Bio Marisa BEAUJEAN extrait intro + chap. 1

Marisa BEAUJEAN

Chère m’est l’ancolie De l’enfant contrainte à la femme épanouie : chronique d’une éclosion

Chère m’est l’ancolie Des origines distinguées, au plus près de l’élite anversoise ; des parents unis et bienveillants, en dépit de principes éducatifs un peu austères ; un frère taquin mais protecteur, toujours prêt à associer sa petite sœur à de martiales épopées… On peut le dire : les premières années de Marisa BEAUJEAN (1931) évoquent une enfance préservée.

Mais d’où vient-elle, alors, cette touche de mélancolie qui – au-delà de l’allusion du titre – traverse de part en part ce récit de jeunesse ?

Par son aspect théâtral – shakespearien, même ! – une nuit de l’été 1937 jouera le rôle de bascule dans le destin de notre héroïne. Avec la maladie de sa maman, c’est en effet toute une mécanique bien huilée qui se dérègle, exigeant l’envoi de Marisa dans un sévère pensionnat catholique. En fait de solution transitoire, cet univers étriqué absorbera pas moins de… onze années de sa vie ! Nous emmenant bien au-delà du conflit mondial, à son tour dévastateur, pour l’ensemble de la famille cette fois…

Cependant, la félicité attendait son heure. Heure décalée certes – ne trouva-t-elle pas pour cadre l’Angleterre ?! – mais soulagement bien réel d’une jeune fille enfin mise en situation de fleurir de toute sa soif de vie, en pleine beauté. Et comme le bonheur attire souvent l’amour…

Marisa BEAUJEAN

Chère m’est l’ancolie De l’enfant contrainte à la femme épanouie : chronique d’une éclosion

POURQUOI L’ANCOLIE ? « Cette fleur m’a toujours appelée. Quand je faisais des marches en montagne, dans le Verdon, notamment : j’étais alors très souvent la première à la repérer...

Non seulement elle est superbe de grâce et d’équilibre, mais elle évoque la résistance face à l’adversité : elle renaît presque systématiquement, même après avoir été piétinée ou partiellement déracinée.

Elle me renvoie aussi à l’art pictural, que j’ai toujours tant aimé. Cette fleur est en effet très présente chez les peintres de l’École flamande, jusqu’à constituer une forme de signature chez certains d’entre eux.

Enfin, en regard de la symbolique florale, l’ancolie est associée à la présence du Saint-Esprit.

Dans un registre plus laïc, elle est également liée à la tristesse et à la solitude : deux sentiments qui ont profondément marqué une bonne partie de ces jeunes années sur lesquelles nous allons revenir ici. ».

Marisa BEAUJEAN

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À mes enfants À mes petits-enfants et arrière-petits-enfants

All the world’s a stage, And all the men and women merely players.

Tiré de la pièce de William SHAKESPEARE As You Like It (Comme il vous plaira), acte II - scène VII (début du monologue de Jacques)

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je tiens à exprimer toute ma gratitude :

À Julien KNOEPFLER,

pour sa plume agréable et son souci de faire vivre intensément mes

dires par ses mots ;

À Marielle BAUTERS,

pour son sens esthétique et la finesse manifestée dans les agencements

de mise en page ;

Aux deux susnommés,

pour leur coopération minutieuse, dont la conséquence finale est

une alchimie particulièrement séduisante entre textes et illustrations ;

REMERCIEMENTS

Au moment où s’achève cet ouvrage,

À Valérie VANPEE et Christine FOUGERONT,

pour leur relecture attentive de la version définitive ;

À mes chers petits-fils Yannick et Jonathan, last but not least,

pour m’avoir ainsi permis de raconter mon étonnante épopée.

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Mon ascendance BEAUJEAN. L’hôtel et son faste

Chapitre 4 À Oude God, mes premières années

Chapitre 7 À travers la pluie, quelques arcs-en-ciel…

Chapitre 10 Cinq années éprouvantes.

Le « miracle » anglais

Chapitre 2 Le côté van den HENDE : des douceurs au goût amer !

Chapitre 5 « Petit Papa » et Paul : les héros de mon enfance…

Chapitre 8 En guerre !

Une famille en mode « débrouille »

Chapitre 11 Réadaptation belge.

La rencontre avec Jacques

Chapitre 3 Mes parents : « Adieu la mer,

bonjour l’amour ! »

Chapitre 6 « Neurasthénique » !

Mon entrée au pensionnat

Chapitre 9 Carnage collatéral.

Les pigeons de l’Oncle Jim

ÉPILOGUE

Chapitre 1

179

PROLOGUE

SOMMAIRE

9

10

PROLOGUE

Q

uand vous jetez un regard sur votre vie, Marisa, qu’est-ce qui émerge ? Qu’est-ce que ça fait remonter en vous ?

Ce que je vais vous raconter, c’est une vie d’enfant, d’adulte, de femme mariée, puis de femme ayant eu la chance de fonder une famille, à son tour…

Derrière tout cela, il y a des tristesses. Énormément de tristesses, à vrai dire… Mais aussi des joies, bien sûr...

Dans la période où nous nous parlons, pour être sincère, je suis précisément dans une ambiance où la tristesse a tendance à l’emporter. Du fait d’abord que ces divers souvenirs reconvoqués charrient pas mal de mélancolie… Mais aussi, sans doute, parce que ce large regard rétrospectif souligne – en lui-même – le fait que j’arrive lentement au bout du chemin, je m’en rends bien compte…

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Ne dites pas ça ! Si j’en juge par votre excellente apparence…

Je sais, je sais : on ne dirait pas… Pourtant, soyez sûr que je ne cherche en rien à cacher mon jeu ! Ce serait du reste bien maladroit : car notre âge nous

en sortir à peu près indemne…

Non, derrière votre question se pose celle du

Derrière les difficultés, c’est évidemment là un message positif, pour lequel vos descendants ne manqueront pas de se montrer reconnaissants, je pense…

Puissiez-vous dire vrai !

message que j’entends transmettre, de l’image que

Il est possible que ce sentiment se développe

je cherche à laisser. À ce titre, j’ai envie de raconter

chez eux, à moyen terme. Mais il n’est pas du tout

à mes enfants et petits-enfants ce qui s’est passé

certain que ce sera le premier qu’ils éprouveront,

dans la vie de leur mère et de leur grand-mère,

chronologiquement. Il se peut en effet que leur

avec des hauts et des bas.

réaction a priori tienne bien plutôt de l’incrédulité,

rattrape toujours, à un moment ou un autre…

Mais là n’est pas le sujet !

J’avoue que le fait de communiquer tout cela me soulagera, me fera du bien. Je veux que mes

voire carrément de l’agacement !

fait que j’ai construit moi-même – avec le concours

De l’agacement, vous pensez ?! Mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Il faut que vous en soyez bien conscient : au cours

de mes proches, bien sûr ; mes parents, d’abord,

de l’exercice que nous entamons, j’ai la ferme volon-

puis mon mari, ensuite, essentiellement – ma

té d’être absolument sincère. Tant qu’à se confesser

petite part de bonheur. Que je me suis accrochée,

– car c’est bien ce que vous me proposez, à votre

malgré un grand nombre de mauvaises cartes qui

manière, non ? Une sorte de confession – …

descendants se rendent compte de la façon dont j’ai vécu. Je veux qu’ils se convainquent aussi du

avaient été glissées dans ma « mise » de départ :

jeune vie, des périodes horriblement tristes pour

Je ne me retrouve pas vraiment dans cet intitulé… Vous savez, je suis très loin de détenir une ligne directe avec le Bon Dieu !

une enfant. Mais voilà, je me suis battue, j’ai tenu

On se comprend… Tant qu’à se confesser, disais-je

la solitude, le pensionnat, un père qui voyageait en permanence… Il y a assurément, dans ma

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bon : j’ai réussi à traverser tout ça, pour, au final,

donc, autant le faire complètement ! Sinon, ça n’a

pas trop de sens, il me semble ! Vous ne trouvez

pas ? J’entends donc raconter les choses de la manière la plus honnête et la plus complète possible, dans les limites de la mémoire qui me reste et du temps qui nous est offert.

Je ne pense pas inutile d’apporter cette pré-

cision. Car je parle d’expérience ! Quand, dans

un contexte ou un autre – familial ou amical – il m’arrive de commencer à lever un coin du voile sur mon passé, ça ne rate jamais : il suffit chaque fois de quelques minutes de récit pour que les gens ouvrent des yeux grands comme des soucoupes ! La première surprise passée, et tandis que je continue ma narration, il y en a toujours l’un ou l’autre pour commencer à soupirer ou pour regarder le plafond d’un air emprunté. Jusqu’à ce que, de manière plus explicite encore, un membre du groupe entreprenne généralement de m’interrompre « Mais qu’est-ce que tu nous racontes, Marisa ?! C’est impossible ! Tu fabules ! Une fois de plus, tu exagères ! ».

Cette incrédulité systématique m’attriste et me blesse, pour être sincère. J’aimerais mettre fin à tout ce doute, voyez-vous ? Parce que les choses se sont bel et bien passées ainsi que je les raconte. Même s’il m’arrive évidemment ici ou là 13

d’y mettre un peu de panache, je le reconnais…

Mais quel narrateur n’a pas ses « petits effets » ?!

Certes ! Je suis bien placé pour vous donner raison !

Donc, je vous l’assure en toute clarté : au cours du récit que je m’apprête à vous confier, je prends l’engagement de vous conter la stricte vérité, sans jamais exagérer délibérément. Du début à la fin, je ne ferai que relater ce que j’ai vécu, ce qui reste au plus profond de moi.

Cela me fera sans doute passer pour une emmerdeuse aux yeux de quelques-uns, mais croyez bien que ça m’est parfaitement égal !

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Je serais ravi de contribuer à faire taire les incrédules ! À ce titre, il est une chose qui va sans doute vous aider à imposer votre version des faits.

Car je le dis toujours : une biographie, c’est de la « petite histoire » (sous-entendu : individuelle) qui s’adosse à la « Grande Histoire » (à comprendre comme celle des peuples et des États). Or, cette Grande Histoire, elle est par essence très vérifiable.

On peut ainsi penser que plusieurs des passages de votre trajectoire personnelle pourront être corroborés à la lumière de ce qu’on trouve dans les manuels ! Vous ne pensez pas ?

Oui, vous avez sans doute raison. Ce genre de « croisement » pourra nous venir en aide, notamment, en regard de ce que j’ai vécu pendant la guerre.

Oui, typiquement !

Je dois bien vous l’avouer : moi-même, quand on me raconte certaines anecdotes liées à la guerre – ici en Belgique, à Bruxelles ou à Anvers, notre cadre de vie quotidien ! – j’ouvre des yeux à peu près aussi grands que ceux que vous prêtiez à vos auditeurs il y a un instant ! Par exemple, quand on décrit com-

ment s’organisait le marché noir, dans les Marolles, sous l’Occupation ! Il faut vraiment se pincer pour imaginer que tout cela ait pu exister, dans des quartiers bien connus, il y a quelques décennies seulement !

Oui, ce genre d’événements ne peuvent que marquer durablement : ils ressortiront inévitablement au moment de réaliser une biographie…

De fait, je vous l’ai dit : tout ce que je vais vous raconter, moi, ce sont des anecdotes qui m’ont vraiment marquée. Et qui ont aussi forgé mon caractère, à n’en pas douter !

Je suis curieux et impatient de vous entendre à ce propos…

Mais juste avant cela, je suis tenté de vous reposer ma question du début, en y mettant un peu plus de précision, éventuellement. Qu’est-ce que vous auriez envie de faire passer comme message, au-delà des faits, à vos lecteurs – familiaux ou non ? Vous m’avez certes déjà parlé de cette nécessité, pour chacun, de travailler soi-même à construire son bonheur, sans attendre qu’autrui le fasse à notre place ; c’est évidemment essentiel, et infiniment précieux…

Mais y aurait-il autre chose, une autre leçon de vie que vous désireriez transmettre, comme « au fronton » de votre récit biographique ?

Si je me fonde sur tout ce que ma famille a fait pour moi – je pense à mes parents bien sûr (moins à mes grands-parents, à vrai dire), mais aussi à mes enfants et mes petits-enfants – mon envie se-

rait celle d’inciter ceux qui forment cette « tribu » à toujours rester unis, le plus possible…

Je mesure bien que c’est un vœu ambitieux, pas toujours facile à réaliser (il suffit de constater autour de soi le nombre de familles éclatées, divi-

sées…) ; mais malgré tout, je souhaiterais que ceux 15

que j’aime et qui sont de mon sang s’accrochent,

C’est évidemment un très beau résultat ! Heureu-

se battent pour maintenir les liens qui soudent

sement, dans le cas de la famille BEAUJEAN, l’enjeu

cette famille, envers et contre tout. C’est d’autant

est de maintenir la concorde existante, non de ci-

moins facile, peut-être, que nous ne sommes pas

catriser des blessures béantes !

c’est qu’il y a toujours moyen de maintenir du lien,

Oui, vous avez raison, c’est très différent !

Grande est votre chance, et admirable votre mérite, à ce titre !

très nombreux. Mais qu’importe ! Ma conviction,

de voir le bon côté des choses et des gens. En se disant que personne n’est vraiment mauvais, que les conflits sont surtout dus à des peurs, des décalages, des maladresses… Rien de plus !

Voilà qui fait de vous une disciple de ROUSSEAU, manifestement, et de son mythe du « bon sauvage » !

Si vous le dites !

Non, je rigole, je vois bien ce que vous évoquez... Et pour vous répondre : oui, la compagnie de ROUSSEAU me convient. Il n’a clairement pas écrit que des sottises !

Le fait même de rédiger votre biographie et de la distribuer, c’est déjà un certain ciment pour une famille. J’en ai le témoignage très fort sur base de mes premières commandes, qui m’ont valu de voir des familles retisser autour de la biographie réalisée des liens qu’on pensait parfois irrémédiablement rompus.

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***

Maintenant, ce que je vous propose, c’est qu’on se mette directement au travail.

Vous êtes toujours d’accord que je vous pose quelques questions ?

Oui, bien sûr : je vous en prie !

Merci !

En bonne méthode, je vous propose de commencer avec un rapide tableau de votre parenté, du côté paternel autant que maternel. On y va ?

Allons-y !

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Vue de l’hôtel, dans son apparence actuelle après restauration

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CHAPITRE 1

1850

1925

MON ASCENDANCE BEAUJEAN : L’HÔTEL ET SON FASTE

Trois frères, deux soeurs et un palace

D

u côté de la famille de mon père, il faut vous imaginer un décor de luxe et de prestige, dans la riche Anvers du tour-

nant du siècle. De fait, mon grand-père, ses deux frères et ses deux sœurs assuraient conjointement la gérance de l’Hôtel BEAUJEAN, avenue Isabelle 81, dans un quartier résidentiel d’Anvers : on était

là quelque part entre le Parc Albert et le célèbre quartier du Diamant. C’était un hôtel très réputé, essentiellement fréquenté par les membres du Gotha, par les grandes familles et par tous ceux qui avaient « réussi ».

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Quand je dis qu’ils étaient co-gérants, je suis insuffisamment précise, à vrai dire. Car tous n’étaient pas impliqués au même degré dans la gestion de l’hôtel au quotidien. Ceux qui « tinrent la baraque » en premier rang, ce furent ma tante Marie, ma tante Jeanne et mon oncle Ernest : ils habitaient d’ailleurs au sein même de l’hôtel.

Pour sa part, mon grand-père Maurice BEAUJEAN possédait – avec ma grand-mère – une maison distincte, bien que située en ville d’Anvers elle aussi. Au-delà de cette séparation géographique, il exerçait une autre profession : il travaillait en effet au Lloyd Anversois 1 . Le saviez-vous : disparu depuis peu (en 2013), le Lloyd anversois a été longtemps le plus ancien périodique de la presse belge !

Carte ancienne du quartier

Le grand hall au terme des tout récents travaux

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Le quotidien auquel contribuait Maurice BEAUJEAN père

Oude God, 1931

Jardin de l’Hôtel BEAUJEAN, 1937

Marisa dans les bras de sa Bonne-Maman

Les grands-parents BEAUJEAN

Il est à noter que son frère Charles suivait la destinée de l’hôtel de plus loin encore : lui habitait carrément Bruxelles.

cette particularité assez incroyable d’avoir onze sœurs (!) et… un seul frère, le dernier des treize !

voulu que je ne l’aie que peu connue : elle est en

Onze sœurs et un frère fermant la marche !

Mais c’est incroyable !

effet décédée en 1934, je crois, d’un cancer. J’ai

C’est comme je vous le dis, pourtant ! Face à une telle

doublement regretté ce décès prématuré, dans la

combinaison, on ne peut s’empêcher de penser – je

mesure où ma Bonne-Maman BEAUJEAN avait aussi

vous l’accorde – qu’on était là en présence de parents

été désignée comme ma marraine… J’ai conservé

qui tenaient absolument à avoir un fils… Et qui se

une jolie photo d’elle, où elle me tient dans ses bras.

sont courageusement maintenus à l’ouvrage aussi

J’évoquais à l’instant ma grand-mère. La vie a

Cette grand-maman BEAUJEAN présentait

longtemps que leur vœu n’avait pas été exaucé !

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Oncle Charles et oncle Ernest Mais je reviens à la fratrie BEAUJEAN à proprement parler. Ce « quintet » constituait une fameuse équipe, je vous prie de le croire ! Je garde des souvenirs épiques de la plupart d’entre eux…

C’est oncle Charles – le Bruxellois, donc – qui, assez nettement, arrivait en tête de cette galerie de personnalités fantasques. Oh, celui-là ! Originellement, il avait eu une carrière de militaire, qui l’avait conduit à devenir rien moins que colonel de régiment. J’en garde le souvenir d’un personnage pincé et avare. Il avait épousé en secondes noces tante Flore, une femme sévère, raide comme une trique ! Pour d’obscures raisons, elle s’obstinait à porter autour d’un cou déjà passablement flétri

Sur le toit, une partie du personnel de l’Hôtel

un collier de chien – du moins en présentait-il

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toutes les apparences ! – serti de grosses perles

eu l’occasion de m’étonner qu’il soit bien moins

très probablement hors de prix.

loquace quand il s’agissait de s’expliquer sur

Ernest était mon autre grand-oncle. À l’exact

les motifs de son retour en Belgique. J’allais

opposé de son frère Charles, il offrait, pour sa

apprendre quelques années plus tard que ce

part, un profil avéré de fêtard et de coureur de

silence n’avait, en réalité, rien de bien surpre-

jupons. Il avait été parmi les premiers à être

nant : il semblerait en effet qu’il ait donné des

envoyé au Congo comme agent territorial ; cela

coups à un Africain, ce qui lui avait valu une

le conduisait très fréquemment à évoquer avec

solide disgrâce ! Cela a dû se passer assez exac-

emphase ses souvenirs africains ! J’ai longtemps

tement au tournant du siècle…

LE QUARTIER DE LA FRANKRIJKLEI, DIAMANT D’ENTRE LES DIAMANTS Déjà prestigieux en lui-même, l’Hôtel BEAUJEAN était situé dans un des plus beaux quartiers d’Anvers, le long de la réputée Frankrijklei, à un jet de pierre de l’Opéra. Passé le Stadspark, on était par ailleurs à 5 minutes de la Gare centrale (ici en arrière-fond). Pas étonnant que cet immeuble élégant vienne tout juste d’être reconverti à grands frais en résidence de luxe…

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Chère m’est l’ancolie

Une nuit durant laquelle il avait particulièrement « chargé la dose » avec deux compagnons, et tandis que tous trois progressaient avec peine sur un des boulevards du centre, se soutenant mutuellement, Ernest avisa une nettoyeuse qui s’était penchée sur une bouche d’égouts pour y essorer son torchon. Trouvant affriolante la chute de reins ainsi offerte, il jugea bon d’y administrer une claque de toute la largeur de sa grosse patte. Mal lui en prit ! Dans un grand cri, la femme ainsi humiliée se releva d’un coup, avant de jeter son torchon dégoulinant et crasseux à la face d’Ernest, tout en l’abreuvant d’injures. Emportée par son élan, la loque s’enroula autour de son cou, tel un serpent autour Jardin de l’Hôtel BEAUJEAN, 1935

de l’arbre ! Détrempé, malodorant, à moitié suf-

L’Oncle Ernest, un sacré personnage !

foquant… et surtout, solidement dégrisé, il jura – dit-on – qu’on ne l’y reprendrait plus !

Oncle Ernest avait un impressionnant réseau de copains. Il passait l’essentiel de ses nuits à festoyer, ne quittant les cabarets anversois qu’au lever du soleil. Au fil de ses pas titubants dans les rues encore quasi-désertes de la ville, il ne croisait alors, ici et là, que les membres esseulés de deux populations que tout séparait : d’autres « noceurs » de son espèce, d’une part ; et d’humbles représentants des premiers travailleurs du petit matin, de l’autre.

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Tante Jeanne : de loin ma préférée !

Voilà effectivement deux oncles hauts en couleur, chacun dans son genre… Dois-je penser que les tantes étaient pittoresques au même degré ?

côté, est décédée alors que j’étais encore toute petite ; je ne peux dès lors à peu près rien en dire.

Je sais juste qu’elle témoignait d’une grande sensibilité dans le domaine artistique.

Tante Jeanne était la plus jeune ; mais c’était aussi et surtout la plus amusante !

Il faut vous imaginer une frêle petite personne, délicate, invariablement gainée dans des robes de soie. Ses toilettes étaient souvent dominées d’un admirable collier d’or, qui a toujours exercé sur moi une profonde fascination. Déjà lorsque, toute petite, je me trouvais à califourchon sur ses genoux, j’aimais taquiner cette jolie « bijouterie » de mes doigts potelés.

Sa chevelure, non plus, ne laissait rien au hasard. En cette époque des « années folles » – vous le savez sans doute pour avoir vu des photographies ou des affiches publicitaires datant des premières décennies du siècle –, on portait les cheveux courts et plaqués, légèrement ondulés au fer chaud Jardin de l’Hôtel BEAUJEAN, 1935

avec, de chaque côté, des pointes en forme d’ac-

Tante Jeanne, ici en compagnie de Marisa

croche-cœurs. Jeanne présentait cependant cette spécificité bien à elle que sa chevelure avait été

Je ne peux, à vrai dire, parler semblablement des

teintée couleur acajou. J’ai longtemps hésité entre

deux sœurs, Jeanne et Marie. Car si j’ai parfaite-

le fait de trouver ça magnifique… ou horriblement

ment connu Jeanne, dont j’ai été très proche toute

kitch ! Avec le recul, je crois définitivement qu’on

la durée de sa longue existence, Marie, de son

était plus proche de la seconde option…

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Il faut savoir qu’au sein de l’Hôtel BEAUJEAN chaque membre de la fratrie s’était vu confier un département à gérer. S’agissant de tante Jeanne, mon grand-père avait fait le choix de s’appuyer sur le charisme avéré de sa soeur pour lui attribuer la charge hautement sensible de « responsable du protocole ». En pratique, c’est à elle qu’incombait notamment la mission délicate d’accueillir les visiteurs à la porte du restaurant et de les conduire à leur place, avec toute la déférence due à leur rang.

Un jour, un ambassadeur très « collet-monté » fit son entrée dans la salle à manger. Apostrophant ma tante qui venait à sa rencontre, il lui demanda « si l’on servait les moules ». L’histoire ne dit pas si ce personnage posa sa question de manière antipathique ou si, à l’inverse, ma tante se trouvait, ce jour-là, d’une humeur particulièrement « jouette ». Toujours est-il que sa réponse fusa : « Bien sûr, Excellence : ici on sert tout le monde sans distinction ! »2.

On s’en doute, l’épisode ne fit pas beaucoup rire. C’est même le très exact contraire qui se produisit : dès le lendemain, tante Jeanne avait été reléguée en cuisines ! Je ne sais trop si cette rétrogradation l’affecta énormément. À y repen

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1940

ser, il se pourrait bien que sa nouvelle affectation

Bon-Papa BEAUJEAN à son bureau

lui ait finalement mieux convenu ; car les talents

Reléguée à l’ambiance frénétique des cuisines…

manifestés par Jeanne dans sa fonction d’accueil n’enlevaient rien au fait que les courbettes ainsi exigées cadraient mal avec sa vraie nature : celle d’une femme libre, spontanée et aimant rire !

Étonnant personnage, décidément…

Et qu’en a-t-il été, en grandissant ? Avez-vous gardé des liens avec cette étonnante galerie d’oncles et tantes de l’Hôtel BEAUJEAN ?

Quoi qu’il en soit, c’est dans ce nouveau

Pour ce qui est des contacts conservés sur la

décor odorant, bruyant et surchauffé que, dès lors,

durée, je dois surtout mentionner le cas de Jeanne.

j’ai pris l’habitude de la côtoyer. Tandis que je trot-

Il faut dire que, bien des années plus tard, elle allait

tinais à sa suite, des fourneaux au garde-manger

– hélas ! – terminer assez tristement son existence.

et du chariot des desserts à la chambre froide, je

Après un séjour au domicile de son neveu Jim et de

continuais à admirer les bijoux qu’elle s’obstinait

sa femme Anna, elle se trouva en effet reléguée –

à porter… bien que désormais privée de sa cour

une fois encore, la pauvre ! – à l’hospice. Ceci, au

d’admirateurs !

simple motif que, un jour, le libraire de quartier où 27

Je m’en souviens : ces jours-là, Papa revenait chez nous très attristé de son sentiment d’impuissance. Son désarroi n’allait que grandir avec l’écoulement des années : sur la toute fin, le personnel de l’hospice en était même venu à attacher notre infortunée parente... J’ai eu beaucoup de regrets de ne plus côtoyer ma tante Jeanne.

Il faut dire aussi que c’est à elle que je dois la plus grande aventure de ma vie, à savoir d’avoir pu rencontrer celui qui allait devenir mon mari !

Années 20 : la mode des accroche-cœurs

Mais nous reviendrons à cela en temps voulu…

elle se rendait régulièrement l’avait vue arriver « gainée d’un bas blanc et d’un autre de couleur noire », selon ses propres termes ! Prenant appui sur l’avis d’un médecin complaisant, mon oncle et ma tante décidèrent de voir là un motif suffisant pour « la placer », comme on dit pudiquement.

Papa – qui, comme moi, avait toujours eu beaucoup de tendresse pour elle – allait lui rendre visite de temps en temps. Mais c’était à chaque fois une rude épreuve pour lui. Quand il montait la voir dans sa chambre, il ne fallait pas plus de quelques minutes pour que, à chaque fois, elle s’agrippe littéralement à ses genoux en le suppliant : « S’ilte-plaît, Maurice, reprends-moi à la maison ! ». Mais ce n’était pas envisageable...

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En haute mer (Maurice BEAUJEAN, ici à droite)

Mon père : très tôt dans la marine J’imagine qu’en étant baigné dans un tel environnement, votre papa n’a pas beaucoup eu le choix ? Et que l’Hôtel BEAUJEAN s’est vite imposé à lui comme « LE » cadre tout désigné de sa formation autant que de son emploi futur ?

Eh bien, détrompez-vous !

Dès son plus jeune âge, en effet, mon père a

Et en pratique, comment cette vocation a-t-elle pris forme ? En posant la question, je suis bien conscient que la ville d’Anvers n’est pas le lieu le plus absurde du monde pour démarrer une carrière de marin !

Mais malgré tout, la question demeure : quelle école ? Quelle affectation ?

Maurice BEAUJEAN (à gauche) avec son capitaine Anvers 1920

révélé une véritable passion pour un monde à mille lieues des plafonds stuqués, des couverts en argent et du protocole de l’établissement familial. Ce qui l’animait, lui, c’était les récits de voyages en mer, les destins d’explorateurs, les ports et les embruns… En un mot, mon père s’est trouvé une âme de marin !

Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de discuter avec lui de la question de savoir comment son attirance pour les métiers nautiques avait été accueillie par ses parents. Mais on dirait que la chose n’a pas fait scandale plus que ça... Sans doute mes grands-parents ont-ils toutefois posé comme condition que leur fils gravisse rapidement les échelons de la hiérarchie : vu le standing de la famille, je ne les vois guère cautionner un destin de simple moussaillon à vie !

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Anvers, 1920 Une des classes de moussaillons du Mercator

Je n’ai pas en tête avec certitude l’école que

C’est à bord de ces deux fières goélettes que

mon père a suivie. Il m’a parlé quelques fois

mon père a appris tous les secrets de la navigation

de « l’École des Cadets ». En toute logique, il

au long cours. Il semblerait en effet que – pour

doit s’agir là du premier degré de la Hogere Zee-

plus de réalisme – l’école de marine ait eu pour

vaartschool, qui régnait en maître à Anvers, à

pratique de permettre des voyages considérables

cette époque . Si je ne sais rien des cours sui-

à ses apprentis-marins, bien au-delà des eaux ter-

vis par mon père, je connais parfaitement, en

ritoriales belges, jusque dans les profondeurs de

revanche, les noms des deux vaisseaux à bord des-

la Méditerranée, voire le long des côtes africaines.

quels il a suivi le volet pratique de sa formation.

S’agissant du Mercator, Papa a lié à ce vais-

Il s’agit en effet de deux fameux navires-écoles :

seau de nombreuses années de sa carrière de

L’Avenir, d’abord, puis le célèbre Mercator.

marin. Car il ne s’est pas contenté d’y apprendre

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son métier : c’est aussi à bord de ce même troismâts qu’il a ensuite fonctionné comme officier lorsque, une fois diplômé, il a décidé de poursuivre dans le domaine de l’enseignement, « de l’autre côté du gouvernail », serais-je tentée de dire !

Comme officier, il a aussi fait des voyages plus longs, toujours à bord du Mercator : ses collègues et lui ont alors poussé jusqu’au Congo, voire en Amérique du Sud ! Je crois que ça a été une période fantastique de sa vie : en tous cas, il m’en a toujours parlé avec des étoiles dans les yeux…

Aujourd’hui encore, quand il m’arrive de passer à côté du Mercator dans le port d’Ostende, j’en suis moi-même tout émue. Les premières fois, je racontais à mes amies qui m’accompagnaient le lien très fort qui avait uni ce bateau à mon père. Par la suite, cependant, j’ai gardé cela pour moi seule : même intéressé et bienveillant à mon égard, leur enthousiasme me semble toujours feint, d’une certaine manière.

Désormais, je préfère honorer seule cette partie de mon héritage.

Le Mercator tel qu’on peut l’admirer aujourd’hui dans le port d’Ostende

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