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décembre/février MMXIV/MMXV - numéro neuf

BRANDED Le ballon de baudruche - Dorothée Smith Les

Platonnes

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Pierre

Bismuth

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Frieze

Marc Morvan & Ben Jarry - fausses pistes Xavier Antin - Une sorte de Ravissement



COVER UP Matthieu Martin

fĂŠvrier 2015 matthieumartin.fr rouge-inside.com


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édito par Laurent Dubarry

Art Une balade à Fieze, please

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art L’allégorie du ballon de baudruche dans l’art contemporain

questionnaire Myriam Mechita

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art Les Platonnes: la philosophie fête femmes

poRtfolio Dorothée Smith

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50

ART Pierre Bismuth – Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être

Ciné Fausse piste

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SOMMAIRE B R A N D E D

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70

questionnaire Arnaud Dubois

interview Xavier Antin

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81

Musique Marc Morvan & Ben Jarry

Fiction Une sorte de ravissement

60

87

littérature Les romans à lire cet hiver

Comics par Alizée de Pin

66

93

littérature Batman

REMERCIEMENTS

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CHOICES PARIS Collectors Weekend

Edition #2 29–31, May 2015 www.choices.fr


ÉDITO C h r i stm as

t r i p

Ce numéro neuf de Branded est un peu le cadeau idéal qui pourrait trouver sa place sous le sapin, entre une machine à café senseo et le DVD de La prochaine fois je viserai le coeur dont on vous parle dans ce numéro. Un sapin de noël qui pourrait d’ailleurs ressembler à celui de Paul McCarthy pour les plus coquins d’entre vous. Qui dit fêtes de fin d’année, dit festin, comme les banquets des platonnes. Enfin pour ceux qui n’auraient pas encore fait leurs cadeaux, ou ceux qui n’aiment pas ce qu’ils ont reçus, et même les autres, lisez donc notre dossier sur les livres à lire cet hiver. Bref un numéro à lire en mangeant du chocolat et une coupe de champagne à la main. Avec classe donc. Bonnes fêtes et bonne année.

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décembre/février MMXIV/MMXV - numéro neuf

BRANDED

COPYRIGHTS

www.branded.fr Fondateur et directeur de publication : Laurent Dubarry laurent.dubarry@branded.fr

Page 11 : © Jeff Koons Page 14 : © REUTERS/Charles Platiau 2 Page 18 : ©Eric Mérour Page 20 : ©Angela DiPaoli Pages 37 à 49 : Dorothée Smith courtesy galerie Les filles du Calvaire Page 50 : © Jérémy Lovencourt Page 53 : © Mars Distribution Page 57 : © dothe andygibbon Page 59 : © dothe andygibbon Pages 61 à 65 : ©Morgane Baltzer Pages 70-71 : ©Léo Dorfner Page 74 : ©Léo Dorfner

Rédacteur en chef : Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Directeur artistique : Léo Dorfner leodorfner@gmail.com Rubrique Art Julie Crenn julie.crenn@branded.fr Rubrique Livre Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Rédacteurs : Florence Bellaiche, Ricard Burton, Stéphanie Gousset, Madeleine Filippi, François Truffer, Antonin Amy, Pauline Von Kunssberg, Ludovic Derwatt, Marie Medeiros, Mathieu Telinhos, Chloé Dewevre, Joey Burger, Ema Lou Lev, Jen Salvador, Benoît Blanchard, Len Parrot, Marie Testu, Benoit Forgeard, Alexandra El Zeky, Marianne Le Morvan, Blandine Rinkel, Mathilde Sagaire, Cheyenne Schiavone, Pauline Pierre, Virginie Duchesne, Marion Zillo, Florian Gaité, Tiphaine Calmettes, J. Élisabeth, Eugénie Martinache Contributeurs : Alizée de Pin, Jérémy Louvencourt, Julia Lamoureux

EN COUVERTURE Dorothée Smith Sans titre, de la série hear us marching up slowly - 2011

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Et ils disent qu’il s’est enfui

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ART

L’allégorie du ballon de baudruche dans l’art contemporain Koons vs McCarthy Marion Zilio

O

n l’a vu sous la forme du plug anal avec Paul McCarthy, place Vendôme, et à la Monnaie de Paris ; on le voit sous la forme des Inflatables ou du Ballon Dog en inox, pour la rétrospective Jeff Koons à Beaubourg. Monumentale, gonflée d’air ou bourrée de plomb, kitsch au possible, la baudruche incarne cette boursouflure de l’art contemporain, cette montée en puissance de la bulle spéculative liée au marché de l’art. Joujou des grands – à des prix qui défient l’entendement –, boom party ou porno parade, le ballon, c’est

la fête dans l’art et l’art des enfantillages. C’est du vent contenu dans une forme étanche, et si possible aussi comique que lubrique. Régressif ou grotesque, son mode de fonctionnement est celui de la boucle : le ballon devient une œuvre d’art – un ready-made signé –, l’œuvre se transforme en divertissement, et le divertissement fait œuvre. Le tout forme un jeu de séduction qui use de signes déjà passés au crible du semblant, et qui nous abuse par la même occasion. Légèreté du ballon, ivresse de l’hélium, enveloppe de latex. Puis, le risque d’un grand boom, d’une explosion en pleine face.

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Jeff Koons Balloon Dog (Red) 1994-2000


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ART

Pourtant, mettre Koons et McCarthy dans un même panier revient à écraser leur singularité. Ces deux stars américaines de l’art contemporain seraient plutôt l’avers et le revers d’une même pièce : l’un élève le kitsch au rang d’art, pousse à l’extrême le bling et les effets de surface ; l’autre rabaisse ses thèmes, les souille et les livre à une entreprise scatologique. L’un sacralise, l’autre profane : foire de l’art chez le premier, art foireux pour le second. Dans le même temps, cependant, l’un comme l’autre pose les enjeux culturels du capitalisme tardif, subvertit sa logique du fétiche, déplace la critique de la fantasmagorie de ses marchandises, travestit sa culture pop, et réinvente le rêve américain. Illustration exemplaire avec McCarthy, à l’occasion de la réouverture de la Monnaie de Paris, reconvertie en Chocolate Factory, traduire : usine à merde. Accueilli par une forêt d’arbres gonflables – de godes et de plugs –, le visiteur part du sentiment fébrile qu’il est en train de se faire prendre. Usine dans l’usine, théâtre dans le théâtre, où le luxe des moulures dorées de la Monnaie rencontre l’armature froide et métallique d’un décor de cinéma. De cette fabrique de pères noëls et de plugs anaux en chocolat,

promis à l’excès – au déraillement d’une machine qui s’emballe –, l’exposition fait le pari de l’absurdité. McCarthy va jusqu’à inviter le spectateur à débourser une cinquantaine d’euros pour une œuvre produite en édition illimitée. Les travailleuses-performeuses, perruques blondes au carré et vestes rouges « moulins », répètent, tels des automates ou des poupées serviles, des gestes en continu, que l’on épie, comme des contrôleurs, derrière de petites ouvertures. L’odeur du chocolat devient peu à peu nauséabonde, et les râles de l’artiste diffusés dans la salle, suite à son agression place Vendôme, oscillent entre une impression d’agonie et de soupirs concupiscents. Ça déborde, et l’on se sent oppressé. Le décor ne laisse que peu de place à la circulation. On est soi-même contraint, bouché, envahi par le stock de chocolat qui s’amoncelle de toutes parts. Éphémère, la denrée excrémentielle est vouée à sa perte, comme l’est le lâcher de baudruches au gré des vents. La manufacture mime la décadence d’une société de consommation en débandade, où le plaisir et la vérité du monde se nourrissent de la folie qu’elle auto-engendre. Le ballon, ou l’envol de la déliquescence dans l’art ; insoutenable légèreté.

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Chez Koons, c’est tout l’inverse. On reste en surface, dans le politiquement correct, dans le miroitement de l’insignifiance, le spectacle du spectacle, jusqu’au point, tautologique et forclos, d’un art auto-complaisant. Vanité du monde, comme de son créateur, ex-trader à Wall Street, parfaitement rodé aux logiques capitalistes. Ses œuvres, rutilantes et gonflées, ont ce quelque chose d’accompli, d’« obscène », comme l’écrivait Baudrillard, qui liquide les valeurs et semble voué à une dévoration immédiate. À la fois fétiche et totem, le chien en baudruche – record mondial des ventes pour un artiste vivant –, devient le fidèle compagnon d’un libéralisme artistique obéissant et domestiqué, « bête » et amusant. Mais il est aussi le reflet kitsch d’une société ayant fait de l’art un ornement de masse, qui affirme son inéluctable devenir décoratif. Du ballon au bibelot, il n’y a qu’un pas, que Koons

opère avec flegme et allégresse. À la différence de McCarthy, le ballon devient l’incarnation d’un objet, éphémère et sans qualité, promis à la pérennisation. Le léger devient lourd, le latex inoxydable, la forme ronde et suave la promesse d’un plaisir ou d’un bonheur dans la chose, plongeant l’homme dans une quête (é)perdue de sens. Magie du ballon, qui se réfracte dans les yeux de l’enfant, qui l’hypnotise de ses scintillements. Mais aussi, souffle de vie, à en croire l’artiste, pour qui : « Le ballon est gonflé par la respiration, comme un corps. Sans la respiration, sans la vie, il s’effondre. La forme disparaît… ». La baudruche koosnienne réalise alors l’évidence dans laquelle nous baignons, et qui nous fait doucement planer. Elle devient un baromètre mesurant la pression atmosphérique de notre milieu artistique.

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© REUTERS/Charles Platiau

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Exposés dans des espaces publics, ou distribué sous la forme d’un sac trendy par la chaine de vêtements bon marché H&M, Tree Plug de McCarthy et Ballon Dog de Koons organisent leur propre logique sémantique, leur propre sphère symbolique. Comme la publicité, l’allégorie de la baudruche vient de ce qu’elle est formelle et légère, circule sans entrave, et manifeste son essence visible : le prix. Marchandises assumées, ces œuvres intentent une critique à la fonction critique et élitiste de l’art. Subversives, elles ne sont, en définitive, que plus consensuelles, et jouissives. De là résulte le paradoxe entre leurs ambitions artistiques et le résultat somme toute convenu ou attendu : la vandalisation de The Tree, place Vendôme, n’a que plus largement profité à la promotion de l’œuvre de l’artiste.

ses formes. Jusqu’au bout, cela veut dire jusqu’à l’extrême de son mouvement, jusqu’au « passage aux limites » d’un système qui, arrivé à son seuil, va en s’autodétruisant. De sorte que si le kitsch de la baudruche appartient à l’air que nous partageons, mais est asphyxiant, il brille néanmoins d’une médiocrité plus voyante. Sacralisée ou souillée, statufiée ou crevée, la baudruche désigne probablement une bombe à retardement, dont on est curieux de découvrir la portée de tir.

Reste que l’excès de Koons et l’excédent de McCarthy poussent à l’extrême les relents du capital, proposent, dans la déliquescence et l’ambivalence, l’exécution jusqu’au-boutiste de

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Les Platonnes la philosophie fête femmes

Florian Gaité

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ans son ouvrage Changer de différence, Catherine Malabou affirme que la différence propre à la femme philosophe réside dans l’impossibilité de sa définition et dans le silence qui l’auréole. À l’instar d’une Beauvoir ou d’une Arendt qui ne veulent pas se dire elles-mêmes philosophes, la femme constitue dans le champ intellectuel une identité niée, violentée, exclue qui se donne nécessairement dans un geste de résistance, entrant par effraction dans un monde déjà colonisé par le masculin. La résistance, un groupe de performeuses l’a organisée autour d’un banquet burlesque, d’où elles complotent entre sœurs oubliées contre le phallogocentrisme, contre l’assimilation du sexe viril à l’autorité intellectuelle. Elles ne se situent pas

sur le terrain de l’activisme politique des Pussy Riot ou des Guerrila Girls, mais davantage sur celui de la critique incarnée, inspirées par Kathy Acker ou Andrea Dworkin. Parodie subversive du Banquet de Platon — la seule œuvre où Socrate rapporte la pensée d’une femme, la prêtresse Diotime — leur projet procède à la réécriture et à la mise en scène d’un autre rapport entre désir et raison qui rende justice à la différence féminine. Comme autant de discours dans le dialogue platonicien, ce théâtre pédagogique, quoiqu’halluciné, est composé de sept actes, aux formes et aux thèmes distincts. La déraison post-punk et l’intelligence insurrectionnelle comme armes, La Banquette des Platonnes offre une occasion de penser la place du féminin dans la pensée et la nécessité d’inventer un deuxième sexe en philosophie.

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©Eric Mérour

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Sororités Leur association est motivée par le sentiment commun d’avoir été exclues, en tant que femmes, de la parole sage. Elles dressent ensemble le constat d’une « perversion éthique » des communautés d’hommes philosophes qui pensent, après Aristote, l’amitié comme une vertu exclusivement virile. En miroir de cette communauté de l’entre-soi masculin, elles se donnent plutôt les moyens d’une sororité inventive, alternative à la fraternité philosophique. Elles réunissent intellectuelles et artistes dans un girlgang pluriel animant un débat féministe ouvert, exigeant et fédérateur. A l’initiative de Nariné Karslyan (historienne), Kristina Mita-

laité (philosophe) et Nicole Miquel (photographe), l’assemblée compte une cantatrice (Marianne Seleskovitch), une danseuse (Aude Arago) et trois artistes protéiformes (Francine Flandrin, Valérie Thomas, Maud Thomazeau). Elles sont également entourées d’une nébuleuse intellectuelle et artistique, des écrivaines, compositrices, poétesses et plasticiennes, qui contribuent de manière plus ou moins ponctuelle. Cette micro-communauté constitue un asile de libre parole, auquel répond la libre circulation des idées comme du public durant leurs représentations.

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©Angela DiPaoli

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Indigestion Leur première pièce installe la scène d’un lendemain de fête, les Platonnes se réveillent autour d’une table généreusement garnie — des cornes d’abondance aux relents de fruits pourris — célébrant la fin d’une orgie philosophique misogyne dont elles ne retiennent que la gueule de bois. Ces femmes souffrent d’indigestion, due aux denrées viriles qu’on les a forcées à assimiler. Dans cette scène « phallogophage », comme elles le décrivent ellesmêmes, le discours provocateur et l’esthétique cannibale servent la déconstruction pointue des instruments de pensée académique, leviers d’une opération de virilisation des discours savants. Sans sacrifier la finesse du propos, leurs discours se réinventent en dehors de la relecture des pères, de la rigidité du concept ou de la hiérarchie du système. Sous les aspects d’une farce joviale, ponctuée de traits d’esprit et de moments absurdes, elles désignent le poison

qui les empêche de s’exprimer: le patriarcat philosophique. « Héroines archétypales », elles se recréent une mythologie et un panthéon en rupture avec la notion d’autorité hiérarchique, favorisant au contraire la verticalité des relations. Ici un singulier dispositif, une nappetunique d’une seule étoffe, mi-décor, mi-costume, unit les six convives et les lie au banquet. Il matérialise leur lien politique, redoublé par le partage du vin et du repas. A cette omniprésence de la référence phallique dans le discours savant, elles opposent une féminité surjouée, du glamour au grotesque, et un féminisme qui assume l’autodérision. Clin d’œil à la radicalité de l’entreprise, les hommes du public sont symboliquement invités au silence avec une serviette hygiénique, distribuée sans misandrie, qu’ils peuvent ou non porter en guise de masque.

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R e q u i e m p o u r u n lo g o s X Y Le discours qu’elles déclament est la relecture d’un récit intellectuel transmis depuis l’Antiquité: le mythe philosophique de la supériorité de la raison sur l’amour. Il démontre comment une conception viciée de l’Eros, décrétée dans des assemblées d’hommes, ont réduit la femme au silence et à la vulnérabilité. La forme d’écriture est volontairement singulière, émancipée du patriarcat philosophique, sans pour autant dire avec Derrida que toute écriture est féminine. Le texte cherche à inaugurer de nouvelles formes d’expression de la pensée, à introduire de la différence dans la langue philosophique. Complexe et légère tout à la fois, cette poésie anachronique adopte en l’adaptant le ton du drame grec, sans jamais pasticher Platon. Alternant le verbe critique (abordant la méta-

physique, l’ontologie du néant, la mystique) et les moments de farce (slogans, insultes expiatoires, interludes littéraires), il habille un rituel païen qui cherche à épuiser la raison, au risque de perdre parfois le public. Le clou de la scène, sublimant l’opération de déstabilisation des a priori intellectuels, PhédrA, femme-tête posée au centre de la table, interprète les intermèdes musicaux (Debussy, Bizet ou Offenbach). Crâne faunesque que les invitées maquillent et coiffent jusqu’au ridicule tout au long de la pièce, la mezzo-soprano chante avec superbe l’abandon métaphysique de la femme, la mise à mort de l’amour par le sexe et le crépuscule de la raison phallique. Lasciatemi morire…

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Les deuxièmes sexes Leur seconde pièce, sur le point d’être montée, est une installation-performance, un musée miniature et mobile, qui prend la forme d’une grande malle compartimentée. Objet plastique sophistiqué d’inspiration rétrofuturiste, au design élégant, il accueille une douzaine d’œuvres d’art de différents formats: vidéo, fanzines, affiches, photos ou objets plastiques. Le dispositif narratif prend place en 2050, un musée itinérant revient sur un épisode polémique du débat féministe américain entre 1976 et 1989, les Sex Wars, opposant le clan « pro-sexe » au courant anti-pornographe. Traduction sociologique du second discours du Banquet, ce débat réactualise le propos de Pausanias et sa distinction entre deux Aphrodites, l’une vulgaire, l’autre céleste. Avec ce second

acte, les Platonnes assument, après le rôle d’interprètes, celui de commissaires d’exposition. Les oeuvres sont en effet toutes commandées à des artistes invitées (Esther Ferrer, Cécile Paris, Béatrice Cussol, Djendeur Terroristas…) avec pour seule consigne de produire une trace, une archive fictive de ce débat. Le geste archéologique est aussi ici le moyen de déstabiliser les fondamentaux. L’assemblée post-amazonienne parvient avec panache à s’extraire de la matrice idéologique masculine en réinventant sa propre identité, une identité différenciée, performée dans une parole singulière, les lèvres acérées.

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Pierre Bismuth Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être Un désir sans objet, un cadre où peuvent se projeter toutes les rêveries ou encore des murs emplis de vide : Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être, exposition monographique de Pierre Bismuth au Musée Régional d’Art Contemporain de Sérignan, s’annonce de but en blanc comme une expérience où les croyances sociétales et les habitudes démocratisées sont revues et augmentées.

Sarah Mercadante

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’exposition s’ouvre sur une œuvre de la série Performance, peinture sur toile ici réactivée pour le MRAC, qui annonce sous la forme d’un texte, une action à venir, entre prémonition et consigne pour un acteur potentiel. Cette injonction sans destinataire, ce flou quant à la concrétisation et à l’objet de cette action, prennent de l’ampleur à l’entrée dans la première salle où le regard se pose sur Coming soon, texte décliné en néon et en peinture. Cette formulation tantôt aveuglante et apposée sur le mur, tantôt visible sur un fond coloré et dynamique, à l’instar de bandes annonces de film, est déconcertante puisque sans référence directe. Qu’est ce qu’on attend ? Venant comme une réponse sous forme de tautologie, l’œuvre The Future is coming soon maintient la frustration. On reprend ses marques devant les six arrêts sur image intitulés En suivant la main droite de. Pierre Bismuth présente une restitution du trajet de la main de protagonistes, sous forme de tracé. Apparaissent ainsi les portraits d’icônes du cinéma telles que Sophia Loren dans La

Ciociara ou Anita Ekberg dans La Dolce Vita : images fixées sous la trace de leurs mouvements. Ce qui est alors visible sur ces œuvres, ce n’est pas simplement l’intention de l’artiste mais bien une vision présentifiée d’actions au passé. Toujours dans cette série, deux vidéos sont présentées sur moniteur : le dessin se crée de manière synchronisée avec l’avancement du film. Le choix des ses personnages-acteurs – Sigmund Freud et Jacques Lacan - ne semble d’ailleurs pas anodin et pourrait éclairer la lecture de l’exposition. En effet, ce qui définit cette série tient à l’utilisation des acteurs comme « machines à tracer ». Leurs gestes, induits par la scène qu’ils tournent, donnent lieu à une œuvre qu’ils réalisent malgré eux. Leurs actions ne sont plus que les codes d’un langage kinesthésique. L’importance de ces personnages historiques prétexte l’acte créatif. Néanmoins le déroulé et le son des films résonnent dans l’espace d’exposition. Et c’est en leur compagnie que se dévoile la série Cyclo.

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Le terme cyclo désigne les plateaux de cinéma servant à réaliser des incrustations dont l’exemple le plus répandu est le programme météo où les cartes s’affichent en arrière-plan. Les cyclos sont peints à l’aide d’une peinture appelée Chroma Key Green, couleur idéale pour l’incrustation puisque très lumineuse et en contraste avec la couleur de la peau. Normalement réalisés à l’échelle de la taille humaine, les Cyclo de Pierre Bismuth adoptent des formats type « cadre » accrochés aux murs comme des tableaux. Vides de toute incrustation, ils sont alors le support d’une projection individuelle, sorte de réceptacle à imaginaire. En résonance avec les voix des deux psychanalystes, on se retrouve face à un objet de transition qui viendrait canaliser et nous faire accepter le manque de l’objet, le « coming soon » irrésolu.

que l’objet absent n’est pas mort, qu’il existe en nous sous forme de trace. Ce moment est matérialisé par l’œuvre monumentale Quelque chose en plus, quelque chose en moins, présentée au rez-de-chaussée du musée. Une pièce entière est traversée par deux épaisses cloisons dans lesquelles l’artiste est venu prélever aléatoirement de larges cercles. Le produit de cet évidement est montré au sol, au milieu des allées tracées par les cloisons – on se souvient d’ailleurs en avoir vu à l’étage. Cette pièce déroutante de grandeur et de vide montre à quel point une surface pleine existe encore d’avantage quand on enlève de la matière, qu’on tente de la déstabiliser. Alors l’alternance du vide et du plein, de la présence et de l’absence dialectisent une solution à nos maux : tout-est-bien-là.

Pour clôturer le parcours dans l’exposition Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être, arrive alors le moment clé, celui où l’on comprend

Pierre Bismuth, Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être Musée Régional d’art contemporain Languedoc-Rousillon Du 15 novembre 2014 au 22 février 2015 Commissariat : Nicolas Jolly

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une balade à frieze, please Eugénie Martinache

Une arrivée aux aurores dans la ville aux gros bus rouges, des kilomètres à pied engloutis dans la matinée, un déjeuner sur le pouce. C’est ivre de fatigue que je me dirige vers la Frieze en ce vendredi d’octobre encore ensoleillé malgré l’automne déjà bien installé. Mais non sans un pas décidé. J’avais envie de découvrir de quel bois se chauffait cette foire d’à peine dix ans qui rivalisait déjà avec notre Fiac nationale. Métro. Changement. Bus. Marche. Je pénètre enfin dans Regent’s Park, écrin de verdure de la Frieze Art Fair. Au milieu des écureuils qui grignotent des noisettes et des oiseaux qui sifflotent gaiement. Un pied dans la grande tente blanche et déjà ce bourdonnement léger et ouaté, mais assuré, caractéristique des foires d’art contemporain.

Pour entamer ce type de marathon culturel, mieux vaut être au top de sa forme. Si mon esprit est aux aguets, mon corps doit suivre. Je me rue tout au nord du grand espace au « Gail’s Artisan Bakery », qui entre autres pâtisseries et douceurs doit bien vendre des boissons chaudes. Je fais la queue au milieu des carottes cake maison. « One coffe please ». « À vos marques… » C’est le moment de se jeter à l’eau. Par où commencer ? Face à l’immensité du lieu et le foisonnement des galeries, des œuvres, des performances, des gens, je m’englue le temps d’une minute dans une immobilité béate. Je décide enfin de me fier au hasard, et me lance dans la zone destinée aux petites galeries, l’espace violet sur le plan en accordéon distribué à l’entrée.

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ART

À peine ai-je commencé ma flânerie qu’une œuvre agrippe mon regard dans la galerie Experimenter. Des dessins au crayon, très poétiques, d’Hajra Waheed. La Galerie The third line de Dubai me plait aussi, j’y retrouve une œuvre de Youssef Nabil (que j’aime tant). The Last Dance # 1, représente une mosaïque de petites photographies de robes en tissus dorés virevoltants. Je découvre l’artiste Hassan Hajjaj avec Moyo I, portraits de hispters marocains kitsch et chics en même temps. Rafraichissants, surtout. Je suis lancée. Telle une puce, je saute avec énergie de galerie en galerie, d’artiste en artiste, d’univers en univers. Un gros coquillage en béton m’arrête. C’est Shell de Melik Ohanian chez Chantal Crousel me fascinent. Simplement posés sur le sol, ces coquillages représentent les vestiges du temps où ils étaient utilisés comme monnaie d’échange dans la Chine millénaire. Il y a aussi les dessins épurés d’Olafur Eliasson dont on a tant parlé cet automne, nuances de blancs sur fond blanc. Je me change en petit écureuil surexcité à la vue du stand Gagosian. Projet initié l’année dernière avec Jeff Koons, c’est à l’artiste allemand Carsten Holler que la galerie a demandé cette année de créer une aire de jeu pour les enfants. Après le homard géant et étincelant de l’artiste américain, ce sont un gros champignon, un gigantesque dé et de grandes lettres de Scrabble en bois qui habitent l’espace de la galerie. Que j’aimerais, l’espace d’une minute, remonter le temps et me jeter à l’intérieur du dé, écrire des mots rigolos avec les lettres du Scrabble et hurler de rire à ma propre blague sans me soucier des gens qui m’entourent… Au lieu de cela je

reste inerte face au spectacle de la joie enfantine et passe mon chemin avec regret, en adulte résignée. Tout d’un coup, la fatigue s’abat sur moi et me gifle le visage. L’effet du café a pris fin. Ma potion magique s’est évaporée. Alors que je suis prête à rendre les armes, je remarque le stand de la Gallery Salon 94 qui met à l’honneur le plus célèbre des émoticons : le Smiley. Un festival de petits visages simplets et jaune citron tournoie autour de moi et tranche avec la sagesse dont fait preuve la Frieze depuis le début de mon périple artistique. Cette touche clinquante, presque de mauvais goût, donne un coup de fouet à la foire un peu trop timide jusque-là malgré de très belles pièces. Ma visite de la Frieze s’achève en apothéose avec ce cri d’optimisme proféré par la petite balle jaune. Je m’en vais clopin-clopant sur le trottoir londonien, des images plein la tête et une furieuse envie d’exorciser mon épuisement à l’aide de la boisson nationale, ce liquide doré et mousseux qui fond dans la bouche avec délice.

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questionnaire

Myriam mechita propos recueillis par Laurent Dubarry

Artiste plasticienne francaise vivant a Berlin et Paris, autant minimale que baroque, se perd dans le dessin, s’eblouit dans les paillettes et la porcelaine. mais surtout aime le chocolat. www.myriammechita.net

1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? M.M. : Mon fils, mes amis 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? M.M. : Archeologue pianiste, les deux en meme temps 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? M.M. : Une malle remplie d’oeufs de Fabergé, une maison au bord de la mer, une peinture de Vermeer, un bon d’achat illimite chez Balmain, ou chez Air France 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? M.M. : Dans les bras de l’homme que j’aime 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? M.M. : Voler dans les airs 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? M.M. : Satyagraha de Philip Glass / 100 ans de solitude de Garcia Marquez / The Stalker de Andrei Tarkovski 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? M.M. : Au XVeme en Italie 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? M.M. : L’homme que j’aime, Ava Gardner 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? M.M. : Je prépare des crêpes, je range ma maison, je fais des devoirs avec mon fils, je lis et fais une sieste.

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questionnaire

10 - Votre syndrome de Stendhal ? M.M. : La Chapelle Scrovegni a Padoue 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? M.M. : Auguste Rodin ou Johannes Vermeer 12 - Quel est votre alcool préféré ? M.M. : Le Champagne Ruinart 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? M.M. : Je ne peux pas donner son nom, c’est un artiste vivant que je côtoie de temps en temps 14 - Où aimeriez-vous vivre ? M.M. : Partout en même temps 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? M.M. : L’intelligence et l’humour 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? M.M. : Sinbad le marin 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? M.M. : Inestimable 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? M.M. : Ah bordel 19 - PSG ou OM ? M.M. : Aucun des deux 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? M.M. : Es-tu sur que ce soit aussi doux de mourir ? 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? M.M. : Killing in the name de Rage against the machine 22 - Votre menu du condamné ? M.M. : Une pizza quatre fromages

Actualité En ce moment:

23 - Une dernière volonté ? M.M. : L’éternité si c’est possible

Les pleureuses invisibles à l’ecole des beaux arts du havre, vernissage 15 janvier.

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Série Prises de vue - 9 semaines ½. Craies pastel sec noir et blanc, 162 x 232 cm. 2013 -2014 Courtesy Galerie Vanessa Quang, Analix Forever et Michaela Spiegel.

PRISES DE VUE - MICHAELA SPIEGEL Une exposition de la galerie Analix Forever et de la galerie Vanessa Quang DU SAMEDI 15 NOVEMBRE 2014 AU MARDI 6 JANVIER 2015 Commissaire invité : Régis Durand

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orsqu’on regarde les photographies de Dorothée Smith, la peinture et la photographie nordique nous viennent en tête : couleurs glaciales, métalliques, pâleur des corps, poses suspendues dans le temps, expressions graves et neutres et un subtil graphisme des formes. La figure humaine y est au centre, elle irradie. À cette influence picturale spécifique, s’ajoutent les pratiques photographiques d’artistes comme Wolfgang Tillmans, Pierre Gonnord ou encore Charles Fréger. Dorothée Smith réalise des portraits à la fois intimes et étranges. Elle s’attache à la dimension fantomatique des personnes photographiées : jeunes, androgynes, entre les genres, entre les codes, entre les normes. Au bord de l’effacement et de la révélation. Des individus dont elle capte l’éclat avec une distance et un recul qui apporte aux images pudeur, douceur et vulnérabilité. Elle s’attache également au rendu de paysages fragmentés, des zones fumeuses et lumineuses, avec toujours la notion d’entre-deux qui vient perturber la lecture des images où rien ni personne n’est facilement identifiable. L’artiste jongle avec les dichotomies : chaleur-froideur, lumière-obscurité, présence-absence, féminin-

masculin, visible-invisible, humain-fantôme. Ses photographies sont reconnaissables à leurs lumières diaphanes et à l’aura singulière de ses sujets. Il y a un mot finlandais que j’ai utilisé pour l’une de mes séries, qui est « löyly ». J’ai été assez marquée en Finlande par la culture du sauna. « Löyly » désigne la réaction chimique qui se produit lorsqu’on jette de l’eau sur les pierres brûlantes et qu’elle se transforme instantanément en vapeur : alors dans le sauna, on ne voit plus rien, on entend uniquement le crépitement de l’eau. En Finlande, on va en sauna en famille, tout le monde est nu. Les différences sont en quelque sorte aplaties, et en même temps il y a une dissolution. J’ai associé le trouble que l’on ressent lorsque l’eau s’évapore, et que sa forme est indéterminée, à celui que l’on a au moment où l’identité n’a pas de sens, est introuvable ou pas ressentie clairement, alors que la société veut nous en imposer une. Ce pourquoi les corps semblent se fondre dans l’environnement dans lequel ils se trouvent. Il y aussi le terme de « fadeur » qui m’a influencée : en français c’est plutôt synonyme de « sans goût » ou « qui manque de

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quelque chose », mais dans la culture chinoise c’est une qualité, que l’on retrouve dans la poésie de Verlaine, comme l’idée de l’imprécision. Pour moi, la fadeur est synonyme de puissance : y sont contenus « en puissance » tous les possibles. (Dorothée Smith, Exponaute, 2013) Sa pratique (photographie, vidéo, film, installation) pose une réflexion sur le genre, ses [non]frontières, ses codes et ses représentations. Au cœur de ces problématiques, l’artiste aborde la question du transgenre. Doit-on automatiquement être identifié comme une femme ou un homme ? Ne peut-on pas élargir les catégories prédéfinies par le discours dominant ? Les personnes transgenres existent, mais ne parviennent pas à trouver leur place entre les cases persistantes de M ou de F. Dorothée Smith réalise les portraits d’hommes et de femmes aux identités en cours de déconstruction et de construction. Un pont est jeté entre les genres pour en révéler l’infinie diversité. Sans jamais exhiber et sans volonté transgressive, l’artiste dresse les portraits d’hommes et

de femmes aux physiques androgynes, troubles et multiples. Des portraits qui nous invitent à pénétrer le gender trouble (Judith Butler) et qui s’inscrivent dans une esthétique queer. À l’image d’artistes historiques comme Claude Cahun ou Marcel Duchamp, et d’artistes contemporains comme Michel Journiac, Yasumasa Morimura Cindy Sherman ou encore Matthew Barney, Dorothée Smith participe à la conceptualisation et à la mise en œuvre de la représentation du troisième genre.

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Sans titre, de la sĂŠrie hear us marching up slowly - 2011

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Sans titre 009, de la sĂŠrie Spree - 2008

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Sans titre, de la sĂŠrie hear us marching up slowly - 2011

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Sans titre, de la sĂŠrie hear us marching up slowly - 2011

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Sans titre, de la sĂŠrie hear us marching up slowly - 2011

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Sans titre, de la sĂŠrie hear us marching up slowly - 2011

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Sans titre 010, de la sĂŠrie Sub Limis - 2010

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Sans titre, de la sĂŠrie hear us marching up slowly - 2011

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Sans titre 006, de la sĂŠrie Sub Limis - 2010

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Sans titre, de la sĂŠrie hear us marching up slowly - 2011

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Sans titre, de la sĂŠrie hear us marching up slowly - 2011

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Ciné

Fa u s s e s

pistes

texte Florence Andoka illustrations Jérémy Louvencourt

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ciné

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ne jeune fille sur un cyclomoteur est suivie par une voiture, le conducteur semble chercher à l’intimider, se rapproche, la bouscule une première fois juste pour l’effrayer, puis la heurte violemment, la laissant à terre. La voiture s’arrête, le conducteur baisse sa vitre et pointe son arme en direction du corps abîmé, les regards se croisent mais un tiers vient interrompre la confrontation. Le conducteur abandonne la partie et rentre chez lui délivré pour un temps de la pulsion meurtrière qui l’anime. Cet homme est un tueur en série qui a sévi dans l’Oise, officiant contre des jeunes femmes dont il n’abusait pas sexuellement, l’homme qui était gendarme a fini par être identifié par ses pairs. Ce fait divers ainsi porté à l’écran pourrait être encensé tant le film regorge de plans superbes où le héros est un loup magnifique et

incompréhensible, où les corps battent une campagne brumeuse. Superbe film encore qui révèle cette intimité coupable d’un gendarme ordinaire qui mortifie secrètement son corps et regarde des films d’archives d’opérations militaires comme on regarde une œuvre pornographique. Ces parties honteuses résonnent universellement dans le visage inexpressif et si commun de Guillaume Canet. Pourtant que dire de cette quête des causes qui ronge le film ? De nombreuses possibilités sont entrevues toutes lourdement liées entre elles. Le jeune homme est humilié par sa mère, éjaculateur précoce et homosexuel refoulé, rien de moins. Mais cela suffit-il pour expliquer son fonctionnement ? La rigueur froide du crime du début laisse bientôt le héros en proie à des crises. Lorsqu’il assassine une jeune étudiante prise en stop, c’est sous le coup de la pulsion irrémédiable, il s’excuse par avance au près

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d’elle de devoir lui faire mal. C’est le spectre psychotique que l’on agite alors. La mise en évidence du déterminisme social et familial, comme cause du mal commis, est une stratégie possible visant l’identification du spectateur. Cédric Anger semble ainsi en appeler à notre compréhension et donc à notre clémence. D’autres chemins moins aisés ont été tracés par d’autres cinéastes. Le mal s’il est convoqué en tant qu’impasse pour la raison renvoie chacun à sa propre conscience. S’il n’y pas de cause évidente à l’agissement meurtrier alors tout est possible, le mal est en chacun et le cas présenté beaucoup plus universel. Haneke dans Funny Games a affronté la banalité du mal sans jamais le réduire à quelques causes explicite. Une tirade d’un des deux adolescents se joue explicitement de toutes les causes qui engloberaient leur geste.

chaine fois je viserai le cœur échappe au psychologisme ordinaire. Cédric Anger donne à voir en une séquence ce qui s’apparente à un duel originel où l’homme fait face à son semblable, où la violence de toute pensée systématique consolatrice se désagrège pour offrir la confrontation des êtres à nu. Le tueur au coeur de la forêt vise l’écran et tire à plusieurs reprise, invitant le spectateur à prendre la position de l’animal visé. Cette rencontre artificielle, fictive renoue peut-être avec la puissance des événements racontés.

Quand les dialogues disparaissent La pro-

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La prochaine fois je viserai le cœur Cédric Anger 2014


questionnaire

arnaud dubois propos recueillis par Laurent Dubarry Diplômé en Histoire de l’art, Marché de l’art et Gestion de patrimoine, Arnaud Dubois a passé plusieurs années au sein de prestigieuses galeries d’art contemporain et sociétés de ventes aux enchères internationales avant de fonder IP Art. Conseiller en gestion de patrimoine artistique, Arnaud Dubois évolue en relation étroite avec des collectionneurs privés et investisseurs, les institutions publiques et les sociétés du marché de l’art.

1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? A.D. : Mon métier. 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? A.D. : Marin militaire. 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? A.D. : Il manque encore un petit IKB à ma collection. 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? A.D. : Bien entouré, tous les endroits sont formidables. 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? A.D. : Il y a au moins deux choses que j’aurai adoré savoir faire. De la menuiserie et des souliers pour homme. 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? A.D. : Live au Zénith de Paris de Suprême NTM / Roman avec Cocaïne de M. Aguéev / Innocents: The Dreamers de Bernardo Bertolucci. 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? A.D. : Au Premier Empire bien sûr. 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? A.D. : Faîtes moi plaisir. Lorsque vous les rencontrerez écrivez-moi à adubois@ip-art.fr. 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? A.D. : Café noir, croissant, expos.

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questionnaire

10 - Votre syndrome de Stendhal ? A.D. : Quelques tableaux du Titien peut-être. 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? A.D. : Au Château de Valençay, un dîner avec Talleyrand autour d’un menu confectionné par Marie-Antoine Carême...ça doit pas être dégueulasse. 12 - Quel est votre alcool préféré ? A.D. : Un grand vin rouge de Bordeaux. 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? A.D. : Enfin pour qui me prenez-vous ? Je ne déteste personne. 14 - Où aimeriez-vous vivre ? A.D. : « Loin du français, je meurs » écrivit Céline à Albert Paraz. 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? A.D. : Probablement une personnelle combinaison de sagesse, force et beauté. 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? A.D. : De loin le plus empanaché. Le formidable Cyrano de Bergerac par Edmond Rostand. 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? A.D. : Faîtes moi une proposition. 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? A.D. : Lorsque que mes obligations me contraignent de quitter un ami cher, j’aime lui dire que « je m’en vais prendre du soucis». 19 - PSG ou OM ? A.D. : Je n’ai pas le temps de réfléchir à une autre réponse que celle-ci. 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? A.D. : Mais où se trouve enfin le trésor des templiers ? 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? A.D. : Ne vous emmerdez-pas avec ça...incinérez-moi. 22 - Votre menu du condamné ? A.D. : Une soupe de truffes noires VGE et quelques bouteilles de châteaux Margaux suffiront. 23 - Une dernière volonté ? A.D. : Vive la République et Vive la France.

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marc morvan & Ben jarry LEN PARROT

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l était une fois une formation qui avait décidé de faire fi de toute notion d’époque ou de géolocalisation. Qui avait laissé passer sur son écriture un panel de références précises qui une fois combinées une à une, laissent cette étrange sensatioin de hors temps. Pourtant, la rencontre pourrait laisser de prime abord plus d’un badaud perplexe.

l’attention par leur finesse et leur écriture telles que la magnifique Antique Song ou la très Left Banke Innocent Blind. Et puis il y a cette voix - celle de Marc, qui dans une librairie vocale irait se loger sans rougir entre Neil Hannon, Lee Hazlewood ou John Cale. Feutrée, grave, elle se balade sans minauder au fil de lignes mélodiques ciselées et envoûtantes.

D’un côté, l’élégant Marc Morvan. Premiers faits d’armes : 3 Guys Never In, formation pop esthète chouchoutée par les Inrocks à l’époque de leur seul et unique album - paru en 2004. À sa réécoute, l’album déçoit par son manque d’homogénéité - les chansons passant d’une folk pop aux traits indé à des arrangements électro-dub servis par une boîte à rythme des plus datées. Ce que le trip hop a pu faire comme ravages. Pour autant, quelques compositions retiennent toujours

De l’autre, Ben Jarry, violoncelliste classique et bassiste au sein de Moesgaard ou Puanteur Crack, un quatuor math rock ayant comme planant au-dessus de leurs têtes Spiderland de Slint. On connaît pire en terme de référence. Ayant un à un délaissé leurs formations initiales, c’est cependant sous le nom de 3 Guys Never In que Marc et Ben se produisirent le temps d’un concert ou deux - ceci pour des questions d’engagements avec le tourneur dudit projet, récemment défunt.

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Sur des braises ardentes sont donc posés les premiers jalons de Marc Morvan & Ben Jarry, à peine sept morceaux joués un soir d’été 2006 au Violon Dingue à Nantes. Pourtant, cette courte prestation avait déjà conquis le parterre présent pour ce baptême. Firent peu à peu surface quelques enregistrements sur Myspace - afin de conquérir d’autres oreilles. Dans les premières chansons était A Man at the Frontier - épopée aussi sublime que tragique, préfigurant les grands travaux de leur album à venir : non contente d’être une grande balade n’ayant rien à envier à Belle & Sebastian - elle faisait se croiser un folk éploré avec des drones de violoncelle tirant clairement vers un minimalisme à la Reich. De ce mariage naissait leur secret, ce son qui leur était propre et rarement entendu ailleurs : une pop éthérée, panoramique, contemplative et lancinante. Les références littéraires et cinématographiques seraient d’ailleurs légion sur leur chef d’œuvre paru en 2009, Udolpho. De l’écriture d’une suite imaginaire au Gerry de Gus van Sant sur The Photograph of Gerry, à La Pitié Dangereuse de Zweig mêlée aux thématiques chères à Ian Curtis sur Down Her Nest - l’univers déployé sur ce premier essai était d’une richesse étourdissante. Le nom même de leur opus en disait long sur l’hypothétique paysage mental des deux garçons lors de la gestation de cet album : Udolpho, comme le roman gothique d’Ann Radcliffe. On imaginait alors pléthore d’aventures où leur musique servirait de bande-son ; contemplant sur leur pochette ce château en broderie - et tout ce qui aurait pu s’y dérouler. Acclamé à sa sortie, l’album eut un reten-

tissement propre aux œuvres de qualité que trop peu découvrent. Les deux compères ont tout de même parcouru les routes de France - se retrouvant à Nantes aux côtés de Castanets ou Vetiver, à Paris avec Scout Niblett ou sur la Péniche Excelsior avec Vincent Ségal & Ballake Cissoko. Proches du milieu théâtral, Marc et Ben alternaient dès lors entre dates et lectures-concerts d’une pièce de Ronan Chéneau, Cannibales. Peu après, il fut à nouveau question de mettre leur musique dans des salles obscures - en habillant The Shooting de Monte Hellman d’une bandeson originale. Accompagnés pour l’occasion du trompettiste Thibaud Vanhooland, le trio éphémère présenta ce ciné-concert dans le cadre du Festival Scopitone, et à quelques reprises ensuite. Puis, petit à petit, les signes de vie du duo Marc Morvan & Ben Jarry se firent plus discrets, plus diffus, pour finalement laisser place au silence. Pour Marc, alors à Paris, il fut question de travailler sur la composition de musique de films. Ben Jarry, lui, peaufinait la sortie d’un album solo, Splendid Isolation. Sorti chez Drone Sweet Drone, ce premier effort portait très bien son nom - on retrouvait ici tout ce qui est cher au violoncelliste : de longs drones empruntant autant aux déflagrations de My Bloody Valentine qu’aux travaux de Ligëti ou Stockhausen. Parallèlement, le garçon officiait au sein de différentes formations : L’ensemble Minisym, consacré à l’œuvre de Moondog, et Mermonte , groupe rennais de pop orchestrale à onze musiciens. Les années passèrent, tel un hiatus indéfini, laissant espérer des nouvelles du duo. Seule témoin de leurs nouveaux traveaux, un titre offert en guise d’ébauche sur leur Myspace, il y a des années déjà : Ophelia. À l’époque

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d’Udolpho, le binôme avait fait la rencontre du metteur en scène David Bobée. Celui-ci souhaitait intégrer des compositions exclusives du duo au sein de son Hamlet. Alors, Marc s’était concentré sur le personnage d’Ophélie dans l’œuvre de Shakespeare - avec la volonté de chanter dans le texte les mots du dramaturge. Si la collaboration n’avait finalement jamais vu le jour, le duo - lui - avait comme souhait de rendre un témoignage de ce qui avait outrepassé la notion de commande. 2014. À la suite d’une campagne de crowdfunding sortit en octobre un nouvel EP, Ophelia, donnant à écouter l’ensemble des titres écrits d’après les paroles de Shakespeare - le duo devenu depuis quatuor avec l’arrivée de Basile Ferriot à la batterie et Hélène Milochevitch au violon. À la première écoute, on

est loin des ambiances brumeuses qui clôturaient Udolpho quelques années auparavant. La luxuriance des arrangements pour quatre sur The Ghost et The Play within the Play prolongeant chaque intention voulue : on retrouve la grâce de balades telles que Before You Say Goodbye - plus riche, plus étoffée. En 5 tentatives, Marc Morvan & Ben Jarry dépassent ce qui aurait pu passer pour un exercice de style pompeux. Et prennent aussi des risques, en invitant Eléanore James de Mermonte à assurer le chant sur la complainte Rose of May - troquant le flegme british de Marc pour le timbre en demi-teinte de celle-ci, tout en finesse. Aux dernières nouvelles, le désormais groupe assurait récemment son premier concert sous cette forme à l’Espace B - offrant à entendre beaucoup de titres du prochain album. Le meilleur serait donc à venir.

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Les livres à lire ­pendant l'hiver texte Pauline Pierre & Jordan alves illustrations Morgane Baltzer

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CONGO Eric Vuillard Babel, octobre 2014 C’est l’histoire d’un pays qui n’en était pas un, avant. D’un territoire qui n’avait pas de limites. C’est l’histoire d’une réunion internationale orchestrée par les puissants de l’époque pour savoir comment va se partager cette terre qui n’est pas la leur. Du jamais vu dans la colonisation. Dans ce cour roman, Eric Vuillard mêle habilement l’histoire et l’imaginaire pour créer une oeuvre écrite inédite. Le séjour est dépaysant et l’auteur nous embarque dans un voyage lointain, qui passe

par l’océan et la rivière, qui traverse les forêts denses et les plaines sauvages. Dans cette pérégrination qui n’a de cesse d’aller et de venir dans une époque en ébullition, la lumière est faite sur les dégâts humains et moraux qu’à engendrée la création de ce Congo. D’un colon à un autre, d’un Belge à un Français, il ne reste de ce drame exotique que le malheur des hommes et la prouesse littéraire du livre.

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BYE BYE ELVIS Catherine De Mulder Actes Sud, octobre 2014 One for the money, two for show. Elvis n’est pas mort. Enfin, si. Mais non. Pour décrire la vie de ce monument du rock, il faut une bonne histoire et surtout une bonne écriture. Heureusement, Catherine De Mulder a les deux. Dans un ingénieux travail de dualité dans l’agencement du livre, le King reprend sa patte folle et ses rouflaquettes. Concerts de dingue, drogues, revolvers, cachets pour dormir, jalousie et Las Vegas. On y découvre des choses folles et des choses belles qu’on n’imaginait pas. Le mythe se construit ou s’effondre, suivant

l’humeur. À travers les facéties de la star s’insère une autre histoire, une vraie, celle d’une femme, et tout va se lier, finalement. Ce livre est, comme l’existence de la rock’n’roll idol, une folie : l’écriture y est libre, restructurée, impulsive, majestueuse, les mots défilent à la vitesse grand V et on se retrouve entre Paris et les US d’une page à l’autre. Cette oeuvre est faite pour ceux qui aiment mettre le nez dans les mystères médiatiques et veulent comprendre comment on devient une rock star névrosée.

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DAMNÉS Chuck Palanhiuk Sonatine, septembre 2014 Qui ne connait pas Fight Club? Qui connait Chuck Palanhiuk? Puisqu’on ne lira pas Fight Club parce qu’on a vu le film, on peut lire Damnés. L’héroïne a 13 ans et elle finit en enfer. Manque de bol l’enfer c’est sale et vulgaire. Il ne lui reste plus qu’à s’y faire une place et des amis pour mettre des trampes à des gonzes comme Hitler ou Genghis Kan. Fidèle à lui-même, l’auteur ne retient rien pour décrire ce lieu de damnation, donnant suffisamment d’images pour sentir les

flammes chauffer le livre. Il s’intéresse aussi aux problèmes d’une pré-ado fille de riches, pas très jolie, et qui doit faire avec son monde. Dans une description fine et satirique du milieu hollywoodien, on découvre qu’être intelligent n’est pas facile et que l’enfer pourrait bien être un cadeau divin. L’écriture contenue dans le livre est rude et ferme. Palanhiuk est sans concessions et son histoire est aussi étrange que plausible, où la force de caractère change les choses.

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L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE Aurélien Bellanger Gallimard, août 2014 La campagne française est pleine d’enjeux et devient le nouveau terrain de jeu pour l’auteur de La théorie de la communication, déjà remarqué en 2012. Dans ce livre plein d’intelligence, c’est une partie de la Mayenne profonde qui est au premier plan. Toute l’histoire se construit autour de personnages aux trajectoires rattachées à cette terre et qui les rassemblent, forcément. L’intrigue est fine et parfois complexe, profitant de la voix des protagonistes pour balayer des sujets gigantesques de physique ou de politique, entrant

dans les détails vertigineux de la création des transports français qui est le fil conducteur du livre. Dans ce monde opaque où il est difficile de croire à la réalité qui paraît fiction, Aurélien Bellanger garde ce ton détaché, mais impliqué, d’un auteur qui amène un sujet massif qu’il maitrise parfaitement. Les yeux se délectent d’une narration habile et jamais répétitive, qui porte en elle bien plus qu’une simple histoire prétexte au roman.

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Le dernier gardien d’Ellis Island Gaëlle Josse Editions Notablia, septembre 2014 New York, 1892. Le centre d’immigration d’Ellis Island ouvre la porte de la belle Amérique.Chaque jour les bateaux fatigués arrivent, déchargeant des exilés esseulés, mais animés par l’espoir d’une vie nouvelle. Sur cette terre d’attente, artificielle et éphémère, chacun tente d’oublier et de recréer son identité. C’est par les yeux du gardien de ce vaisseau, en proie à l’amour, à l’interdit et à la rigueur

de sa tâche, que nous rencontrons les futurs citoyens américains. L’écriture est poétique, les mots sont sobres et justes, à l’image de ces destins attendant leur jugement. On est pris au piège de cette île et on se retrouve étourdi par l’intensité de ce flux humain incessant. On se dit qu’ici sont passés des voyous, des intellectuels et des artistes, et on a envie d’aller la voir, cette île.

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Why so ­serious ? Quand ­Batman a rendez-vous avec Claude ­Lévi-Strauss J. Élisabeth

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ntre deux épisodes de Twin Peaks et un de la série animée Batman, son choix était fait. Ce garnement en costume de chauve-souris sera son sujet d’étude. J’aime à l’imaginer ainsi. C’est vrai, pourquoi être si sérieux et choisir « La sculpture de la Renaissance dans le Vexin français » ou « L’Iconographie du décor peint de la Céramique de Suse I » ? Face à l’histoire, Batman a ses armes et un véritable pedigree pour se défendre dignement et entrer dans le rayon scientifique des librairies de France et de Navarre. Il lui a fallu un coup de main d’un sidekick un peu particulier : Justine Marzack, l’auteur de Batman Origines ou l’anthropologie structurelle Lévi-Strauss appliquée à l’homme chauve-souris. Bat-man apparaît pour la première fois dans le numéro 27 de Detective Comics en 1939 sous le crayon de Bob Kane et Bill Finger. Depuis il n’a cessé d’être repris, détourné, ré-

inventé, parodié, collectionné, dessiné, moulé, posterisé sur nos murs et décalqué sur nos t-shirts. Il hante nos cœurs. On a grandi et joué à lui. L’auteur s’est donc lancé dans une étude très sérieuse, fournie et convaincante de ce sujet qui passe encore pour être si léger. Même si les expositions sur les super-héros se multiplient, que les franchises n’arrêtent pas de faire des petits cinématographiques et que même la maison de vente Sotheby’s décroche des records pour des planches de bandes-dessinées (encore bien françaises, je vous l’accorde), celle-ci et plus encore le comic ne sont toujours pas ce 9e art rêvé. L’autre handicap du comic en France, c’est son appartenance à une culture de masse, la « culture Coca-Cola », comme la nomme l’auteur dans son introduction. Autrement dit du papier-chiffon à lire aux toilettes et excellent pour divertir les enfants. Mais qui est ce vieux Batman qui résiste encore, qui hante la culture populaire, et dont

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tout le monde, y compris ma grand-mère connaît le bat-signal ? Qui est ce super-héros et d’ailleurs qu’est-ce qu’un héros ? De quoi est-il le symbole et quelles valeurs véhicule-t-il ? Voici quelques unes des questions que se pose l’auteur dans la première partie. Elle est donc allée à la rencontre des fans de l’homme chauve-souris – et en a profité pour visionner pour la enième fois les dessins animés mais cette fois avec tout le sérieux de l’anthropologue -. Après nous avoir plongé dans la sordide Gotham City, dans les esprits malades de ses ennemis et fait un retour dans la mythologie grecque, la comparaison au Golem, ce personnage du folklore juif, reste peut-être à la fin la plus suprenante et finalement la plus fascinante des analyses de la condition de création de Batman. De toutes les interprétations et de ces multiples versions papier, animés ou cinématographiques, notamment de ses origines dans le meurtre

de ses parents, l’auteur en a fait un bouillon savoureux pour en extraire la réalité du super-héros, sa structure fondamentale, ses constantes immuables. L’analyse est passionnante de bout en bout, la conclusion plus encore. Si Batman ne semble être que peur et solitude, il est en revanche un excellent et troublant sujet d’étude.

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Justine Marzack, Batman Origines. Petite anthropologie de l’homme chauve-souris, Éditions François Bourin juin 2014

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XAVIER ANTIN texte Tiphaine Calmettes photo Léo Dorfner

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entretien

Comment pourrais-tu te présenter ? Je viens du graphisme. Au départ j’étais passionné par les livres, par leur construction, par la manière dont ils sont reproduits et la façon dont ils circulent. Le livre est vraiment un médium à part entière. Je me suis aussi intéressé au prolongement du sens dans la matière, dans la matérialité, la manière dont les choses s’incarnent. J’ai commencé à faire mes propres livres en laissant une grande part du propos se prolonger dans la technique employée. J’étais fasciné par la place centrale que ces techniques de reproduction occupent à l’intérieur du capitalisme industriel. En fait, je m’intéresse beaucoup à la manière dont ces processus sont construits, comment ils s’articulent, quelles sont les logiques, les mécanismes, les différentes technologies convoquées à l’intérieur d’un système. Tous ces processus ont une durée, un début et une fin, ce sont des narrations en quelque sorte. Ils racontent la manière dont on pense et opère un travail, la manière dont

on se représente la fabrication et la structure de quelque chose depuis le début du XXème siècle. Ces processus ont tous en commun d’être automatisés, parfaitement contrôlés dans le temps et dans l’espace, que ce soit à travers des mécanismes tangibles, des algorithmes, ou des ouvriers travaillant à la chaine. Ce sont tout autant des systèmes opérants que des systèmes de pensées. Dans mon travail cet intérêt s’incarne dans la manière dont les processus sont mis en œuvre, il y a toujours une tension qui opère entre la forme finale et son cheminement narratif. Sur quoi travailles-tu en ce moment ? Je viens de terminer deux expositions, News from nowhere à la MABA (Maison d’art Bernard Anthonioz) près de Paris et An epoch of rest au Palais des Arts des Beaux-Arts de Toulouse. Ces deux expositions ont été pensées ensemble, comme deux volets, à partir d’un roman de William Morris, un des leader du

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mouvement Art&Craft dans l’Angleterre de la fin du XIXème. Morris a vu naître le capitalisme industriel et ses conséquences économiques et sociales. C’était un polymath, peintre, architecte, designer, entrepreneur, écrivain, éditeur, passionné par le savoir-faire artisanal. Très engagé politiquement, proche de la fille de Marx, qui même s’il n’était pas contre le progrès technique, avait de sérieux doutes sur l’apport social que pouvait constituer l’industrialisation. Il a vu Londres se remplir d’usines, les fermiers et les artisans quitter les campagnes pour trouver un travail d’ouvrier en ville, perdre leurs savoir-faire, et la société passer d’une structure de castes sociales à une société de classes économiques. Il n’y voyais donc pas vraiment un progrès. Pour Morris, en plus de détruire le plaisir du savoir-faire et d’appauvrir les rapports sociaux, les objets produits industriellement n’étaient que des ersatz, certes peu chers mais visant à être remplacés par d’autres sitôt achetés. On pourrait dire qu’il avait anticipé pas mal de choses... Avec sa société Morris&Co, il a mis en pratique sa vision : il produisait du mobilier, des tapisseries fleuries et toute sortes de décorations pour la maison en utilisant des techniques artisanales, souvent médiévales, appliquées à un design d’avant-garde très sophistiqué. Il écrivait aussi, et parallèlement à cette première activité il a crée Kelmscott Press en devenant donc éditeur, imprimeur, fondeur de caractères et écrivain. En 1890, Il a publié News from nowhere, or An epoque of rest, c’est à la fois un roman d’anticipation et une utopie sociale. Au début du roman il se réveille à Londres en 2004. Tout est retourné à la nature, il n’y a plus d’usines, plus de gouvernement, plus d’institutions, plus d’argent. Tout le monde a développé un savoir-faire artisanal spécifique selon ses goûts

alors que les tâches pénibles sont partagées et sont l’occasion de fêtes. Il n’y a donc pas de commerce, ni même vraiment de troc, on dirait plutôt que tout le monde s’offre des choses et se sent responsable de la communauté. C’est une sorte de société communiste complètement autogérée produisant en abondance avec plaisir et considération, un modèle qui aurait peut-être fonctionné si tout le monde avait été William Morris. L’exposition à la MABA, le centre d’art dans lequel le premier volet du projet a eu lieu, part donc de cette histoire. Le centre d’art est dans une ancienne maison bourgeoise située au milieu d’un parc, je l’ai rapproché de Kelmscott Manor, la résidence de villégiature de William Morris qui apparaît en gravure sur la première page du roman. C’est la maison dans laquelle il se réveille dans le roman. Durant le mois précédant l’exposition, j’ai habité sur place pour produire des tapisseries à partir des fleurs du parc. J’ai filmé les fleurs puis j’ai projeté les vidéos sur des scanners qui m’ont donné ce qu’on appel des slit-scan que j’ai finalement imprimé sur des tissus à l’aide de traceurs jet d’encre transformés en machines semi-manuelles. Je voulais réinvestir la pensée de Morris avec nos techniques contemporaines. Contemporaines mais pas industrielles donc, j’ai utilisé des technologies numériques accessibles à tout le monde que je me suis réappropriées en les détournant pour réintroduire du geste, et donc de l’humain, à l’intérieur d’une chaine de production numérique ad hoc. Parallèlement aux tapisseries j’ai construit tout le mobilier dont j’avais besoin. Il était constitué de surfaces composites assemblées à la volée par des vis imprimées en 3D, dont la

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clé était une lettre au lieu d’une croix. Il y a un rapport entre l’articulation de formes et du langage. Les tissus imprimés étaient accrochés aux murs comme des grandes tentures décoratives, dans un endroit devenu à la fois lieu de production et intérieur domestique. À l’étage j’avais transformé un espace en salle de lecture que j’ai également meublée. J’y ai invité l’artiste anglais Will Holder. C’est au départ un graphiste qui est aussi éditeur, écrivain et performeur. Il a entrepris la réécriture de la nouvelle de William Morris depuis plusieurs années en la projetant à nouveau dans un siècle. Re-écrite aujourd’hui cette histoire se projette dans d’autres paradigmes, plus liés aux questions de circulation de l’information, de l’écriture et du langage. Will écrit chapitre par chapitre, on avait donc une espèce de bootleg compilé de tous les chapitres disponible à la lecture. Nous avons discuté avec Will Holder le soir du vernissage, sur l’exposition et sur son travail. À Toulouse An epoch of rest était plutôt un atelier au repos dans lequel se déployait le geste et le mouvement de la production. En préparant cette exposition j’ai fait un entretien avec un ami qui sera dans le catalogue faisant suite aux deux expositions. La discussion tourne autour de l’antropologie des techniques, de l’utopie politique et du language. On y parle entre autre du traceur jet d’encre que j’ai transformé pour imprimer les tissus des deux expositions. Il a fallut neutraliser les capteurs de sécurité, ouvrir et basculer la machine pour installer deux grosses manivelles qui permettent de régler la hauteur de la tête d’impression. Cette opération rapproche en quelque sorte la machine d’un métier à tisser. La manière dont est conçu une imprimante jet d’encre témoigne

d’une manière de penser, d’aborder le « faire » à l’époque moderne. C’est une méthode scientifique qui découpe la production en étapes, en lamelles ou en strates, jusqu’à nier complètement la matière tout en la restituant de manière très précise, à rebours de ce que l’on peut s’imaginer être une approche artisanale. En remontant la généalogie d’une imprimante jet d’encre on peut construire un lien avec les premiers métiers à tisser automatique Jacquard du XIXème siècle. Dans ces machines, les motifs étaient « programmés » à l’aide de cartes à trous, qui sont le premier langage binaire en fait et la machine Jacquard le premier lecteur/ opérateur de ce code. Cela a servit de modèle pour construire les premiers calculateurs automatiques au début du XXème siècle qui ont ensuite évolués vers les ordinateurs que l’on connait. En fait, en regardant de près le fonctionnement d’une imprimante jet d’encre, on s’aperçoit qu’elle tisse littéralement l’image, elle repasse deux fois pour croiser des lignes qui forment une bande de l’image puis une autre successivement. Est-ce qu’il n’y a pas une opposition entre la manipulation d’un métier à tisser à qui tu donnes la cadence et un traceur jet d’encre qui lui est automatique ? Si le métier à tisser en lui même n’était pas capable de donner une cadence à l’ouvrier, faute de moteur (d’ailleurs s’il avait été motorisé, il n’y aurait pas eu besoin d’ouvrier), c’est le contre-maitre qui la donnait. La machine industriel, ce n’est pas simplement le métier à tisser mais l’usine toute entière. En ce qui concerne mon traceur, il est complètement ré-archaïsé en fait. Quand il imprime,

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je suis obligé d’être là, il faut que je lève les manettes à un moment donné, que je mette la plaque, faire plusieurs manipulations et je continue à tourner autour pendant qu’elle imprime, c’est très manuel et plus artisanal qu’autre chose. Pour l’imprimante tout est normal, elle se comporte comme si un rouleau de papier photo était inséré, il n’y a pas de reprogrammation de la machine, elle est simplement leurrée. Mais donc tu es toujours un peu victime de la machine finalement. Non c’est un rythme en fait. C’est plus un allerretour. Je lui fais faire ce que je veux mais pour ça je dois composer avec sa cadence. C’est ce qui donne naissance aux accidents. Le rythme qui s’installe entre elle et moi marche plus ou moins bien pendant l’impression. La machine à sa propre autonomie, même si je la modifie, elle reste quand même ce qu’elle est. C’est ce rapport, ce frottement, qui est intéressant. C’est très musical. Oui d’ailleurs le métier à tisser Jacquard est aussi un ancêtre de l’orgue de barbarie qui utilise des cartes à trous sur le même modèle et qui date à peu près de la même époque. J’allais te demander quelles sont tes références et sources d’inspiration mais je vois que tu travailles beaucoup à partir de l’histoire. Je trouve qu’il y a énormément de rapport entre le XIXème siècle et aujourd’hui au niveau économique et social. D’une part il y a une forme de révolution technologique qui

change profondément les structures de production à l’intérieur de la société mais aussi un ultra-libéralisme économique assez similaire. Mais de manière générale oui je m’intéresse à l’histoire du XIXème et du XXème siècle pour comprendre la généalogie des phénomènes présents. D’ailleurs en ce moment je prépare une prochaine exposition qui sera à LaBF15 à Lyon. Je travaille à partir d’un système d’exposition d’images inventées dans les années vingt par le designer et architecte Frederick Kiesler. Le système qu’il a mis au point était un véritable manifeste pour la prise de conscience de ce qu’est un espace d’exposition. J’ai l’impression qu’à chaque fois tu pars d’outils ou de contextes très précis. D’abord le graphisme, maintenant l’espace d’exposition... À chaque fois tu prends ces données pour aller chercher ce qui se passe derrière d’un point de vue politique, historique, culturel etc... il y a quelque chose d’assez tautologique finalement. C’est surtout pour comprendre les choses, comprendre comment elles fonctionnent. Pourquoi c’est comme ça ? Ce sont des questions très simples. Ce qui est finalement le moteur de ton travail. Oui c’est la base. Triturer, démonter, regarder de quelle manière les choses sont structurées à l’intérieur. Le déplacement d’un rouages créé un dysfonctionnement et un résultat inattendu. Cela installe un nouveau langage ou met en jeu celui qui existe déjà, qui se révèle alors un peu mieux.

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Te sens-tu politisé ? C’est une dimension présente dans mon travail depuis le début avec la reprise en main des moyens de production. La place prépondérante du technologique dans nos sociétés en fait forcement quelque chose de politique. En fait je suis fasciné par la technique et la technologie mais plutôt comme prolongement de la pensée. Du corps, du cerveau, comme un prolongement humain. Cela m’intéresse comme symptôme de la relation de l’homme à lui-même... Qu’est ce qui t’a amené à mettre en scène tes images en utilisant des structures, de les déplacer dans l’espace ? Je les vois comme des volumes mais très minces, des objets très plats. Le passage entre le volume et l’image m’intéresse dans son rapport à la surface. N’importe quel objet a forcément une surface, plane ou pas. À partir du moment où on commence à faire abstraction du reste et à prendre juste une face d’un objet, qu’on l’écrase, en quelque sorte, pour ne percevoir quasiment plus que cette face, on crée une image. Ou en tout cas une surface unique avec certaines qualités, que l’on peut interpréter comme une image ou comme un ensemble de traces et de signes à lire. C’est un peu une question de perception. C’est un peu le rapport que tu as mis en place dans ta dernière exposition, Offshore, chez Crèvecœur. Des structures supports d’impression dans la première salle on glisse vers le caisson lumineux dans la deuxième salle.

En fait toute l’exposition est construite autour du rapport à l’image. De cet endroit au delà de la surface où se forme l’image, comme si la surface imprimée était un écran ou un miroir à traverser pour entrer dans l’image. Dans l’exposition cette oscillation des images entre le matériel et l’immatériel est rapprochée de la circulation des flux financiers offshore, insaisissables, très virtuels mais pourtant très opérant dans la vie réelle. En fait avant l’exposition j’avais aménagé l’espace comme un bureau que j’ai recouvert de poudre de tonner d’imprimante laser, comme de la poussière. J’ai ensuite enlevé les objets ce qui donnait l’impression que l’espace venait d’être déménagé. Il y avait des piles de journaux très physiques dont les gros titres étaient une suite de mots arbitraires, empruntés en partie au vocabulaire de la finance. Je voulais rappeler les gros titres qui parlent de cet autre monde, étranger à la plupart des gens, celui de la finance internationalle, de la circulation des flux, de pouvoirs et de capitaux à travers les paradis fiscaux. C’est marrant de voir que les paradis fiscaux sont souvent sur des îles. De l’autre côté de nos écrans se déplace aujourd’hui plus d’argent que dans le réel, cette circulation incarne l’activité et le pouvoir. C’est comme si l’essentiel de l’activité avait quitté le réel. De l’autre côté il y a la matérialité, ce qui est lourd et qui a un corps. Les piles de journaux, notre propre corps, ne peuvent pas passer derrière l’écran même si on y projette notre esprit. Les moulages de cartouches d’encre posés sur le sol le long des murs appartenaient à cette dimension. Elles étaient gonflées comme figées dans leur dernier souffle en tombant par terre après avoir effectué leur dernière impression si tu veux. Dans la première salle, les structures

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blanches sont un dispositif d’accrochage qui ramène ces images plates dans la tri-dimensionalité de l’espace. Les impressions sur ce papier cheap, type magazine, rappellent à la fois des séquences de rafraichissement d’écran et des sortes de Rodko.jpg. Ça oscille entre une surface marquée, très matérielle, avec des traces et une image, un presque couché de soleil numérique à l’intérieur duquel on se projette. Le caisson dans la deuxième salle est un prolongement de l’exposition, comme un troisième espace. L’image reprends la composition de Picture for a woman de Jeff Wall, dans laquelle le spectateur se trouve là à l’endroit du miroir dans la photo. D’ailleurs les structures de la première salle étaient de leur côté un petit clin d’oeil à Dan Graham. L’économiseur d’écran présent dans le bureau de la galerie, vient terminer la boucle de ces trois rapports à l’image. En détournant tes moyens de production, tu abstrais l’image de base. De cette contrainte nait un motif, une trame proche de relevés sismographiques. Il semble que tu captes le pouls de la machine, dans un rapport assez humanisant. Oui il y a un peu de ça effectivement. Une grande partie de ce qui est imprimé dans ces projets se situe entre les deux. Dérégler la machine c’est la rendre imprévisible. Elle déraille, elle n’est plus en train de refaire quinze milles fois la chose pour laquelle elle a été programmée, elle commence à parler, à avoir une subjectivité en quelque sorte. C’est un jeu très anthropomorphe. Parfois, j’ai vraiment l’impression que mon traceur à une subjectivité. Il y a des jours avec et des jours sans, il lui est arrivé de faire des choses que je n’ai jamais réussi à reproduire par la suite sans savoir pourquoi,

il faut dire qu’il y a beaucoup de réglages et d’options possibles qui se superposent. Parfois je l’allume et il s’inscrit « general error », je l’éteins j’attends une heure puis je le rallume et là tout va bien. C’est très susceptible un traceur jet d’encre. Et donc entre amour, admiration et haine, quel est ton rapport à tes outils ? C’est tout à la fois. En ce moment j’ai envie de prendre un peu de distance. Tu as parlé précédemment de langage et de narration, pourrais-tu m’en dire un peu plus ? Quand je parle de narration c’est de manière très étendue. Que ce soit à travers la mise en place d’un processus ou l’installation d’une exposition, il y a une entrée, une sortie et des choses qui se passent au milieu, dans le temps et l’espace. Il me semble que c’est déjà une forme de narration. Pour la prochaine exposition ce sera un espace dans lequel se déroule une forme de production, un assemblage de bribes de narrations éclatées. C’est peut-être là que le graphisme réapparaît, je conçois des livres, donc de la narration avec des séquences, un rythme de pages. Le livre est très proche du cinéma en terme de mode narratif. Une séquence d’images, d’objets, ou le cheminement d’une production, c’est un langage articulé, comme des mots, une phrase. Pour l’analyser, la comprendre on peut la découper en petites tranches, les observer puis les remettre ensemble. Plus on découpe finement, plus on désarticule, plus on atomise, plus on rends les choses abstraites mais surtout, plus on se rapproche, plus la présence de la main de l’opéra-

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teur qui découpe est présente. Je veux retrouver et noter cette analogie entre la compréhension, la construction et le langage. Parce que toutes les machines et tous les systèmes que l’on produit transpirent l’humain. La technologie c’est l’homme qui s’étend et se transporte dans autre chose. Peux-être que la peur de l’hyper-technologisation de notre société c’est la peur de ce déplacement, de notre conception de l’humanité et du sujet. Est-ce que tout ce qui est hors de moi n’est plus moi ? A priori oui mais ça se complique rapidement quand on y pense. On s’en est pourtant tellement extrait, on est capable de reprogrammer la nature et le réel à l’échelle quasiment atomique aujourd’hui. On peut alors se demander où est l’homme dans tout ça. Pour moi, il est simplement en train de se déplacer un peu du corps biologique. C’est assez étrange. Après je n’ai pas vraiment de jugement là dessus. Ce que je dis fait penser aux trans-humanisme, mais je ne me pose pas ces questions là. Je suis ni pour ni contre. J’observe que l’homme est partout et dans tout ce qu’il fait, il s’y transporte.

Que fais-tu quand tu ne travailles pas ? À vrai dire, je travaille un peu tout le temps, même quand je voyage. Et vu que je vis dans mon atelier c’est difficile de faire autrement. Sinon je fais un peu de musique pour moi. Sur quoi aimerais-tu finir ? La musique justement. Le temps et le rythme. Je ne parle pas de cadence mais du rythme que tu installes dans ton travail, avec les autres. Entre la contrainte extérieure et ce que tu veux, il te faut trouver un rythme. C’est comme dans la discussion avec quelqu’un, se renvoyer la balle. D’ailleurs, je trouves que je parles toujours un peu trop. Transformer une machine, c’est y faire entrer son propre rythme, son propre temps.

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le ravissement

Blandine rinkel

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Combien sont-ils à disparaître de nos vies sans explication, sans parfois même qu’on ne le remarque ? Durant un, deux, trois mois, untel conditionnera nos faits, régulera notre énergie, donnera impulsion à nos élans. Puis broyé par une tornade d’évènements, pluie de préoccupations, soudain disparaitra. Se changera en fantôme, hantant ici une phrase, ici une image, là un mouvement. Pourtant, aucune séparation. Ce qui distingue la disparition de la séparation : le mot final partagé, la scène d’explication. Scène susceptible de perturber l’image générale que l’on avait de l’autre, et ce faisant de rendre la douleur vive, ciblée dans le temps, quand dans la disparition cette douleur sera diffuse, diluée dans les jours. Jusqu’à resurgir, peut-être, dans un texte, une scène d’explication unilatérale, celle-ci, d’autres à venir - reconstituées ultérieurement. De tous les spectres d’anciens amis ou amants qui me hantent, celui de Victoire est certainement le plus présent. Sa disparition, la plus mystérieuse. Nous avions vieilli ensemble quand nous étions jeunes. Sexagénaires à l’adolescence. Grands-mères télescopées dans une époque obsolète, nous passions nos journées à radoter, lire et partager des déjeuners, autistes planquées au troisième étage du lycée.

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J’apporte le tricot, tu réserves un poteau. A 18 ans, nétions persuadées d’avoir tout vécu et que ce qui nous arrivait n’était qu’un surplus dont nous pouvions faire ce que nous voulions. No future, etc. Ce monde de jeunes était vieillot. Benjamines Buttons, nous n’avions rien à y faire qu’à en parler et en rire. On ne se voyait pas pour agir. Du haut de nos 60 ans imaginaires, ne traitions pas avec l’avenir. Nous pensions supérieures aux études supérieures ; tes orientations scolaires furent cochées sur des jeux de mots, je désertai l’option prépa pour avoir le temps d’apprendre l’origami sur des billets de 10€. Nous ne nous «professionnaliserions» jamais, serions bibliothérapeutes, préposées à la manucure des grands pianistes, compositrices de musiques de répondeurs ou blanchisseuses de sons. Serions des adultes ironiques. Comme sachant qu’au fond, notre futur d’existait pas. Ou du moins s’arrangeant pour s’en convaincre, refusant cette cruelle vérité voulant qu’un présent nouveau vienne un jour chasser l’actuel. Puis que s’est-il passé pour que nous rajeunissions si vite, au sortir du lycée ? Pourquoi sommes-nous passées de 60 à 20 ans, regagnant soudain notre âge et ses pré-

occupations ? Surtout, que s’est-il passé pour qu’abruptement, claquement de porte, l’une pour l’autre disparaissions ? J’ai beau retourner mon tiroir de souvenirs, je n’y trouve rien. Pas de cause, pas d’évènement. Juste le fleuve de la vie nous faisant dériver, juste l’ensevelissement des jours. La flèche du temps, irréversible. Je lui ai échappé, elle m’a échappé. Nous nous sommes fondues dans les choses. Arrivant à Paris ensemble, nous avons cru nous tourner le dos pour rire, puis nos nuques sont restées en position d’affrontement. Devant moi, il s’est mis à y avoir... Ah... Et devant elle... Quoi, d’ailleurs ? Nous ne regardions jamais devant. Mais au dessous, mais au dedans. Comme dotées d’oeillères inversées. Quand nous étions ensemble, ce que nous ne faisions pas, nous l’explorions, l’analysions. Débusquant dans le réel des échos cachés, des liens ancestraux, la connexion du présent avec son passé. Le rire de d’Annabelle dans celui de Salomé, le mammouth dans la silhouette du poids lourds, Sisyphe dans le porteur d’eau courbé, l’agneau mystique dans la boulette. A force de traquer le disparu dans l’apparaissant, nous en venions aussi à anticiper notre propre disparition. C’est d’ailleurs le seul futur que nous hypothéquions.

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Si proche que nous ayons pu être, ça n’a jamais été que sur ce mode instable, ce mode disparaissant. Une complicité d’ectoplasmes. Entre nous, ni exigence ni promesse. Elle ne m’en voulait pas d’ignorer ses larmes, de ne pas la consoler. Je ne lui reprochais pas d’ignorer ma maigreur, de la taire. Chaque été, sans explications, nous disparaissions loin l’une de l’autre, quittions nos quotidiens d’adolescentes sexagénaires pour tenter d’autres vies. Toi en Roumanie, moi en Normandie. Ne nous donnant presque pas nouvelle, ou seulement des cartes clins d’oeil. Toujours une vraie surprise de se retrouver en Septembre. Tiens, tu es toujours là, bravo à tous. A force, j’ai fini par croire que nos éloignements respectifs nourrissaient notre relation. Qu’ils la sublimaient. Des absences soudant la présence. Nous n’allions jamais nous quitter parce que nous savions nous quitter en permanence. Nous nous retrouverions toujours parce que nous n’arrêtions pas de nous égarer sans nous perdre. Sur le pont Riquet, deux petites filles jouent au jeu du «tu pleures parce que» : la première donne des propositions («tu pleures parce que ton genou saigne», «tu pleures parce que le ciel est malade», «tu pleures parce que maman va mourir») et la seconde mime le pleur, la tête entre les mains, modulant ses chouinements en fonction de l’option, puis relevant la tête et riant. Elles n’ont pas l’air triste et

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je les comprends. D’ailleurs tant que je leur donne aujourd’hui nos visages, ré-écrivant notre dernier dialogue. Tu dis : «Tu pleures parce que la vie n’a aucun sens, que tu as 10 ans et qu’il est un peu trop tôt pour le découvrir» Je plonge ma tête entre mes mains, pleure un bon coup, lève les yeux et te lance un rire Tu dis : «Tu pleures parce que tu ne crois plus à l’autorité de tes parents, ni d’ailleurs à l’autorité de quiconque, que tu as 12 ans et que la route va être jolie mais, mon dieu, si longue» Je plonge ma tête entre mes mains, pleure un putain de coup, lève les yeux et te lance un rire Tu dis : «Tu pleures parce que tu as fait l’amour pour la première fois, que tu as 14 ans et que c’était si beau, comment retrouveras-tu une telle émotion» Je plonge ma tête entre mes mains, pleure un coup timide, lève les yeux et te lance un rire

60 sur terre sans manger, ça risque d’être franchement compliqué» Je plonge ma tête entre mes mains, pleure un coup sec, lève les yeux et te lance un rire Tu dis : «Tu pleures parce que ton chien est mort, que tu as 18 ans, et que tu t’en branles» Je plonge ma tête entre mes mains, pleure de joie, lève les yeux et te lance un rire Tu dis : «Tu pleures parce que j’ai finalement disparu, que tu as 20 ans et que Je plonge ma tête entre mes mains et rien ne vient alors je lève les yeux et mais mince, alors c’était vrai, tu n’es plus là

Tu dis : «Tu pleures parce que tu es trop grande, n’arrives ni à parler ni à manger, que tu as 16 ans et

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c o m i c s Alizée de Pin est une dessinatrice française qui vit et travaille à Paris depuis peu. Le rendez-vous du moi(s) fait partie du recueil Made in France. Journal pseudo autobiographique, Made in France est une plateforme narrative des aventures et déboires liés à sa relocalisation parisienne. Ponctuellement rythmé par les souvenirs et

anecdotes de son séjour antérieur aux Etats-Unis, le rendez-vous du moi(s) raconte sur le ton tragi-comique les difficultés et l’irrégularité d’être soimême lorsque soumis à trop de changements, trop de mouvements et trop de pertes affectives ; une satyre de l’errance et de la perdition.

alizée de pin

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décembre/février MMXIV/MMXV - numéro neuf

m e r c i Les sushis, la bière, le bar des familles, quantic & flowering inferno pour leur «cumbia sobre el mar», france culture, les calendriers de l’avent kinder, jean-louis murat et sébastien tellier, les repas de noël, le ceviche, javier pastore, ma femme, nos amis, la vie, la vraie

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