

on a plus la rage que tous nos ennemis

Ibrahim. Il n’avait pas arrêté de livrer des

nous sommes des éternels débrouillards

clients toute la journée. À croire que tout

venus tout droit du 9.4.

BLB avait décidé de se faire une pizza. Il

je commence à écrire mes textes

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avec un cœur rempli de rageet si t’es

C’est pour tous les mecs

dans l’obscurité

Qui n’comprennent rien à la vie

dis : la mafia black

Fais-moi de la place pour passer

et t’auras de la lumière

C’est pour tous les douaniers

je suis l’avocat défenseur du ghetto

Laisse-moi passer enfoiré

pour les amateurs de la chourave

Moi je viens du ghetto dans un quartier

venez au bois et demandez Counta

chaud

je vous montrerai le chemin à prendre »

Appelé Bois L’Abbé Je suis qu’un MC amateur

Caz voulait l’avis d’Ibrahim.

Mais avant tout un délinquant de la rue On essaye tous de s’en sortir

« Alors ? Comment tu trouves ?

Mais c’est pas facile

- Bien, mon pote, bien. De belles phrases !

Je snife pas de la coke ni de l’alcool

J’aime bien : « Je suis l’avocat défenseur

On vit au mieux avec

du ghetto. » Mais pourquoi tu veux

tous les biens que nous possédons

« envahir la France » ? C’est drôle ça. T’es

C’est pour tous nos frères du bled

en France, non ? Et t’es aussi la France, toi

Continuez à croire à vos rêves

non ?

Un jour ils se réaliseront »

- Bof… - Ou alors pour toi, la France, elle

« Bien, mon vieux, bien, il y a du rythme.

commence quand tu sors de la cité ?

Et le son est bon :… les mecs des halls qui

- Exact !

terminent en tôle… Même si c’est triste.

- Ha bon !

- Attends, Ibrahim, j’ai pas fini.

- Allez, assez de baratin et écoute mon

- OK mais on fait une pause si tu

autre texte.

permets.

« Pour tous les mecs des halls

Ibrahim

qui terminent en tôle

restaurateur lui confirma qu’il avait bien

Pour tous les mecs qui squattent les bus

enregistré le match PSG/Lyon -Duchère.

Jusqu’à en avoir un Airbus dans l’anus

- Combien ?

Moi j’ai pas une tendance rose mais

- 3/0.

black

- Pour le PSG ?

La vie elle est pas rose

- Affirmatif.

alla

saluer

le

patron ;

le

Je représente les blacks seigneurs et rusés des halls

Le patron mit la cassette et le film venait de

Prends-en une dose de mon rap de rue

commencer quand « Justice » entra dans

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la resto. Justice n’était pas un très grand

au second poteau et place une tête. Le

connaisseur de foot mais il aimait bien

gardien parisien est battu… Justice saute

dire son mot. Tout de suite, il s’enflammait,

en l’air, crie de joie mais tout aussitôt

parlait fort, écoutant rarement ce que les

retombe sur sa chaise, les mains sur le

autres lui disaient. Ce soir-là, cette manie

visage, les yeux exorbités, prêt à pleurer.

allait lui coûter… une pizza.

Car le ballon ne va pas dans les caisses ;

« Je parie que Lyon va gagner !

il est repoussé du pied sur sa ligne par

- Et moi je dis que c’est Paris, répliqua

Cissé !

Ibrahim.

Mi-temps.

- 2/1 pour Lyon, tu paries ? - Je parie mais fais gaffe, je connais le

Caz, qui ne s’intéressait pas vraiment au

résultat !

match mais répétait ses accords, propose

- C’est ça oui et moi je m’appelle

un intermède musical et rappé.

Saddam Hussein ! - Déconne pas, je te dis que je connais le

« Counta,

résultat !

m’appelle

- Tu as peur de parier ou quoi ?

car ils savent que je brutalise tous ces

- J’ai pas peur de parier mais j’ai trop

bâtards

peur que tu perdes !

je suis un guerrier fatal

- Tope là ! Une pizza ! »

faisant partie de la planète de la

Et ils prirent le pari. Ibrahim fit un clin d’œil

délinquance

au patron du restau qui rigolait dans sa

venu pour fataliser tout ce baltringue

barbe.

je suis la mitraillette qui va mitrailler

Le match démarra lentement ; soudain,

le

à

mitraillantes

la

trentième

minute,

les

choses

rap

c’est

français

comme

avec

ça

mes

qu’on

rimes

s’accélèrent. Sur un corner tiré par

dans ma bande, que blacks et beurs

Rodriguez, Bueno, démarqué au second

fâchés

poteau, reprend le ballon d’une volée du

venus tout droit du ghetto

droit et trompe Morandini.

on vit dans un quartier rempli de haine

Buuuuuuuuuuuuuuuuut,

crie

Ibrahim.

la mafia black et nos confrères du Bois

Justice hausse les épaules.

l’escort, la S.C., la gest, syndrôme, etc

1/0.

on traumatise les fils de pute

Tout de suite après, les lyonnais s’énervent.

qui veulent notre peau

Lemmouchia frappe un coup franc côté

car ils n’ont pas tous les pouvoirs que nous

gauche à l’entrée de la surface. Letizi

possédons

laisse échapper le ballon, Damiani jaillit

dans le quartier quand il n’y a rien à faire

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on se tue à la muscul

minutes plus tard, lancé par Rozehnal,

en mâtant les posters des blacks sur les

Pancrate prend son adversaire de vitesse

murs »

sur le côté droit et sert de nouveau Pauletta qui marque sans opposition.

L’assistance

applaudit.

« Attendez

le

refrain » dit Caz :

Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut ! 3/0.

« Viens pas dans mon terre terre Si tu penses que t’as pas les couilles

Justice était K.O. debout. Enfin, façon de

Pour affronter mes confrères

parler car il faillit tomber de sa chaise

Car chez nous quand tu rentres en

quand le match se termina. 3/0 ! La

guerre

pilule ! Ibrahim avait le triomphe modeste.

C’est pour perdre ta lire ».

Il laissa à Justice le temps de récupérer puis il réclama son dû.

À l’écran, les pubs de la mi-temps étaient

« Par ici la pizza ! dit-il

terminées, le match reprenait. Justice,

- OK, OK, boudait l’autre.

toujours persuadé que Lyon gagnerait,

- Je t’avais dit que je savais.

faisait à lui tout seul autant de bruit

- Mon œil ! »

que toute une tribune de supporters déchaînés.

À ce moment-là, le patron arrêta la télé et retira la cassette.

« Tu

paries

toujours ?

lui

demanda

Ibrahim.

« C’est quoi ça ? s’inquiéta Justice.

- Plus que jamais !

- Bin, une cassette ! répondit le patron.

- Mais tu sais que je sais…

- Je vois bien mais ça veut dire quoi ?

- C’est çà, oui… »

- Que le match était sur la cassette ! - Comment ça ?

74è minute. Accélération côté gauche

- Putain, t’es dur de la feuille ou quoi ?

de

en

J’ai enregistré le match, tout à l’heure,

profondeur. Celui-ci centre en retrait pour

Rodriguez

qui

sert

Pancrate

pour Ibrahim, comme il pouvait pas le voir

Pauleta qui ajuste Morandini du plat du

à 20h00.

pied.

- Comment, comment, c’était pas en

Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut !

direct ?

2/0.

- Ha bin, t’es pas un rapide, toi. Non,

Ibrahim se contente de sourire, Justice

c’était pas en direct. Mais en différé,

commence

comme ils disent dans le poste.

sérieusement

à

douter.

Il désespère carrément quand deux

- Alors vous vous êtes foutus de moi.

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- On s’est pas foutu de toi, Ibrahim t’a dit

Les mots pétaient bien : micro - crocs /

qu’il connaissait le résultat, non ?

instinct - félin / choquer - percuter !

- Mais je croyais…

Puis ce fut le tour de Robot Accro :

- Tu croyais, tu croyais… Faut pas croire, mon vieux. Tu croyais qu’Ibrahim était un

« Représente le 94 Bois L’Abbé

magicien qui pronostiquait les résultats

Despi je resquille tous les condés

avant le match ? T’es yéyé, toi alors !

J’enfile tous les gars en uniformes bleus

- C’est un piège !

Même s’ils sont 22

- C’est pas un piège du tout ; Ibrahim

Je leur mets le feu à toutes ces petites

t’a dit, texto : « Fais gaffe, je connais le

queux

résultat, 3/0 »

Opérationnel je reste

- Mais je l’ai pas entendu.

Même si les meufs me caressent

- Bien fait, t’avais qu’à écouter !

J’déteste tous les CRS Sans cesse j’te dresse les gars qui

Justice était cassé ! Mais parier, c’est

patrouillent

parier ! En plus, il y avait des témoins. Il

Nous fouillent pour nous foutre la trouille

devait passer à la casserole, enfin plus

Ils nous saoûlent

exactement payer la pizza d’Ibrahim.

C’est pour ça qu’on fout nos cagoules

- Je suis pas chien, on partagera, dit

N’oubliez pas, ici, c’est le Bois l’Abbé

l’autre, en rigolant.

Ses R.O.B.O.T.S. venus vous épater J’fume pas de shit

Pendant qu’ils dégustaient, en frères

J’rap trop vite

réconciliés, la tarte garnie de tomates,

Comme Sonic

d’anchois

Qui comme sur mon Panasonic

rappeurs

et

d’olives,

étaient

de

arrivés

et

nouveaux testaient

Moi et ma clique on te nique

auprès de ce public ami leurs nouveaux

Ecoute cette ziq

textes. D’abord ce fut le tour de Sergent :

On a du fric Les flics nous coursent

« J’viens avec mon micro et mon butin en

Pour nous voler notre fric

main

Mais on est trop technique pour ces flics

J’ai les crocs et l’instinct d’un félin

car on leur met des kick

Je vais te choquer avec mes mots

Mafia black négro

Te percuter avec un marteau

C’est Robot accro au micro ! »

Ça se pourrait que les rimes mortelles Soient dans nos gènes ».

Enfin,

c’est

crachoir :

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Corbeau

qui

reprit

le


« Compte un, deux, trois, quatre, cinq, six

vice, Memphis /

Memphis en 2006

Débarque

Dans le rap roule en V6

bécasses / accro au mico / les crocs

J’pilote le mig à ma guise

j’crois.

et

barque /

Bekham

et

J’ai un brolique en guise de iz-iz Je débute avec un rap kalach

Il était tard. Le restau fermait. Ibrahim

À l’arrache, avale quand je crache

rentra chez lui, s’apercevant trop tard qu’il

MC j’débarque dans une barque

avait oublié d’interroger le restaurateur

Qu’est-ce tu vas faire au fait

sur l’homme du portrait robot.

Je contre attaque avec un but CHAPITRE 8

Te buter dans ce milieu rap Moi je veux le salaire d’Bekham Plein de grosses bécasses Que mon bled gagne la CAN

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

On te calme calmé

Ibrahim venait de retrouver dans sa

Ecoute ce morceau accro au micro

boîte à lettres un bout de papier, une

Je suis mafia black

page quadrillée, arrachée à un cahier

On a les crocs j’crois

d’écolier, pliée en quatre, avec, inscrite

Nous sommes moi j’te somme

à l’encre rouge, en majuscules, cette

Alors réveille-toi ton sommeil

simple phrase: « Si l’inconnu du BLB

On veut tous atteindre le sommet

vous intéresse toujours, rendez-vous au

Mais y a ce bâtard de Kosar

gymnase Guimier samedi soir ! »

Qui a ouvert sa bouche avec son vieux karcher

Evidemment il n’y avait pas de signature

J’sais pas si mes paroles sont hallal

ni aucun autre détail. Qui fallait-il voir ?

Mais sûr elles sont pas cachères.

Comment ? Mystère. Mais Ibrahim avait

Les lois, l’Etat, c’est tous des racistes

trop envie d’en savoir plus ; il décida

Ils veulent nous laisser couler dans nos

donc d’aller au rendez-vous proposé.

cités On est tous remontés à la surface

Samedi soir, il pleuvait sur B.L.B.; une pluie

La preuve en est la dédicace

entêtante douchait le quartier. Les gens

A la Gestap, l’escort, Bamak

étaient rentrés chez eux, au sec et au

Ce mig c’est toujours le même vice

chaud ; les rues étaient désertes ; enfin,

Donc c’est Memphis ».

pas tout à fait. Au pied d’un immeuble, un homme promenait son chien ; et il régnait

Là aussi, il y avait de belles rimes : Même

une petite agitation du côté de la grande

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halle du gymnase Guimier, sur l’avenue

et aucun des deux ne savait que l’autre

Boileau.

irait à cette soirée. - Qu’est-ce que tu fais là ?

Le livreur salua l’animateur de la soirée

- Et toi ?

dans l’entrée du bâtiment ; celui-ci le mit au parfum de l’initiative : un petit groupe

Ibrahim ne pouvait pas dire la raison de

d’ados du quartier allait se rendre en

sa présence ; il avait peur que son père se

vacances au Maroc ; à cette occasion,

moque de lui. Il répondit simplement qu’il

ces vacanciers avaient eu la bonne

avait repéré de la lumière depuis la rue,

idée de faire aussi dans l’humanitaire ;

qu’il avait voulu voir… Son père lui était là

ils entendaient profiter du déplacement

en voisin et comme une personnalité du

pour apporter à une école d’Oujda du

quartier. Salif en effet était médiateur. Il

matériel scolaire collecté sur la cité ; ils

était d’ailleurs en train de s’expliquer sur

avaient recueilli sou par sou les dons ;

son métier à un journaliste du 9.4 qui lui

et cette soirée, un repas préparé par les

posait des questions.

parents puis une partie artistique, faisait

Son travail consistait à créer et entretenir

partie de ce mouvement de solidarité.

les liens entre les gens du quartier, être à l’écoute de leurs demandes, les aider dans

Dans la salle, une dizaine de longues tables

leurs démarches, contribuer à ce que

avaient été dressées, avec des nappes

tout le monde puisse vivre ensemble.

de papier blanc, le couvert, des amuse-

« Comment devient-on médiateur ? Il

gueule, des boissons ; au mur qui faisait

faut vous dire que je viens du Sénégal,

face à l’entrée, on avait affiché la liste des

et là-bas, dans mon village,

voyageurs : Kimzi, Sabrina, Mamadou,

une forte tradition de la vie collective,

Nesrine, Mounir, Dounya, Oumar, Moussa

de l’échange au sein de la famille, de

et Salimen. Deux animateurs pour les

l’entraide. On se conseille, on se soutient,

accompagner : Redoine et Kacem. On

on s’épaule. On vit ensemble, on décide

détaillait leur circuit : Oujda, Marrakech,

ensemble ; le collectif, ça veut dire

Agadir.

quelque chose là-bas ; tout le monde

il existe

fréquente tout le monde, depuis la plus À gauche de l’entrée, près des cuisines, un

petite enfance ; on grandit ensemble,

DJ s’occupait des platines ; les haut-

on partage les soucis et les joies. Alors

parleurs balançaient une musique super

cette habitude de bon voisinage, de

cadencée. Le public arrivait peu à peu.

partenariat, de coopération, je l’ai mise

Première surprise, Ibrahim tomba sur son

au service ici de ce travail de médiateur.

père ! Ils ne s’étaient pas vus de la journée

Avec le soutien de la mairie, j’aide les

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gens dans cette cité à se rencontrer. On

aux cheveux noirs éclatant, en tenue de

peut organiser des repas de quartier, des

danse, jouaient avec des voiles, pieds

fêtes des voisins, square Ronsard, pour

nus sur un grand tapis. Sur une musique

mieux se connaître.»

envoûtante, elles ondulaient, ondoyaient, tournoyaient sur elles-mêmes, bougeaient

Ibrahim connaissait la vie de son père

bras et jambes. Les jeunes avaient

par cœur mais ça lui faisait tout drôle de

instinctivement rapproché leur chaise

l’entendre répondre aux questions de ce

de la piste et assis à califourchon, ils

journaliste. Cela dit, il n’était pas venu

formaient un cercle admiratif autour du

là pour écouter la vie de son géniteur ;

duo, frappant dans leurs mains.

on l’avait attiré avec un message ; qui avait bien pu l’écrire ? Sûrement pas son

Puis on changea de style de danse mais

père !

c’était toujours des filles qui assuraient.

Il

que

Cinq danseuses du groupe « Ghetto

d’attendre ; il se disait qu’« on » lui ferait

n’avait

pas

d’autre

super classe » interprétèrent comme des

sans doute signe au cours de la soirée ;

professionnels un morceau de hip hop. Il

mais qui était ce « on », ce mystérieux

faut dire que le nom de leur groupe était

informateur ?

vraiment étonnant, drôle et efficace à la

Devait-il

choix

soupçonner

chacun des participants à la soirée ? À

fois.

présent la salle était comble ; il y avait bien là entre 200 et 300 personnes.

Les animateurs demandèrent ensuite aux

C’était un public très jeune, aux trois

garçons, largement majoritaires dans

quarts des garçons.

l’assistance, de montrer leurs talents sur la piste. Grosse gêne dans les travées.

Les deux animateurs, Redoine et Kacem,

À l’évidence on appréhendait de se

au micro, présentaient les différentes

montrer. Kacem insista :

étapes de la soirée. On servit le repas :

« Alors ? On m’a dit qu’à BLB, on était des

poulet,

as du rap criminel ! C’est vrai ou c’est pas

riz,

fruits,

gâteaux. Tout

cela

avait été préparé par les parents, par les

vrai ?

mamans de ces jeunes.

Finalement, Cops donna l’exemple. Au micro, il commanda la musique ; il releva

Après le dessert, on eut droit à une

la capuche sur sa tête, histoire de se

danse

donner un mauvais genre puis, sec, net,

orientale.

Ibrahim

trouva

ce

moment magnifique. Deux très belles

tranchant, il reprit cet air :

jeunes femmes, l’une à la chevelure blonde comme le sable du sud, l’autre

« Ouais ces cops

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toujours op’

chercher Ibrahim :

on n’est pas venu

«  Il y a quelqu’un qui te demande…

pour se la raconter

- Qui ça ?

mais pour tout niquer

- Un garçon, je connais pas.

maintenant j’ai les biftons

- Où ?

de 50, de 100, de 200 »

- Dans l’entrée !

L’assistance

jeunes

Il suivit le gardien ; dans le sas qui servait

avaient les bras levés, les doigts dressés, ils

appréciait ;

les

de fumoir, une jeune femme terminait sa

soutenaient le chanteur d’interpellations

cigarette. Elle leur confirma qu’un homme

diverses, réagissaient à certaines phrases

avait attendu là il y a peu encore, l’air

comme on rit d’un bon mot ; ils scandaient

plutôt nerveux. Quand il vit une ronde

la chanson avec lui.

de flics passer dans la rue, il prit peur et s’éclipsa.

« Sur mes propres textes

« À

je suis comme un écrivain op’

Ibrahim.

et toujours à regarder

- Peux pas dire. Il restait dans l’ombre,

des films d’horreur

et puis il portait un sweet avec une

ou d’enquête sur meurtre

capuche ; on voyait pas sa tête.

quelle est la faille

- Jeune ? Quel âge ?

pour définir cette arme »

- Sais pas bien.

Comme s’il avait l’air en colère, Cop’s,

Ibrahim donna un coup de poing rageur

toujours à demi dissimulé sous sa capuche,

dans le mur ; décidément, il était dit qu’il

tint son public en haleine :

n’arriverait jamais à croiser l’inconnu.

« Ou regarder le palmarès 2005

À suivre

y a rien de nouveau juste des grosses timpes c’est toujours la galère 94 mon terre terre » La soirée se termina en dansant. Garçons et filles ne se mélangeaient pas trop, chacun restant dans son coin. C’est alors que le concierge du gymnase vint

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quoi

il

ressemblait ?

demanda


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