Les Refusés - N°10

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Revue

culturelle

d’expression

et de parti pris autoéditée par

Les textes imprimés dans la revue

l’association « Les Refusés ».

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reproductions Par courrier : Evelyne KUHN 47 rue du Maréchal Oudinot 54000 Nancy Olivier THIRION 52 rue Raymond Poincaré 54520 Laxou

Conception graphique Julien CLAUDE www.claudeine.com contact@claudeine.com Imprimée en Avril 2009 à l’imprimerie APACHE COLOR, 9 rue des Michottes 54000 Nancy

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Sommaire

Numéro 10

Couverture réalisée par Philippe FLESCH CARTE BLANCHE • • • • • • • • • • • • • • • p.4

LE TRAVAIL REND LIBRE • • • • • • • • • •

LETTRE OUVERTE À ERIC BESSON • • • • • • p.7

TRAVAIL D’ENQUÊTE • • • • • • • • • • • • • p.51

PHÉNOMÉNOLOGIE DU CAMPING • • • • • • p.13

CORPS AU TRAVAIL • • • • • • • • • • • •

MON PREMIER LARCIN • • • • • • • • • • • p.19

CHEZ JEANNOT • • • • • • • • • • • • • • • p.67

CHASSÉ-CROISÉ • • • • • • • • • • • • • •

p.27

S’UNIR AUTOUR DES VALEURS DE... • • • • p.77

PEAU D’ÂME • • • • • • • • • • • • • • • •

p.33

UNE JOURNÉE AVEC UN CADRE... • • • • • • p.81

à Jean-Louis HOUCHARD Michel ANCE

Alban LECUYER

Texte et photos de Jean-Claude EPIS Patrick G. DE LAY

Poème et gravures de Claire CRITON

DOSSIER : LE TRAVAIL • • • • • • • • • • • p.41 JOUR DE CHANCE • • • • • • • • • • • • • Jean-Marc S.

p.141

COMME DANS UN TÉLÉFILM... • • • • • • • p.147 Olivier THIRION

NOIR C’EST NOISE - NOISE #004 ET #005 • p.150 BD de Junior

APOCRYPHE • • • • • • • • • • • • • • • • p.152 Luc CAMOUI

L’ÉTÉ SERA NOIR • • • • • • • • • • • • • • p.155 Odulcidovul

LA NAISSANCE D’UN DIEU • • • • • • • • • p.163 Théo, illustré par Sylvie THOURON

LUISA MARIN (6) • • • • • • • • • • • • • p.169 Récit de vie confié à Frédéric BLANC

Julien BENETEAU

p.43

Gérard STREIFF

Gilles GOURC, illustré par GAMAY

p.57

Texte et photos de Dominique TIBERI Arnaud DUDEK, illustré par GAMAY Jule

Y’A PAS QUE LE TRAVAIL DANS LA VIE •

p.85

PETIT FRÈRE • • • • • • • • • • • • • • • •

p.95

Olivier THIRION, Illustré par Philippe FLESCH Marie-Rose CORNU

ALERTE 18 • • • • • • • • • • • • • • • • • • p.101 Patrick BOURGEOIS

CHRONIQUE CINÉMA • • • • • • • • • • •

p.111

LIBERTÉ DE PENSER, CODE DU TRAVAIL •

p.116

DANS LA CHALEUR DE L’ENFER • • • • • •

p.119

Claude NAUMANN GAMAY

Jacques CISCATO

LE HARCÈLEMENT «MAUX-RÂLE» • • • • • p.125 Joe LABAT

TRIPALIUM • • • • • • • • • • • • • • • • • p.138 GAMAY

Le numéro onze portera sur "la création du Monde" hommage aux refusés ... les vrais ... ce numéro sera (enfin) érotique ! A vos plumes et pas pour caresser votre partenaire !

Le site des Refusés a changé ! Venez apprecier la nouvelle version de notre site internet façon blog. Plus simple et plus clair, laissez-y vos commentaires. Suivez les «feuilletons», les actus, et consultez GRATUITEMENT les numéros dont les tirages ont été épuisés. Vous découvrirez également très prochainement des textes (et autres) inédits jamais parrus. A bientôt sur http://lesrefuses.free.Fr



Carte

blanche

à JEAN-LOUIS HOUCHARD

« La poésie est un cadeau de la nature, une grâce, pas un travail. La seule ambition de faire un poème suffit à le tuer. » Henri MICHAUX « (…) le pari philosophique de François Jullien est précisément qu’il y a un usage du dé-faire, qui peut se révéler plus fécond et même plus éclairant que l’acte du faire (ainsi dé-peindre, dans le cas de la peinture, rendrait compte de peindre, et non l’inverse) » Guy SAMANA « Il y a poésie dès que nous réalisons que nous ne possédons rien. La poésie ne renvoie pas à une expérience, elle la fait. » John CAGE « Si tu veux être poète, sache que le vrai travail se fait hors de la poésie. » LU YOU « Créer, c’est résister. » Gilles DELEUZE On n’apprend pas la musique – j’entends celle de non-conservation- ; on ne la travaille pas davantage, c’est elle qui nous travaille - comme la langue - qui nous happe et rend à nos vitaux devenirs, via l’assujettissement et la liberté de notre (in)condition néoténique, celle d’expérimentateur – inventeur - qui n’est pas inventorieur éventé-, à l’autre de notre singularité plurielle, de notre fluide et solidaire solitude, à l’immanence de nos multiplicités actualisant notre virtualité idiolectale, libérée de l’ostracisme de l’ego, de son carcan létal, de sa stupide turpitude angoissée. Cela sous-entend : ne pas apprendre la musique, sinon pour dé-chanter….. JEAN-LOUIS HOUCHARD est né en 1947 et vit à Dombasle. Poète bru(i)tiste, essayiste récitant, percussionniste non-cadentiel, il est l’auteur de nombreux articles concernant notamment les nouvelles musiques, et de publications qui sont autant de dérives philosophico-poétiques. A noter tout particulièrement : •

Bribes et Débris, textes croisant des peintures de Daniel Humair-Voix éditions

John Cage – Voix éditions Rencontrer/Encountering ( hommage pluriel – 62 contributions dont il est l’instigateur)

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Lettre

ouverte à

Eric

besson

Michel ANCE

Eric BESSON Ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire 101, rue de Grenelle 75700 PARIS Monsieur, Vous vous êtes indigné des propos de Philippe LIORET, réalisateur de « Welcome » qui comparait la situation faite aux Juifs en 43 et celle faites aux sans papiers, aujourd’hui. Je comprends fort bien que vous vouliez écraser tout comparatif fâcheux, des cuistres n’hésiteraient pas à rappeler que Jacques DORIOT s’en alla de la gauche en plaçant le curseur (fort) à droite, pour épouser la politique de Pétain. Et pourtant Monsieur Besson…… je vous mets en copie, la publication du Journal Officiel du 11 Juin 1942 traitant de la question juive, « amusez » vous à remplacer le mot « Juif » par Sans papier. Je peux admettre que vous soyez fâché des propos d’un cinéaste, mais votre sentiment de colère est bien petit, voire minable, comparé à ceux qui m’animent. La honte pour commencer, honte d’être englué à ce pays où l’on consacre 415 millions d’Euros, dont votre traitement, pour rejeter à la misère et à la mort des individus coupables d’avoir faim ou de vivre sous le joug de despotes, sans doute épargnés du courroux de votre ami, transfuge éloquent également, Le Diplomate Kouchner. Honte de savoir que dans notre pays des sans papiers préfèrent se jeter à l’eau, sauter du 6 ème étage plutôt qu’affronter un contrôle de police, honte surtout de savoir ces contrôles faits au faciès ou sous dénonciation.

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Saviez-vous Monsieur Besson que de plus en plus de gens ont peur de la police, alors qu’ils n’ont commis aucun délit ? Savez-vous que ces 415 millions, qui manqueront sans aucun doute à l’aide sociale, ces 415 millions donc, ne serviront à rien. Comme l’a dit Albert Jacquard la misère est au Sud, les soins et la nourriture sont au Nord. Les idées sont passées, alors les hommes et les femmes passeront, vous n’y pourrez rien. Tout au plus ferez-vous de nombreux morts en les renvoyant sous le joug des tyrans, en les étouffant un peu dans les avions, lors d’accompagnements musclés, dits « reconduites à la frontière ». Je me suis laissé dire que le sans papier est mesquin, têtu, et qu’il préfère mourir étouffé parfois par les policiers dans l’avion, signe évident de non intégration, cher Monsieur Besson. Mais heureusement, vous veillez ! Mais la rage m’anime aussi, Monsieur, rage de voir la BAC contrôler au faciès en interpellant « bougnoules, niacwais, négros » avec impunité. Rage de voir les flics par paquets de dix fondre, « courageusement », sur un Sonacotra et arracher ainsi une mère et ses gosses. Le syndicaliste que je suis a vu ces mêmes pandores moins fiers face aux piquets de grèves de sidérurgistes, d’imprimeurs ou de dockers. Il est vrai que pour la police, votre adjointe du chiffre, ce n’est pas le courage qui compte mais le nombre et je parle à un expert ayant pour objectif 29 000 reconduites….Alors rafler des gosses et leur mère……. Rage aussi, d’être assimilé à votre triste ministère d’identité nationale, j’ai forgé mon identité dans les luttes solidaires et non dans la dénonciation, et votre notion de nation ne renvoie qu’au devoir du sang versé. Je préfère à l’identité nationale, la solidarité internationale chère à Jaurès que vous ne devez plus guère lire, hélas. J’éprouve heureusement de la joie, Monsieur Besson, car je participe à un réseau qui donne de l’énergie à soustraire les sans papiers à vos rafles, à vos descentes ignominieuses dans les écoles. Je suis de ceux qui désobéissent, Monsieur, et ma joie est grande lorsque je suis payé du sourire d’une personne que j’ai pu aider. J’ai le bonheur de côtoyer des gens admirables qui cachent celles et ceux à bout de misère, de turpitudes, de tortures. J’ai le bonheur de compter des amis qui préfèrent risquer la prison pour tendre la main aux moins que rien. Vous ne saurez jamais, jamais, les larmes de joie des migrants, lorsque nous arrachons des papiers à la Préfecture, lorsque nous évitons une reconduite à la frontière.

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Nous sommes nombreux, imaginatifs et vous êtes petit ! Ce plaisir vous est refusé, vous ne serez jamais que Le Successeur, Le Suivant qui tente de complaire et se faire un nom, en vain, un Hortefeux bis, un pâle disciple sarkozien qui se distingue dans la trahison sociale, faute d’avoir brillé. Les flagorneurs et les courtisans vous tresseront les lauriers adéquats, le temps que durent les orties, mais l’Histoire vous donnera le costume à votre taille. Il vous ira comme un gant…. à lustrer. Délégué par celles et ceux qui vous fuient, vos proies, je ne suis pas mandaté pour vous adresser une formule de politesse. Je vous soupçonnerais de la revendre pour briller encore ailleurs. Cependant, je vous plains Michel ANCE Ouvrier Syndicaliste PS (je plaisante, bien sûr), vous devriez aller voir Welcome, c’est un film plein d’humanité, vous pourriez en avoir besoin, plein de talent aussi, mais ce n’est pas à votre portée, allez-y avec quelqu’un qui puisse vous expliquer.

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Décret n°1301 du 6 juin 1942 réglementant, en ce qui concerne les juifs, les professions d'artiste dramatique, cinématographique ou lyrique. Nous, maréchal de France, chef de l'Etat français, Sur le rapport du chef du Gouvernement et du ministre secrétaire d'Etat à l'éducation nationale, Vu la loi n°2332 du 2 juin 1941 portant statut des Juifs et notamment son article 4 ; Vu la loi n°1450 du 29 mars 1941 créant un commissariat général aux questions juives, modifiée par la loi n°2169 du 19 mai 1941, par la loi n°3591 du 1er septembre 1941 et par la loi n°545 du 6 mai 1942 ; Le Conseil d'Etat (commission représentant les sections de législation, de l'intérieur, des finances et de l'agriculture) entendu, Décrétons : Art. 1er- Les Juifs ne peuvent tenir un emploi artistique dans des représentations théâtrales, dans des films cinématographiques ou dans des spectacles quelconques, ou donner des concerts vocaux ou instrumentaux ou y participer que s'ils satisfont à l'une des dispositions prévues à l'article 3 de la loi du 2 juin 1941 ou s'ils y ont été autorisés en raison de leurs mérites artistiques ou professionnels par un arrêté motivé du secrétaire d'Etat intéressé pris sur proposition du commissaire général aux questions juives et, en outre, dans le cas où le ministre secrétaire d'Etat à l'éducation nationale n'est pas compétent pour donner lui-même l'autorisation d'exercer la profession, sur l'avis dudit secrétaire d'Etat. Art. 2- Les Juifs atteints par l'interdiction résultant de l'article précédent devront, dans le délai de deux mois à partir de la publication du présent décret, cesser d'exercer la profession qui leur est interdite. Une prolongation de délai peut être accordée par le secrétaire d'Etat intéressé, sur la proposition du commissaire général aux questions juives, en vue de permettre d'achever une série de représentations commencée avant la publication du présent décret, une œuvre cinématographique entreprise avant la même publication.

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Art. 3- Le présent décret n'est pas applicable en Algérie ni aux territoires relevant du secrétariat d'Etat aux affaires étrangères ou du secrétariat d'Etat aux colonies. Art. 4- Le Chef du Gouvernement et le ministre secrétaire d'Etat à l'éducation nationale sont chargés, chacun en ce qui les concerne, de l'exécution du présent décret, qui sera publié au Journal Officiel de l'Etat français. Fait à Vichy, le 6 juin 1942. PH. PÉTAIN. Par le Maréchal de France, chef de l'Etat français : Le chef du Gouvernement, PIERRE LAVAL. Le ministre secrétaire d'Etat à l'éducation nationale, ABEL BONNARD.

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Phénoménologie

du camping Alban LECUYER

Aucun homme ne connaît réellement ses congénères. Le mieux qu’il puisse faire c’est supposer qu’ils lui ressemblent. John Steinbeck, Une saison amère

C

elle qui vient de s’installer dans le courant d’air, fixant son reflet dans la vitrine pour ne pas regarder ailleurs, se demande si c’est encore loin, la fin de l’adolescence. Les autres sont éparpillées. Elles sont désordre. Répètent après

la radio des paroles approximatives, rient sans pudeur, se recoiffent ou échangent un tube de rouge à lèvres, appellent le serveur par son prénom. Ce qui meurt entre les tables de ce café, ce sont les vacances de printemps. Mais il n’y a pas que ça. Le bac approche pour certaines avec, au programme, la structure de la subjectivité selon Hegel. Table de deux près des toilettes. Dreadlocks blondes et pantalon baggy qui dissimulent mal son corps de gamine informe, commande une part de cheese-cake, n’y touche pas. Pendant les vacances, elle est partie en stage d’équitation. Dans le Quercy. Un voyage assez pénible, en compartiment couchettes, avec des filles qui avaient décidé de passer une nuit blanche. Celles qui étaient déjà venues connaissaient les monos. Elles évoquaient avec eux la fois où, une anecdote hermétique qui datait probablement de l’année dernière, qui en tout cas les faisait beaucoup rire. À l’arrivée, le dortoir de douze lits, les cabines de douche avec des portes ajourées et l’acoustique du réfectoire qui absorbe mal les rires aigus – pourquoi les garçons ne pratiquent pas l’équitation ? La nuit, quand les autres filles dormaient, elle fouillait dans leurs valises sans trop savoir ce qu’elle cherchait, un journal intime ou, mieux, un médicament honteux. Évidemment, son cheval était le plus idiot de l’écurie. S’arrêtait sans raison ou décidait de prendre les obstacles à contresens. Sous les quolibets, elle se rappelait que celle-ci avait trois semaines de retard, que celle-là ne recevait pas de courrier ou que cette

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autre, qui se tortillait sur sa selle, était assise sur un herpès plutôt embarrassant. Et les jours qui ne passaient pas étaient une corvée, elle savait déjà qu’elle laisserait derrière elle la fois où… une fille ne savait pas monter. Sa copine, qui revient des toilettes où elle a remarqué qu’elle avait vachement bronzé du dos, porte un jean slim et des ballerines vernies. Il y a dix ans, les lycéennes n’affichaient pas ce look sixties régressives. Il y a dix ans, elle n’en avait que sept. Se demandait quelle étrange maladie soignait le médicament que sa mère avalait tous les soirs, en laissant traîner l’emballage sur le rebord du lavabo. À présent, c’est à elle de lutter contre cette maladie, le gynéco lui a prescrit le même remède. Sa mère, elle, est guérie depuis peu. Au milieu de la salle, une table de quatre, la plus bruyante. Les filles sont blondes, photovoltaïques, elles ont du gloss sur les lèvres et des paillettes sur les paupières. Qu’elles mâchent du chewing-gum ou prennent part à la conversation, les mouvements de leurs mâchoires sont les mêmes. On n’envisage pas grand-chose ensemble et c’est très bien. On se le rappelle assez souvent, cela évite les confusions… Celle qui verse une sucrette dans son thé, jupe blanche et jambes croisées, étanches, exige que les garçons la rappellent dans les vingt-quatre heures, sinon ils passent leur tour. Le bac dans neuf semaines et demi, elle n’a plus de temps à perdre. Doit rattraper cet acte manqué avec Mathieu Rollin, son voisin de classe. Un soir, elle l’a invité chez elle. Un peu par curiosité, beaucoup par désœuvrement. Parce que les dates du tour opérateur ne collaient pas avec les vacances scolaires, ses parents ont choisi de partir sans elle. Bien sûr, Mathieu Rollin n’avait pas de capotes. Elle a dû en piquer dans le stock de sa mère, pour les soirs où son père est en déplacement. Mathieu Rollin s’y est repris à plusieurs fois. Pour lui enlever son pull. Pour dégrafer son soutien-gorge. Pour lui retirer son jean, aussi, comme s’il devait lui éplucher la peau à main nue. Finalement, le temps de déchirer l’emballage du préservatif, il était trop tard. Il s’est excusé pour le coussin du canapé, elle a dit c’est pas grave. Ils ont quand même fumé une cigarette en regardant la télévision. Et puis il est reparti avec la capote. Elle ne voulait pas que la bonne tombe dessus en vidant les poubelles. Sa voisine, pantalon noir flottant et l’alliance de sa mère au pouce, a fait une tentative de suicide en arrivant chez son père. N’a plus le corps assez vaste pour y stocker du bonheur, tout juste des coupe-faim et quelques substituts de repas. À la clinique privée, elle a relu Mars de Fritz Zorn. Elle se sent proche du héros. De sa

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solitude et de son dégoût ironique face à la mort. Pour lui ressembler tout à fait, elle aurait voulu attraper une maladie elle aussi. Quelque chose de grave, n’importe quoi, une infection nosocomiale par exemple. Mais tout le monde autour d’elle, comme par un fait exprès, se lavait les mains avec frénésie. Même les plateaux-repas, qu’elle vidait systématiquement dans les toilettes, étaient stérilisés. Il y a toujours des gens qui s’aiment et qui se retrouvent sur le quai… D’autres qui ne savent où aller… Au bout de la table, tunique ethnique et tatouage tribal au coin de l’œil – en fait un dessin au khôl qu’elle démaquille tous les soirs – est bien d’accord avec le chanteur. Elle aussi ne savait plus où aller après le départ du garçon qu’elle a rencontré sur la plage des Grandes Vallées, à Pornic. Il partageait un bungalow avec sa mère, dans un village de vacances à la sortie de la ville, s’allongeait loin du rivage, penché sur un livre dont il ne tournait pas les pages ; il avait l’air de s’ennuyer. Elle a toujours été attirée par les garçons abstraits, ceux qui n’ont pas beaucoup d’amis et parlent peu. Par paresse sans doute. À l’heure où tout le monde est à la plage, ils faisaient l’amour dans le bungalow. Entre les mains de ce garçon, la peur du vide qu’elle avait éprouvée jusqu’alors faisait place à tout un tas de certitudes qu’on doit appeler la mort de l’innocence, ou quelque chose comme ça, de toute façon elle a rayé la phrase dans son journal. Elle en oubliait qu’il faisait jour, qu’elle avait des coups de soleil, qu’elle s’était juré de ne pas faire certaines choses. À la fin de la première semaine, elle a accepté de le faire sans. Comme ça, pour rien, parce qu’il repartait le lendemain, loin de chez elle, et qu’en dépit de ses promesses, elle avait l’intuition qu’ils ne se reverraient jamais. Cet été elle partira en stage à SaintMalo et d’autres vacanciers occuperont le lit où, pendant un moment, rien n’était grave. Elle ne le sait pas encore, mais le test qu’elle achètera tout à l’heure à la pharmacie s’avèrera négatif. Après tout, c’est sûrement mieux comme ça. L’innocence ne meurt pas toujours du premier coup. J’crois pas au prince charmant. Le coq dans la basse-cour. C’est blabla, c’est du flan Et ça manque d’humour… Celle qui fait signe aux autres qu’il est l’heure de partir, Converse noires et lunettes de soleil dans les cheveux, n’aime pas non plus l’amour. A déjà décliné deux propositions

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inondées de fièvre et d’alcool de la part de Kevin Legoff, en fin de soirée, au moment des slows. Elle n’était pas prête. Enfin, c’est ce que sa mère lui répète et elle ne veut pas la décevoir. En réalité, le corps des garçons la dégoûte. Elle ne supporte pas les poils, ni les muscles, ni l’odeur du whisky-coca. Au camping des Blés d’or, en Bretagne, elle a rencontré Coralie. C’était la première fois qu’elle partait en vacances sans ses parents. Le soir, au bord de la piscine ou sur les canapés de la discothèque, elles affectaient une ivresse exagérée pour le seul plaisir de se heurter du bout des doigts, comme par mégarde, retenant tant bien que mal les gestes nouveaux qui s’échappaient d’elles. Et elles restaient jusque tard, aveugles aux autres et à leurs grimaces, jusqu’à ces heures rares où l’on ne croise plus personne de vivant. C’est Coralie qui l’a prise dans ses bras la première. Elle avait de jolies mains, des mains qu’on a envie d’apposer sur son corps pour aller mieux, qui semblent pouvoir guérir les blessures les plus profondes. Dans la tente, il n’y a eu aucune maladresse entre elles. Elles se connaissaient déjà, ce corps était le leur depuis le début, elles se sont aimées de tout leur amour-propre. Le serveur passe un coup sur les tables, éteint la radio. Il ne reste que cette fille assise en vitrine, les autres ne l’ont pas remarquée en sortant. Sac besace quasiment vide, piercing en forme de salamandre étouffé sous le bourrelet du nombril, elle préfère la compagnie des adultes. Attend avec impatience le jour où les magazines féminins, les animateurs de radio, les clodos dans la rue ou le mode d’emploi de ses tampons cesseront de la tutoyer. L’enfance l’a ennuyée, l’adolescence lui est insupportable. Depuis le début de l’année, elle a déjà couché avec son moniteur d’auto-école, le videur d’une boîte de nuit et le remplaçant du prof de sport. Avec le dernier mec de sa mère aussi, un marchand d’antiquités qui n’ouvre sa boutique qu’à quatorze heures, c’est pratique. À tous elle réclame fort, n’en a jamais assez, mais de quoi au juste ? Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il y a trop de place à l’intérieur d’elle. Pendant les vacances, elle a lu la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. S’est beaucoup interrogée sur le rapport à autrui et le désir de reconnaissance, sur ce désir du désir de l’autre dont parlait la préface. Depuis elle se dit qu’on n’est rien sans le regard de ses semblables, rien de plus qu’un organisme inconscient. Un corps dans le coma. Dehors le jour s’éteint doucement, avale son reflet dans la vitrine. Dans le bus elle va croiser des inconnus, heurter ses genoux aux leurs, et elle se demandera à quoi elle ressemble, si tous ces gens qui ne lèvent pas les yeux sur elle éprouvent encore sa présence. Elle entendra sa mère gueuler au téléphone, et pleurer aussi, s’enfermera dans sa chambre, appellera l’auto-école. Ou bien la boutique d’antiquités, puisque

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maintenant maman est au courant. Elle raccrochera la première et rangera Hegel dans la bibliothèque. Est-ce qu’on perd vraiment un bout de soi chaque fois qu’on passe inaperçu ? Combien de temps peut-on être oublié sans disparaître complètement ? En vrai, on finit par ne plus aller en cours et par traîner dans un café jusqu’à l’heure de la sortie, parce que cette histoire avec le prof de gym a provoqué un scandale. Au camping des Blés d’or, elle restait debout jusqu’à l’aube, au bord de la piscine ou dans un coin de la discothèque. Il y avait cette fille de sa classe, et une autre qu’elle ne connaissait pas. Elles s’embrassaient dans le noir. C’étaient ces heures rares où l’on ne croise plus personne de vivant, rien d’autre que des corps dans le coma. www.myspace.com/albanlecuyer

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Mon

premier larcin Jean-Claude EPIS

C

’est à 7 ans que je fis mon premier larcin. Le casse du siècle ! Un matin, avant d’aller à l’école, j’ouvris le tiroir du buffet de la salle à manger cherchant quelque chose dont je ne me souviens plus.

Et là, dans ce tiroir, je vis le porte-monnaie de ma mère. Elle faisait pourtant très attention à ne pas le laisser traîner. Elle en prenait bien soin de son portemonnaie. Mais là, négligence ou inattention, il dormait tranquillement dans ce tiroir. Ni une, ni deux, je l’ouvris et je piquai les deux seules pièces qu’il contenait, deux pièces de un franc. A l’époque, au début des années 60, deux francs, c’était de l’argent ! Je les enfouis tout au fond de ma poche sous mon mouchoir à carreaux violets. On allait à l’école à pied, distante de deux kilomètres. Tous les gamins de ma rue, ceux de mon âge, les « un peu plus grands », les « un peu plus petits » se retrouvaient et partaient en bande pour rejoindre l’école. En chemin, je me suis arrêté chez la mercière. Dans cette boutique, on trouvait de tout : des chaussures et des bleus de travail, de la peinture, des ampoules électriques, des disques 45 tours mais aussi et surtout, pour nous les mômes, des bonbons. J’en achetai pour deux balles, ce qui surprit, dans un premier temps, la mercière elle-même, car elle connaissait tous les gosses du quartier et elle savait qu’on n’avait pas beaucoup d’argent. Mes copains ne me posèrent pas de questions parce que je partageai mon trésor avec eux. Après l’école, on allait à l’étude. L’étude, c’était des heures supplémentaires que l’on faisait après l’école et que les parents payaient, en liquide, à l’instit. Cela nous permettait de faire nos devoirs, de ne pas être mal vu ni mal noté par l’instit et, pour lui, c’était l’occasion de mettre du beurre dans les épinards puisque c’était du black, donc non imposable. A six heures du soir, je suis rentré de l’école. En franchissant la porte de la maison, je compris que ça n’allait pas rigoler. Ma mère m’accueillit par une raclée, des allers-retours musclés, avec élan et une engueulade en bergamasque (patois

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du nord de l’Italie) avec moultes injures et insultes. Je n’ai pas tenté de faire celui qui ne comprenait pas (évidemment puisque je le savais), ni de nier ou de me justifier. Dans ces cas-là, valait mieux se taire, encaisser et attendre que ça se passe. Mes frères et sœurs, qui rentrèrent de l’école quelques minutes après moi, ne posèrent pas de questions, sachant qu’eux aussi ils risquaient de s’en prendre une, même s’ils ne savaient pas pourquoi. Ils montèrent dans les chambres afin d’éviter les dommages collatéraux de la fureur maternelle. Au repas du soir, nous étions tous les sept autour de la table : les cinq enfants, dont j’étais le plus jeune et les parents. Ma mère servit la soupe. Pendant qu’on commençait à la manger, elle me montra du doigt et dit à mon père : « - Tu vois, ton fils, là, c’est un voleur ! » et d’expliquer le porte-monnaie et les deux francs. D’un seul coup, tous les regards se posèrent sur moi. Vous savez ce que ça fait, six paires d’yeux braqués sur vous ? Et les commentaires de mes frères et sœurs qui fusaient : « Pas bien, malhonnête, confiance, voleur » j’en passe et des meilleurs. Les faux culs, j’te jure. Eux aussi avaient sûrement dû faire la même chose mais ils avaient été plus malins et ne s’étaient pas fait prendre. Mon père, calmement, tranquillement, finit sa soupe puis se leva, me montra du doigt et me dit de le suivre. Je tremblais de tous les côtés. Il se dirigea vers la pièce d’à côté qui servait de chambre à mes parents. Je me demandais ce qui m’attendait, ce qui allait m’arriver. Il ferma la porte derrière lui, me regarda et mit son doigt sur sa bouche me demandant de me taire. Puis il tapa très fort dans ses mains, plusieurs fois et donna un grand coup dans la porte. Puis il se baissa pour être à ma hauteur et me dit : « C’est pas bien de voler ! Moi, je travaille 70 heures par semaine pour ramener de l’argent à la maison. Et cet argent, c’est pour toute la famille. Alors maintenant, faudra plus voler. Capito ? » Sûr que j’avais compris. Il m’avait parlé calmement, sagement, gentiment, sans crier, faisant semblant de me taper. Et basta. « Allez, viens, ta soupe va être froide ». De retour dans la salle à manger, mes frères et sœurs cherchaient mes larmes, les traces de coups. Rien ! L‘incident était clos. Pour avoir volé deux francs, j’avais pris une rouste par ma mère et une remontrance, légère, par mon père. Le vendredi soir suivant, mon père me dit : - « Demain après-midi, on va à Longwy tous les deux. » Super, j’adorais aller me promener avec mon père. On allait souvent voir un match

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de foot ensemble et on s’arrêtait toujours dans les bistrots. Mon père connaissait plein de monde et à chaque fois, il me présentait à un tas de ses copains, la plupart ritals comme lui. Le samedi après-midi, donc, mon père me dit de m’habiller en dimanche. Je ne comprenais pas pourquoi. On n’était pas obligé de bien s’habiller quand on allait au match. Ce n’était que pour l’église et les grandes occasions qu’on s’habillait en propre ! Mais j’obéis et mis ma chemise blanche et ma petite cravate rouge à élastique. Lui

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aussi avait mis son beau costume, ce qui m’intrigua un peu. On prit l’autobus pour aller à Longwy bas, distant de cinq kilomètres. Mon père connaissait le chauffeur et le salua. - « Ciao friulan. - Ciao bergamasche, » lui répondit l’autre. Dans la communauté italienne, soit on se saluait par son prénom, soit par sa région d’origine. Le chauffeur était du Frioul. Arrivés à la gare routière, on fit notre première halte. On s’arrêta en terrasse. Mon père but son demi habituel et moi, j’eus droit à une grenadine. Puis on tourna à droite dans la rue Pershing. Bizarre, pensai-je. Le terrain de foot était à Longwy haut. Et dans cette rue, il n’y avait que l’église, qui n’était pas une halte habituelle pour mon père ou la Sécurité Sociale, qui était fermée le samedi. On passa devant la maison de Dieu, sans la regarder et on continua à monter. Je ne comprenais toujours pas où nous allions. Après être passé devant le vieux bâtiment de la sécu, qui ressemblait à un château, le toit recouvert de corbeaux, on continua notre chemin. Et là, tout en haut, je ne reconnaissais plus rien ; je n’y étais jamais allé. Mais mon père, lui, il connaissait apparemment. -Voilà, on est arrivés, me dit-il. Je découvris, sur la gauche, un vieux bâtiment en grosses pierres jaunes sales, un peu en retrait de la route. Sur la façade, on pouvait lire « Commissariat de Police ». Qu’allait-on faire à la police ? Je ralentissais le pas. Mon père me pris la main, on grimpa les marches et on entra dans le hall. Un homme, en tenue, derrière son guichet, nous salua d’un geste de la main à sa casquette et nous demanda la raison de notre visite. « - Je voudrais parler à l’Inspecteur Mattoni » lui dit mon père. Mattoni, je le connaissais. Il était déjà venu à la maison. Ses parents étaient originaires du même coin que mes parents, ce qui crée des liens, bien sûr.

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Il arriva et nous salua. « Ciao Angelo (c’était le prénom de mon père) ciao picen (ça, c’était pour moi, ça veut dire petit en bergamasque). Qu’est-ce qui vous arrive ? Ciao Cesco (c’était son prénom : François en italien se dit Francesco et son diminutif est Cesco). C’est pour le petit. Il a volé dans le porte-monnaie de sa mère et il faut le mettre en prison ! » Mon sang se glaça. Je serrai très fort la main de mon père, je me collai à sa jambe et je me mis à pleurer. Mon père me souleva et me mit dans les bras de Mattoni. Je pleurais de plus en plus fort et tendais les bras vers mon père. « - Je m’en occupe, Angelo, attends-moi là. » Il me passa les menottes mais mon poignet était trop petit. Je pouvais retirer ma main sans avoir besoin de la clef. Cela fit sourire Mattoni qui les remit dans la poche de sa veste. Mes pleurs avaient mis le commissariat en émoi. Nous avons croisé un gros monsieur qui demanda à l’inspecteur ce qui se passait. « - C’est rien, commissaire, on vient d’arrêter un voleur, je le conduis en cellule. Quand vous aurez fini vos conneries, Mattoni, vous me préviendrez ! » Conneries, c’était vite dit ! On voyait que c’était pas lui qu’on conduisait en taule. Je ne comprenais rien. J’étais terrifié à l’idée de dormir en prison, j’en voulais à mon père, à Mattoni, à la terre entière. Finalement, les baffes de ma mère faisaient moins mal. On a fait le tour des bureaux. Mattoni me présenta à tout le monde comme un dangereux voleur. Puis il ouvrit deux ou trois portes, sans me laisser voir ce qu’il y avait à l’intérieur, et me dit : « - T’as de la chance, elles sont toutes pleines, j’ai pas de place pour toi. Je ne pourrai pas te garder aujourd’hui » et me ramena vers mon père. Je lui sautai dans les bras et le serrai très fort pour qu’il ne m’abandonne plus. « - J’ai plus de place, Angelo, reviens la semaine prochaine. On verra, a répondu mon père. Grazie, Cesco et excuse-nous pour le dérangement. » On quitta le commissariat, on s’arrêta de nouveau au bistrot, demi, grenadine, on reprit l’autobus pour renter à la maison. Je ne suis jamais retourné au commissariat. On n’a jamais rediscuté de cette histoire avec mon père. C’est à 7 ans que je fis mon premier larcin. Et le dernier !

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Chassé-croisé Patrick G. DE LAY

J

e la regarde, les yeux embués. J’ai la gorge serrée, deux sentiments coexistent en moi en cet instant. Un sentiment de bonheur car je la vois avec cet espoir que je pourrai enfin la rejoindre… espoir vain. Un sentiment de désespoir et

d’impuissance, car cette scène se répète à l’infini. Nos regards se croisent, nos doigts cherchent à toucher l’autre mais la barrière impalpable nous sépare implacablement. C’est arrivé le 31 décembre 2007, au onzième coup de minuit, il y a une éternité. Je me suis trouvé comme éjecté de ma réalité, projeté dans un no man’s land, quelque part entre deux probabilités. C’est là que je l’ai vue pour la première fois. Elle avait l’air perdue, tout comme moi. Je l’ai regardée évoluer, jusqu’à ce qu’elle m’aperçoive elle aussi. Elle est restée immobile, un court instant. J’ai lu comme un air de reproche dans son regard. Sans doute a-telle cru alors que j’étais responsable de sa mésaventure. Mais rapidement elle s’est rendu compte que, tout comme elle, j’évoluais en terre inconnue dans ce continuum discontinu, coupé de nos réalités respectives. Nous avons mis le temps, curieuse façon de parler, pour communiquer. Nous nous sommes rapprochés presque à nous toucher, mais, dans cette pseudo-dimension intangible, nul contact ne nous est permis, nul son ne franchit le seuil de nos lèvres. Nous gesticulons chacun d’un côté de cette glace virtuelle qui nous sépare. Nous nous voyons et nous communiquons comme nous le pouvons, par signes. Notre première rencontre m’a semblé durer plusieurs heures. C’est notre tentative désespérée pour nous toucher qui me semble avoir été l’élément déclencheur du phénomène qui nous a rapatriés dans nos univers. De retour parmi les miens, dans mon espace temps, je me suis rendu compte que mon absence avait duré l’instant d’un battement de paupière. Nous étions alors le 1er janvier et il était 0 heure, 0 minute et quelques secondes. C’est le lendemain en écoutant la radio que j’ai eu mon second choc, lorsque la speakerine

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annonça la date : « Le 1er janvier 2007 ». Cette nouvelle année 2007, dont j’étais seul à savoir qu’elle se répétait, fut un vrai cauchemar. Les évènements se déroulaient sans que je puisse faire quoi que ce soit pour les modifier. Là où je m’étais tordu le pied, je me le retordais. Mes gamins redoublaient tous leur classe, j’en étais seul conscient. Parfois, souvent même, j’avais des réflexions déplacées, se rapportant à des faits futurs dont j’étais seul à avoir connaissance. À aucun moment je ne réussis à mettre à profit cette caractéristique fantastique qui faisait de moi une sorte d’étranger à mon propre monde. La femme que j’avais aperçue s’estompait de mes souvenirs, me revenant parfois en songe. Elle me parlait alors, je l’entendais distinctement mais ne pouvais la toucher. Arriva le 31 décembre 2007, le second de mon existence. En famille, nous décomptons les dernières secondes qui nous séparent de la nouvelle année. Je ferme les yeux. Une sensation étrange, comme une dématérialisation. J’ouvre les yeux. Elle est là, devant moi, à quelques centimètres. Elle me sourit. Je souris à mon tour, elle me souhaite une très bonne année mais je lis toute l’ironie de la situation dans son regard. Aucun son ne m’est parvenu mais j’ai lu sur ses lèvres. Elle a articulé lentement et me l’a dit en anglais, en espagnol et en français… Et là, je lui ai fait signe, pour qu’elle comprenne que le français était ma langue, et elle a souri, me faisant comprendre que c’est la sienne également. Notre seconde entrevue ne m’a pas semblé durer plus longtemps que la première, je n’ai rien remarqué de particulier et me suis retrouvé parmi les miens pour crier bonne année, mais je n’ai rien dit, je suis resté prostré pendant dix bonnes secondes. Je me rappelais qu’elle m’avait tant bien que mal communiqué des éléments pour la retrouver, son adresse, un numéro de téléphone, mais de même que les éléments d’un rêve s’estompent souvent dans les secondes qui suivent le réveil, je ne conserve d’elle que les traits de son visage. J’ai pris deux résolutions pour cette troisième année 2007, apprendre le langage des signes et acquérir les techniques qui permettent de se souvenir de ses rêves. Ma vie devient un calvaire. Mes relations avec mes proches se détériorent. Comment se passionner pour ce que l’on revit pour la troisième fois, alors que pour les autres tout semble nouveau. Je suis déphasé, au sens littéral du terme.

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J’ouvre les yeux, elle est là et me sourit. Nous communiquons par signes maintenant. C’est notre septième entrevue. Je lui explique que cette année, ça me fait tout drôle de parler ainsi, car dans la vie réelle, celle qui s’écoule, je l’ai rencontrée à plusieurs reprises. Elle sourit. Je lui avoue, presque à contre-coeur, qu’elle ne m’a pas reconnu, que le 22 décembre je l’ai même franchement abordée, essayant de lui faire comprendre que nous nous connaissions dans un autre « espace-temps » mais qu’elle m’a pris pour un fou et m’a chassé sans ménagement. Elle rit, elle ne se moque pas de moi, elle rit tendrement. Au fait, elle s’appelle Delphine. De nouveau je me retrouve chez moi. Elle n’a pas eu le temps de me donner la moindre explication. Cette nouvelle, ancienne année se déroule sans rien de bien remarquable. Je la vois régulièrement mais sans plus oser l’aborder, je ne comprends pas. Elle semble vivre le parfait amour, sa vie semble se dérouler normalement. J’ai constaté un élément qui jusqu’alors était passé inaperçu. Je vieillis. Le phénomène est étrange. Le premier janvier, c’est la continuité avec le 31 décembre, mais après, tout s’accélère. Cette année je vais prendre huit ans en douze mois, et ça n’ira qu’en empirant. On dirait que le temps veut rattraper une erreur, ce doit être sa façon à lui de gommer un « Bug ». Ma femme commence à s’inquiéter, d’autant que mon caractère devient, lui, de plus en plus difficile à supporter. Mais cette prise de conscience n’apparaissant encore qu’en fin d’année, elle n’a pas le temps de réagir que les pendules se remettent à zéro. Vous êtes-vous déjà endormi en lisant un livre ? Vous vous réveillez en sursaut, vous essayez de reprendre votre lecture, vous vous rendez compte au bout de trois lignes que vous avez déjà lu ce passage. Pour moi, c’est un peu ce qui se passe. Je lis la bande dessinée de ma vie, mais je suis incapable de tourner la page et je relis indéfiniment les mêmes planches, pire, je ne me contente pas de les relire, je les revis. J’ouvre à peine les yeux qu’elle me fait déjà des signes. Elle me demande sur quelle année je suis bloqué. La question me semble incongrue tellement il est évident que ça ne peut être que 2007. Tout à coup je comprends où elle veut en venir, je lui réponds donc avec une crainte naissante. À ma réponse je vois son visage qui s’assombrit soudain. Elle, c’est 2008 qu’elle revit inlassablement. Pas étonnant qu’elle ne puisse se souvenir de moi lorsque je la rencontre. Nous sommes donc condamnés à un chassé-croisé surréaliste.

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J’ai perdu tout espoir de sortir de ce piège temporel, l’année se passe, lui succède la même année. Une question m’assaille, question que je ne m’étais pas encore vraiment posée. En 2008, où suis-je ? La bande dessinée ne s’arrête pas au 31 décembre 2007 d’après ce que m’a dit Delphine. Mais elle peut me le dire, elle, ce que je suis en 2008. Delphine me regarde, des larmes coulent sur ses joues. Cette question, elle la redoutait, cela fait déjà longtemps qu’elle a la réponse mais elle ne voulait pas m’en parler. En 2008, je n’existe pas, en fait je suis mort dans cette fameuse nuit du nouvel an. Finalement ce piège me donne une espèce de sursis, un avant-goût d’éternité. Eternité, tout est relatif, je vieillis de plus en plus vite. Cette année je vais vieillir de 40 ans. Autant dire qu’à partir de mars, ma femme va vraiment s’inquiéter et en octobre, pour sûr, je deviendrai gâteux. Heureusement ma rencontre avec Delphine, si on peut appeler cela une rencontre, se passe en début d’année, soit avant que de commencer à vieillir. J’ouvre les yeux, je suis seul. Delphine n’est pas là. C’est la cinquième fois que je me retrouve ainsi, seul. Évidemment, tout comme moi, elle vieillissait de manière accélérée. D’une façon ou d’une autre, elle n’a pas supporté. Au début je n’ai pas voulu y croire, au cours de l’année, la seule qui me reste, je l’oublie de plus en plus vite. Ce n’est que le 31 décembre que je retrouve ma lucidité. Cette année je vais prendre soixantedouze ans. En Août, au plus tard, je serai à l’hôpital et avec un peu de chance en décembre ça se terminera. La dernière fois ils m’ont récupéré de justesse, les cons ! Et voilà, je suis mort le 26 décembre à 22 heures 31. C’est précis. Il paraît que je faisais au moins 130 ans. Comme si quelqu’un pouvait savoir comment on est à cet âge là. Terminé l’éternel 2007, me voici libéré. Pourtant je me retrouve encore dans ce demi-bocal intemporel, sans Delphine. Je ne sais comment elle a fait pour échapper à ce sort. L’absence de temps passe, je semble bloqué comme une goutte d’eau suspendue à une aspérité et qui ne saurait s’en détacher. Ce n’est ni l’ennui ni le désespoir, je n’ai pas le temps pour cela, c’est le néant, une éternité instantanée, la perte des repères, l’horrible impression de tomber sans cesse. L’enfer.

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"L'homme n'est

pas fait pour travailler et la preuve, c'est que รงa le fatigue

!" Tristan Bernard



Peau d’âme Claire CRITON

Trace, je m’efface, Peau d’âme d’un corps si flou et pourtant si présent, Evanescence d’un être Qui s’agrippe et refuse la trahison.

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Abandon, je coule sur le sol de mes pensées Disparaît au recoin des mots Qui renoncent à la phrase Et s ‘amoncellent sur le corps sans texte.

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Fuite vers le point final, J’oscille entre bonheur et tristesse, Suspension de vie au bord de moi, Alpiniste des abîmes, le regard raccroche la cime effilochée…

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Dossier : Le

travail



Le

travail rend libre

Julien BENETEAU

P

rogramme politique des Droites réunies (DR) pour les élections législatives de mai 2012 : « Il apparaît désormais dénué de sens de s’obstiner à fermer les magasins le

dimanche. Les allégements opérés par le président de la République ont montré une nette augmentation du chiffre d’affaire des magasins. Les salariés sont dans leur grande majorité favorables à un travail le dimanche, générateur de revenus supplémentaires conséquents. La société a su répondre avec efficacité aux besoins de garde des enfants et offrir de nouvelles organisations du travail et du temps libre. Le maintien du dimanche comme jour de repos hebdomadaire n’a dans ces conditions aucun sens. » Entretien, paru dans Le Point, le 3 juin 2012, du candidat André Le Guedeon (DR) : « - Ne pensez-vous pas qu’une ouverture totale des commerces le dimanche risque de nuire au petit commerce, qui ne sera plus en mesure de s’aligner sur les horaires des grandes surfaces ? - Le petit commerce s’adapte, on le voit tous les jours. Fort de sa proximité, il est un recours indispensable à toutes les personnes qui ne peuvent se déplacer trop loin. De plus en plus d’épiciers, de marchands de vêtements, que sais-je encore, sont ouverts très tardivement ou parfois le dimanche, en fonction des autorisations déjà délivrées. Leur chiffre d’affaire montre qu’ils sont gagnants dans l’opération. - Mais à quel prix ? - L’entrepreneuriat impose ses règles. Vouloir être son propre patron amène à des contraintes, mais offre en échange une telle liberté ! » Tract de la CGT au lendemain des élections de 2012, emportées par les DR : « Nous devons entrer dans une logique de résistance. Le choix fait de primer les profits sur la qualité de vie ne doit pas nous empêcher de croire qu’un monde meilleur demeure possible. Le dimanche est un jour nécessaire au repos des travailleurs. Ne nous leurrons pas : toute personne qui refusera de travailler un dimanche sait bien

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qu’elle sera à court terme menacée de perdre son emploi. Il faut se mobiliser et nous lançons un appel à manifester dès le 14 juillet, une manifestation qui rappelle que le peuple sut se mobiliser par le passé. » Une du Monde, daté 15 juillet 2012 : « Des centaines de milliers de manifestants contre l’extension du travail du dimanche » Les sous-titres du même journal indiquaient : « Le gouvernement, soutenu par le président de la République minimise les manifestations. Elles sont pour lui le fait de quelques irréductibles qui ne voient pas la prospérité apportée par un jour supplémentaire d’ouverture. »

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Loi n° 2012-347 du 13 septembre 2012 portant sur l’ouverture légale des commerces le dimanche : « Art. 1 : les commerces, quel que soit leur secteur d’activité, décident, après négociation avec les salariés, des plages d’ouverture et de fermeture. Le dimanche perd son statut d’exception et ne saurait être contingenté à un quelconque moment de l’année. » Tract de la CFDT d’une grande chaîne de distribution, 15 novembre 2012 : « Vous ne devez pas oublier que le travail du dimanche demeure pour l’instant une exception. Des accords ont été négociés. Nous ferons tout pour qu’ils soient appliqués dans les meilleures conditions possibles. Le volontariat reste de mise, même si nous devons être bien conscients que les pressions sont nombreuses. Mais commencer à céder serait ouvrir la voie à une exploitation encore plus grande. Prenez contact avec vos délégués CFDT et expliquez-leur le problème. Ils trouveront une solution. » Prise de position de Richard Arigui, porte-parole de la Gauche opposée, le 30 décembre 2012 : « Toutes les conséquences de l’autorisation du travail du dimanche n’ont pas été pesées à son entrée en vigueur. Nous devons nous attendre à de sérieux coups de canif supplémentaires dans le pacte social français. Nous allons vers un tout libéralisme qui ne laisse pas de nous inquiéter. » Rapport du Comité d’études du dimanche (CED), groupe d’experts minoritaire (sociologues, psychologues, médecins du travail), diffusé à une mailing-liste de 126 abonnés, un an après le vote de la loi : « Les premières conséquences ont pu être analysées grâce à trois cents questionnaires parallèles menés entre les enfants et les parents travaillant l’un ou/et l’autre le dimanche. Il apparaît que la relation se dégrade. Certains enfants font régulièrement des cauchemars où l’un des parents n’apparaît plus que derrière un mur invisible : il est vu mais n’est plus entendu ou touché. Les adultes avouent une vie de couple réduite à néant. La fatigue prend le dessus. Les activités autres que nécessaires sont réduites à néant. Certains ne sont pas allés voir leurs propres parents depuis sept, huit, voire neuf mois. » Le 14 octobre 2013, le nombre de couples divorcés avait fait un bond de 4,2% (statistique

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INSEE). Le nombre de bénéficiaires du Revenu de solidarité active (RSA) grimpait lui de 10%, obligeant le gouvernement à abonder son budget de 3 milliards d’euros supplémentaires – ce qui n’était rien en comparaison des sommes monumentales dépensées par les conseils départementaux. Les impôts locaux augmentaient de 3,5% en moyenne en France. Vosges Matin, le 12 mars 2014, rubrique Justice : « Le tribunal correctionnel d’Epinal a condamné un épicier de Dogneville qui avait fait appel à ses deux fils, âgés de 11 et 13 ans pour l’aider à tenir son magasin. Le commerçant a expliqué qu’il ne s’en sortait plus : ses horaires de travail avaient été multipliés par deux pour faire face à la concurrence de la grande distribution. Mais il n’encaissait pas assez de profits pour embaucher quelqu’un. « L’ouverture 7/7 n’est possible que moyennant le sacrifice de toute ma famille, a-t-il expliqué à la barre où il était poursuivi pour travail dissimulé. Sans cela, je mettais la clé sous la porte. Les gamins ont très bien compris et ont proposé de m’aider. Ils ont fait du bon boulot. » Le tribunal a dispensé de peine le commerçant, estimant suffisant ce premier avertissement. » L’affaire a fait aussitôt l’objet d’un courrier du député DR des Vosges, maire de Dogneville, Henri Grandmougin. La lettre adressée au ministre de la Justice et au premier ministre, s’étonnait qu’un administré ne puisse en toute tranquillité gérer son commerce, avec l’appui de ses enfants. Aucune exploitation n’avait été relevée. Dans un entretien donné le 14 juillet 2014, le président de la République est revenu sur les conclusions de la commission de réflexion consacrée au bilan de la suppression définitive du lundi de Pentecôte, lors de la réforme de 2011, et au grand nombre de jours fériés en France : « Je respecte le devoir de mémoire. Mais il n’apparaît plus si opportun désormais de conserver autant de dates. La suppression du lundi de Pentecôte a mis en avant un certain nombre d’opportunités économiques. L’ouverture un jour de plus a fait le plus grand bien au commerce. Cela rejoint les besoins généraux d’une société où les consommateurs désirent pouvoir consommer plus, quand ils le désirent. Les mesures prises en 2011 et en 2012 ont permis un renouveau du commerce vu dans peu de pays au monde. Il ne me semble pas inutile de revenir sur le jeudi de l’Ascension, le 15 août et le 11 novembre – une date commémorative qui serait jumelée avec le 8 mai. » La réaction de la conférence des évêques de France, ébahie par l’idée de l’abolition de deux fêtes religieuses majeures, ne fut quasiment pas entendue : un débat médiatique

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avait éclaté avec certaines communautés musulmanes, qui se demandait en effet pourquoi maintenir ces dates, alors que les fêtes religieuses de l’Islam n’étaient jamais prises en compte. Les positions catholiques furent quasiment occultées dans la presse nationale. Trois préfets dits « issus de l’immigration » signèrent un appel à une France « capable de comprendre les aspirations de toutes les couches de la société ». Le 21 septembre, un décret du ministère de l’Intérieur établissait la disparition du jeudi de l’Ascension et du 15 août. Article du Figaro du 14 décembre, titré : « Mouvement mort-né dans la grande distribution » : « La tentative intersyndicale de remettre en question les acquis commerciaux de la grande distribution a échoué hier matin entre Aix et Marseille. Dans la zone de Plan de Campagne, ouverte désormais sept jours sur sept, la manifestation n’a réuni que quelques dizaines de salariés, venus d’une centaine d’enseignes. La gêne la plus importante a été pour les chalands : un embouteillage de plusieurs heures s’est formé à l’entrée de la zone. Plusieurs maires se sont émus de cette situation. Ils ont cosigné une lettre ouverte où ils demandent que la possibilité de manifester, quel que soit le cas, ne soit plus possible sur une voie publique très passante. » Après un long débat parlementaire, et malgré le dépôt par l’opposition de milliers d’amendements, la loi de réforme de l’Education nationale était adoptée le 3 mai 2014. Dans ses dispositions sur l’apprentissage, elle stipulait : « Art. 24 – 12 : l’âge légal pour l’apprentissage est de 12 ans ». « Art.34 – 9 : l’école est obligatoire jusqu’à l’âge de 11 ans révolus ». Plusieurs dizaines d’établissements scolaires durent être fermés – ce qui généra de nombreuses économies de postes, rendues nécessaires par un budget en pleine décroissance. Le 28 octobre 2014, la déréglementation du travail était actée définitivement par la suppression de toute référence dans le code du Travail à un jour de repos obligatoire. Y était substituée la nécessité d’un repos hebdomadaire négocié – qui pouvait disparaître sous certaines conditions de bonifications salariales importantes. L’INSEE indiquait le 4 février 2015 que le taux de chômage au sens du bureau international du Travail était descendu à 6,1%. Dans le même temps, 6,7 millions de

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personnes bénéficiaient d’une manière ou d’une autre d’un système d’aide au revenu, du type RSA. Le budget de l’Etat affichait un déficit équivalent à 5,7% du PIB. Le 31 décembre 2015, dans ses vœux à la Nation, le président de la République émettait le souhait d’aller plus loin dans les possibilités offertes à l’emploi des mineurs : « J’entends proposer aux partenaires sociaux une négociation favorisant le travail des enfants à partir de l’âge de 12 ans, sans tenir compte forcément de l’apprentissage. Il s’agirait là d’une mesure de bon sens, aussi bien afin d’aider des familles parfois en grande difficulté, que dans un souci d’intégration de populations immigrées, en butte à une grande détresse sociale. » Dernier entretien d’Alain Le Dizes, ancien secrétaire général FO, syndicat disparu après une fusion avec Solidaires en 2013 : « Le syndicalisme ne repose plus sur assez d’adhérents pour être en mesure de faire face aux bras de fer imposés par le pouvoir. Nous quittons une époque de paritarisme pour aller dans un monde où la loi de la jungle n’aura malheureusement jamais aussi bien porté son nom. Je crains qu’un jour, ce ne soit les pays en voie de développement qui viennent nous rappeler à l’ordre sur la nécessité de certaines barrières sociales. Leur avoir tant fait la leçon pour en arriver là… »

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"Le

travail ĂŠloigne de nous trois grands maux

: l'ennui,

le vice et le besoin."

Voltaire, Candide.



Travail

d’enquête

Gérard Streiff

« Le travail est une chose élevée, digne, excellente et morale mais assez fastidieuse à la longue ». Léon-Paul Fargue

Q

uelle que soit l’heure, la gare de Nancy offre toujours le même spectacle. Les figurants changent mais la mise en scène est la même. Dans le hall, il y a plusieurs tribus, celle des pétrifiés, têtes levées, les yeux sur les panneaux ;

celle des sprinters, contournant, enjambant, disparaissant côté des quais ou de la ville ; celle des fouineurs qui zigzaguent entre les passants, comme s’ils étaient à la recherche d’un rendez-vous manqué. Et puis il y a la brasserie, avec le clan des assis. Du genre anxieux silencieux, toujours en avance ou retardataires bavards, espérant prendre le train suivant. Sans parler des moineaux. Ceux d’ici sont particulièrement culottés : ils s’invitent dans les travées des cafés, picorent sur les guéridons, passent de client en client avec une rare effronterie. L’un d’eux partage justement les miettes du petit déjeuner de la capitaine Evelyne Kuhny et de son nouvel adjoint, Olivier Théron. Cheveux rouge incendie, de grands yeux bleus et une bouche magistrale dans un visage pointu, un petit deux pièces de couleur flamboyante, la capitaine regarde avec bonhomie le jeune homme, cheveux courts, visage rond mais menton carré, les yeux légèrement en amande, costume de jean, qui l’accompagne. Olivier est dans ses petits souliers. Il ne s’attendait pas à un tel honneur : tomber sur Evelyne Kuhny pour son premier stage, bonjour l’angoisse ! La dame est une institution à la PJ. Elle est l’auteure d’un manuel élémentaire sur l’enquête, qui est le livre de chevet des élèves de toutes les bonnes écoles de police. On dit « Le Kuhny », comme on disait, au bahut, le Lagarde et Michard par exemple. Le petit déjeuner avalé, la capitaine recommande deux cafés, le jeune homme laisse faire. Elle a un côté pédago, ça s’entend même aux aurores. Chez les flics, petit, le travail, c’est d’abord l’enquête et la reine des enquêtes, c’est la

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criminelle. Tu m’entends ?

décor de ton histoire, ok ?

Oui madame.

Olivier Théron opine.

Madame, madame ?! On dit capitaine,

- On continue. Travail travail ! Tu passes à

petit, on dit capitaine.

l’objet du délit. Le corps. On le protège,

Oui capitaine.

le corps.

J’espère que tu aimes écrire, petit.

Le protéger ?

Bin …

Bin oui, en enfilant des gants, par

Parce que dans la « crime », on passe un

exemple. Te voilà devant le corps, donc.

temps fou à écrire, tu sais ça ?

Vas-y, à toi d’écrire maintenant.

? !

- C’est à dire ?

On est un peu les greffiers de la mort.

A toi de présenter la scène. Allons-y

Evelyne Kuhny semble contente de sa

alonzo !

formule ; elle la répète :

Théron gonfle les joues, soulève les sourcils,

Oui, les greffiers de la mort ; et il s’agit pas

hésite. La dame s’impatiente déjà.

d’écrire n’importe comment, il y a des

C’est pas sorcier. On va s’intéresser à

règles, une méthode.

quelle heure il est mort, le gus. Dans les

Par exemple ?

polars il y a toujours un type pour donner

Hé bien, tu arrives sur les lieux du crime, un

l’heure à la minute près. Mais dans les

appart, n’importe où, un type est à terre,

faits, c’est un peu plus compliqué, c’est

un couteau entre les épaules, tu mettrais

même souvent approximatif, ce qu’on

quoi dans ton rapport ?

peut raconter sur l’heure et le jour. Et puis

Que…que cet homme est mort ?!

faut décrire la position du bonhomme,

Tu vas trop vite, petit, tu vas trop vite. De

chercher des traces, des indices.

la méthode. Il faut aller du général au

Des empreintes ?

particulier, ok ?

Absolument, des empreintes ! On mettra

?!

de la poudre, sur les objets que la victime,

Tu commences par décrire le coin.

et l’assassin, ont pu tenir. Le problème, tu

L’adresse, la date ; ok ?

vois, c’est que souvent il y en a trop, des

OK, capitaine.

traces. C’est le cas d’ailleurs avec notre

Tu comprends, c’est pas pour toi que tu

tueur de vieilles, tu vas voir.

écris, ni pour le public. Le flic ne doit pas

Des taches ? On cherche des taches ?

se prendre pour un romancier ; tu as un

Excellentes, les taches. Ca peut être du

lecteur, un seul, le magistrat ; et l’autre, il a

sang, va savoir, du vieux sang séché.

trente dossiers à se taper dans la matinée,

Un cheveu ?!

ou à l’heure, les grands jours ! Alors il faut

Ouiiiiiii, ça c’est bon !

qu’en quelques lignes, il arrive à situer le

Quoi ?

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Le cheveu !

peu comme s’il m’attendait, malgré tout

Pourquoi ?

ce temps. Il n’a pas fait de difficulté, il

Mais, petit, qu’est-ce qu’on vous enseigne

nous a suivi, ça n’a pas traîné.

à l’école ? Un cheveu, mais c’est facile

Théron, répète, songeur :

à étudier, et ça conduit souvent à son

- Quatorze ans …

propriétaire. Donc, faut se

Alors, dis-moi, comment on fait pour

dire que

l’assassin a forcément laissé une trace.

trouver une piste ?

Après ces préliminaires, on fouille. Tout.

Hé bien …

L’appart, la vie du mort… Il faut toujours

T’es mou, petit, t’es mou ! On sonde

partir de la victime. C’est d’elle que tu vas

les témoins, on décortique le carnet

remonter au suspect.

d’adresses, on fait une enquête de

Mais... comment ?

voisinage. On part de l’idée qu’il y a

Ah, faut trouver par exemple son jardin

quelqu’un qui a vu quelque chose. Ou

secret ! Il en a un, forcément. A un

une enquête de passage : tu sais que

moment, tu vas voir, tu en sauras vite plus

la victime passait par un lieu précis tous

sur lui que toute sa famille réunie, sur ses

les jours à telle heure ; tu te colles à cet

petites manies, ses cachotteries. Plus tu

endroit, tu interroges, tu demandes aux

connais la victime, plus vite l’identité de

habitués s’ils n’ont pas remarqué un truc

l’auteur du crime arrivera.

inhabituel.

Un moineau s’est carrément installé sur

Le portrait robot ?

la table et sirote deux larmes de café qui

Bien ! c’est bon ça, le portrait robot pour

restaient dans une soucoupe.

retrouver un suspect ; mais faut déjà

Boivent du café les piafs maintenant ?

disposer de choses précises. Il y a encore

s’étonne la capitaine, qui poursuit : Tu

les écoutes téléphoniques, c’est surveillé

sais, petit, la « crime », c’est le rouleau

comme méthode mais bon, on peut

compresseur quand elle s’y met.

essayer.

Carrément ?

Ou les écoutes informatiques ?

Carrément. Non seulement on écrase

Ou informatiques, exact.

tout mais on est lent comme la machine ;

C’est une vraie volière qui squatte la

il n’y a pas longtemps, j’ai mis la main sur

table à présent. Le serveur fait mine de

un type ; l’enquête durait depuis quatorze

vouloir chasser les intrus. Khuny lui dit de

ans : t’imagines la tête du bonhomme

laisser tomber.

quand il nous a vu arriver. Quatorze ans

Bon, tu trouves un suspect, tu l’arrêtes, il y

après, il avait refait sa vie. Remarié, des

a la garde à vue ; ça consiste en quoi ?

mômes, nouveau job et tout... Pourtant il

Allez ! Travail travail !

a pigé tout de suite quand il m’a vu ; un

Le capitaine ne laisse pas à son jeune

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adjoint le temps de répondre.

c’est un jeu, un jeu psychologique. Je

D’abord, oublier l’idée qu’on fait parler les

connais un autre cas, c’est quelqu’un

gens à coups de bottins et de projecteurs

qui garda le silence pendant 46 heures.

dans les yeux ; ça, c’est du cinéma !

Motus pendant 46 heures, faut le faire, non ? À la 47e, il avoue mais assure ne rien

Théron ne peut s’empêcher de rire, l’autre

vouloir signer ; j’étais coincée, j’avais rien

poursuit :

d’autre contre lui. Résultat : on n’a pas

On n’a jamais rien avec cette méthode,

pu l’embarquer, il est sorti libre une heure

c’est

après !

inefficace

au

possible

;

on

n’interroge pas par la force. Dis-toi qu’on

Leur

est en face d’un mur et qu’il va falloir le

s’attaquent

démonter, bout par bout, brique par

occupée par des touristes effarouchés.

brique.

T’inquiète pas trop, petit. C’est dur pour un

? !

flic même doué de tenir tous les fils. En fait,

Première règle : ne jamais attaquer

c’est le groupe qui mène l’enquête ; on

bille en tête avec le crime ; ça, c’est

échange, on discute. Tu sais, les meilleurs

zéro pointé ; tu prends ton temps, tu as

enquêteurs sont des gens mariés, avec

48 heures devant toi, OK ?

des enfants.

OK !

Ha bon ?

Règle opposée : ne pas oublier le

Oui,

moment venu de poser la question, la

tendance, après, à picoler, si on est seul,

bonne question.

trop libre ; on plonge vite. T’es marié au

?!

moins ?

Oui parce que je connais un cas où des

Bin, non.

collègues cuisinent près de 40 heures

T’es homo ?

un bonhomme ; puis les flics, crevés,

Non plus.

vont manger une pizza ; une secrétaire

C’est pas bon, petit. Faut régulariser. Faut

assure la permanence, elle demande

te marier !

au gars pourquoi il a tué ; il avoue, sans

Je savais pas, capitaine.

problème ; elle lui fait remarquer qu’il

Te voilà averti.

n’avait rien dit jusque là ; il répond :

Théron a l’air déconfit. Khuny enchaîne :

mais on ne me l’avait pas demandé !

Y a pas de crimes parfaits, y a que des

Théron

enquêtes imparfaites.

s’esclaffe

carrément

puis

se

razzia

les

terminée, à

une

journées

les

sont

dures,

reprend tout aussitôt.

C’est bien dit !

Autre règle, poursuit la capitaine: faut

Oui, une enquête sur trois foire.

empêcher le bonhomme de dire non ;

C’est beaucoup.

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volatiles

tablée

voisine,

on

a


C’est beaucoup.

Le pire, c’est l’odeur. Ca pue, la mort, c’est

La capitaine reste songeur. Elle regarde

pas croyable, ce que ça pue ! Au bout

sans la voir l’agitation du hall puis

de quelques heures, bien sûr. L’odeur, je

sursaute :

te jure, c’est ce qui a de plus pénible dans

Tu sais à quoi je rêve, petit ?

ce boulot. Une odeur qui colle à la peau,

Théron, prudent, fait des yeux ronds, ne

on a l’impression de la trimballer sur soi.

répond pas.

Elle fait un geste de la main devant

Et ça me prend souvent !

son visage comme pour chasser des

Ha bon !

mouches à viande.

A écrire !

Et puis une enquête, c’est austère. On

Ecrire ?

passe la moitié du temps sur l’ordinateur, à

Ecrire, oui.

pianoter ; et l’autre moitié à « planquer », à

Des rapports ?

pister d’éventuels coupables. On s’ennuie

Non, pas des rapports ! Ni des manuels.

beaucoup dans ce boulot, tu le sais ?

J’en

?!

écris

à

longueur

d’année

des

rapports. Non, mon rêve, c’est d’écrive

Or, avec les romans, pas de cris à subir,

des romans.

pas de viande explosée sous les yeux,

Des romans ?

pas d’odeur, surtout, pas d’odeur ! Et pas

Et quel genre de romans, figures-toi?

de temps mort, non plus. On court tout le

Sais pas.

temps dans les romans, on bouge, on se

Des romans policiers !

marre, souvent. Et puis pas de paperasses

Des romans policiers ?

à remplir dans le roman. Le pied, non ?

Oui des polars, quoi ! J’adorerais écrire

Un ange passe. La capitaine appelle la

des polars.

serveuse, Théron tente de régler, sa chef

C’est drôle ça !

l’en empêche et paie. Les flics se lèvent.

C’est ce que tout le monde me dit : c’est

Khuny regarde son adjoint.

drôle de vouloir écrire un polar quand on

Ha la vie, c’est pas un roman, petit ! Travail

est flic. Mais je ne vois pas pourquoi ? Il y a

travail !

pas de rapport, si j’ose dire !

Ouais ...

Bin si, quand même un peu.

Alors, petit? Tu veux toujours être flic ?

Non, il n’y a pas de rapport ! Il y a même

Oui capitaine.

un monde entre l’enquête et le roman. Le travail, l’enquête, c’est d’abord des corps déchiquetés, des proches hystériques ; et le pire … Oui ?

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Corps

au travail

Gilles GOURC

« Ainsi une société où l’on travaille sans cesse durement jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême ». Nietzsche, Aurore

S

i, comme l’affirme Marx, le travail ne produit pas que des marchandises mais produit

l’ouvrier

comme

marchandise,

cette

opération

s’incarne.

La

marchandisation de l’ouvrier ne s’opère qu’au prix d’une singulière réduction ;

la réduction au corps utile. Expulsé désormais de la vie pour longtemps, nous voilà incarcéré dans ce corps. Sous le système d’exploitation, il faut éprouver dans sa chair le détail de l’utilisation de la puissance du corps qui annihile lentement mais sûrement la puissance de l’esprit indocile. Là commence la lutte. Corps mutilé - 24 juillet : Fred entre précipitamment dans la salle de montage. « Il est où Morisson ?... Hassine vient de se couper un doigt ! ». On s’arrête et se regardent. On ne sait pas. Comme souvent, le formateur est introuvable. Après avoir jeté un œil dans son bureau, je laisse les autres poursuivre leur recherche pour me précipiter dans la salle des machines. Au fond, Hassine se tient debout, à côté de la scie circulaire, tenant serré l’index de sa main gauche avec sa main droite. Le sang tombe à grosses gouttes régulières par terre. Tout en maintenant son doigt serré, il regarde autour de lui, perdu. Il est en sueur. Je m’arrête à trois mètres de lui ; je ne dis rien. Incapable de faire quoi que ce soit. Je comprends. Le doigt est coupé net dans le sens de la longueur. Hassine maintient son doigt serré pour ne pas qu’il s’ouvre en deux. Le formateur finit par arriver peu de temps après. On emmène Hassine à l’infirmerie du centre toute proche en attendant l’arrivée des pompiers. Pendant ce temps, le travail s’est arrêté ; nous sommes maintenant quelques-uns

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en salle des machines à tourner en rond autour de la scie sans trop savoir quoi faire. Soudain, quelqu’un dit : « il faut mettre de la sciure sur le sang ». Dans une espèce de délire collectif tous les stagiaires présents se mettent énergiquement à prendre la sciure à pleine poignées pour la jeter sur les plus grosses traces de sang. Je ne participe pas, je ne comprends pas ; mais qu’est-ce qu’on fait ! Les autres ne le savent même pas. Si on leur demandait ils seraient bien en peine de répondre. Faut-il pousser l’humiliation jusqu’à effacer les traces du forfait !? Les pompiers n’ont pas tardé à arriver pour évacuer Hassine vers l’hôpital le plus proche. Les stagiaires sont maintenant éparpillés. Certains de l’autre section menuiserie nous ont rejoints dehors. On discute, on explique, on interroge… ou on ne dit rien. Chacun réagit à sa manière, de l’humour noir au silence. « Alors, y a eu un Carpaccio ? ». Puis, peu à peu, nous regagnons lentement la salle de montage ; le formateur est de retour parmi nous. Et maintenant ?… Que va-t-il se passer, va-t-on discuter collectivement de ce qui vient de se passer, faire le point…enfin… dire quelque chose quoi ! « Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? J’ai déjà expliqué comment on se servait de la scie circulaire » me répond le formateur. Maintenant, rien. Après tout, il n’y a pas mort d’homme. Un malheureux accident, comme tant d’autres. J’en ai voulu au formateur. J’estimais qu’il n’avait pas vraiment joué son rôle, tenu ses responsabilités de formateur. Erreur. Le formateur nous a involontairement donné une leçon bien plus fondamentale que des consignes de sécurité. On ne joue plus maintenant, derrière « la colonie de vacances » comme dirait notre directeur, voilà désormais ce que nous sommes et ce que nous serons : des corps utiles auxiliaires des machines. Pour ceux qui n’auraient pas compris les machines sont là pour nous le rappeler… et nous taper sur les doigts. C’est le métier qui rentre. Et… et rien d’autre. On reprend le travail. Il y a juste un peu plus de sciure qu’à l’accoutumée à côté de la scie circulaire. - 22 décembre : Résultat des examens. Le succès est total ; nous avons tous réussis. Le directeur de la section bâtiment nous a annoncés les résultats au cours d’une simili-cérémonie de remise des diplômes dans la même salle qui nous a accueillis le jour de notre arrivée.

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On est content, on s’applaudit tour à tour à l’énoncé des résultats. « Une des plus belles récompenses pour un formateur est la réussite de tous ses stagiaires » conclu le directeur. Manque un à l’appel. Je l’avais oublié. Abdel le rappelle. Retour à l’atelier pour récupérer nos affaires. On ne traîne pas. Trop de tensions ont été accumulées au cours de ces longs mois pour s’attarder à partager réellement l’évènement. Une fois les dernières politesses et les plus ou moins sincères « au-revoir » échangés, je quitte la salle de montage avec mes dernières affaires et me dirige vers la sortie en passant comme d’habitude par la salle des machines… Par terre à côté de la scie circulaire on peut encore voir, pour ceux qui veulent les reconnaître, des gouttes de sang passées avec le temps du rouge au marron. Personne n’a voulu ou oser les effacer. Elles décrivent un dessin régulier retraçant les pas d’Hassine autour de la scie. Traces de corps…

Corps rythmé I Le trait principal de la journée de travail est son caractère cyclique ou plus précisément rythmique. Cycle de la dépense et de la reproduction d’énergie qui détermine l’unité de temps de la journée de travail ; rythme de l’apprentissage corporel de ce cycle. Travailler pour l’ouvrier c’est tourner sans cesse dans le même cercle et l’intégrer dans son corps. Il faut savoir gérer quotidiennement son capital-corps non comme la performance héroïque du sportif de haut niveau glorifié par le spectacle mais comme l’ouvrier anonyme et interchangeable qui doit y retourner le lendemain. Là où l’exploit est unique, nous sommes dans l’interminable répétition. Les écarts se payent mais c’est dans ces écarts que réside la liberté de la tête. Derrière la discipline des corps se cache la maîtrise de l’esprit. « Le dur labeur du matin au soir (…) la meilleure des polices » comme dirait l’autre. Les micro-fuites à l’intérieur du cercle, le petit écart c’est encore ce qui préserve des grandes fuites comme la folie ou autres. Car quoi qu’il arrive un cercle n’a pas de sens puisqu’il se referme sur lui-même.

Corps rythmé II Réveil : 5h39. Je suis épuisé comme d’habitude. Je me laisse un peu plus de temps qu’il n’en faudrait pour se préparer pour éviter de trop me violenter au lever. Il faut partir vers 6h45 sous peine de rater le métro qui passe vers 6h55 pour pouvoir attraper le bus

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qui part à 7h10 pour être sûr d’arriver avant 8h. Tout est ritualisé : dans le trajet-métro je prends un journal gratuit, lecture pour le moins pas compliquée pour ne pas dire totalement insignifiante pour commencer. Ça occupe les mains. Une fois monté dans le bus on retrouve les mêmes visages. On se ressemble tous à cette heure là, les ombreux du bus 12. Les écoliers ne sont pas encore en route, il n’y a que les prolos avec leur tête du lundi. Le bus démarre et tourne devant l’hôpital « La Timone ». Je retarde le moment de prendre mon livre en main. Il faut pourtant se forcer à le faire pour échapper pour un temps à l’atelier. On le sait, la journée de travail commence avant et se termine après, il ne suffit pas d’avoir fait ses heures, il s’agit d’en sortir à un moment. Au-delà de la prise sur le corps de telle heure à telle heure, c’est bien notre esprit qui est en jeu. Continuer à faire fonctionner son cerveau en dehors du corps utile est déjà une lutte. Je prends donc mon livre tous les matins, ce soir je serai trop fatigué nerveusement

et physiquement. Mais,

comme tous les matins,

Au-delà de la prise sur le corps

je retarde néanmoins

l’instant ; je sais déjà

de telle heure à telle heure, c’est

que ça va être difficile.

Je longe les différents

bien notre esprit qui est en jeu.

commerces

de

promotions

sur

marbrerie,

dernières

l’enterrement, qui précèdent le cimetière Saint-Pierre sur ma droite. Je me décide enfin à le prendre. La lutte s’engage entre les mots et le compte à rebours qui me sépare du travail. Je bégaye sur les mots. « Par terre, la boue vous tire, la boue vous tire sur la fatigue, fatigue, et les côtés de l’existence sont fermés, aussi, aussi, bien clos par des hôtels et des usines encore, des usines encore. C’est déjà des cercueils les murs de ce côté-là, de ce côté-là, ce côtélà. Lola, Lo, La, bien partie, partie… » Je m’arrête, je regarde dehors… Je reprends. J’avance un peu de quelques lignes, je continue. Aïe, je m’arrête, je me rends compte que je n’ai pas compris, je n’étais pas assez concentré, je reviens un peu en arrière. « On en devenait machine aussi soi, même à force, soi-même à force, et de toute sa vie en, toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rats, je, rage énorme, qui vous prenait le dedans et le tout, le tour de la tête… » Et voilà le premier gros rond point. Le bus bifurque sur la gauche. Juste sur la droite après le rond point, un gros chantier. Des ouvriers sont déjà au boulot. La tension monte. Maintenant il faut que je reprenne. Cette fois il faut avancer. J’ai réduit les phrases aux mots mais les mots eux-mêmes n’ont plus aucun sens. Ils n’émettent plus

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que des sons qui se superposent, se suivent, se recouvrent et se retournent sur euxmêmes. Les mots eux-mêmes deviennent chair. J’entends, réentends les mêmes sons et trébuche à nouveau. « Les ouvriers penchés, sous cieux de fées, soucieux de faire tout, plaie, le plaisir possible aux machines, à l’heure, leur passer des boulons au calibre, et des bouts longs encore, des boulons encore… On se laisse aller, aller aux machines avec les trois idées, tout en haut, derrière le front de la tête. C’est fini. » Le bus file maintenant vers le rond-point IKEA et ses immenses drapeaux. Autour de moi les enseignes se précipitent, la Fnac et Printemps sur ma gauche ; IKEA, Leroy-Merlin, Mac Donald et son espace Ronaldland sur ma droite… Pourquoi le chauffeur conduit comme ça ? J’ai envie de vomir. Pour ça, le lundi matin c’est le pire. J’ai pris comme tous les dimanche soir mes petites pilules de tranquillité. Dans la nuit du dimanche au lundi on ne dort pas beaucoup ou très peu. Il faut quand même dormir un peu quitte à se faire aider. Résultat le matin on est encore plus dans les vapes et l’estomac se rappelle à notre bon souvenir. En face de moi l’usine Heineken et ses énormes cuves qui pointent vers le ciel. On approche de la dernière ligne droite. La tension monte encore d’un cran. Je ne peux plus lire. Nous sommes arrivés. J’ai lu deux pages et demi. A demain.

Corps divisé Aujourd’hui je vais travailler posté. L’avantage du travail posté, c’est qu’au moins, c’est plus simple ; je risque moins de faire des conneries. Une fois la manœuvre comprise, je n’ai plus qu’à enchaîner les séries. La piqueuse devant laquelle je suis posté est une de ces nouvelles machines numériques qui prennent place dans les ateliers les plus importants pour augmenter le rendement du travail en série. Celle-ci, avec son imposant bras armé, permet notamment de réaliser tous les perçages possibles pour les différents montages de meubles, taquets, boîtiers de charnières et autres « pas de 32 ». La personne compétente programme sur ordinateur les opérations à effectuer et la machine travaille toute seule. Enfin, presque. Il faut quand même quelqu’un pour lui donner à manger en amenant les pièces. Aujourd’hui c’est moi. Après avoir pianoté le programme du jour, mon chef m’explique par le détail les gestes que je vais devoir répéter. Face à la piqueuse, je prends les morceaux d’aggloméré

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plaqué chêne empilés derrière moi, je positionne la pièce en me calant contre les butées métalliques, je tape aux quatre coins pour m’assurer que les ventouses maintiennent bien la pièce en place, je me positionne en dehors de la limite de sécurité, j’appuie sur le bouton rouge marche/arrêt de gauche, la piqueuse se met en branle pour effectuer les différents perçages prévus par le programme. Pendant ce temps je glisse vers la droite j’appuie sur un autre bouton rouge qui fait surgir les butées métalliques de l’autre plateau, je positionne une autre pièce, je tape, je m’écarte hors de la zone de sécurité, j’appuie sur le bouton, la piqueuse glisse cette fois à droite pour effectuer le même programme ; je reviens sur la gauche pour enlever la pièce usinée sur le premier plateau, j’en positionne une autre au même endroit avant de relancer le programme et ainsi suite. Voilà, c’est simple. J’effectue une fois la manœuvre sous l’œil de mon chef du jour. Bon pour le service. Il ne me reste plus qu’à descendre les piles d’aggloméré placées derrière moi. C’est parti. Je prends le morceau en haut de la pile, je tape, j’appuie... Je suis presque content de faire ce type de boulot aujourd’hui. Vu le peu de motivation que j’avais ce matin pour aller travailler ça me permet de mettre mon corps en quasi marche automatique pour laisser aller mon esprit ailleurs. De toute façon je n’ai pas vraiment le choix. Devenu rapidement étranger à mon propre corps, mon cerveau part malgré moi. Au milieu du bruit cadencé et des étranges pas de danse que je répète et répète encore avec la machine, mon esprit s’enfuit à chaque instant. Comment pourrait-il en être autrement ? Il n’a rien à faire ici. Il ne fait que se surajouter et vient buter contre ce non-sens que lui impose le corps, le corps des autres désormais. Malgré ce que diront tous les ergonomes et autres ergologues, dans la répétition du geste l’esprit non utile n’est qu’un obstacle, une souffrance. Quelquefois, on en vient à souhaiter l’abrutissement définitif, la lobotomie. Laisser son cerveau, le sien, à l’entrée, aux vestiaires, se mettre entre parenthèses. Réaliser enfin, une bonne fois pour toutes, ce qu’ils veulent faire de nous. Mais voilà, on y arrive jamais totalement ; le corps a encore besoin de ce petit reste de cerveau pour répondre aux stimuli. Et toujours un petit reste d’extérieur qui vient nous déranger, le petit reste qui résiste obstinément malgré toute notre bonne volonté et qui nous fait nous opposer à nous-mêmes dans la petite guerre intérieure inutile du corps divisé. Etre ailleurs. Je n’y suis plus. Aïe ! J’ai marché au-delà de la limite. Je ne faisais plus vraiment attention. La machine s’arrête automatiquement. Pas moyen de la faire repartir, il faut se résoudre à aller voir le chef. Comme un petit garçon il faut maintenant que j’aille expliquer ma connerie sur les gestes simplissimes que j’avais à faire. Le chef d’atelier me lance une moue

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réprobative mais m’accompagne sans en rajouter. Il remet en marche. C’est reparti.

Corps sexué Chaque atelier de quelque importance, je veux dire avec un patron et des ouvriers, a son calendrier et ses photos. Photos de femmes nues aux poses lassives dans des positions diverses sur fond esthétisant, de la grosse cylindrée au coucher de soleil sur la plage. Ces images ne sont pas immédiatement visibles à l’œil du profane. Vous ne verrez jamais Miss février sur la porte d’entrée de l’atelier, encore moins sur celle du bureau du patron. Il y a quand même une image à respecter vis-à-vis de l’extérieur. Il ne s’agit pas pour la direction de préserver la morale des ouvriers mais un client peut toujours entrer, il faut être sérieux. Sur fond de consentement tacite et complice de la direction, ces images ne sont donc visibles que par et pour les habitants des lieux. Au fond de l’atelier, derrière un établi, derrière la porte d’une armoire, dans les salles de pause et autres réfectoires ; en bas à droite, au milieu à gauche, dans les coins mais aussi les recoins, les soudain les Qui

a

d’un

lieux d’où le féminin est encore

atelier

fréquentent

aujourd’hui pour ainsi dire absent.

quotidiennement.

amené

de

femmes

ces

dans

ces

apparaissent

ceux

à

méandres

le

photos Corps

qui

connaissent parce

qu’ils

images, qui a affiché

ces photos ? On ne sait pas. Il semble qu’elles aient toujours été là. Elles font parties des murs de tout atelier à tel point qu’on se demande si elles ne sont pas inscrites dans le cahier des charges de la construction originelle de chaque atelier. Ces images portent en elle le poids du temps et la pesanteur de l’atelier. Rien ne bouge. Tout juste si un jour le calendrier passe par enchantement de Miss février à Miss mars. Ça faisait six mois qu’on était en février… Les plus vieilles photos sont déjà jaunies et les corps eux-mêmes témoignent de l’évolution des canons de la beauté charnelle au fil des temps selon cette loi grande physico-esthétique : plus les photos sont jaunies plus les corps sont charnus. Ces Corps de femmes traversant les époques, plus personne ne les regarde depuis bien longtemps. On passe devant, indifférents à ces corps sans joie, censés éveiller vaguement le désir ou amener un peu de gaieté. Corps de femmes dans ces lieux d’où le féminin est encore aujourd’hui pour ainsi dire absent. Les images représentent l’ouverture vers l’extérieur, l’Autre de l’atelier dans le morne quotidien. Mais l’atelier rattrape tout et cette évasion de pacotille se trouve elle-même enfermée.

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L’Autre de l’atelier ? En est-on si sûr ? Il faut savoir regarder ces corps suffisamment longtemps ou selon la bonne perspective. On finira alors petit à petit par se reconnaître. Corps, hommes, femmes, objets, atelier, corps disponibles, rêve de corps, corps de rêve, atelier, humanité prête à servir, positions, atelier, vieilles images, fatigue… Ces corps, c’est nous… Miroir inversé de nos corps disponibles chaque matin ; trop usés, pliés, cassés, salis pour toute mise en peinture désirable. On se vend mais il n’y a rien à voir dans notre calendrier. Janvier, février, mars, avril, mai, juin…

Corps périmé « Gilles, c’est le plus heureux. » Raymond ponctue ainsi nos journées passées à l’atelier en m’interpellant dans un rituel désormais bien établi. Chacun, à son établi ou déambulant dans l’atelier, poursuit son travail. « Le plus heureux, c’est Gilles ». Raymond a du mal à garder le silence très longtemps. Pour peu que l’on entretienne de bons rapports avec lui, il se charge de les entretenir. Quand il n’a plus l’envie ou le temps de me raconter une nouvelle histoire ou une ancienne déjà maintes fois entendue, le silence bruyant de l’atelier est quand même interrompu de temps à autre parce que, décidemment, le plus heureux c’est Gilles. Je souris. Et ce d’autant que je le soupçonne d’en rajouter quand je ne suis pas très avenant et que j’ai l’air de faire la gueule. Dans notre scène de genre quotidiennement rejouée, je finis immanquablement par répondre, sans même lever la tête de mon travail, par un sonore : « Ah, ouais !? » ; ou bien d’un ton ironique et volontairement désabusé « Ouais, c’est ça, c’est moi ». Et toujours la même réponse : « Ah ouais ! Moi je te le dis. Il est là ; il a trouvé la planque ». Il faut dire que pour Raymond le monde se partage en gros en deux : nous (ceux qui travaillent « vraiment », qui « se lèvent un cul comme ça ») et les planqués (c’est-à-dire successivement et alternativement : l’administration, les bureaux, les fonctionnaires, les étrangers, les politiciens, les chômeurs, etc.). Avec Raymond, on a donc tôt fait d’être un planqué sitôt qu’on est simplement différent. Mais là il s’adresse à nous ; c’est donc sur un ton de badinage amical qu’il n’entreprendrait pas avec quelqu’un qu’il n’apprécie pas.

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Chacun continue son travail et ainsi de suite. La journée s’écoule lentement. Un matin, je décide néanmoins de prendre les devants : « Moi je dis, le plus heureux c’est Raymond ». J’attends innocemment la réaction en souriant mais Raymond abandonne le ton de la boutade et me répond un ton plus bas : « Et non… ça va plus. Physiquement, j’ai plus la forme d’avant, je me sens diminué. Je… J’ai plus… Je mets plus de temps à réagir. Avant je partais au quart de tour… ». Je m’arrête. Il me semble soudain qu’il attendait depuis longtemps que je lui retourne sa plaisanterie. Il hésite, comme un petit garçon pris en faute. Comment dire ces choses que la pudeur virile des ateliers interdit ? Comment exprimer l’angoisse du corps déclinant, lui qui à 50 ans en paraît déjà 70 comme tant d’autres ouvriers ? Edmond a encore 7 ans à tirer avant de pouvoir bénéficier de sa retraite. Il le répète souvent et ajoute « Moi, ici, je suis en préretraite, je vais pas me rendre malade ». C’est sa façon à lui de dire en plaisantant qu’il est usé, qu’il n’a plus le rythme d’antan et qu’il ne veut plus se forcer à l’avoir comme à l’époque de sa « grandeur », celle où il était chef d’atelier dans une grosse boîte et sous pression permanente du patron… le cul entre deux chaises comme tous les petits chefs issus de la production. Désormais il n’attend plus qu’une chose : la quille. Il l’attend tellement sa retraite que « le jour où j’arrête de travailler, je prends ma caisse et je jette tout à la mer ». Et pourtant… Pour peu qu’on lui prête une oreille attentive, on peut aussi entendre une autre petite musique ; celle de ceux qui ont été réduits toute leur vie à leur corps et qui voient avec angoisse leur capital-corps diminuer. La classe ouvrière n’est riche que de sa force de travail ; cette vérité ne se donne jamais aussi bien à voir que dans le vieillissement et la hantise qu’il suscite. Attendre, espérer la retraite cette petite mort des ouvriers épuisés. La mort aussi est une libération. En attendant, Raymond joue aux boules le week-end et les jours fériés. De retour à l’atelier, il m’explique par le menu les scènes boulistiques marseillaises et les personnages qu’ils côtoient à l’occasion. « Des malades » dit-il en rigolant, qui se prennent au sérieux, et qui seraient prêts à se battre pour un jeu. « Parce qu’attention, les boules c’est important ! ». Pour ajouter si je n’avais pas encore saisi, « c’est pas des intellectuels ». Derrière sa mise en scène musclée de Pagnol qui joue aux boules dans les quartiers nords, il m’explique finalement qu’il ne veut pas finir comme eux, lui qui n’est pas non plus un intellectuel et qui se voit comme dans un miroir futur dans la description de tel ou tel. Le jour de sa retraite, Edmond veut jeter sa caisse à outils à la mer ; reste à ne pas sombrer avec sa caisse.

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Chez Jeannot Dominique TIBERI

«

C

omment ? Tu n’es pas encore allé chez Jeannot ? » Et bien non ! J’étais dans le village depuis deux mois à peine et je n’avais toujours pas rencontré Jeannot. Et à force d’en entendre parler, j’étais même

intimidé par la simple idée de me retrouver face à cet incontournable personnage du village. J’ai fini par passer chez lui après un rendez-vous organisé par une tierce

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personne, un dimanche matin, pour faire une balade en VTT. Il faut dire que ça m’arrangeait bien, je ne connaissais pas du tout les forêts alentours et l’idée de me perdre dans le massif vosgien ne m’enchantait guère. Il avait une bonne tête Jeannot et puis il riait facilement. Il m’est apparu sympathique tout de suite, il n’y a que son vélo qui me faisait un peu pitié. La balade s’est révélée fort agréable. Déjà il ne roulait pas vite, mais en plus il connaissait le moindre chemin, la moindre pierre, le moindre rond de champignons. Au fil de la montée, il me désignait ici une source claire, là une tourbière secrète ou là encore les ruines de la ferme de la vieille Mogotte. Tout ça sentait bon le terroir et l’histoire locale… Du coup, j’y suis retourné souvent chez Jeannot. Il faut dire que chez lui, la cafetière est toujours sur le coin du gaz. Et puis Jeannot, c’est le garagiste du village et peut-être le dernier garagiste de village du monde. Et comme dans le village il n’y a plus ni bistrot ni commerce, les hommes se donnent rendez-vous chez Jeannot, dans son garage. Ca se rassemble autour du vieux poêle à bois et ça refait le monde. Et Jeannot, entre une vidange, un joint de cardan et un radiateur, il écoute tous ces bavardages. Depuis qu’il n’y a plus de curé dans le village, les gens vont chez Jeannot comme ils vont à confess… Il y a toujours du monde chez Jeannot, à croire que le village est le théâtre de tous les pêchés du monde. Il n’y a que quand il doit faire une courroie de distribution qu’il aime être tranquille, alors dans ce cas, et uniquement dans cas, il ferme la porte du garage…

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Il règne dans le garage de Jeannot une ambiance particulière. Les lumières qui traversent les vieilles vitres pas souvent propres donnent aux vieux outils accrochés aux murs des reflets particuliers. D’ailleurs à propos d’outils, dans le garage de Jeannot c’est un peu le choc des générations. L’antique tour à courroies, la vieille perceuse à colonne, les tourne à gauche en bois et autres vieilles clés hors d’usage côtoient un ban d’équilibrage électronique quasiment neuf et les toutes dernières clés à cliquet.

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Parfois, j’aurais bien envie de fouiner dans tous ces vieux tiroirs qui doivent receler des objets mystérieux mais je n’ai jamais osé. Par contre, mon gamin y a déjà trouvé une belle collection de billes parmi tous les roulement hors d’usage qui débordent d’une caisse en carton. C’est vrai que mon gamin aussi adore aller chez Jeannot. Jeannot, il est garagiste depuis qu’il est tout petit. J’ai cru comprendre qu’il avait repris la suite de son père. Il a commencé à bosser tôt, et c’est même pas sûr qu’il ait tout le temps cotisé comme il fallait. Il paraît que parfois il s’inquiète un peu pour sa retraite. Certains jours, quand on arrive devant le garage, la porte est grande ouverte mais on n’entend ni le compresseur ni le bruit de la clé à choc, alors on se dit « tiens ! Il doit être au café avec un ramuzou… !! ».

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On jette un œil par la fenêtre de sa cuisine et on ne voit personne… Alors on passe son chemin ! Faut pas l’embêter ! A coup sûr il est derrière le garage. Chut ! C’est un secret ! Faut le dire à personne mais Jeannot, la mécanique il aime pas trop. Son truc c’est plutôt le jardinage. Quand il en a marre des soupapes et des culbuteurs, il file dans sa serre et s’occupe amoureusement de ses plantes. C’est une vraie encyclopédie vivante sur tout ce qui peut sortir de terre. Devant chez lui, il y a la plus belle collection de bruyères que j’ai jamais vue… Quand on regarde les mains de Jeannot, on croit qu’elles sont noires, et bien c’est pas vrai du tout. Les mains de Jeannot elles sont vertes. Pas étonnant que tout le monde l’aime bien Jeannot. Quand on aime la nature comme lui, forcément, on aime les gens.

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S’unir

autour des valeurs de l’entreprise Arnaud DUDEK

I

maginez un cylindre de cent quinze mètres, soit vingt-sept étages. Un immeuble coiffé d’une sorte de feuille de métal éclairée la nuit. Un bâtiment édifié au centre d’un quartier d’affaires, dans le prolongement d’un grand centre commercial ouvert

jusqu’à vingt-deux heures. De grandes baies vitrées équipées de stores électriques, qui permettent d’éviter les déperditions de chaleur. Un environnement intérieur sain et confortable, certifié, labellisé, de haute qualité environnementale. Les noeuds de cravate y sont impeccables, les chemises parfaitement repassées, les chaussures bien cirées. Les portes et les cloisons ont été bannies. Gain de place important, plus forte cohésion des équipes, meilleure circulation de l’information, relation de proximité entre les managers et leurs collaborateurs. Cet aménagement des espaces nuit au confort des salariés, mais qui s’en soucie. Dans ce prisme, l’enchaînement des idées doit être brillant, fulgurant, générer des revenus conséquents. On se focalise clairement sur les résultats des actions plutôt que sur la démarche et le processus qui y mènent. On concentre son énergie sur une solution finale - pour parvenir à la concrétiser, tous les moyens seront bons. On n’hésite pas à écraser, aussi. De peur d’être écrasé. Il ne s’agit pas seulement d’être performant : il convient également d’être plus performant que son voisin. Dans ce prisme gravitent bon nombre d’employés lambda. Une célibataire endurcie, cheveux au carré, tailleur-pantalon, escarpins, jeunesse bourgeoise et provinciale avec école catholique et père médecin, vieillesse terne et solitaire. Un chef de projet au salaire élevé, qui consacre une partie de son argent à l’achat de livres sur le bien-être ou l’homéopathie, et dont la polygamie sexuelle n’a d’égal que l’incommensurable ambition. Une femme rousse élégante, superbe, passionnée et intelligente, à la silhouette entretenue dans un club de gym aux équipements haut-de-gamme intégrant des écrans de télévision. Un grand gaillard exubérant dont la mauvaise

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haleine mine l’amour-propre. Un directeur de service à la toux convulsive et grasse, deux enfants, deux divorces, le sentiment de commencer une nouvelle vie depuis sa rencontre sur Internet avec une certaine Coquine71... Des toxicomanes de la caféine... Des chargés d’affaires aux cartes de crédit dorées et aux pavillons hypothéqués... De longs CV accompagnés d’ordonnances d’analgésiques ou de calmants... Un groupe d’hommes et de femmes assez homogène, plus ou moins honnête, plus ou moins digne de confiance, plus ou moins ruiné spirituellement. Ces salariés ont parfaitement intégré dans leur système de valeur la honte de la contre-performance. Ils sont entièrement mobilisés dans la guerre totale de l’entreprise face à ses concurrents. Ces salariés sont parfaits. Les autres ont déjà reçu leur lettre de licenciement. Imaginez à présent un bureau ouvert précis. Sixième étage, à gauche, encore à gauche, près de la baie vitrée. Un sens très personnel du rangement. Un clavier d’ordinateur où fourmillent des milliers de microbes et de bactéries - les miettes d’un complet thon les ont notamment nourris une après-midi entière. Une imprimante régulièrement maltraitée, histoire de prouver que les humains ont encore un vague pouvoir sur les machines. La photographie de deux garçons de moins de dix ans, prise un dimanche matin, devant la piscine d’une résidence hôtelière trois étoiles où la famille se rend presque tous les étés. Une boîte de conserve peinte en bleu et décorée de coeurs de toutes tailles, cadeau de fête des pères rempli de stylos mordillés. Tous les matins, depuis sept ans, le locataire de ce bureau se lève en marmonnant, se rase en soupirant. Notre ingénieur a souvent envie de prendre le train plus tard, d’attendre le huit heures trente ou le huit heures quarante-sept. Il finit toujours par être à l’heure. Une tristesse effroyable l’accable depuis des mois. Elle le mange, elle le ronge. Elle le ravage de crampes d’estomacs, le plie en deux. Charge de travail trop importante. Ambiance lourde, pesante, électrique. Un nouveau chef de service aux méthodes staliniennes. Le moral des troupes n’est pas bon, et le sien demeure exécrable. Mais il ne laisse rien transpirer. Il paraît imperméable à tout. Tiens, aujourd’hui, il a raté le huit heures trente. Ainsi que les trains de huit heures quarante-sept et de neuf heures onze. Il est maintenant presque dix heures, et l’on commence seulement à s’interroger sur son absence. Il n’a prévenu personne. Peut-être un problème avec ses enfants ? Une pharyngite ou une varicelle ? Une nuit de diarrhées aiguës, ou bien une crise d’appendicite ? On s’interroge, puis on regagne calmement le cours de son existence. Réunions de service, coups de fil à des fournisseurs, brainstormings de spin doctors et autres think tanks. Il finira bien par

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arriver. Rien d’alarmant. Éloignez-vous à présent du cylindre, du quartier d’affaires. Allez faire un tour en banlieue. Rentrez dans la demeure de l’absent du jour. Une propriété cossue avec piscine, un jardin immense. Sur la boîte aux lettres en bois, deux noms de famille, ainsi que le prénom des deux enfants, des prénoms à la mode, un Léo, un Raphaël ; oh, et puis pas de publicité, merci. Dans le garage, quatre vélos de course, pour les longues promenades en forêt du dimanche après-midi. Pourquoi ce silence semble-t-il de si mauvaise augure? Observez par la fenêtre. Franchissez la lourde porte de chêne sans prendre la peine d’actionner le heurtoir. Montez les escaliers sans vous attarder sur le salon artistement meublé et décoré, dans des tons chocolat et terre de sienne, ni sur la reproduction soignée d’un tableau de Malevitch... Entrez dans la salle de bain, à présent. Voilà. La seule personne présente dans la pièce est allongée dans la baignoire. C’est notre homme. Il a un visage tragique. Il n’a pas eu la force de mettre le masque impassible de l’ingénieur. Ses yeux sont injectés de sang. L’eau brûlante a dilaté chacun des pores de sa peau. Dans un quart d’heure à peine, il prendra une mauvaise décision. La plus mauvaise décision de son existence, à n’en point douter. Cet homme est à bout... Il a l’impression de n’être qu’une cavité douloureuse... Tout lui paraît si compliqué... Imaginez un cylindre de cent quinze mètres, soit vingt-sept étages. Un immeuble coiffé d’une sorte de feuille de métal éclairée la nuit. Les nœuds de cravate y sont impeccables, les chemises parfaitement repassées. Les chaussures, bien cirées.

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Une

journée avec un cadre A de la fonction publique Jule

L

e cadre A de la fonction publique arrive à 7h45 à l’école primaire de Trifoullis-lesBattis. Premier geste professionnel : il met son tupperware de midi dans le frigo réclamé

lourdement à la mairie en septembre, et obtenu au mois de novembre. Puis, il prépare le café, pour être sûr d’en avoir à 10h00 : à Trifoullis-les-Battis, l’eau est calcaire, et le café passe lentement. Ce n’est pas un mal : ainsi le café est suffisamment concentré pour que le cadre A de la fonction publique puisse tenir jusqu’à la fin de la journée. Le cadre A, gourmand en photocopies, consacre ensuite quelques minutes à pester devant le photocopieur. Le cadre A de la fonction publique n’est en effet pas un expert en anglais, et ne comprend pas bien ce que signifie « load paper ». Il règle finalement le problème en susurrant entre ses dents « tu peux pas me faire ça ce matin, je commence le futur avec les CE2 » et en ouvrant tous les tiroirs de la machine. Comme quoi, les langues étrangères, c’est pas si compliqué. Il se rend ensuite dans sa classe, murmure « c’est quoi encore ce bordel » en voyant tous les affichages par terre (à Trifoullis-les-Battis, les murs rejettent inlassablement la patafix) ; il ouvre alors son cahier journal pour revoir une dernière fois le programme de la matinée élaborée avec grand soin, sauf pour la séance de maths des CM1, parce que la veille, il a mis trop de temps à préparer celle des CM2, et un peu aussi parce qu’il voulait regarder un film. Il écrit la date au tableau, et colle des opérations aux CM1, ça leur fera pas de mal de toute façon. Le cadre A se rend enfin dans la classe de son collègue pour discuter un peu. Le cadre A est bavard, et il a besoin d’entretenir des relations sociales équilibrées, pour pouvoir au mieux rester dans le réel, ce qui n’est pas toujours évident lorsqu’on travaille avec des enfants. Avant l’accueil des élèves, il s’envoie un bâton de nicotine, car il n’est pas autorisé à quitter son service pendant la récréation, et doit donc faire des réserves.

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Il veille aussi à prendre ses précautions côté vessie, car les deux toilettes de l’école (un grand, un petit) sont destinées à tout le monde. C’est ça aussi l’apprentissage de la citoyenneté et du vivre ensemble. Cependant, l’idée d’y passer après deux gastros et un concours de qui c’est qui pisse le plus loin le rebute un brin. A 8h20, il entre en pourparlers avec des élèves déjà suffisamment réveillés pour « se traiter ». A 8h30, la joyeuse bande rentre en classe pour le début des festivités. Le cadre A de la fonction publique tente d’abord désespérément de faire accepter à un élève que 51 n’est pas le résultat de 4×5, que d’ailleurs, 51 n’apparaît dans aucune table, et que au p’tit bonheur, il ferait mieux de tenter 36, on le retrouve pas mal de fois dans les tables. Après la séance de calcul automatisé toujours laborieuse, c’est la littérature qu’il essaie d’enseigner. Il est un peu contrit de voir que ses élèves se demandent ce que c’est « Ségura », quand ce mot n’est rien d’autre que le nom d’un des personnages du roman (de 20 pages) étudié, et qu’on en est déjà au chapitre 3. Quant à la question « Ca veut dire quoi « rejoindre » ? », elle accable encore notre cadre A, qui trouve que c’est un peu embêtant de ne pas savoir ça en CM1, mais en tant que débutant, le doute le ronge toujours : « Serais-je trop exigeant ? » Puis, c’est au tour des mathématiques de prendre chair. Pour trouver le nombre de gâteaux dans une boîte contenant 5 sachets de 4 biscuits chacun, les élèves ont trouvé ambitieux de proposer le calcul suivant : 5+4=10. L’un d’eux a pensé à la multiplication. Mais comble de l’ironie, il a trouvé 51. La conjugaison est plus rigolote. Au présent de l’indicatif, les élèves savent conjuguer à l’oral. Avec le verbe « faire », on dit : « ils faissent leurs devoirs », et bagatelle, trop fastoche, le verbe conjugué à la troisième personne du singulier « peut » vient du verbe à l’infinitif « pourrer ». Le futur, c’est plus dur. Demain, les élèves faisseront leurs devoirs, et ils avoira des bonnes notes. Le principal, pour le cadre A de la fonction publique, c’est de toujours se remettre en question. Mais à 11h30, ces considérations sont remises à plus tard, puisque le cadre A fait réchauffer sa bouffe dans le micro-onde gracieusement mis en prêt par son collègue. Le meilleur moment de la journée. Après le réconfort non négligeable apporté par des

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lentilles ou des pâtes, le cadre A va s’en griller une et téléphoner à son conjoint pour dire : « Plus que trois heures et quelques, à ce soir ». Il corrige ensuite les cahiers du jour, et met quelques tampons de cochons (si, si pour de vrai) dans certains cahiers des plus repoussants. A 13h30, l’après-midi débute, avec des domaines plus « cool » : histoire, sciences, arts pla… Le cadre A est souvent surpris, d’ailleurs, par la sensibilité artistique de ses élèves. Sans vouloir porter atteinte à l’expression de ceux-ci, ni les influencer, il suggère tout de même de ne pas étaler cette couche de rouge épaisse entre le rose cochon et le marron, d’autant plus que les couleurs utilisées étaient censées être des couleurs froides. A 15h30, interloqué, il attend la fin d’un fou rire provoqué par l’écoute d’un morceau de musique déjà entendu 10 fois. La séance de chant commence alors. Le cadre A chante mieux qu’un cheval mais court moins vite. Néanmoins, il se paie le plaisir de frimer un peu devant ses élèves qui lui conseillent de faire la Star Academy tellement qui chante trop bien. L’après-midi se passe. De 16h30 à 17h30, le cadre A de la fonction publique raconte à son collègue les anecdotes de la journée, et corrige encore des copies. Il peut y apprendre que la Préhistoire a caumencé en 1981 (famille de droite, ça…), que les habitations des premiers sédentaires étaient les homes préhistoriques, ou encore que cet os dans la jambe, là, c’est le radicus. Ivre de gloire, il rentre alors chez lui, où il file le parfait amour avec Toshiba, son ordinateur. Lui et Toshiba font le programme du lendemain. Parfois Toshiba fait une petite crise de jalousie lorsqu’à 20h30, le cadre A décide d’arrêter les frais et de boire l’apéro avec son conjoint, en se restaurant de chips. La journée se termine avec un Lysanxia avant de se coucher. En effet, le cadre A éprouve des difficultés à s’endormir et fait souvent des rêves bizarres : des inspecteurs lui disent que c’est le cirque dans sa classe, que rien n’est prêt et lui-même répète qu’il ne comprend pas, que c’est pas comme ça d’habitude, et que d’habitude, il ne fait pas classe dans une ferme. A 6h30, le réveil sonne. Le cadre A de la fonction publique repart pour un nouvel épisode de sa mission éducative.

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Y’a pas que le travail dans la vie (24 images seconde) Olivier THIRION, illustré par Philippe FLESCH

« Les accidents du travail, nul ne me contredira, sont plus beaux que les mariages de raison. »

André Breton

CHAPITRE 1 : Où M se retrouve sans travail (générique) M se réveille … Il est presque étonné d’être vivant. Première pensée : « ça baigne ! » La nuit est encore là … plus pour longtemps. Le jour est un point d’équilibre à l’horizon. La ville va s’éveiller. Les lumières des rues vont s’éteindre. Les rideaux métalliques vont s’ouvrir comme des yeux vides sur des vitrines vides. Des ombres vont sortir, elles franchiront des portes puis se retourneront. Des clés vont s’engager dans des serrures et l’on entendra la plainte des pênes grinçant dans le petit matin. La journée commencera. La pluie battra l’asphalte des rues. C’est un joli matin d’été. Assis dans la cuisine, il allume son poste. La pub jaillit comme un jet d’urine empuantissant l’atmosphère. On peut voir dans ses yeux l’effroi d’une nouvelle journée. La stupeur reprend le contrôle de sa vie. Ses mains posées sur ses genoux, regardant par la fenêtre la clôture rouillée qu’il a renoncé à peindre. La radio grésille: « Bonjour bonne journée … efficacité, travail, santé ». La radio lui dit

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bonjour tous les matins. « Il est recommandé de se préparer, il

n’y

a

aucun

danger,

attention à ne pas offenser les représentants de l’ordre et de la loi ... » Il se lève et ouvre la fenêtre. Des remugles d’essence

attaquent

muqueuses.

Il

fait

ses

froid.

Il

frissonne, il est en maillot de corps blanc … enfin blanc … disons gris. Les lumières brillent aux fenêtres de l’immeuble d’en face. Les ombres s’accrochent puis disparaissent une à une. On commence à entendre des pas qui résonnent dans la rue, des portent qui claquent. Il ne lui arrivera rien, il prendra comme chaque jour le chemin le plus court. La masse compacte des arbres du parc offrira un havre de calme sur les cent mètres de sa traversée. Les phares des premières autos éclairent un chat qui fuit vers la chatière du voisin. Il a mal au dos. Il passe sa main dans ses cheveux gris. Il imagine les allées sablées qui mènent à la maison du patron, les ombres taillées des ifs, les peupliers du bord de la rivière. Soudain il est dehors. Il marche. Il ne se souvient pas avoir bu son café, s’être habillé, avoir enfilé ses chaussures de sécurité. L’habitude brouille tout. Il ne lui arrivera rien. La radio l’a dit. Il pense qu’il dort encore. Il a froid. Il a les yeux miclos. Il a revu le long tentacule sortir de l’usine. La grande pince noire l’a repris dans ses rêves. La mèche du fouet, criant de terreur plus que de douleur … son rêve récurant.


Il ira voir le psy de l’entreprise, il parlera de Justine qui est partie avec les enfants. Il prendra gentiment ses cachets. Les précautions sont prises pour sauvegarder la liberté du travail. Les entrées de l’usine sont surveillées. Les travailleurs sont escortés individuellement jusqu’à leur poste de travail. Il est recommandé d’éviter toute parole répréhensible, tout bruit malvenu. La lumière est proscrite si elle n’est pas autorisée. Personne ne peut dire quelle forme doit prendre le discours alors autant éviter de parler. Il pense aux êtres solitaires tapis dans les recoins de l’atelier. Tout contre les murs humides, frissonnant de froid de ce vent étranger à la production nationale. Examinant les machines encore silencieuses. Percevant dans la trépidation du sol les pas des travailleurs légaux qui s’approchent. La voix grave et paisible du contremaître. Tout est sous contrôle « ça baigne ! ». Il rêve encore, il songe que son esprit effleure l’espace, il s’enroule dans les étendues cosmiques, entre les étoiles et les nuées d’hydrogène, de l’autre côté du mystère et du vide. Il s’envole vers les couches supérieures de l’atmosphère. Il ne manifeste aucune intention hostile. Il conserve son calme, quoi qu’il arrive. Les autorités ont la situation en main. Ça baigne ! Il ne fume plus. Avant il aspirait la fumée, il toussait, ses doigts tremblaient, leur bout jaune dansant dans la noirceur. Les cendres tombaient sur son jean usé. Maintenant il est libre. Il tousse toujours mais moins. Ça baigne ! Tiens-toi tranquille, il ne t’arrivera rien, tu es un travailleur parmi des milliers qui comme toi marchent dans les rues. Les choses n’arrivent jamais aux gens qu’on connaît, mais toujours aux autres. La radio nous raconte leur triste histoire. Souvent ils ont des noms étranges, étrangers aussi parfois. Evite de regarder la milice quand elle passe. Regarde devant toi la nuque de celui qui te précède. Il est maintenant à quatre cents mètres au plus de l’endroit où vit la bête mécanique qui dévore sa vie. Il progresse lentement, étudiant chaque mètre de terrain. Le bâtiment est incontestablement cubique, surmonté d’une sphère métallique. Son angoisse est toujours là, tapie dans sa caverne interne. Mais il la tient en respect. Dans le cube, sous la sphère on mesure, on pèse, on analyse, on expertise, on produit, on élime, on élimine, on construit, on détruit, on enfile, on regarde, on coupe, on découpe, on martèle, on usine, on tranche. Surtout on cache quelque chose. Il tremble à présent, ses mains se serrent convulsivement dans ses poches mais il affecte d’être sûr de lui. Il sait que son visage est pâle malgré la lueur rouge des lampes de l’entrée ; il ne sait

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rien de ce qui s’est passé ici depuis qu’il a quitté les locaux avec son équipe il y a huit heures maintenant. Il

règne

inhabituel, que

un on

le

silence n’entend

martèlement

régulier de l’usine, étouffé par les murs épais. Devant l’entrée un cordon d’uniformes En

avant

casqués. un

homme

chantonne, aussi noir qu’une statue en tourbe d’Irlande. L’hostilité est palpable, animale, féroce. Son pas résonne comme le tintement du marteau sur l’acier.

L’homme en noir

s’approche, le toise. « Votre nom ? - M. - Que venez-vous faire ici ? - J’y travaille. - Un instant. » L’homme consulte une liste, un tic déforme sa joue, sa mâchoire tremble légèrement. Sa main caresse son ceinturon. « Vous ne pouvez pas entrer, vous n’êtes pas sur la liste. Allez dégagez ou bien on vous embarque. » Ainsi commence la première journée sans travail de M. CHAPITRE 2 : Ça baigne « Ça baigne, y’a pas que le travail dans la vie ! » Combien de fois a-t-il entendu ça ? Il est assis sur un banc, sur le bord du canal. Le froid a emprisonné les

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péniches dans une carapace de glace. Deux mouettes jouent aux apprenties patineuses. Comment sont-elles arrivées là ? On est tellement loin de la mer. Son grand manteau élimé le couvre jusqu’aux pieds. Il a mis des chaussettes autour de ses mains. Malgré ça il crève de froid. Pourtant il ne bouge pas. Cela a été vite, très vite, le jour même où il a perdu son travail il a perdu son logement, sa carte de ravitaillement, sa couverture sociale, son permis de déplacement. Il est devenu un sans… Avec le risque de se faire ramasser par la milice et de se faire expulser de la ville. Y’a pas que le boulot dans la vie. Il regarde deux gosses qui font un bonhomme de neige sur le chemin de l’autre côté. S’il voulait il pourrait traverser à pieds secs, tant la couche de glace est épaisse, pour se joindre à leur jeu. Mais il ne bouge pas. Sa barbe aussi est prise en glace. Tout comme son regard. Il pense qu’il est un travailleur. En arrière-plan le cube surmonté d’une sphère est toujours là, inaccessible. En arrière de ses yeux s’inscrit le mot travail. Chaque pensée, chaque souvenir se détache dans son cerveau comme un film que l’on passerait image par image. Décomposition du mouvement, ralenti, 24 images pour une seconde de vie. Première image : défilé de vareuses bleues en route vers l’usine. Seconde image : visages tendus vers les machines en folie. Troisième image : les murs de l’atelier que l’on démolit pierre à pierre. Quatrième image : une femme pleure. Cinquième image : cinq enfants réunis autour d’une table dans une cuisine. Sixième image…. Y’a pas que le travail dans la vie. Pensez au travail est bien plus angoissant que le travail lui-même. On a à peine le temps de s’atteler à une tâche qu’il faut déjà anticiper sur la suivante. Ne rien penser, enchaîner… Septième image : un manœuvre sur une route. Huitième image : un ouvrier sur un échafaudage. Neuvième image : une caissière dans un hyper marché. Pas de loisir, pas de livre, pas de cinéma, pas de théâtre, pas de concert. Dixième image : bêcher la terre du jardin après une journée de travail. Onzième image : préparer à manger pour les gosses après des heures de transport en commun.

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Y’a pas que le travail dans la vie. Certains pensent que c’est formidable de vivre dans les grandes villes. Tous les jours on peut apprendre, voir des expositions, rencontrer des gens nouveaux à la terrasse des cafés… On lui a parlé des brigades de travail à la campagne. C’est là qu’on envoie les « sans ». Parqué dans des camps, chanson, air pur et les pieds dans la terre humide, en tongs ou en espadrilles, quatorze heures à bosser comme un con, rééducation… Dixième image : un homme lit les petites annonces, il entoure d’un geste nerveux celles qu’il pense lui convenir. Onzième image : une femme fait la queue à l’agence de travail pour se voir proposer deux postes à quarante kilomètres de distance. Douzième image : un président très petit détache chaque syllabe dans un gros plan grossier et flou … Il faut travailler plus … Y’a pas que le travail dans la vie. Treizième image : une jeune fille sur une bicyclette redouble d’énergie pour ne pas arriver en retard à son rendez-vous. Quatorzième image : au matin, une pute met la clé dans la porte de son appartement. Elle ne fait pas de bruit pour ne pas réveiller sa petite fille qui dort. Quinzième image : à l’entrée d’une déchetterie, une masse humaine. S’agit-il de citoyens apportant leurs ordures ou, au contraire, fouillent-ils les résidus des autres afin d’y trouver de quoi survivre ? Seizième image : Versailles (Seine et Oise), c’est de là que sont venues les troupes glorieuses qui en mai 1871 ont écrasé la commune de Paris, fondu au noir, image de colonne Vendôme renversée, fondu au noir, image de l’ignoble pornographe Courbet, fondu au noir, image de l’hôtel Ritz construit face à la nouvelle colonne. Dix-septième image : les sept nains en rang d’oignon dans la forêt « Heho heho, on revient du boulot…. ». Dix -huitième image : une femme accouche dans une salle de travail. Dix-neuvième image, le maréchal sort de l’hôtel du parc, il porte

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un costume Armani et regarde continuellement sa

Rolex.

Vingtième

image : une colonne de chimpanzés fait la queue devant un Mac Donald. Vingt-deuxième image : les nervis dans la rue. Une bande de hurleurs, gros et gras et un petit sec qui montre M du doigt. « Hé toi là bas… Montre-nous ton permis de travail »… Vingt-troisième image : M se lève et court sur la glace du canal, les mouettes s’envolent, les enfants cessent leur jeu, dans un ralenti on voit leur bouche former un gros O… Y’a pas que le travail dans la vie ! VINGT-QUATRIEME IMAGE, (FIN D’UNE SECONDE DE VIE) Les langues de feu des lance-flammes luisent sur la glace du canal. Le souffle des grenades soulève la neige que le vent emporte vers l’usine. On entend le rire des miliciens. La chaleur mange la glace, l’écho des grenades la brise. Un tressaillement parcourt le dos de M sa tête plonge il

vers

l’avant,

trébuche

tandis

que son regard tente d’accrocher l’éclat des étoiles. Il se relève, la glace se disloque, un instant il semble tenir sur un morceau plus gros que les autres mais celui-ci bascule et il tombe dans l’eau noire

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et glacée. Le petit sec encourage ses hommes : « Il faut balayer cette vermine de la surface de la terre et la rendre à l’enfer. Allez tirez, visez juste, justice, justice ! » M nage autant qu’il peut, empêtré dans son grand manteau. Il ne sent plus rien, anesthésié par le froid. Ses jambes ne répondent plus, il s’accroche à un morceau de glace. Il n’est qu’une enveloppe creuse déserte et inhabitée comme une ruine perdue, hantée par la déraison d’un monde qui a trahi toutes les espérances, il n’est que solitude, son haleine ne se condense même plus en vapeur, les vigiles le regardent qui s’enfonce, ils sourient béatement, et lui se laisse couler, il franchit l’espace, il part à la recherche d’un nouveau monde loin de la solitude et de l’effroi. Et alors que l’eau pénètre dans ses poumons et envahit sa vie, il sourit et une dernière pensée un instant s’agite comme une étoile au firmament… « Y’a pas … ça baigne … ! » CHAPITRE 3 : CONCLUSION ET GÉNÉRIQUE DE FIN « Je vous demande pardon ? - Je dis que vous n’êtes pas sur la liste des invités et que vous ne pouvez pénétrer dans l’usine. - Mais j’y travaille, j’y viens tous les jours. - Ecoutez Monsieur les consignes sont les consignes : « Ne peuvent pénétrer dans l’usine que les membres du parti présidentiel munis d’un laissé passé, ainsi que les cadres supérieurs de l’entreprise. Un congé exceptionnel rémunéré (mais récupérable) est accordé aux membres du personnel ne relevant pas de ces deux catégories ! » - Mais pourquoi ? Que se passe-t-il ? - Mais vous n’écoutez pas la radio vous ? On ne parle que de ça. Le président vient honorer de sa présence votre usine et faire un discours à portée nationale. Et comme il ne veut pas se faire emmerder par des voyous de syndicalistes ou de gauchistes qui siffleraient ses paroles… - Ah oui, je comprends … le préfet a pris toutes les précautions utiles. - C’est ça…

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- Bon alors si je vous entends bien je n’ai pas vraiment le choix. - C’est ça… - Bon, alors je n’ai plus qu’à profiter de ma journée. - C’est ça, profitez-en pour écouter le discours à la télé et à la radio, c’est en direct sur toutes les chaînes. - Et c’est quoi le thème ? - Ben, comme d’habitude, le travail … le pouvoir d’achat … tout ça… - Le travail…le pouvoir d’achat … tout ça…bien alors si je comprends bien … tout baigne … - Tout baigne ... bonne journée … » Tout baigne, tout baigne, tout baigne … C’est sûr, quand on y réfléchit … Y’a pas que le travail dans la vie !

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Petit

frère

Marie-Rose CORNU

L

es locaux étaient vides à présent. Claude terminait d’entrer des données dans l’ordinateur. Ce boulot exigé par le chef depuis le début de l’année avait augmenté la charge

de travail déjà importante. Personne n’avait discuté cette nouvelle consigne et pourtant chacun savait qu’elle n’apporterait aucune amélioration au système déjà si compliqué. Au départ, plusieurs de ses collègues avaient envisagé de résister, de s’organiser ou au moins discuter et puis finalement ils avaient laissé tomber prétextant que l’administration aurait de toute façon le dernier mot et que la consigne venait du ministère. Claude n’arrivait pas à se concentrer. Ses pensées revenaient sans cesse à ce qui s’était passé dans la matinée. Dès que Brahim était entré dans la salle où tous bossaient, Claude avait compris que cela se passerait mal. Cela faisait plusieurs semaines que les relations se détérioraient entre eux et la situation n’avait fait qu’empirer malgré les tentatives de toute l’équipe pour que cela se stabilise. Les retards successifs de Brahim perturbaient le travail qui devait se faire. Aucune des remarques ne semblait le déranger. Il continuait comme si rien ne pouvait l’atteindre, comme si rien ne pouvait être décidé à son encontre. Plusieurs fois, il avait provoqué Claude en lançant : « Et bien, allez-y, ne vous gênez pas, virez-moi ! qu’est-ce que vous attendez ? » Claude ne pouvait pas le virer, le système ne le lui permettait pas de le faire et il lui fallait bien admettre qu’une relation ambiguë les liait tous deux. Dès que leurs regards s’étaient croisés, dès que les yeux bleu foncé de Brahim s’étaient plongés dans ceux de Claude. L’échange avait provoqué le trouble immédiatement mais Claude avait trouvé de quoi se rassurer très vite. Les choses devaient être claires, sans aucune ambiguïté. L’attitude de Claude devait être la même avec tous et sa position d’autorité respectée.

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Brahim serait contraint de se plier au règlement et il n’existait aucune autre alternative. En fait Brahim se foutait du règlement et essayait systématiquement d’imposer son propre fonctionnement. Ses projets n’atterrissaient jamais sur le bureau de Claude en même temps que les autres, ses horaires semblaient élastiques, son respect de la parole approximatif. Surtout, il répondait aux remarques qui lui étaient adressées avec violence. Pourtant Claude avait tenté de comprendre, de prendre en compte les particularités de Brahim, les éléments connus de son histoire. Non pas qu’il lui semblât normal d’adapter ses exigences à ce que Brahim pourrait produire mais décider de lui laisser un peu plus de temps qu’aux autres lui avait paru plus judicieux. L’écran de l’ordinateur s’était mis en veille. Claude pensa qu’il était inutile de s’acharner sur la bécane et qu’il était temps de rentrer. Les couloirs déserts lui semblaient différents la nuit. Finalement l’effervescence de la journée lui manquait. Le silence l’angoissait. Quelle idée d’être encore là à vouloir bosser à l’heure où il paraissait plus logique d’être à table, en famille ou devant une cassette les doigts de pieds en éventail. Avec évidemment quelques feuilles à étudier et à évaluer ramenées du boulot. Parce que jamais Claude ne rentrait sans rien à faire pour le lendemain. Même le week-end il lui arrivait de passer quatre ou cinq heures d’affilée à son bureau. Pour un salaire moyen. Et tellement de stress à gérer. Même pendant les vacances, une semaine lui était devenue nécessaire avant de pouvoir faire le vide et l’angoisse lui revenait toujours plusieurs jours avant la reprise. Avec les mêmes interrogations. Pourquoi avoir choisi un boulot pareil ? Pourquoi se prendre la tête pour essayer d’aider des individus qui se foutent de ce qu’on leur demande. Brahim avait été odieux ce matin. Il avait même osé l’humilier en faisant des remarques sur sa tenue, sur son côté coincé. Les mots justes, Claude n’avait pas su les trouver cette fois.

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Peut-être l’épuisement, le ras le bol. Peut-être tout simplement l’amertume de ne pas avoir réussi à mettre le jeune homme dans sa poche. Tout paraissait simple en théorie. Il suffisait de… C’est ce qu’on leur apprenait en stage. Tout était dans le contenu mais aussi dans la manière de le transmettre. Claude avait craqué ce matin et les paroles prononcées lui revenaient en boucle. Cela correspondait tellement peu à ses convictions, à ses valeurs. Les mots étaient sortis lentement, un à un, elle avait bien articulé. La voix sèche, cassante. Brahim avait gardé sur Claude un regard haineux longtemps, très longtemps. Puis il avait ramassé brusquement ses affaires et s’était dirigé vers la porte. Avant de sortir, il s’était retourné une dernière fois pour fusiller, de ses yeux bleu sombre, Claude. Le silence qui avait suivi son départ avait mis mal à l’aise Claude qui ne savait pas ce que les autres pensaient et l’impact que cet incident pourrait avoir sur leurs relations futures. Le froid saisit Claude lorsque la porte claqua. Le parking de l’établissement se trouvait à quelques mètres de là, mais faute de place le matin, Claude avait dû garer sa voiture sur celui du parking du supermarché voisin à présent désert. Un frisson parcourut son échine et les quelques dizaines de mètres à parcourir lui semblèrent interminables. Les réverbères éteints augmentèrent son malaise. Ça n’avait vraiment pas été une bonne idée de rester si tard dans les locaux. Et où étaient encore ces putains de clefs ? Claude pensa qu’à peine la portière claquée, il serait prudent de s’enfermer dans la 307. Des bruits de pas résonnèrent. Plusieurs individus s’approchaient. Son pas s’accéléra.

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Deux ombres déboulèrent de chaque côté de la voiture. Il lui sembla reconnaître deux fréquentations de Brahim. Claude s’appuya dos contre la porte de la caisse et leur fit face. Qu’est ce que vous voulez ? Le plus costaud répondit : Alors, on punit le p’tit frangin ? C’est pas bien ça ! Laissez-moi, je vais crier. Oh !!! Du calme, ma belle ! Ici, t’es pas au bahut ! C’est nous la loi ! L’autorité comme vous aimez dire, vous les profs ! Personne ne viendra te défendre ! On n’aime pas les profs dans le quartier ! Surtout ceux qui humilient les p’tits frangins. T’as pas l’air comme ça d’être mauvaise ! On dirait jamais que t’es une vraie peau de vache avec ta gueule d’ange ! Claude sentit tous ses muscles se tétaniser, il venait de saisir son visage et lui soufflait en pleine figure. Elle jeta un regard affolé autour d’elle et par-dessus l’épaule de celui qui l’empoignait à présent fermement, espérant voir un passant qui peut-être donnerait l’alerte si elle criait. Elle vit Brahim s’avancer, il s’était tenu à l’écart jusque-là. Brahim, supplia-t-elle, tu ne peux pas les laisser me faire du mal ! S’il te plaît ! Elle avait hurlé ces derniers mots désespérément. Brahim n’approcha pas. Il la regarda droit dans les yeux. Il faisait sombre et pourtant Claude ressentit le même trouble en fixant son regard que celui qui l’avait envahie la première fois qu’il était entré en classe et lui avait parlé. Il resta immobile quelques secondes. Les autres semblaient attendre sa réponse. Il ne répondit rien, mit ses mains dans les poches de son survêt adidas, se retourna et s’éloigna.

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"Quand

on ne travaillera plus le lendemain des jours de repos,

la fatigue sera vaincue."Â

Alphonse Allais



Alerte

au

18

Patrick BOURGEOIS

O

dile Chanal referma la porte du magasin. Elle fit très attention à ne pas manquer la première marche de l’étroit escalier qui débutait au seuil de la porte. Elle était exténuée et respira profondément. Voilà près de deux heures qu’elle

tentait de convaincre le propriétaire de l’établissement, qu’il devait impérativement souscrire une assurance contre tous les tracas de la vie. Elle avait tracé un noir tableau de tous les désagréments qu’il pourrait subir. La performance fut remarquable. Perdu dans un hameau vosgien, l’échoppe, dernier vestige d’une civilisation en voie de disparition, n’avait guère de chance d’être assailli par une quelconque violence extérieure. Seule, une forte tempête pouvait endommager l’ensemble, mais en regardant la topographie du site, cela semblait improbable. Bref, elle avait décuplé les arguments sinistres et mené son combat jusqu’à la victoire. Forte du contrat qu’elle tenait dans sa serviette de cuir, offerte gracieusement par son agence, elle décréta la journée terminée. Un vent glacé soufflait, lui refroidissant en un éclair, le nez et les oreilles. Un regard attentif à la position de ses pieds sur l’étroite pierre, elle descendit prudemment les marches, serrant contre elle la serviette pour se protéger du froid. Arrivée à son véhicule, elle posa la sacoche sur le toit, sortit les clés et pénétra avec soulagement dans l’habitacle. Bien à l’abri, elle contempla les premiers flocons de neige qui s’abattaient sur son pare-brise. L’hiver était là plus tôt que prévu et bien peu de monde aurait pu prédire si ces symptômes météorologiques allaient être durables. Elle tourna la clé du contact et attendit patiemment que le chauffage fît son effet. Les essuieglaces marquaient un tempo lancinant et dévastateur pour la conductrice prise d’une soudaine fatigue. L’hypnotique mouvement, chargé d’une douce chaleur montante, la plongea dans une dangereuse somnolence. La montre à quartz de l’automobile marquait seize heures. Il lui fallait encore une heure pour regagner son domicile, voire un peu plus, si la neige décidait d’être son partenaire de voyage. Elle jeta un dernier regard vers le magasin. Satisfaite, elle démarra. *

Didier regarda le ciel se charger de ces lourds nuages, lui signifiant, sans se

tromper, qu’il verrait bientôt le chasse-neige roder devant le chalet. Il jeta à ses poules du pain dur. Lorgnant sa montre, il jugea qu’il lui restait assez de temps pour s’occuper de ses pigeons. Plus loin, sa grand-mère ramenait de la grange quelques légumes tirés

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du potager pour la soupe du soir. La grosse cheminée perchée sur le toit de l’immense bâtisse, laissait échapper la caractéristique odeur du sapin qui se consumait dans le fourneau. A l’intérieur de la maison, qui pouvait sans problème abriter plusieurs familles, un autre parfum balayait les narines. Le lard et le jambon pendaient dans un coin de la cuisine. La pièce à fromages toujours fraîche, servait de second réfrigérateur, laissant échapper des relents appétissants. La soupe mijotait dans la grosse casserole. Tout cela sentait l’hiver. La cour se blanchissait sous l’assaut des flocons devenant de plus en plus gros. Didier ôta ses bottes et enfila la paire de patins qui bâillait par endroits. Il se dirigea dans sa chambre, fit un rapide brin de toilette et s’allongea sur le lit. La pièce, décorée sobrement, arborait quelques posters hors du commun. Des voitures rouges, marquées du chiffre 18, apparaissaient sur chaque image. Didier était devenu, depuis trois ans, pompier volontaire à la caserne de Raon. Il trouvait dans cette forme de combat, sa contribution au côté humanitaire déferlant sur la planète. Tout le monde voulait être solidaire des uns et des autres, amis ou ennemis, peu importe. Cette nouvelle foi, sans dieu, restait la seule arme valable face aux décisions aveugles des hommes politiques. Il avait dépassé le mercantilisme philosophique par une

contribution

quotidienne.

directe Pompier,

monde. Celui-là même, qui le courage déployé par plus réfractaire des âmes.

Son sommeil était toujours perturbé en début de semaine et il enviait les travailleurs

sédentaires.

et efficace dans sa vie le plus beau métier du arrache une larme, devant des hommes ordinaires, à la Il ne faisait pas tout cela

pour la gloire, il le faisait parce qu’il devait le faire. Tranquillement allongé, il regardait le plafond blanc, récupérant des forces pour soutenir sa longue nuit. Il travaillait dans l’entreprise de Jacques Chanal, société instaurant toujours le cycle des trois/huit. Cette semaine, il commençait à vingt et une heures et finissait sans surprise à cinq heures. Chaque semaine, il voyait son horaire se décaler de huit heures et son organisme supportait mal ce changement. Son sommeil était toujours perturbé en début de semaine et il enviait les travailleurs sédentaires. Il consulta une nouvelle fois sa montre et décida qu’il était temps de passer dans un autre monde. Avant de prendre son poste de travail, il dut s’arrêter à la caserne prendre un boîtier d’appel portatif. Ce nouveau système remplaçait l’effrayante sirène, hurlant à n’importe quel moment de la journée. Le modèle, baptisé «bip» par ses utilisateurs, avait l’avantage d’avoir plusieurs canaux d’appels, sélectionnant ainsi ceux qui devaient intervenir en priorité. Ce principe évitait les indésirables curieux sur le lieu des sinistres. Quand il posa le pied dans la cour, le tapis blanc laissa une empreinte profonde. La neige tombait toujours et les sapins de la forêt n’arboraient plus leur vert manteau. Le chalet était situé en

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lisière de forêt. La route qui serpentait jusqu’aux premières maisons de la ville était dangereuse par un temps comme celui-là. Au fur et à mesure qu’il roulait, la poudre blanche effaçait le sillon creusé par les pneus de la voiture. Malgré le rideau neigeux, son véhicule ne pouvait passer inaperçu. Il était rouge vif, rouge pompier. Une fois dans le bourg, il dut attendre au passage à niveau que la micheline fît son plein de voyageurs, pour repartir vers Saint-Dié. Quand elle eut craché son épais nuage noir nauséabond de fuel, le passage se libéra. Il assista de part et d’autre des barrières métalliques, au rituel lâcher de chevaux mécaniques, polluant encore plus que la machine sur ces rails. Le bruit des moteurs en furie s’estompa, laissant traîner quelques résidus dans le lointain. Didier mit son clignotant et tourna à gauche juste après la gare. La caserne était à quelques mètres de lui. *

Jacques Chanal avait quarante-deux ans et dirigeait une usine de fabrication

d’ustensiles en plastique. A partir de moules spécifiques, il sortait de son entreprise divers accessoires comme les cendriers de la future Rinard 21 ou encore des boîtiers protégeant les disques compact laser. Parfois l’approche des fêtes de Noël lui laissait le plaisir de voir apparaître sur son carnet de commandes sa contribution pour le père Noël. C’était le cas en ce moment. Un nouveau jeu de patience allait envahir le marché et deux modèles étaient proposés. Le casse-tête consistait à sortir de cinq ou huit anneaux, suivant la version, une grande épingle à nourrice enchevêtrée dans ceux-ci. Un régal supplémentaire pour les fanatiques du Rubicube. Le responsable du bureau des méthodes quitta l’étroit bureau situé en mezzanine au-dessus des ateliers. Il emportait sous son bras l’aval de son patron sur ses prévisions de fabrication. Il fit le tour des chefs de secteurs, distribuant au passage les consignes pour la future commande. Par la fenêtre du local, Jacques observait tout son petit monde au travail. Largement éclairé par de puissants néons, clairsemé de sacs de granulés multicolores, bientôt transformés en objet de matière plastique, le hangar avait un air de fête. *

Didier ferma d’un coup de clé électronique les portières de son véhicule.

Derrière les grandes portes roulantes grises attendait le matériel qu’il admirait à chaque fois. Chaque camion ou voiture était désigné par une série de lettres incombant à sa fonction. Sur sa gauche se trouvait le VSAB (Véhicule de Secours aux Asphyxiés et Blessés) ou le VTU (Véhicule Tous Usages) ou un VSR (Véhicule de Secours Routier). La grande échelle était sa favorite. Elle se nommait l’EPA30 (Échelle Pivotante Autonome de 30 mètres). Il se souvenait, lors de son premier exercice, de la peur qui l’avait envahi quand il avait dû monter jusqu’en haut et en redescendre avec un gros sac de toile

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de jute, symbolisant le rescapé d’un hypothétique incendie. Le chef de brigade était à son poste et par courtoisie, Didier vint le saluer. Après une courte conversation sur les évènements de la journée, il prit le «Bip» réservé à son équipe et quitta la caserne en direction de l’usine Chanal. *

La neige descendait plus serrée, laissant peu de visibilité à Odile. Elle se sentait

de moins en moins rassurée sur son sort. Elle alluma les phares, puis les antibrouillards. Aucun des deux systèmes ne l’aida à mieux apprécier sa situation sur la chaussée. Elle roulait à moins de vingt à l’heure et sentit que cette allure d’escargot l’emmènerait dans un second piège : la nuit. Au détour d’un virage, elle aperçut un panneau indiquant un prochain parking. Incapable d’évaluer la distance, le kilomètre indiqué lui parut interminable. Sa patience fut enfin couronnée. Elle arriva à se garer. Elle tourna la clé d’un cran, juste pour couper le moteur, sans supprimer les essuie-glaces, ni l’autoradio. Odile regarda un long moment le désastre qui s’abattait sur le capot. Elle essaya de se situer pour choisir la meilleure route pour son retour. Il y avait deux solutions. Soit elle affrontait immédiatement la lourde descente du col par la vallée de Taintrux, soit elle rallongeait sa route de plusieurs kilomètres en espérant que d’ici là les conditions deviendraient plus favorables. Mais le dernier choix passait inévitablement par la descente du col de la Chipotte. Même si celui-ci n’était pas réputé pour être dangereux, un col dans des conditions pareilles restait une épreuve digne des douze travaux d’Hercule. Elle alluma une cigarette et choisit de prendre sa décision après l’avoir terminée. Elle ouvrit légèrement sa vitre et balança le mégot rougeoyant dans la neige qui s’étiola aussi vite que son espoir d’arriver à bon port. Elle décida que l’optimisme devait l’emporter avant tout et vota pour la dernière solution. Odile remit le moteur en marche. Celuici toussota deux fois, lui causant la frayeur de se voir en panne en ce lieu aveugle. *

La pointeuse déclencha un bip aigu. Didier reprit sa carte qu’il installa

dans le râtelier prévu à cet effet. Dans le vestiaire, éclairé par de blafards néons, l’équipe de nuit croisait celle qui venait d’accomplir sa tâche. Didier chahuta avec ses collègues et rejoignit son poste. Il prit soin de glisser dans la poche haute de sa veste, le «bip» d’alerte. Il trouva sur une table à roulettes, la liste des directives de fabrication de son unité. Son travail n’était pas des plus jouissifs. Surveiller les machines, remettre les granulés de couleur dans le collecteur et attendre avec parfois un peu de manutention et de ménage. Ce qu’il espérait, c’était entendre, près de son cœur, la boîte noire l’appeler au secours. La machine ronronnait, laissant échapper de temps à autre des jets de vapeur. Tout allait bien, jusqu’à ce que le

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gyrophare de défaillance, posé au-dessus de la machine, se mit à tournoyer. Un rayon de lumière orange balaya l’atelier. Aussitôt Didier frappa de son poing le bouton d’arrêt d’urgence. Le chef d’atelier, alerté par le tourniquet lumineux, accourut pour connaître la raison de la panne. Du haut de la mezzanine, Jacques Chanal scrutait l’atelier. Il vit un attroupement autour de la machine numéro 8. Il claqua la porte vitrée, et descendit deux à deux les marches de l’escalier en fer. Les ouvriers le virent passer d’un pas si ferme, qu’ils prédirent que le patron allait encore passer un savon à l’un de ses employés. Didier, plongé dans le ventre de la machine, cherchait en vain une anomalie apparente. Le chef d’atelier vérifia toutes les connections électriques et dut se rendre à l’évidence que la panne était bien plus importante. Le patron l’interpella. « Dis-moi Forcher, que se passe-t-il encore ? - Je n’en sais rien, monsieur ! La machine est tombée en panne, c’est tout ce que je peux dire pour le moment ! » Chanal se tourna vers Didier qui venait d’émerger des entrailles de la bête. « Décidément, je n’ai pas de chance avec vous ! En plus de vos départs impromptus en plein travail pour aller jouer au pompier, vous voici en chômage technique ! - Je n’y suis pour rien ! Par ailleurs, j’ai trouvé la panne. C’est le capteur de température qui est défectueux ! - Et alors, qu’est-ce que tout ça veut dire ? » Le chef d’atelier reprit la parole. « Le seuil minimal de fusion des granulés n’a pas été atteint. La matière obstrue les canalisations d’injection dans les moules ! - Combien de temps pour remettre en route ? Demanda Chanal. - Pas facile à dire. Une heure pour le refroidissement de la machine ; une de plus pour démonter et remplacer la pièce défectueuse ; peut-être deux pour le nettoyage des différents organes ; en plus il faudra changer les injecteurs ! - Autant dire que la nuit est fichue ! » *

La deuxième solution choisie par Odile, avait été loin d’être la meilleure. Le

détour n’était qu’un calvaire sans fin, semé à chaque instant de mille pièges. La neige tombait drue et la nuit n’avait fait qu’aggraver la situation. Elle dandinait de la tête, en espérant augmenter sa visibilité, au travers du mouvement des essuie-glaces. Odile, les doigts blanchis, se crispait au volant. Sa vitesse était tombée à dix à l’heure. La route devenue uniforme n’offrait plus de limites. Le véhicule pouvait vaciller à chaque instant dans les limbes de la forêt qui descendait à pic vers le néant. Elle n’osait pas trop coller le côté inverse pour ne pas se retrouver coincée dans le grossier caniveau offert aux

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eaux pluviales pour s’écouler. Elle avait peur et ce qu’elle redoutait le plus, en attaquant les premiers lacets du col, c’était qu’un autre véhicule vienne croiser son chemin. Subrepticement, elle apercevait dans le rétroviseur, la faible lueur des phares de la voiture qui la précédait. La montée fut longue et périlleuse. C’est avec satisfaction qu’elle reconnut l’endroit où elle se trouvait. Sur sa gauche, elle distingua l’entrée du cimetière planté au sommet du col. Ce lieu commémorait les dures batailles que subirent nos compatriotes durant la dernière guerre. Les Vosges avaient chèrement payé leur liberté. C’est sans appréhension qu’elle se gara devant le monument. Elle jugea qu’il ne serait pas opportun de couper le moteur et profita de sa station pour allumer une autre cigarette. Elle souffla un grand coup, pensant que la descente ne faisait que cinq kilomètres. Dans moins d’une heure elle serait chez elle. Elle s’imaginait déjà devant la cheminée, dégustant lentement un whisky, et se réchauffant les pieds. Elle passa la première et partit vers l’assaut final. Prudemment, Odile négociait les virages en épingle à cheveux, portant son attention, toujours plus grande, sur les limites invisibles de la route. La cendre de sa cigarette tomba sur sa jupe. D’un geste sec, elle la balaya. C’est dans ce moment d’inattention que tout se joua. Le véhicule se déporta à cause du brusque mouvement. Au dernier moment, elle aperçut, venant sur elle comme un lion sur sa proie, deux yeux jaunes sortant du rideau blanc. Un camion venait en sens inverse. Elle donna un coup de volant vers la droite. Le véhicule partit de toute sa vitesse sur le talus montant. Glissant par le poids, la voiture traversa, en marche arrière, la chaussée en effectuant plusieurs boucles, pour passer définitivement de l’autre côté du chemin. La pente était raide et la voiture s’encastra dans les arbres. Le chauffeur du camion ne s’aperçut même pas de ce qui venait de se passer. Dans sa lutte contre la nature, il poursuivait son chemin. Odile sentit son corps se briser, craquer comme du bois mort au moment de l’impact. Ses membres étaient paralysés. Le pare-brise éclata et macula son visage de mille coupures douloureuses. Par le trou béant, la neige commença inéluctablement son oeuvre. Elle respirait encore mais difficilement. Elle chercha à se libérer de l’amas de ferrailles contorsionnées. Devant ses yeux, les flocons se transformaient en de petites lumières qui dansaient comme des lucioles dans une nuit chaude de l’été. Un homme stoppa son véhicule, tant bien que mal, sur le bas-côté de la chaussée. Il descendit précipitamment et suivit les traces laissées par le sillon des roues. Il découvrit la voiture accidentée. Se laissant glisser jusqu’à elle, il inspecta rapidement l’intérieur et découvrit la passagère. - Madame ! Madame, vous m’entendez ? Odile ouvrit la bouche, mais aucun son ne put sortir. - Parlez-moi ! Dites quelque chose !

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- Lucien ! Il y a des morts ? Lança une femme tout en haut du talus. - Non, mais la conductrice a l’air salement amochée ! Ne bouge pas, je remonte !

L’homme regagna difficilement le sommet de la pente. Il épousseta la neige

sur ses vêtements. - Marie, il faudrait que tu descendes lui tenir compagnie ! - Mais tu es complètement fou ! - Non pas du tout ! Il est important que tu lui parles et surtout qu’elle te réponde. Il faut éviter à tout prix qu’elle ne s’endorme ! Il regarda en direction de l’épave. Pour elle, s’endormir, c’est mourir ! Je vais chercher du secours, je ne serai pas long !

La neige tombait plus finement à présent et la visibilité n’en fut que meilleure.

Lucien, qui suivait Odile depuis le bas du col, avait failli subir le même sort en croisant le camion. Mais plus assidu à sa conduite, il n’avait pas fait la même erreur. Près des premières maisons, luisait dans la brume neigeuse une cabine téléphonique. Muni de sa carte à unités, il composa le 18. *

Jacques Chanal ne décolérait pas. Cette panne représentait pour lui un

retard considérable dans sa commande. Didier et le chef d’atelier avaient commencé les réparations. Les autres ouvriers avaient rejoint leur poste sentant que le moindre abandon du lieu de travail tournerait en «une engueulade» salée. Chanal tournait en rond, pesant sur les deux réparateurs pour accélérer le résultat. Il regarda sa montre et partit brusquement vers son bureau. - Bon débarras ! Soupira le chef d’atelier.

Chanal ferma la porte du local et observa un petit moment les événements

du côté de la machine numéro 8. Il regarda à nouveau sa montre et décrocha le téléphone. Il appela chez lui. La sonnerie résonna trois fois sans réponse. - Mais bon Dieu, qu’est-ce qu’elles foutent dans cette baraque ? Enfin, on se décida à décrocher Allô ! Lâcha une petite voix. - Ah, ce n’est pas trop tôt ! Muriel, madame est-elle rentrée ? - Non monsieur ! - Vous a-t-elle téléphoné pour vous prévenir de son retard ? - Non, monsieur ! - Et à part « non, monsieur » vous savez dire autre chose ? - Bien sûr, monsieur ! Il n’insista pas. Bien, Muriel, vous direz à madame que je suis retenu à l’usine et qu’elle dîne sans moi ! Voilà, merci !

Décidément tout le monde l’agaçait. Il reposa le combiné.

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*

Le sapeur de service aperçut un voyant rouge clignoter. Aussitôt, il enclencha

l’interphone. - Allô ! Caserne des sapeurs pompiers, j’écoute ! A l’autre bout de la ligne, Lucien lui narrait son histoire. - Bien reçu ! Nous envoyons rapidement une escouade.

Le jeune homme ferma l’appareil et déclencha l’alerte. Dans le hangar, le

numéro 10 s’alluma, sélectionnant ainsi le personnel et les véhicules pour l’opération. Le chef de corps pénétra dans la salle. - Bon sang de bon sang ! Je n’ai plus assez d’hommes sous la main ! Je viens d’envoyer une équipe avec un VSR sur un autre accident. Déclenchez l’appel sélectif pour les hommes de réserve ! - Bien mon capitaine ! * - Alors ? Demanda Chanal. - Nous avons fini de changer le capteur de température. Maintenant, il faut démonter le reste et nettoyer toute la machine ! Déclara le chef d’atelier. - Et bien, ne traînez pas ! Au boulot !

Sans discuter, Didier et son chef entamèrent le démontage du cône de

réception de la matière première quand la boîte magique épinglée à la veste du jeune homme déclencha un bip lancinant. - Que se passe-t-il ? Demanda Chanal. - Un appel de la caserne ! Répondit Didier. Je dois partir ! - Maintenant ? Vous rigolez ! Nous sommes dans une merde pas possible et vous voulez jouer les filles de l’air ! Hurla Chanal. - C’est très important, des vies sont peut-être en jeu ! - Qu’est-ce que j’en ai à foutre … Et l’argent que je suis en train de perdre, ce sont les pompiers qui vont me le rembourser ? - Je vous assure que c’est très important ! Je dois y aller ! - Mon petit gars ! Si tu pars maintenant … Au retour, c’est à l’ANPE que tu trouveras un nouveau boulot ! A toi de choisir !

Didier ne savait plus quoi faire. D’un côté cette place si difficilement trouvée

après un an et demi de chômage, de l’autre sa conscience de pompier, relancée par le bip de l’appareil. Il tenta une dernière approche. - Monsieur, ce n’est pas pour moi que je fais ça, c’est pour sauver des vies ! - Oui mais ici ! C’est pour moi que tu fais ça !

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Malgré tout le dévouement pour sa carrière secondaire, le jeune pencha pour

l’emploi qu’il possédait. D’un air dépité, il attrapa les outils et commença à démonter le cône de réception. - J’espère qu’un jour, monsieur Chanal, vous n’aurez pas à regretter votre chantage ! Lança-t-il avant de disparaître de l’autre côté de la machine.

Chanal le regarda en haussant les épaules. Les ouvriers aux alentours

baissèrent la tête en croisant le regard de leur patron. - Quoi ? Qu’est ce qu’il y a ? Vous n’êtes pas contents ? Qu’est-ce que vous croyez ? Que je suis là pour mettre l’argent par les fenêtres ? N’oubliez pas que c’est avec ce pognon que vous pouvez manger tous les jours !

Le discours moraliste continua jusqu’à ce que Jacques sente qu’il s’enlisait

dans ses arguments. - Et puis merde ! Cracha-t-il en dernier ressort, accompagnant sa parole d’un geste de la main signifiant qu’il jetait l’éponge. Il fit demi-tour et repartit en direction de son bureau quand le planton de la grille d’entrée vint l’interpeller. - Monsieur Chanal ! - Quoi encore ? Répondit-il exaspéré. - Il y a le… capitaine des pompiers qui voudrait vous parler ! - Le capitaine des pompiers ! Et ben, il tombe à pic celui-là ! Jacques sentit la pression revenir. Il allait se mettre de nouveau en colère quand le chef de corps fit irruption dans l’atelier. Il salua rapidement d’un geste militaire le patron de l’usine. - Il faut que je vous parle en particulier. - Que voulez-vous ? M’engueuler parce que je n’ai pas libéré votre gus ? Allez-y ! Parlez ! Je n’ai rien à cacher à personne ! - Monsieur Chanal, c’est votre femme ! - Ma femme … Mais … - Elle a eu un accident avec sa voiture dans le col ! - C’est grave ? - Je suis désolé … Elle est décédée ! Jacques sentit ses jambes le quitter en entendant la suite du propos. - Vous n’avez rien pu faire pour la sauver ? Demanda-t-il abasourdi. - Hélas ! Cette nuit a été trop chargée en sinistres. Je n’ai pas eu assez d’hommes disponibles. - Mais pourquoi ? Hurla Jacques. - J’ai eu besoin de tous mes hommes. Un de plus aurait certainement pu la sauver. En tout cas, d’avoir attendu que Didier arrive à la caserne, nous a fait perdre beaucoup de temps !

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«Violence

des échanges en milieu tempéré»

OU PETITE CHRONIQUE SUR LE TRAVAIL DANS LE CINEMA FRANÇAIS CONTEMPORAIN Claude Naumann

C

’est par ce beau titre métaphorique du film de Jean-Marc Moutout sorti en 2004 que l’on pourrait résumer l’impression globale qui ressort des films français des vingt dernières années évoquant le monde du travail. En gros, depuis le

début des années 90, après les espoirs déçus de la décennie Mitterrand, quand la crise économique se transforma en crise sociale avec sa cohorte de chômeurs ou de travailleurs précaires qui ne trouvaient plus leur place dans une société « libéralisée ». Dans le cinéma français … et francophone, car comment ne pas évoquer le cinéma exemplaire des deux frères belges (les Dardenne) qui n’ont cessé justement de filmer cette violence des rapports sociaux dans la société post-industrielle, de Rosetta en 1999 jusqu’au Silence de Lorna en 2008, où leurs héros, toujours marginaux et souvent féminins, tentent désespérément de trouver une place dans un monde qui les refuse. En effet, les années 90 ont vu réapparaître sur les écrans français le monde du travail délaissé depuis la fin des années 30 quand le héros, souvent incarné par Gabin, représentait la figure tragique de l’ouvrier, victime du Destin social de La belle Equipe (Duvivier, 1936) au Jour se lève (Carné, 1939) en passant par Gueule d’amour (Grémillon, 1936) et La Bête Humaine (Renoir, 1938). « L’Œdipe en casquette» selon la jolie formule d’André Bazin pour caractériser tous ces personnages interprétés par Gabin et dont le suicide à la fin du dernier film de cette décennie (Le jour se lève) symbolisait à la fois l’échec du Front Populaire et l’imminence des sacrifices à venir durant la deuxième guerre mondiale : la fin de la « grande illusion » des classes populaires. Puis ensuite, pendant cinquante ans, plus beaucoup de classes « dangereuses », ni d’usines ou d’ateliers sur les écrans français. Les personnages populaires à la Gabin disparurent de l’imaginaire des cinéastes pour leur préférer les héros romantiques pendant les années 40 et 50 (type Gérard Philippe, Jean Marais…) suivis des amoureux

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torturés de la Nouvelle Vague pendant les années 60, forts sympathiques au demeurant mais ne travaillant jamais (Brialy, Belmondo ou Léaud ) avant que le cinéma de genre des années 70 (type Alain Corneau ou les films de Delon) ne s’éloigne encore plus du monde réel pour épouser la mythologie des films noirs américains. Il fallut donc attendre les ravages de la crise économique de la fin du 20 e siècle pour voir réapparaître sur les écrans hexagonaux des personnages de cinéma qui travaillent, comme ouvrier ou cadre, salarié ou chômeur, aux prises avec les difficultés du monde social de En avoir ou pas ( Laetitia Masson, 1995) à La crise (Colline Serreau, 1992) en passant par Trois Huit (Philippe le Guay, 2001), Ma petite entreprise (Pierre Jolivet, 1999) et Ressources Humaines (Laurent Cantet, 2000), sans oublier certains films de Guédiguian. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Filmer le travail, les rapports sociaux à l’intérieur d’une entreprise, les conséquences sur l’environnement familial, relationnel, redevenait un enjeu de cinéma. Les personnages n’étaient plus seulement de purs esprits empêtrés dans un marivaudage adolescent mais des êtres sociaux, inscrits dans une réalité contemporaine à laquelle la fiction ne Pour

pouvait

plus

paraphraser

de Nicolas Klotz (La 2007),

la « question

place

déterminante

contemporain

en

Filmer le travail, les rapports sociaux à l’intérieur d’une entreprise, les conséquences sur l’environnement familial, relationnel, redevenait un enjeu de cinéma.

échapper. le beau titre du film question

Humaine,

sociale » reprenait une dans

le

cinéma

montrant comment le

« champ social » intervient inévitablement dans les relations humaines, comment les personnages de cinéma agissent aussi en fonction de leur place dans la société, de leur rang hiérarchique au sein d’une entreprise….. Dans ce film si dérangeant, incroyablement provocateur, Klotz dénonce avec une rare violence les rapports sociaux à l’intérieur du monde de l’entreprise puisqu’il assimile ni plus ni moins le vocabulaire et les techniques spécifiques des DRH chargés de mettre en œuvre les plans sociaux - avec leur goût exquis pour les figures rhétoriques d’atténuation ( « plan social » pour licenciement, « entretien de motivation » pour déclassement dans l’entreprise, « optimisation des ressources humaines » pour compétition entre les salariés afin de repérer les moins rentables ...) - au vocabulaire non moins spécifique et non moins euphémistique du régime nazi (« solution finale » pour génocide, « aryanisation » pour expulsion des étrangers …). Bien sûr, Nicolas Klotz exagère ; bien sûr les DRH et les psychologues d’entreprises ne sont pas des bourreaux nazis puisque ceux qui sortent de leur bureau avec leur lettre de licenciement ne sont pas morts ! Mais dans une société où seule importe la

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place occupée dans la sphère professionnelle, le licenciement équivaut ni plus ni moins à une mort sociale, à une relégation dans les sphères de l’inutilité domestique. D’ailleurs, ne définit-on pas généralement telle ou telle personne par le rang social qu’elle occupe ? (« tu sais, il est ingénieur chez…, cadre supérieur chez…, directeur des ressources humaines chez…, professeur au lycée Tartampion » ) et jamais par (« tu sais, c’est un père formidable… un être d’une générosité incroyable…un mari attentif… »). Dis-moi à quelle Catégorie Socio-Professionnelle tu appartiens et je te dirais ce que tu vaux ! - Ah les fameux CSP définies par l’INSEE avec tous les préjugés liés à ce genre de classification. En haut de la liste bien sûr : « les Professions libérales et cadres supérieurs » suivis des « professions intermédiaires » (c’est déjà moins bien !) sans oublier la catégorie honteuse des « ouvriers et employés » toujours située en bas de liste car exempts définitivement de cette « distinction sociale » chère à Bourdieu. Un de nos cinéastes français qui a le mieux compris cette violence symbolique dans les rapports sociaux est Laurent Cantet, notre heureux palmé d’or de 2008, puisque de Ressources Humaines (1999) à Entre les murs (2008) en passant par L’Emploi du temps (2001), il n’a cessé de filmer les relations entre ses personnages à travers leur fonction dans le monde professionnel. Même Vers le sud, son film apparemment le moins ancré dans le monde social, montre tout de même comment de jeunes et beaux haïtiens sans travail tentent de survivre en vendant leurs charmes aux bourgeoises occidentales insatisfaites, utilisant de fait leur corps comme un outil professionnel qui mérite bien quelque argent comme n’importe quel service rendu dans une société marchande. Dès Ressources Humaines, son premier film, Cantet affronte magistralement le monde du travail en filmant non seulement ses personnages dans une véritable usine, avec de vrais ouvriers et patrons jouant leur propre rôle (sauf Frank, le personnage principal joué par Jalil Lespert) mais aussi les rapports hiérarchiques qui opposent les cadres aux ouvriers dans une usine de production à travers - et c’est là toute l’originalité du film – la relation entre un père ouvrier et son fils ingénieur qui vient réaliser son stage dans l’usine où travaille son propre père. Au début du film, ce dernier est très fier de la réussite du fils, qu’il mesure étonnamment par la distance qui le sépare de sa propre condition ouvrière alors que le fils ne comprend pas pourquoi il faudrait à ce point feindre la distance. Par exemple, en ne mangeant pas à la cantine de l’usine avec sa famille ou ses amis d’enfance qui sont évidemment tous des « cols bleus ». Dans un dialogue incroyable de vérité sociale, le père conseille au fils de rester dans l’espace des « cols blancs », celui de son rang

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hiérarchique obtenu par la promotion scolaire, avouant implicitement non seulement son infériorité sociale mais l’incongruité même à continuer à fréquenter des ouvriers. Comme si le père avait parfaitement

intégré son propre déclassement social et

symbolique, obligeant presque le fils à avoir honte de lui, de ses origines familiales. Le fils se révolte contre cette conception honteuse des clivages sociaux d’autant qu’il apprend que son père, bon ouvrier modèle et respectueux du patron, va faire partie des prochaines « charrettes » de licenciement. Dans une scène d’une violence verbale inouïe, alors que le fils, stagiaire « col blanc », tente par tous les moyens de provoquer un mouvement de grève, il reproche à son père, devant tous ses collègues, de ne rien faire, de se soumettre sans rien dire à l’ordre social, à la hiérarchie et surtout, suprême faute, de lui avoir inculqué cette honte d’appartenir à la classe ouvrière ! Terrible conséquence de la promotion scolaire et sociale nous rappelle Cantet. Comme le rappelle justement Annie Ernaux dans son livre autobiographique sur son père La place, la réussite scolaire puis sociale est toujours une forme de trahison familiale pour les enfants des pauvres. Dans l’Emploi du temps, 2001, Cantet franchit une étape supplémentaire dans l’analyse des rapports sociaux en montrant le rapport aliénant car exclusif entre identité professionnelle et dignité humaine. Comme si dans nos sociétés modernes, le travail pouvait seul constituer une identité sociale, familiale… En effet, Vincent, le personnage principal, consultant d’entreprise récemment licencié, préfère errer toute la journée sur les autoroutes de sa région en prétextant un emploi fictif à Genève plutôt que d’avouer son chômage à sa femme, ses parents, ses amis. Toujours ce sentiment de honte de ne pas être à la hauteur sociale attendue. Inspiré librement de J.C Romand qui avait fait croire à sa femme pendant vingt ans qu’il était médecin alors qu’il avait raté sa première année de médecine, Vincent s’enfonce dans le mensonge professionnel puis familial et amical afin d’échapper à cette stigmatisation universelle du « sans travail ». Rarement dans un film, on aura montré avec autant de subtilité, et sans jamais être démonstratif, la violence terrible, destructrice chez un individu, consécutive à son image sociale dégradée. Même si la fin est différente de l’affaire Romand - Vincent ne tuera pas toute sa famille - on sent dans l’avant-dernière scène du film, quand il marche seul dans la nuit après que sa femme ait tout appris, qu’il n’est plus très loin de basculer dans une folie à la Romand. Même impression lors de l’épilogue dans un cabinet de recrutement où il dit que « les responsabilités professionnelles ne lui font pas peur » (vocabulaire convenu qui pourrait augurer d’une fin positive) pendant que la caméra se rapprochant de Vincent semble suggérer tout le contraire : un regard

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perdu, une fêlure dans la voix, une absence soudaine qui en disent long sur les ravages subis par le chômage. Dans son dernier film « palmé », Entre les murs, Cantet continue son exploration cinématographique du monde du travail mais dans le cadre scolaire, du point de vue de l’enseignant. Car Entre les murs est moins un film sur l’école que sur le travail enseignant, sur la

violence des rapports humains au sein d’une institution qui se

voudrait préservée du monde réel extérieur. Dans ce film à mi chemin entre fiction et documentaire, Cantet a su capter avec un réalisme surprenant la tension qui peut exister entre un professeur et ses élèves, la violence des échanges verbaux, la difficulté à communiquer dans un espace fermé entre un adulte seul et un groupe d’adolescents agités. On est loin de l’univers sirupeux du Cercle des poètes disparus de Peter Weir. Si tant de profs ont exprimé des réserves sur le film, c’est probablement moins à cause du laxisme supposé de l’enseignant que parce qu’ils voyaient pour la première fois au cinéma une transcription fidèle de ce qu’ils vivaient ou de ce qu’ils craignaient ; un miroir trop juste d’une réalité qu’ils voulaient oublier lorsqu’ils vont au cinéma. Rarement on aura montré dans une fiction à quel point c’est un métier épuisant : un vrai travail ! Le cinéma français depuis les années 90, et notamment celui de Laurent Cantet, aura eu ce mérite de nous rappeler que le travail est aussi un lieu de conflictualité, de tension, de déstructuration des individus parfois, que la « doxa » libérale tentait de faire oublier en évoquant l’ « épanouissement personnel » et le « lien social» au sein de « l’entreprise citoyenne » ! La crise actuelle est malheureusement en train de rappeler à un grand nombre de salariés cette dure réalité. Il faut toujours revenir à l’étymologie. « Travailler » vient du latin « tripaliare » qui signifie « instrument de torture ». Qui a dit qu’il fallait « réhabiliter la valeur travail, travailler plus pour gagner plus » ?

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Dans

la chaleur de l’enfer Jacques CISCATO

L

a tête dans un étau, le paysage défile, limpide, schizophrène. L’impression de ne pas être là ou d’être là, dans un temps arrêté, en suspens, en mouvement, insoutenable, les mains sur le volant, la radio coupée, au bord de l’inconscience

où tout afflue, reflue, mes dernières fonctions vitales assurent ma conduite, je roule vers nulle part. C’est pourtant là que je suis né, dans le temps suspendu, je roule vers Longwy, je roule vers nulle part, comme remonter le fleuve des morts, du sud vers le nord, vers le pays haut, mécanique, absorbé par le bruit du moteur, je suis cette carcasse de ferraille, je ne fais qu’un avec ce moteur qui m’enchaîne, qui m’entraîne impuissant. Je ne peux pas être là, je n’ai pas d’offrande pour payer le prix du passage. Je ne peux pas être le passeur. Ce n’est pas moi, pour rien au monde, je ne voudrais être là. De la vitesse pour gagner sur le temps qui s’arrête, des paroles de chansons suintent des mâchoires de l’étau qui se resserre, plus j’avance. Je ne suis qu’un avec ce monstre de fer, mécanique, j’exécute tous les gestes nécessaires pour avancer, avancer encore. Ces paroles me reviennent, Je les ai écrites dans un autre temps, pour un autre temps, d’oubli. Ne rien faire que rouler, bercé par le bruit jusqu’à l’hypnose, du moteur, des asphaltes. Mon eau fanée, si raffinée, nourrie ma chair, caresse et crève, mes cœurs viciés, les yeux noyés, sur la ligne blanche lumière, sur la strada, étincelée. Ciel dilaté, souillé des cambouis, j’écoute mes souffles mêlés, aux bruits des asphaltes, les yeux fixés sur la ligne blanche lumière, des vies que j’abandonne. Comme un grand vent prend ses distances. Et le temps s’égrène. Je voudrai m’arrêter pour le suspendre, arracher les aiguilles du compteur, du goutte à goutte, irrémédiable, qui nous entraîne, mais c’est impossible, je dois continuer, aller de l’avant, rouler vers toi, dans le trafic. La route n’en finira pas, le macadam se déroulera sans fin. J’ai pris la route, hébété, hagard, dans des gestes

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machinales tant de fois répétés pour venir te voir et tout est place, chaque paysage, chaque ville, chaque panneau, chaque bifurcation que je connais par cœur me ramène vers toi. J’ai fait tant de fois ce trajet, et à chaque instant, je sais précisément où je suis, et quand j’arriverai. Ne regarder que le macadam, ses lignes blanche lumière, sur mes rétines, imprimées, jusqu’à l’éblouissement. En surimpression, la pochette de cet album de Colette Magny, le planning annuel des 3/8, ce petit format pour la vie, pour la gagner, pour exister, exister encore. Il y a ce panneau, un peu plus loin sur l’autoroute, qui annonce la coulée continue, la marche et la chauffe incessante des hauts fourneaux, des convertisseurs Bessemer, des laminoirs, le jour, la nuit, sans fin pour exister, mais tout cela est fini. Je rugis, je rougis, je roule sans fin moi aussi, jusqu’à la fin, vers toi. Ce panneau n’existe plus, comme la sidérurgie n’existe plus, comme tout ce monde disparaît à jamais. C’est aussi mon enfance, né de toi, les souvenirs affluent, me submergent, ma vue se brouille, je pleure, je ne vois plus rien. Suivre la ligne blanche lumière, essuyer ces larmes. Comme les gestes d’un père. J’ai quitté Nancy, ce dimanche midi, et je suis déjà dans la nuit, à longer la Moselle, ses affluents, passer Metz, tout s’arrête, lentement dans le chaos, la vie reflue, je n’ai pas d’autre projet, A31, j’avance, je roule vers Longwy, la fin. A30, j’ai bifurqué, quitté le flot de la circulation qui file vers Thionville, le Luxembourg. Je suis seul pour traverser la vallée de la Fensch et je le sais, je referai ce trajet, en sens inverse, avec une vie de moins. Quelques kilomètres avalés, cette longue montée, en contrebas la vallée d’Hayange. Quelques derniers hauts fourneaux, convertisseurs, quelques tours de refroidissement crachent leurs derniers souffles, leurs dernières cendres avant de s’écrouler sur le flanc, avant qu’on ne découpe leurs carcasses pour les enterrer au pied des églises de fer, sans qu il existe de prière pour les accompagner. Tu m’en as bien appris quelquesunes qui parlaient de notre pain quotidien, de labeur, de pardon, de mort, de travail, mais sans la résignation, être dans le travail, le courage, que les églises valent pour la force, le génie de l’homme, le don de soi aux autres. Quitter la vallée d’Hayange en traversant le tunnel au pied des premières montées vers le pays haut, vers Longwy, ses friches industrielles, notre terre en jachère mais où rien de ce que j’ai connu, vécu, ne repoussera jamais. Des vallées, des collines, des

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usines s’effondrent, empoisonnées. Et les terres sont ensuite labourées et du sel jeté dans les sillons. Que rien ne demeure, jusqu’à la nuit des temps. Mon père était maçon dans les usines sidérurgiques. Avec son équipe ils construisaient les hauts fourneaux, les entretenaient, les réparaient. Bardés de combinaisons d’amiante, dans les entrailles du monstre, ils ne tenaient que quelques minutes pour réparer les fissures des briques réfractaires qui bardaient les chambres de combustion. Les hauts fourneaux ne s’arrêtaient qu’un mois par an pour leur réfection et les équipes tournaient par rotation de huit heures pour que la coulée ne s’arrête jamais dans le temps rythmé, dans le temps établi. Passer Hayange, traverser le tunnel du Bois de Chênes, puis ralentir ! Ici la vitesse est limitée à cause des galeries minières où crevait le père de mon père, émigré d’Italie pour avoir du travail, pour exister, exister encore. Quitter ses montagnes, poussé par la misère, les famines de 1900, creuser le sol, avancer, dynamiter la roche, six pieds sous la terre qui s’effondre, exsangue. L’hôpital avait appelé - Il vaudrait mieux que vous veniez, il ne va pas très bien - Un long silence – le temps de reprendre mon souffle, de trouver le cheminement d’une conscience. Je serai là, dans une heure trente, le temps de faire la route. Je viens de Nancy. Je pars de suite, cela ira ? – Oui, vous avez encore le temps… Le ton était neutre, distant, atone, lointain, c’était une voix d’homme, de femme, je ne sais plus, c’était un hôpital qui appelait. Je raccrochais sans demander de précision, inutile. Du courage, il me fallait avoir du courage pour affronter ce qui remonte du fonds des terreurs depuis la naissance, avancer encore. La tension est trop forte, j’avais, encore, un peu de temps… Cette aire d’autoroute, déserte, là, bifurquer, s’arrêter, le temps de griller une cigarette. J’avais encore le temps, mais de ce temps qui se décompte des derniers instants de ta vie. J’allumais ma cigarette, marchant nerveusement. Du courage pour affronter le temps, et perdre. Du courage ! Mon père en avait. C’est peut-être même ce qui le caractérisait le plus. Du courage dans son travail, se battre contre la fatigue, la douleur, forger son corps,

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son intelligence pour exister pleinement, se réaliser dans l’effort, dans le travail quel qu’il soit, ne baisser les bras que lorsqu’on s’est dépassé, travailler pour exister. Du courage pour les autres, quand personne ne bouge, quand il faut que quelqu’un d’humain se lève pour prendre dans ses bras celui qui va mourir broyé par les machines des ponts roulants, quand la foule des ouvriers reste en bas tétanisée par l’horreur. J’étais enfant, il avait brièvement raconté ce récit d’un accident dans l’usine, lors du repas du soir avec pudeur sans détail. Il m’avait fallu très longtemps pour y voir un geste d’exception, je ne connaissais pas encore les hommes. Je regardais ma montre, jetais ma cigarette. Se relancer sur l’autoroute. Engager les vitesses une à une. Je ne voudrais pas être là, ne pas faire ces gestes. Cela n’est pas arrivé. Mais que le moteur rugisse, que cette saleté de mécanique avance, suivre la ligne blanche lumière jusqu’à la fin. Arriver sur le Pays-Haut, ce dernier tronçon de route sur nos terres, celle de ta vie, mon père, celle de mon enfance, ce dernier morceau de route à faire ensemble, dans le passé qui me serre la gorge, dans une longue étreinte, m’étouffe. Crier, arriver sur le plateau, puis descendre dans la vallée, de Villerupt à Longwy, sur cette route où tous les dimanches nous allions voir grand-père dans les cités ouvrières de Cantebonne. Nous rentrions la nuit tombée, et je me revois à l’arrière de notre Renault quatre blanche où je te suppliais, dans un rituel établi, de me raconter toujours cette même histoire qui expliquait pourquoi les mers sont salées, comme le sel des larmes qui me montent aux yeux. C’est peut-être mieux, je n’en aurais plus quand je te tiendrai une dernière fois la main pour t’accompagner sur ton dernier trajet, que je puisse t’apporter un peu de sérénité, là, après six années à dépérir, à te voir tout détruire, tout renier, à crever, à crever encore, rongé par l’amiante. L’amiante des combinaisons, des ciments qui résiste aux feux de l’enfer et qui vient à bout des hommes, de leur force, de leur existence. Et tu les as tous vu partir, un à un, tous tes compagnons de travail, condamnés, niés dans leur souffrance par la loi d’un silence d’un mensonge, organisé, coupable en toute impunité, qui parfois mu par la peur, le remords, rachète, marchande ses lopins de paradis, ses certitudes de se battre pour la vie, du moins, l’idée qu’ils en ont. Mais parfois quelqu’un, d’autre, se lève, écoutant les mourants. J’arrive sur les hauteurs de Longwy, vide de son crassier, son monument aux morts,

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de sa montagne dédiée au travail, de son Fuji-Yama, de ses SOS, de sa République, sa mémoire. Se battre jusqu’à la mort pour travailler encore, travailler encore, forger l’acier rouge avec mes mains d’or. Les paroles de Lavilliers comme une épitaphe, sonne le glas. J’ai passé ma vie dans ce laminoir, mes poumons, mon sang, mes colères noires. Avant la peste, il y a eu le choléra. Rien ne nous sera épargné jusqu’au jugement dernier, qui n’aura pas lieu. Descendre, traverser notre ville fantôme. Ensemble, fantômes, remonter le belvédère, le mont des oliviers en acier, en surplomb de la vallée des hauts fourneaux fantômes. Ici, on sait que le paradis est en acier. Ici, on sait qu’il n’existe pas. Je n’ai pas de prière toute faite pour toi. Je serai juste là, près de toi. Et le passeur acceptera l’amour d’un fils à son père pour prix de la traversée. Je serai là sur la rive à regarder ton corps brûler, ce corps jusqu’à l’âme rongée que tu ne voulais plus, que tu ne pouvais plus porter, plus souffrir. Je serai là sur la rive. Je serai là, quand tu seras poussière. Je serai là, avec toi, dans la chaleur de l’enfer.

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Le

harcelement

«Maux-râle»

UNE INSTRUMENTALISATION CONTRACTUELLE DISYMETRIQUE DES RAPPORTS SOCIAUX Joe LABAT

U

n changement sociétal, voire une bascule s’est opérée depuis une trentaine d’année dans notre système de développement, vis-à-vis des acteurs de la production, quel que soit le secteur d’activité (Primaire, secondaire, tertiaire).

Le bateau « chavire » ; l’équipage souffre de trop de pression par un vent violent et est de plus en plus maltraité par le capitaine au long cours. Nous ne tenons plus la barre, c’est elle qui nous tient, et nous nous accrochons à elle ! Quand la macrosociologie fait système avec le micro individuel ! Quand l’englobant construit le plus l’englobé (Henri MENDRAS s’en est inspiré avant même la société bloquée de Michel CROZIER). Quand le courant pousse en faisant lien, en faisant corps avec la force du vent ! et que la vitesse du navire rend sa navigation de plus en plus compétitive. Le milieu devient de plus en plus agressif parce que productivité / rentabilité et performance font loi ! L’ENSORCELLEMENT DU MONDE Notre développement devient de plus en plus mécanique et libère des substances de pouvoir et des systèmes de puissance pour générer aujourd’hui un univers de productivité à flux tendu, du toujours plus avec moins de moyens. Nous sommes entrés depuis dans une forme de servilité sociale et de « servitude volontaire » par l’angoisse de la non-rentabilité ! Cette contrainte et cette pathologie humaine accouchent d’un grand râle par ses maux ! L’humanité cherche et se condamne à travers le capitalisme à la rentabilité humaine. Ce que Jean-Claude GUILLEBAUD nomme « le Cannibalisme ontologique » du marché, c’est-à-dire, cette tendance à rabattre toute la complexité de l’existence humaine et de la vie en société sur le quantitatif ou le mesurable et à promouvoir un

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homo oeconomicus tragiquement unidimensionnel, à faire de la loi de l’offre et de la demande un concept aussi tyrannique que pouvait l’être la lutte des classes ou la dictature du prolétariat dans la société communiste. L’école de FRANKFURT, dans les années 40 (MARCUSE, ADORNO, ORKHEIMER …) dans la philosophie sociale de l’émancipation pensait déjà la « Barbarie positive de la civilisation » à travers la dialectique de la raison de KANT en devant rendre intelligible la nature de son aliénation et que cela n’avait aucun sens de vouloir arrêter le progrès de la civilisation car il reste aussi un mouvement de progrès et de régression. GENESE DE LA DEMARCHE Le mouvement de prise en considération du « Facteur Humain » comme élément totémique de la productivité, initié dans les années 80 par la tribu des chefs (patronats, cadres …) autour de la culture d’entreprise, du projet institutionnel ou des différentes modalités de mobilisation et de participation organisationnelle (objectif, participatif …) a remis en exergue la question de la recomposition des liens de production. Les travaux sur la souffrance au travail, terme tautologique de par son étymologie latine (tripalium), ont ciblé dans un premier temps sur les : - Conséquences physiologiques ou physiques de l’effectuation des tâches manuelles dans le milieu industriel et travaux d’exécution – rationalisation – standardisation – planification – chronométrage des travaux, O.S.T. (1882) (TAYLOR, FORD, Elton MAYO, FRIEDMAN …) H. FAYOL, en ce qui concerne la structure administrative des entreprises et des grandes organisations (1971) jusqu’à il y a une quinzaine d’années. - Ensuite, sur une souffrance plus subjective par rapport à la privatisation d’emploi et l’affirmation de la souffrance narcissique des travailleurs jusqu’au sein des mouvements culturels de 1995. - Aujourd’hui, la souffrance au travail est médiatisée de manière plus « psy » et le harcèlement moral est perçu comme intolérable ! Le rapport debout d’avril 2001 au conseil économique et social, pose le harcèlement moral comme risque professionnel !

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PRODUCTION DE FACTEURS DISSYMETRIQUES CONTRACTUELS DES RAPPORTS SOCIAUX (La liste n’est ni dans l’ordre, ni exhaustive !) •

La pathologie de la logique du contrôle et de la maîtrise pour mieux se « rassurer » où la logique financière détruit la logique professionnelle.

Excès de l’individualisation lié à la baisse des renforts collectifs du travail (Rapport du Je au Nous)

Choix d’organisation du travail, impliquant souvent les dégradations des conditions de travail.

Management par objectifs / Management participatif (soi-disant)

Management par la peur ; Interne (du regard des autres) ; Externe (licenciement, chômage, …)

Manque d’humanisation et logique de marché !

Stratégie d’entreprise et institutions diverses ayant pour but prioritaire l’abaissement du coût du travail.

Marchandisation de la force de travail, K. MARX, dans « Le Capital » analyse le développement machinique qui transforme les ouvriers en prolétaires.

Pressurisation de l’employé, cadre et chef en tout genre (Over pressure)

Institutions, Hôpitaux, Entreprises, Services … sous les effets de la contrainte du marché.

Flexibilité et précarisation sociale du travail qui rendent moindre les marges de manœuvre du salarié

Dumping social et salarial

Déficit de reconnaissance symbolique et réification

Refus de reconnaître les discriminations, déni, car on refuse de reconnaître que l’on est fortement coupable

Compétition, seule valeur d’avenir au détriment de la coopération

Compétition non cadrée et abus de pouvoir qui s’autorisent le monopole de la raison

Pressurisation par les normes et coercition économique qui s’habille souvent de raisons juridiques

Accélération et compression du temps, qui entraîne une stigmatisation de l’élan

Règne du T.T.U. ; le Très Urgent, maintenant on est dans le T.T.U. + +

Du partenariat à la prise d’otage, dans la santé, le patient devient l’usager et même le client !

Volonté de rationalisation des coûts à l’extrême

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Trop peu ou pas de discussion possible des moyens nécessaires et supplémentaires.

Le système de natation individualisée où obligatoirement la personne est très rapidement mis en échec

Perte de visibilité de son travail (on ne sait plus très bien ce que l’on attend de nous !!)

Violence symbolique du fonctionnement sociétal

Brouillage des valeurs (Anomie) où la pression et la répression sont devenues un des moteurs de fonctionnement

Concentration excessive des capitaux (la techno finance, MUMFORD le nomme le « Pentagone de la puissance »

Acculturation, Hégémonie du modèle américain qu’on cherche à appliquer !

L’overdose de pression génère systématiquement de la violence (de survie) et du harcèlement moral issu de l’unité de travail par le développement du rapport binaire :

- Productivité / Consumérisme

- Investissement / Rentabilité

- Actionnariat / Profit et ses limites

- Concurrence / Marché financier

Le facteur humain comme variable d’exploitation et d’ajustement questionne la recomposition des liens de production

L’instrumentalisation

de

la

souffrance

comme

mode

de

rationalisation

économique •

Dissymétrie dans les rapports de domination et les relations d’inégalités qui habituellement concourent à la stabilisation de l’ordre institutionnel

Débordement des ajustements, des habitudes de pratiques et renversement des stéréotypes favorables à l’élaboration d’une sorte de pacte de non-agression

Manque et rupture de rites d’introduction, d’intégration et de reconnaissance réciproque pour l’employé, l’agent, l’acteur professionnel concernant la dialectique de l’engagement nécessaire au « Liant social et professionnel »

Manque et déficit de la nécessité du dialogue social et interpersonnel sur la pénibilité du travail et les problèmes psychosociaux

Le salarié mis au défi de tenir (registre du physique), d’être fiable (registre du technique) de se sentir responsable et engagé dans l’interaction (registre de l’éthique)

La déficience des liens de légitimité / la quête de valorisation permanente

Déficience des liens de légitimité avec l’ensemble social, institutionnel (entreprise, hôpital, …)

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La gestion concrète du décalage entre le travail prescrit et le travail réel fait souffrance

L’exigence socio-économique et manque de confiance dans l’avenir

Le harcèlement moral, une violence légitime – Attitude sacrificielle liée à l’obéissance et à la soumission

La force de l’idéologie néo-libérale, qui repose sur une sorte de néo-darwinisme social : Ce sont « les meilleurs (les winners) et les plus brillants » comme on dit à Harvard qui triomphent

Stratégies de « responsabilisation » tendant à assurer l’auto exploitation de certains cadres sous forte dépendance hiérarchique

Conséquence du management soi-disant participatif qui produit aussi une forme de management « réductionniste »

Technique d’assujettissement rationnel, qui tout en imposant le surinvestissement dans le travail, et le travail dans l’urgence concourent à affaiblir ou à abolir les repères et les solidarités collectives (syndicats)

Faire pression sur les salariés pour qu’ils soient toujours sur leur poste

L’empowerment et ses limites libérales managériales

Le management fractal

Les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance, le stress, le harcèlement, ne pourraient pas réussir sans doute aussi complètement si elle ne trouvait la complicité des habitudes précarisés que produit l’insécurité et l’existence à tous les niveaux de la hiérarchie, et même aux plus élevés, d’une armée de réserve de main-d’œuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage (le Downsizing) et sa violence structurale qui pèse aussi sur ce que l’on appelle le contrat de travail.

Yvan ILLICH a appelé cela par un mot : La Contre Productivité du système industriel. Le sens passe par la forme, et la responsabilité n’est pas un processus, c’est un acte. Tout ceci participe à une reproduction de l’overdose de pression et qui systématiquement génère une certaine violence des rapports sociaux dont le harcèlement moral issu de l’unité de travail en est la cause et conséquence. •

Le droit à la dignité et à la santé physique et mentale est à la base du lien social et du vivre ensemble

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LES RITES PAS SAGES Dans toute société, il y a des mises à l’épreuve (+ ou – positive), des rites de passage, des prises de risque, et des conduites ordaliques liées à cette pulsion existentielle qui nous anime et qui font lien avec la vie et la mort. Mais la société moderne voire post-moderne actuelle issue des lumières via les trente glorieuses enfante un système orphelin d’un réel projet collectif (si ce n’est celui de « tenir » !) tout en générant une accumulation de craintes et un sentiment de peur ! Tout en nous construisant, nous déconstruisons aussi collectivement. Aliéner l’être de manière contractuelle pour « l’exploiter » en le rendant docile et dépendant est une technique de logique féodale et archaïque. Si cela s’établit sous la contrainte, cela s’appelle un régime autoritaire ! Si « l’agression » et son acharnement est contre productivité, elle n’est pas alors une forme de développement « durable », c’est cela la « dissymétrie » des rapports sociaux : un contre développement.

SOLIDARITE RENVERSÉE (Législation dissymétrique) Le rapport debout d’avril 2001 au conseil économique et social, pose le harcèlement moral comme risque professionnel. Le Droit du Travail a changé de bénéficiaire, il protège d’autant les plus forts qu’il déserte les plus faibles. L’opposition entre travail salarié et travail non salarié n’est plus ce qu’on croyait qu’elle était : des « faibles » protégés et des « forts » sans protection. Une tendance inverse apparaît en filigrane ; des « forts » protégés par l’équivalent d’un droit social, des « faibles » souvent abandonnés à la liberté du marché économique et financier. Un regain de culture civique est nécessaire : liberté, égalité et solidarité sociale, sont les trois grandes composantes de la politique occidentale de l’âge moderne. Toutes trois doivent être sérieusement rééquilibrées.

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Ces trois axiomes tendent à disparaître au profit de nouvelles valeurs : •

Stabilité (Monétaire)

Compétitivité (Prix)

Flexibilité (Travail)

Le consentement à l’inégalité, ce nietzschéisme mou, règne encore sans vrai partage. C’est une peur protéiforme et inavouée qui fait ravage, •

La peur de tous

La peur du pauvre qui redoute l’exclusion

La peur de la « middle class » qui craint la pauvreté

La peur du riche qui s’inquiète pour la bourse

La peur du politique de perdre son mandat ou son « fief »

Cette peur économico-politico-sociale enchaîne la « belle » modernité occidentale sur son principe d’invidualisation Durkheimien, sur ses défenses proxémiques et ses « reniements » sociaux. Le droit a perdu sa valeur, car on n’a pas suffisamment appliqué les valeurs fondamentales inscrites dans la constitution. Le droit est devenu plus flottant. Il fléchit devant certaines pressions trop importantes. Gouverner est une défiance permanente ; on gouverne trop en dehors des règles (le peuple voit passer cela sans trop réagir , on est et on devient passif, fataliste). Il est nécessaire de relire, Zola, Stendhal, Flaubert, Hugo … Quelles sont les valeurs ; les règles (l’anomalie) entre petite et grande déviance ; y’a t-il une éthique du fatalisme ? Dans ce rapport au mythe de la déviance, telle est la question : y’a t-il une éthique indolore des temps démocratique ? Déjà la dialectique du maître et de l’esclave faisait sens ! Pour déstabiliser le personnel, c’est très facile, il suffit de l’isoler et d’apprendre à banaliser la détresse de l’être humain. Ne pourrait-on citer alors en guise de solidarité le principe de précaution du genre humain ou celui de non-assistance à personne en danger ? L’homme a soumis l’homme et s’est subordonné lui-même aux impératifs économiques et son identité est soumise à la croissance et à sa force de travail. L’humanité à travers le capitalisme poussé à l’extrême et le néolibéralisme d’aujourd’hui via le « jeu » de la concurrence et de ses échanges mondialisés se soumet à la

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rentabilité humaine !

Le harcèlement moral, une pédagogie chronophage Chronos

dévore

lentement

mais

sûrement

ses

victimes,

l’instrumentalisation

dissymétrique des rapports sociaux bouscule l’ordre d’une évolution qui nous échappe et dont nous sommes en tant qu’homme plus que responsable si nous la légitimons voire banalisons ! (C’est Créon contre Antigone) Sommes-nous en pleine trahison des lumières ? « La souffrance oblige » Paul RICOEUR Le harcèlement par le temps se développe aujourd’hui et ses rituels de soumission sont acceptés ! Ex : Arriver à l’heure (même s’il n’y a rien à faire !), remplir les cases de son agenda, le portable que je ne dois pas débrancher, idem pour l’ordinateur prêt à recevoir des messages 24h/24, etc.…. (On mécanise le corps et son artificialisation est révélée par l’évolution scientiste (génétique, transplant, FIVETE, in vivo, …) La construction sociale de la réalité est révélatrice de la construction de l’humain dans le social lui-même (du macro au micro).

Le harcèlement moral est vecteur par le système marchand et son instrumentalisation de dissymétrie partenariale. Il y a une forme de « dévoration symbolique » voire pathologique des victimes dont le système s’approprie, en quelque sorte, la dignité souffrante et le crédit. Il agit comme les anthropophages qui s’incorporaient les vertus de l’autre en le mangeant ou en le dévorant version chronophage. Il en va du déshonneur même de nos restes démocratiques que de privilégier les discours des bourreaux contre celui des victimes. La victime – Antigone contre Créon – se confond ontologiquement avec le bien, elle dit « l’insupportable » et son point de vue est l’objet d’une compétition pour l’innocence. Cette dissymétrie relationnelle s’achève dans la rhétorique victimaire où la détresse et la dignité sont à l’horizon de survie.

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La victime est sujet de droit face à l’instrumentalisation de la fureur du Léviathan ou du Moloch. Productivité et évolution sociétaire ne devrait pas être antonyme de la dignité humaine.

COMMENT SORTIR DE CETTE PERIODE ? (Quelques pistes…) •

Construire sur la valeur de la personne.

Eviter le harcèlement par ; l’entraide, des méthodes de bonne entente, une réelle solidarité comme la définit Albert JACQUART.

La concurrence positive par : la mise en confiance une bonne collégialité.

Le concurrent ; c’est la peur du nuisible ! (on se moquait des américains, on en riait avec Dallas et son J.R, il y a 20 ans).

Développement du lien durable, de la pédagogie entre les êtres.

Noblesse de l’homme, des gestes, des actes qui s’oppose à la prédation qui est une loi majeure de l’espèce subodoré par le principe de la victime émissaire.

Considération positive de l’autre.

La concurrence doit être réglée et non sauvage, ou sont alors les règles équitables ? et surtout comment sont-elles appliquées ?

Il est quand même curieux qu’aucune société n’ait appliqué ce qu’elle a décidé collectivement ? (Comment sont appliqués les droits de l’Homme ?)

Repositionner idéologiquement et collectivement la notion de sens !

Augmenter notre sagesse collective (Platon).

S’il n’y a pas de régulateur de vitesse, il y aura toujours plus de harcèlement et malheureusement de suicide.

Proposer une décroissance soutenable et mesurée.

Repenser l’éthique du travail et le droit à la santé mentale et physique dans le travail !

Repenser le sens de l’honneur à travers l’amour du travail bien fait et sa reconnaissance ; sinon séquelles indélébiles : auto-dépréciation, perte de confiance, fragilité, cicatrices.

La collectivité sociale paye très très cher ce contre lequel elle lutte (l’absentéisme – les maladies – les pathologies … le déficit de la sécurité sociale).

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VŒUX PIEUX ! Je propose un nouveau droit d’ingérence et une éthique réelle du management au sein de toute collectivité, société entrepeneuriale pour faire prévoir « le respect des droits de l’homme » avec comme constitution de ce nouveau comité de vigilance : chef d’entreprise, cadres, DRH, économistes, anthropologue, sociologue, philosophe et poète …. Mobilisation médiatique (campagne publicitaire, émissions, débats, forum, etc.….) Thématique :

Contre le harcèlement moral et son illégitimité !

Non à l’over pression sociétale !

Non à une société et une humanité qui râle !

CONSTAT EN FRANCE : Réf. C.H.S.C.T. Comité D’hygiène et de Sécurité et Comité Technique victimes du travail : •

2 accidents mortels par jour

8 morts par jour à cause de l’amiante

2 millions et demi de personnes exposé au cancérogène en permanence

Des millions de salariés qui se plaignent d’être sous pression, d’avoir des charges mentales trop fortes par rapport à des contraintes d’organisation trop lourdes.

1ère cause de maladie professionnelle : les T.M.S. (Traumatisme musculo-squelettique) Maladie professionnelle reconnue par la sécurité sociale qui s’en inquiète, c’et 76% du total des maladies professionnelles avec une croissance de 20% par an. (De plus, sous déclaration évidente reconnue !), on parle d’épidémie.

>> 6 millions et demi de journées de travail perdues par an.

Plus d’une personne par jour se suicide au travail en France sans parler des menaces de passer à l’acte. « Il n’y a pas de suicide, il n’y a que des meurtres ! » Elsa TRIOLET

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CONCLUSION L’instrumentalisation contractuelle de la souffrance dans les rapports sociaux est devenue un mode de rationalisation des échanges dont le harcèlement « Maux-Râle » justifie simultanément l’autorité et l’obéissance à la chefferie, et les rapports de pouvoir dominant – dominé. Il est devenu une forme perverse d’un modèle ultra libéral. René THOM, le mathématicien, en citant le théorème de curie « Toute symétrie des causes se (re)trouvent dans les effets » corrobore ainsi la conception rigoureusement mécaniste de l’homme dans sa culture (HOBBES !) La problématique socio-éco-culturelle du harcèlement moral se situe entre : •

L’homo faber -> au travail

L’homo sapiens (ça pionce) -> Chômage

contre cette dissymétrie relationnelle et sociale, il est nécessaire de développer une combinaison de l’indignation et de l’action.

« La résignation est un suicide quotidien » **** 1. Henri MENDRAS : Le changement social, Paris, Armand Colin, 1983 2. Michel CROZIER : La société bloquée, Points Essais, 1970, 2e édition 1984, 3e édition, 1994 3. Lewis MUNFORD : Le mythe de la machine, 1874 – 2 tomes – Fayard 4. Jean-Claude GUILLEBAUD : La Refondation du monde, Seuil, Paris 1999 5. Emmanuel KANT : Critique de la raison pure, 1787, seconde édition, GARNIERFLAMMARION, Paris, 1976 6. Frédéric Winslow TAYLOR : La direction des ateliers, tr. Fr., Paris, Publications de la revue de la métallurgie, 1907, rééd. De 1913 à 1930. La direction scientifique des entreprises, PARIS, DUNOD, 1957. 7. Elton MAYO : The social problems of an insdustrial civilisation, BOSTON, HARVARD UNIVERSITY, GRADUATE SCHOOL OF BUSINNESS ADMINISTRATION 8. Georges FRIEDMAN : Le travail en miettes, PARIS, Gallimard, 1964

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9. Entre autres thèmes : La Disqualification sociale (S. PAUGAM), La Désaffiliation (R. CASTEL), La Honte (DE GAULEJAC) 10. Karl MARX : Le Capital, t. I et II, bibliothèque de la pléiade, PARIS, 1867 – Gallimard – 1965-1968 11. Pierre BOURDIEU : Contre feux, Liber raisons d’agir, PARIS, Avril 1998. On pourra se reporter aux deux numéros des actes de la recherche en sciences sociales consacrés aux « Nouvelles Formes de Domination dans le travail » (1 et 2), 114, septembre 1996 et 115, décembre 1996 et tout spécialement à l’introduction de Gabrielle BALAZS et Michel PIALOUX, « Crise du travail et crise du politique », 114, PP. 3-4 C. DEJOURS, souffrance en France, La Banalisation de l’injustice sociale, PARIS, Éd. Du Seuil, 1997 12. Yvan ILLICH : Némésis médicale, Seuil, PARIS 1975 13. Michel FOUCAULT : Surveiller et Punir, PARIS, Gallimard, 1975 14. Jacques DERRIDA : Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean BIRNBAUN, Éd. Gallilée, LE MONDE, PARIS, 2004 15. HEGEL ; La Phénoménologie de l’esprit 16. J-Pierre GUILLEBAUD ; La Trahison des Lumières ; Enquête sur le désarroi contemporain, Seuil, 1995 17. Guillaume ERNER : La Société des victimes, édit. La Découverte, 2006 18. Pascal BRUCKER : « L’innocence du Bourreau » Esprit, Août – Sept. 1994 René GIRARD : La violence et le sacré, Grasset, Paris, 1972 Le bouc émissaire, Grasset, Paris, 1988 19. Dorothée RAMAUT : Journal d’un médecin de travail ; Témoignage ; La souffrance au travail, édition Cherche Midi, sept. 2006 20. Annie THEBAUT MONY : Travailler peut nuire gravement à votre santé, Edition la découverte, 2006

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"Des

mains semblables ne font pas toujours semblable travail."

Veda


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Jour «

de chance. Jean-Marc S.

V

oyons, voyons, pourquoi pas un voyage à l’étranger ? Ça serait peut-être pas mal, moi qui n’ai pris l’avion qu’une fois dans ma vie !... » Confortablement installé dans son canapé, devant la douce chaleur de sa

cheminée, Gilbert réfléchissait, un sourire aux lèvres, tout en dessinant des graffitis sur son calepin. « Tiens par exemple la Tunisie, ce serait peut-être pas mal la Tunisie… Moi j’aime bien parler avec des gens qui ne vivent pas comme nous… J’adorerais me retrouver au milieu d’une famille, en train de boulotter le couscous avec les doigts… » Gilbert s’imaginait dans une grande maison remplie d’enfants, entouré de gens chaleureux et accueillants, avec qui il pourrait discuter autour d’un thé à la menthe. Mais ce rêve prit subitement fin lorsqu’il se souvint du témoignage de son ami Gérard, qui avait gagné un voyage à Djerba au dernier loto de La Poste. Il l’entendait encore fulminer contre ce qu’il appelait « des vacances de beaufs » : « Tu peux toujours rêver en t’imaginant que tu vas découvrir un pays ! Maintenant, tu sais, les touristes sont tous parqués comme des bestiaux dans des hôtels super-luxe, où ils grillent toute la journée au bord d’une piscine en se baffrant de spécialités soidisant locales, en versant directement leur fric dans la poche des tour-opérateurs ! Ces endroits ont été nettoyés au karcher pour faire disparaître la misère, et on se garde bien de te laisser sortir hors des sentiers sécurisés ! Tu veux que j’te dise : ben à la fin de la semaine, j’avais honte d’être un touriste, honte d’avoir participé à ce genre de séjours qui ne sont là que pour engraisser ces entrepreneurs de vacances pourries !... et pendant ce temps-là, des gens crèvent de faim à quelques kilomètres de là !» Le sourire s’était envolé de la bouche de Gilbert, qui finit par abandonner cette idée. « Ou alors, j’pourrais peut-être changer de voiture ! » Ragaillardi par cette nouvelle perspective, il se leva prestement du canapé pour se diriger vers la fenêtre de la salle à manger. La nuit commençait à tomber. Ecartant le rideau de sa main, il contempla sa voiture, une vieille AX jaune garée à côté de la cabane à poules. « Bon alors, de quoi j’aurais besoin ? Peut-être d’un plus grand coffre ? Quoique…

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quand je replie les sièges arrière, ça m’suffit pour y charger assez de bois… Des vitres électriques alors, c’est bien des vitres électriques, on appuie sur le bouton et hop !... d’un aut’ côté, les manivelles c’est tout autant pratique… et pis ça tombe pas en panne une manivelle … Ou alors carrément un gros 4x4 ?... Non finalement, c’est nul, ça fait gros riche qui veut frimer … Faut aussi que j’me méfie de toute cette électronique embarquée qu’ils nous imposent dans leurs nouvelles bagnoles … » À court d’idée, Gilbert se dirigea vers la cuisine, presque déçu de se rendre compte qu’il aimait finalement son antique Citroën, qui ne lui servait en fait que pour ses courses à l’Intermarché du coin et pour aller au bois. Il fit chauffer de l’eau, farfouilla dans le tas de courrier inutile qui s’amassait depuis plusieurs jours et en tira une grande enveloppe portant le logo du Crédit Mutuel. « Sauvez la planète, passez à la facture électronique, j’t’en foutrai ! bougonna-t-il, regardez-moi ça : quatre pages de papier cartonné glacé, ils se moquent du monde ! » Le luxueux prospectus vantait les mérites de différentes formes de placement : « redonnez le sourire à votre épargne ! » en était le slogan que Gilbert trouva peu convaincant. Malgré tout, il se surprit à lire tout le document. « J’pourrais peut-être placer de l’argent… pour le jour où… » « où quoi finalement … ? j’suis pas dans l’besoin et j’ai toujours cinq cents euros chez l’écureuil… j’ai de quoi voir venir… » Et puis non, mauvaise idée : il n’allait pas faire confiance à des gens qui venaient de provoquer une crise financière mondiale ! D’autant plus que c’était lui, contribuable, qui avait participé au renflouement de ces banques irresponsables ! Les premiers chuintements de l’eau qui frémissait dans la casserole le rappelèrent à ses habitudes vespérales : il se prépara un bol de Ricoré avec beaucoup de lait et retourna vers son canapé. Tout en soufflant sur le récipient en pirex, il fixa le mur blanc à côté de la cheminée, le regard dans le vide. « À moins que… à moins que je m’paie une super grande télé … comment y disent déjà, ah oui un écran plasma… un tout plat qu’on accroche au mur, comme celle des voisins, les Boudinot ! Ça ferait classe à côté de ma cheminée … » Rêvassant à son nouveau projet, il attrapa le supplément-télé du journal local. Il eut du mal à dénicher les programmes noyés au milieu des encarts publicitaires qui constituaient l’essentiel du magazine. Une dizaine de minutes s’écoulèrent avant qu’il ne se rende à l’évidence : « C’est quand même incroyable qu’avec autant de chaînes, je n’trouve pas d’émission qui m’intéresse ! Si c’est pour que j’passe mon temps à zapper sur des âneries, ça vaut vraiment pas l’coup… Et en plus faudrait que j’paye une redevance pour ça !!! »

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Le programme télé finit par atterrir sur le tas de journaux à côté de la cheminée. Gilbert termina son Ricoré, remit une grosse bûche pour la nuit et se résigna, en se dirigeant vers sa chambre, à suivre le vieux dicton selon lequel la nuit était la meilleure des conseillères. *************

Les portes coulissantes de l’Intermarché ne connaissaient que peu de

répit les samedis, s’ouvrant et se refermant sans cesse pour happer ou recracher les clients habituels. L’homme se tenait debout, ses journaux à la main, arborant à chaque passage un sourire usé, accompagné d’un « bon week-end » empreint d’un fort accent de l’Est. La direction du petit supermarché lui avait octroyé le droit de proposer sa publication uniquement dans le sas de la galerie marchande, royaume des courants d’air. Tout en frissonnant régulièrement, il essayait d’attirer l’attention en rehaussant son tas de journaux, avec une maladresse timide, pour ne pas déranger. Chaque exemplaire vendu deux euros lui en rapportait un, ce qui n’était pas si mal après tout. L’affluence de fin de semaine lui garantissait en moyenne une dizaine d’euros de bénéfice, malgré une tendance à la baisse ces derniers temps. L’homme s’était toujours étonné du nombre important de personnes âgées qui continuaient à choisir le samedi comme jour de courses, alors qu’en semaine, le petit supermarché était peu fréquenté. Mais non, on préférait bizarrement s’agglutiner caddie contre caddie, pestant à voix basse contre la nonchalance bavarde des caissières. Le défilé des clients avait commencé, dévoilant toute une palette de caractères humains. La majorité d’entre eux détournait le regard en passant devant lui, faisant mine de vérifier leur ticket de caisse, ne relevant même pas la tête pour veiller au bon fonctionnement des portes automatiques. Certains, heureusement minoritaires, le fixaient d’une façon insistante et désagréable, comme pour lui montrer que sa place n’était pas ici. D’autres enfin lui offraient un regard vague, lointain, qui lui donnait l’impression cruelle d’être transparent, voire de ne pas exister. De temps en temps, une bonne âme souvent dégoulinante de charité s’arrêtait pour sortir une pièce de deux euros juste pour se libérer à moindre prix d’une culpabilité typiquement judéo-chrétienne. Hormis le côté financier, l’homme s’était aperçu au fil des semaines que le meilleur réconfort venait des gens qui prenaient tout bonnement le temps de lui parler tout simplement. Quelques mots d’encouragement, des nouvelles de sa famille, l’évolution de ses demandes de logement, c’était finalement toutes ces petites attentions qui lui permettaient de tenir le coup.

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L’homme jeta un œil vers la pendule de la galerie marchande : il était presque

dix heures, il se réjouit de bientôt voir apparaître M. Gilbert, son plus fidèle client et peut-être son seul ami. *********** Dès qu’il aperçut l’homme, Gilbert sut immédiatement ce qu’il allait faire. Il acheva de déposer ses achats dans son caddie et se dirigea vers la sortie. Un courant d’air glacial lui fouetta le visage lorsque la première porte coulissante se mit en branle. Un large sourire aux lèvres, Gilbert s’arrêta comme à son habitude devant le vendeur de journaux. « Alors, M. Gilbert, vous me le prenez aujourd’hui ? C’est un nouveau numéro ! - Bien sûr que j’te l’achète, avec ce froid, j’ai pensé à toi ! » Pendant que l’homme lui tendait son magazine, Gilbert délaissa la poche droite de son manteau où se trouvait son porte-monnaie pour extraire de la gauche un imprimé de papier rouge et bleu, et le tendit à l’homme interloqué. « C’est quoi ce papier M. Gilbert ? - C’est une grille de loto, tu n’as rien à faire, je l’ai remplie pour toi. Ne la perd pas et va la montrer au bureau de tabac, là-bas, tu en feras sûrement meilleur usage que moi !... Bien l’bonjour à ta famille ! » Et , reprenant son caddie, Gilbert se dirigea vers sa vieille Citroën AX jaune, avec une impression de fierté qu’il n’avait jamais ressentie d’une manière aussi forte, de toute sa vie.

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"Choisissez

un travail que vous aimez

et vous n'aurez pas Ă travailler un seul jour de votre vie."

Confucius



Comme

dans un téléfilm de Nina Companeez

Olivier THIRION

L

a première fois qu’il a fait l’amour il se souvient avoir vu la vie s’ouvrir comme un chemin bordé de lilas. Une vie comme dans un téléfilm de Nina Companeez, pleine d’enfants dans une maison aux volets bleus. Avec une femme en chapeau

de paille qui entretient ses roses. Une petite fille couverte de taches de rousseur qui trempe ses nattes blondes dans le chocolat chaud et qui se fait gentiment gronder par une grand-mère pleine d’amour et de compassion. Putain ! Il a trouvé dans ses mails ce matin un Spam d’un magasin de fringues qui lui souhaite bon anniversaire. Y’a plus que les magasins pour le lui souhaiter son anniversaire. Même pas sûr que ce soit la bonne date. Sûr qu’il a filé, le temps, et qu’il l’a laissé là, en rade. A la fin de l’école « il a bien fini » par savoir lire. Un peu plus tard « il a quand même réussi » à sortir avec une fille. Il est devenu grand le jour où il l’a embrassée avec la langue. Ensuite il a « enfin » décroché son bac. Un jour il s’est marié, un peu par hasard. Il a eu des enfants. Il a divorcé. Il n’a jamais réussi à terminer la peinture du couloir. Le temps a expédié ses gosses à la fac. Paraît qu’il est grand-père depuis l’été dernier. Il n’a pas oublié l’odeur de la fille qu’il a embrassée avec la langue, ni le petit bout de salade coincé entre ses dents... Manquerait plus qu’il pleuve. Le chat n’est pas rentré. Faudrait faire quelques courses, le frigo est vide. Non, vraiment, manquerait plus qu’il pleuve. En sortant la poubelle juste avant que les camions ne passent, il a vu le pigeon. Celui qui roucoule sous son toit et largue des kilos de merde devant sa porte. Jamais de sa vie il n’a tué de pigeon. Jamais de sa vie il n’a tué aucun oiseau, ni aucun animal. Jamais il n’a tué d’humain non plus. Certains pourtant, il les a massacrés en rêve. Mais jamais il n’est passé à l’acte. Ce matin l’autre emplumé était là, fier et arrogant, roucoulant après sa belle en lâchant sa fiente. Il a posé doucement la poubelle, est retourné à l’intérieur, a pris une chaussure et l’a balancée vers l’animal. Celui-ci a esquivé sans difficulté et le projectile a terminé sur une voiture qui passait. La voiture a pilé, le conducteur est

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sorti et s’est dirigé vers lui. Il est rentré précipitamment et n’est pas ressorti avant que la voiture ne soit repartie. Il a ensuite recherché sa chaussure. Elle pendait, suspendue au fil téléphonique, impossible de la récupérer. Vengeance mesquine d’un connard en automobile. Ensuite il s’est recouché. Faudrait surtout pas croire qu’il fait exprès de ne pas dormir de la nuit. Il n’y a aucun snobisme là dedans. Une pensée, une seule à chaque fois, le saisit et ne le lâche plus. Cette nuit il a pensé à la porte du garage. Il la voyait ouverte. A l’intérieur une masse de pigeons recouvrant la voiture qu’il n’a pas conduite depuis des années. Des fois il pense à son père. Des fois il calcule et recalcule l’argent qu’il n’a pas dépensé. Son père est mort, il est interdit bancaire. Le problème c’est la mort. Pas celle des autres. La sienne. La mort des autres c’est simple. Sa mère qui l’appelle et après lui avoir demandé s’il va bien : « faut que je te dise … ton père est mort … » Y’a bien un mois qu’il n’a pas téléphoné à sa mère, si ce n’était pas si loin, il lui aurait rendu visite pour son anniversaire. C’était quand déjà ? Sa propre mort c’est autre chose. Depuis qu’il a compris qu’elle existe vraiment, qu’elle peut arriver n’importe quand, qu’elle n’est pas une entité littéraire, il la guette. Dans les signes, dans les nuages, dans les bruits de la rue, dans son souffle rauque, dans son urine, dans le vin, dans les roucoulements de cette saleté de pigeon ! Elle arrivera par surprise, ou bien elle s’annoncera en fanfare. Un point douloureux dans le dos, une tâche bizarre sur la peau, un étourdissement, un si petit symptôme, une tumeur qui s’installe, le soupir entendu d’un médecin, un « vous en avez pour un an, peut-être plus » … Quand il se rendort le matin, son sommeil est un néant sans rêve. Beaucoup de gens attendent la fin du jour, lui il attend le jour de la fin. Vers midi, il se réveille. Le pigeon est revenu, mais plus seul, en couple. Dans l’aprèsmidi il se met à trinqueballer des bouts de bois et de l’herbe, dans son bec, pour construire son nid. Au printemps, en plus des roucoulements et de la fiente, sûr qu’on aura droit aux gazouillis, aux pépiements et aux coquilles d’œufs. Sous le toit trônera un nid plein d’oisillons et d’herbe fraîche. La mère protègera ses petits et les couvrira d’amour, le père s’offrira de longues expéditions pour ramener à manger à sa nichée. On pourra voir, de loin, la vie s’organiser et les petits découvrir jour après jour le bonheur de l’autonomie et la joie de l’innocence … Une vie de pigeon … un bonheur de pigeon, un peu comme dans un téléfilm de Nina Companeez …

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"La

forme même des pyramides d'Egypte montre que déjà

les ouvriers avaient tendance à en faire de moins en moins."

Will Cuppy


c’est

Noir Noise

Noise #004 Pssst... Chéri... hey chéri...

’ ’ “

Clic !

Mmm ? Hein ? Quoi ?

’ Est-ce que tu m’aimes ?

C’est quoi cette question ?

Oui mais ça tu le savais que ça serait plus pareil en compagnie !

Bah en fait depuis qu’on s’est engagé tous les deux t’es plus le même... T’es plus distant... On se montre plus ensemble Un peu comme si t’avais honte de moi...

Oui, mais ... chutt ! c’est pas le moment, ni l’endroit ! Mais ...

CHUTT !!

sses dans ces quartiers ! e 2 gonze r d n e t n e u rs J’ai cr maine au niouf et Messieu je les chope ça sera 1 se Si jvaémeadise Chiotte ... et ce que c’est bien clair soldats ? Co r CHef ! Oui

Chef !! T’es chiant ! toi et tes jérémiades !

Mais ...

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c’est

Noir Noise

Noise #005

’ ’ “

Clic !

Clic !

Super, on me la copiera celle-là ... je l’entends encore l’autre : ‘‘s’il te plaît Jeannine rien que Clic ! pour un soir, et super facile...’’ Je suis une trop bonne poire... Dernière fois que je rends service à une amie !

esdames et

Clic !

,m Et maintenanistso us vos yeux

messieurs, je va ce ser la boite avec émerveillés, écra er capa ble de broy verrin hydroliquecomme une chips ! un char d’assaut

Non et puis c’est vrai j’ai l’air d’une vraie gourde à sourire à tout bout de champ...

Et puis

le costume !!

Hein !

Parlons-en tiens, on voit que mes seins et ça me gratte le chouchou c’est une horreur !

Clic !

!!

1

C’est pas vrai ça où elle est cette de trape !!! de

GcBA yqbn

Quoi ?

Hé mais non chui pas prête moi ! qu’est-ce qu’il raconte l’autre abruti !

2

!!

Non !! Non !!

et NOn !!! Attends espèce de corniaud !!

!!

3

v et

junior

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Apocryphe

(Solstice d’hiver) Luc CAMOUI

Sombre lumière Solstice d’hiver Suit son ombre. L’homme suit son songe, hideux d’humeur fantasque, Loufoque, soliloque, L’escogriffe, Taillé d’un masque, Devient rouge-sombre A l’ombre de furtives, de fugitives lumières. Eclipse de mémoire;

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Flash noir et blanc, Saugrenue araignée De récit Grotesque, Romanesque, Pittoresque, Synapse en veille, Sueurs froides, Imaginaire en grève, Lumière d’ombre; Ombre du mystère; Tout est synecdoque, Anecdote d’un synopsis D’apocalypse. KANAKY N-C (Get’s le 15/03/08)

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L’été «

sera noir

Odulcidovul

F

rance Inter nous sommes le samedi 2 juillet 2005 il est 7h00. L’essentiel de l’actualité présen-- » Alain asséna un violent coup au réveil qui stoppa net avant la litanie de faits divers. Dix minutes s’écoulèrent. « ....marche silencieuse est organisée cet

après-midi dans les rues de la petite commune de X. en Bretagne. Vingt ans après le terrible drame qui avait secoué la région, le cortège emmené par les par... » Alain, sans retenue, défonça à nouveau le radio-réveil et expédia la voix du journaliste au paradis des ondes radio mortes dans l’exercice de leur fonction. Il dégagea sa lourde masse des couvertures et sortit du lit. Lorsqu’il alluma la lumière, l’ampoule qu’aucun abat-jour ne protégeait, vacilla comme pour lui signifier qu’elle allait bientôt s’éteindre à tout jamais. Alain regarda le petit appareil électrique noir posé à même le parquet dont l’usure témoignait des années de piétinement. Il eut une pensée qui lui rappela combien il fut autrefois un homme à l’humour grinçant. Lui qui ne s’était jamais marié avait une femme. Son radio-réveil. C’est vrai quoi, pensa Alain, les femmes, elles vous sortent du sommeil à pas d’heure pour déblatérer leurs conneries et puis après avoir ramassé le premier coup à travers la tronche, elles hurlent de plus belle dix minutes plus tard. Alain sourit. Il profitait de sa solitude pour autoriser ses lèvres à quelques facéties. Alain se dirigea vers la cuisine, l’autre pièce de la maison. C’était un homme courtaud. Il s’était tassé à 1m64 pour un poids avoisinant les 95 kgs. Il se savait repoussant car aucun détail de son anatomie n’échappait à la laideur. Sous ses cheveux gras coupés à la machette par un coiffeur aveugle et manchot, un front disproportionné, un regard plus inexpressif que celui d’un bovin, des joues aussi épaisses que des fesses et qui manquaient de se détacher à chaque mouvement de son corps et des dents qu’on aurait cru volées à un mort disparu avant l’invention du fluor. Oui son visage était une injure à l’espèce humaine. Le reste de son corps n’était qu’un amas de graisse informe. Pour Alain, la nature s’était montrée injuste pour deux. La cuisine, comme la maison du reste, était en harmonie avec le maître des lieux. Usée par le temps et peu entretenue. C’était le genre de bicoque dont l’on ne pouvait s’imaginer qu’elle fut un jour neuve. Comme si ses artisans l’avaient voulue médiocre

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dès le premier parpaing. Alain jeta un œil désabusé à la tapisserie verdâtre, décollée par pans entiers puis à la sordide couche de crasse qui recouvrait le sol. Une fois de plus, il estima que ces travaux pouvaient bien attendre le lendemain. Tout partait en décomposition et alors ? L’odeur qui régnait était des plus difficile à respirer. Puisqu’il n’y avait plus de carreaux aux fenêtres, les volets de bois pleins étaient rarement ouverts. Un intérieur comme une fosse sceptique au cœur de l’été. Alain versa le contenu du réceptacle noirci de la cafetière dans une casserole et fit jaillir la flamme du brûleur de son antique gazinière. Sur la large table, il remplaça ensuite les cadavres de bière par son bol, duquel, d’un geste mou, il chassa les quelques mouches qui y avaient élu domicile. Dans le couloir qu’Alain traversa pour rejoindre le palier de la maison sur lequel l’attendait comme chaque jour son Ouest-France, étaient suspendus, à droite, sa longue veste kaki et à gauche, son fusil de chasse, canon pointé vers le ciel. Alain abandonna le journal ainsi que son supplément week-end sur la table, attrapa son paquet de clopes posé sur le massif buffet breton et s’en alla chercher son café qui venait d’atteindre le stade critique de l’ébullition. En versant son jus Alain manqua de se brûler lorsque son regard parcouru le titre du journal. « NOUS N’OUBLIERONS JAMAIS. » Dessous, dans une police de caractère plus petite : « La marche silencieuse défilera cet après-midi de 14h à 15h. » et entre parenthèses lire en page 7. Putain! pensa Alain, comment oublier ? Vingt ans qu’il vivait avec cette douleur, vingt ans que la plaie refusait de se refermer, alors comment aurait-il pu? Alain s’assit sur sa chaise branlante, leva la tête vers le plafond, inspira une grande bouffée d’air et replongea dans les méandres de son passé.

L’été sera chaud mon pote, affirma le chef d’équipe en lui tapant l’épaule. Et avant qu’Alain ne puisse répondre quoi que ce soit, le chef lui glissa un « Félicitations » à l’oreille et son chèque de salaire dans la poche de sa blouse. C’était le 28 juin 1985. À coup sûr ce jour resterait à jamais gravé dans la mémoire d’Alain. Il avait commencé à travailler à l’usine le 3 juin et ce petit rectangle de papier il l’attendait depuis. Son premier. Tout ce qu’il allait enfin pouvoir s’offrir ! La première chose consistait à rincer le gosier des collègues. Alors Alain était passé la veille à la supérette chercher de la bière en promettant à l’épicier de venir le régler une fois la paye encaissée. Alain effectua une visite express au vestiaire pour se changer puis gagna sa voiture afin d’en décharger les bières du coffre. S’adossant sur l’aile de sa R14 TS il s’en déboucha une en attendant les gars de l’équipe et contempla les filles. Elles étaient déjà là. Toutes les trois. Comme chaque vendredi, elles débarquaient d’on ne sait où pour faire leurs

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petites affaires. Elles attendaient à la sortie du parking de l’usine qu’un gars ouvre la fenêtre de sa voiture et fasse signe de monter. Elles n’étaient pas très jolies mais comme les prix qu’elles pratiquaient étaient proportionnels aux charmes qu’elles dégageaient, leur succès ne faiblissait pas. « Alors Le Métrognome on reluque les demoiselles ! T’as pas honte dis ? » C’était Dédé qui arrivait. Les autres suivaient un mètre derrière. Dédé, avec son look de play-boy et ses bons mots était le meneur naturel de la bande. C’est lui qui avait donné à Alain le surnom du métrognome après avoir observé la cadence soutenue que le nouveau imprimait à l’ouvrage et sa taille basse de plafond. À peine débarqué dans l’usine, Alain, qui ne se doutait pas que l’avenir lui porterait trente kilos en vingt ans, affichait des stats de production impressionnantes. Sans se laisser distraire, il travaillait à un rythme élevé et régulier qui laissait pantois les autres ouvriers. Pourtant Alain ne faisait pas cela pour obtenir les faveurs de la direction. Cela lui était naturel. Il aimait le travail bien fait et surtout il ne voyait ce qu’il y avait de drôle à rire face à la chaîne de production. Il y a un lieu pour tout répondait-il lorsque certains critiquaient sa rigueur. Aussi, quand Dédé le surnomma le Métrognome, Alain accepta sans broncher car effectivement il en était un. Autour de la R14, les gars vidaient le pack et bientôt il fallut en commencer un second. Tous riaient de bon cœur. Alain aimait cette convivialité. Pour lui, ces gars étaient plus que de simples collègues de boulot. Des copains peut-être, se disait-il. Au fur et à mesure que le stock de bières diminuait les gars commençaient à se sentir partir. Et Alain n’était pas en reste. Le métrognome avait perdu la cadence. Il lui semblait illusoire de chercher à conserver son équilibre précaire alors il s’effondra au pied de son bolide. Dédé siffla et les autres s’écroulèrent de rire en regardant l’une des filles quitter ses copines pour rejoindre le groupe. Dédé prit la parole au nom de l’équipe : « Voilà ton cadeau Le Métrognome ». Alain ne comprenait pas ce qui se tramait. Faut dire qu’un épais brouillard flirtait avec son cerveau. Pourtant lorsque Dédé ajouta, Elle, c’est Martine et pour cette nuit tu vas faire ce que tu veux avec elle... De la part de nous tous... Soit le bienvenu parmi nous Le Métrognome. Alain trouva la force de soulever les paupières et d’écarquiller les yeux. Il se releva péniblement, regarda la fille sans trop savoir et ravala sa salive. Quelques minutes plus tard, Alain, mains vissées sur le volant sport, ramenait la Martine chez lui. Elle avait l’air ridicule dans ses vêtements courts et tape-à-l’œil mais Alain se garda bien de lui faire part de ses réflexions. Après tout c’était un cadeau. Il n’habitait pas très loin. Après la zone industrielle il lui suffisait de traverser le centre de X. et de

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gagner la campagne en empruntant la départementale qui traversait la forêt. Aux heures de pointe il fallait tabler sur 50 bonnes minutes, mais là, il était 23h passé, alors Alain estima que dans moins de 20 minutes il serait à l’ouvrage dans son plumard. C’était sans compter sur l’appétit de sa passagère qui accéléra la chose. La R14 blanche fut à peine élancée que Martine disparut de l’horizon. Elle causa quelques instants avec M. Braguette puis lassée du majordome exigea un entretien privé avec le propriétaire à tête rouge. Alain se laissa faire. Au fond de lui-même, pourtant, résonnait tel un commandement chrétien « Il y a un lieu pour tout mon bonhomme ». Mais Alain était ivre et partageait son semblant de lucidité entre sa concentration sur la route et celle sur sa virilité. Et pour l’une comme pour l’autre il ne voulait pas d’accident. Alors qu’il longeait la forêt, Alain aperçut une forme humaine au bord de la route. Rapidement les phares jaunes de la 14 mirent en évidence un enfant. Alain leva le pied de la pédale d’accélérateur. Martine continua sans broncher. C’était une petite fille. Égarée et en pleurs. Ses longs cheveux blonds dansaient sur un air macabre. Ses vêtements comme son visage étaient couverts de terre. À moins que ce ne fut du sang. Elle tremblait. Non, elle grelottait. Comme si elle sortait d’un rendez-vous avec la Mort en personne. Un court instant Le Métrognome hésita. Il baissa les yeux pour contempler la tête qui posée sur ses cuisses le manœuvrait puis les releva pour regarder dans le rétroviseur. Au loin il crut déceler deux phares qui s’approchaient. Alors Alain poussa l’accélérateur et continua sa route. Sans plus y penser il rentra chez lui, besogna sa dame et s’endormit. « France Inter, nous sommes le samedi 29 juin 1985 il est 7h00. L’essentiel de l’actualité présen-- » Alain asséna un violent coup de poing à son réveil et se rendormit. Dix minutes s’écoulèrent. « ...tite commune de X. en Bretagne le corps sans vie d’Alexandra, 5 ans, à été retrouvé calciné ce matin par un joggeur. Cette découverte sinistre fait suite à dix jours de recherches menées conjointement par la police et la population locale. » Fait rare, Alain attendit la fin de la phrase pour envoyer son poing sur le radio-réveil.

Vingt ans plus tard, le Métrognome avait perdu de sa superbe. Depuis cette funeste nuit de 1985 Alain n’avait eu de cesse de ruminer en silence. Bien sûr que je suis coupable se répétait-il chaque jour. J’avais le pouvoir de la sauver et je n’ai rien fait. Je l’ai laissée mourir pour une pute. Une merde, ben oui je suis une merde. Le visage de la fillette était à jamais figé dans son esprit. Et cette gamine était devenue comme une intime à qui Alain parlait quotidiennement. Mais à ses excuses et remords elle demeurait insensible.

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Rien, elle ne lui disait rien. Alors, de se regarder dans une glace, Alain ne s’en sentait même plus capable. Vingt ans qu’il dégringolait et il ne voyait toujours pas le fond du trou. Il se savait aussi minable que le tortionnaire qui avait brûlé vive Alexandra. Tu ne mérites pas de vivre lui susurrait une petite voix cachée dans son crâne. Mais il était bien trop lâche pour se donner la mort. Il se contentait de vivre plus bas que terre. L’amour propre l’avait quitté, il ne restait que le zombie. De cette soirée de juin 1985 Alain n’en avait parlé à quiconque. Au début il ne se sentait coupable de rien. Et puis à l’usine, seul face à sa chaîne, Alain laissa la vision de l’enfant en sang venir le hanter. Parfois il s’imaginait ce qui serait advenu s’il s’était arrêté pour recueillir Alexandra. Et c’était simple à imaginer. Il aurait sauvé la petite des griffes de son ravisseur et aujourd’hui elle serait vivante. Fin de l’histoire. Retour à une vie normale. Mais voilà les choses ne s’étaient pas déroulées ainsi. Du coup cette pensée paisible n’allégeait en rien son fardeau. Alain continuait à cacher sa douleur comme s’il s’était agi d’une variante de la lèpre. Il voulut avouer la vérité aux parents d’Alexandra. Leur dire qu’il n’avait rien fait pour empêcher sa mort. Et puis le jour où il en trouva les ressources mentales, une nouvelle vint anéantir son début d’expiation. Les enquêteurs en avaient la certitude. Peu avant d’être transformée en torche vivante Alexandra s’était échappée de sa prison et avait couru jusqu’à l’orée de la forêt. Affaiblie, elle n’avait pu poursuivre sa fuite et son assassin l’avait rattrapée. C’est pendant sa pause qu’Alain lut cela dans la presse. La suite de sa journée fut une horreur où Alain accumula les erreurs. Son chef d’équipe remarqua la honte qui coulait des yeux du Métrognome et alla lui remonter le moral en fin de journée. « Tu sais Alain, il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne commettent pas d’erreur. » À ces mots Alain craqua. Il pleura comme il n’avait jamais pleuré et entre deux sanglots répondit à son chef d’une voix chevrotante : « Non chef, ceux qui ne font rien font aussi des erreurs, de grosses erreurs même... » Alain avala son café d’une traite et s’alluma une clope. Depuis le jour où il s’était effondré face à son chef il avait alterné les phases de travail et celles d’arrêts maladie. Le Métrognome n’était plus. Seuls quelques anciens l’appelaient encore comme cela. Les nouveaux le chambraient en professant des insultes derrière son dos. Forcément sa déprime chronique avait nui à sa carrière. Il aurait pu être chef d’équipe, au lieu de cela, il occupait le même poste qu’à ses débuts. Son emploi tenait à un fil et sans l’indulgence de son patron il serait déjà dehors. Alors Alain se contentait de ce poste. Pourtant que de regrets il nourrissait. De sa bande de copains à qui il avait offert une cuite « mémorable » un soir de 1985 il ne restait que lui. Tous avaient quitté l’usine pour des postes plus intéressants. Ils menaient des carrières tandis que lui avançait au jour le

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jour. Tous étaient mariés avec enfants, tous construisaient avec l’argent des banques, tous roulaient dans des véhicules aux formes modernes. Ils portaient des vêtements de marque, sortaient au cinéma, achetaient des disques, mangeaient dans des restaurants étoilés. Ces bonheurs communs Alain ne les connaissait pas. « Bordel, jura-t’il, elle fait chier ! » Lui aussi il y a 20 ans, avait eu des ambitions, des plans de vie. Des projets simples et modestes mais il n’en avait mené aucun. Comme si sa vie avait ouvert une parenthèse il y a 20 ans et ne l’avait jamais refermée. Et, sans prévenir, sa petite voix intérieure qui d’ordinaire se faisait l’écho de la sagesse changea de ton. Et si c’était toi la victime lui suggéra-t-elle. C’est vrai, toi, tu voulais juste prendre un peu de plaisir, fêter ta première paye. Qu’est-ce qu’elle faisait là la petiote ? Elle fuyait ! Mais lorsque l’on fuit, l’on ne s’arrête pas à mi-parcours. Résultat, en plus de sa vie c’est la tienne qu’elle a gâchée. Arrête de t’en vouloir mais arrête ! Ce n’est pas toi qui l’as tuée. Crois-tu que ses parents vivent dans la même misère que toi ? Mais bien sûr que non ! Des enfants ils en ont eu d’autres et cette histoire ils l’ont enterrée depuis des années. Ressaisis-toi, tu n’es fautif de rien. Tu es le dommage collatéral que personne ne soupçonne et que tout le monde dénigre. Cette petite garce a foutu ta vie en l’air. Réagis bon dieu ! Alain écrasa son mégot, croisa les bras et attendit. Longtemps, plusieurs heures. Enfin il se leva de table et dans le tiroir du buffet il sortit une boîte de cartouche. L’horloge indiquait 13h57. Il fallait se dépêcher. Il gagna le couloir, enfila sa parka de chasseur et y glissa son fusil à l’intérieur.

Lorsque Alain stationna sa R25 GTS bleu nuit dans le centre ville de X. il était déjà 14h35. Le temps ne jouait pas en sa faveur. Le cortège devait maintenant approcher de l’hôtel de ville. Alain abandonna son véhicule et fit le reste du chemin en courant. Cela faisait des années qu’il n’avait pas soumis son corps à pareille épreuve et rapidement il s’en aperçut. À bout de souffle et couvert de sueur Alain souffrait de transbahuter son quintal de graisse. Mais il lutta car il avait un but. Et alors qu’il approchait du parvis de l’hôtel de ville, ce but apparut de l’autre côté de la place. Une cinquantaine de personnes avançaient religieusement en se donnant la main. Comme annoncée, la marche était silencieuse. Quelques pancartes s’élevaient au-dessus des têtes. On pouvait y lire des messages comme « Elle aurait eu 25 ans. », « Alexandra nous manque » ou encore « À quand la justice? ». Les parents de l’enfant décédé ouvraient le cortège. Seule une centaine de mètres séparaient Alain du groupe. Le parvis était calme. Des couples d’amoureux se promenaient. De temps à autre ils jetaient des miettes de pain aux pigeons qui se goinfraient. Alain glissa la main dans sa poche droite et en

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piocha une cartouche. Il chargea la munition et arma. Il y avait si longtemps que le Métrognome n’avait pas chassé qu’il se sentait rouillé. Lorsque la cible fut stable dans le viseur il pressa la détente. Les pigeons les moins gros s’envolèrent. Alain les regarda. L’instinct du chasseur revenait. De l’autre côté du parvis la balle avait atteint son but. La maman d’Alexandra était à terre. La balle venait de lui traverser la poitrine. La marche silencieuse et solennelle laissa place à une panique bruyante et désordonnée. Le papa cherchait désespérément un signe de vie chez son épouse. Alain piocha une seconde cartouche et recommença sans sourciller. L’homme prit la balle entre les yeux et s’écroula sur sa défunte femme. Un court instant Alain admira sa vengeance puis il tomba à genoux. Il se sentait épuisé, vidé. Alors il chargea son arme une ultime fois. Il posa la crosse du fusil entre ses cuisses et son menton sur le canon encore brûlant. Le Métrognome n’entendait pas les sirènes des forces de l’ordre qui entraient sur le champ de bataille. Non il n’y avait que sa petite voix qui comptait. Et elle chuchotait « L’été sera noir mon pote. Ouais l’été sera noir... ». Alain appuya.

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Naissance d’un

dieu

Théo, illustré par Synvie THOURON

Les hommes sans ombre et sans visage arpentent des rues sans trottoir ni maison pour les garder. Les arbres sans tronc ni feuille ne rythment aucun passage Le ciel est sans étoiles Les journées sans soleil ni nuages Le soleil sans chaleur Le temps sans repère ni présage Les visages sans yeux ni bouche ni nez Les passants mangés jusqu’aux épaules Le vin sans ivresse Et les amours sans retenue Aucun sexe Aucune parole Ni cri

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Juste De-ci de-là une mouche exsangue Qui sniffe des pieds sans orteils Un cheval monté par une vieillarde avide Sans sabots Ni trompette Parade sans gloire Les virus s’ennuient Il ne neige pas en cet été Sur la mer huile sans vagues Sans horizon Sans oiseaux Le ciel est une bande de coton informe Grise et ourlée de mercurochrome Les os des morts sont mous à force d’être mâchés La terre renonce à tourner Pour rien

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Aucun souvenir Ne vient apporter un soupçon de regret Je regarde le gris de la poussière qui recouvre ma peau Un jour je sais il y a eu des livres Mais le papier de tous les livres n’a pas suffit à essuyer la merde Qui coulait de mon nez Alors Je suis devenu un homme sans ombre Arpenteur de rue en pente plate Sans arbre ni ville à partager Égorgeur de chiens Vulgaire En fentes pourvoyeuses de l’air de chambre à vide Un rien parmi les riens Un dieu …

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Luisa Marin (6)

récit de vie confié à Frédéric BLANC, adressé à ses petits-enfants et proposé à tous ceux qui voudraient le lire

Les cinq premières parties de ce feuilleton, publiées dans les numéros 5, 6, 7, 8 et 9, se trouvent en ligne sur notre site : http://lesrefuses.free.fr Sixième partie L’apocalypse de la liberté

« Quoi que tu dises sur une telle vie Jamais tu n’en diras assez. Tout a déjà été dit par la main d’un enfant Sortant de la neige sur les rochers. » Nikojaj Tikhorov (« Les Espagnols ont reculé derrière les Pyrénées »)

Entre Gérone et La Junquera (janvier 1939)

D

ans l’autocar où on était et qui partait vers la frontière, il n’y avait que des gens de la Poste avec leur famille. Parmi eux, il y avait une fille aussi jeune que moi qui était avec sa mère et d’autres personnes de sa famille. Elle s’appelait

Eloïsa. Eloïsa elle aussi était fille d’un chef. Et elle parlait le français. Dans ce car, on se connaissait presque tous. Tout le monde connaissait mon père parce que c’était quelqu’un de très connu et de très aimé dans le milieu républicain, mon père ! On est arrivé à La Junquera je crois un peu après la mi-janvier. Poste-frontière de La Junquera, fin janvier 1939

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À La Junquera, il y avait des cadenas aux barrières de la douane. On était en Espagne et on ne pouvait pas passer de l’autre côté. On attendait que le gouvernement français ouvre la frontière. On est restés là à attendre pendant huit jours. La semaine que j’ai passée à La Junquera a été terrible. On pouvait pas se laver et je n’avais rien à manger. De temps en temps, les gens de la Solidarité Internationale venaient nous apporter des boîtes de lait condensé. Louisette n’avait que ça. Je faisais un trou dans les boîtes et je lui donnais. Et je lui donnais la tétée, aussi. Pendant ces huit jours, quatorze bébés sont morts devant la frontière. Leurs parents ont été obligés de les laisser. Ils ont fait un trou dans le sol et ils les ont mis en terre à La Junquera. Chaque jour il y avait quelqu’un qui disait : « Y’a un petit bébé qui est mort de ce côté-là. » Moi, j’avais la petite qui avait 15 mois et j’étais toute seule ! Vraiment ça a été une semaine terrible ! En plus dans les Pyrénées ! Et au mois de janvier ! Un jour j’étais assise sur un banc en attendant que la France ouvre la frontière, et qui vois-je arriver tout à coup ? … L’abuela ! La grand-mère ! Elle venait de Gérona ! Elle avait marché plus de 100 kilomètres et ses pieds étaient en sang ! Tout ce qu’elle avait pris avec elle en partant, elle avait été obligée de l’abandonner sur la route ! Los chaches Rafa et Pablo, pareil ! Et le grand-père était là, lui aussi ! Un jour, je vois arriver la grand-mère et puis un autre jour, un peu plus tard, qui est-ce que je vois venir aussi ? … Antonio était là, qui arrivait. J’étais là et je vois arriver votre grand-père ! Quelle joie j’ai eue quand je l’ai vu ! Dés qu’il est arrivé à La Junquera, votre grand-père m’a dit : « Tu n’as rien à manger ? » Je lui ai répondu que j’avais faim. En plus, je donnais la tétée à Louisette ! Moi qui n’avais rien, ça n’était pas très très grave, mais la petite, quand même ! Elle n’avait que 15 mois ! Alors je lui donnais le sein… En face de là où j’étais assise, il y avait une côte qui montait. Tout à coup je vois passer des gens avec des boîtes et des caisses sur le dos. J’ai dit : « Qu’est-ce que c’est ça ? » Votre grand-père est allé voir. C’était une intendance qui attendait les troupes franquistes. Il y avait de tout : du chorizo, du jamon (du jambon), de l’huile, du pain, des lentilles... Il y avait vraiment de tout !!! C’était la « Quinta Columna » qui gardait ça pour les troupes franquistes ! C’est-à-dire que c’était des fascistes qui attendaient

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l’arrivée de leurs troupes pour ouvrir tout ça et leur donner le ravitaillement. De notre côté, les troupes républicaines sont entrées dans cette intendance et ont tout pris ! Votre grand-père est venu m’apporter un jambon, du pain, du vin... Enfin, il y avait de tout !!! Le soir, on rentrait pour la nuit dans cet autocar républicain de la Poste. Là, il y avait une famille de gens « biens », des gens « biens » de la Poste, des chefs comme mon père ! C’était une famille avec trois ou quatre enfants dans laquelle il y avait surtout une fille qui était allée elle aussi se ravitailler quand elle avait vu que cette intendance avait été prise d’assaut. Parce qu’on avait tous faim ! Cette fille y était allée, elle avait ramené une bouteille d’ « Anis del Mono », du pain, du jambon... elle aussi, elle avait de tout ! Et elle avait pris una burachella – une cuite - c’est-à-dire qu’elle s’était saoulée avant de rentrer dans le car. Elle dormait, mais en même temps elle parlait. L’ivresse la faisait parler. Elle disait à sa mère : « Maman ! Aujourd’hui je me suis rendu compte de ce qu’était l’être humain. Parce que si tu avais vu comment les gens se sont jetés sur la nourriture... Regarde ! Même moi, j’ai mis des lentilles et des pois chiches dans mes chaussures de peur que ça manque ! » On avait tellement faim... On est restés là à attendre, ça a duré un moment. Mais moi, maintenant je mangeais ! Et j’attendais avec votre grand-père. Lui et l’abuelo sont restés un bon moment avec nous, mais Antonio, comme il faisait partie de l’armée il fallait qu’il retourne à Figueras où était son régiment. Lui, il ne voulait pas partir ! Il voulait juste attendre avec nous que la France ouvre la frontière pour être sûr qu’on passe de l’autre côté. Ce qui est arrivé, c’est que l’armée républicaine a reculé, elle aussi ! Et c’est pour ça que le gouvernement français ne voulait pas ouvrir ! Parce qu’il n’y avait pas de contrôle ! Il y avait tellement de soldats dans l’armée républicaine ! Et comme dans toutes les armées formées pendant la guerre, il y avait de tout ! Des gens biens, mais aussi... De tout ! Je peux pas dire, parce que je veux pas qu’on croie que c’était des voleurs ! Mais il y avait de tout ! La France avait peur de faire rentrer tous ces gens armés ! Finalement, un jour la France a enlevé les chaînes et on a pu passer. Je m’en rappellerai toujours ! Votre grand-père a dit à son père : « Papa ! Nous, on reste ici parce qu’on doit encore défendre la République ! » Là, il a eu tort parce que l’abuelo, il avait déjà un certain âge ! Et qu’il aurait pu éviter

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beaucoup de souffrances qu’il a eues après ! Antonio est resté d’un côté de la route, son père de l’autre, et ils nous ont regardés passer. Je vois ça. Je vois encore ça. À ce moment-là, toute la famille s’était incorporée à nous dans l’autocar : il y avait l’abuela Amparo, il y avait los gemelos Rafa et Pablo, et il y avait aussi Amparito. Ils sont tous rentrés dans le car. On était comme des sardines en boîte, mais enfin… C’est comme ça qu’on a passé la frontière. Dans cet autocar du Perthus. Le car a franchi la barrière devant tout le monde. D’un côté de la route, en passant, j’ai reconnu l’abuelo : le grand-père était là, avec le poing levé ! Et de l’autre côté, j’ai vu votre grand-père à vous : il y avait Antonio qui nous disait au revoir en nous faisant un signe avec la main. Le car est passé au milieu de tout ce monde, il a continué et c’est comme ça qu’un jour on a franchi la frontière de La Junquera.

Ici. En France.

Naufragée

« Si Dante avait pu assister à l’exode des populations d’Espagne, il aurait eu la matière à écrire un nouveau chapitre de son Enfer. » « L’Indépendant » (Journal français des Pyrénées, 31 janvier 1939) Le Perthus, 28 janvier 1939 Tout ce qu’on avait a été fouillé à la frontière. Nos valises et tout le reste ! C’étaient des Sénégalais qui nous fouillaient. Moi, j’avais ce petit pistolet, un « 6-35 » qu’Antonio m’avait donné à Madrid et que j’avais conservé pendant toute la guerre. On me l’a pris. Certains avaient de l’or et il y a eu des plaintes de gens qui disaient s’être fait dérober des objets de valeur. Je ne peux pas le dire pour moi parce que je n’avais rien. Je n’avais qu’une petite valise que j’ai réussi à conserver et dans laquelle il y avait ce petit pistolet, des couvertures, du linge brodé pour Louisette et mes chemises de nuit ! L’arrivée au Perthus, ça aussi je ne l’oublierai jamais ! C’était une

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joie tellement grande ! Parce que les Républicains, on nous attendait quand même ! En France, malgré le gouvernement, il y avait des gens très bons et très gentils ! Il y avait de tout ! Immédiatement, la Solidarité Internationale est venue nous aider, et en priorité les personnes qui avaient des bébés. Ils ont donné du lait pour les enfants et un ravitaillement pour nous. Au milieu de la place du village, ils avaient fait une espèce de four à charbon, des pommes de terre et de la viande cuisaient n’importe comment dans des chaudrons, ils nous ont donné des assiettes, des pommes de terre, des morceaux de viande, et je me suis régalée ! À cette époque, on ne regardait pas. Tout était bon ! Et ce repas, je le garde en tête ! J’avais tellement faim. Du Perthus, on est allés à Perpignan où on a attendu un train qui allait nous amener vers une destination inconnue. De Perpignan, le train a roulé toute la nuit sans s’arrêter à aucune station. Des gens disaient qu’on allait peut-être être livrés à Mussolini. On avait peur des Italiens et des Allemands à cause de la guerre et des bombardements qu’on avait vécus. Une dame qui connaissait un peu la géographie disait qu’on allait en direction de l’Italie. Elle criait qu’elle n’irait jamais, et qu’elle préférait se jeter du train. Mais on était complètement enfermés ! On ne pouvait pas partir ! Toutes les portes étaient bloquées ! C’est vrai qu’avec tout ce monde qui venait d’Espagne, le gouvernement français prenait ses précautions parce que comme je vous l’ai déjà dit, il y avait des personnes de toutes les catégories : des bons et des mauvais. Le train s’est arrêté à Dijon. On est descendus. Dehors, il y avait des gens qui nous attendaient. Une femme est venue à moi, qui pleurait, et qui m’a embrassée moi et la petite. Elle comprenait ce qu’on avait vécu en Espagne. Certains avaient du coeur, quand même ! Après, on nous a tous pris et emmenés dans un refuge qui s’appelait la gare de La Boudrone… À la frontière pyrénéenne, 1ère semaine de février 1939 Votre grand-père Antonio m’avait dit d’écrire al Centro Espanol 1 – au Centre Espagnol de Perpignan pour lui donner mon adresse dès que j’arriverai quelque part. Tous les réfugiés espagnols passaient forcément par Perpignan : « Je me débrouillerai comme je pourrai pour passer la douane et aller là-bas chercher ta lettre. » À son père qui voulait venir avec nous, il avait ajouté : « Votre devoir et le mien, c’est de rester ici tant que la guerre continue ! »

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Il pensait qu’ils allaient pouvoir passer en France, revenir par la mer à Valencia ou à Madrid pour poursuivre la lutte en zone libre. Mais une semaine après notre passage, ça a été la débâcle. Le gouvernement républicain et le Ministère de l’Intérieur pour qui l’abuelo travaillait sont passés en France et les soldats, au lieu de repartir, ils ont été désarmés et dirigés vers des camps français. Quand il a vu que ça se passait comme ça, votre grand-père a quitté l’abuelo pour passer la frontière en cachette. Il y avait une rivière à traverser sur un pont gardé par des gendarmes et des soldats sénégalais. À côté du pont, Antonio a rencontré un Français à qui il a expliqué qu’il n’était pas question pour lui d’aller dans les camps, mais qu’il voulait se rendre à Perpignan pour ensuite rejoindre sa famille. Ce monsieur lui a dit : « Écoute ! Si tu es capable de passer la rivière, tu me donnes tes habits. Moi, j’irai discuter avec le gendarme qui fait la garde. Je vais parler fort pour cacher le bruit que tu feras et tu sauteras dans l’eau quand tu m’entendras. » Votre grand-père a attendu. Quand les deux ont commencé à se parler, il a sauté dans l’eau, il a nagé, il est allé de l’autre côté, et il a eu de la chance ! Parce que ce monsieur est revenu pour lui donner ses habits ! Il aurait très bien pu partir avec ou le dénoncer à la police. À Perpignan, peu après... Al Centro Espanol, votre grand-père Antonio a trouvé la lettre que je lui avais envoyée tout de suite de Dijon. Il s’est couché, il a passé la nuit là-bas et quand il s’est réveillé, c’était l’abuelo qui était en face de lui ! Votre grand-père avait été rattrapé par les autres réfugiés ! Son père lui a demandé ce qu’il comptait faire : « Toi, tu fais ce que tu veux, mais moi je vais les rejoindre ! » On les a amenés au camp de concentration de Saint-Cyprien. De là, on les a dirigés vers un autre camp. Ils allaient en file, gardés par des Sénégalais, quand Antonio a dit à son père : « Je vais pas rester ! Je m’en vais ! Si tu veux venir avec moi, tu jettes ta valise et tu me suis ! Moi, je vais m’échapper. » Votre grand-père était jeune, un peu fou, très sauvage, et ça lui a beaucoup servi ! L’abuelo, lui il n’était pas si vieux que ça, mais il tenait beaucoup à sa valise qu’il avait ramenée d’Espagne ! Pour rien au monde il n’aurait voulu la lâcher ! Ils se sont séparés,

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l’abuelo d’un côté, son fils de l’autre. Au bout d’un moment, Antonio s’est arrêté de marcher pour se mettre dans un coin. Personne ne l’avait vu. Il y avait un mur, il l’a sauté et il s’est enfui. À Perpignan comme partout, il y en avait qui étaient pour les fascistes et d’autres qui étaient pour les Républicains. Et surtout, il y avait beaucoup de gens qui avaient peur des réfugiés espagnols ! Surtout les filles ! Elles en avaient vraiment très peur ! Là-bas, votre grand-père s’est fait dénoncer par un groupe de femmes : « Gendarmes ! Oh, gendarmes ! Il y en a un qui s’est échappé ! » Il a été repris et on l’a remis dans un camp. De là, il s’est enfui à nouveau une nuit. Votre grand-père n’avait rien ! Pas d’argent, rien ! Mais il avait récupéré à la frontière une montre de poche, ronde et en or qui valait très cher. À la frontière, les gens jetaient tout ! Comme il fallait aller à pied jusqu’à Perpignan, ils laissaient leurs valises et tout ce qu’ils avaient avec eux ! Je me rappelle d’un endroit où il y avait plein de valises, c’était peut-être là qu’il avait trouvé cette montre. Je ne sais pas comment votre grand-père s’est débrouillé : il est retourné à Perpignan, il est allé voir un responsable syndical qui travaillait aux Télégraphes en lui disant qu’il voulait vendre cette montre pour s’acheter un billet de train et nous rejoindre à Dijon, ce monsieur lui a appris comment dire « bonjour », « au revoir » et « merci » en français et lui a donné de l’argent en échange de la montre. Votre grand-père a pris le train. Il paraît que quand il voyait venir un contrôleur, il ne savait pas quoi faire. Il mettait un journal pour pas qu’on le voie. Parce qu’il était bien typé espagnol ! Camp pour réfugiés de La Boudrone (Côte d’Or), hiver 1939 À la gare de La Boudrone, on était enfermés. Il y avait des barbelés partout. Pour sortir, on devait passer une porte gardée par au moins trois ou quatre gendarmes. Il y avait trois pavillons. Le nôtre était réservé au personnel de la Poste. C’était celui des privilégiés. Malgré tout, quand on y est entrés la première nuit, il n’y avait même pas de lit ! On nous a distribué des couvertures militaires et on nous a mis de la paille sur le sol ! Il y avait plein de poux ! Je vous assure que j’ai senti plein de poux sur mon corps ! Les jours suivants, c’était un peu mieux. Moi, dans ma valise, j’avais un peu de linge, une couverture pour Louisette, des draps et des taies d’oreillers que j’avais brodés moimême. Je n’avais rien apporté d’autre. Je me suis fait mon lit sur le sol avec ça. Je

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dormais sur la paille et à côté de moi, il y avait l’abuela, los chaches et la Chacha Pépita. On était tous ensemble. La fille que j’avais rencontrée dans le car s’appelait Éloïsa. Elle était célibataire. Elle parlait bien le français, elle avait le même âge que moi et elle aussi était fille d’un chef de la Poste. Toutes les deux, on discutait bien. Un jour, cette Éloïsa a demandé aux gendarmes l’autorisation de sortir du camp pour aller rencontrer les gens des P.T.T. de Dijon, leur expliquer notre situation et leur demander de l’aide. On l’y a autorisée. Quand elle est revenue, Éloïsa était bien contente parce qu’elle avait été très bien reçue et qu’on allait venir nous voir. Effectivement, le lendemain, on a vu arriver monsieur Richard, quelqu’un de très gentil, qui venait nous dire que les P.T.T. de Dijon allaient former un comité qui nous amènerait du lait, du savon et de la nourriture en supplément. Un jour plus tard, monsieur Richard est revenu avec sa femme. Comme j’étais la seule du pavillon avec un bébé, tout de suite ils sont venus vers moi pour me demander ce que je faisais en Espagne. Ce qui les étonnait le plus, c’était que Louisette était toute nue ! Pour Louisette, bien sûr j’avais pris des vêtements ! Mais comme je pouvais pas les laver, je les jetais au fur et à mesure qu’elle faisait ses besoins. Ils m’ont promis de lui apporter de quoi l’habiller et ils sont passés encore une fois le lendemain avec une grande boîte pleine d’habits d’enfants ! Monsieur Richard et sa femme, ils étaient vraiment très gentils ! Le comité des P.T.T. de Dijon venait avec le ravitaillement et tout était mis sur une grande table. Les gens se jetaient dessus comme des bêtes sauvages ! Chacun venait et... comme des voleurs ! Moi, je ne pouvais pas parce que ça me dégoûtait et que ça me faisait peur. Je regardais ça, je restais assise avec Louisette dans les bras et je n’y allais pas. L’abuela, elle se jetait sur la table en même temps que les autres ! Pour ça, pour se jeter, c’était une championne ! La pauvre ! C’est vrai qu’elle faisait ça plus pour ses enfants, Louisette et moi que pour elle. Mais elle n’hésitait pas ! Dés qu’elle pouvait, elle se jetait sur la table et elle nous apportait ce qu’elle avait réussi à récupérer ! Monsieur Richard venait et me disait : « Mais allez-y, vous aussi ! Servez-vous ! » Moi, je ne voulais pas : « Non mais moi, vous savez ! Avec la petite... Et puis, je n’aime pas ça ! Se bagarrer comme ça pour aller chercher des choses, non ! Je me contente de ce que je peux avoir ! »

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C’est vrai que ça me faisait quelque chose d’aller prendre à manger de cette façon ! Finalement, monsieur Richard, sa femme ou d’autres m’apportaient du ravitaillement directement. Sans que j’y aille. Avec monsieur Richard, on arrivait un peu à parler espagnol. Un jour, je lui ai dit que j’étais enrhumée. « Enrhumé », en espagnol ça se dit « constipar ». Le pauvre ! Le lendemain, pour soigner mon rhume il m’avait apporté des pilules contre la constipation !!! Un matin, vers 7 heures 1/2, quelqu’un est arrivé d’un autre pavillon alors que je dormais : « - Est-ce que Luisa Marin est ici ? - Oui, c’est moi. - Il y a une lettre qui vous attend à l’entrée du camp. » C’était pas une lettre, c’était lui ! C’était Antonio ! Il était venu ! Il était venu tout seul en s’échappant ! Comme ça ! Quand je l’ai trouvé, il se cachait parce qu’il était clandestin et qu’il n’avait pas le droit d’entrer ! Bien sûr, il est venu avec moi. On l’a pris dans le pavillon P.T.T. En Espagne, dans le même temps Pendant ce temps, en Espagne, la guerre continuait. La Catalogne et tout le Nord s’étaient rendus, mais le gouvernement et certains soldats avaient réussi à prendre le bateau jusqu’à Valencia pour poursuivre la lutte dans le Sud. Nous, on écoutait les informations que les P.T.T. nous amenaient tous les jours. Quand Valence a été reprise, Madrid s’est trouvée isolée parce qu’on ne pouvait en sortir que par la carratera de Valencia. Franco a promis qu’il n’y aurait pas de représailles si la ville se rendait. À partir de ce moment, il y a eu beaucoup de désaccords entre Républicains. Certains voulaient arrêter la guerre, ils disaient que c’était la catastrophe. Les communistes, eux, ils voulaient la continuer. Finalement, tous se sont rendus au mois de mars et ça a été fini. La Pasionaria et d’autres communistes ont réussi à passer en France par bateau en embarquant du port de Carthagène toujours tenu par les Républicains. Madrid avait tenu pendant trente-trois mois ! Quand elle s’est rendue, je n’y étais pas, mais ma soeur Pépita m’a dit que ça a été vraiment terrible ! Ils ont pris beaucoup de gens qu’ils ont fusillés ! Ils venaient les chercher dans les maisons, ils les prenaient et on ne les revoyait plus ! Mon frère Ricardo, le pauvre ! Ils l’ont pris et ils l’ont amené avec eux…

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Les franquistes ont pris aussi Albacete où se trouvaient mon père et la Tia Margarita… Luis, mon père, était très triste et très inquiet. Parce que tout le monde savait qu’il était républicain et qu’il avait aucune idée ce qu’on allait faire de lui. Ce sont les Italiens de Mussolini qui sont arrivés les premiers à Albacete. À ce moment-là, beaucoup de fascistes restés dans le camp républicain qui n’avaient rien dit tout le temps de la guerre ont commencé à se faire entendre. Mon père était en bas de l’immeuble de la Poste avec un de ses employés pendant que les nationalistes faisaient le défilé de la victoire : « Eh ! Don Luis ! Venez ! Regardez ! Comment vouliez-vous qu’on gagne la guerre ? C’était impossible ! Regardez cette armée qui arrive avec de beaux uniformes ! Regardez comme ils sont ! C’est une armée, ça au moins ! » Mon père lui a répondu : « C’est vrai, tu as raison. Les troupes de Franco sont très bien habillées mais ce sont des Italiens ! Ce ne sont pas des Espagnols ! Et les autres, les Républicains, c’est vrai qu’ils ne sont pas bien habillés et qu’ils ont les pantalons coupés. Mais au moins, eux, se le ven los cojones – on voit qu’ils ont des couilles !!! » À l’arrivée des franquistes, mon père qui était chef à la Poste d’Albacete s’est fait renvoyer du jour au lendemain et il s’est fait interner dans un camp de concentration. À Chinchilla. Après, de temps en temps, je lui envoyais une lettre en Espagne sans être sûre qu’il pourrait la recevoir. Antonio et moi, on lui envoyait des cartes postales. Grâce à la Croix-Rouge et à la chance, peut-être que... Camp pour réfugiés de La Boudrone, printemps 1939 Le camp de La Boudrone était prévu pour les femmes, les enfants, les vieux et les hommes malades. Pour qu’un homme reste, il fallait qu’il prouve qu’il n’allait pas bien. Il y avait beaucoup de mutilés, par exemple. Votre grand-père et moi, on est allés voir le responsable du camp. Antonio a discuté avec lui en expliquant qu’il s’était échappé de là où il était pour rejoindre sa famille et il lui a demandé l’autorisation de rester. Le directeur a été très gentil avec nous : « Vous n’avez pas le droit de rester ici, mais on va faire comme si on ne savait rien. Votre femme, quand elle sortira, au moment du repas, elle n’aura qu’à prendre du ravitaillement pour vous et vous mangerez à l’intérieur. Parce que si les gendarmes vous voient, ils vont vous prendre et vous amener dans un autre camp. »

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On a fait comme ça pendant un moment, mais il y a eu des jalousies. La plus jalouse de toutes, elle s’appelait Sarah. De voir que votre grand-père était là, ça l’énervait beaucoup, celle-là ! Elle ne supportait pas qu’on vienne lui porter à manger ! Toutes les deux, un jour on s’est vraiment disputé très très fort : « Ton mari, je vais le dénoncer parce que ça peut pas continuer comme ça ! Il est là, mais il a pas le droit ! » Je me demandais ce qu’elle voulait. Votre grand-père n’avait pas fait attention, mais comme il était jeune et beau, peut-être bien qu’elle était un peu amoureuse de lui : « Qu’est-ce que ça peut te faire qu’il soit là ? Il a eu l’autorisation du chef du camp ! Je te préviens, fais attention à ce que tu dis ! - Est-ce qu’ils sont là nos maris à nous ? C’est pas possible ! Il ne faut pas que ça dure! Je vais aller le dénoncer ! » D’habitude, je suis pas très courageuse, mais là je sentais vraiment beaucoup de méchanceté de sa part : « Si tu fais ça, je te jure que tu vas t’en rappeler ! Je vais te mettre un coup de pied dans le ventre... » (Elle était enceinte...) Après que j’ai dit ça, elle a pris une bouteille et elle voulait me casser la tête avec ! Finalement, ça c’est fini comme ça. Dans le refuge, tout le monde était avec moi et ça n’a pas été plus loin. Je crois qu’elle a compris. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire que votre grand-père soit là ? Cette fille et moi on ne s’est jamais plus reparlé, mais Antonio m’a fait beaucoup de reproches : « Quand même ! Tu as été méchante avec elle. » C’est vrai que je l’avais menacée d’un coup de pied dans le ventre et que ça n’était pas bien. Mais je lui avais dit la première chose qui m’était venue à l’esprit !!! La pauvre ! Celle-là, cette Sarah, elle avait pas eu de chance. Elle était tombée enceinte le dernier jour où elle avait été avec son mari et quand elle était arrivée au camp elle ne savait pas qu’elle l’était. Elle s’en était aperçue que quand son mari n’était plus là. Quand monsieur Richard a su que je savais coudre et qu’il a vu les broderies que j’avais avec moi, il m’a demandé si je voulais travailler. Il pouvait me donner à faire des chemisiers à points de croix. J’ai commencé à coudre. On me donnait des travaux pour des gens qui voulaient aider les réfugiés de l’Espagne Républicaine. Je faisais des blouses de travail pour 50 francs la pièce. À l’époque c’était une somme

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qui représentait quelque chose ! Mais il fallait tout faire et tout broder ! Les cols ! Les manches ! Les devants ! Et je peux vous dire que j’en ai fait quelques-unes… Grâce à monsieur Richard, à sa femme et à ce travail, j’ai commencé à connaître quelques gens. Les samedis, j’avais l’autorisation du chef du camp et de la gendarmerie pour sortir du refuge. Un jeune couple qui avait aussi une petite fille venait me chercher. Ils passaient nous prendre Louisette et moi, on mangeait chez eux, on passait l’aprèsmidi ensemble et ils nous gâtaient beaucoup. Le directeur du camp était quelqu’un de gros, de tout petit et de vraiment méchant ! On lui a vite donné un surnom qui lui allait très bien : on l’appelait « El Chinche prenado » - « La Punaise enceinte ». Pour manger, « El Chinche prenado » venait nous trouver avec les gendarmes. Il nous sortait du camp et il nous amenait dans un restaurant populaire qui était à lui. Il venait nous chercher tous les jours et tous les jours pendant longtemps, il nous a donné la même chose à manger : des pois cassés et du camembert. Je me rappelle des pois cassés et du camembert ! Peut-être bien qu’il y avait un peu de viande, aussi ! Mais je m’en souviens plus ! En tout cas, moi, le camembert, je pouvais pas le manger. En Espagne, on n’avait pas l’habitude de manger ça. Rien que l’odeur, je ne pouvais pas ! Eloïsa et moi, un jour on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose contre « El Chinche prenado ». L’État versait à ce type-là 15 francs par jour et par réfugié et il nous faisait manger tous les jours le même menu avec ces pois cassés et ce camembert ! C’était plus possible : « Demain si on nous sert la même chose, on se met debout et personne ne mange ! Si quelqu’un mange, on lui donne une bonne leçon à la sortie ! » Le lendemain en sortant du pavillon, on a prévenu tout le monde que personne ne devait manger au cas où il y aurait encore des pois cassés. Manque de pot, quand on est arrivés pour manger il y avait des pois cassés ! Eloïsa et moi, toutes les deux on s’est levées en même temps. « El Chinche prenado » est venu nous voir tout de suite : « Mais qu’est-ce qu’y a ? Qu’est-ce qu’y se passe ? Vous voulez partir ? - On veut plus manger ce que vous nous donnez. C’est toujours la même chose ! D’un jour à l’autre vous le mettez de côté et le lendemain vous nous le resservez ! Et vous êtes payés ! Nous, on veut plus de ça ! » « El Chinche Prenado » a pris peur :

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« Non, non ! Mais, attendez ! Vous n’aimez pas les pois cassés ? Je vais vous donner autre chose... » Immédiatement, il nous a donné un ragoût de pommes de terre avec de la viande. Pour nous, c’était un délice et c’était bien la preuve qu’il pouvait nous donner autre chose que ces pois cassés, mais qu’il préférait garder les sous pour lui ! Quand les gens des P.T.T. sont venus, on leur a expliqué ce qui s’était passé. Moi je parlais avec monsieur Richard : « En plus, on mange du fromage pourri qui coule et qui sent mauvais ! » Monsieur Richard a pris note de tout ça, il est revenu un peu plus tard et nous a dit : « Pour les pois ça va ! Mais pour le fromage, c’est du camembert qu’on aime beaucoup ici en France ! Si vous n’aimez pas, on va changer, mais c’est pas du fromage pourri ! » Finalement, le comité a décidé de ramasser les 15 francs que donnait le gouvernement à chaque réfugié et de nous acheter lui-même à manger, des pâtes, de la viande, des pommes de terre, de l’huile et tout le reste. On nous a construit comme une espèce de cuisine et deux personnes de chez nous, différentes chaque semaine, préparaient les repas qu’on voulait. Là, c’était mieux. On était organisés. On ne sortait plus du camp, mais on mangeait mieux. C’était propre et on se faisait nous-mêmes la cuisine. L’abuelo nous écrivait des camps du sud de la France. Il voulait venir avec nous à Dijon parce que là où il était il souffrait vraiment beaucoup ! Il était très triste et très malheureux ! On recevait ses lettres et votre grand-père s’en voulait beaucoup de l’avoir retenu à la frontière au moment de notre départ à nous. Mais pour que le grandpère puisse venir, il aurait fallu qu’il soit malade. Alors il nous a envoyé toutes sortes de papiers et des certificats médicaux. Je suis allée moi-même à la préfecture de Dijon pour essayer de le faire venir. Comme il était un peu vieux et bien malade, finalement ils ont accepté de le transférer au refuge de La Boudrone. L’abuelo est arrivé bien mal en point. Il nous a raconté que là où il avait été, au Barcarès, à Saint-Cyprien et à Argelès, vraiment ça avait été terrible ! Vraiment affreux ! Surtout à Argelès ! Toute une armée était rentrée en France et les Français ne savaient pas où mettre tous ces gens. La plupart ont été amenés au bord de l’eau, sur les plages et on les a enfermés derrière des barbelés. L’abuelo y était. Ils n’avaient rien à manger ou presque. On leur donnait peut-être une boîte de sardines chacun et ils devaient se débrouiller avec ça. Certains mouraient et beaucoup étaient malades. En plus, c’était en hiver et il a fait

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très froid cette année-là ! Il paraît que certains se jetaient à l’eau. Ils se suicidaient par désespoir, parce qu’ils avaient laissé toute leur famille en Espagne et qu’ils pensaient jamais plus revenir ou parce qu’on les menaçait de les renvoyer et de les donner à Franco. Parce qu’on les menaçait de ça, aussi ! L’abuelo nous a raconté tout ça et nous a dit que dans les camps où il avait été, on trouvait des cadavres un peu partout les matins en se levant. Sur les plages, ça a été vraiment très très dur ! Et l’abuelo quand il est arrivé au refuge de La Boudrone, il était bien malade ! Camp de La Boudrone, septembre 1939 Le 3 septembre 1939, monsieur Richard est arrivé au camp en pleurant. La France et l’Angleterre venaient de déclarer la guerre à l’Allemagne. « Moi j’ai fait la guerre de 14 et maintenant c’est mon fils qui va devoir faire celle-ci... » La guerre de 14-18 était finie depuis vingt-cinq ans et ici tout le monde y pensait encore. Monsieur Richard pleurait. Il pleurait et de suite, son réflexe a été d’acheter des masques à gaz pour se protéger lui et sa famille ! À Dijon, tous les gens se sont immédiatement procuré des masques à gaz ! Les Français avaient peur des gaz ! Ils se souvenaient de la guerre de 14 et des attaques au gaz des Allemands ! Nous, ce 3 septembre, ce qu’on a pensé en premier c’est que si on avait un peu plus résisté au moment où on était à Barcelone comme nous l’avait demandé le Docteur Negrin, c’est-à-dire que si on avait encore plus mangé de ces lentilles où il y avait plus de petites bestioles que de lentilles… eh bien, c’est sûr que la Guerre d’Espagne ne se serait pas finie comme elle s’était finie !!! Une semaine après ce 3 septembre, tous les hommes qui pouvaient travailler ont été pris du refuge et amenés à Montbard dans une usine de matériel de guerre. Tous ceux qui comme votre grand-père pouvaient travailler sont partis là-bas. Encore une semaine plus tard, on nous a nous aussi déplacés du camp de La Boudrone pour nous amener dans un autre refuge. Camp de Villers-les-Pots (Côte d’Or), septembre 1939 Au camp de Villers-les-Pots, c’était vraiment dégueulasse ! À La Boudrone, au moins

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il y avait de l’espace et de la verdure ! C’était un champ et on pouvait se promener ! Mais dans cet autre refuge, c’était vraiment... Quand on avait besoin d’aller aux cabinets, il y avait une planche par terre. Un jour, j’ai mis le pied dedans tellement les planches étaient pourries ! Je vous dis pas comment je suis sortie avec mon pied ! C’était vraiment sale ! Chaque jour, au moment du repas, le responsable de ce deuxième camp entrait dans le réfectoire avec une liste à la main et nommait dix ou quinze personnes : « Untel, untel et untel ! Vous, vous et vous ! Ce soir, vous partirez en Espagne ! » Moi, je n’avais pas peur d’être sur la liste des gens qu’on livrait à Franco. En partant d’Espagne, j’avais 22 ans, je n’avais pas fait grand chose pendant la guerre et je n’avais jamais eu d’activité politique. Peut-être même que j’aurai pu retrouver mon père et toute ma famille. Par contre, heureusement pour lui que votre grand-père travaillait déjà à Montbard parce que lui il s’était bien fait connaître au sein des jeunesses communistes de Madrid ! Et je sais par ma soeur Pépita que là-bas des gens sont passés pour l’arrêter ! Et qu’ils posaient des questions ! Et qu’ils voulaient savoir où il était ! Mais là où était votre grand-père, c’était à Montbard où il travaillait avec Pépita et l’abuelo qui les a rejoints quand il a été guéri et avec qui il a cherché une maison pour nous faire sortir du camp. À suivre

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