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Francine SPLINGARD

Pain gris, pain blanc… Histoire de ma première vie, entre pétrin et fournil Conversations avec ma petite-fille Valérie DECRUYENAERE



Francine SPLINGARD

Pain gris, pain blanc…

Histoire de ma première vie, entre pétrin et fournil

Conversations avec ma petite-fille Valérie DECRUYENAERE



A mes grands-parents paternels A Tante Denise et Oncle Cadol A mes arrière-petits-enfants, Alex et Noa

Toute ma gratitude va par ailleurs à Valérie et Colette, pour leur efficace coopération "mère-fille", tout en finesse et en bienveillance ; à Jean-Pol, pour sa relecture attentive et son ingénieuse trouvaille dans le choix du titre ; à Laurence et aux divers autres membres de la famille, qui ont soutenu la réalisation de cet ouvrage ; à Julien KNOEPFLER, enfin, dont les talents d'écriture ont valorisé l’expression de mon récit.

Francine SPLINGARD


Les mots pour le dire Cabinet d’Êcriture www.lesmotspourledire.be


Prologue Ma sœur Laurence et moi avons eu la chance merveilleuse de pouvoir compter sur la présence de grands-parents aimants, et ce, tant du côté paternel que maternel. Bercées par l’innocence de l’enfance, puis secouées par le « chaos » de l’adolescence, nous n’avons pas été tout de suite conscientes de ce privilège… L’âge adulte a rempli nos vies d’un tas de choses à construire, déconstruire, reconstruire… Subrepticement et à la vitesse d’une comète, nous avons grandi. Le temps du rythme doux et régulier de nos pas dans les leurs s’est espacé… Depuis quelques années, je ressentais la frustration de ne pouvoir consacrer plus de temps à « être avec ma grand-mère ». Situation paradoxale : cela faisait un an que, dans le cadre d’une nouvelle voie professionnelle appelée Goupil – Clown et Théâtre action1, j’intervenais en tant que « clown en milieu de soins » dans une maison de repos… Or, tout l’art de ces visites clownesques est justement d’offrir un espace-temps d’attention et d’expression créatrice aux personnes âgées… Très proche de ma bonne-maman, je connaissais les bribes principales de son histoire, pour le moins mouvementée. Parmi tant d’autres qualités, j’ai toujours admiré sa force de vie dans l’adversité, sa discrétion, son humour et son honnêteté inébranlable… Francine aime écrire ; elle avait entamé puis laissé de côté un début de récit autobiographique… Au fil du temps, le souhait grandissait

1. www.goupilCLTA.org.

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en moi de trouver un moyen de garder des traces, non seulement de sa vie mais aussi de tout ce qu’elle m’a transmis. Dans une conversation avec mon collègue clown, j’apprends alors l’offre de services de Julien KNOEPFLER, lequel, sous l’enseigne « Les mots pour le dire », propose entre autres activités d’écrire la biographie de personnes âgées, dans une perspective de transmission intergénérationnelle… C’est bien dans cet esprit que j’envisageais les choses : contre vents et marées, cette passion d’apprendre et de transmettre ne l’a jamais quittée, la portant même parfois jusqu’au bout d’elle-même. A travers cette biographie, c’est ce travail de mémoire et de transmission que je veux continuer, pour l’ensemble de celles et ceux qui la connaissent : cousins, enfants, petits-enfants, arrièrepetits-enfants… Transmettre son savoir, la sagesse acquise à une époque qui ne faisait pas de cadeaux. Transmettre comment, par une mystérieuse alchimie, elle a pu transformer ses épreuves en amour de la vie et de ses proches, malgré tout. A travers, par exemple, sa délicieuse tarte au sucre… Son histoire est d’abord un magnifique témoignage de résilience et, qui plus est, une résilience de femme. Ce dont le monde a, je crois, bien besoin aujourd’hui… Pour rédiger cette histoire, nous avons choisi la forme de l’interview intime, expression de notre grande proximité.

Valérie DECRUYENAERE

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1. De ma naissance à la maternelle Raconte un peu, Bonne-Maman : quelles ont été les circonstances de ta naissance ? Où as-tu passé tes premières années de vie ? Je ne sais pas comment mes parents se sont connus ; mais le fait est que mon père (Edmond Pierre Louis SPLINGARD) a été élevé en Belgique, tandis que ma mère (Hélène Stéphanie Clothilde DELPLANQUE) était française, pour sa part. Me concernant, je suis née en France, à Lille plus précisément, à la fin août de l’année 1924. J’ai vécu mes premiers mois chez mes parents. Il semble certain, cela dit, qu’ils n’ont pas accueilli cet événement avec beaucoup d’émotion ou de « fibre » parentale : déjà après quelques semaines, en effet, ils m’ont placée chez une nourrice, dans un quartier proche de celui de ma grand-mère maternelle… J’avais 9 mois quand mon grand-père belge (du côté paternel, donc) s’est décidé à accomplir le voyage en provenance de Braine-le-Comte, dans l’idée de faire enfin ma connaissance. Sa première surprise, sans nul doute, aura été d’apprendre que je ne me trouvais pas au domicile familial… Il allait toutefois éprouver un nouveau choc en découvrant la personnalité de cette gardienne, et le peu de soin qu’elle me portait. De fait, il semble que mon grand-père n’ait pas envisagé une seule seconde que sa petite-fille continue d’être aussi mal traitée : dans l’heure qui suivait, il informait ainsi mes parents de sa décision de rentrer

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en Belgique « avec la petite » ! L’histoire ne dit pas quelle marge de discussion fut laissée à mes parents face à ce projet aussi courageux qu’essentiel pour mon avenir ; ce qui est avéré, par contre, c’est que mes parents n’ont pas véritablement cherché à s’y opposer… Le soir-même, les passagers du train Lille-Bruxelles ont ainsi pu avoir cette vision inhabituelle d’un homme d’une septantaine d’années, portant serré contre lui un bébé de moins d’un an, emmailloté tant bien que mal dans une nappe. Un changement en gare d’Enghien, et nous arrivions enfin à Braine-le-Comte, dans ce quartier des Acacias (au sud de la ville, sur la route d’Ecaussinnes) où mes grands-parents possédaient une petite maison. Les récits qui m’ont été faits de cette arrivée me décrivent comme un bébé affamé, qui avala littéralement la bouteille de lait qu’on lui avait proposée en guise de biberon, s’aidant même de ses petits pieds pour incliner le flacon et en extraire les dernières gouttes ! *** Dans cette ville de Braine-le Comte qui allait tant compter pour la suite de ma vie, je restai de manière ininterrompue jusqu’à mes 5 ans et demi. Tout au long de cette première période (pour laquelle les souvenirs me manquent, évidemment), j’étais principalement hébergée chez mes grands-parents. Mais compte tenu de leur âge plus que respectable - ma grand-mère, la

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« benjamine » du couple, avait 65 ans à mon arrivée ! -, le reste de la famille a très tôt été appelé à la rescousse… J’ai ainsi également eu ma place - et en pratique, mon petit lit - chez ma Tante Denise et son mari, l’Oncle Adolphe (« Cadol », comme on l’appelait dans la famille, sans doute par évocation attendrie d’une approximation enfantine). Ils tenaient une boulangerie, « Au St-Aubert »2. On m’a raconté que lorsque, pour quelques jours, je passais d’un logement à l’autre, mes affaires et moi étions chargées sur la charrette de livraison de mon oncle, toujours pleine de farine et d’odeurs sucrées… Je logeais chez mes grands-parents depuis 4 ans et demi, environ, lorsque ma grand-mère vint à mourir. En toute logique, c’est alors chez Tante Denise et sa famille que je pris mes quartiers, à titre exclusif désormais. S’ensuivit une nouvelle année sans nuages, qui allait me permettre de continuer à grandir et à me construire, sous la protection et l’affection de tous. Je savais que tes liens avec la Belgique remontaient à ta tendre enfance, mais j’ignorais qu’ils aient été si anciens… et fondés sur un « enlèvement » si rocambolesque !

2. En premières noces, Tante Denise avait épousé Edmond LEFEBVRE, qui est mort d’une pneumonie, à 45 ans, en 1916. Elle épouse en secondes noces le frère de celui-ci, Adolphe, initialement cordonnier, mais qui – nouvelle forme de « remplacement » de son frère défunt ! – deviendra boulanger suite au mariage avec sa belle-sœur, histoire de reprendre le commerce tenu par l’ancien couple.

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On est rassuré a posteriori d’apprendre que tu as pu trouver un cadre de vie et de croissance plus adapté à la toute petite fille que tu étais alors ; mais une question demeure, qui a trait à tes parents, évidemment ! Comment se sont-ils manifestés, durant ces années ? La vérité est dure à entendre, mais la voici : je n’en ai pour ainsi dire eu aucune nouvelle... Je crois véritablement que mes parents n’étaient pas faits pour avoir des enfants. Mon père était quelqu’un de très égoïste, qui a toujours aimé plier les autres à ses besoins et projets personnels. Quant à ma mère, c’était une femme très effacée, fort influençable, même soumise, pourraiton dire. Il est à penser qu’ils se sont parfaitement faits à l’idée que je menais ma vie à des dizaines de kilomètres de leur lieu de résidence, et surtout, sans qu’ils me doivent quelque attention que ce soit… Après ces 5 années de distance (en lieu et place de la relation d’habitude si fusionnelle qui existe entre des parents et leur bébé), on pourrait penser que la rupture était consommée. Ce serait cependant mal connaître mon père et son goût pour l’instrumentalisation de ceux – toutes catégories confondues - qui étaient susceptibles de lui apporter du profit. Or, malheureusement, je faisais partie du nombre… Pour bien comprendre, il faut savoir que mon père avait eu, jusque là, une carrière professionnelle très bousculée. On ne peut pas dire qu’il aurait manqué d’intelligence ou d’instruction ;

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au contraire, il possédait des diplômes assez bien reconnus, je crois, dans l’industrie - la métallurgie en particulier. Il n’en demeure pas moins qu’il n’a jamais été bien doué pour conserver un emploi. Ses manières d’imposer ses vues, d’intriguer, de se fâcher régulièrement avec à peu près tout le monde avaient le don de rapidement excéder les patrons les mieux intentionnés. Avec l’effet qu’il a passé à peu près autant de temps en chômage qu’employé, pour ce que j’en sais… Comme je l’ai évoqué, j’allais à mon tour avoir à souffrir de cette tendance si désagréable de mon père à l’exploitation d’autrui. Maintenant que j’arrivais à ma sixième année, synonyme d’accession à l’école primaire – et moyennant un solide sens de l’anticipation, que mon père a toujours su mobiliser lorsqu’il était question de ses intérêts… -, il convenait de me considérer comme une possible source future de revenus ! Et donc, de me rapatrier urgemment sous le toit familial… Ce que tu veux dire, Bonne-Maman, c’est que tu n’as pas débuté l’école primaire à Braine-le-Comte, comme ta « famille belge » en avait le projet, mais que tu as dû retourner en France pour entamer tes classes ? Oui, c’est effectivement cela. Je suis retournée chez mes parents, en France, pour faire ma scolarité. Ils logeaient alors dans le petit bourg de Lillers, dans le Pas-de-Calais, désormais.

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2. Mes années d’école primaire, dans le Nord de la France 2.1. Des débuts scolaires en fanfare… Ce qui était à prévoir s’est évidemment produit : je n’ai pas été du tout heureuse chez mes parents. Le problème n’était pas qu’ils aient été violents envers moi ou qu’ils m’aient privée de l’indispensable. Mais voilà : ma vie manquait terriblement d’affection, de fantaisie, de joie… Les étranges projets de mon père à mon égard eurent ceci de relativement positif qu’il consacra immédiatement beaucoup de temps à mon instruction. Cela a commencé avant même mon entrée à l’école, soit durant les vacances d’été de cette année 1930 de si triste mémoire à l’échelle de ma vie. Tous mes jours d’été furent ainsi consacrés à me former aux bases de la lecture, de l’écriture et du calcul. C’est à se demander comment quelqu’un dont le but était, à terme, de « se la couler douce » sur le dos de sa fille a pu, dans un premier temps, mettre tant d’énergie à la réalisation de son objectif ! *** Cette débauche d’efforts studieux - alors que mes futures camarades profitaient, pour leur part, de la douceur et de l’innocence des beaux jours - n’a évidemment pas tardé à trouver sa reconnaissance. Il n’a, de fait, pas fallu attendre au-delà du pre-

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mier jour d’école pour que les dividendes de l’opération soient récoltés ! Je me souviens très bien de ce jour de rentrée : à peine quelques exercices de « mise en jambes » avaient-ils suffi pour que l’institutrice se rende compte que j’avais un niveau bien supérieur à la moyenne. Abandonnant à une adjointe sa classe tout fraîchement constituée, elle m’emmena chez la Directrice, qui tenait elle-même une classe de « grandes ». Suspendant à son tour son cours pour moi, la Directrice, m’a aussitôt envoyée au tableau… sans se soucier du fait que je me trouvais ainsi exposée à l’attention d’un public terriblement impressionnant pour moi ! Je me souviens parfaitement de cet instant : on aurait entendu une mouche voler ! Il faut croire, cependant, que je ne me suis pas laissé totalement démonter : vite fixée sur mon niveau de compétences, la Directrice s’est rassise à son bureau, a griffonné une note, et me l’a remise, à destination de mon institutrice. Le verdict tenait en trois mots : j’étais directement envoyée en deuxième année ! Je ne sais trop si, d’un point de vue purement pédagogique, ce « saut de puce » hors normes fut un bienfait ou un handicap pour la suite de mon instruction. Ce qui est certain, par contre, c’est que l’institutrice dont j’héritai du fait de ce tour de passe-passe était une personne magnifique, dont je garde un souvenir reconnaissant. Mon affection pour elle s’étendit vite, du reste, à son fils : nos deux familles habitaient en effet à proximité l’une de l’autre, de sorte que nous avions une longue route à faire –

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quatre fois par jour ; eh oui, les cantines scolaires n’étaient pas encore ce qu’elle devinrent ! - pour accomplir le chemin vers (ou de) l’école. Après la classe, nous étions une dizaine de camarades en début de parcours, puis cinq, puis trois… et à la fin, plus que lui et moi… Même si j’aimais bien mes autres compagnons de trajet, je me souviens que j’avais chaque fois plaisir à atteindre le point où nous ne serions plus qu’en tête-à-tête… De très bons résultats scolaires, une institutrice bienveillante, quelques bons camarades avec qui échanger : faut-il penser que ta vie française commençait à devenir plus supportable, grâce à ces différents apaisements venus du monde de l’école ? Non, malheureusement, on ne peut pas affirmer les choses de manière aussi simple. Ma vie en famille restait très pesante, comme dominée par un couvercle de fonte… 2.2. Entre ennui du quotidien et escapades brainoises A la maison, la seule attention qu’on me portait provenait de mon père et avait pour objectif de faire de moi un « bon petit chien savant ». Chaque soir, de retour de l’école, il reprenait mes devoirs avec moi, et me faisait réciter, longuement, encore et encore… Je me rends bien compte que la chose peut sonner comme un privilège, voire que mes plaintes sont éventuellement choquantes en regard de trop d’enfants qui sont livrés à eux-mêmes

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dans l’accomplissement de leurs tâches scolaires. Mais pour être sincère, je ne sais pas trop ce que j’aurais préféré : être abandonnée à courir les rues et à rêvasser, comme le sont certains enfants aux parents « démissionnaires », ou être ainsi drillée en permanence, sans bienveillance ni empathie ! C’en était arrivé au point que j’étais presque devenue « victime » de mes excellents résultats. Ce décalage s’est matérialisé de la façon la plus nette lorsque, à force de prendre de l’avance sur le niveau de la classe, il fut décidé (c’était en fin de 3ème, sauf erreur) que je serais une seconde fois invitée à « sauter » une année scolaire ! Mon père en tira évidemment la plus grande gloriole ; mais de mon côté, je me rappelle surtout la tristesse d’être ainsi séparée des quelques bons camarades que j’avais commencé à me faire… Je garde un souvenir d’autant plus amer de cette nouvelle « promotion » qu’à force de me faire ainsi sauter des années, je me suis trouvée trop jeune (sic !) au moment d’entrer en secondaire : il m’a dès lors fallu accomplir deux fois ma sixième pour atteindre l’âge requis ! Comprenne qui pourra… *** Finalement, la seule vraie joie qu’il m’ait été donné de connaître, durant ces années, avait trait à mes trop rares relations avec ma famille belge. Par chance, mon grand-père venait me voir relativement souvent ; il en allait de même, plus rarement, de ma Tante Denise. Lorsqu’elle intervenait à la fin juin, pendant

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les dernières journées de cours, la visite de mon grand-père prenait une saveur toute particulière : elle contenait alors en elle la promesse qu’une fois venu le moment pour ce dernier de prendre le train du retour, il m’embarquerait avec lui, direction Braine-le-Comte ! Ouvrant ainsi un long chapitre de bonheur sans nuages : un été tout entier auprès de ma famille élargie côté paternel ! Je n’ai pas de mots pour décrire le bonheur et le soulagement que ces semaines d’été ont apportés à mon enfance éteinte. Telle le symbole d’un rituel jubilatoire, la carriole de livraison des pains m’attendait. Je me souviens d’avoir à chaque fois repris ces tournées bénies comme si le véhicule bringuebalant et la jument poussive avaient été transfigurés en un attelage triomphal, arpentant les allées du Paradis entre deux rangées d’anges, sous un concert de trompettes célestes ! La tournée était tout particulièrement joyeuse lorsque la liste des clients nous amenait du côté des Acacias : nous nous arrangions alors pour aboutir à la maison du Grand-Père, où le labeur se terminait par un bon repas, simple mais plein de rires et de chaleur. On a vraiment l’impression, à t’entendre, Bonne-Maman, que ton existence en France était une longue vallée de larmes, alors que la Belgique, à l’inverse, n’aurait été que source de joie et de bonheur…

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Je comprends ton étonnement, Valérie, car ce contraste - trop binaire, en apparence – est en effet difficile à croire… Je t’assure pourtant que la réalité était bien telle que je te l’ai décrite, sans exagération aucune. A vrai dire - je suis désolée d’encore noircir le tableau, mais je préfère être sincère -, la situation allait même se détériorer encore un peu du côté de ma vie française… 2.3. Le déménagement à Hénin-Liétard Au moment où nous nous situons dans mon récit, j’ai neuf ans. Mon père sort de trois années au service d’une usine de métallurgie, où il travaille comme dessinateur. Inutile de le préciser : cette période de trois ans aura constitué un record de longévité dans son curriculum vitae particulièrement accidenté. Mais surtout, elle ne durera pas une semaine supplémentaire ! Une fois de plus lassée de ses éclats, de ses inconstances et de ses duplicités, sa hiérarchie l’informe qu’il est remercié. Furieux, se drapant dans la conviction que son intelligence et ses qualités ont été méconnues, il n’a plus qu’une idée en tête : quitter Lillers. Son choix l’amènera à installer sa famille à HéninLiétard, une petite commune du Nord-Pas-de-Calais3.

3. En 1971, après fusion avec le bourg voisin, Hénin-Liétard est devenue l’actuelle Hénin-Beaumont, connue pour être aujourd’hui le fief du Front National. Le décor est planté....

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Le projet de mon père était alors d’ouvrir un petit bureau de gestion de contentieux. Manifestement, toutefois, l’homme avait une fois de plus présumé de ses compétences et de la disponibilité des autres à lui accorder leur confiance : en pratique, la plaque rutilante posée sur la façade de la maison ne fit venir que bien peu de clients. Il faut dire que mon père avait à l’évidence sous-estimé la dimension d’ « étude de marché », comme on le dirait aujourd’hui : un concurrent était installé depuis longtemps à quelques maisons de là, s’appuyant sur des diplômes plus adaptés et sur une réputation bien établie. Or, il devint vite clair que cette personne était parfaitement décidée à se battre durement pour ne pas céder un seul de ses clients… Nécessité faisant loi, sans doute, mon père allait dès lors préférer faire appel à des revenus plus immédiatement disponibles : mon grand-père paternel – peu confiant dans la réussite de son fils - ayant constitué un livret d’épargne pour financer les futures études de sa petite-fille chérie, mon père n’allait pas hésiter à s’en approprier les montants. Il n’eut guère de mal à le faire, évidemment : du fait que la titulaire étant mineure, les pouvoirs étaient tout naturellement accordés à titre provisoire à son représentant légal ! Et comme il est de bonne politique de diversifier les sources de revenus, la « belle-mère » allait passer elle aussi à la « tonte ». Il faut dire que ma grand-mère maternelle bénéficiait d’une confortable pension, liée au fait que son défunt mari avait occupé un poste de haut-fonctionnaire très en vue dans l’administration

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française. Se faisant subitement tout miel, mon père avait ainsi proposé à la « chère dame » de les rejoindre à Hénin-Liétard… sans négliger, au passage, de la mettre fortement à contribution dans la prise en charge des besoins du ménage ! 2.4. Première séparation de mes parents C’est dans cette ambiance délétère – et sans doute renforcée dans son initiative par la présence de sa propre mère – que maman en est venue à décider de quitter - sinon mon père, définitivement - du moins le domicile conjugal. A vrai dire, je n’ai guère eu l’occasion de suivre en détail, du haut de mes 9 ans, la genèse de cette rupture. Ce qui est certain, c’est que mes parents n’ont jamais exprimé beaucoup de tendresse l’un pour l’autre. Les contraintes financières du moment, combinées avec la présence constante - et peu apaisante – de la belle-mère n’ont dû qu’ajouter aux tensions. Dans mon souvenir, ma grand-mère a quitté les lieux en premier, sans doute sous l’effet d’une énième rebuffade face aux manœuvres de mon père pour tenter de profiter de ses largesses. Quelques jours plus tard, ma mère a décidé de s’en aller à son tour, m’emportant dans sa fuite. En m’emmenant avec elle, je crains fort que ma mère n’ait pas raisonné autrement que mon père en son temps : l’objectif n’était autre que de s’assurer une éventuelle « ressource virtuelle », à mille lieues d’un quelconque sentiment d’affection. Ma

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mère connaissait, en effet, sa très faible propension à travailler, et savait qu’il lui faudrait donc s’entourer de « palliatifs »… Lorsque le jour du départ s’est présenté, ma mère est allée sonner - avec moi à ses côtés - à l’adresse de la chambre que ma grand-mère avait louée. Quand elle a ouvert la porte, cette dernière m’a jaugée d’un air hautain, et a eu cette phrase qui m’a marquée à vie : « Elle est là aussi, celle-là ? ». J’ai ainsi compris d’emblée que j’allais être vécue comme une charge… C’est effectivement affreux, Bonne–Maman ! Je suis horrifiée qu’on ait pu dire ça à la petite fille innocente que tu étais... Je n’ose imaginer comment s’est passée la cohabitation entre vous trois, à partir de cet accueil sinistre… En effet, on ne peut pas dire que notre vie commune ait démarré sur les meilleures bases. Et il faut bien reconnaître que les semaines qui ont suivi furent parmi les plus pénibles qu’il m’ait été donné de vivre ! Heureusement pour moi, cette situation n’allait pas durer. La rupture dont il venait de faire les frais – au sens figuré autant que propre - avait heureusement conduit mon père à un sursaut de lucidité. Il s’était bien rendu compte qu’avec son piètre sens des affaires et ses finances à zéro, la seule solution qui s’offrait à lui était de rechercher de l’embauche. Est-ce par souci de se refaire une virginité en « terre inconnue » ou parce que l’offre était effectivement plus favorable là-bas ? Toujours est-il

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que ses recherches l’amenèrent à explorer également le marché bruxellois de l’emploi… A force de démarches, il réussit à trouver une place au sein d’une usine métallurgique, située dans une commune du sud de la capitale. Il s’agissait d’un poste de contremaître, pour être précis. Mon père ne s’est toutefois pas arrêté en si bon chemin dans sa recherche d’emploi. Je suis bien consciente que la chose peut paraître difficilement compréhensible - alors que le couple de mes parents venait de connaître une séparation - mais d’une manière ou d’une autre, il s’est arrangé pour convaincre ma mère de le rejoindre, en lui faisant miroiter un emploi qu’il avait déniché pour elle aussi. Connaissant le bonhomme, je crois que son projet allait en réalité bien au-delà d’un « rabibochage » conjugal : sachant bien que ma mère et ma grand-mère étaient très liées (sinon franchement dépendantes l’une de l’autre), il espérait, via cet appât professionnel, faire revenir dans sa « sphère patrimoniale » la belle-maman, dont les largesses devaient manquer à son train de vie… Effectivement, ton père n’a une fois de plus pas manqué de culot, sur cette affaire-là… Ne me dis pas que sa ruse a fonctionné ?! Je suis presque un peu gênée de te répondre, tant cela donne de ma mère une image de femme faible et versatile. Mais le fait est que oui, elle est venue en Belgique… Et suivie de sa mère,

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bien évidemment ! Le plus fou dans cette affaire est que, de fil en aiguille - et notamment dans un souci d’économie qu’on peut comprendre dans l’absolu, les trois protagonistes adultes de cet exode belge ont été tout naturellement conduits à cohabiter dans le même appartement (Rue Vanderkindere, à Uccle), au mépris des disputes et ruptures d’un passé encore tout proche… 2.5. Après une brève séquence bruxelloise, retour béni à Braine Indéniablement, mon père avait bien réussi sa petite entreprise de manipulation, une fois encore ! En effet, le coût de la vie étant nettement moindre en Belgique qu’en France (où le rationnement était autrement plus contraignant), la pension française de ma grand-mère assurait du coup à la famille un pouvoir d’achat au moins double de celui qu’il aurait permis en Nord-Pas-deCalais ! Je garde assez peu d’images de ces quelques semaines uccloises. Il me reste surtout le souvenir de beaucoup d’ennui, une fois de plus… Parfois, je me rappelle que je quittais l’appartement familial et allais flâner sur les boulevards proches : je m’asseyais sur un banc, au soleil, et je tricotais… Maigre distraction, on en conviendra, pour une jeune adolescente curieuse de tout et désireuse de mordre dans la vie à pleines dents… ***

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C’est dans ce contexte de désoeuvrement tendant au véritable cafard que s’est produit un miracle. Etait-ce parce que la place lui est soudain apparue trop rare pour quatre, dans l’appartement exigu ? Ou est-ce dans l’idée de reprendre son projet machiavélique de me former, à son bénéfice futur ? Toujours est-il que, peu avant la fin de l’année scolaire, mon père m’a informée de sa décision de m’envoyer quelques mois chez mon oncle et ma tante, à Braine-le-Comte. On se doute bien que cette nouvelle m’a transportée de joie même si je me suis efforcée de ne pas trop le laisser paraître, sur le coup… Aussitôt dit, aussitôt fait : le lendemain, j’étais conduite sur place, pour de tendres effusions de retrouvailles avec mon grandpère, ma Tante Denise et mon Oncle Cadol. Dans l’opération, je retrouvais également avec bonheur les enfants du couple, Nelly, Aline et Odon, trois jeunes adultes (Aline était du reste déjà maman de deux enfants, Pol et Solange) qui n’aimaient rien tant que de me taquiner affectueusement sur mon accent français ! Mais il n’était pas question de perdre du temps : les examens de fin de primaire étaient sur le point de se tenir. Au prix de discussions dont j’ai évidemment été tenue éloignée (mais qui durent certainement beaucoup au charisme et à l’impressionnant réseau de ma Tante Denise), il me fut accordé de prendre part aux examens de fin de primaire, cette évaluation étant vue comme la manière la plus sûre de se faire une idée de mon niveau. A la grande surprise de la Direction, je crois, cette « pièce rappor-

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tée » que j’étais, sortie in extremis de nulle part, obtint des résultats très convenables ! Au point que les portes de la « moyenne » - l’équivalent des humanités actuelles, sauf erreur, mais sans langues anciennes - m’étaient soudain ouvertes, pour la rentrée suivante. Enfin, après des années de mélancolie et d’incertitude, se dessinait sous mes yeux un horizon un tant soit peu apaisé. Dans un premier temps, c’était la perspective enchanteresse de passer l’été au domicile de ma famille brainoise. Au-delà, pour la fin août, une autre merveille m’attendait : m’était alors promise l’entrée dans l’« école des grands », soit dans un monde magique dont la seule évocation sonnait à mes oreilles comme l’opportunité de découvrir une foule de matières nouvelles et passionnantes…

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3. Une préadolescence brainoise, puis montoise 3.1. 1934 : une année brainoise de pur bonheur Comme je m’y attendais, cette année de mes 10 ans ne fut que bonheur. Du côté de la vie de famille, j’étais enfin mise en situation de bénéficier d’un contexte apaisé, bienveillant. L’existence au sein de la maisonnée de mon oncle et ma tante était détendue, joyeuse, en un mot, heureuse. Et elle se trouvait agrémentée très régulièrement de moments passés avec mon grand-père, sous la forme de promenades, notamment. Très souvent je m’occupais avec plaisir des enfants d’Aline, Pol l’espiègle et Solange, la grande philosophe : jeux, balades, chansons, histoires… En comparaison de mes vies française puis bruxelloise encore toutes proches, cet enchaînement de petits plaisirs me donnait l’impression d’un authentique bain d’insouciance… Aline étant relativement vite débordée, je me chargeais volontiers des lessives et du repassage ; c’est toutefois la garde des enfants qui aura sollicité le plus de temps de ma part. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant que j’aie gardé des liens très affectueux avec Pol et Solange, aujourd’hui encore qu’ils sont en âge d’être comme moi, des grands-parents ! Au-delà de cet appui à Aline et à ses enfants, donc, je fournissais également divers menus services à ma Tante Denise et à l’Oncle Cadol, que je tentais ainsi de remercier tant bien que mal, avec toute la bonne volonté de mes dix ans. En pratique, cette

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aide se répartissait de manière à peu près égale entre les tâches quotidiennes liées à la tenue de la maison, d’une part, et un appui au niveau de la boulangerie, d’autre part. C’est évidemment ce second type d’activités dont je garde le souvenir le plus précis. Mon esprit restera ainsi marqué à jamais par cette expérience sensorielle multiple : la vue de mon cousin Odon en marcel, glissant de ses bras noueux les boules de pâte dans la gueule du fournil à l’aide de sa grande pelle en bois, tandis que la chaleur me gagne, et avec elle, le parfum mêlé du feu de bois et des pains en train de dorer… Sur le volet scolaire aussi, j’avais de quoi me sentir fière et accomplie. Mes bulletins étaient très bons mais sans faire de moi une attraction de foire, non plus : en terrain belge, les deux ans d’avance que j’avais pris en France, à force de raccourcis, ne se percevaient pas plus que ça... Pourquoi ne parles-tu que d’une année ? Qu’est-ce qui est venu mettre fin à cette période de bonheur simple ? Tu t’en doutes, c’est une fois de plus mon père et son foutu égoïsme qui sont venus me mettre des bâtons dans les roues… Selon un scénario si classique qu’il en était devenu totalement prévisible, tout a commencé par le fait qu’il n’a pas donné satisfaction dans son usine bruxelloise. Je ne sais pas le détail des motifs de son licenciement, mais toujours est-il qu’un jour, il

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a débarqué rue des Acacias, avec la ferme intention de tenter de nouvelles tribulations et de me reprendre à cette occasion. Cette fois, c’est sur la ville de Mons que le paternel avait jeté son dévolu, entraînant une fois de plus dans son projet l’improbable « duo suiveur » constitué de ma mère et de ma grandmère. Finie, du coup, la belle séquence brainoise... Une fois encore, il a fallu que je me lance dans des adieux déchirants avec ma famille, que j’abandonne un cadre heureux et fructueux au profit d’un avenir incertain, en compagnie de ces parents que je n’aimais pas. J’en aurais hurlé de rage et de dépit... 3.2. Les années montoises : à l’école des désillusions L’appartement loué par mon père dans la « Cité du Doudou » se trouvait rue de Genappe. Il était triste et en piteux état, je m’en souviens très bien. Nous y étions fort à l’étroit à quatre… surtout compte tenu du peu d’affection qui nous unissait les uns aux autres ! La promiscuité est toujours plus pénible encore, évidemment, quand ceux qu’on côtoie de si près ne nous sont pas sympathiques ! Je pense que j’aurais carrément étouffé dans cet espace confiné si ma grand-mère ne s’était enfin décidée, quelques mois plus tard, à prendre son propre appartement, du côté de la Gare de Mons… S’agissant de ma scolarisation, les choses se sont heureusement enchaînées de la manière la plus fluide possible, compte tenu de ce contexte général de rupture et de déracinement. Après

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avoir accompli ma première moyenne à Braine, c’est de manière logique que j’ai été admise en 2ème de la même filière à l’Athénée Marguerite BERVOETS de Mons. Et de quoi viviez-vous alors ? Ton père a-t-il trouvé un nouveau poste, en dépit de son CV pour le moins « heurté » ? Mon père s’est mis en recherche de travail, bien sûr. Je ne sais plus trop s’il en a trouvé ou s’il s’est débrouillé à force de ces petites « magouilles » dont il avait le secret. Toujours est-il qu’un événement est venu rebattre les cartes au niveau de sa situation patrimoniale. Cet automne-là, en effet, mon grand-papa bien-aimé est mort. Au–delà de la grande tristesse que cela me procura, on s’en doute, la vente de la maison qui avait accueilli mes premières années - « deuil dans le deuil », en quelque sorte - allait générer de précieux revenus à mon père. Tout autre que lui aurait pris soin d’épargner ces sommes appréciables, histoire de s’assurer un avenir serein tout en améliorant modestement l’ordinaire. Cette sage stratégie fut évidemment la dernière à effleurer l’esprit de ce personnage rocambolesque… De fait, mon père ne vit dans ces montants miraculeusement entrés en sa possession que l’incitation à nourrir de grands projets d’entreprenariat… alors même que ses déboires à répétition auraient dû l’inciter à la plus grande prudence !

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Cette fois, c’est du côté du lancement d’une entreprise de désinfection que l’entrainèrent ses délires. Négligeant, comme à son habitude, toutes les précautions élémentaires en fait d’autorisations, de reconnaissance de ses compétences ou d’étude de marché, voilà que mon père consacre tous ses moyens au « paraître » : location de bureaux, papier à lettres luxueux et publicités diverses absorbent en quelques jours l’héritage si péniblement ébauché par mes grands-parents, à force de labeur et de courage… tant et si bien que, avant même que les indispensables appareils destinés à la conduite de l’activité ne soient achetés, il ne restait déjà plus grand-chose… On devine la suite de l’histoire… Aujourd’hui, le temps ayant fait son oeuvre, elle se résume en une image, qui me hante aujourd’hui encore : quelques mois plus tard, ne restera de ce mirage qu’un rideau de fer baissé sur la devanture d’un important « institut », ventant à grand renfort de lettrages colorés son action radicale sur les rongeurs et nuisibles de toutes espèces… Dans cette affaire, le « nuisible » n’avait pas forcément été celui qu’on aurait pu penser… En effet, les dons de ton père pour le « ratage » complet de tout ce qu’il entreprenait semblent avoir été assez impressionnants ! Avec le recul, on est tenté d’en rire ; mais cela n’a pas dû arranger vos affaires, et spécifiquement les tiennes…

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Tu ne crois pas si bien dire. Une fois de plus, l’histoire allait effectivement faire de moi la grande victime du dilettantisme absurde et de l’égoïsme de mon paternel. *** Les comptes opérés, il lui apparut qu’il n’avait décidément plus les moyens de faire poursuivre à sa fille de « coûteuses » études moyennes. Sa décision ne tarda pas à émerger : en dépit des premières semaines déjà passées en 2ème (moyenne), « l’intéressée » basculerait le plus vite possible sur une classe de « 4ème degré » (en gros, l’équivalent des « professionnelles » actuelles). Informée du projet, je crus m’évanouir. Mon sentiment d’injustice fut tel qu’il m’inspira, par chance, une analyse qui allait me sauver : je devais appeler à mon aide les adultes qui avaient foi en moi ! Ni une ni deux : le jour-même, je m’arrangeai pour trouver un téléphone et appeler ma tante. Sa réaction fut à la hauteur de l’affection qu’elle me portait et des espoirs bienveillants qu’elle plaçait en moi. Dès le jour suivant, elle sauta dans un train pour Mons, avec le projet résolu de faire entendre ses quatre vérités à ce frère indigne. Il faut croire qu’elle sut trouver les mots et jouer de son autorité de grande sœur (pour mémoire : elle était de 10 ans son aînée). Il m’a été rapporté qu’elle sut invoquer utilement la mémoire de mes chers grands-parents : elle rappela leur travail et leur courage, avant

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d’évoquer le chagrin que leur aurait causé le fait de voir ainsi anéantis tous les projets qu’ils avaient faits pour celle qu’ils avaient élevée comme leur propre enfant. Et alors, à quoi cela conduisit-il ? Ne me dis pas que ton père n’a pas cédé devant tant d’arguments sensés ! Ma chère Valérie, on voit bien que tu ne l’as pas connu ! En fait, sa réaction s’est développée en plusieurs temps. Il y a d’abord eu le moment même de cette discussion. Je revois encore la scène : mon père l’écoute, l’air agacé. Il ne répond rien, dans l’immédiat. Avant de réussir à se soustraire, de manière piteuse et fuyante, à ce rude recadrage. Pour le reste, en bon lâche, sa première réaction me prendra pour victime : il décide ainsi de commencer par me priver du projet, pourtant prévu de longue date, de me laisser rejoindre Brainele-Comte pour les Fêtes de Noël. Puis, sur le fond de l’affaire, il n’en fait qu’à sa tête. Car en pratique, le projet initial de mon père s’est effectivement concrétisé : quelques jours plus tard, j’ai été retirée de la 2ème moyenne pour être envoyée au 4ème degré. De Braine, ma tante n’abandonne pas son combat pour autant. Elle contacte ainsi la directrice de l’école de Braine-le-Comte pour l’associer à ma cause. Dans son vibrant plaidoyer en ma faveur pour obtenir, comme convenu initialement, mon passage en 2ème moyenne, elle n’hésite pas à citer le cas – parvenu for-

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tuitement à ses oreilles – d’une autre élève de deux ans plus jeune que ses condisciples qui, en fin d’année, avait néanmoins raflé la 3ème place ! La directrice brainoise se met en rapport avec son homologue montoise. Cette dernière convoque mon père, avec une proposition originale : vu les spécificités du cas, il est proposé à M. SPLINGARD que sa fille se fasse exceptionnellement prêter l’ensemble du matériel scolaire nécessaire. Mon père n’a plus d’autre choix que d’accepter. C’est ainsi que, après deux semaines passées au bord du désespoir sur les bancs de la 4ème, à être charriée par mes camarades de classe pour mon profil de « forte en thème », la délivrance intervient enfin : un beau jour, la direction m’informe que je peux rejoindre mon ancienne classe de 2ème moyenne ! L’alerte aura été plus que chaude… Que d’émotions inutiles et de vexations évitables, quand on y pense… En pratique, comment s’est passée cette année ? J’imagine que tu as eu particulièrement à cœur de faire mentir le pronostic « minimaliste » de ton papa ? Comme la brave Tante Denise l’avait parié, cette année scolaire s’est parfaitement déroulée au niveau de mes notes : mes résultats furent bons, de sorte que la Directrice s’est rapidement convaincue d’avoir opéré le bon choix. C’est du reste sans en-

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combre que, le mois de juin arrivé, je me suis trouvée promue en 3ème, toujours à Mons. La vie à la maison, par contre, restait sinistre. Mon père et ma mère cohabitaient sans chaleur, comme résignés, faisant de moi le témoin forcé de leur aigreur. Il n’y avait clairement pas de place pour le jeu dans le petit cercle familial. Ce qui dominait, c’était l’autorité despotique de mon père, ses exigences, ses colères. Il avait l’obsession de rappeler que c’était bel et bien lui le chef : ses réflexions cassantes ne laissent aucune équivoque à ce sujet. Tous les soirs, à mon retour de l’école, il passait de longues heures à contrôler mes devoirs : tout devait être parfait. Pas question, au cours de ces sessions d’examens quotidiennes, de lui répondre, même poliment… Quant au fait d’inviter une fois ou l’autre une de mes amies à la maison, même pour travailler, cela aurait relevé du pur fantasme... Quant à la relation avec ma mère, elle était presque plus pauvre encore. Jamais de dialogue. Tout au plus, des phrases courtes, strictement utilitaires, liées à la gestion du ménage, ou aux rares sorties, à destination de la messe ou de l’épicerie voisine. En définitive, une de mes seules distractions, en dehors de l’école, tenait dans le fait qu’il m’arrivait parois, en l’absence du Tyran, de m’échapper quelques heures chez une voisine pour m’occuper de ses frères et sœurs en bas âge. J’avais alors l’impression de vivre un peu, même si cela restait sous l’œil lourd de reproches de la pendule, et avec au ventre, la peur d’être découverte…

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Quelle tristesse, ce que tu me racontes-là, Bonne-Maman… Et qu’en était-il, durant cette période, de ta « famille brainoise » ? Avais-tu des nouvelles d’eux ? As-tu eu la possibilité de les voir ? A l’approche des grandes vacances, se représenta évidemment la grande question : le père autoriserait-t-il un séjour auprès de ma chère Tante Denise ? Après le refus hivernal, rien ne semblait moins sûr. Il faudra un véritable « siège », mené tant par moi-même que par ma tante, pour que la décision paternelle tombe, positive ! S’en suivra un été magnifique auprès de ceux que j’aime et qui m’aiment. *** Mais le temps passe trop vite : après quelques semaines de bonheur pur, il faut, bon gré mal gré, regagner Mons : le temps de la rentrée scolaire a sonné. La vie reprend son rythme lourd, dépourvu d’insouciance juvénile. Nous sommes en 1936 et j’ai 12 ans. 3.3. La véritable décision de séparation : départ pour la France C’est dans cette configuration qu’interviendra, après tant de crises antérieures, la véritable décision de séparation entre mes

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parents. Un accord dénué de toute empathie est conclu entre mon père et ma mère : ma grand-mère et sa fille retourneront s’installer en France, tandis que mon père restera à Mons. Contrairement à tout impératif de stabilité, notamment scolaire, ce sont les deux femmes que je serai amenée à suivre, du haut de mes 13 ans… Au petit jeu du « marché aux esclaves », c’est donc ma mère qui, cette fois-ci, aura gagné le droit d’exploiter ma force de travail… Mais enfin, Bonne-Maman ! Comment ont-ils pu faire ça ? N’as-tu rien fait pour t’opposer ? N’as-tu pas, comme lors de la dernière extravagance de ton père, fait appel à Tante Denise ? Oh, que si… Cette fois encore, j’ai eu recours à ma bonne Tante Denise, ma protectrice toujours soucieuse de contrer mes diverses infortunes… Ainsi informée de ces effrayants développements, ma tante se voit réduite à jouer une nouvelle fois les « pompiers » : elle prend le premier train pour Mons, et se rend chez ma grand-mère. C’est là qu’aura lieu un entretien de sinistre mémoire. Pendant de longues minutes, ma tante met en œuvre tout son pouvoir de conviction, bien résolue à faire plier ma mère et ma grand-mère comme elle avait entrepris de le faire avec mon père, quelques mois plus tôt. Il faut dire que les objections à ma déscolarisation sont légion : quel avantage tirer de ce départ vers la France ? Pourquoi ruiner ainsi tous les efforts d’une sco-

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larité prometteuse, alors que six petits mois de patience me permettraient de terminer mes études moyennes et d’obtenir le certificat correspondant, bien plus facile à valoriser sur le marché de l’emploi ? D’un air vide et las, les deux femmes regardent ma tante s’escrimer, comme si elles ne comprenaient goutte aux explications qu’on leur sert. Après plus d’une heure, Denise est finalement congédiée. Une fois de plus, mon sort est nié, et ma vie bascule dans l’inconnu.

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4. Ré-expédiée en France, la rudesse des premiers emplois 4.1. Ma nouvelle vie lilloise : désillusions et fonctions précaires Quand je parle de « saut dans l’inconnu », à vrai dire, ça n’est pas tout à fait exact. Des quelques rares échanges que j’avais eus avec ma mère quant à la manière dont ce retour en France allait se construire, il était ressorti deux éléments. Le premier concernait son rôle à elle : il était ainsi convenu que ma mère se (re)mettrait à travailler, histoire de compléter la pension de ma grand-mère. Certes appréciable dans l’absolu, cette rente trouvait en effet ses limites, à partir du moment où elle avait désormais pour vocation de nous nourrir toutes trois, sans plus un sou de mon père (qu’il s’agisse de son fragile salaire ou de sa part d’héritage avant dilapidation). Quant à la seconde perspective à laquelle je m’accrochais, elle avait trait à la suite de ma formation. On m’avait en effet convaincue qu’en lieu et place de l’école montoise, je me consolerais vite par le suivi de cours de commerce, dans une école de sténodactylo. Le projet me semblait certes nettement plus étriqué que la bonne formation généraliste à laquelle je venais d’être arrachée ; mais je m’étais fait une raison, et je commençais même - à force d’autosuggestion - à voir certains bénéfices dans cette nouvelle filière, plus directement tournée vers ma vie professionnelle future… ***

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Quand je repense aujourd’hui à ces promesses auxquelles je m’agrippais pour supporter tant bien que mal le nouveau déracinement qu’on m’imposait, je ne peux m’empêcher de sourire… Comme tu t’en seras doutée, commençant à connaître la tenace adversité qui me colla aux basques pendant toute mon enfance, rien ne s’est passé, en effet, comme je l’avais cru de bonne foi… Comment ça, Bonne-Maman ? Mais qu’est-ce qui n’a pas marché dans ce projet ? Ca ne semblait pourtant pas si ambitieux ou irréaliste que ça, tout de même ! Si on y pense, le ver se trouvait d’emblée dans le fruit. Ou pour le dire autrement, ce scénario était irréaliste à partir du moment même où il reposait sur l’idée que ma mère allait devoir se mettre à travailler ! A quel genre de poste, en effet, aurait-elle pu prétendre, la cidevant Hélène DELPLANQUE ?! Qu’avait-elle appris à faire, audelà de la conduite des quelques activités bourgeoises (broderie à la croix, piano, danse de salon…) liées à sa jeunesse dorée ? Sitôt qu’il était question de se lever le matin, de fournir un effort un tant soit peu suivi, « il n’y avait plus personne », comme vous le dites joliment aujourd’hui ! Par la force des choses, c’est donc sur « ma pomme » qu’est retombée l’obligation d’assurer le complément de revenu nécessaire à la maisonnée ! Autant dire que se trouvait ainsi tué dans

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l’œuf mon projet de cours de dactylo, et avec lui toute espèce de formation future… En fait d’apprentissage pratique, 10 jours après notre arrivée à Lille, ça n’est donc pas la porte d’une quelconque école, mais bien celle du bureau d’embauche que je me trouvai à devoir pousser… *** Le premier commerçant à vouloir de mes services fut le boucher KROUTEL. On me fit bien comprendre que ses bonnes dispositions à mon égard devaient être considérées comme une faveur très appréciable : de fait, la boucherie-charcuterie KROUTEL était une vaste échoppe, un peu tape-à-l’œil, donnant directement sur la Grand’Place (laquelle ne prendra son nom actuel de Place du Général de Gaulle, qu’à la fin de la Guerre, soit 7 ans plus tard). Les présentoirs y étaient immenses, avec une foule d’articles de boucherie, charcuterie et salaisons dont il ne me restait plus qu’à mémoriser les appellations (pas toujours très ragoûtantes, au demeurant) ! Je garde un souvenir particulièrement pénible de la saison froide. Qu’il neige ou qu’il vente, M. KROUTEL se faisait en effet un point d’honneur de tenir la porte du commerce ouverte ! « Ca attire les clients ! » exposait-il d’un air docte à qui voulait l’entendre, sans tenir le moindre compte, ce faisant, du confort - ni de la santé - de ses vendeuses. Il résultait de ce concept commercial particulièrement absurde que nous étions toutes en permanen-

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ce couvertes de pullovers ridicules, arborant des nez perpétuellement rougeauds et reniflants. J’ai encore en mémoire certains jours particulièrement glaciaux, où, comble du comble, lorsqu’il m’était demandé de quitter le comptoir, c’était pour remplir de … glaçons (!) un énorme pot de grès : c’est ainsi, alors, qu’on maintenait encore les viandes au frais. On s’en doute, cette diversion ne me réchauffait pas vraiment… Les conditions liées à mon « temps libre » (tout relatif) achevèrent de rendre cet emploi détestable à mes yeux. Par souci que je sois à pied d’oeuvre, je m’étais en effet vu attribuer une petite chambre aménagée dans le grenier, à côté de celle d’une autre vendeuse de 12 ans mon aînée. Levée à 6h30, je n’étais en mesure de rejoindre ma chambre que quand le magasin avait été remis en ordre et nettoyé, soit vers 21h. Mon congé hebdomadaire ? Trois pauvres heures ridicules, le dimanche après-midi, entièrement dévolues, de surcroît, à aller en tramway porter à ma mère la paie de la semaine. A 18h, le magasin relevait son rideau, le temps de deux heures, prolongées, comme tous les soirs de la semaine, des fastidieux travaux de nettoyage, jusqu’en milieu de soirée… Quelle vie affreuse tu me décris-là… S’il est évident que pareil traitement serait aujourd’hui considéré comme de l’esclavagisme pur et simple, je peine à penser qu’il ait pu en aller tout à fait différemment en 1937 ! D’autant que – sauf erreur de ma part - les congés payés venaient précisément d’être intro-

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duits l’année précédente, sous la pression du célèbre « Front populaire ». Rassure-nous : combien de temps a duré ce supplice ? A peu près une année et demie. Une fois ce cap atteint, différents indices sont parvenus à ma mère, nous donnant à craindre que mon père soit en train de chercher à nous localiser. Ma mère, surtout, s’en est alarmée craignant de voir sa source de revenus subitement tarie. Elle m’a convaincue alors de donner mon congé chez KROUTEL et de chercher autre chose. Par la suite, il s’avèrera que cette alerte avait en réalité été infondée. Mais il était trop tard : j’avais déjà volé vers d’autres horizons… 4.2. Femme de chambre entre Lille et Tourcoing Le nouveau travail qui m’échut consistait en un travail de femme de chambre, au service d’une famille bourgeoise de Wasquehal, un village à mi-chemin entre Lille, d’une part, et l’agglomération formée par Tourcoing et Roubaix de l’autre. La maisonnée était composée d’un couple de personnes âgées, vivant avec leurs deux filles (ils avaient par ailleurs quatre fils, mariés et donc « sortis du nid ») : l’une célibataire, l’autre veuve de la guerre de 14. La maison était vaste : son entretien, organisé avec poigne par Madame, demandait des efforts longs, rudes et fatigants.

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Je garde de cette période un souvenir de grande solitude. En dehors des heures de travail, quand l’occasion m’était donnée de souffler, je me rappelle être restée de longues heures dans ma chambrette sous les toits. Quand les patrons avaient mangé, j’étais appelée par un coup de sonnette : Monsieur accomplissait alors le rôle - unique mais essentiel - qu’il avait en fait d’interaction avec moi : me servir à manger avec solennité. Quand j’avais fini mon repas, je rêvassais quelques instants, face au mur nu. Puis reprenait la ronde des tâches, pendant tout l’après-midi, et bien souvent, la soirée. La maîtresse était loin d’être facile, mais je me souviens que nous bavardions parfois, et qu’elle a occasionnellement pris le soin de s’intéresser à mes préoccupations, me dispensant ici ou là quelques avis de bon conseil. Ces rares moments de partage n’enlevaient rien, cependant, à la dureté de ma condition. Là aussi, comme chez KROUTEL, le froid, en particulier, m’a poursuivie : ma mansarde était détestablement mal isolée, et je me souviens d’avoir été plus d’une fois clouée au lit du fait de refroidissements. Ce qui me désole, dans ton récit, Bonne-Maman, c’est que je t’y vois t’usant à la tâche, à mille lieues de ces études que tu aimais tant et où tu réussissais si bien. Quelle était ton attitude face à cette situation d’écartèlement ? Pensais-tu souvent à ton passé récent de bonne élève, d’une part, et à ton avenir de femme confrontée au marché de l’emploi, d’autre

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part ? Comment vivais-tu le fait que cet avenir se voyait à ce moment menacé par des tâches épuisantes, sans débouchés, et peu stimulantes intellectuellement ? Le fait est que j’essayais de ne pas trop penser à tout cela, pour ne pas me faire du mal… Un jour, toutefois, tandis que j’effectuais quelques travaux de balayage dans le grenier, j’eus la curiosité d’ouvrir une caisse qui me semblait contenir des livres. Parmi différents ouvrages poussiéreux se trouvait une méthode de sténo ! Pareille à une boite de Pandore, cette caisse vermoulue ainsi entrouverte avec audace venait de réveiller instantanément tous mes projets d’étude et d’épanouissement professionnel, provisoirement placés sous l’éteignoir de la « vie réelle » et de ses contingences... Oserais-je demander à mes patrons de pouvoir, en soirée ou lors de mes dimanches, me remettre à étudier ? Ce serait une manière de maintenir ouvertes les « portes du possible », de ne pas condamner définitivement mes projets d’épanouissement… Un craquement causé par la poussée du vent sur la charpente me fit sortir de ma rêverie : quelle sotte j’étais de construire de tels « châteaux en Espagne » ! Et en pratique, grosse maligne, comment aborderais-tu le sujet avec Monsieur et Madame ? En brandissant la méthode ainsi découverte ?! En parler, seulement, ça aurait été déjà avouer ma curiosité de fouine, venue explorer des espaces qui m’étaient interdits ! Et donc risquer le renvoi…

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Cela n’était que trop évident : la première urgence était de chasser tous ces fantasmes illusoires de mon esprit, et de reprendre sagement ma destinée de petite bonne ! La sténo, ce serait pour plus tard… pour autant que le sujet trouve seulement un jour à refaire surface dans les sables mouvants de mes illusions englouties ! *** Au printemps 1939, les bruits de bottes se font plus de en plus sonores et menaçants. Dans ce contexte, deux des petits-fils de mes patrons sont accueillis chez leurs grands-parents, dans le but de leur permettre de poursuivre leurs études à l’Université de Lille. Il en résulte, par la force des choses, que les lessives deviennent plus lourdes : désormais, il faut faire face à l’entretien du linge de sept personnes… Le travail est fatigant, mais je me fais un point d’honneur de donner satisfaction à mes patrons. D’une certaine manière, j’y parviendrai presque trop bien… En 1940, lorsque l’invasion allemande atteint le nord de la France et que, suivant un mouvement de panique générale chez les « Nordistes », mes patrons décident de fuir vers la Zone libre, c’est de façon toute naturelle qu’ils me proposent de les suivre, me sachant sans véritables attaches ! Mais c’est compter sans ma mère, et sa propension carrément maladive à ne penser qu’à elle : voilà qu’elle s’oppose au projet, craignant de perdre ses ressources avec mon départ…

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4.3. Le travail chez une épicière Me voilà donc de retour chez ma grand-mère, dans l’ambiance plombée qu’on peut imaginer. D’autant que les deux femmes qui me servent de famille ne se sont pas limitées, évidemment, à casser une fois de plus ce qui me tenait lieu de projet ; non contentes du gâchis causé, elles attendent en plus de moi que je me mette fissa en quête d’un nouveau gagne-pain ! Pauvre Bonne-Maman ! J’imagine combien cette quête d’emploi sans cesse recommencée – et toujours due à des raisons contrariantes – a dû te peser. Surtout que nous étions alors dans un climat très lourd de début de conflit mondial. J’imagine que la tendance n’était pas vraiment à embaucher ! Non, effectivement : fondamentalement, tu as raison, la période n’était pas favorable. En même temps, de manière un peu paradoxale, la guerre créait aussi certaines opportunités. C’est du reste d’un tel « effet d’aubaine » que j’ai profité pour le poste suivant. En jouant sur le bouche-à-oreille, je suis tombée après quelques jours de chômage seulement sur la demande d’une épicière, dont l’aidant avait - comme mes vieux patrons - quitté la Zone occupée. La commerçante était débordée et réclamait du renfort à corps et à cri. Elle accueillit ma candidature avec soulagement et reconnaissance.

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Mais cette fois encore, la poisse allait me poursuivre. L'invasion allemande ayant atteint une grande partie de la France, les habitants des départements du Nord et de l’Est qui ont fui comprennent qu’il vaut mieux regagner leur foyer. C’est le choix que fait - notamment - le fameux employé de l’épicerie que j’avais remplacé… Désireuse ne pas me mettre dans l’embarras, la brave commerçante s’efforce, un temps, de nous garder tous deux à son service ; mais déjà excédentaire en temps normal, cette main-d’œuvre dédoublée s’avère vite totalement superflue dans le contexte de ralentissement de la marche des affaires voulu par la guerre. Une ou deux semaines plus tard, l’épicière m’invite, la mort dans l’âme, à chercher autre chose… 4.4. Le bureau des salaires Un jour, une annonce parue dans le journal retient mon attention : elle propose un emploi dans le bureau de calcul et de payement des salaires d’une grande entreprise. Je me risque à me présenter, sans trop d’espoirs, d’autant que les candidats sont nombreux. Mais l’entretien de sélection se passe bien, et mon alchimie avec la cheffe du personnel semble plutôt bonne. Quelques jours plus tard, j’apprends par courrier que j’ai été retenue pour le poste… Le bureau se situant à une trentaine de kilomètres du logement maternel, il faut trouver une chambre. Là aussi, les choses s’enchaînent de façon fluide. Une dame accepte de me mettre à

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disposition une chambre moyennant paiement d’un montant modeste. Cette hôte n’est pas précisément « facile », avec son goût vaguement pathologique pour l‘ordre et la propreté, mais elle reste à bien des égards plus accueillante que le duo formé par ma mère et ma grand-mère. Il faut reconnaitre que ça n’était pas difficile… Au-delà de la nature du travail, plus administratif que mes tâches antérieures, le « flux économique » autour de ma rémunération ne change guère, pour sa part : après déduction du loyer de ma chambre, c’est une fois encore vers ma mère que s’envole la majeure partie de ma paye ! Pareille à un vautour qui aurait soigneusement repéré les occasions propices à fondre sur ses victimes, celle-ci m’attend, chaque samedi, bien droite en face de la sortie du Bureau, se réjouissant déjà de recevoir son écot d’assistée. Une fois cette ponction maternelle opérée, ne me reste plus que de quoi acheter quelques babioles, d’autant plus dérisoires que la guerre a fait exploser les prix : une paire de bas, un pullover aux couleurs timides, des gants contre la morsure du froid… Dans ce contexte, c’est avec émotion que je me souviens d’avoir une fois déniché une élégante robe d’hiver, dont la coupe classique me mettait bien en valeur. Une occasion en or dont le prix « raboté » devait sans doute beaucoup à l’Etoile de David apposée sur la vitrine… On l’aura deviné, ce maigre salaire ne permettait guère, par contre, que je m’autorise quelque fantaisie que ce soit en termes

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de loisirs ou de distractions. Il faut dire que, indépendamment de mes moyens financiers étriqués, je n’avais pas l’esprit à la fête. En fait d’« extra », la seule chose que je me sois offerte restait marquée par ma douloureuse frustration de ne pas étudier : je décidai de me payer des cours de dactylo, auprès d’un couple de vieux formateurs en la matière ! Avec le recul, il n’est pas certain que j’aie fait là le meilleur usage de mes maigres ressources : notre accord avec mes professeurs voulait qu’ils me donnent 2h de cours le dimanche après-midi. Or, en fait de « leçons », tout ce qui me fut proposé fut la mise à disposition d’une vieille machine et d’une méthode, laissées à mon intention pendant la durée convenue dans le réduit sombre et peu accueillant d’un vieil appartement ! Fallait-il que je sois en manque d’idéal pour m’être satisfaite, plusieurs mois durant, de cette “distraction” du dimanche après-midi, qui présentait pourtant toutes les apparences d’une arnaque caractérisée !

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5. Entre espoirs et trahisons : le retour en Belgique 5.1. Première visite à Anvers et à Braine-le-Comte Ecoute, Bonne-Maman, je n’ai pas voulu te contrarier jusqu’ici, te laissant dérouler le fil de ta triste adolescence, mais je crains de ne pouvoir tenir plus longtemps : si tu ne m’annonces pas rapidement que les choses se sont arrangées, même un petit peu, je crois que je vais sincèrement me mettre à pleurer ! Oh, ma pauvre Valérie, je comprends que tout cela te remue, évidemment ! De fait, j’ai presque envie de m’excuser de t’imposer une telle succession de misères ; mais en même temps, tu sens bien, j’imagine, que je n’en rajoute pas plus que nécessaire dans le but de me faire plaindre… Que te répondre s’agissant de la suite ? Oui, tandis que j’avais désormais atteint mes 17 ans, ma situation allait bientôt évoluer vers du mieux. Mais il me restait quand même encore quelques mois de rude « pain noir ». Allez, pour ne pas te malmener davantage, je m’engage à te les raconter de façon très résumée : j’espère ensuite te voir retrouver le sourire ! D’accord avec ça ? Oui, Bonne-Maman, d’accord ! Bon, où en étais-je ?

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Ah oui, les cours de dactylo ! N’insistons pas trop, si tu le veux bien, sur ce fiasco… Non, ce que je dois te raconter a trait à mon père, maintenant. Le retour en scène de ce triste personnage est pour beaucoup, tu t’en doutes, dans le fait que je ne puisse m’engager à te redonner le sourire avant quelques moments encore… *** Décembre 1941. Tandis que le rétrécissement des jours annonçait le prochain solstice, une lettre est glissée sous ma porte un beau matin. C’est mon père qui, ayant retrouvé l’adresse de l’oiseau envolé, m’écrit. Je dois bien l’avouer, sa lettre ne manque ni de bienveillance ni de style. Tout commence par une information : il vit maintenant à Anvers, où il partage une maison avec un couple. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il m’affirme souffrir de mon absence ! Et enchaîne en me demandant si j’aurais plaisir à le rejoindre pour Noël dans la Cité du Diamant… Après bien des hésitations, mon sentiment filial l’emporte sur ma méfiance envers le personnage. Et si mon père avait changé ? S’il était devenu plus sensible, après ces quelques années, comme son agréable missive pouvait donner à le penser ? Je ne peux décemment me permettre de refuser le voyage, au risque de passer pour une fille indigne, fossoyeuse ultime de notre relation...

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Et puis - me dis-je à part moi – faisons d’une pierre deux coups ! Même si la visite à Anvers devait ne m’accorder que peu de satisfactions, j’aurais l’occasion, moyennant un petit détour vers l’Est, de passer par Braine-le-Comte, pour y embrasser ma bonne Tante Denise, mon Oncle Cadol et mes chers cousins ! Facilitée par le projet de ce complément brainois, ma décision est rapidement forgée : à quelques jours de Noël, je fais une maigre valise et prends le train pour le Nord ! ***

Venu me chercher à la majestueuse Gare d’Anvers, mon père me tend les bras à mon arrivée. Un trajet en tram plus tard, il me précède dans les escaliers accédant à une maison ancienne, mais bourgeoise, plutôt confortable. Il me présente ses deux cohabitants, un couple étrange, sur lesquels il semble avoir une indéniable autorité. L’homme est du genre taiseux, presque prostré. Ses mains calleuses trahissent un métier manuel dont je ne saurai rien. Quant à la femme, elle m’avoue un passé d’enseignante et révèle bien vite une forte personnalité. Il ressort des rares discussions que nous aurons à quatre que mon père connaissait cette femme depuis sa jeunesse à Braine (à quel titre ? mystère !) et que c’est lui qui aurait entraîné le couple à Anvers… Au cours des deux jours que durera ma visite, nous ne sortons guère, exception faite d’une promenade au bord de l’Escaut. Mon père passe le plus clair de son temps à fumer en lisant son jour-

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nal. Je suis rapidement gagnée par un ennui pesant : le moment du départ arrive comme une délivrance. Tandis que, m’ayant raccompagnée à la gare, mon père prend congé de moi, il me glisse – aumône décidemment sans précédent ! - un billet de 100 marks allemands. Et me rappelle, dans la foulée, que - Occupation oblige - cette monnaie a alors cours tant en Belgique qu’en France. Non content de cette libéralité sans précédent, il la complète d’une invitation à revenir le voir à l’occasion ! ***

Bizarre, en effet. Permets-moi, connaissant le personnage, de ne pas trop me fier à sa prétendue nouvelle gentillesse… Mais raconte surtout la suite du voyage : as-tu pu mettre en œuvre ton projet de passer par Braine-le-Comte ? Oui ! Au prix de quelques changements de trains, je me suis effectivement rendue chez ma tante et mon oncle ! Folle que je suis, je ne les avais même pas avertis de mon passage, comptant sur le climat de guerre pour exclure tout risque que ceux qui avaient enchanté mon enfance puissent ne pas se trouver à leur domicile ! L’émotion des retrouvailles fut à la mesure de la surprise causée ! Lors de cette seconde visite familiale belge en quelques jours, plus question, par contre, de longs silences enfumés : ce ne seront que rires, jeux, évocation de souvenirs joyeux… J’étais

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si heureuse de ce cocon retrouvé qu’en y repensant maintenant, il se pourrait bien que, lors des discussions à table, j’aie tu une bonne partie de mes récentes vicissitudes : j’avais tellement peur de teinter de gravité ces moments légers comme des bulles de savon ! Pas totalement dupe, mon brave Oncle Cadol sut, sur le chemin vers la gare, lire plus profondément dans mes pensées. Sentant bien que je n’avais pas tout dit, il me glissa en m’embrassant sur le quai : “Si quelque chose ne va pas, tu le sais bien, ma Francine : la maison t’est toujours ouverte !”. Il y a plus de 75 ans que ces paroles ont été chuchotées à mon oreille, mais – d’une certaine manière - elles y résonnent aujourd’hui encore… ***

Même si je ne les ai pas connus, par la force des choses, je suis infiniment reconnaissante, par-delà les âges, à cette Tante Denise et à cet Oncle Cadol de t’avoir donné tant d’amour, Bonne-Maman. Ils auront vraiment été tes « anges », dans les moments les plus douloureux de ton enfance. Oui, Valérie, c’est amusant que tu parles d’eux en les comparant à des anges, car je l’ai vraiment pensé, à plusieurs moments de ma vie, et en donnant des sens successifs à ce mot mystérieux… Nous en reparlerons sans doute, dans la mesure où ils n’ont pas fini, à ce stade de mon histoire, de me sauver la mise ! Mais reprenons le fil de mon récit...

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5.2. Menaces sur le poste au bureau des salaires Après cette escapade belge, me voilà donc de retour à Lille, et à ma routine du Bureau des salaires. Mais il suffira malheureusement de quelque jours seulement pour que je doive me rendre à l’évidence : mon énergie a baissé d’un cran, et c’est désormais avec des « pieds de plomb » que je me lève le matin pour aller prendre mon poste parmi mes collègues. Et si le fait d’avoir côtoyé ma famille brainoise m’avait – par la joie trop fugace ainsi causée – occasionné plus de mal que de bien ? Car désormais, une conviction s’est glissée en moi : il suffit d’un minimum d’éléments de contexte pour que je me sente heureuse, épanouie. N’est-ce pas ma mission, dès lors, de tout faire pour rendre ces conditions possibles ? N’y a-t-il pas quelque chose de fondamentalement contre-nature à ma vie, qui me voit répartir mes jours entre l’accomplissement de tâches profondément ennuyeuses - dont la rémunération m’échappe au surplus en large partie -, d’une part, et un rare temps libre sans joie ni partage, aux côtés d’une mère névrosée, de l’autre ? *** Février 1942 : un courrier me parvient, m’annonçant que le « trio d’Anvers », comme je l’appellerai ici, a vendu la maison et s’est installé à Quévy-le-Petit, à un jet de pierre de la France. A priori mystérieux, ce déménagement ne tardera pas à trouver son explication dans une nouvelle activité fantasque et malsaine

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de mon père. Mais pour le moment, je me contente d’être surprise, sans développer de soupçons particuliers… *** Quelques semaines plus tard, une rumeur très inquiétante s’amplifie au Bureau des Salaires. De source bien informée, mes collègues et moi apprenons que l’argent manque à la tête de l’entreprise, que des licenciements sont dans l’air. Comme nouvelle arrivée, je ne me fais guère d’illusion sur le sort qui m’attend… Que faire, face à cette terrible menace qui met en péril mon fragile équilibre de survie ? A qui parler, pour trouver conseil ? Certainement amenée à de meilleurs sentiments envers mon père suite à son invitation anversoise, j’ai cette étrange idée de me dire qu’il pourra éventuellement me fournir quelque secours. Je mesure aujourd’hui combien cette piste était irrationnelle, et à quel point – en particulier – elle faisait preuve d’amnésie face aux erreurs à répétition de mon père dans tout ce qui a trait à la gestion de l’argent et du travail. Quoi qu’il en soit, me voilà bientôt dans le train pour Quévy… Je n’ose deviner la suite, Bonne-Maman… Effectivement quelle idée saugrenue as-tu eue d’imaginer que ton père allait se soucier de veiller avec empathie à la préservation de tes intérêts professionnels et financiers ?!

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Voilà sans doute la démonstration, si besoin était, que les liens du sang parlent davantage aux tripes qu’au cerveau… Toujours est-il que la suite allait m’apprendre que j’aurais mieux fait, ce jour-là, de me casser une jambe que de prendre place dans ce wagon à destination de la frontière belge… 5.3. Piégée ! Les conditions même de mon arrivée en gare de Quévy auraient dû m’informer du contraste entre ma récente visite anversoise et le présent voyage. Tandis, en effet, que mon père était venu me chercher à la belle Gare d’Anvers, m’accueillant d’une accolade qui m’avait touchée, rien de tel cette fois-ci. A vrai dire, j’avais été informée que mon père serait retenu à l’heure du train : il m’avait donné l’adresse de la maison, me laissant le soin de cheminer sur deux kilomètres pour rejoindre son domicile… C’est cependant surtout dans le contenu même de nos conversations, sitôt mon père de retour aux côtés du couple (qui m’avait donc ouvert la porte en son absence), que je pus constater la disparition de toute bienveillance de sa part. En fait, je réalisai vite qu’il avait donné un sens très personnel à l’information d’un licenciement imminent – celui-ci s’était confirmé dans l’intervalle – que je lui avais transmise. Pour lui, c’était avant tout l’occasion de prendre rien moins que sa revanche. Il n’en fit du reste pas mystère dans ses propos : « Tu as assez travaillé pour ta mère : maintenant tu vas travailler pour moi ! ». La situation

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était donc claire à ses yeux : il n’était tout simplement pas question que je reparte ! Je ne m’étendrai pas ici, Valérie, sur la violence de l’amertume et de la peine que me causa cette trahison. Je ne pus, du reste, retenir mes larmes de déception et de colère devant mon père. Mais celui-ci s’ingénia à n’y voir que ce qui l’arrangeait, soit l’expression de la fatigue et du stress accumulés au cours des derniers jours... Dans les faits, le lendemain matin déjà, nous prenions le chemin du Bureau de l’emploi, pour me trouver une activité sur la rémunération de laquelle mon père était bien décidé à toucher de larges dividendes… Tu t’en doutes, Bonne-Maman, je suis outrée rétroactivement ! Je ne peux m’empêcher de me dire que si mon père m’avait fait un tel coup bas, j’aurais tout cassé dans la maison, ou je me serais enfuie dans l’instant. Mais j’ai conscience que cette relecture de l’épisode est bien théorique… Oui, effectivement… Nous vivions alors une autre époque que la tienne, Valérie, où la déférence envers les parents allait loin, bien trop loin sans doute… Mais permets que je poursuive ma narration… ***

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Il n’aura pas fallu plus d’une minute de discussion avec l’employé du Bureau de l’Emploi pour qu’une évidence se rappelle à notre bon souvenir à tous : on n’aurait pu me faire commettre plus grande bêtise, il y a de cela 3 ans, que de me faire interrompre mes études à quelques semaines de mon diplôme. Personne - à part ma mère et ma grand-mère, bien sûr – n’avait jamais douté de cette lapalissade ; mais désormais était venu le moment de la démonstration évidente, à l’épreuve de la pratique la plus brutale. C’est donc au sein d’une liste sévèrement écourtée d’emplois – celle des candidats « sans diplômes » ; la formule me donne encore des frissons de dépit - que le fonctionnaire tenta de trouver un poste à ma convenance… Parcourant sa liste avec application, l’employé reste longtemps silencieux, tandis que le crayon glisse de lignes en lignes. Et puis soudain, son visage s’illumine : il vient de tomber sur la description d’une poste d’employée de maison ! Il s’agit du cas d’une dame fort occupée par la tenue du commerce familial, et qui a besoin d’aide pour la surveillance et l’éducation des enfants, y compris en termes d’aide à la conduite des devoirs. Mon cœur fait un saut dans ma poitrine ! L’éducation des enfants ? La surveillance des devoirs ? Aurai-je enfin l’occasion de m’approcher un tant soit peu de cet idéal qui m’anime depuis si longtemps, soit le fait de transmettre un savoir, dans une perspective pédagogique ? Mes rêves ne dureront malheureusement que le temps d’une respiration…

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Déjà mon père prend la parole, animé par le souci de maximiser ses gains : « Oh, mais ça peut être plus dur ; elle est costaude, vous savez ! Qu’avez-vous d’autre ? ». Manifestement pas né de la dernière averse (ou a-t-il carrément cerné les grands traits de la personnalité de mon père ?), l’employé réplique avec fermeté : « Monsieur, ce n’est pas à vous que je m’adresse, mais à Mademoiselle ! ». Pour apprécié qu’il ait été de moi, ce recadrage ne suffira pas, cependant, à donner suite à mes aspirations : par peur de payer durement le prix de cette mise en avant de mes préférences, j’adopte un profil bas… Au final, il ne sera plus question d’enfants à encadrer, ni de devoirs à accompagner, mais d’une très grande maison de docteur à entretenir… 5.4. Domestique à nouveau ! L’expérience de la faim Je ne m’arrêterai guère, ma chère Valérie, sur les détails de cet emploi. Il constitua en effet une tribulation de plus dans la longue litanie de déboires qui caractérisa ma jeunesse. Or, je t’ai promis d’abréger ! Retiens simplement qu’en plus d’impliquer des tâches ingrates, ordonnées sans ménagement ni reconnaissance par un vieux médecin aigri, ce poste fut marqué par une disgrâce jusqu’alors inconnue : j’avais carrément faim ! Il faut dire que le menu, en ces temps de guerre, se résumait le plus souvent, à midi, à des haricots baignant dans une sauce au lait-farine ; c’était évidem-

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ment insuffisant pour une jeune femme qui passait ses journées à dédier ses efforts physiques à l’entretien d’une maison ! Et en plus affamée, maintenant ! Tu seras vraiment passé par tous les tourments, Bonne-Maman ! Ne me dis pas que tu as accepté ce traitement ! Guerre ou pas, on ne se trouvait quand même pas sur la ligne de front : il y avait bien moyen que tu manges à la mesure de l’appétit de tes 18 ans ! Oui, Valérie, c’était effectivement trop pénible pour que je m’accommode longtemps de cette situation… Un soir que j’amenais ma paye à mon père, j’ai trouvé le courage de lui avouer – à lui qui récusait traditionnellement toute forme de plaintes de ma part – que je n’étais pas nourrie en suffisance. Je m’attendais à être une fois de plus rabrouée, mais il n’en fut rien. Sans doute dut-il craindre que son principal outil de production puisse être - par cette épreuve - limité dans sa capacité de gain… Il décide que nous ferons ensemble, dès le dimanche suivant, le voyage de Quévy à Braine-le-Comte (une quarantaine de kilomètres) pour y consulter ma Tante Denise. Peut-être, comme boulangère bien disposée à mon égard, saura-t-elle procurer quelque complément au menu ? Même si le projet me paraît peu réaliste en pratique (comment pourrait-elle me faire transmettre des victuailles à distance, et ce, de manière suivie ?), je n’en fais évidemment rien savoir à mon père : en réalité, la seule idée

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de revoir ma tante et sa famille suffit à me redonner de la chaleur au ventre… sinon à l’estomac ! *** Lorsque nous arrivons à la boulangerie, c’est étonnamment l’Oncle Cadol qui nous accueille. Ainsi qu’il nous l’apprend immédiatement, Denise est souffrante, venant d’être opérée à la main droite. C’est en effet étendue sur une méridienne que nous la trouvons à l’étage, les traits tirés et la main bandée. Si affairée à l’habitude, la brave femme est manifestement soumise au repos forcé ! Elle nous confirme vite ce dont nous pouvions à vrai dire nous douter : ainsi privée de sa main la plus agile, elle ne peut pratiquement plus rien faire, ni au magasin, ni à la maison. Contrainte suprême : elle est carrément dans l’impossibilité de se laver elle-même ! C’est à sa fille Nelly, qui assiste à la scène, que reviendra pour l’Eternité le mérite d’avoir posé LA question qui allait changer ma vie : pourquoi Francine ne resterait-elle pas auprès de sa tante ? Elle pourrait ainsi assumer l’entretien de la maison, aider au magasin et surtout, dans l’immédiat, prodiguer les soins de toilette à sa tante provisoirement handicapée ! Sentant immédiatement que ce scénario improvisé rencontre l’intérêt de tous, Denise ajoute directement son lot d’arguments : mais évidemment que la voilà, la solution ! Francine pourrait aussi, dans la foulée, rattraper le temps perdu au niveau des études ! Et pour que chacun y trouve son compte, elle ajoute - regardant

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sa nièce, mais bien consciente qu’en réalité, elle ne donne-là un gage qu’à la cupidité de mon père : « Bien entendu, tu seras aussi honorablement payée pour cette tâche ». Le coup était brillamment joué, et fonctionna à plein : si nous sommes repartis à deux, ce soir-là, mon père et moi, c’était uniquement pour me laisser le temps de donner mon congé au médecin affameur et de constituer ma valise. De fait, deux jours plus tard déjà, j’étais de retour à Braine, serrant ma tante contre mon cœur, malgré ses protestations amusées et sa main blessée brandie au-dessus de notre étreinte, pour la protéger de mon enthousiasme…

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6. Retour à Braine-le-Comte : à la recherche du temps perdu ! Je respire enfin, Bonne-Maman ! Il semblerait bien que je tienne là le début de ce « retour à des jours meilleurs » que je réclame depuis si longtemps, à l’échelle de ton récit ! Effectivement, c’est avec cet accord, Valérie, que la longue série de tourments propre à mon adolescence - qui te fendait le cœur il y a quelques minutes encore - a enfin trouvé son terme. Tout n’est bien sûr pas devenu pour autant totalement rose du jour au lendemain : la guerre restait un contexte pesant, pour les corps autant que pour les esprits. Par ailleurs, j’eus effectivement beaucoup à faire, entre l’appui en boulangerie et l’aide prodiguée à ma tante au niveau du ménage. Mais tu le sens bien, Valérie, cela n’avait plus rien à voir avec mes tourments antérieurs. C’est qu’il n’était plus question de travailler pour une succession d’employeurs distants et souvent dénués de scrupules ; désormais, c’était à ma famille, à des gens que j’aimais profondément et auxquels je vouais toute ma reconnaissance que je consacrais mon intelligence et mon énergie. De leur côté aussi, je crois que Tante Denise et Oncle Cadol étaient sincèrement ravis de m’avoir. Pour l’aide au labeur, évidemment (même si, s’agissant des soins à ma tante, ceux-ci n’ont guère duré bien longtemps ; il n’a fallu que deux ou trois semaines, pour qu’elle recommence, progressivement, à assumer sa part). Mais aussi, plus largement, en termes de compagnie. Il faut dire qu’Odon avait été fait prisonnier de guerre, en

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Allemagne, ce qui constituait un lourd souci pour Denise et Cadol, on s’en doute. Je crois que mon entrain et ma gourmandise à vivre enfin pleinement ont constitué une forme de consolation pour ces parents profondément inquiets et meurtris de l’absence de leur fils. 6.1. Mes retrouvailles avec l’étude ! Ultime tentative paternelle Dans un premier temps, mon retour au monde de la formation trouva des expressions relativement discrètes. On commença par m’inscrire à un cours du dimanche. Puis j’eus l’opportunité de suivre des cours du soir, que je rejoignais « en danseuse » sur le vélo d’Odon trop grand pour moi, sitôt balayée la boutique de la boulangerie. Dès la rentrée de septembre, j’eus cependant la possibilité de rejoindre de manière beaucoup plus « classique » l’Ecole industrielle. A côté du français et des mathématiques, j’y étudiais le flamand et l’anglais, que je n’avais qu’effleurés lors de ma scolarité antérieure. J’avoue avoir eu beaucoup de plaisir à tenter de maîtriser ces langues d’abord étranges, et qu’un travail assidu permit de transformer progressivement en compagnes un peu farceuses, puis en véritables amies. Mon avidité d’études et mon goût pour l’apprentissage étaient tels que je n’eus, durant ces mois brainois, guère de vie sociale. Le seul fait de m’instruire, d’oeuvrer à mon épanouissement - à l’ex-

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clusion de tout travail pour des personnes étrangères à mon esprit et à mon cœur, désormais - suffisait, à vrai dire, à mon bonheur. Au prix d’une grande ténacité, je suis allée jusqu’au bout de mon cursus, arrachant en définitive ce fameux diplôme final dont l’obtention était devenue si improbable, au vu de mes cinq dernières années d’errances. On peut le dire : lors de cette période à l’Ecole industrielle, j’ai littéralement rattrapé le temps perdu. C’est du reste en faisant fièrement valoir mon nouveau titre que je pus, quelques semaines plus tard, décrocher un poste de comptable à temps partiel à Bruxelles, dans un secrétariat social qui me payait très correctement. Quel bonheur d’être engagée sur base d’une preuve écrite de sa compétence, et non plus dans cette posture d’aumône que j’avais tant connue ! Trois jours par semaine, je me rendais ainsi en train dans la Capitale, profitant du fait que le bureau en question se situait à proximité immédiate de la Gare du Midi. Le reste de la semaine, je restais fidèle à mon oncle et ma tante, en aidant encore et toujours à la boulangerie. Au cours des mois et des années qui ont suivi, on m’a assuré de toutes parts que je pouvais être fière de mon parcours d’études et que mon nouveau poste bruxellois était une médaille pour ma ténacité ; à force de l’entendre et d’y penser, je crois bien que je me suis un peu ralliée à cette analyse, effectivement… Oui, c’est absolument admirable, Bonne-Maman, ce que tu as fait là. Ton parcours gagnerait à être donné en exemple à

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ces si nombreux jeunes qui rechignent à étudier, voyant comme une contrainte cette scolarité qui est en réalité – on le perd de vue dans nos sociétés trop gâtées ! – un incroyable privilège… Une question me trotte en tête, cependant, en entendant ce récit d’un bonheur sans nuages. Au cours de ces mois et de ces années, ton père ne s’est-il plus jamais fait entendre ? On pourrait imaginer, en particulier, qu’il ait manifesté son intérêt malsain pour tes nouvelles ressources, liées à ton emploi bruxellois ? Tu as évidemment raison. Oui, de fait : sous couvert de « visite », mon père est bien venu une fois à Braine, avec l’intention à peine masquée de récupérer sa fille. Mais ma Tante Denise a été superbe, une fois de plus, me défendant comme une tigresse, sans céder un seul pouce de terrain. Devant tant d’aplomb, mon père a bien dû finir par capituler. Il faut dire que ma situation avait changé : même si la majorité restait alors fixée à 21 ans (elle n’est passée à 18 ans que dans les années 1970, je crois), mon père savait bien qu’il ne pourrait plus m’exploiter bien longtemps et qu’un jour proche, je serais mise légalement en droit de l’envoyer valser… Quand l’occasion nous fut donnée de reparler de cet épisode, plusieurs années plus tard, Tante Denise m’avoua que derrière la façade d’autorité inébranlable qu’elle avait su opposer à mon père, elle avait eu vraiment peur de me perdre, ce jour-là… N’oublions pas que d’autres cas s’étaient déjà présentés antérieurement où elle avait dû plaider en ma faveur face à mes parents ; or,

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les choses avaient tourné à notre désavantage à deux reprises, une fois face à mon père et une autre face à ma mère (et ma grand-mère), avec des conséquences terribles pour moi dans les deux cas… Mais Denise terminait invariablement son récit de l’épisode par le même détail vainqueur, qui sut manifestement lui donner le courage nécessaire, sur le moment, pour achever de tenir tête à mon père : « Je le connais bien, moi, le bonhomme ! Je voyais bien qu’il était contrarié : il ne cessait de « faire aller son pied », comme à chaque fois qu’il bouillonne intérieurement ! ». 6.2. L’absence d’Odon J’aimerais revenir un instant, Bonne-Maman, sur le personnage de ton cousin Odon. Tu m’as dit qu’il avait été fait prisonnier de guerre, et que son absence manquait durement à ses parents. Comment as-tu vécu cette « donne », qui voulait que tu occupes un peu, en quelque sorte, la « place d’un fantôme ». Il faut savoir, avant toute chose, que je connaissais relativement mal Odon. Ou plus exactement, « Herman », dans la mesure où – pour des raisons qui ne m’ont jamais été vraiment expliquées -, Odon semble n’avoir été en réalité que son surnom. Second des enfants de Cadol et Denise - entre ses deux sœurs, Nelly, l’aînée et Aline, la benjamine -, Odon (comme je continuerai donc à l’appeler ici) n’était pas souvent chez ses parents

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lors des périodes que j’a vécues auprès d’eux ; et c’est à vrai dire de rares visites de sa part à notre éphémère domicile d’Uccle que je garde le souvenir le plus précis. A propos des interactions entre nous deux, il faut rappeler qu’il avait 10 ans de plus que moi : sur cette base, je l’ai très vite considéré comme un « grand » passablement inaccessible, même s’il s’est toujours montré très attentionné et protecteur envers moi. Il était très beau garçon. Il n’est pas exclu que j’en aie été vaguement amoureuse, mais de façon totalement abstraite et utopique, comme on l’est d’un prince de conte de fées découvert au détour d’un recueil illustré… Comme tu viens de le rappeler, la Guerre a très vite mal tourné pour lui. Enrôlé dès l’entrée de la Belgique dans le conflit, il a presque aussitôt été fait prisonnier, sur le front allemand ; ce devait être en 1940 déjà. Ainsi que je l’ai évoqué tout à l’heure, j’ai effectivement eu pour « fonction » tacite et inavouée de combler tant bien que mal le vide affectif qu’il avait laissé auprès de ses parents. Je parle bien de vide affectif, car je ne saurais affirmer, en revanche, que je l’aurais remplacé dans sa force de travail. Mon rôle au sein de la boulangerie est au demeurant resté assez marginal, d’autant qu’il y en avait de moins en moins à vendre, au fur et à mesure que le pays s’enfonçait dans la guerre… En fait, le lien le plus fort que j’ai eu avec Odon aura tenu dans une forme de représentation symbolique de la famille. Pour des raisons pas totalement évidentes (dans la mesure où Denise

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maniait la plume très correctement), il fut décidé un beau jour que quand mon oncle et ma tante entreprendraient de lui faire acheminer une lettre, c’est à moi, l’étudiante, que la responsabilité incomberait de rédiger cette dernière, au nom de toute la maisonnée. Je me souviens bien de ces échanges autour de la table ronde, où nous faisions le bilan des faits les plus marquants des derniers jours pour tenter d’en transmettre la quintessence à Odon. Nous adoptions alors, je m’en souviens, un ton de récit un peu exagérément joyeux, histoire de ne pas plomber davantage encore l’émotion qui nous étreignait nous, et celle qu’il ressentirait sans doute en nous lisant au fond de sa geôle… L’enveloppe collée et cachetée, j’avais également pour mission d’aller la remettre au Service postal des Prisonniers de Guerre, sur la Place. *** Une belle fin d’après-midi de 1944 – je m’en souviens comme si c’était hier – tandis que j’étais affairée à balayer l’arrière du comptoir de la boulangerie, histoire d’anticiper la fermeture imminente, la clochette de la porte du commerce a teinté. J’étais déjà en train d’essuyer mes mains à mon tablier, en vue de servir ce dernier client, quand je l’ai reconnu. Il était fort amaigri, ses traits étaient tirés, mais il correspondait bien à mon souvenir. En particulier, il était toujours aussi beau, peut-être même un peu

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plus encore, la peau tannée, et ainsi nimbé de son aura de héros miraculé. L’émotion de Denise et Cadol fut sans borne, ce soir-là. Je pense même que c’est la seule fois de ma vie où j’ai vu le solide Cadol laisser couler une grosse larme de bonheur sur ses vieilles joues rugueuses, sans même songer à la retenir… 6.3. La mort du père Au rayon de ce chapitre de ma vie – celui de la redécouverte du bonheur et du dépassement des infortunes passées, il est un fait qui est venu s’ajouter presque logiquement, et dont je dois encore dire un mot. Il a trait à la mort de mon père, survenue en 1944, elle aussi. Sur le moment même, j’ai eu très peu d’informations quant au contexte précis de ce décès. Même ainsi nimbée de mystère, la disparition de mon géniteur a immédiatement présenté une dimension hautement suspecte et sulfureuse. Son caractère violent (on m’a parlé, plusieurs années après, d’un coup de pistolet) n’a, en particulier, jamais fait de doute, s’agissant d’un homme qui n’avait alors pas même cinquante ans et qui était en pleine santé. A vrai dire, les précautions qu’ont mis les personnes de mon entourage (Tante Denise, sa sœur, en tête) à me maintenir dans l’ignorance quant au contexte de cette mort auront presque constitué une explication en soi… En fin de compte, deux pistes, qui se valent l’une l’autre (et qui ont bien pu être entremêlées à leur

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manière) se dégagent. La première voudrait que mon père ait développé, à la faveur de la guerre, une activité de contrebande (d’alcool ou de cigarettes, ou des deux) et qu’il ait été pris dans un conflit entre bandes rivales qui aurait mal tourné. La seconde fait de lui un « collabo » plus ou moins assumé, que « la Brigade blanche4 » des Résistants aurait puni de sa trahison lorsque l’Ennemi s’est trouvé défait. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y avait pas vraiment de quoi être surpris : on retrouvait là les traits de duplicité, d’opportunisme et d’appât du gain bien connus du personnage. Ce qui est certain, c’est que je me souviens de n’avoir ressenti que du vide lorsque m’ont été communiquées ces nouvelles. J’en suis resté à ce seul sentiment, au demeurant, sans que les images d’une cérémonie funèbre soient venues s’y superposer : tous ceux qui m’aimaient m’ont en effet dissuadée de me rendre à l’enterrement, et il n’a pas fallu insister beaucoup pour que je suive ce conseil… Quelle triste fin. Qu’en dire, sinon qu’elle fut à la mesure du personnage ? Dans cette affaire, on se sent effectivement moins peiné par la mort de ton père que par le constat – à la fois insupportable dans l’absolu et tellement logique, dans ton cas précis – de cette indifférence de ta part face à sa disparition...

4. La Brigade blanche (Witte Brigade – dite aussi « Armée blanche ») était un groupe de résistance belge surnommé « Fidelio », fondé durant l'été 1940 à Anvers (Wikipedia).

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7. Le temps d’aimer : avec Albert, construire une vie à deux 7.1. La rencontre Mais revenons à ton bonheur, Bonne-Maman… A ce propos, j’ai bien noté ta remarque de tout à l’heure, consistant à me rappeler que tu avais, à cette époque, une vie sociale très sage et discrète. Mais une question commence toute de même à me titiller, qui a trait à l’entrée en scène de Bon-Papa. Quand votre rencontre est-elle intervenue ? Pas tellement loin de la fin de la Guerre, non, puisque je crois me souvenir que vous vous êtes mariés en 1945 ? Tes calculs sont parfaitement exacts, mon chou… Et la question qui en découle ne saurait être plus fondée ! Voici le détail des faits. *** Dois-je préciser que, comme boulangère, ma tante avait un vaste « réseau », comme on le dirait aujourd’hui ? Il faut reconnaître qu’à l’époque, le temps courait moins vite qu’actuellement : l’achat du moindre « pistolet » était prétexte à toutes sortes de causeries. Cela valait en premier lieu bien sûr avec les ménagères du quartier ; mais il n’en allait guère différemment, somme toute, avec les plus parfaits inconnus.

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La bonhomie de ma tante était telle que, pendant la guerre, il apparut que certains soldats allemands prenaient un évident plaisir à placer leurs quelques mots de français lors de l’achat de leur pain. Denise se faisait évidemment un « devoir patriotique » de répondre de la manière la plus sommaire possible, mais sa gentillesse débonnaire devait percer son masque ; le lendemain, le soldat en question était le plus souvent de retour, un grand sourire aux lèvres ! *** Mais je reviens donc au réseau de Denise ! Un beau jour, ma tante bien-aimée me donna une mission. La porte du four de la cuisinière faisait des siennes à la fermeture, avec l’effet de permettre des fuites de chaleur quelque peu inquiétantes ; il fallait que je me rende rue de la Station, auprès de la Maison BAUDET. Le fondateur, Jules BAUDET étant décédé, c’est sa veuve (une certaine Julia, bonne cliente chez nous) qui tenait la boutique en dépit d’une santé fragile. Il fallait que je lui demande de bien vouloir nous envoyer un de ses ouvriers, quand le temps s’en présenterait. Arrivée au magasin, joliment situé en plein centre ville, ça n’est pas la mère BAUDET que je trouvai derrière le comptoir, mais son fils. « Moi, c’est Albert », m’avait-il annoncé avec la spontanéité d’un boy-scout, en me tendant une main franche et joliment dessinée, malgré sa force manifeste. Je ne crois pas me souvenir que notre discussion ait été ni bien longue, ni particulièrement éloignée de sa prosaïque justification

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technique. Tout au plus puis-je dire aujourd’hui que le contact fut direct et souriant, et que je trouvai ce jeune homme fort serviable. *** Ce qui m’était donc apparu comme une simple conversation sympathique, il semble qu’Albert BAUDET y ait attaché beaucoup plus de sens et d’émotion. Est-ce mon accent français, qui m’assurait en général un certain succès ? Ou la robe joliment coupée que je portais ce jour-là ? Toujours est-il qu’Albert ne tarda pas à faire des remarques très explicites à ma tante : « Vous avez décidément une bien jolie nièce, Madame LEFEBVRE ! ». Il faut croire que notre rapprochement était écrit dans les astres. Car à partir de cette déclaration indirecte auprès de Denise, tout alla incroyablement vite, comme si une étincelle avait mis à feu un dispositif pyrotechnique soigneusement préparé. C’est que, comme je l’ai compris par la suite, du côté des « mères5 », pareil scénario était attendu comme le Messie… La chose allait malheureusement de soi du côté de Mme BAUDET, qui - en fait de santé déficiente - était, comme je l’appris bientôt, affectée d’un méchant cancer, ne lui donnant plus beaucoup de mois à vivre : dans ces tristes conditions, son vœu le plus cher était de pouvoir quitter ce monde en sachant son fils marié.

5. Il y a belle lurette, on l’aura compris, que Tante Denise avait gagné ses « galons » maternels, dans mon cas…

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Plus surprenant, je dus constater que ma tante aussi avait en tête de grands rêves d’union me concernant ! Je n’ai jamais vraiment su ce qui l’avait amenée à de pareilles visées, mais je puis affirmer sans trop me tromper que ce devait être dans le souci de faire mon bonheur, de m’assurer l’appui matériel et l’épaule consolatrice que mes parents m’avaient si constamment refusés. Quoiqu’il en soit, quelques jours plus tard, Albert et moi nous rencontrions dans le train pour Bruxelles, tandis que je me rendais à la Capitale pour y rejoindre mon emploi au secrétariat social ! J’ai bien sûr cru sur le moment à un sympathique hasard, comme tout le donnait à penser. Par la suite, un doute est toutefois né dans mon esprit. Aujourd’hui encore, je ne suis pas absolument certaine que, malgré leurs dénégations de part et d’autre, Tante Denise et Mme BAUDET n’aient pas été de mèche avec Albert pour organiser cette rencontre de toutes pièces ! Peu importent, en définitive, les dessous de l’affaire. Cette conversation ferroviaire nous permit de faire davantage connaissance, de nous trouver des goûts communs… et - disons le tout net - de nous apprécier réciproquement ! 7.2. « Gai, gai, marions-les ! » A l’époque, la phase d’ « observation » préalable au mariage était bien moins longue que ça n’est devenu le cas avec ta génération, Valérie, souvent si indécise. De mon temps, pour peu que

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les sentiments soient un peu partagés, et dès lors que les parents étaient d’accord, les bans partaient chez l’imprimeur ! Si l’on ajoute à ça, dans notre exemple, le cas spécifique de la pauvre Julia BAUDET, dont les heures étaient comptées, on comprendra que je me sois retrouvée devant l’autel avant même d’avoir pu ouvrir la bouche, ou peu s’en faut ! *** La cérémonie elle-même eut lieu à l’hôtel de Ville de Braine-le Comte, le 3 mars 1945, quelques mois seulement avant la fin de la guerre. Tu l’auras noté. Albert avait alors 32 ans, tandis que je n’en comptais que 21. Le jour de notre union, ma mère était présente, encore plus lugubre qu’à son habitude. Il faut dire que la vie s’était compliquée pour elle : sa propre mère étant décédée presque en même temps que mon père, elle s’était décidément trouvée contrainte, cette fois, de subvenir seule à ses besoins. Pour y parvenir, elle s’était déniché un poste de gouvernante auprès d’un vieux couple. La vie ne devait pas être très drôle pour elle. Mais en toute sincérité, j’avais un peu de mal à la plaindre vraiment… Quant à Julia BAUDET, elle fit elle aussi l’effort considérable d’assister à l’événement. On peut mesurer combien ce déplacement (auquel elle tenait tant) lui a coûté, elle qui était alors de plus en plus souvent alitée. La pauvre femme allait du reste décé-

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der un mois plus tard, comme si elle ne s’était accrochée à la vie que pour conduire son fils devant Monsieur l’Officier d’Etat civil… *** Un séjour au Luxembourg tint lieu de voyage de noces. Je n’en ai pas gardé un souvenir impérissable, pour être très honnête…

7.3. Les premiers pas d’un jeune couple Ainsi donc, voilà mes futurs grands-parents mariés ! C’est émouvant - et un peu vertigineux, quand j’y pense - de me dire que je procède de cette union… Comment vous êtes-vous installés, concrètement ? Les choses se sont-elles faites facilement ? Avec le décès de Julia BAUDET, nous nous sommes trouvés propriétaires de la maison de la rue de la Station où elle et son mari avaient toujours vécu et où le jeune couple que nous formions désormais venait tout juste d’emménager. La bâtisse était fort bien placée, se trouvant située juste à côté du Café « Le Métropole », bien connu des Brainois6.

6. Ce voisinage jouera un rôle essentiel dans la suite de notre histoire. A la fermeture du Café, quelques années plus tard, Albert et moi rachèterons en effet cet établissement, ce qui nous permit d’étendre habitation et magasin, mais aussi de profiter d’un jardin.

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L’appartement occupait l’étage. Au rez-de-chaussée se trouvait le commerce de poêlerie, où la mission que m’avait confiée ma Tante Denise avait conduit mes pas, quelques mois plus tôt. A propos du dit commerce : Albert entreprit très vite de me convaincre de donner mon congé au secrétariat social bruxellois. Il faut dire que deux raisons plaidaient en ce sens. La première tenait dans le fait qu’il avait besoin d’aide dans la tenue du magasin, étant lui-même beaucoup sur les routes pour livrer ses poêles dans Braine et sa région. Par ailleurs, se fondant sur le bombardement récent de la Gare de Braine, il craignait que mon train, dont le trajet vers Bruxelles durait près d’une heure, puisse se trouver pris sous une attaque, comme la Luftwaffe allemande en menait encore, dans les derniers spasmes de son agonie. Je me souviens que je me rangeai assez vite à ses arguments. L’idée de tenir un commerce, de conseiller les clients, voilà des perspectives qui me plaisaient bien. Et puis, j’étais effectivement lassée de ces longs déplacements vers Bruxelles… 7.4. Entre comptabilité et service aux clients Ça m’amuse, Bonne-Maman de t’imaginer ainsi vendant des poêles du jour au lendemain ! Comment t’es-tu formée au métier ? As-tu vite « trouvé tes marques »… dans tous les sens du terme ?! C’est un fait que ce « parachutage » peut faire sourire, surtout dans le chef de quelqu’un de ta génération, qui est habituée à un

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monde où la pratique de la grande majorité des activités commerciales est soumise à une foule de diplômes et d’autorisations de toutes espèces… Mais le fait est que le métier n’était pas d’une complexité abyssale. Et puis Albert prit soin de me donner quelques explications, que je me fis un devoir de retenir avec la plus grande précision. En fait de conseils, Albert m’a surtout transmis une valeur essentielle : « Sois toujours honnête avec les clients, c’est le plus important, me disait-il. Quand on essaye de les « rouler », ça se retourne toujours contre nous, tôt ou tard, crois-moi ». Cela tombait bien, car l’honnêteté a toujours été au plus profond de ma nature, je pense7. Du reste, je me souviens parfaitement d’un certain nombre de cas où j’ai mis en œuvre ce précepte : il m’est ainsi carrément arrivé de devoir dissuader des clients a priori bien décidés à faire des achats contre-indiqués. C’est alors en mon âme et conscience que je leur exposais en quoi le modèle choisi était mal ajusté à leurs besoins, ou cause d’importantes dépenses indirectes (dans le cas de poêles requérant des carburants coûteux, par exemple). Ma tâche prioritaire, cela dit, consistait dans le fait de tenir la comptabilité du négoce, bientôt constitué en SPRL. J’ai consacré à cela beaucoup de soin et d’énergie. Mon savoir-faire se fondait en partie sur mes études et mes récentes expériences professionnelles ; j’ai toutefois été bien aidée, dans les premiers temps,

7. Aussi étrange que cela puisse être, avec le père « maquignon » dont j’étais issue ! Heureusement, parfois, que la génétique a ses mystères…

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par un certain Monsieur DUBOIS, qui travaillait à l’agence brainoise de la Société Générale. Je dois l’avouer, j’avais à chaque fois un « coup de chaud » lors de la visite annuelle de l’inspecteur, venant tout exprès de Mons. C’est que l’homme était coriace, cherchant toujours la petite bête… Mais fondamentalement, je n’ai jamais rencontré de vrai problème avec lui. Je pense qu’il a été forcé de constater que nos comptes – comme notre politique de vente - étaient marqués par cette qualité d’honnêteté qu’Albert et moi avions placée si haut dans la gestion de notre négoce ! Bravo pour ça, Bonne-Maman ! Mais dis moi un peu : tu m’as parlé d’Albert comme propriétaire de votre nouveau lieu de vie, comme gestionnaire du commerce qui vous faisait vivre, comme formateur, enfin, dans la conduite de ton activité de vendeuse ; tout cela est fort bien ! Mais comment fut-il, en ces premières années de vie commune, en tant que … mari ?! Je peux vraiment dire que ce fut un brave homme. Il était très travailleur et, en un sens, j’ai voulu voir cela comme un preuve d’amour. Il tenait absolument à ce que nous ne manquions de rien. En cette période de fin de guerre, cela constituait un défi à part entière, je t’assure, tant Il était en effet difficile d’avoir du stock. Du coup, il allait parfois lui-même acheter des poêles à l’unité, quand il apprenait que l’un ou l’autre était à

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vendre. Il faisait facilement des kilomètres pour cela, ne ménageant ni son temps ni ses efforts… En dépit de ses « gros » horaires, donc, il aimait aussi s’impliquer dans diverses activités à mes côtés. Il nous arrivait ainsi de cuisiner ensemble… ce qui, à cette époque, était bien plus rare de la part d’un homme que tu peux éventuellement te l’imaginer ! Il faut dire que c’était un authentique gourmand et gourmet ! En ce sens, je ne me suis pas fais trop d’illusions non plus : s’il mettait la main à la pâte, c’était moins pour me soulager dans mes tâches que pour avoir la « haute main » sur un certain nombre de recettes qu’il affectionnait tout particulièrement ! Comme par exemple, la sélection et la cuisson des pièces de viande ou l’alliage délicat des sauces, qui constituaient son absolue chasse gardée ! *** J’imagine toutefois que venant d’une femme moderne comme tu l’es, ta question ne se limite pas à ces seuls enjeux logistiques ! Tu sais, l’époque était très différente d’aujourd’hui : les couples étaient moins démonstratifs, la sensualité moins partagée. Albert savait cependant se montrer tendre quand il le fallait. Il sut me soutenir dans mes épreuves de femme, et fut également, le moment venu – mais sans doute te faudra-t-il un autre ouvrage pour rendre compte de ce long et beau chapitre de ma vie ! – un père formidable pour nos deux filles.

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En définitive, le principal défaut dont j’eus à souffrir de sa part, surtout au début de notre union, fut son caractère fondamentalement indépendant, au niveau de son rapport au temps. Il vivait sans montre et était totalement imprévisible quant à l’heure de son retour ou à sa participation aux repas. Ne me comprends pas mal : je ne l’accuse évidemment pas d’avoir été volage au sens qu’il aurait fréquenté d’autres femmes. Tout ce que je veux dire, c’est que non seulement ses tournées de livraisons avaient des durées fort variables d’un jour à l’autre, mais qu’en plus, elles pouvaient se « prolonger » sensiblement lorsque quelques copains l’attendaient au bistro ! J’ai essayé de me consoler par la suite en me disant que ça n’était pas de la mauvaise volonté de sa part, et que s’il avait vécu au temps des GSM, comme toi, il aurait eu à cœur de m’avertir davantage de ses retards… Je ne suis pas absolument certaine de m’être auto-convaincue, cela dit ! Résumons-nous. Tu as désormais un peu plus de vingt ans ; chacun à sa manière, tes parents t’ont définitivement fichu la paix ; te voilà mariée avec un gars bien, en dépit de ses petits travers (mais quel conjoint n’en a pas ?) ; et tu exerces enfin une activité professionnelle que tu mènes avec brio, en y trouvant d’appréciables satisfactions ! Fortes de ce beau bilan, je crois bien que - sans y prendre garde - nous voilà arrivées au terme de cette période que je t’ai proposé d’explorer ensemble, cette fameuse « première vie » si

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heurtée, dont tu as su te sortir avec tant de rage de vivre et de détermination ! Il est dès lors venu le temps pour moi de te remercier chaleureusement, Bonne-Maman, pour le temps que tu as consacré à ces quelques conversations. A mon profit à moi, bien sûr et prioritairement, comme ton auditrice directe ; mais aussi à tous ceux qui nous liront, dans la famille, et peut-être – marginalement - au-delà. Tu m’as souvent dit : « Je souhaite que tes rêves se réalisent » et aussi « Quand on exerce un travail que l’on aime, c’est déjà une bonne part de bonheur ». A la lumière de l’histoire que tu viens de me conter, ces deux affirmations prennent réellement tout leur sens… Ton parcours est un modèle de ténacité et de capacité de rebondir. Je ne manquerai pas de le garder constamment à l’esprit, tant dans la conduite de ma propre vie que dans l’éducation que je m’efforce de donner à ma fille Noa. A ce propos, tu m’as également affirmé, un jour où je te confiais certaines difficultés personnelles : « Heureusement que tu as Noa et heureusement qu’elle t’a, toi ». Que dire de plus après cela ? Si ce n’est que nous avons toutes une chance inouïe de t’avoir pour maman, bonne-maman et arrière-bonne-maman, toi qui dans ton élan vital a su « réparer », avec tendresse cette lignée de femmes, autrefois meurtrie à tes dépens…

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C’est moi qui te remercie, ma chère Valérie. Sois heureuse, ainsi que Laurence et vos enfants respectifs que j’adore, Alex et Noa ! Comme vous avoir auprès de moi me fait toujours chaud au cœur !

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8. Epilogue Avec le mariage et la fin de la guerre, une autre vie a enfin commencé pour Maman. Très vite, je suis née, et quinze mois plus tard, ma petite sœur Louise, que tout le monde a très vite appelée « Loulou ». Les conditions de vie de l’immédiat après-guerre ne furent pas faciles mais nous nous en sommes bien sortis. Est-ce dû fait de cette seule année d’écart entre nous ? Toujours est-il que Loulou et moi nous entendions à merveille. Tante Denise venait s’occuper de nous et « faire la grand-mère » ; Maman suivait de près notre scolarité, qui s’est très bien déroulée. Elle trouvait là l’occasion de concrétiser un vieux rêve : enseigner. Son engagement dans ce domaine allait du reste très loin : pour me faire répéter le vocabulaire du grec ancien, elle m’a proposé de réaliser un lexique où les mots grecs étaient transposés en écriture latine ! Peu à peu, grâce à un travail acharné dans le commerce de poêlerie, la vie est devenue plus aisée : nous avons pu agrandir la maison et installer un jardin, avoir des chats puis des chiens, prendre des vacances en famille, d’abord dans les Ardennes belges et à la mer, puis en France : c’était alors le début des années soixante. A part quelques frictions autour du caractère très indépendant de mon père (qui aimait s’attarder avec les copains), mes parents ont, dans l’ensemble, formé un couple harmonieux, chacun évitant d’entrer dans de trop lourdes discussions. Les cadeaux de Papa étaient toujours offerts avec beaucoup d’amour ; par ail-

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leurs, dans les coups durs, l’un et l’autre étaient solidaires. Ils se sont à vrai dire encore rapprochés lorsque les ennuis de santé de Papa se sont révélés, et quand il a été question de mettre un terme à l’activité du magasin. Lorsque ma grand-mère a été trop âgée pour continuer son travail de « dame de compagnie », Papa a aménagé un petit appartement pour elle… C’est dire s’ils n’ont pas été rancuniers, connaissant le peu d’affection manifestée par cette dernière envers Maman au cours des années passées ! L’arrivée de leurs petites-filles - Valérie puis Laurence - a été un vrai rayon de soleil dans la vie de mes parents. Pour s’éloigner de la ville et préparer leur retraite, ils ont construit la maison du 123, Chaussée de Bruxelles (« La Louisière ») occupée quelques temps par notre jeune couple avec les enfants. Quelle vue magnifique sur la campagne et, au loin, le Bois de la Houssière ! Bien des visiteurs, aujourd’hui encore, envient cette perspective ! Là-bas, mes parents ont pu profiter de belles années tranquilles, plus encore quand Papa a pris sa pension. Il est mort en 1996, et maman a continué à résider seule dans cette maison pendant de nombreuses années, nous y accueillant tous pour de joyeux dîners de famille. Il n’y a pas si longtemps, Maman a montré à Valérie et Noa comment faire une tarte au sucre ; ce faisant, elle aura veillé à ce que la tradition familiale de la pâtisserie se perpétue au sein de notre famille ! Dans des moments tels que celui-là, on peut s’ima-

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giner qu’elle repense immanquablement - et avec émotion - à la bonne Tante Denise. Maman est partie tout doucement, la nuit du 17 avril 2017, au CHR Haute-Senne de Soignies, où elle a dû séjourner de façon quasi ininterrompue depuis le 7 février. Elle ne comprenait pas bien cette interminable durée : « Mais qu’est-ce que je fais ici à me tourner les pouces toute la journée ? Chez moi, il y a du travail ! ». A plusieurs reprises, d’ailleurs, elle avait préparé sa valise pour ma visite et se préparait à rentrer « à la maison ». Mais les problèmes respiratoires ont épuisé son cœur, qui était si grand. Pour Pâques, toute la famille s’est rendue à l’hôpital avec Julien KNOEPFLER, l’auteur de ce récit ; elle a pu voir la maquette du livre, écouter la lecture de la 4ème de couverture, parcourir les photos : elle semblait heureuse, détendue, avec tout son petit monde autour d’elle. C’est ainsi qu’elle nous a dit au revoir avant d’aller rejoindre son Albert, dont l’absence lui pesait souvent. Je crois que ses dernières années ont été bonnes pour elle, car elle a pu rester chez elle presque jusqu’au bout8 à ranger, lire, cuisiner, regarder pousser plantes et fleurs, se réjouir du beau temps et des visites. Régulièrement, elle est venue chez nous, à Soignies, pour un repas et une après-midi insouciante (« Comme il fait calme, ici ! répétait-elle) ; ou alors c’est Loulou, ma sœur, qui

8. A une jeune femme médecin de garde, venue en consultation au mois de janvier et qui s’étonnait qu’à son âge, elle reste seule, elle a répliqué, très déterminée : « En maison de repos ? Nooon ! Vous me voyez un peu à plat maintenant, mais d’habitude, je ne suis pas une si vieille grand-mère que ça, vous savez ! ».

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passait quelques jours à Braine en sa compagnie. Parfois aussi elle recevait la visite chaleureuse de Solange et Pol (ce dernier avec sa gentille femme Claudine). Elle aimait alors évoquer avec eux les épisodes de sa jeunesse brainoise. Pendant quelques temps, elle a bien aimé se rendre une ou deux fois par semaine au « Bonheur du Jour », où elle était accueillie avec beaucoup d’empressement et avait trouvé des camarades. Elle a été très entourée par nous et par les différentes personnes qui l’aidaient et venaient la voir : Micheline, sa voisine, qui a été si assidue jusqu’à ce que sa santé l’en empêche, Gustave et Michèle, Liliane et Maxime, Christiane et sa famille, Jeannine, Balouki, notre ami togolais, Besim et les siens, venus du Kosovo, Laura, Julien et les infirmiers aux petits soins, Manu, Julie et Aline… Parfois, même nos amis prenaient plaisir à aller la saluer : ce fut le cas au début de l’année, de Viviane et Marc, avec qui elle avait tissé des liens à l’époque de mes études. Après avoir connu une jeunesse si dure, quelle chance d’être choyée de la sorte dans son grand âge ! Quelquefois, décidément, la vie est capable de nous offrir de merveilleux cadeaux. Juste retour des choses !

Colette 20 avril 2017

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ANNEXES



Une enfance ballotée entre Nord de la France et Braine-le-Comte…

L’école moyenne de Braine-le-Comte.

Une famille idéale… sur le papier(-photo) !

Ci-dessus : En petite paysanne, pour une photo d’école à Lillers. Ci-contre : Hénin-Liétard.


Francine jeune femme : le retour à Braine, dans sa famille de coeur…

Avec Cadol et Denise.

Les mêmes, devant la Boulangerie.

Francine en compagnie d’Andrée (fille de Nelly) et de Pol et Solange (enfants d’Aline). Une partie de la « tribu » (Pentecôte, 1942). Derrière : Denise (femme d’Odon), Francine, Nelly, Simone (belle-sœur d’Odon). Devant : Cadol, Tante Denise et Andrée (fille de Nelly).


Le mariage et la vie de famille, rue de la Station

Francine et ses filles (en haut).

Vivent les mariés !

La maman de Francine à l’époque du mariage (ci-contre).

En famille à Marche-en-Famenne (1956). Loulou et Colette (ci-dessous).


Le temps de la maturité : déménagement à la Chaussée de Bruxelles

Albert lors des travaux de construction (il sera aidé dans sa tâche par Jean-Pol, le mari de Colette, le jeune couple habitant du reste la maison dans un premier temps).

Albert et Francine le jour de leurs noces d’or (1995), devant le fameux mur de briques, désormais bien sec (!) (…et qu’on retrouve encore en couverture de cet ouvrage, bien des années plus tard !).

Ambiance de fête à « La Louisière » : Valérie, Francine, Albert et Laurence.


Une arrière-grand-mère tant aimée, point de ralliement de la famille Avec Noa et Alex, ses deux arrièrepetits-enfants.

Ci-dessus : avec Noa au jardin. A gauche : avec Laurence et Valérie. Ci-dessous : Aux Jardins de Giverny, 1983.

Conciliabules féminins…


Francine et ValĂŠrie au travail, pour les besoins de la prĂŠsente bio !


Kaléidoscope

Le Bois de La Houssière, tes petits pas dans la mousse guidés par la prudence de ta canne. La lumière du crépuscule sur la cime des pins Une pause dans mon blocus à tes côtés Sur la table de la salle à manger, de mes petits doigts hésitants je découpe des fleurs dans un magazine de jardinage. De tes doigts de fée, tu les colles soigneusement sur la page blanche. Motivée, suivant tes instructions, je plonge mes mains d’enfant dans le seau pour nettoyer les légumes. Bientôt, les blancs de poireaux émincés blondiront dans la poêle… Assise dans le divan, emmitouflée dans un châle, tu tricotes avec application


un pull jacquard, bien mieux que ceux du « 3 Suisses » pour les hivers scolaires. De temps en temps, quand la télé hausse le ton, tu lances de furtifs coups d’œil par-dessus tes lunettes à double foyer. Devant ta maison, la majesté des roses règne sur les crocus, jacinthes, myosotis et l’infinie délicatesse des « désespoirs du peintre ». J’étudie mon cours d’histoire contemporaine. Entre la Décolonisation et la Guerre froide, ma tête surchauffe dans ce petit bureau du mois de juin. Quand tout à coup, une main salvatrice dépose devant moi une coupe de fraises du jardin. Une boule de pâte attend son heure sur le radiateur. Dans le four, les mottes de beurre fondent paresseusement, formant de jolies taches jaunes dans le brun foncé de la cassonade.


L’odeur est grisante. L’eau à la bouche, je monte la garde devant ce spectacle alchimique… Patiemment, je roule des serpentins de pâte pour modeler des « nœuds d’amour ». Pendant que je bloque mon cours de politique du Moyen-Orient, tu résumes consciencieusement le bouquin « Au nom de la loi ». Intriguée par les histoires de contrefaçon, te voilà presque devenue « journaliste d’investigation »… De la salle à manger au coin téléphone, des listes de chose à faire - souvent identiques - jonchent les meubles. Guidée par tes mains expertes, l’aiguille de la machine à coudre picote frénétiquement l’ourlet de mon jeans. Ébouriffée par le petit matin, Je t’entends marmonner dans la cuisine : « Sapristi, z’trouv’ pu mes dents ! » Nos rires entremêlés chantent l’épopée de notre distraction légendaire. Tous ces moments heureux n’auraient pas peuplé ma mémoire sans la force incroyable qui t’a poussée


à transformer tes peines en ce plaisir d’apprendre et de transmettre. Pour ta magnifique résilience et pour ton amour de la vie Merci, bonne-maman !

Valérie 8 février 2017



Imprimé à 35 exemplaires le 2 mai 2017 à Bruxelles.



Francine SPLINGARD

Pain gris, pain blanc… Histoire de ma première vie, entre pétrin et fournil « L’âge tendre, ce paradis de l’insouciance… » : si souvent invoquée dans les romans à l’eau de rose, la formule est à vrai dire sévèrement démentie par ce que nous avons choisi de qualifier de « première vie » de Francine SPLINGARD. Elevée par des parents peu aimants – un père égoïste et manipulateur, une mère soumise et dénuée de toute empathie – Francine enfant (puis adolescente) ne cessera en effet d’être contrainte, ballotée, instrumentalisée, déracinée… Et ce, au mépris de ses aspirations les plus naturelles et légitimes à l’instruction, à la stabilité, à l’affection, soit à un minimum de sécurité du lendemain, en définitive. Si - envers et contre tout - Francine est finalement devenue une femme forte et chaleureuse, une épouse dévouée, une mère attentive et une bonne-maman adorée, c’est à deux cadeaux du Ciel qu’elle le doit : sa résilience face à l’adversité, d’une part ; et le soutien bienveillant de sa Tante Denise et de son Oncle Cadol, d’autre part, qui lui offrirent à plusieurs époques charnières l’asile de leur boulangerie de Braine-leComte, lorsque les brimades parentales prenaient un tour trop rude ou trop injuste… Que vous ayez connu ou non Francine SPLINGARD, prenez sans tarder les quelques instants nécessaires à découvrir entre « années folles » et fin de la Seconde Guerre - les deux premières décennies de son existence ! Vous en ressortirez renforcé(e) dans la conviction que le Bonheur est loin d’être acquis, mais qu’on peut tous y accéder pour autant qu’on s’obstine dans sa quête. Et pour peu qu’on le fasse de manière certes résolue, mais souple également ; car Il nous arrive rarement par le chemin et sous la forme qu’on s’était imaginés...

Les mots pour le dire Cabinet d’écriture www.lesmotspourledire.be


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