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SEPTEMBRE/NOVEMBRE MMXV - NUMÉRO DOUZE

BRANDED ALEXANDRE DONNAT PICASSO

MANIA

-

L’ÉNIGME DU FÉMININ BIENNALE

DE

LYON

LEENDERT BLOK - PASCAL LIÈVRE - TOM MASSON ROMAIN

BERNINI

-

MARC

LENOT




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ÉDITO par Laurent Dubarry

ART Picasso Mania

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ART Les artistes méconnus de la collection d’Alexandre Donnat

QUESTIONNAIRE Marc Lenot

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ART Du sein érotique au sein nourricier : l’intemporelle énigme du féminin

PORTFOLIO Pascal Lièvre

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ART La vie moderne : Une discrète incapacité à jongler entre les strates d’histoires

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SOMMAIRE B R A N D E D

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REMERCIEMENTS

INTERVIEW Tom Masson 62

LITTÉRATURE Leendert Blok avant Robert Mapplethorpe 66

QUESTIONNAIRE Romain Bernini 68

FICTION Prénom 81-62-87

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ÉDITO E N

R ETA R D

M A I S

L À

Le retour au travail, les problèmes de signalisation sur la ligne 13, la déclaration d’impôt, la baisse des températures, les vernissages de rentrée, les pubs pour des cartables, la nouvelle grille de radio France, la reprise de la ligue 1, celle de la ligue des champions, la fiac, les bonnets, les terrasses chauffées, le gris du ciel, la chute des feuilles d’arbre L’automne est là. BRANDED aussi.

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SEPTEMBRE/NOVEMBRE MMXV - NUMÉRO DOUZE

BRANDED

COPYRIGHTS

WWW.BRANDED.FR Fondateur et directeur de publication : Laurent Dubarry laurent.dubarry@branded.fr

Page 12 : Emmanuelle Tournois dite Zouille Page 15 : Page 17: Page 18 : Page 22 : Photo Sarah Mercadante Page 26 : Photo Sarah Mercadante Page 27 : Photo Sarah Mercadante Pages 28 : Photo Sarah Mercadante Page 29 : Photo Sarah Mercadante Page 30 : © Rmn-Grand Palais Page 32-33 : © Rmn-Grand Palais / Photo Didier Plowy, Paris 2015/ADAGP Page 34 : Photo DR Pages 41-53 : Pascal Lièvre Page 54-55: Photo Léo Dorfner Page 60 : Photo Léo Dorfner Page 62 : TULIPA, Fantasy © Leendert Blok / Stichting Spaarnestad Photo Page 68 : ©Mathieu Persan

Rédacteur en chef : Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Directeur artistique : Léo Dorfner leodorfner@gmail.com Rubrique Art Julie Crenn julie.crenn@branded.fr Rubrique Livre Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Rédacteurs : Florence Bellaiche, Ricard Burton, Stéphanie ­Gousset, Madeleine Filippi, François Truffer, Antonin Amy, ­Pauline Von Kunssberg, Ludovic Derwatt, Marie ­Medeiros, Mathieu Telinhos, Chloé Dewevre, Joey ­Burger, Ema Lou Lev, Jen Salvador, Benoît Blanchard, Len Parrot, Marie Testu, Benoit Forgeard, Alexandra El Zeky, Marianne Le Morvan, Blandine Rinkel, Mathilde Sagaire, Cheyenne Schiavone, Pauline Pierre, Virginie Duchesne, Marion Zillo, Florian Gaité, Tiphaine Calmettes, J. Élisabeth, Eugénie Martinache, Florence Andoka, Julien Verhaeghe, Anaïs Lepage, Pascal Lièvre, Mickaël Roy Contributeurs : Alizée de Pin, Jérémy Louvencourt, Julia ­Lamoureux, Morgane Baltzer, Camille Potte, Mathieu Persan

EN COUVERTURE PASCAL LIÈVRE

The black Mapplethorpe, Image N°55/91 2011 - 28,5 x 28,5 cm - Paillettes collées sur pages du livre The Black Book Exposition Chercher le garçon, MACVAL, Ivry, 2015

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ET ILS DISENT QU’IL S’EST ENFUI

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ART

LES ARTISTES MÉCONNUS DE LA COLLECTION D’ALEXANDRE DONNAT FLORENCE ANDOKA

À

l’automne prochain, s’inaugurera à l’Hôtel Ponsardin de Reims, la première exposition d’un nombre significatif d’œuvres issues de la collection d’Alexandre Donnat. Parmi les pièces rassemblées frénétiquement par ce jeune homme de trente-trois ans, siègent des figures importantes de l’Art Brut, comme des artistes dont le travail est mis en lumière pour l’occasion. Si Paul Duhem, Michel Nedjar et André Robillard, voient aussi leurs œuvres inscrites au sein de la collection de l’Art Brut à Lausanne initiée par Jean Dubuffet, d’autres artistes comme Jean-Charles Sankaré, Michel Serviteur, ou encore Emmanuelle Tournois, dite Zouille, demeurent des créateurs peu connus des cercles de l’art sin-

gulier comme du grand public. À priori, les œuvres de ces artistes n’ont esthétiquement rien en commun. Alexandre Donnat, sensible aux créateurs autodidactes, ne collectionne pas les pièces selon le critère objectif d’un thème, d’un médium, d’un mouvement ou d’une période, il se laisse guider par son intuition. Jean-Charles Sankaré a des allures de Jean-Michel Basquiat. Il vend parfois ses toiles sur le parvis de Beaubourg, attendant qu’un passant s’attarde sur son œuvre ou désire parler de peinture. L’œuvre de Sankaré est vive. Les couleurs se détachent sur les fonds sombres. La matérialité de la chair est partout, dans les nus comme dans les natures mortes. Réa-

Page de gauche : Alors, Napoléon pissa de Emmanuelle Tournois dite Zouille

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lisées sur des papiers Canson, les toiles sont faites d’une multitude de couches de peinture acrylique qui renforce le papier tout en l’assouplissant. La peinture noire qui envahit souvent l’arrière plan de chaque scène se craquelle, laissant deviner la couleur de la surface antérieure. En superposant ainsi les couleurs, tout en laissant voir le processus, il semble que l’on pénètre plus avant vers l’intériorité des chairs, dans la profondeur de la viande. Le corps est en souffrance, bardé d’excroissances, le visage effacé se fait anonyme. Le crâne est toujours chauve, entretenant ainsi une ambiguïté sur l’identité sexuelle du corps figuré. Sans genre, malgré les vulves qui éclatent ça et là, il semble que le corps en soi et sa mécanique organique deviennent l’enjeu de la représentation. La peinture de Sankaré, bien que porteuse d’un univers radical, et par là même très singulier, dialogue au mieux avec d’autres œuvres, celles de Francis Bacon, d’Antoine d’Agata, de Hans Bellmer. Le corps est présent dans toute sa plénitude, sa noirceur, son informité potentielle, sa morbidité essentielle, sa verdeur, son âpreté. Michel Serviteur, est également un artiste autodidacte, pourtant il se tourne vers

les outils numériques pour faire œuvre. Ainsi il réalise, avec l’aide de ses amis, un programme informatique, l’Heure en couleur, où il donne une représentation dilatée et ralentie du temps. Serviteur est un créateur très spirituel qui s’intéresse beaucoup aux perceptions cérébrales et insiste ainsi sur la durée, comme expérience du temps vécu, telle que l’a étudiée Bergson. Alexandre Donnat souligne sur ce point que : « c’est la preuve qu’un créateur autodidacte peut s’emparer d’outils numériques et n’a pas de limites formelles ou matérielles ». L’Heure en couleur est polymorphe et peut devenir une installation in situ, tel que le prévoit l’exposition de Reims d’une partie de la collection Donnat. Curieuse face à la diversité des supports, Emmanuelle Tournois dite Zouille ou Zay est aussi une créatrice polymorphe qui travaille tant la peinture que le bitume, réalise une œuvre dans la mosaïque d’une piscine comme sur le mur d’un terrain vague. Avant de s’installer à New York, Emmanuelle Tournois vivait à Paris, où elle fréquentait Jaber, une figure importante de l’Art Brut. C’est dans son atelier du passage Molière que son amitié avec

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Alexandre Donnat a débuté. L’univers plastique d’Emmanuelle Tournois est traversé par un sens du décalage, du jeu de mots, de la plaisanterie. Ainsi, dans une perspective proche du surréalisme, La Dinde amoureuse représente un filet de dinde sous vide tendant les bras au spectateur. Parfois le décalage humoristique résulte également d’un sentiment de dissonance entre l’image et son titre, notamment pour Lasagnes de femmes sauce nocturne, dont l’intitulé sarcastique rompt nettement avec cette scène onirique et naïve représentant un groupe de femmes bleues flottantes. Il existe une sorte de panthéon qui structure l’inspiration de la créatrice. Emmanuelle Tournois a beaucoup réalisé de portraits : celui de son ami Alexandre Donnat, mais aussi ceux de nombreuses figures du rap et du jazz, comme Booba, Billie Holliday ou Ray Charles aux lunettes reflétant des pins parasols bleutés. La littérature et le cinéma s’évertuent sans cesse à glorifier Bonaparte, Emmanuelle Tournois, dans un geste irrévérencieux et empli de malice, le montre s’oubliant derrière un arbre, Alors, Napoléon pissa.

En quoi Sankaré, Serviteur et Zouille seraient-ils des artistes bruts ? C’est ainsi qu’ils sont présentés au sein de la collection d’Alexandre Donnat, cependant le terme forgé par Dubuffet est polémique, et il semble bien impossible que ces créateurs contemporains soient indemnes de culture artistique, tant aujourd’hui l’art existe à « l’état gazeux » comme l’expliquait Yves Michaud dans son essai publié en 2003. Le terme semble employé par Alexandre Donnat en son sens le plus large, il s’agit pour lui d’ « artistes autodidactes qui ne sont pas passés par une école où l’on vous forme à devenir artiste comme un métier. Leur création répond à une nécessité, elle n’entre pas dans un jeu conceptuel. » Le geste de l’artiste brut est-il plus authentique que celui de l’artiste conceptuel ? Cela peut laisser songeur, mais peu importe la catégorie et le débat nécessaire qui lui incombe, Donnat nous donne à voir des œuvres nouvelles, passant aujourd’hui du statut privé de collectionneur à celui de découvreur de talents.

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Du sein érotique au sein nourricier : l’intemporelle énigme du féminin SABRINA BELEMKASSER

« Le sein de la femme, c’est là que se rencontrent la faim et l’amour » Sigmund Freud

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epuis des décennies, la question du féminin, notamment en Europe occidentale, se cristallise autour de l’objet sein avec l’éternel mystère de la conciliation du maternel et de l’érotique. Pouvoir être à la fois la bonne mère, donnant sans concession le sein lactant à son bébé, et la femme sensuelle, offrant volontiers sa poitrine à l’amant en érection, constitue t-il un noyau psychique inné, ou est-ce un véritable travail effréné de l’âme au sein duquel le risque du

clivage mortifère n’est jamais loin ? Du côté de l’homme, comment enlacer ces deux composantes du féminin, désirer le sein débordant de lait, sans basculer dans des fantasmes incestueux fabriquées malicieusement par l’inconscient ? A travers les siècles, de nombreuses images de la vie quotidienne -des peintures religieuses aux publicités- mettent régulièrement en scène un idéal d’ascétisme maternel fixé autour de l’allaitement : la mère nourricière,

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dévouée, dans toute sa chair et sa psyché, à son enfant, véritable prolongement narcissique d’elle-même. Le sein en devient activement sacré, tout-puissant : il fait de la femme une respectueuse Vierge à l’Enfant et de l’enfant, l’Immortel, protégé par les défenses immunitaires transmises via le lait maternel. Il suffit de visiter le site de la Leche League pour goûter au culte voué au sein nourricier : photos d’orgies de tétées, slogans sous-entendant un allaitement à tout prix, disparition progressive du père dans le discours, témoignages de dépressions maternelles lors du sevrage… Dans ce cadre, les femmes en échec d’allaitement, restent parfois isolées avec des sentiments d’impuissance et de culpabilité massifs. Puisque le sein laiteux est vulgairement prôné (via, notamment, le discours médical ou encore celui des anciennes générations) comme l’auréole phallique qui suggère la puissance -voire magie- du lien maternel. La réalité clinique vient évidemment nuancer cette mascarade puisque l’allaitement, aussi heureux soit-il (c’est-à-dire un allaitement librement désiré par la femme et fonctionnant), sollicite toujours des affects massifs, parfois ambivalents, et est souvent porteur d’enjeux inconscients forts. Qui plus est, dans la réalité, l’homme est bel et bien présent, quelque part entre la bouche salivant du bébé et le sein gonflé de la femme, et son regard porté dessus vient forcément nuancer l’apologie de ce sein nourricier.

qui nous offre, à foison, des fétiches éroticopornographiques, le sein sensuel n’est jamais très loin. Du décolleté séducteur aux tétons en érection durant les préliminaires, le sein apparaît comme l’arme d’explosion massive du plaisir. La dichotomie grosse/petite poitrine, ne représente plus vraiment l’enjeu actuel ; aujourd’hui, il s’agirait plutôt de la capacité féminine à investir, activement, cette zone comme réservoir de sa jouissance sexuelle. Mais, dans le même mouvement, de tolérer une position passive qui permet à l’amant de disposer du sein érotique. Ainsi, le sein, en symbolisant la nourriture charnelle offerte au partenaire, réveille l’essence du féminin dans toute sa dimension esthétique. A cet égard, il est intéressant d’entendre les douloureuses paroles de femmes subissant une mastectomie : avec l’ablation du sein s’envole, non pas le féminin maternel, mais précisément le féminin érotique. Y compris pour les plus jeunes, cette violente mutilation imposée par l’épreuve de la maladie, suscite rarement des angoisses autour de l’impossibilité d’allaiter, mais plutôt, des préoccupations massives autour de la capacité à pouvoir séduire, être pénétrée et être aimée sans poitrine. Ainsi, le sein est identifié à toute une fantasmatique érotique intense et vient inscrire la femme dans son identité sexuelle.

En effet, l’écho masculin nous remémore le temps précédent la naissance de l’enfant, le temps de la rencontre amoureuse, donnant toute sa place au sein érotique. A l’aune d’une société d’apparences, couronnée du net

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Pour la femme, le choix à faire entre devenir la mère pudique ou la maîtresse séductrice (la Vierge ou la putain) pourrait être tentant, tant la liaison consciente entre les deux composantes du féminin paraît saugrenue. Et pourtant, si l’on se décale de l’ascétisme maternel évoqué précédemment, l’on pourrait trouver en l’allaitement une certaine dimension sexuelle inconsciente, nous sauvant de l’antinomie. Qu’est ce que l’allaitement si ça n’est un corps à corps viscéral suscitant plaisir pour mère et bébé (évidemment, loin de nous l’idée du bébé angélique, asexué) ? Réelle rencontre émotionnelle, intensifiée par la stimulation de

deux corps (en l’occurence la bouche/langue de l’enfant et le sein/téton de la mère), l’allaitement sollicite un lâcher-prise proche de celui nécessaire pour parvenir à l’ultime pénétration orgasmique. Simplement par l’aspect physiologique, l’éjection du lait maternel est similaire à l’éjaculation, tous deux sollicitant une vague hormonale éblouissante. Dans le même esprit, il est tout à fait intéressant de constater qu’en langue espagnole, le terme « leche » signifie à la fois le lait et le sperme (familier). Ainsi, sein séducteur, sein lactant, tous deux oeuvrent communément pour une rencontre humaine entière assouvissant deux besoins vitaux : faim

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(de nourriture laiteuse pour le bébé et sexuelle pour l’amant) et amour. Le sein cristallise alors le continuel va-et-vient entre un courant tendre et un courant sensuel. Lorsque ce chemin se fait de manière fluide, la femme peut donc être à la fois heureuse mère et fougueuse maîtresse, pouvant investir, tour à tour, chacun des deux protagonistes dans un équilibre harmonieux. A contrario, les achoppements constatés trouvent régulièrement leurs origines dans l’idéalisation

mortifère d’une composante du féminin au détriment de l’autre (par exemple « l’enfant à tout prix » ou, au contraire, l’attaque de l’image du corps après la grossesse « une immonde vache à lait »). Du sein honteux, au sein conquérant, ces différentes modalités de traitement du féminin sont évidemment propres à l’histoire singulière de chaque femme et en perpétuel mouvement. Rien n’est figé lorsqu’il s’agit de la femme.

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Quelque soit le degré d’équilibre trouvé par la femme, l’homme, de son côté, n’en est pas moins perdu entre ces deux seins qu’il doit partager avec l’enfant. A ce propos, les expériences sexuelles des couples en période d’allaitement sont riches d’enseignements. Pour certains hommes, la confrontation au sein volumineux, débordant de lait (d’ailleurs, l’écoulement de lait apparaît souvent au moment de l’orgasme du fait du flux hormonal), alimente une excitation supplémentaire permettant de pimenter la vie sexuelle, si évidemment Madame intègre également le sein nourricier comme nouvel attrait. Pour d’autres, la vision du sein lactant représente une réelle menace identitaire suscitant la peur de la séduction érotico-maternelle (faire l’amour à une(sa) mère), et angoisses de castration, puisque le pénis n’est plus le seul organe puissant, mais en concurrence directe avec le sein. Les troubles transitoires de la sexualité peuvent signifier, inconsciemment, cet impossible partage. L’injonction, à la femme, de l’arrêt de l’allaitement peut constituer un dernier cri d’espoir dans la tentative masculine de liaison des deux facettes du féminin. Il incombe alors à la femme, de lui rappeler que le sein, objet éternel d’amour, était à l’amant avant même d’être transmis à l’enfant. Cette sécurité affective permettra de contenir les inquiétudes masculines et de trouver une juste distance avec le sein nourricier, lorsqu’il jouera avec le sein érotique.

redonner à la femme sa dimension charnelle. Et, plus essentiellement, c’est principalement en convoquant le sein de manière érotique, que l’homme va séduire et pénétrer la femme pour lui donner un enfant, et donc lui offrir sa dimension maternelle. Ainsi, l’érotisme et le maternel, par le biais du masculin, restent à jamais liés.

Etre femme, être mère, ne peuvent se concevoir sans intégration psychique de l’homme. Malgré ses propres difficultés, c’est lui qui parvient à séparer mère et enfant pour

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Sabrina Belemkasser Psychologue clinicienne / Psychothérapeute Gynécologie-Obstétrique CHI Poissy / Saint-Germain-En-Laye


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LA VIE MODERNE*:

UNE DISCRÈTE INCAPACITÉ À JONGLER ENTRE LES STRATES D’HISTOIRES

S A R A H M E RC A D A N T E

* 13E BIENNALE DE LYON, LA VIE MODERNE, 10•09•15 / 03•01•16

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Lyon, début septembre 2015.

L

ors de mon départ de Paris vers Lyon, je m’efforce de respecter un « protocole du regard » : me défaire de mes atours technologiques pour ne garder ou partager aucune trace de mes visites d’expositions. Mon unique outil est un appareil photographique argentique muni d’une vieille pellicule périmée 24 poses. L’ensemble de mes captures techniques sont alors suspendues à un fil mince; je m’accroche à l’idée que les images rétiniennes resteront bien imprimées quand celles de ma pellicule pourraient n’être que des fantômes matérialisés. Plongée dans une sorte d’angoisse permanente, j’aborde ainsi quatre jours et demi d’immersion dans La vie moderne, titre de cette 13ème biennale de Lyon. Une fois la facilité du geste « click-save » révoqué, j’ai l’impression que toute

nouvelle information pourrait devenir anxiogène. Avant de soupirer devant l’ampleur de la tâche, je décide de me laisser porter de lieu en lieu, de salle en salle, sans rien attendre, laissant mon regard accrocher ce que bon lui semble. Ne pas appliquer cette méthode reviendrait à suivre le schéma trop simpliste imposé par les noms d’artistes familiers et à ne finalement rester que dans un supposé consensus artistique - ou devenir crypto-défenseur de certaines pièces (CQFD). Ainsi, privilégiant les hasards heureux, je commence à errer. Mais tout va très vite : le Musée d’art contemporain de Lyon, la Capitainerie, le vernissage « des artistes » de la Biennale puis Interior and the collector, la Sucrière, la Halle Girard - Le parfait flâneur [Exposition hors les murs] du

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Palais de Tokyo - le vernissage public de la Biennale et enfin l’Institut d’art contemporain et la Salle de bain - hors les murs. La profusion des propositions artistiques, ponctuée de rencontres impromptues et de discussions discontinues, me détourne souvent de mon vagabondage. Du coup, revenir à une attitude contemplative n’est pas chose facile. L’esprit nébuleux, je parcours les salles jusqu’à me laisser surprendre. Alors, le face à face furtif se mue en une attraction intuitive, irrésistible. Il y a cependant cette proposition inhérente à toutes mes visites, cette vie moderne dont l’influence, loin de passer au second plan, vient titiller ma lecture. J’ai bien essayé de la perdre en route, de l’embuer sous des conceptions moins sociétales. Elle s’impose pourtant indubitablement, inébranlable, me menant à plusieurs constats.

La vie moderne, c’est une discrète incapacité à jongler entre les strates d’histoires. La pièce de Kader Attia Traditional Repair, Immaterial Injury fixe le sol de la Sucrière à renfort de solides agrafes et me renvoie instantanément à mes visites de l’ancienne capitainerie et de la Halle Girard, ancienne usine de chaudronnerie, vestiges intouchés dans un quartier en pleine réhabilitation. C’est l’omniprésence de la technologie et le besoin de prendre du recul. Les machines de la Biennale, celles qui ont pris le pas sur la main humaine, ne m’anéantissent pas mais questionnent mon rapport au monde ordinaire. Le distributeur à billets de Camille Blatrix intitulé La liberté, l’amour, la vitesse ou le répondeur vocal de Camille Henrot Hello & Thank you interagissent avec moi et imposent leur présence dans le réel. Ils m’amènent là où je n’ai

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pas demandé, utilisant leur vocation d’objets communicants pour prendre l’ascendant sur mes choix et mes jugements. Au regard de la vidéo La Mémoire de masse de Fabien Giraud & Raphaël Siboni, la rencontre est plus brute, frontale. Elle confronte, par deux scènes qui se répondent, la mise bât d’une jument, ses contractions, ses frissons et les frottements tantôt métalliques, tantôt textiles de machines agricoles. Le tout, porté par un son macroscopique, suscite le frémissement, tant chaque mouvement prend une ampleur captivante. Je suis surprise par une expérience vidéo en trois dimensions, Nightlife, réalisée par Cyprien Gaillard. Ce n’est pas tant la vision technologique qui m’arrête que le sujet choisi : de grands (vrais) arbres se balancent au son d’une électro langoureuse, comme un clip de promotion en slow motion. Sous un souffle puissant, ce beau monde végétal chaloupe, me

renvoyant une image presque humaine de ses silhouettes animées. Mon inquiétude face à la perte d’information sans une sauvegarde technologique m’a permis d’aborder La vie moderne avec un détachement inhabituel. Étant persuadée que la vétusté de ma pellicule ne produirait pas de traces véritablement exploitables, j’ai fait une utilisation vaine de mon outil photographique. De retour à la capitale, j’ai déposé ma pellicule chez un des rares laboratoires qui développe encore les négatifs, bougés, sur ou sous-exposés voire même lorsque la pellicule n’a été que très peu impressionnée. J’aurais pu écrire sur mes images ratées, mes fantômes d’oeuvres. C’était sans compter sur ma déception grandissante face à des clichés à la netteté déconcertante et aux couleurs contrastées.

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Picasso Mania BRANDED 30


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BENOIT BLANCHARD

À

aimer répéter que Picasso fut un ogre on oublie de dire que, bien que mort, il le demeure encore. C’est la démonstration que fait en creux l’exposition du Grand Palais : Picasso.mania. On attendait une belle parade, on découvre un banquet. Ordonnées autour du maître, plusieurs générations d’élèves, en rang d’oignon comme pour le rendu de fin d’année, rangés du plus polis au moins doués, frémissent des facéties d’un

Picasso dansant. L’un chatouille, l’autre supplique, Picasso ne bronche pas et continue sa ronde. De pas chassés en escarmouches, le fantôme mort depuis quarante ans revisite ses engagements et ses amours picturaux : le cubisme d’avant-guerre, Guernica, ses femmes, ses dernières peintures, la gravure et, d’un coup de crocs, mange tous ses suiveurs.




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L’ART EST UN MONDE CRUEL. Ceux qui survivent à cette grande bouffe – il y en a quelques-uns – ont la peau dure et se sont faufilés dans les sillons laissés par d’autres artistes. Picasso ne connaît que ce langage-là, celui des cannibales et des pyromanes. Plusieurs d’entre eux ponctuent l’exposition. Il faut avoir la trempe d’un Jasper Johns qui, tel Matisse en son temps, aima Picasso tout en sachant ne pas se brûler les ailes comme un papillon sur une lampe nue et parvint à se tenir suffisamment loin pour profiter de l’éclairage. Ses Quatre Saisons reprennent l’invention de l’Ombre sur la femme de 1953, sauf qu’il n’y est plus question de femme, mais d’hommes,

nus et seuls, traversant le temps sans avoir à se déverser sur qui que ce soit. Autre figure, dans les pas de Cocteau Andy Warhol se sacrifie dans le rôle de l’amant éperdu, proche, il est infiniment trop proche, mais cela ne l’entrave pas car il est largement assez masochiste pour réussir à profiter de tout ce qu’il faut endurer quand on colle le maître à ce point. Son emprunt à Picasso est empli de douceur, il prolonge et duplique ses Portrait de Femme sans jamais se mettre en avant, ce qui crée un vide, un flottement dans lequel peut librement circuler l’écho médiatique et coloré qui donne sa force à son travail. Ailleurs Martin Kippen-

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berger, bravache à se cramer la vue, meurt au combat comme Pollock avant lui. Le résultat est formidable, lui aussi danse face aux toiles. Il danse comme Picasso un quadrille dont la règle permet d’écraser les pieds à tous ses partenaires rien que pour la joie de faire émerger de leur visage un sourire, une déformation. Savant, solide et discret, David Hockney construit sa peinture sur les épaules de Georges Braque. Hissé sur ce terrain commun, à la charnière entre le cubisme synthétique et le classicisme, il réussit à tenir la dragée haute à Picasso. Autour, ce ne sont que des corps et des masques tombés à la renverse. L’exposition les accumule dans de grandes salles où ils sont classés par

catégories : ici le carré des flagorneurs, là celui des timorés, là encore les essoufflés, les gesticulants, ceux qui ont pris une balle perdue.

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QUESTIONNAIRE

MARC LENOT PROPOS RECUEILLIS PAR LÉO DORFNER

Portant lunettes rouges et aimant visiter des expos, découvrir des artistes et échanger, Marc Lenot est l’auteur du blog Lunettes Rouges hébergé par Le Monde LUNETTESROUGES.BLOG.LEMONDE.FR

1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? M.L. : Mon indépendance, ma liberté 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? M.L. : Éboueur, pour pouvoir monter et descendre d’un camion en marche 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? M.L. : Des oeuvres d’art 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? M.L. : Dans ses bras 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? M.L. : Être parfois plus simple 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? Sahara Rocks ! d’ Arnaud Contreras / Brève histoire de l’ombre de Victor I. Stoichita Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes

M.L. :

7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? M.L. : Dans l’Andalousie musulmane au XIIe 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? M.L. : Lauren Bacall 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? M.L. : La même chose que les autres jours, en général

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QUESTIONNAIRE

10 - Votre syndrome de Stendhal ? M.L. : Le syndrome de Jérusalem 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? M.L. : Aliénor d’Aquitaine, deux fois reine 12 - Quel est votre alcool préféré ? M.L. : Le vin (dernier en date : Côte Rotie de Guigal) 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? M.L. : Benyahim Netanyahou, pour le moment 14 - Où aimeriez-vous vivre ? M.L. : Lisbonne est parfait; sinon Naples 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? M.L. : Au premier regard, sa vivacité; ensuite, sa curiosité 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? M.L. : Le héros du Quatuor d’Alexandrie 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? M.L. : Un sourire suffit 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? M.L. : Encore, sur quelques mots, un peu d’accent stéphanois (veuve, par exemple) 19 - PSG ou OM ? M.L. : Benfica 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? Tu m’aimes ?

M.L. :

21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? M.L. : Je veux qu’on rie, je veux qu’on danse (Le Moribond de Jacques Brel) 22 - Votre menu du condamné ? M.L. : Un verre de rhum, bien sûr : tradition ! 23 - Une dernière volonté ? Mes cendres dispersées au sommet du Mont Blanc

M.L. :

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PORTFOLIO

PASCAL LIÈVRE

JULIE CRENN

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L

e travail de Pascal Lièvre s’inscrit dans le sillage des artistes appropriationnistes puisqu’il se joue des citations, des emprunts et des reprises. Par la peinture, la vidéo, la performance et la photographie, il s’empare de l’histoire de l’art, dans son ensemble, pour la rejouer. Elle constitue une matière à travailler pour faire jaillir un espace critique. Les œuvres ne sont pas citées de manière fidèle, bien au contraire : les silhouettes sont détourées, remplies de peinture (bleue, blanche et rouge pour la sériée Made in France) ou bien chargées de paillettes. Les couleurs sont criardes, franches, scintillantes, provocantes. Il reprend ainsi l’araignée de Louise Bourgeois, les photographies de Rineke Dijskra ou de Robert Mapplethorpe, les points de Yayoi Kuzama, une chanson de Madonna, une peinture Piet Mon-

drian ou de Jackson Pollock. Sans restriction ni limitation, l’artiste explore toutes les couches de la culture occidentale. Pascal Lièvre conjugue l’histoire de l’art à la philosophie et aux questions relatives au genre (féminisme, queer). L’approche genrée-féministe joue d’ailleurs un moteur de plus en plus important dans son œuvre. De Nietzsche à Beyoncé en passant par Judith Butler ou Sol LeWitt, il mixe les registres (culturels, savants, populaires) pour dégager des axes critiques et politiques. Au fil des œuvres, l’artiste démantèle un système où le pouvoir est (encore et toujours) bien gardé entre les mains des hommes, blancs, hétérosexuels, classes moyennes et supérieures. Un système nourri de rapports de dominations sur un ensemble de groupes pensés comme étant minoritaires que l’artiste

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s’applique à mettre en lumière. Ainsi, il met en œuvre des Défilés Philosophiques, où des hommes uniquement vêtus de slips et de chaussures à talons, défilent en brandissant des pancartes. Leurs corps véhiculent des slogans, des citations de textes philosophiques, relatifs au corps et au genre. La performance combinée aux codes de la manifestation amène la politisation des corps. De même, un groupe de femmes vêtues d’abayas mauve, défile en présentant des extraits de textes féministes venus de tous les continents, de toutes les cultures. L’artiste évacue l’eurocentrisme au profit d’une réflexion où les points de vue s’entrechoquent et se complètent. Un travail qu’il poursuit avec le film intitulé Féminismes (2015) où nous voyons l’artiste tracer les noms de théoriciennes et militantes féministes sur un écran de paillettes noires. Les uns après les autres, les noms sont ensevelis par l’ajout de paillettes, une manière pour lui de signifier les amnésies, volontaires ou non, de la pensée dominante. À Ramallah, en juillet 2015, il propose un Aérobic Simone de Beauvoir. Le public était invité à réaliser une série de mouvement en répétant les mots de l’auteure du Deuxième Sexe

(1949). Cet été, à Afiac, l’artiste s’est livré à deux projets performatifs inédits : transformer une maison lambda en une maison féministe et rebaptiser une place publique « Place Monique Wittig ». Chaque proposition invoque une prise de conscience. Alors, l’œuvre protéiforme de Pascal Lièvre participe à une lutte collective menée contre les différentes formes d’exclusions, contre l’invisibilité, le recouvrement et l’instrumentalisation de toutes celles et tous ceux qui pensent et agissent dans les marges.

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The black Mapplethorpe, Image N°55/91 - 2011 - 28,5 x 28,5 cm - Paillettes collées sur pages du livre The Black Book - Exposition Chercher le garçon, MACVAL, Ivry, 2015

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The black Mapplethorpe, Image N°13/91 - 2011 - 28,5 x 28,5 cm - Paillettes collées sur pages du livre The Black Book - Exposition Chercher le garçon, MACVAL, Ivry, 2015

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The black Mapplethorpe, Image N°73/91 - 2011 - 28,5 x 28,5 cm - Paillettes collées sur pages du livre The Black Book - Exposition Chercher le garçon, MACVAL, Ivry, 2015

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The Gold Francois Morellet Dix lignes au hasard - 2015 - 60 x 60 cm - Pailletttes or sur toile

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The Gold Solewitt experience 1/8 - 2014 - 50 x 50 cm - Pailletttes or sur toile

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The Gold Solewitt experience 1/8 - 2014 - 50 x 50 cm - Pailletttes or sur toile

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Black roses - 2015 - 31 x 24 cm - Pailletttes noires collĂŠes sur pages extraites du livre Les plus belles roses de Pierre-Joseph RedoutĂŠ de Gabrielle Townsend.

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Totem und Tabu - 2014 - vidĂŠo Production : Videographe avec Michael Dudeck


Défilé féministe N°1 - Emmetrop (Transpalettes) - Bourges - France Création et Production Emmetrop, It’s time for feminism - photo P-Vanneau

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Défilé Philosophique N°5 - Fonderie Darling - Montréal - Mai 2015

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Voguing Picou - 2013 102 x 134 cm - Paillettes or collées sur photographie contre collée sur aluminium, Collection Musée des Beaux Arts de Nantes.

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TOM MASSON TEXTE MADELEINE FILIPPI PHOTOS LÉO DORFNER

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1 . Issu d’une famille plutôt littéraire comment es-tu arrivé à la peinture ? Ma famille est certainement plutôt littéraire mais surtout c’est sa diversité et sa singularité qui faisaient que nous y faisions « nos humanités », comme on dit. Il n’y régnait pas une plus grande appétence au savoir universitaire que dans les autres familles de ce niveau social mais l’échange de savoirs entre nous y était déjà bien présent. Simplement, mes parents nous ont très rapidement présenté le livre comme un objet de savoir mais aussi comme un objet prompt à la construction personnelle. Dans l’effervescence d’une famille nombreuse - nous sommes cinq frères - la construction de soi et les réponses à ses questions personnelles se font bien souvent par la confrontation aux autres, à des modèles mais aussi à des idées. Cette confrontation, saine et constructive, se faisait donc vis-à-vis des autres mais aussi vis-à-vis des textes qui croisaient nos chemins et de tous ces types de paroles que l’on pouvait récolter. N’ayant pas à l’époque la patience nécessaire pour ingérer autant de savoirs que mes grands frères, il me fallait un moyen rapide pour pouvoir commencer, moi aussi, ma recherche. Je glanais alors des inspirations dans les réflexions des auteurs et tentais donc de composer à partir de leurs mots ma propre parole sur la toile.

C’était donc bien cela qui m’a amené très rapidement à la peinture, le moyen de coucher sur un support mes propres questions, de me composer ainsi de manière directe sans avoir à maîtriser forcément les codes et un langage qui dépassait largement les capacités d’un enfant de mon âge. En somme, je voulais aller vite. 2. Après un Voyage en Ethiopie en 2010, tu t’es libéré de ton rapport conflictuel avec l’apprentissage de la pratique artistique. Tu évoques «une période salvatrice»; comment se traduit-elle plastiquement dans ton travail ? Sans vouloir paraître cliché, ce voyage en Ethiopie m’a surtout rappelé que la création plastique appartenait à tout le monde et que si il existait un domaine dans lequel nos cursus traditionnels de légitimation devraient avoir le moins d’importance ce serait bien celui de la création plastique. Au diable les discours des Beaux-Arts sur l’identité artistique d’un plasticien en devenir, là-bas nous étions tous artistes et c’était très bien comme cela. Ensuite, en voyageant dans le pays et en retraçant d’abord une des dernières étapes de Rimbaud à Harar j’enterrais le mythe adolescent de la création. Je laissai aller, dans mon esprit, le poète à ses

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lettres et ses vers les plus justes plutôt qu’à sa figure mythifiée. J’ai ensuite baladé mon regard sur Lalibela, Gondar ou sur les îles du lac Tana pour comprendre la force méditative que je pouvais extraire de la peinture. Tout à coup c’était clair, je voulais comprendre la peinture et pouvoir en parler ; c’est alors à ce moment-là que j’ai décidé de me lancer dans l’histoire de l’art mais aussi d’inclure du symbolisme, des iconographies précises au sein de mes toiles. J’achevais, dans un taxi-brousse « L’œil et l’esprit » de Merleau-Ponty : je compris alors que je voulais peindre des supports libre d’interprétation mais qui forceraient cependant n’importe qui à leur donner un sens, à s’engager dans un dialogue personnel avec l’œuvre. En somme, je voulais toucher un maximum d’interprétations avec un support unique. Dorénavant je garderai en tête la phrase de Merleau-Ponty qui disait que dans la toile : « la ressemblance est le résultat de la perception, non son ressort (...) l’image mentale, la voyance qui nous rend présent ce qui est absent, n’est-elle rien comme une percée vers le cœur de l’Être. » Et ma peinture devint tout de suite plus simple, plus libre, moins contrainte.

3. Peux-tu nous parler de la série Errance Bleue ? Errance Bleue fait écho à une toile réalisée en 2008, intitulée Errance et qui flirtait entre abstraction et figuration. A l’époque, Errance était une toile qui dénotait dans ma production. Elle avait à voir avec l’errance au sens premier du terme (vue de ville, trajet, etc) mais symbolisait aussi plus tard un nouveau départ car c’est par cette toile, cette errance que j’ai rencontré un collectionneur qui aujourd’hui encore joue un rôle primordial pour ma création. De même, quand j’entrepris Errance Bleue, je ne savais pas encore précisément où je voulais aller, mis à part l’envie de me tourner vers l’abstrait le temps d’une production. Le triptyque est ainsi sorti et une fois le dernier coup de pinceau posé, j’ai décidé de l’intituler Errance pour la portée symbolique du terme. Ici plus aucun signe de figuration mis à part quelques motifs tel que des cercles ou des croix, simplement des couleurs et l’organisation d’un espace pictural dans le but d’emporter le spectateur lui aussi dans une Errance méditative où le bleu joue le rôle de chef d’orchestre.

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4. Assoiffé de connaissances, tes peintures semblent être une traduction de tes réflexions du moment. Un retour à l’histoire de l’art comme prétexte aux questionnements … Mes peintures sont forcément marquées par mes propres réflexions. Cependant ce n’est pas cette trajectoire principale que je cherche à leur donner. Mon rapport à l’œuvre s’arrête avec le dernier coup de brosse. C’est bien à ce moment-là que j’ai fini de dialoguer avec, de réfléchir dessus, de lui trouver un sens. C’est bien une traduction plus universelle qui est visée. Chaque spectateur y porte ses connaissances diverses et variées ce qui permet d’alimenter l’œuvre en interprétations et ce qui, paradoxalement, permet à l’œuvre d’acquérir une certaine indépendance. Dans tout cela, l’histoire de l’art fait plus souvent office de boîte à outils que de point de départ. Mes sujets sont le plus souvent des sujets universels que tout le monde peut s’approprier avec ses propres connaissances. Ensuite, si l’on pense au prétexte purement esthétique de l’œuvre, il est évident que l’histoire de l’art tient une place importante dans un jeu de références qui ne m’effraie guère d’ailleurs.

5. Tu fais partie de ces artistes en quête d’un médium pour exposer leurs savoirs, leurs réflexions. Peux-tu nous expliquer ton choix pour la peinture ? Je propose des pistes de réflexions, des questions plus que des réponses. Pour cela la peinture à un rôle didactique certain et surtout elle permet de créer des ambiances et des synthèses. Aujourd’hui je pense que beaucoup de choses dans l’art ont affaire avec l’idée d’assemblage. La peinture permet un assemblage d’idées à la manière d’un essai littéraire, l’efficacité visuel en plus. Je veux amener les gens à se questionner et la peinture permet de construire des « objets » prétextes, comme une porte d’entrée vers leurs propres savoirs. 6. On imagine aisément ton atelier rempli de notes et de livres... Quel est ton processus créatif ? Tout part d’une humeur, d’une pensée, d’une sensation. Parfois c’est esthétique parfois plus viscéral ou bien purement intellectuel. Une fois la trajectoire identifiée, le choix des armes se met en place. Quelle taille, quel style, quels outils en somme. Je me lance ensuite assez spontanément et monte l’œuvre petit à petit

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par les dessins que je produis régulièrement mais aussi par les lectures et les cours qui me donnent des solutions iconographiques ou thématiques lorsque je tombe sur un « nœud ». La toile se monte ainsi assez rapidement jusqu’à un certain point où la réflexion sur l’œuvre prend le dessus. Une seconde phase se met alors en place celle de la résolution du « problème » placé plus tôt sur la toile. À ce moment-là, je m’entretiens avec la toile, parfois presque deux heures peuvent séparer deux coups de pinceaux et c’est alors que se met en place un aller-retour entre des connaissances personnelles, des textes, des images et des moments de prises de risque où certains éléments apparaissent ou disparaissent. Il est souvent question de supprimer des choses, d’en rajouter d’autres, d’harmoniser l’ensemble. Pour faire simple : c’est un jeu d’équilibre, un chaos duquel je dois dégager une harmonie, un ordre. Comme dans n’importe quelle relation humaine, peindre une toile devient un assemblage de temporalités différentes, où l’on joue du présent, du passé et du futur mais aussi où l’on passe de périodes intensives faites d’actions physiques à des périodes méditatives quasi improductives. Pour la toile « Mehr Licht », par exemple, tout cela s’est joué sur deux semaines (treize jours pour être précis).

7. La présence du langage et plus particulièrement son rythme ont une place particulière, peux-tu nous éclairer à ce sujet? L’ajout de textes et de mots dans mes œuvres est une pratique qui découle du dessin et de la découverte d’une machine à écrire. Avec le dessin, au-delà du principe d’intervention, je me suis aperçu que les mots avaient un rythme et une vraie qualité graphique. En plus du rythme qu’induit la lecture d’une phrase, le langage me sert aussi à rythmer mes œuvres et à faire circuler le regard, en somme toujours cette idée d’occuper l’espace. Les mots servent aussi de points de repères, souvent isolés dans les peintures ; ils sont libres d’interprétation et peuvent être reçus de manière simplement phonétique ou alors philosophique. Dans le dessin c’est différent, car je suis alors plus dans un travail d’écriture, de composition de vers, de pensées ou d’hommages. Sur les toiles le langage rythme la composition et participe à sa totalité graphique, tandis que sur les dessins, le langage est souvent ce qui transfert le papier du statut d’esquisse à celui d’œuvre. D’un côté, l’écriture est un outil de plus et de l’autre, l’élément essentiel. Je crois que je jongle toujours ainsi entre différentes hiérarchies, différents statuts pour un même médium selon la finalité de l’œuvre.

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8. Revenons un instant sur tes thèmes de prédilections et tes principales influences. J’ai toujours apprécié les expressionnistes allemands, Kirchner en première ligne. En règle général, j’ai beaucoup d’admiration pour les peintres allemands et notamment toute la génération des M.Lupertz , Immendorf, AR Penck, jusqu’à A.Kieffer. Les anglos-saxons ne sont pas en reste non plus, avec des peintres comme Motherwell ou plus récemment, Josh Smith, P.Doig, qui influence d’ailleurs aujourd’hui énormément de jeunes peintres occidentaux. Bien sûr ces influences sont constamment changeantes selon les expositions que je vais voir, les livres que je suis amené à ouvrir à l’école sans oublier tout le reste de l’histoire de l’art où je puise beaucoup de thèmes et d’idées de composition. Ajoutez à cela toute l’imagerie issue des arts traditionnels et populaires, sans distinction aucune, et vous avez à peu près mes principales influences. Il faut saupoudrer le tout par des lectures, celles d’Henri Michaux, Apollinaire, Hugo, Villon, Kandinsky et consorts. Quant aux thèmes, ce sont le plus souvent des scènes faisant allusion à des croyances (religieuses, psychologiques, populaires,…) des paysages pour le calme de l’esprit, des portraits issus des fièvres de visages et enfin des all-over qui invitent à la méditation. Dans tous les cas j’aime jouer des symboles, des références iconographiques mais aussi d’une certaine symbolique des couleurs.

tures aussi, mais pour l’instant celles-ci n’en sont qu’à leurs balbutiements. 10. Quels sont tes futurs projets ? Finir ma dernière année au Louvre, sur un sujet qui me tient à cœur les « artist-run space ». J’ai aussi un projet sur toute l’année avec ma copine d’une collecte de textes, d’images et de pensées sur des thèmes philosophiques particuliers, pour aboutir à une création soit sous la forme livre d’artiste soit sous la forme d’une toile qui réunirait des productions de textes et de dessins (tout sera de notre main, pas de reproduction) où l’on pourrait jouer des différents schèmes de pensées que nous avons croisés au fur et à mesure de nos études respectives. Je voudrais aussi refaire une expo en décembre 2016 (c’est loin !) à Rennes d’où je viens pour boucler la première boucle. Et puis, sinon, continuer à ouvrir les yeux. 11. Du coup qu’est-ce qu’on te souhaite pour la suite ? Pour la suite ? Souhaitez-moi seulement de pouvoir continuer à exposer, de continuer à rencontrer des gens qui inspirent, de bâtir des projets artistiques sur du plus long terme et de continuer à avoir cette rage de peindre.

9. Tu travailles sur quoi en ce moment ? Beaucoup de dessins, pour je l’espère une exposition collective. Une nouvelle série de pein-

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TULIPA, Fantasy Š Leendert Blok / Stichting Spaarnestad Photo

LIVRES

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LIVRES

Leendert Blok avant Robert Mapplethorpe FLORENCE ANDOKA

L

es extravagantes, ouvrage publié aux éditions Xavier Barral, rassemble les clichés de fleurs du photographe hollandais Leendert Blok, et l’on découvre des centaines de photographies où les formes végétales sont saisies en gros plan, au centre de l’image sur fond coloré. Les fleurs, ainsi mises en scène souvent solitaires et presque systématiquement en studio, semblent devancer le travail de Robert Mapplethorpe sur le même sujet. Robert Mapplethorpe a-t-il vu les images de Leendert Blok ? Les archives de Leendert Blok ont été redécouvertes en 1989 par l’historien de la

photographie néerlandais Frido Troost, Mapplethorpe est mort cette année-là. La parenté de leurs photographies serait donc fortuite, reconstruite par le spectateur contemporain. C’est un même sujet, les fleurs, un même format carré et surtout un souci commun de l’épure et de la clarté dans la composition du cliché qui permet de rapprocher les images de Mapplethorpe de celles de Blok. Ces fleurs tendues vers le désir, à demi ouvertes, aux pétales masquant de petits dards en leur centre sont éminemment sensuelles. Si c’est évident chez Mapplethorpe qui a beau-

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LIVRES

coup pratiqué la photographie érotique et fête à chaque instant la beauté des corps et leur puissance vitale, le lien entre la fleur et la femme, entre la fleur et la vulve ne peut pas échapper à Leendert Blok et encore moins à un lecteur contemporain, tant il s’agit d’un motif structurant de l’imaginaire occidental, découvert dès les bancs de l’école à travers les poètes de la Pléiade. Bien sûr, il faudrait avoir l’esprit quelque peu orienter pour considérer Les Extravagantes comme un livre à sexes ouverts, puisque le photographe hollandais avait pour principaux clients des horticulteurs, ne choisissant donc les fleurs pour motif qu’au prix de contraintes économiques. Toujours est-il que Leendert Blok photographie les tulipes, les narcisses, les dahlias et les glaïeuls comme s’il s’agissait de personnages dont il convient de faire le portrait. Gilles Clément dans la préface

de l’ouvrage le souligne et on l’approuve d’autant plus en observant le cliché d’une tulipe très ouverte, dont le cœur et les pétales font office de tête anthropomorphe tandis que la tige dont on n’aperçoit qu’un fragment, semblable qà un cou, a été habillée d’un ample tissu noir laissant imaginé au-dessous la carrure d’un corps. Ce personnage aux allures surréalistes qui émerge en noir et blanc rappelle quelque peu l’univers de Ernst, lui aussi peuplé de végétaux anthropomorphes. L’usage de la couleur distingue les photographies de Leendert Blok de celles de Robert Mapplethorpe. Blok est un grand coloriste, il se sert dans les années 1920 de la technique de l’autochrome, mêlant fécule de pomme de terre colorée et charbon, donnant ainsi naissance à des images non reproductibles. On pense alors

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LIVRES

aux tirages Fresson, à leur grain étrangement pictural, à leur douceur nostalgique. Blok passe ensuite au spectracolor, moins difficile à maîtriser. L’usage de la couleur dans ses images multiplie encore le sentiment de la diversité qui se construit au fil de la lecture de l’ouvrage, les formes et les teintes multiples se répondent, s’enrichissent. Les variétés de tulipes semblent infinies, certaines surprennent comme la tulipe Eros, le cœur ouvert et pourvu de nombreux pétales rosâtres ou encore une tulipe noire, à la corolle frissonnante matinées d’indigo sombre. Les extravagantes est un « beau livre » au sens premier de l’expression, parce qu’on ne se lasse pas de regarder ses images empreintes d’une séduction fulgurante et dont on mesure aisément la force inspiratrice pour des spectateurs contemporains.

Leendert Blok, Les extravagantes, éditions Xavier Barral, 2014

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ROMAIN BERNINI PROPOS RECUEILLIS PAR LÉO DORFNER

Romain Bernini est un peintre français né en 1979. Il travaille à Paris. Il est représenté par la Galerie Suzanne Tarasieve

1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? R.M. : Mes enfants et mon nom 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? R.M. : Peintre le jour et pompier la nuit, ou bien l’inverse 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? R.M. : Je l’ai déjà : de l’amour ! 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? R.M. : Au coin du feu, avec ma femme 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? R.M. : De la musique 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? Rock Bottom de Robert Wyatt / La Vénus à la fourrure de Leopold Von Sacher-­ Masoch / Step Across the Border de Nicolas Humbert et Werner Penzel

R.M. :

7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? R.M. : Les seventies 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? R.M. : Ça change tout les jours, j’ai du mal avec les classements 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? R.M. : Je chine des disques en brocante, je peins un petit tableau sans le souci du sujet (une vanité, une fleur, etc..), je profite de mes enfants, j’écoute de la musique. Et l’idéal, le soir je regarde un film comme les Galettes de Pont-Aven : guilty pleasure !

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QUESTIONNAIRE

10 - Votre syndrome de Stendhal ? R.M. : À la chapelle San Brizio de la cathédrale d’Orvieto : les fresques de Fra Angelico et surtout Luca Signorelli. 11 - Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? R.M. : Picasso et ma grand mère maternelle 12 - Quel est votre alcool préféré ? R.M. : Côte-rôtie 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? R.M. : L’imposteur 14 - Où aimeriez-vous vivre ? R.M. : Villa Malaparte à Capri 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? R.M. : Son talent 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? R.M. : Arturo Bandini chez Fante 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? R.M. : Mon corps ne va pas sans mon âme. Une nuit en échange d’une œuvre : c’est-àdire tout et rien à la fois. 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? R.M. : « du coup » 19 - PSG ou OM ? R.M. : Seulement les commentaires d’après match 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? R.M. : Le bonheur ? 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? Honey i sure miss you de Daniel Johnston

R.M. :

22 - Votre menu du condamné ? R.M. : Les couilles et la cervelle de mon bourreau 23 - Une dernière volonté ? La paix

R.M. :

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FICTION

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FICTION

Prénom 81-62-87

BLANDINE RINKEL I L L U S T R AT I O N M AT H I E U P E R S A N

La mannequin n’a rien de l’objet d’écriture «noble». Vouloir penser cette profession c’est se heurter à la suspicion (avant tout à l’autosuspicion) de superficialité. Aux pieds de certains thèmes traine l’a priori du manqueà-penser, le boulet de l’insignifiance. Dans l’imaginaire collectif, la subtilité littéraire promise par une «dérive à Combray» n’est plus à démontrer, tandis que celle d’un «shooting»

n’a pas encore connu le premier terme de son équation. Il faut la foi des grands nettoyages de printemps pour s’attaquer à ces paysages en jachère intellectuelle. Et ce, sans être assuré d’obtenir le moindre résultat. Ce récit comme un (très léger) test.

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Ses jambes avancent sans elle. Buste de musée Grévin, statue mouvante sur son podium, ses gestes ont été mécanisés de sorte à ce que nous la pensions absente. Et d’ailleurs ne l’est-elle pas ? Elle dont le corps a dû disparaître, encore et encore, pour enfin avoir le droit d’apparaître sous les projecteurs. Absente à elle-même, la jeune fille est consacrée à l’autre. Avançant sans y penser, elle sert avec patience et abnégation cette idole silencieuse que rien ne peut satisfaire : la perfection. Celle-ci représente l’inatteignable qu’il faut pourtant atteindre, et la jeune femme continue d’avancer vers ce but qui n’existera jamais. Jeune, on lui avait laissé entendre qu’elle appartenait à la race des exceptions. Elle était l’une de ces filles qui semblent en permanence marcher sur les interrupteurs des mécanismes

de nos nuques. A chaque pas qu’elle faisait, un cou se retournait. L’apocalypse aurait pu advenir que nos yeux auraient continué à la fixer, pareille à la robe dans la vitrine qui hypnotise le conducteur et le mène droit au poteau. C’est qu’à l’époque déjà, elle était cet objet de désir caché derrière la vitre d’un corps. Cet objet à qui l’on ne parle pas, ou artificiellement, ou seulement pour demander la permission d’un baiser. Bien souvent d’ailleurs, on prenait le dit-baiser sans demander, puis on cherchait à pénétrer et on tentait de posséder. Ainsi espérait-on secrètement se rapprocher d’Aphrodite, déesse de la beauté dont la jeune fille se découvrait prophète. «L’attestation officielle» de ses qualités physiques fut obtenue sans peine. On lui avait pris un rendez-vous avec une agence comme on


inscrit un proche mélomane à un concours de télé-réalité. Pour la surprise, pensant lui faire plaisir. La jeune fille avait-elle ressenti du plaisir quand sa candidature pour Elite fut envisagée ? Plaisir n’était pas le mot ; plutôt une sorte de stupéfaction à se découvrir «objectivement jolie». Elle avait ensuite eu à surmonter l’épreuve de l’interphone, puis tout était allé très vite. Tout allait là-bas très vite. Les agences internationales semblaient être régies par une autre temporalité : si dans certains cafés, le temps parait suspendu, ici il passait en accéléré. Et à peine l’adolescente avait-elle prononcé son prénom qu’elle était déjà en sous-vêtements, un ruban de mesure autour des seins, de la taille, des hanches, prête à être re-baptisée. 81-62-89 serait, comme au bagne, son nouveau nom. Celui qu’on inscrivit aussitôt sur le contrat qu’elle accepta de signer.

Tandis qu’on lui énumérait les closes qu’elle n’avait eu le courage de lire, elle se faisait frôler par d’autres jeunes filles. Et toutes se ressemblaient. Et toutes lui ressemblaient A ceci près qu’elles étaient officielles tandis qu’elle ne se sentirait jamais ici qu’officieuse. Passant à vos côtés, les beautés vous assassinaient. En guise de revolver, le classeur de leurs plus beaux profils : «leur book». Et 81-64-89 allait bientôt recevoir sa propre arme. Premier module de l’uniforme modèle. Avec cela un slim noir en guise de corset, en bouclier un t-shirt sans personnalité et, aux pieds, des petites échasses de douze centimètres, talons aiguilles qui allaient devenir les maîtresses des galbes de ses cuisses. En trois, en quatre éléments, on vous façonnait une silhouette «réussie». Vous drapant d’une cape, sinon d’invisibilité, du moins d’indif-


férenciation. Sous cette apparence, les jeunes filles jadis exceptionnelles pouvaient enfin rejoindre la conformité. Elles devenaient à leur tour banales. Mais, croyait-elles, d’une banalité de grand standing. C’était la banalité des exceptions. Pour 81-64-89, ce fut ensuite le train-train à grande vitesse des rendez-vous. On lui avait appris qu’elle était belle ; on allait désormais lui enseigner pourquoi elle ne l’était pas. Dès le premier «casting» où elle fut scannée, 8164 découvrit qu’elle était un peu trop épaisse, grise et asymétrique pour exercer sa profession et qu’en dépit de son mètre 80 et de ses efforts constants, sa carrière serait médiocre et vénale. Qu’elle serait celle qui sert et non celle que l’on sert. Avec un sourire de condescendance, sa «bookeuse» ne tarda à lui apprendre qu’il y

avait chez elle un défaut plus majeur que ses innombrables manques physiques. Et ce défaut, c’était le manque d’enthousiasme. Pourquoi 81-64 ne faisait-elle aucun effort de complicité juvénile ? Pourquoi ignorait-elle et les règles rudimentaires de la jalousie et de l’amitié en milieu mondain ? Pourquoi snobait-elle les soirées et méconnaissait-elle les magazines du milieu ? Sans un minimum d’efforts d’intégration intellectuelle à la cause, elle ne pouvait espérer bâtir carrière. Et d’ailleurs l’espéraitelle vraiment ? Jouissait-elle seulement de son pouvoir de séduction ? A l’école, la jeune fille avait toujours préféré les cours de géologie aux examens de biologie. Le corps de la terre à celui des hommes. Rencontrer des paysages rares et de nouvelles espèces, telle était son ambition. Parce qu’elle


voulait explorer le monde, elle avait accepté de visiter le mondain. 81-64-89 ne cherchait en fait qu’à remporter l’argent qui lui permettrait, plus tard, de s’adonner aux voyages. Pour le moment, ceux qu’elle expérimentait avaient davantage l’allure de tourisme érotique que de road-trip beatnik mais après tout, la femme n’était-elle pas jeune ? Et grâce au mécanisme de son métier, elle allait le rester. A courir de séances en séances, le physique de 81-64-89 ne s’élargissait pas. La jeune fille alla d’ailleurs jusqu’à obéir à ce cliché voulant qu’un modèle ne cesse de perdre du poids. C’est ainsi qu’on la renomma : à 21 ans, 81-62-87 naissait. Un nouveau-né à qui, cette fois, on ne ferait rien croire. Il n’y avait plus de race des exceptions. 81-62-87 planait désormais dans le ciel de la médiocrité du beau. Sur ses tares, les re-

marques pleuvaient chaque jour. Un petit caillou osseux, sous sa peau, déformait son nez. Ses doigts souffraient d’épaisseur. Ses jambes ressemblaient à deux bananes en miroir. Si devenir modèle avait jadis flatté le narcissisme de 81-62, l’être à temps plein soufflait désormais son égo. Non seulement 81-62 ne supportait plus son reflet dans le miroir, mais elle supportait moins encore celui-ci dans les yeux des autres. Qui ne manquaient, quand elle osait raconter son quotidien de flashs et de fonds de teint, de l’inculper pour un orgueil qu’elle aurait préféré avoir. Il semblait impossible à 81-62-87 d’évoquer la substance de ses journées sans paraître grotesque, vaine ou tout simplement bête. D’être si superficiel, le métier ne pouvait se prêter à un enthousiasme sérieux pas plus qu’à une plainte


recevable. Et 81-62-87 consacrait ses après-midi d’hiver à attendre nue dans des baignoires glacées, ses soirées à bronzer sur 16cm sous un soleil artificiel et ses matinées à languir, tête enserrée dans une couronne d’épine en plastique, sans pouvoir n’exposer à personne ses expériences de la petite humiliation. S’épargnant l’épreuve des jérémiades entre collègues. Préservant ses amis de ce qu’elle considérait comme des récits idiots. Petit à petit, la jeune fille avait en fait cesser de parler d’elle-même. Bientôt, elle cessait de parler tout court. Tout en continuant à bavarder séries télévisées et marque de cosmétiques pour pallier la discrimination, 81-62-87 ne disait plus rien qui lui importe. Lentement, la jeune femme avait glissé dans un monde de pures apparences, factices et insignifiantes. Absente à elle-même, elle s’était consacrée à devenir une image. Qui — et elle en avait une conscience angoissée — avec l’âge allait s’écailler. Et alors ? Sa profession ne continuait-elle pas d’offrir des occasions de voyages ? Certes, elle et ses concurrentes traversaient deux, trois fois par mois des aéroports. Regard dur, pas assuré. Plusieurs cous alors pivotaient pour suivre leurs jambes étirées. Des dizaines d’yeux zoomaient sur leurs fesses moulées. Elles excitaient

les ambitieux et faisaient soupirer les ridées. L’attention donnant l’illusion de l’importance, vers Milan ou Marrakech, elles marchaient le regard fier. Mais qu’un individu, un seul, vienne à les regarder avec lucidité et alors elles redevenaient les petits objets assignés à la résidence de leur image. Des porte-manteaux gonflés de vanité et ne voyageant jamais que d’une armoire à l’autre : des mannequins. La nuit, il arrivait de plus en plus à la femme de visiter des parabole mauvaises et transpirantes. Des biochimistes de Tasmanie ont prouvé que l’état de l’estomac influençait la production de cauchemars : était-ce de ne manger que quelques condiments en guise de dîner et de subir dans son sommeil et la faim et les épices qui provoquait la bile nocturne de 81-62-87 ? Elle rêva qu’elle s’engageait sur le podium d’un défilé à reculons. Elle rêva d’une longue table autour de laquelle ses amis hilares parlaient une langue qu’elle ne comprenait plus. Elle rêva de vêtements qui n’étaient que des os, et d’os qui n’étaient que des vêtements. Mais la plupart du temps elle ne se souvenait pas de ses rêves — cela aussi disparaissait. En fait, jour après jour, quelque chose non plus sur mais cette fois en 81-62 se fissurait. Pareille aux peintures antiques dont les couleurs s’effacent, sous le vernis privées de lumière, son intério-


rité se brouillait. Puis de nouveau tout alla très vite. Tout allait là-bas très vite. Un matin, 81-62-87 se réveilla trop tard ; la sonnerie qu’elle n’avait pas programmée n’avait pas retenti, et son avion pour l’agence de Milan partait sans l’emporter. Les chemins sont mystérieux, qui conduisent des émotions négatives aux gestes entrepris pour les renverser. Pourquoi ce moment-ci plutôt qu’un autre ? Pouvait-on parler de hasard ? Nous savons qu’il n’est qu’une illusion, qu’un algorithme générant un résultat échappant à toute explication déterministe est inconcevable, bref, qu’il n’existe que des enchainements causaux dont nous ignorons la moitié des chainons. Alors était-ce, la nuit-même, d’avoir vu en rêve un studio photo devenu cachot ? Etait-ce de s’être immergé dans le longmétrage d’aventures tiré du Voyage au bout de la solitude de Jon Krakauer ? Etait-ce d’avoir atteint le seuil maximum de l’effacement de soi et de ne pouvoir contenir plus longtemps sa propre voix ? D’un ton décidé, la jeune fille prévint tour à tour son agence de travail qu’elle changeait d’itinéraire existentiel, et son agence de voyage qu’elle troquait Milan contre Bucarest. Ici, emportée par l’excitation qui accompagne la gratuité, Iris ouvrit la fenêtre d’un message.

D’un geste enfin sien, elle allait parler.


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SEPTEMBRE/NOVEMBRE MMXV - NUMÉRO DOUZE

M E R C I POUR VOTRE PATIENCE (ENCORE), LA VIE, ANGEL DI ­MARIA,

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