Branded Magazine #2

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BRANDED MARS/MAI

MMXIII

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numéro

deux

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gratuit

cinéma pour adulte - Quentin tarantino allô les pompiers - Charivari - THIERRY COSTESÈQUE - raison de la critique pure Monsieur Soleil - TOKYO - Esthétique de la nuance - l’eco street art - TatTOOS


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Mars/Mai MMXIII - numéro 2

Sommaire 05

ÉDITO de Laurent Dubarry

09 MUSIQUE Cinéma pour adulte 13 CINÉMA Tarantino a t-il perdu son mojo 18 ART Allô les pompiers 22 LIVRES Nancy Mitford - Charivari 28

QUESTIONNAIRE Sandrine Bisognin

31 PORTFOLIO Thierry Costesèque 44 ARTICLE Raison de la critique pure 51 ARTICLE Monsieur Soleil 61 ARTICLE Tokyo en mode réversible 71 ARTICLE L’estéthique de la nuance 79 DOSSIER L’eco street art 90 REPORTAGE Le mondial du tatouage 96

QUESTIONNAIRE The Kid

101 COMICS par Alizée de Pin 107 REMERCIEMENTS

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Mars/Mai MMXIII - numéro 2

ÉDITO fluctuat nec mergitur

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algré les embuches, les accidents de la route, les pépins physiques et le blues hivernal, le #2 est là. Avec le Printemps. Et comme après un concert de la femme - ce genre de concert où l’on sacrifie son costume trois pièces à coup de pogo avec des jeunes filles à la sexualité ambiguë - on est un peu hangover. Il faut bien du rock’n’roll et de la bière pour supporter la médiocrité culturelle qui nous recouvre et nous étouffe comme le plaid puant de mamie. Du coup, dans ce numéro deux on prend position : sur l’art, la critique ciné, la littérature et on est bien décidé à expliquer à mamie que le meilleur remède à la gueule de bois, c’est une bonne bière fraiche. Il y a le conservatisme, et puis il y a Branded. Cheers !

Laurent dubarry

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Mars/Mai MMXIII - numéro 2

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www.branded.fr

Fondateur et directeur de publication : Laurent Dubarry laurent.dubarry@branded.fr Rubrique Musique : Chloé Dewevre Rubrique Cinéma Pier-Alexis Vial pier-alexis.vial@branded.fr Rubrique Art Pauline Daniez pauline.daniez@branded.fr Rubrique Livre Ahlam Lajili-Djalaï ahlam.lajili.djalai@branded.fr Rédacteurs : Florence Bellaiche, Ricard Burton, Stéphanie Gousset, Madeleine Filippi, François Truffer, Antonin Amy, Pauline Von Kunssberg, Ludovic Derwatt, Marie Medeiros. Contributeurs : Alizée de Pin

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COPYRIGHTS

Page 11 : Iris Hatzfeld Page 14 : © 2012 Sonya Pictures Digital Inc. Page 16 : © 2012 Sonya Pictures Digital Inc. Page 18 : Raphaêl Denis courtesy Galerie Vincent Sator Page 22 : © The Mitford Archive Page 32 : courtesy galerie Eric Dupont Page 33 : courtesy galerie Eric Dupont Page 34 : courtesy galerie Eric Dupont Page 35 : courtesy galerie Eric Dupont Page 36 : courtesy galerie Eric Dupont Page 37 : courtesy galerie Eric Dupont Page 38 : courtesy galerie Eric Dupont Page 39 : courtesy galerie Eric Dupont Page 40 : courtesy galerie Eric Dupont Page 41 : courtesy galerie Eric Dupont page 53 : Chocolat Cantalou page 54 : Chocolat Cantalou page 56 : Chocolat Cantalou page 63 : PvonK page 73 : Musée du Louvre page 80 : © Anna Garforth 2013 page 81 : © Nuxuno Xän page 82 : © Jesse Graves page 83 : © Dutch Ink page 84 : © Knitta page 86 : © Anna Garforth 2013 page 87 : © Anna Garforth 2013 page 88 : © Mosstika Urban Greenery page 89 : © Mosstika Urban Greenery page 90 : © Marie Medeiros page 92 : © Marie Medeiros page 93 : © Marie Medeiros page 94 : © Marie Medeiros page 95 : © Marie Medeiros

EN COUVERTURE THIERRY COSTESÈQUE Ballade de Midogo 8 (détail), 2012 technique mixte sur papier courtesey galerie Eric Dupont, Paris


et ils disent

qu’il s’est

enfui

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Musique

La tragédie

grecque

synthé tiseurs sur fond de

Noblesse parallèle et particules élémentaires. La Baronne de Baronnie et Benoit de Bonnefamille c’est Cinéma Pour Adulte. Et donc leur 2e EP Electrodrama chez Etage Sonore.

Chloé Dewevre

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Musique

F

antômes errants d’un temple maudit du XXIe siècle, c’est avec délice qu’ils nous plongent dans leurs puissances obscures de synthétiseurs antiques (La vague puissante et froide). On rêvait déjà de promenades légères (Garden Party), de buisson ardent (Minds are numb now) et de jardin clos (Looking for Syndey) avec leur 1er EP « Minds are numb now ». Avec «Electrodrama», on regrette d’avoir séché les cours de grec et de ne pas avoir son permis. On voudrait t’emmener jusqu’en Grèce, et sauter en toge dans la mer des dieux. C’est Dave Gahan en coupe afro au loin làbas qui partage l’ambroisie avec une Kate Bush burinée. Les forces du mâle. L’orage gronde lorsque la voix de Benoit de Bonnefamille résonne sur «Play with my device».

On a froid. Accents coldwave et ponctuation disco. On se réchauffe l’âme avec les échos déchirants d’un «there is no better place for you than my arms». C’est dimanche et il pleut, mais c’est aussi le 14 juillet qui grésille dans mes enceintes. Peut-être même que le 14 juillet tombe un dimanche cette année. Cette année d’ailleurs tu as écouté de l’électro mécanique dans des clubs à l’odeur de ragoût en buvant de la bière dans des gobelets en plastique. Et tu trouvais que tout ça avait un goût bien rance. Le goût des choses simples, d’accord, mais pas en chemise denim boutonnée jusqu’au haut le cœur. Du cinéma, des adultes, des messages cryptés sans le visuel. Des premiers samedis du mois tous les soirs. C’est ça que nous donne ces deux aristos échaudés à l’allure d’imposteurs. Et pas qu’à l’allure.

Let me show you what’s my french erotica,

you’ll understand. Sex is no drama

SEX IS NO DRAMA 10 BRANDED


Musique

Illustration Iris Hatzfeld

Alors on pense à Jarvis Cocker et on se dit que c’était mieux avant : « You name the drama. I’ll play the part ». Et puis non, on y revient, comme l’élixir divin. On en redemande jusqu’au bout des lèvres. Cinéma Pour Adulte t’emmène là où tu n’avais pas prévu d’aller. Ni même de revenir. Et c’est tant mieux. Tu veux courir dans le parc du château avec La Baronne. C’est là où Benoit de

Bonnefamille te susurre une mélodie glaciale le soir pour t’endormir. En attendant de faire de beaux rêves, tu peux toujours danser sur des rythmes eschyléens et me donner ta main, on ira leur rendre visite un soir de DJ Set au Ballroom ou à l’Expérimental. Je t’offre un cocktail.

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Cinéma

TARANTINO A T-IL PERDU SON MOJO? Que l’on aime ou que l’on déteste, difficile aujourd’hui de ne pas avoir entendu parler de Tarantino. Quentin, c’est une certaine idée du fun, des films bavards sans être verbeux, classieux sans être maniérés, érudits sans être pompeux. C’est aussi la jolie légende d’un vendeur de vidéoclub qui fait de sa passion un métier, de la manière dont il l’a vécu. Cinéma d’arrière boutique mal éclairée, romans de gares mis en images, on n’appelle pas un de ses films Pulp Fiction sans raison. Mais la sauce prend-elle encore ? Ne commence t-on pas pas à voir tourner en rond un système rodé, hyper-référencé, qui ne fonctionne plus que comme un fan-service ? La question reste entière tant son dernier opus en date, Django Unchained, a déchaîné les passions tous azimuts.

Pier-Alexis Vial

L

e système Tarantino s’essouffle t-il ? La question peut sembler idiote, mais des indices laissent à penser le contraire. Tout d’abord, cette déclaration d’Ennio Morricone : « Je ne veux plus travailler avec Quentin Tarantino ». Prononcée à l’occasion d’une conférence donnée à l’université romaine LUISS, la sentence semble un brin définitive. L’homme déclare d’ailleurs ne pas avoir beaucoup aimé Django, car il y avait « trop de sang ». Ce que lui reproche le compositeur n’a cependant rien à voir avec l’hémoglobine mais plutôt le manque de cohérence avec lequel le cinéaste use de ses musiques. Étrange remarque quand on sait le soin avec lequel Tarantino a composé ses bandes sons à travers ses différentes œuvres, et comment celles ci ont grandement participé

à l’émergence de scènes cultes restées dans la mémoire collective ; comment résister à l’envie de danser comme JohnTravolta et Uma Thurman quand résonnent les premières notes de You never can tell de Chuck Berry ? Le cinéma de Quentin Tarantino représente une forme d’amour du cinéma qui n’est pas celui de l’amateur d’art ou du consommateur de divertissement, mais bien celui du fan pur et dur. Cinéma du spectateur, du cinéphile assidu, on l’a souvent assimilé à la figure d’un DJ remixant ses souvenirs et ses fantasmes de pellicule au gré de différents courants allant du film de gangster à la blacksploitation, du kungfu aux films de vengeance. A la manière d’un chef, le cinéaste recherche toujours la meilleure manière de revisiter les classiques ; il s’agit non

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Cinéma

pas de réaliser sans cesse des hommages qui auraient fini par devenir lassants, mais de reconstruire une nouvelle cinématographie à partir de morceaux de bric et de broc parsemés ça et là dans l’histoire du cinéma, le plus souvent bis. La seconde composante fondamentale de ces films est un immense sentiment de plaisir défoulatoire. Plaisir de la violence, certes, mais aussi d’un humour macabre et graveleux à consommer sans modération. Si notre réalisateur a pu avouer une certaine admiration pour Godard, ce sera seulement passé à la moulinette avec moult rails de coke, dans les imperfections d’une vieille VHS qu’on imagine passée et repassée dans un vieux magnéto hors du temps, relié à cette bonne télé des familles grosse comme un camion dans une chambre d’ados aux murs recouverts de posters de jolies filles en bikini. Un plaisir régressif, donc, qu’on aurait tort de juger trop vite. Parce que

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ce qui fait la force de ce cinéma, s’il ne s’agit pas de mesure, réside dans son dosage. La marque Tarantino, c’est de savoir en faire trop quand il faut, puis de laisser reposer. Beaucoup de paroles, entrecoupées d’actions brutales, qui viennent casser le rythme, pour mieux le relancer. Le contrepoint c’est tout un art ; difficile de ne pas être happé dans une narration qui a donné des scènes cultissimes comme celle de Pulp Fiction où le personnage de Samuel L. Jackson échappe à une fusillade dans un appartement avant de débiter les Évangiles et d’abattre le sale boulot. Et les exemples sont légions. Une touche d’humour, un pain dans ta gueule. On parle, on agit, on parle, on agit. Que les situations soient plus ou moins absurdes comme celle évoquée précédemment, ou conçues juste pour le fun telle la séquence de la cascadeuse dans Boulevard de la mort, tout est prétexte à devenir plaisir pour les yeux et les oreilles.


Cinéma Que l’on soit cinéphile ou juste spectateur ponctuel, il y a donc souvent quelque chose à retirer des films de Quentin Tarantino. On peut les voir et revoir, bières et pizzas sur la table entre potes qui récitent les dialogues par coeur, ou seul, dans une chambre obscure avec un petit carnet pour jouer au détective et dénicher toutes les références aux œuvres dont les séquences sont inspirées. Cependant, la tendance à l’admiration peut aussi virer à l’idolâtrie. Et enfermer ainsi tout ce talent dans un système trop bien rodé. Il y a une sorte de courbe exponentielle qui guide ainsi l’œuvre du cinéaste. Si l’on s’en tient seulement à ses réalisation, (puisqu’il fut aussi scénariste), on observe une progression qui vire à la surenchère. Toutefois, ce qui le protège du ridicule tout en lui permettant les situations les plus improbables, c’est que les référents nous faisant rentrer dans son univers sont eux-mêmes issus du cinéma, de souvenirs de films, de bouts épars qui nous rappellent également quelque chose et nous le rendent jouissif. En revanche, les deux derniers opus, sans s’affranchir de cette soif de remix, font face à une toute autre référentialité : l’histoire, celle avec un grand H. Problème : on ne peut pas jouer avec l’Histoire impunément. Non pas que ce soit interdit, bien au contraire, mais cela peut vite se révéler casse-gueule. Autant inventer une héroïne en costume de Bruce Lee, qui manie le sabre comme un samouraï et est capable de sortir d’une tombe en grattant la terre avec ses ongles semble crédible tant que le reste suit la même veine, autant on peut tiquer quand on remanie des événements déjà imagés pour les redoubler de son propre univers. Dans Inglorious Basterds, bien sûr que c’est marrant de voir Hitler en bouffon, mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? De même Brad Pitt avait-il besoin de faire le coup de la patate chaude pour se donner le ton du bon all american american ?

Ce qui gêne n’est pas tant que cela soit mauvais. Il y a effectivement beaucoup de bonnes séquences, de bons acteurs (enfin il y a la découverte Christoph Waltz quoi) mais l’ensemble tourne un peu en rond. Ou plutôt, dédouble ses effets. Tout comme l’héroïne interprétée par Mélanie Laurent porte un nom quelque peu capillotracté, Shosanna Dreyfus (tu la sens bien l’histoire là?), le film en lui-même porte les petites manies de son créateur au plus haut degré. Peut-être trop. Les américains sont de bons badassviolents pour la bonne cause, mais des bâtards tout de même. Les nazis sont de sacrés bâtards aussi, mais soit ridicules, soit sadiques. Shosanna enfin est une juive à la recherche de sa grande vengeance. Bref, toute la filmographie y repasse : le bon badass, c’est un peu le Bruce Willis de Pulp Fiction. Le grand méchant sadique, un mélange de Bill dans Kill Bill, Marcellus dans Pulp, et un soupçon du Stuntman Mike de Boulevard de la mort, etc. Cette redondance stylistique se retrouve dans Django. Le contexte, bien que différent, fait appel à une autre période historique importante : l’esclavage aux États Unis. Une belle occasion de créer un film de... vengeance, n’est-ce pas ? Mais la véritable gêne réside ailleurs. Le prologue est un exemple du genre : des acheteurs d’esclaves texans tentent de mener leur « cargaison » à bon port. Bien sûr ils sont royalement idiots. Là arrive le faux-dentiste-vraichasseur de prime interprété par Waltz qui lui symbolise le contrepoint dont nous avions parlé plus haut. Il est donc intelligent, parle bien, trop bien même, pour rendre encore plus idiot les deux texans, et bien entendu est un as de la détente. Rajoutez un peu, pardon, beaucoup de sang, une touche d’humour macabre, et vous aurez le cocktail qu’il vous faudra siroter durant les 2H40 restantes du film. Alors où est le problème ? Après tout, Woody Allen lui-même ne passe t-il passe son temps

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Cinéma tème. D’un côté des personnages bêtes (le sheriff-bandit du début, le marshall, les membres du Ku-Klux Klan...) servent de faire-valoir aux personnages principaux évidemment très doués, intelligents, profonds. De l’autre, on rajoute un peu de bagarre, des fusillades, et de la musique western pour enrober le tout. Les excès qui pouvaient fonctionner dans un film comme Boulevard de la mort, sans autre but précis que celui d’être un concentré de pure jouissance esthétique, se fondent mal dans un propos plus politisé qui, sans avoir besoin de passer obligatoirement par la case « sérieux », se doit tout de même d’éviter ce genre de facilités. Alors lessivé, le Quentin ? Sans doute pas, mais tout changement de cycle ne se déroule pas sans heurts. Un film c’est un tout, impossible de changer la recette sans que le plat ne change lui aussi. On ne peut pas manier l’Histoire comme un univers que l’on crée soi-même, qu’il s’agisse d’uchronie ou de fiction.

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à faire du neuf avec du vieux ? Là où le bât blesse, c’est que dans un film en costume, et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de revisiter l’Histoire à partir de codes préexistants, tout apparaît plus exacerbé. Décors, costumes, parlé, tout est à construire et joue déjà un rôle dans la narration. Or, Tarantino, cinéaste du visuel s’il en est, y rajoute sa propre touche qui peut prendre dans quelques séquences, mais a du mal à tenir l’ensemble. On ne retrouve plus ce côté « fabrique du cinéma » des précédents opus, au profit du retour à une grosse machinerie hollywoodienne, avec des bouts de Tarantino dedans, donc. Ce qui nous ramène à Ennio Morricone et sa sentence définitive. Finalement tout cela va bien au-delà d’un simple problème de bande-son. Il s’agit de cohérence : le système paraît en contreplaqué, ce qui permet de comprendre la polémique qui entoure son utilisation de la violence, sa représentation des noirs et des esclavagistes. Comme pour les nazis, ce n’est pas son système qui sert la satire, mais la satire qui sert de prétexte à son sys-

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Cinéma Reste alors une impression mitigée quant à ces deux derniers films, qui bien que loin d’être mauvais, n’en paraissent pas moins beaucoup plus artificiels que les autres. Ou bien quitte à faire du remix, il sera vraiment temps de changer de disque.

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Qui peut le plus peut le moins, 2013, encre sur tirage offset, RaphaĂŤl Denis

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Art

ALLÔ LES

POMPIERS

L’avant-garde artistique est elle vraiment d’avant garde ? Alors que l’on fête cette année les cent ans du ready-made, nombreux sont les artistes qui se réfèrent encore à Marcel Duchamp. Autrefois chahutée, La sculpture post-surréaliste a aujourd’hui pignon sur rue, c’est peu de le dire, et il est difficile d’émettre un jugement négatif à son encontre sans passer pour un réactionnaire. Pourtant, le conservatisme n’est peut être pas du côté que l’on croit.

ludovic derwatt

D

ans son dernier roman, La Carte et le territoire, Michel Houellebecq décrit le parcours créatif d’un jeune artiste français, Jed Martin, qui réalise, entre autres, une longue série de peintures qui lui apporte le succès critique, la série des métiers. La 65ème toile s’intitule Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art. Il s’agit d’un portrait des deux artistes mondialement connus ( Il avait auparavant réalisé un portrait similaire de Steeve Jobs et Bill Gates ). C’est la seule toile qui représente le métier d’artiste, et , détail amusant, la seule qui soit un échec. Le choix de Michel Houellebecq de représenter le métier d’artiste plasticien par Damien Hist et Jeff Koons est intéressant. Tout d’abord parce que ces deux artistes, indépendamment de leur statut de pop

stars évident et des sommes astronomiques atteintes par leurs oeuvres dans les salles de vente, incarnent parfaitement la domination anglo-saxonne sur le marché de l’art. Mais aussi et surtout parce qu’ils sont les hérauts d’un art contemporain axé sur la sculpture post surréaliste, genre ultra dominant depuis plus de 30 ans, surtout en France, et qui a détrôné la peinture depuis bien longtemps. Prenons, par exemple le prix Marcel Duchamp - qui porte bien son nom. Sur douze éditions, il n’a été décerné qu’à deux peintres. On pourrait faire le même constat avec les prix Turner. Et si l’on s’intéresse à la jeune création, encore une fois le même résultat. Le salon de montrouge, censé «promouvoir le création émergente « expose l’art conceptuel dans ses proportions assez larges.

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Art Loris Gréaud, The Snorks: a concert for creatures, 2012

Mais alors, qu’est ce qui caractérise cet art si diffusé et qu’est ce qui peut justifier les louanges unanimes que lui addresse le monde de l’art ? De part son héritage duchampien, la sculpture contemporaine, outre l’usage régulier d’objets manufacturés, a pour préoccupation première le concept. En délaissant petit à petit le savoir faire au profit des concepts, les artistes post moderne ont fait une conquête cruciale qu’est l’économie de moyens. Quel que soit le médium, ceci est une réelle avancée ouvrant tout un champ de possibilités créatives nouvelles, comme dans l’arte povera. Mais en faisant cela, ils se sont lancés dans une course à la nouveauté, la factura n’étant plus mise en avant, ne permet plus de démarquer. Autrement dit un artiste dont le travail aurait une ressemblance conceptuelle avec une oeuvre antérieure perdrait automatiquement de son intérêt - en dépit de la qualité intrinsèque du travail en question - parce que « cela a déjà été fait.». Et dans cette quête de novation on pourrait distinguer plusieurs catégories d’artistes, en fonction de son rapport à l’idée et donc à la nouveauté. Parmi eux il y a les artistes « ludiques », dont le concept tient plus de la blague que de la philosophie ou de l’Histoire de l’art, et qui a l’avantage de reposer sur un jeu de mots compréhensible par le plus grand nombre, ou une interaction amusante avec le public, et qui garantit donc une efficacité totale, surtout pendant une foire. Claire Guillot dans Le Monde : « L’Armory, cette année, fête son 100e anniversaire. Plusieurs galeries en ont profité pour rendre hommage à Duchamp, qui avait tant choqué en 1913 lors de la première édition. On trouve une version contemporaine de l’urinoir, pas très subtile, à la galerie Pierogi – la chasse d’eau se déclenche automatiquement au départ du visiteur. »1. 1 in Le Monde du 13/03/13

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Dans un genre plus raffiné et intellectuel, on trouve des artistes plus poétiques, ou dont le concept est moins accessible sans être abscons et dont l’oeuvre, tout en étant conceptuelle n’en demeure pas moins physiquement réelle. Olivier Cena à propos de Gabriel Orozco : « Il manie le concept post-surréaliste avec beaucoup d’intelligence - ce type d’intelligence qui consiste à insuffler ce qu’il faut de subtilité à l’oeuvre afin d’en masquer l’évidence, de sorte que le spectateur puisse, lorsqu’il en comprend le concept, se sentir lui-même intelligent. C’est une des règles de base de la communication : " narcissiser " le client. L’autre règle est la perfection technique de la réalisation, en vigueur depuis des siècles dans les grands ateliers des maîtres anciens. Et, sur ce point, les praticiens d’Orozco n’ont rien à envier à ceux de Rodin.»2 Et enfin il y a une dernière catégorie, qui n’a de cesse de repousser encore et toujours les limites de ce que peut être une œuvre d’art, et dont les concepts sont plus centrés autour de la définition d’une ouvre d’art qu’autre chose. Produisant des oeuvres déconcertantes, ces artistes s’inscrivent dans la vieille tradition de l’avant garde, et rivalisent de concepts complexes justifiant la nature de leurs œuvres, essayant d’être plus duchampiens que Duchamp, plus minimalistes que Daniel Judd. Malheureusement, on ne découvre l’Amérique qu’une seule fois, et que peut-on faire de plus subversif qu’un urinoir élevé au rang d’oeuvre d’art, que peut on faire de plus minimal que l’exposition du vide d’Yves Klein. Une des grandes forces des artistes de l’avant garde de la première moitié du XXe siècle est qu’ils agissaient dans un contexte totalement différent du nôtre, leur novation l’était vraiment, et du coup ils choquaient. Depuis, ce qui fut jadis de la provocation, de la subver2 in Télérama 3271 du 19/09/12


Art sion, une révolution, est rentré dans la norme. Le public d’aujourd’hui est né après le premier ready-made, qui a cette année cent ans ( Roue de bicyclette par Marcel Duchamp, 1913 ). Tout au plus les spectateurs peuvent être insensibles au travail d’artistes contemporains, mais choqués, non. D’une certaine manière les artistes d’aujourd’hui sont les artistes pompiers de l’avant garde. Barry Schwabsky écrit en introduction du livre Vitamine P : « Nous sommes au modernisme ce que les maniéristes furent à la Renaissance. »3 Alors non l’art conceptuel n’est pas voué à disparaitre, et personne ne saurait souhaiter cela, tant qu’il y aura des artistes qui 3

produisent des oeuvres intelligentes, brillantes émouvantes, belles. Mais le milieu de l’art, à commencer par les artistes eux-mêmes, se doit de remettre en question la place qu’il accorde à un genre pratiqué jusqu’à l’écœurement, et qui utilise les mêmes ficelles depuis cent ans, alors même qu’il se revendique d’avant-garde ! La dimension novatrice, qui constituait dans sa quasi globalité l’aspect choquant, n’est plus, et beaucoup d’artistes continuent de croire qu’ils prennent la Bastille, alors qu’ils enfoncent des portes ouvertes. La surenchère à laquelle se livrent les acteurs du monde de l’art nous a fait oublier que l’intérêt d’une oeuvre d’art n’est pas uniquement d’être novatrice, mais c’est d’être belle, d’une manière ou d’une autre.

in Vitamine P, éditions Phaïdon

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Nancy Mitford

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Livre

NANCY

MITFORD

CHARIVARI

Publié en 1935, le troisième roman de la romancière anglaise Nancy Mitford ne fut plus jamais réédité de son vivant. Il faudra attendre 2011 pour que cette petite perle d’humour et d’ironie soit de nouveau accessible, et pour la première fois en France, pays si cher à Nancy, où elle vécut, aima, mourut. A la publication de Charivari (« Wigs on the Green »), la brouille avec sa famille et plus particulièrement avec ses sœurs Diana et Unity était déjà sous-jacente, car cette comédie de mœurs aux échos légers et satiriques traite de dandys désargentés coureurs de dots, d’époux ou épouses volages, de pairs du royaume séniles, de réceptions ratées, mais aussi de fascisme.

Ahlam Lajili-Djalaï

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Livre

N

ée en 1904, l’Honorable ( titre réservé aux enfants de pairs britanniques ) Nancy Mitford était la fille de David Mitford, Lord Redesdale, et de Sydney Bowles, et l’aînée d’une fratrie de sept enfants ( Nancy, Pamela, Tom, Diana, Unity, Jessica et Deborah ) aux destins contrastés. Ces personnalités fortes, loufoques, extrêmes, de même que l’entourage de Nancy, ont été une manne pour son œuvre, essaimée de détails autobiographiques transparents. Lorsque Nancy débute la rédaction de ce troisième ouvrage au printemps 1934, à la fois pour des besoins artistiques et intellectuels, mais aussi pour des raisons financières, elle n’est l’épouse de Peter Rodd que depuis quelques mois. Pourtant, les prémices de l’échec de ce mariage impulsif se font déjà ressentir. D’un tempérament romanesque exacerbé, Naunce l’un de ses surnoms donné par ses soeurs - dirigea toute son œuvre vers l’étude du sentiment amoureux, des relations sentimentales et du mariage ( ses deux best-seller A la poursuite de l’amour de 1945 et L’Amour dans un climat froid de 1949 en sont une preuve criante ). Ainsi, Peter, à qui le roman est pourtant dédié, transparaît sous les traits de Jasper Aspect, l’un des personnages principaux, séducteur, dépensier, goujat à peine déguisé. Nancy, si euphorique à l’époque de ses fiançailles avec le flamboyant Peter Rodd, semble déjà mesurer la vanité d’un tel engagement. Cependant l’écriture lui permet de mettre en scène son amertume et ses déceptions par le biais d’une prose enlevée et au travers de situations vives et piquantes, teintées d’optimisme, d’ironie et d’auto-dérision. Piochant toujours dans les évènements familiaux ou personnels pour pimenter ses intrigues, Nancy s’attaque ici gentiment aux penchants fascistes de deux de ses sœurs, Diana et Unity. Cette tendance qui semble encore anecdotique à Nancy, comme à des millions d’autres, en ces années pourtant déjà noires. En 1932, bien

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que mariée à Bryan Guinness, l’une des plus grosses fortunes d’Angleterre à la fin des années 20, la jeune Diana s’entiche de sir Oswald Mosley, rencontré lors d’un dîner. Elle brave le scandale d’un divorce médiatisé pour vivre sa passion et épouser en 1936 celui qui est devenu leader du parti fasciste anglais. C’est chez sa soeur que Unity Walkyrie (que ses parents auraient conçue dans un village canadien du nom de Swastika en 1913), rencontre Mosley en 1933 et est immédiatement séduite par la cause fasciste. Elle rejoint alors le mouvement des Blackshirts. La même année les deux sœurs effectuent un voyage en Allemagne, le premier pour Unity qui ne rêve plus que de rencontrer Hitler en personne. L’année suivante elle parviendra à convaincre ses parents de l’y envoyer étudier l’allemand, mais elle n’aura de cesse de tout mettre en œuvre pour rencontrer son idole. S’étant créé quelques amitiés au sein du parti grâce à Diana, elle suivra le Führer à la trace jusqu’à ce qu’il la remarque enfin et la convie à sa table, en 1935. Unity tient là sa victoire et deviendra dès lors une proche du dictateur, qui établira entre eux un rapport d’intimité ambigu et encore flou. Lors de la rédaction de Charivari entre 1934 et 1935 Unity n’est pas encore l’amie d’Hitler, mais déjà une fervente militante. Elle est décrite dans le roman à travers la figure d’Eugenia Malmains, la jeune héroïne, aristocrate, loufoque, fanatique. Même physiquement le rapprochement est flagrant ; grande, blonde, athlétique, les cheveux courts, les traits classiques, les yeux bleus, une parfaite aryenne. Les Blackshirts de Mosley sont devenus les Jackshirts, la chemise noire qu’arbore Unity à l’exemple de Mosley est pour Eugenia une chemise taillée dans l’Union Jack, Mosley lui-même est évoqué par le personnage du Capitaine Jack, Eugenia comme Unity salue chaque personne qu’elle croise dans le village d’un « Heil Hitler ! ». Dans une lettre datée du 8 mai 1934 que Nancy écrit à Unity, elle


Livre

Unity et Diana, Nuremberg, 1937

parle clairement de « the book about you », et l’informe que son personnage se nommera Eugenia. Elle évoque également dans cette lettre l’un des codes développé par les soeurs pour nommer leurs parents ( leur mère était TPOF, « The Poor Old Female » par exemple ), code repris plus tard dans Charivari pour parler des grands-parents d’Eugenia. En juillet de la même année, Unity lui écrit qu’elle a eu vent de certains passages du roman en cours et la prévient qu’il n’est même pas la peine qu’elle prétende continuer à l’écrire car elle ferait mieux de ne pas le publier. En cas contraire, Unity s’engage à ne plus jamais lui adresser la parole. Même si le ton de Nancy reste léger dans les lettres qu’elle adresse à Diana et Unity à propos du livre, elle sait qu’elle risque de les froisser et tente de prendre des précautions

avec elles. Mais aussi et surtout parce qu’elle craignait que Mosley ne l’attaque pour diffamation, ce qu’il avait coutume de faire, ce que financièrement elle n’aurait pu se permettre. Dès novembre 1934 elle écrit à Diana pour la prévenir de quelques « jokes » à propos du Capitaine, bien que ce soit « très pro-fascisme » selon sa propre expression, précisant que le seul personnage sympathique du roman est une fasciste. Elle fait ainsi relire certains chapitres à Diana qui lui commande expressément de censurer les passages relatifs au Capitaine Jack, ce Mosley de fiction. Peu avant la publication en juin 1935, elle écrit de nouveau à Unity pour la rassurer sur le contenu du livre et adresse une longue missive à Diana dans laquelle elle lui explique qu’elle ne peut ôter plus de passages à son ouvrage malgré son insistance

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Livre

Hitler et Unity

et celle de Mosley, et qu’après avoir coupé déjà trois chapitres et plusieurs paragraphes, il ne reste plus que quatre références au Capitaine Jack et qu’il n’apparaît jamais en tant que personnage. Elle essaie également de se justifier en précisant que les quelques personnes qui lisent ses livres ne sont pas le genre de ceux que le Leader voudrait voir entrer dans son parti, qu’en revanche les personnes intellectuellement et emotionnellement convaincues par le fascisme ne pourraient être influencées par un tel livre, et qu’ainsi Charivari ne peut porter préjudice au mouvement. Même si Nancy a assisté à l’un des plus grands meetings de Mosley et que, sans doute pour se concilier les uns et les autres à l’écriture de ce roman, son attitude et ses convictions semblent diverger, elle n’a jamais réellement apprécié Mosley et n’a aucunement adhéré à la cause fasciste. Comme ses personnages, Nancy Mitford ne semblait rien

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prendre au sérieux, et la politique ne l’intéressait guère, si ce n’est pour teinter d’actualité ses écrits, ou par intérêt pour les hommes qu’elle a aimé ( son mari Peter Rodd, ou plus tard son grand amour, Gaston Palewski ). Malgré toutes ces précautions les rapports entre Nancy et ses deux sœurs furent beaucoup plus froids après la publication du roman. Le jour où l’Angleterre déclara la guerre à l’Allemagne en 1939, Unity se tira une balle dans la tête. Miraculeusement réchappée mais affaiblie physiquement et intellectuellement, elle en mourra pourtant en 1948 après une infection. Les Mosley furent emprisonnés jusqu’en 1943 pour sympathies pronazies. De nombreuses personnes témoignèrent contre Diana pour hâter son emprisonnement, considérée comme encore plus dangereuse et extrémiste que son mari, dont sa propre sœur Nancy, qui jugea là


Livre

que c’était son devoir. Ce n’est qu’après la mort de Nancy en 1973 que Diana apprit qu’elle s’était également opposé à sa libération. Il fallut donc attendre plus de 70 ans pour voir réédité et traduit Wigs on the Green. Lorsque l’éditeur de Nancy lui demanda l’autorisation de le faire en 1951 elle refusa catégoriquement. Elle écrivit alors à l’un de ses plus chers amis, l’écrivain Evelyn Waugh, « Il y a eu trop de drames pour que des plaisanteries sur des nazis puissent paraître drôles ou n’être autre chose qu’une manifestation du pire mauvais goût, il n’en est donc pas question ».

Méconnues en France, les sœurs Mitford, ces filles de lord plus rebelles ou loufoques les unes que les autres, font partie du paysage littéraire et historique anglais du XXe siècle, où leurs destins romanesques ont régulièrement défrayé la chronique. Leur correspondance savoureuse, leurs écrits, sont autant de documents qui servent à appréhender au mieux l’œuvre de Nancy Mitford, bien plus riche et profonde que sa légèreté et sa drôlerie assumées ne le laissent paraître.

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Questionnaire

SANDRINE BISOGNIN Propos receuilliS Par Laurent Dubarry Elément déclencheur dont l’action se place, entre autre univers, dans et au profit de DDEvents, organisation d’événements à Paris autour du dessin et du design. www.ddevents.fr

1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? S.B. : Mon rouge à lèvres et mon parfum 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? S.B. : Danseuse étoile de l’Opéra de Paris 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? S.B. : Celui dont je ne parle jamais 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? S.B. : Ma chambre 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? S.B. : Mentir 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? S.B. : Casse Noisette de Tchaïkovski interprété par le philarmonique de Londres / Les contes de Terremer / Doll’s de Takeshi Kitano 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? S.B. : Années 1890 au canada 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? S.B. : Marlon Brando et Greta Garbo 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? S.B. : Je traine 10 - Votre syndrome de Stendhal ? S.B. : Titien

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Sandrine Bisognin 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? S.B. : Lou Andréa Salomé 12 - Quel est votre alcool préféré ? S.B. : Champagne et le vin de bourgogne 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? S.B. : Elle le sait 14 - Où aimeriez-vous vivre ? S.B. : En Australie 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? S.B. : L’absence de simplicité 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? S.B. : Batman 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? S.B. : À votre avis ? 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? S.B. : « Rooo » 19 - PSG ou OM ? S.B. : PSG 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? S.B. : Vivrai je la dématérialisation des objets du quotidien ? 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? S.B. : Fade to grey de Visage 22 - Votre menu du condamné ? S.B. : Ce que j’aime de mon vivant, par exemple : Du cresson, des linguines à l’encre de sèche, de la chantilly maison et des fraises cultivées dans un jardin sans pesticide Avec un verre de Puligny Montrachet et un verre de Côte Rotie 23 - Une dernière volonté ? S.B. : Demain est toujours différent, aujourd’hui ce serait, qu’il continue à faire froid et soleil

Sandrine Bisognin prépare en avril prochain la première édition de DDessin, Cabinet de dessin contemporain et Oeuvres sur papier, à l’Atelier Richelieu, avec une vingtaine de galeries françaises et internationales, un corner Illustrateurs, une black box et une carte blanche à la libraire Le-Monte-en l’Air. Un prix, et un concours «Portrait de Jean Cocteau» en partenariat avec le domaine national du Palais Royal. En octobre 2013 aura lieu la première édition de DFair foire du Design à l’Atelier Richelieu.. A suivre

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Portfolio

THIERRY

COSTESÈQUE Thierry Costesèque est un artiste plasticien français, né à Saigon au Vietnam en 1970. Il obtient son diplôme de l’école nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 1994.

D

epuis 2006, il peint des tableaux de grand format d’un certain infra-réalisme représentant formes, traits et signes de la vie urbaine. Dans sa façon d’aborder l’espace du tableau proche des démarches de Robert Rauschenberg, il développe une réflexion sur la matière de la peinture, sur le geste et l’espace : « Je peins ce qui me sépare du monde. L’espace m’interpelle dans sa disposition, ce qui oblige mon corps à pivoter, réagir physiquement. Je mémorise les espaces qui me regardent. » Ces recherches le mènent à travailler avec différents objets ( fragments de papier, d’emballages, punaises ou morceaux de plastiques ) en créant des assemblages et collages. Cette pratique, en résonance avec sa peinture, le rapproche des démarches de dAdA ( dans la façon d’aborder l’espace urbain et ses représentations ). C’est dans cette perspective qu’il intervient directement dans la ville. On

peut retrouver la démarche de Francis Alÿs, quand Thierry Costesèque repeint des objets de la ville, comme des bornes ou des bords d’autoroute. Ancrées dans sa réflexion sur la peinture, ces interventions ont un effet tout à fait différent de celles d’Alÿs : elles inversent la notion de l’espace. Si l’espace du tableau servait, dans l’histoire de l’art, comme représentation de l’espace, par ses interventions, Thierry Costesèque arrive à modifier cette perception : c’est désormais la ville qui fait tableau. Cet effet permet aux spectateurs du tableau de réaliser qu’ils font partie intégrante d’un imaginaire en constante évolution.

Extrait du texte « Dans l’espace de la peinture. Sur les pratiques de Thierry Costesèque » par J. Emil Sennewald, 2012

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Ballade de Midogo 1 - Technique mixte sur papier, 20 x 29 cm - 2011

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Ballade de Midogo 2 - Technique mixte sur papier, 20 x 27 cm - 2011

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Ballade de Midogo 3 - Technique mixte sur papier, 6 x 22 cm - 2011

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Ballade de Midogo 4 - Technique mixte sur papier, 7 x 13,5 cm - 2011

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Ballade de Midogo 5 - Technique mixte sur papier, 08 x 22 cm - 2011

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Ballade de Midogo 6 - Technique mixte sur papier, 20 x 29 cm - 2011

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Ballade de Midogo 7 - Technique mixte sur papier, 20 x 29 cm - 2012

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Ballade de Midogo 8 - Technique mixte sur papier, 20 x 29 cm - 2012

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Ballade de Midogo 9 - Technique mixte sur papier, 18 x 29 cm - 2012

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Ballade de Midogo 10 - Technique mixte sur papier, 16 x 32 cm - 2012

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pedic ego v irrum


cabo vos et mabo


RAISON DE LA CRITIQUE PURE ricard Burton

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e suis arrivé en France, à Maison Alfort, le 4 juillet 1992. Soit un mois après la mort de Serge Daney et une certaine idée de la critique cinématographique. Je me souviens que j’allais emprunter les CD de son émission Microfilms à la médiathèque de Yaoundé. Je me souviens également que cela m’emmerdait prodigieusement. Malgré tout je continuais émission après émission à l’écouter débiter ce qui me paraissait souvent être des conneries mais qui me permettait de rêver à des films, des metteurs en scène auxquels je n’avais pas accès au Cameroun. Lorsque mon père est parti de Yaoundé, où il était un éminent chercheur en fusion nucléaire, pour embrasser une carrière moins prestigieuse de dresseur de hyènes, il aspirait à un brillant futur pour moi et mes quatre frères.

En 1992 j’avais 18 ans, et pour lui faire plaisir, j’ai suivi un double cursus, droit et médecine. Après dix années passées sur les bancs des facultés et sans jamais redoubler j’avais enfin obtenu mes diplômes et le droit d’exercer. Pourtant mon envie ne se trouvait ni dans le colon de patients, ni dans la défense de gens bravant la loi. Je n’avais jamais quitter des yeux la critique de films nourrissant mon rêve en lisant tous les magazines et toutes les revues traitant de mon sujet favori. J’avais toujours rêvé d’être critique de cinéma moi-même afin de prévenir les gens d’un bon ou d’un mauvais film. Ainsi, alors que les plus grands cabinets et les meilleures cliniques d’Europe voulaient m’engager, je suis parti vers les rédactions, la plume au fusil.

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Raison de la critique pure

Surdiplômé, surévalué, suranné même, j’ai tout entendu à mon sujet. En réalité j’étais surtout surendetté. Et devant l’urgence de la situation je me suis résolu à accepter le premier poste qui m’a été proposé. Critique à Libération. Ils ont très tôt pratiqué la discrimination positive et c’est grâce à cela que j’ai pu commencer à travailler et écrire mes papiers. Pourtant aucun de mes travaux n’était publié et toutes mes demandes les concernant restaient lettre morte. J’ai vite compris que c’était bien d’avoir un noir dans sa rédaction, c’était hype mais il ne fallait pas le laisser écrire sous peine que son idéologie ne contamine tous les autres membres de l’équipe. Ainsi je fus employé à réécrire les articles des autres parfois même à les écrire tout court. Et derrière mon travail, ils repassaient avant d’avoir ajouté de l’adoucissant. J’étais donc le nègre de la rédac au sens propre comme au

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figuré. Outre le fait d’avoir été véritablement spolié, j’ai compris à cet instant que la critique cinématographique était une vaste escroquerie. Après quelques années de loyaux services et sans jamais avancer le quelconque indice de ma présence derrière la plume de « grandes » signatures, je fus remercié en même temps que Serge July sous prétexte que j’étais son éminence noire comme ils s’amusaient à m’appeler. Trouver un nouveau travail par la suite fut un chemin de croix. J’ai pensé à tout, au suicide d’abord, à ma couleur de peau ensuite et petit à petit il m’est apparu évident qu’il s’agissait pour eux de resserrer les rangs et de ne pas ébruiter ce rôle que j’avais eu durant quatre années. Moi qui suis originaire d’un pays où il n’y a actuellement plus une seule salle de cinéma,


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je m’attendais à une autre représentation de ce métier que je vénérais tant. Pourtant j’ai constaté que comme au Cameroun la critique est aujourd’hui réduite à un simple appareil promotionnel et que les grands courants de pensées passées étaient un héritage bien trop lourd pour les frêles épaules des journalistes d’aujourd’hui. Daney avait tout simplement pulvérisé et endommagé à tout jamais la critique cinématographique. Pour constater que le métier ne s’en est jamais remis ni de lui ni des Cahiers de la grande époque, il suffit pour cela de s’y intéresser et de lire la critique d’un même film dans n’importe lequel journal. Les choix peuvent diverger, et encore, mais le vocabulaire, l’intonation, la rhétorique sont inlassablement les mêmes. Le discours est rouillé, il se répète et surtout il manque d’agilité et est le plus souvent incompréhensible. Ceux qui écrivent à propos

des films voudraient être plus gros que les films eux-mêmes. Combien de fois ne m’a t-il pas semblé lire Begaudeau Presents en exergue de son exercice tant l’auteur de l’article a envie d’éclipser son sujet au profit de sa propre grammaire et de faire le malin comme un caniche de cirque que les ménagères de plus de cinquante ans applaudissent les dents pleines de barbapapa. Begaudeau est tout à fait symptomatique de cette génération sacrifiée, incapable de prendre son outil en mains pour le façonner et lui donner de la personnalité. Il y a cette émission Le Cercle, qui est une bonne idée de base en soi (réunir des critiques de la presse intellectuelle et populaire), mais qui s’avère être une foire à l’égo. Il s’agit tout de même de rendre grâce à Beigbeder qui aura réussi à rassembler des têtes à claques plus irritantes encore qu’il ne l’est lui-même. Une performance qu’il faudrait

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signaler au jury du Nobel. Cette cour des miracles télévisée où le mauvais goût le dispute à la crétinerie crasse de chacun des chroniqueurs met en lumière la pauvreté intellectuelle de ces journalistes qui, outre leur hideur, ont le conformisme en point commun. Ca beugle, ça bêle dans tous les sens et au final cela ne dit strictement rien car cela n’a aucune idée de ce qu’est un film et tout est platement théorique. Ils ne font que courir de projections en projections, manger leurs canapés et boire leurs petits champagnes. Ils n’ont jamais mis les mains dans le moteur et se prennent pour des concessionnaires. Au milieu de ces stakhanovistes de la bêtise, il n’existe aucune voix dissidente alors qu’internet aurait pu permettre une arrivée d’un nouveau courant de pensée, plus radical, plus fort mais aussi plus clair et qui transigerait moins au prétexte d’un évident copinage. Car au fi-

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nal le critique français est pareil à la caricature du syndicaliste, feignant, lent et d’un égoïsme rare alors qu’il prétend être altruiste aux yeux d’un monde qui ne le regarde même plus tant il est repoussant. Le critique français actuel se couvre et se protège car il sait qu’il est en danger et que lorsque apparaîtra enfin une nouvelle génération digne de penser et d’écrire, le sol s’ouvrira sous ses pieds et il sera englouti et enfin digéré par ce monstre de médiocrité qu’ils nous impose pourtant à nous jour après jour. Toute cette affaire est d’autant plus dommageable que pour ma part je n’ai jamais trouvé le travail que je souhaitais au sein d’une rédaction malgré tous mes efforts d’intégration et mes appels du pied aux différents organes de presse. Il m’est arrivé par la suite de continuer à faire le nègre pour des nazes. Aussi bien aux Inrocks qu’à Télérama ou à l’Humanité j’ai ten-


Raison de la critique pure

té d’imposer une vision éclatée de la critique, une nouvelle approche, une exigence des plus pointues mais invariablement leur idéologie de l’idiotie finissait toujours par prendre le dessus sur un bref éclair d’intelligence. Lassé d’avoir à résumer les histoires d’un film plutôt que de l’analyser avec honnêteté, ennuyé de croiser toujours cette même meute d’universitaires déblatérant sur le cinéma comme sur le cours des céréales, je me suis retiré à tâtons pour réaliser un projet qui allait donner un sens à mon existence et de la consistance à ce métier qui m’a trop souvent dénigré.

nécessite pas le bac mais un bon salaire parental car elle est privée et son prix indexé sur celui des meilleures écoles de commerce. Il faut savoir dépenser pour être concerné. Mon manque de relations dans le milieu professionnel est certes un point faible de mon école mais lorsqu’en sortiront mes premiers diplômés et qu’ils envahiront l’espace de communication de toute cette fabuleuse idéologie à laquelle je les aurais nourri alors il sera temps que les médiocres soient renversés et écrasés.

J’ai inventé la première école de critique cinématographique. Les statuts ont été déposés et l’établissement ouvrira ses portes au mois de septembre 2013. Je prends cette profession très à cœur aussi il s’agit d’un cursus de quatre années complètes. Sauf l’ultime qui se passera majoritairement en entreprise. Cette école ne

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MONSIEUR

SOLEIL antonin AMY

«La frontière entre réel et virtuel sera dissolue parce que le monde aura accepté que le monde immatériel est une partie intégrante du monde. «

A

plus ou moins grande échéance… Le coeur des villes se densifiera. A un certain point, on cessera de freiner l’ascension des buildings. Le terme de « gratte-ciel » prendra alors tout son sens. Lorsque l’extension horizontale de la ville sera limitée par sa rencontre avec les villes avoisinantes, une ville verticale naîtra. Les transports et les modes de vie évolueront en conséquence. La question de la sauvegarde du patrimoine aux pieds des tours se posera alors. Faudra-t-il le sauver à tout prix au détriment d’une évolution fulgurante ou aller dans le sens de cette évolution et laisser la

mémoire se perdre au fond du monde ? La réalité aura vite raison de ceux qui pensaient pouvoir trouver une solution. Dans les limbes des villes, au bas des buildings, poussière, crasse et pollutions s’installeront. La lumière ne pénètrera que rarement mais bientôt, la montée du niveau des mers et des océans engloutira la plupart du coeur historique des villes les plus anciennes. Certaines des cités les plus prospères auront construit des barrages immenses embrassant leur coeur comme une ceinture de protection contre ces montées d’eaux. Les autres villes se seront adaptées à mesure du phénomène. Cela n’empêchera en rien les

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Monsieur Soleil échanges avec «l’extérieur» puisqu’ils se feront à bien plus haute altitude. Au fond de ces coeurs immergés, vivra une certaine classe de la population, celle qui sera assez riche pour payer ces logements équipés et adaptés à une vie subaquatique, mais trop pauvres pour se garantir des logements dont la salubrité n’est pas limitée. Dans ces fonds sous marins seront privilégiées les cultures d’algues lumineuses et dépolluantes, des bactéries y seront développées et permettront d’éviter aux eaux stagnantes de croupir. Les populations les plus pauvres vivront sur des îlots de fortune arrimés ou flottants. Ce seront les SDF du futur ; leurs logements se déplaceront en fonction des possibilités. Les classes les plus riches habiteront aux sommets des gratte-ciels car la valeur ultime d’un logement sera fonction de son ensoleillement naturel. La guerre de l’eau n’aura pas lieu car des solutions de purifications à moindre coût auront été trouvées, mais il ne sera plus question de gaspillage car de ce fait, son prix en sera considérablement augmenté. Tout sera lavé à sec ou avec des liquides de synthèse, des UVs, des ultra-sons, des infra-sons et d’autres types d’ondes. Mais si la guerre de l’eau n’aura pas lieu, le soleil en revanche sera disputé. On ne sortira de l’ombre des villes qu’au sommet des buildings. Pour limiter cet effet, on aura construit un maximum de structures d’habitation en verre ou dans un matériau plus efficace pouvant avantageusement le remplacer. Tous ne jouiront pas du soleil, mais une majorité en profitera quotidiennement. Les appartements seront équipés de fenêtres artificielles imitant la lumière du jour, une vue sur l’extérieur ou diffusant en direct la course du soleil. Beaucoup auront chez eux une salle de «bains de lumières». A différant types de lumières ils pourront s’exposer pendant une durée calcu-

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lée en fonction de leurs besoins. L’énergie ne sera plus un problème majeur car des solutions auront été trouvées (volcans artificiels, flux et reflux des marées, peintures translucide photovoltaïque…). Mais tout comme l’eau, elle restera précieuse. Tout équipement calculera lui même sa dépense énergétique, le bilan final étant calculé par un ordinateur destiné à cette fin. L’énergie sera alors mutualisée, on aura le droit à une quantité d’énergie par individu ou par entité. Le reste se monnayera. La monnaie ne sera plus que virtuelle, on payera d’abord avec des cartes puis avec un simple numéro, puis par lecture de l’empreinte digitale ou de l’iris. Plus tard, une puce universelle sera implantée sous la peau. Il suffira de sortir d’un magasin avec les articles en mains et le total sera automatiquement débité de notre compte. Mais la plupart du temps, ce que nous désirons sera directement acheminé jusque chez nous, parfois amené par un livreur, parfois par un système semblable à celui des pneumatiques ou des monte charge. Aussi, la venue de l’assisted-self-made changera la donne : des machines construiront au coeur de nos maisons ce dont nous avons besoin. A l’instar des «imprimantes à prototypage rapide» dont nous voyons les modèles se multiplier et se populariser, ces machines créeront sur commandes toutes sortes d’objets dans toutes sortes de matières. Ces matières au départ synthétiques deviendront peu à peu organiques ; ainsi à l’aide de programmes spécialisés, elles assembleront protides, glucides et lipides pour fabriquer de la nourriture au formes textures et saveurs d’une remarquable fidélité à la réalité ou au contraire, aux combinaisons infinies permettant d’innover sans cesse. On ne vendra plus de produit mais des programmes permettant de les fabriquer in situ. Tout sera conçu pour avoir à sortir de chez soi le moins possible.


Monsieur Soleil

Au centre des villes, il n’y aura plus d’extérieur à proprement parler ; les buildings seront bien reliés entre eux et nous nous déplacerons dans ces espaces, l’extérieur sera un milieu hostile pour ceux qui ne l’auront pas connu dans leur enfance. Les personnes capables de penser ces intérieurs auront alors une influence capitale sur nos modes de vies. La vision du futur telle qu’elle a pu être développée dans les années 70 sera bien obsolète, les cubes blancs ne seront plus un must. Le cocooning sera le style de vie, l’intérieur sera un endroit confortable et reposant avant tout. Alors que la technologie aura fait des bons prodigieux, elle sera intrinsèque et discrète, quasi invisible ; la demande sera anticipée par la machine qui sera elle-même quasi dématérialisée.

Le futur de l’électronique sera translucide, les nanotechnologies permettront de faire des circuits à l’état liquide figé ou non dans des gels ou toutes sortes de matières. Le must ne sera pas dans la possession d’une technologie de pointe lourde mais dans la plus légère. Les ordinateurs seront des feuilles transparentes ou ne seront rien du tout, seulement des hologrammes dont nous disposeront en permanence. Les intérieurs auront l’allure de spas où le bien être sera primordial. On y diffusera de l’air purifié, les plantes vertes génétiquement modifiées permettront un grand nombre d’application, de la nourriture, aux soins, à l’entretien de la maison ou à l’entretien de l’air. Des matières nouvelles feront leur apparition, notamment des gels aux capacités surprenantes. Les lits, les sols seront faits de cette substance, les réfrigérateurs seront

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Monsieur Soleil

faits à partir de ce gel dans lequel il suffira d’inclure sa nourriture pour la conserver, les bains seront pris dans ces gels autonettoyants pour limiter la consommation d’eau. Des fauteuils seront pensés dans cette matière nouvelle et des écrans y prendront des formes à géométrie variable. Ces matériaux nouveaux seront alliés avec d’autres plus traditionnels. Ainsi, une ère du bambou sera développée en raison de son faible coût de production et de ses besoins limités en ressources naturelles lors de sa croissance. Un grand nombre de constructions seront avantageusement faites avec cette graminée. Il remplacera des aciers dans les armatures des buildings aux coques des tablettes numériques. Les textiles à base de bambous seront développés intensément ; on mangera d’avantage de pousses de ce végétal.

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Le bois, la pierre, la terre, le métal feront toujours partie de notre environnement car les techniques d’approvisionnement auront évolué. Les ressources végétales et animales ne seront plus acheminées des campagnes vers les villes car celles-ci seront trop étendues. Au lieu que la ville gagne la campagne, c’est cette dernière qui sera incluse au coeur des cités. D’immenses complexes en forme de buildings de verre seront construits comme d’immenses fermes technologiques. Dans ces fermes seront produites toute formes d’énergies ; là pousseront nos végétaux, qui croitront de façon optimale grâce à la présence abondante de CO2, vitales pour eux, au centre des mégapoles ; une partie de ces végétaux alimentera les élevages nés dans les mêmes structures. Il s’agira de vaches, moutons, chèvres, cochon,


Monsieur Soleil autruches, kangourou, poissons et crustacés au départ. Ces mammifères ou ovipares seront plus tard progressivement remplacés par une grande variété d’insectes comestibles dont la production de protéine est bien plus efficace et moins onéreuse, puis seront cultivés des tissus de ces animaux directement en laboratoire. Ainsi, à partir d’un peu d’ADN, on reproduira en grande quantité telle ou telle partie charnue de l’animal désiré. De la même manière seront produits les différents organes dédiés aux greffes ainsi que le sang, le sperme, les os, les hormones, ou des membres entiers. De la même façon qu’hier des particuliers s’adonnaient à domicile aux joies de l’électronique moderne ou qu’aujourd’hui leurs enfants expérimentent avec amusement les possibilités de la programmation informatique, demain, leurs descendants s’appliqueront chez eux à tester des hybridations biologiques. La génétique sera à la portée de tous, la science du vivant aura serpenté dans les méandres de l’éthique pour arriver chez monsieur tout le monde à des fins récréatives ou créatives. Il ne sera pas rare de voir les accidents révélés de ces pratiques ou apparaître des formules vivantes inconnues jusqu’alors. La démocratisation de ces pratiques permettra des avancées prodigieuses dans ce domaine. Comme aujourd’hui beaucoup de logements sont pensés pour accueillir une station informatique, demain, un mini laboratoire prendra sa place. Le domaine de la santé sera révolutionné par l’essor du tout à domicile. Dans les grands appartements une pièce sera dédiée à la santé, les opérations les plus légères seront fréquemment effectuées in-situ. Les besoins en matériaux et espaces stériles seront croissants. Tout ce qui pourrait porter atteinte à l’intégrité physique sera banni et inexistant dans les espaces de vie. Microbes, virus, bactéries néfastes, acariens, particules, pollution seront arrêtés aux frontières des es-

paces clos par des sas. De ce fait, les organismes seront fragilisés et cela augmentera la difficulté des relations avec l’autre ou l’extérieur. Ainsi ces espaces de vie seront reliés entre eux et les séparations entre habitats ne seront plus définies telles qu’à l’heure actuelle. Comme dans la « cité radieuse », de nombreux espaces communs seront accessibles à la plupart. Les superpositions linéaires d’appartements ne seront plus au goût du jour. On trouvera dans les bâtiments d’autres pôles d’activités: salles de sport, bureaux, écoles, centres culturels, jardins intérieurs seront à différents niveaux de ces immeubles villes. La répétition sera évitée, les structures seront faites de maillages complexes d’où il sera quasi impossible d’extraire le motif. Ce motif existera pourtant, mais masqué par des dissymétries, un réseau complexe de modules évolutifs et un « langage topologique » non linéaire. On cherchera à être le plus organique possible, la mathématique qui sous tend l’ensemble devant être dissolue dans celui-ci. Un assemblage de courbes et de lignes brisées aux faux airs de fractales définira les profils de toute structure, du gros oeuvre au textile. L’excellence sera dans l’ultra fin, les matériaux nouveaux permettront de créer des meubles dont les parois seront aussi fines que des feuilles de papier mais aussi résistantes à l’usure et à la déformation qu’un verre incassable qui pourtant sera doux comme la peau d’un bébé. Les nanotechnologies y seront pour beaucoup. Ces mêmes matériaux incluront des technologies nouvelles, des écrans tactiles permettant d’en analyser le contenu, y compris pour une simple chaise ou une bouteille. Le concept de réalité augmentée sera poussé à l’extrême. Des écrans miniatures seront disposés sur les verres des lunettes, plus tard directement sur la rétine ou au sein même de nos cerveaux. Sur ces écrans défileront en permanence une mul-

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Monsieur Soleil

titude d’informations, taille, poids, quantité, nature d’un objet vu ou pensé mais aussi direction et distance d’un itinéraire ou prix d’un article. On photographiera ou filmera notre vie avec ces lunettes ou directement avec notre oeil. L’information sera stockée sur une nouvelle génération de disques durs aux capacités gigantesques externes ou internes au cerveau. Dans ces banques de données pourront être stockés les souvenirs et ainsi permettre à autrui de les lire. On y gravera nos rêves pour les faire interpréter ou se les remémorer soimême. Il sera possible de revoir défiler dans sa propre mémoire les souvenirs d’autrui, d’un être aimé ou d’un ailleul disparu. On pourra comprendre la logique d’un scientifique ou importer en nous la mémoire d’une langue que l’on veut apprendre. Dans une très large

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mesure, l’influence de l’habitat et de l’urbanisme sur nos vies sera prépondérante. Pourtant, les facteurs d’évolution de ces derniers ne seront pas forcement choisis mais dépendront de besoins nouveaux découlant de glissements lents, de changements relatifs au climat, à l’immigration, à la surpopulation, aux besoins en alimentation, à la longévité, aux catastrophes naturelles, aux besoins en énergie, et bien sûr à l’écologie. Mais l’habitat ne sera pas le seul concerné par ces mesures : les baies de serveurs informatiques, coeurs physiques de nos réseaux immatériels, en surchauffe permanente pourraient, par leur seul dégagement d’énergie, chauffer des villes entières. Certains, pour garantir un refroidissement plus efficace, et donc une rapidité d’action plus grande, seront placés proches des pôles déjà menacés par le


Monsieur Soleil réchauffement climatique, voire même dans l’espace, sur la lune ou au sein de stations satellitaires. Ces mêmes stations abriteront des pôles de tourisme qui seront l’apanage des plus riches. En effet, ce que nous appelons déjà le «space-tourisme» se fera quasi exclusivement sur de telles plateformes et non sur les planètes avoisinantes pour lesquelles le surcoût du développement des infrastructures sera prohibitif. Ces stations seront autonomes en énergie et offriront un confort analogue à celui aspiré sur terre, la pesanteur en moins. S’y rendre ne sera plus un problème à long terme car un télétransport sera possible. Cellule par cellule, des corps pourront être acheminés d’un endroit à un autre sans passer par les points qui les lient. Dès lors, ce qu’il est intéressant de considérer n’est plus le transport des êtres vivants mais celui des marchandises ou de l’énergie. Ainsi, tout point de la planète pourrait être ravitaillée en eau et les déchets directement livrés sur les points de recyclage. En effet, les réels déchets deviendront de moins en moins abondants en raison de la multiplicité des techniques de recyclage spécifique. Un minimum de ressources naturelles seront exploitées pour créer un maximum de marchandise. Tout pourra être transformé en matières nouvelles exploitables. Des industries souterraines transformeront la matière directement sous le plancher des villes et leurs productions, conditionnées sous formes de briques, serviront à tout un chacun à alimenter les machines fabricant à domicile les éléments dont il aura besoin (papier, mobilier, nourriture, textiles etc). Dans une certaine mesure, il sera possible d’échanger ce type d’information avec des animaux avec qui la communication sera alors plus facile. Les vertus légales de ce type de visionage sera de vérifier l’exactitude d’un témoignage par l’examen d’un souvenir. Certains seront capables de créer des faux et leurs services seront la cible

première des enquêteurs. Il sera également possible de contrôler par ce biais toutes sortes de machines, y compris des avatars permettant de nous seconder dans des tâches difficiles ou ingrates. Ces transmissions d’informations se feront sans liaison matérielle, se sera l’ère de la transmission de pensées. La mise à disposition de l’information et son accessibilité pour chacun sera la priorité du grand nombre. La frontière entre réel et virtuel sera dissolue parce que le monde aura accepté que le monde immatériel est une partie intégrante du monde. Les jeux vidéo ne seront plus des jeux mais une forme de réseau accessible dans lesquels se déroulent des réalités fictives récréatives. Les films auront pris cette forme et tout spectacle sera total, immergeant le spectateur dans son univers singulier. S’y mélangeront tout type de perceptions induites par les 6 sens ( incluant le sens de l’équilibre ). Des pièces spécialisées seront dédiées à cette activité au sein de l’habitat ou dans des structures spécialisées prenant en charge des groupes connectés en réseaux. Les spectacles en Live ne seront pas exclus de cette façon d’être spectateurs. Les grands musiciens ou réalisateurs, alors artistes totaux, seront connectés avec l’ensemble de leur public et transmettons en direct le fruit de leur imagination. Tout le monde aura alors vu et sentit stricto sensu le même spectacle. Prendre le contrôle des esprits sera alors aisé. C’est pourquoi personne ne sera épargné de ce type de technologie. L’ensemble des humains y sera contraint. L’hétérogénéité de la population sera grande en raison des fortes migrations. La plupart des équipements seront adaptés aux particularités de chacun. Le plus grand facteur migratoire sera dû aux modifications du climat rendant la vie hostile sur une grande partie de la planète. Les réfugiés climatiques ne trouveront

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Monsieur Soleil pas toujours de terre d’accueil sans incidence diplomatique. D’immenses villes flottantes seront alors construites et amenées au large des océans dans des zones sans appartenances territoriales. Ces îles seront organisées en dehors des contraintes liées à la préexistence de villes historiques. De telles structures seront donc plus efficaces en termes de rendement d’espace, de production d’énergie, d’agriculture. Aucun virus ou parasite ne sera importé sur ces îlots préservés. La population vivra en autarcie ou en communauté avec les îles momentanément avoisinantes. En outre, certaines d’entre elles serviront de transporteur de marchandises ou de passagers. Ces petits paradis connaitront un grand succès et le revers de leur médaille : la vie en vase clos et ce qu’elle implique. La vie en dehors des villes sera bien différente. Si les villes s’étendront sur des centaines de kilomètres, leurs hauteurs diminuant progressivement, les zones épargnées par ces densifications seront à la fois un havre où se reculer et un trou souffrant du manque d’activité. L’écologie sera pensée différemment. Une partie de nature parfois artificielle aura gagnée les villes et c’est cette nature là qui s’étendra d’abord au pourtour des villes. Les champs nécessaires à l’alimentation de la population citadine s’étendront comme une tâche d’huile au pourtour des mégapoles. La plupart de ces champs seront sous serre pour éviter les prédateurs et permettre la création de microclimats. L’agriculture sera pensée davantage comme ce que nous considérons aujourd’hui comme de l’industrie. Les endroits réellement naturels existeront toujours et seront d’avantage protégés. Toute bâtisse sera à échelle humaine et parfaitement intégrée au paysage. De nombreuses solutions seront développées à cet effet. Les façades sans murs végétaux seront rares, la plupart seront habillées de matériaux réfléchissants pour s’intégrer par mimétisme à

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leur environnement, les autres seront des habitats incolores, invisibles, translucides, souterrains, immergés, construits à même le roc ou la pierre comme le faisaient nos ancêtre mais en intégrant des notions nouvelles relatives au confort, à la production d’énergie, aux transports, à l’alimentation etc. La plupart de ces habitations seront indépendantes sur nombres de ces points, surproduisant généralement ces biens. Des problèmes évidents seront liés aux inégalités entre les populations ayant eu accès aux technologies sus citées et les autres restées sur le ban de l’évolution. Des luttes de pouvoir auront inévitablement lieu comme cela a toujours été le cas dans l’histoire du vivant. Mais les guerres seront différentes car les techniques auront avancé. Lorsque les armes ne seront pas bactériologiques, elles seront énergétiques et la menace primaire sera celle de l’extinction de tout le réseau réduisant les villes au froid et à l’obscurité. Le pire n’étant alors pas le besoin immédiat mais la sauvegarde du patrimoine, des données, des cultures in vitro, des congélations, des mémoires informatiques etc. Cette vulnérabilité n’ira pas sans un avesta d’attirail destiné à éviter ces catastrophes. L’humain lui même sera modifié en conséquence. D’abord naturellement car l’évolution des espèces est ainsi faite; il renforcera son immunité face à certaines attaques microbiennes ou sa résistance aux grands écarts de températures puis, en raison de la modification de son activité, les pieds seront de plus en plus plats, le plus petit des orteils, perdant de son utilité s’atrophiera, les os s’affineront, la bouche, la mâchoire seront réduites, le front, siège des émotions, allongé, l’intestin perdra en taille au profit de l’estomac, puis viendra l’ère des greffes non organiques. Des bras articulés, des yeux factices aux multiples applications, des coeurs artificiels ou cerveaux secondaires placés dans la boîte crâ-


Monsieur Soleil nienne ou ailleurs, dans le ventre ou sous la peau. La vie sera considérablement rallongée, à long termes, des êtres seront faits de plus de pièces de rechanges que d’organes d’origine. Des cerveaux ambulants dans des machines côtoieront les derniers humains non OGM sans que l’on puisse distinguer l’un de l’autre. L’ingestion de bactéries antioxydantes ou de nanoparticules permettra le renouvellement de cellules évitant le vieillissement des tissus.

L’humain sera alors plastique et modifiable à volonté. Un grande majorité choisira son sexe et une plus grande variété de possibles sera sur le marché. Les lois liées à l’éthique auront été contournées par des pays défrayant sans cesse la chronique. Cependant, l’amour sera toujours de ce monde. Comme depuis toujours, tout le monde aspirera à être aimé, à être reconnu comme cher à l’autre et aura toujours le désir d’étreindre l’esprit de l’être admiré.

L’amour dans ce monde est une des rares choses à ne pouvoir être modifiées. Pourtant certains jouent déjà avec les hormones…

Ces images, issues de l’imagination de l’auteur ou de la littérature, ont cependant une réalité observable: une brève recherche permet de constater que 90% de ces projets sont déjà en marche, à l’état d’embryon ou très avancés. Si c’est cela notre futur, c’est Demain...

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TOKYO

EN MODE RÉVERSIBLE hystérie et chaos comme régulateurs sociaux pauline Von kunssberg

"Au commencement du monde, il y avait le chaos, et le chaos n'est pas la médiocrité. La médiocrité est apparue à partir du moment où les hommes ont fait la distinction entre moyens de production et vie quotidienne. En posant l'existence du prolétariat, Karl Marx a ensuite figé cette médiocrité. C'est bien pour cela que le stalinisme est directement lié au marxisme. Cependant, j'affirme la valeur de Marx, il est un de ces rares génies qui se souviennent du chaos originel"

C

e passage de La course au mouton sauvage1 s’est présenté à point nommé pour aborder un article émanant de trois semaines passées récemment au Japon. Après cette courte immersion dans la ville de Tokyo, parler de l’insolite serait banal. Banal insolite. Presqu’aussi fameux que le «clair-obscur». On peut par ailleurs être lassé de l’expression, mais la prégnance de la lumière qui vous électrise sur place l’autorise. Ici donc, je dresserai un tableau impressionniste, par touches réflexives ou anecdotiques, de l’impact esthétique qu’a pu avoir ce voyage.

1

Murakami

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Tokyo en mode réversible

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’entrée, tout apparaît comme différent. Après quelques temps, on pourrait presque appliquer un principe de réversibilité -quelques exceptions confirmant la règle - entre les pratiques européennes, ou plus largement occidentales, et japonaises. Là-bas, on conduit à gauche, on emballe les cadeaux dans des étoffes précieuses (les Furoshiki, décorés par Shibori, cette technique de teinture appelée aussi Tie and Dye - on pouvait se demander comment cette mode avait débarqué, au moins sait-on maintenant d’où elle vient )... On ne fume pas dans la rue (et surtout pas en marchant1) mais partout dans les bars ; cafés ou restaurants. Dépaysement frontal, si l’on s’épargne la vue des Starbucks qui essaiment un peu partout, jouxtant même les temples et sanctuaires bouddhistes2 miraculés3 du parc Ueno. Tout cela peut sembler insignifiant, mais 1 Les panneaux «do not smoke» ou «do not smoke while walking» sont partout dans les rues, incrustés dans les trottoirs. 2 Certains classés «Trésor National» 3«miraculés» : Contrairement au bronze géant Ueno Daibutsu, XVIIe, suite à 4 tremblements de terre destructeurs (1640, 1841, 1855, et 1923), une partie du visage seule et aujourd’hui conservée.

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nous nous trouvons justement dans une culture où les pratiques et les conceptions sont extrêmement méticuleuses et puisent leur identité dans le détail. On pourrait même dire que c’est le détail dans l’art et les manières qui fonde la culture japonaise, née souvent d’une fine appropriation d’éléments en provenance des Empires voisins. Depuis les premiers siècles de notre ère, les contours de la culture nippone se sont progressivement dessinés à travers une ré-interprétation minutieuse d’imports chinois ou coréens. Et aujourd’hui toujours, les particularismes de l’île s’affirment par quelque subtilité, de langage par exemple : parlant de K.Marx précédemment, il est possible de mentionner ici que le Parti Communiste Japonais rompt avec la notion de « dictature du prolétariat » en 1976, développant ainsi l’idée propre d’une révolution démocratique et pacifique.


Tokyo en mode réversible

A partir de l’industrialisation opérée à l’avènement de l’Ere Meiji ( 1868 ), au moment où «les hommes ont fait la distinction entre les moyens de production et la vie quotidienne», cette attention portée au détail a pu dériver en une certaine surabondance de gadgets. Un gadget canalisant le moindre geste dans une ville sur-organisée ; aux antipodes du chaos originel...

Tout aussi pragmatiquement, mais plus sérieusement, évoquons ici leurs systèmes de numération, variables en fonction du contexte et des objets désignés. Des suffixes précisent la nature ( personnes, animaux -petits ou grands) ou la forme ( longue et plate ou cylindrique ) des choses... Pour compter 1 à 10 parapluies, on utilisera des chiffres autres que pour compter par exemple des jours ou des années...

Ils ont des parkings pour les parapluies et parent les toilettes de multiples options électroniques (  siège chauffant, musique, jets...). Oui, nous sommes bien en train de présupposer cette lutte effrénée contre le chaos originel comme étant un facteur structurant essentiel du modèle japonais.

Dix mille ans avant JC : déjà les artefacts exposés au Tokyo National Museum, parmi d’autres sabres et armures de Samouraïs - témoignent, par leur finesse, d’une culture éminemment portée sur la précision. Détails et attention infinie à l’agencement des choses.

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our en revenir à notre incipit, les personnages de Murakami s’enlisent parfois dans cette omnipotente organisation. Mais en l’absence de règles que chacun respecte, cette ville où s’accumulent trente millions d’habitants ne pourrait possiblement pas se maintenir, en tout cas pas en l’état : Tokyo est en effet paisible et ses quartiers restent à taille humaine. Constatant cette atmosphère de plénitude certes, mais pas de saturation, impossible d’incriminer cette lutte de fait contre le chaos. En revanche, on peut rappeler que la ville de Tokyo a été le dernier bastion des Bouddhistes avant que l’avènement de MUTSUHITO fonde une nouvelle tradition nationale japonaise basée sur le culte de l’état (shintoïsme). De son enracinement dans l’influence des bouddhistes pendant la longue période des TOKUGAWA ( Tokyo s’appelait alors Edo ), peut-être la ville tient-elle aussi ses apparences tranquilles, même au coeur des crossings trépidants tels que Shibuya, Shinjuku, Harajuku, Akihabara... ou les rues luxueuses de Ginza. Il peut y avoir à ces endroits mille personnes qui traversent le temps d’un seul feu, mais toujours les flux humains sont réguliers et normés. On parle de flux, car oui cela ressemble à une masse, mais là-bas, il s’agit bien plus d’une masse assimilée à la notion de «groupe», le groupe prévalant sur l’individu. Cette lutte contre le chaos apparaît donc comme une nécessité pour permettre au groupe de persister. Mais comment l’individu émerge-t-il au coeur de cette structure formaliste de la population tokyoïte ? Héritière de la morale des Samouraïs du Shogunat (époque d’EDO), en-

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durance et stoïcisme à toute épreuve. Aujourd’hui encore, chacun apparaît soucieux d’incarner les valeurs du pays, et s’attache à ce que l’image du Japon rayonne auprès des personnes étrangères. L’accueil y est toujours irréprochable. Tout comme les rues ou les wagons de métro sont impeccables. Au point que déjà, au bout de trois semaines, on peut se surprendre à guetter ( désespérément ) quelque aspérité. Dans les transports par exemple le silence est saisissant, interrompu simplement par les intermèdes mélodiques annonçant chaque station (l’environnement sonore y est d’une manière générale beaucoup moins agressif que dans les villes occidentales). L’accueil y est toujours irréprochable. Nous avons énormément échangé, par dessins interposés, car la pratique de l’anglais n’a pas l’air si répandue (il semble que l’enseignement se concentre sur l’écrit, similitude, rare, avec la France ?). Comme ce soir-là dans un bar du quartier de Ginza, au premier étage toujours s’essayer dans les étages, beaucoup de lieux étonnants n’ont pas forcément pignon sur rue. Assis au milieu d’un minuscule espace saturé de figurines, posters, peluches et horloges aux coucous remplacés par des personnages de Hayao Miyazaki (ces Cuckoo Clocks originaires de la forêt noire en Allemagne), nous nous sommes vus offrir des affiches de cinéma originales de films d’animation des studios Ghibli. Nous avons aussi visionné des épisodes de la série One Piece qui défend son succès depuis 1999 et fédère de manière transversale (on voit des figurines ou des images de la série partout) et transgénérationnelle les Tokyoïtes.


Tokyo en mode réversible

Page titre et page intérieure du volume 8 du manga de Hokusai.

Le Manga est un véritable vecteur social, non ignoré des institutions officielles : voyez Koban, la mascotte de la Police Nationale, ou encore l’aménagement du métro : sur certaines lignes, les sonneries précédent la fermeture des portes ne sont autres qu’un découpage de bandes originales d’animés. Si l’on parcourt toute la ligne, on entendra la piste musicale complète. On est donc passé par les détails historiques, puis anecdotiques pour arriver enfin à des considérations esthétiques. Le Manga cumule par touches ces propriétés historiques, anecdotiques, filées dans des séries entières (One Piece perdure depuis plus d’une dizaine d’années avec 585 épisodes !), et se présente à lui seul comme un tableau impressionniste de la culture japonaise. Parler de la culture Manga au Japon serait presqu’aussi banal que l’insolite.

Mais si l’on s’attache à ce que révèle ma citation de départ sur la notion de médiocrité, il est peut -être possible de s’interroger sur un débat qui anime le Japon sur le statut du Manga. Terme générique désignant un «dessin non abouti» ou une «image dérisoire», une esquisse pour ainsi dire, connu en Occident depuis les estampes grotesques de Hokusai1. le Manga désigne donc tout produit visuel (le dessin animé notamment), rappelant ces bandes dessinées plus anciennes.

1 Hokusai Manga, ouvrage publié en Occident à partir de 1854

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our parler des dessins animés japonais, le terme d’animé est reconnu plus spécifiquement. Le terme d’»Animation» s’en reporte, lui, aux films en provenance des Etats-Unis.

The word ‘anime’ is just a truncation of the word ‘animation’and, as such, when it is used in Japan, can refer to any kind of animation. However, when used by English-speakers, ‘anime’is generally used specifically to refer to animation from Japan, usually of the hand-drawn variety (or at least appearing as such) that falls within a range of styles1

La distinction de langage induit une nécessité de démarcation entre les deux genres. L’animé est héritier des modes de production développés par les Etats-Unis, et ne le renie pas. ...The ‘animated cartoon’ as one of America’s ‘four major indigenous art forms’2 Les Etats-Unis revendiquent donc l’animation comme l’une de leurs formes d’art national majeures. Au Japon en revanche, le débat sur le statut de l’animé comme forme artistique est vif. Ses détracteurs lui reprochent ses aspects commerciaux. Sa vocation de divertissement, ses déclinaisons dans des formats de séries télévisées et ses extensions (sous forme de produits de merchandising) sont supposées incompatibles avec les principes d’authenticité et de droits d’auteurs définissant là-bas l’art contemporain. Mais peut-être peut-on voir aussi dans cette frilosité le fait qu’il soit directement héritier des Etats-Unis. Le traumatisme des conflits entre les deux pays au XXe siècle étant encore vif.

1 Brian RUH dans Berra Directory of World Cinema Japan 2 Paul WELLS, Animation and America, 2002

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Cependant, le Manga est un véritable vecteur social et presque une fierté nationale. Et si ses méthodes de production ont été développées aux USA depuis les frères Fleischer jusqu’à Disney, l’esthétique des Mangas japonais témoigne d’une appropriation du genre réussie. Le Character Design par exemple, imitant le style de leurs bandes dessinées, avec leurs contours noirs souvent épais rappelle l’art de la calligraphie. Mais surtout, la dramaturgie se rapporte à des mécanismes éminemment japonais. Je ne me hasarderais pas à une approche dialectique, mais plutôt proposerais-je ici une interprétation d’ordre sociologique. La culture du travail et les conventions sociales japonaises s’exercent dans une permanente rétention de l’individu. Pour affirmer leur existence, les gens ont besoin d’espace pour exulter. D’où certainement l’engouement, toutes générations confondues, pour le karaoké. C’est une façon de se l’expliquer : nécessité d’exprimer ses sentiments, de lâcher prise, et d’affirmation de soi. De même, la dramaturgie du Manga se développe dans de longues séquences de langueurs sentimentales, d’affrontements violents, de dialogues hystériques : vocation d’exutoire. Si l’on prend l’exemple de ONE PIECE, les personnages centraux construisant l’équipage du capitaine Luffy sont toujours charismatiques, avec des traits de caractère forts : nécessité d’affirmation de soi (dans la bande son, chacun des protagonistes est associé à une mélodie qui lui est propre) ; tandis que les personnages secondaires ou non récurrents sont souvent léthargiques et destructeurs du groupe.


Tokyo en mode réversible

Vu sous l’angle d’une approche sur l’art, si la médiocrité est la distinction entre moyen de production et vie quotidienne, alors l’idéal pourrait bien résider dans la devise du mouvement FLUXUS (dont Yoko ONO est l’une des principales figures) «l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art». Or les ressorts esthétiques et dramaturgiques de l’animé sont directement ancrés dans des problématiques sociologiques d’exutoire, de catharsis, rendant la vie possible pour l’individu, et la survie possible pour le groupe. Pour entrevoir le Manga, et plus précisément l’animé comme une forme d’art, et résoudre ce débat, il s’agirait donc d’assumer la provenance américaine des modes de production. Car dans ses formes d’écriture et visuelles, l’appropriation de l’»animated cartoon» est effective. Et enfin, pour continuer sur l’exemple de ONE PIECE, la strucure de chaque épisode en revient perpétuellement à la résolution d’une situation chaotique. Le chaos originel rassemble le groupe et est l’occasion pour les personnages de s’illustrer dans leur unicité et atouts personnels. Parlant du chaos, vocable religieux, permettons-nous pour finir un retour à Marx avec son assertion «la religion est l’opium du peuple». Et l’on retrouve cette vocation de régulateur social. D’ailleurs si l’animé n’est pas une religion, elle en adopte les mécanismes cultuels, iconographiques et salvateurs de l’individu.

exposent les figurines des différentes séries. Succès commercial donc (les 585 épisodes de One Piece sur 15 saisons, articles de mode et de merchandising associés innombrables), mais formes esthétiques, dramaturgiques structurées par une vision purement japonaise et structurante des particularismes sociaux du pays (vertu d’exorciste d’une société en permanente rétention, métaphore religieuse filée - Alleluia... Donc pourquoi ne pas associer le statut de forme d’art à ce succès commercial ? D’ailleurs les notions d’auteur et d’authenticité peuvent bien se rencontrer dans l’art contemporain, malgré des modes de production collectifs ou parcellisés (voyez les timelaps video sur le site de Damien Hirst, c’est bien tout un studio qui travaille à l’exécution de ses Oeuvres). L’animé vu comme forme d’art national au Japon n’aurait plus qu’un obstacle à franchir en assumant ses origines américaines. Sachant que l’histoire du Japon et l’érection de sa culture sont jalonnées d’imports extérieurs, sachant que les séries télévisées sont adaptées dans des formats cinéma (long métrage ONE PIECE sorti en 2013), sachant que les studios Ghibli ont leur musée, on peut penser que, si le débat existe toujours, la reconnaissance du Manga comme forme d’art non contestée, est en train de s’opérer de manière performative...

Chaque pouvoir surnaturel des personnages est associé à une formule transcendentale (énoncée de manière quasi hystérique. «gomu gomu no red hawk, gomu gomu no gatling gun» de Luffy dans One Piece, comme le «kamé hamé ha» dans Dragon Ball.) Dans le quartier de Akihabara, des showrooms

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VIV


VRE


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L’ESTHÉTIQUE DE LA

NUANCE

Je dois confesser d’emblée mon absence d’objectivité : je suis passionnée par la littérature du 19ème siècle : la plus pure représentation du Beau en écriture. J’ai choisi ici le biais du registre fantastique avec la superbe nouvelle dont je vous recommande la lecture : La Morte amoureuse, de Théophile Gautier.

STÉPHANIE GOUSSET

I

l serait vain de prouver la grande beauté de ce texte : c’est subjectif mais tout de même communément admis. Je vais essayer de montrer un aspect de cette écriture : tout est dans l’art de la nuance. Quand je dis nuance, c’est cette espèce d’entre-deux, ce je-ne-sais-quoi qui empêche de trancher entre le rêve et la réalité. Il y a constamment une zone d’ombre, qui détruit le manichéisme bien-pensant trop répandu malheureusement. Sous forme d’hommage à Gautier, je traiterai de l’esthétique de la nuance, fondement du thème du vampire qui entraîne son lecteur dans une rêverie romantique et le confronte à

ses propres contradictions, mettant en lumière la complexité de l’Humain. Le thème du vampire est ancien et a trouvé ses lettres de noblesse au XIXème siècle. C’est à cette période que le mythe fort en érotisme du mort suceur de sang a été construit durablement. On le doit au roman gothique anglais qui se définit par un mélange de sentimental et de macabre. C’est là la profondeur du genre d’ailleurs. À l’origine, le personnage stéréotypé du vampire appartient clairement au registre fantastique. Il apparaît dans de nombreuses nouvelles, voire dans des romans, comme le fameux Dracula de Bram Stoker.

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L’esthétique de la nuance

Le fantastique se fonde sur un principe simple : l’intrusion de l’étrange dans un contexte réaliste. Le narrateur, qui s’exprime souvent à la première personne, se trouve en proie au doute : ce qu’il vit est-il réel ou fictif ? Tout est dans l’entre-deux, dans la nuance. Le roman gothique et le fantastique sont alors indissociables du mouvement romantique. Les auteurs ont souvent versé dans les deux domaines, comme Lord Byron. On y trouve les thèmes chers du romantisme : la fascination pour le passé ( antiquité et moyen âge notamment ), la fuite du temps, la mélancolie inexpliquée, l’ennui... Le narrateur, souffrant du taedium vitae, va voir son quotidien ennuyeux bouleversé par une rencontre surnaturelle : esprit, fantôme, vampire... Cette aventure le conduira dans un voyage temporel. Le décor est un magasin d’antiquités, une demeure obscure et isolée, une église de campagne, le tout si possible près de ruines témoignant d’un passé lointain. Le roman gothique se complait plus facilement dans l’horreur, sorte de revers sombre de la médaille merveilleuse. La Morte amoureuse s’inscrit parfaitement dans la définition du fantastique. Un rapide résumé le prouve. Romuald, prêtre de son état, décide de raconter une aventure mystérieuse qui lui est arrivée dans sa jeunesse, au moment de rentrer dans les ordres. Il fait la rencontre d’une jeune femme, courtisane, d’une beauté époustouflante. Celle-ci s’avère remplir toutes les caractéristiques de la vampire : érotisme, buveuse de sang, vivant la nuit et immortelle ( plus exactement morte déjà plusieurs fois ). Elle repose dans un tombeau. Entre elle et le jeune prêtre vont se nouer des liens amoureux. Ce dernier va faire l’expérience d’une double vie : prêtre le jour, amant la nuit. Il faudra faire

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un choix. Toute l’œuvre nous fait ressentir le déchirement des personnages et va tendre vers ce choix douloureux. La beauté et la profondeur de La Morte amoureuse viennent d’une esthétique de la nuance qui se traduit de différentes manières. L’auteur a en particulier travaillé les nuances de couleurs. Y prédominent les couleurs chatoyantes : le rouge, le vert et l’or. Gautier se rêvait peintre, il l’a été dans l’écriture apportant des touches de sens avec son pinceau. Symboles de l’orientalisme dont il était proche, ces tons se rapportent principalement à la jeune femme vampire, Clarimonde : « je la voyais étincelante des couleurs du prisme, et dans une pénombre pourprée comme lorsqu’on regarde le soleil ». Pleine de vie quand elle est proche de son amant, les lèvres rouges, les joues roses, les yeux verts, elle prend la froideur des couleurs minérales quand son amant s’éloigne d’elle. Elle étincelle et exerce par ce jeu de couleurs un pouvoir d’attraction machiavélique sur le jeune prêtre au point de le rendre presque « aveugle ». Il s’agit ici de créer l’image typique de la femme fatale démoniaque, idéal de beauté et créatrice de passion. Cette première apparition de Clarimonde la place dans l’orientalisme rehaussant ainsi son caractère mystérieux. Elle aura dans le texte toutes les nuances de ces couleurs, allant jusqu’au «nacarat», couleur rouge clair entre cerise et rose avec des reflets nacrés. Elle évoque le danger de la passion et est elle-même sensible à la couleur pourpre du sang de son amant qu’elle obtient en le piquant d’une aiguille dorée. À cela s’opposent les non couleurs et les teintes


L’esthétique de la nuance

La mort de Sardanapale par Eugène Delacroix (1827), considéré comme le manifeste de l’orientalisme

plus sombres dans un jeu de clair-obscur. La pâleur de Clarimonde dans son suaire blanc immaculé est nuancée cependant par une petite goutte de sang au coin de sa bouche lorsque Romuald va profaner sa tombe pour la faire disparaître définitivement. Le jeune prêtre est davantage dans des tons froids. Progressivement, il va s’envelopper de noir, le presbytère et l’église vont s’assombrir. La lumière qui le guide le fait sortir de la prêtrise et entrer dans la débauche. Le clair-obscur se déplace donc au fil du texte : lumière sacrée au début, lumière démoniaque à la fin ; clarté de ses connaissances et de sa vocation qui se trans-

forme en doute par l’apparition mystérieuse de ce vampire. C’est flagrant lors de leur première rencontre au moment de son entrée dans les ordres : « j’aperçus devant moi [...] une jeune femme d’une beauté rare et vêtue avec une magnificence royale. [...] J’éprouvai la sensation d’un aveugle qui recouvrerait subitement la vue. L’évêque, si rayonnant tout à l’heure, s’éteignit tout à coup, les cierges pâlirent sur leurs chandeliers d’or comme les étoiles au matin, et il se fit par toute l’église une complète obscurité. La charmante créature se détachait sur ce fond

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L’esthétique de la nuance

d’ombre comme une révélation angélique ; elle semblait éclairée d’elle-même et donner le jour plutôt que le recevoir ». Au-delà de cette opposition de couleurs, il y a un jeu sur le jour et la nuit. Romuald, prêtre, est un homme du jour, alors que Clarimonde, vampire, est une femme de la nuit. Traditionnellement, c’est le jour qui symbolise la vie, assez logiquement. Or une inversion du cliché s’opère subtilement. Plus Romuald va aimer Clarimonde, plus sa vie va réellement se dérouler la nuit. Vide et sans vie le jour, Romuald découvre sa vitalité le soir. La jeune femme l’attire de plus en plus dans son monde nocturne. La prise de conscience de l’ecclésiastique se fait dans la pénombre, avec pour seule lumière celle qui émane de la morte. Le terme de « mort-vivant » prend ici tout son sens : c’est au plus proche de la mort, dans le sombre labyrinthe de la nuit, qu’il éprouve sa vie.

Plus métaphoriquement, ce clair-obscur symbolise donc le doute. Romuald croit connaître la vérité, mais jamais il n’en aura la certitude. Déjà évoquée au-dessus, il était sûr de vouloir vivre loin du monde. Or, sa vocation de prêtre est ébranlée dès son ordination à la vue de Clarimonde. Elle l’éclaire sur un nouveau monde qui par ricochet place dans l’ombre celui de l’église. D’autre part, La Morte amoureuse est un récit rétrospectif. Romuald, âgé, nous raconte ce qu’il a vécu plus jeune. Même après tant d’années, il ne sait pas si c’était la réalité. Car après tout, la nuit est aussi le moment du rêve. Rien ne prouve que tout cela n’était pas un fantasme du jeune prêtre en proie à des doutes bien légitimes concernant son choix de vie. Le récit va constamment alterner entre rêve et réalité, parsemant des indices tantôt pour l’un tantôt pour l’autre. Romuald le dit très clairement : il

Couverture de la réédition de 1905 par Albert Laurens.

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L’esthétique de la nuance

ne sait pas si ce qu’il raconte est vrai. Le lecteur fera son choix. C’est une des forces du genre fantastique : le propos est nuancé, provoquant chez son lecteur même un doute et donc une réflexion. Le but n’est pas de le terroriser, mais simplement de susciter une angoisse proprement romantique. Cet effet est accentué par le choix du récit rétrospectif, à la manière d’une autobiographie fictive. Le lecteur est plongé dans la mémoire du narrateur auquel il s’identifie d’autant plus. Une empathie nait alors, désarmant encore davantage le lecteur quant à la véracité de l’histoire. Or cet entre-deux est souvent oublié. Prenons Twilight, sorte d’avatar du fantastique populaire aujourd’hui. Le récit est immédiat. Certes il est à la première personne, du point de vue interne. Cependant, il n’est pas rétrospectif, il est instantané et, si je puis me permettre, au premier degré. Qui irait croire que les vampires se promènent actuellement un peu partout ? Le mythe du vampire perd alors de sa crédibilité. Car ce qui le rend crédible et efficace, c’est paradoxalement sa potentielle existence, c’est le doute que chacun peut avoir, bien qu’on sache que ça n’existe pas. L’esthétique de la nuance de Gautier apporte de la profondeur à ses personnages grâce au symbolisme, mais également au mythe du vampire qui sert le propos de l’auteur. Ce choix esthétique cache, en effet, une réflexion profonde dont nous n’aborderons malheureusement qu’un petit aspect. Twilight, au premier degré, construit une vision manichéenne du monde, bien pauvre. Gautier dépasse cette conception simpliste. Ses personnages principaux sont ambivalents. On l’a déjà vu plus ou moins. Romuald est censé incarner la pureté, la perfection divine

sur terre. Ses sentiments sont au début du texte pleins de respect envers l’institution et de certitude : il affirme avoir toujours voulu être prêtre. Et pourtant, il a suffi d’une femme, d’une incroyable beauté, pour que tout s’effondre. Et ce en un regard. On est loin du héros traditionnel. Il représente davantage l’homme romantique en proie à des sentiments violents, partagé entre la raison et l’émotion. En témoigne son attirance irrépressible pour la jeune femme, le conduisant même à risquer un baiser alors qu’il doit veiller son corps mort. Difficile frontière Éros et Thanatos... Il n’en est pour autant pas un anti-héros car il ne présente pas de défaut majeur. Il est profondément humain. Clarimonde est envoûtante, même pour le lecteur. Courtisane mais femme d’élégance, éclatante mais femme de l’ombre, pleine de vie, mais femme morte... Il en est des nuances pour ce personnage ! Gautier brosse le portrait d’une femme maléfique complexe. En effet, elle se trouve prise à son propre jeu, lorsqu’elle hésite à prendre le sang dont elle a besoin pour vivre à cause de ses sentiments. Ce personnage semble déchiré lui aussi entre sa nature profonde et ses sentiments. On retrouve encore ce thème fréquent au 19ème siècle. Humain ou vampire, nous luttons constamment contre notre nature. Cette ambivalence se trouve dans son prénom : clari-monde, paradoxal pour celle qui vit dans le monde des morts. Mais c’est surtout que ce personnage éclaire les autres. Elle lève le voile que Romuald avait sans le savoir devant les yeux. Elle le fait naître à la vie et illumine sa nouvelle voie. Elle est au sens propre un « monstre », celui qui étymologiquement « est montré » du doigt à cause de sa différence et qui « montre » de par sa différence.

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L’esthétique de la nuance

Pris dans leurs contradictions, les personnages mettent en valeur le thème essentiel de cette nouvelle : l’amour. De nouveau, nulle comparaison possible entre l’eau de rose de Twilight et notre récit. Ici, on est écartelé entre la vie et la mort, l’attirance et la répulsion, le tout se télescopant dans le classique Éros et Thanatos ( amour et mort ). Éros, la pulsion de vie par le biais de l’amour et de la sexualité, Thanatos, la pulsion de mort, sont cependant indissociables selon la psychanalyse ( qui naît au 19ème siècle en partie grâce aux interrogations intimes des romantiques ). Chez Gautier, l’amour, au sens platonique et sexuel, est source de vie et source de mort. Si Clarimonde ouvre les yeux de Romuald, c’est grâce à l’Éros. L’amour va le ramener à la vie. Cependant, ce couple est intimement lié à la mort. Clarimonde a besoin de son amant pour vivre, mais elle hésite à prélever ce sang si précieux. Elle sait que son amour peut la conduire à tuer Romuald ou à se tuer elle-même d’inanition. Même principe pour le prêtre : il se dit prêt à mourir en donnant son sang à sa maîtresse par amour ; il fera le choix de la tuer et de rester dans les ordres. L’amour se situe donc dans cette zone d’entre-deux, avant que ne se fasse le choix irrémédiable. Enfin, cette esthétique de la nuance a cela de séduisant qu’elle s’écarte volontairement de la morale. Le but n’est pas de nous montrer des héros sûrs d’eux qui ont fait les bons choix. Il s’agit de s’interroger sur la complexité humaine, sur ce qui nous rend si intimement fragiles, ce bref moment où l’on sait que l’on a basculé, mais vers quoi ? Gautier ne moralise en rien son discours. À aucun moment, il n’émet de jugement sur les personnages. Le seul personnage moralisateur est un prêtre qui amène le narrateur à exorciser Clarimonde pour l’empêcher de nuire. Au centre de ce dispositif litté-

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raire se trouve le lecteur. Jouissant d’une pleine liberté, celui-ci peut choisir sa nuance préférée. Romuald a-t-il vécu ou rêvé cela ? Aurait-il dû préférer Clarimonde à l’église, les émotions à la raison ? Chaque lecteur y trouve son compte. Le récit reste pleinement ouvert. Encore une fois, ce n’est pas le cas dans les œuvres de fantasy ou dans Twilight qui ferme le champ des possibles et de la rêverie. Difficile de parler aussi bien de l’Homme après le 19ème siècle. Les auteurs majeurs ont su écrire l’indicible. La beauté de Clarimonde en est une preuve. La langue de Gautier parvient à décrire sa beauté envoûtante alors que d’autres ont échoué : « Oh ! comme elle était belle ! Les plus grands peintres, lorsque, poursuivant dans le ciel la beauté idéale, ils ont rapporté sur la terre le divin portrait de la Madone, n’approchent même pas de cette fabuleuse réalité. Ni les vers du poète ni la palette du peintre n’en peuvent donner une idée. » Sa réussite est due en partie à son écriture ambivalente, qui effleure sans déflorer, laissant une liberté sans égale au lecteur.


L’esthétique de la nuance

La Morte Amoureuse, aquarelle sur soie, 1910 par Charles Conder

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L’ECO STREET

ART MADELEINE FILIPPI

De drôles de choses apparaissent dans nos grandes villes… Avez-vous remarqué ces dessins à la boue ou de mousses végétales, ces arbres et statues recouverts de tricots ? Le Street Art Eco Friendly est né !

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L’eco street art

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es premiers graffitis grécoromains au Street Art tel que nous le connaissons aujourd’hui, cette pratique artistique a su se faire l’estampille de l’engagement des artistes. Cet art de la rue a porté des contenus idéologiques très diverses et à toujours su se faire le visage des évolutions sociétales. Quoi de plus naturelle donc que l’idéologie écologique vienne y faire son entrée. En effet depuis quelques temps on assiste à l’émergence de nouvelles formes de Street Art, clairement ancrées dans la tendance actuelle de l’écologie. A l’heure du Bio, du naturel, de la protection et de la restriction, le Street Art mute ! C’est prise de conscience est intimement liée sur le constat qu’il ne suffit pas de planter des espaces verts pour faire une ville respectueuse

de l’environnement. Le Street Art fait peau neuve et redore son image. L’enjeu ici est de comprendre l’origine de cette transformation, ses ambitions et ses moyens d’actions. Le point de départ est à chercher du côté de la « Guerilla gardening », mouvement d’activisme politique né aux Etats-Unis destiné à rendre sa place à la verdure dans les grandes villes et défendre les réformes agraires à travers des séries d’actions de jardinage. Artistes et activistes se partagent alors les mêmes terrains de jeux. Forte de l’idéologie même du Street Art comme revendication, les artistes s’inscrivent dans cette volonté de réveiller la conscience écologique et vont naturellement concevoir de nouvelles techniques avec pour leitmotiv : un art qui embellit mais ne pollue pas !

Grow - Anna Garforth

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L’eco street art Adieux aux bombes aérosols, marqueurs, aérographes etc. ; bienvenue aux matériaux organiques et biodégradables ! Actuellement on observe quatre principales tendances de l’Eco Street Art. La forme sans doute la plus rependue est le moss tags, dont les figures les plus célèbres sont Gaby, Anna Garforth et Edina Tokodi. Vous avez d’un côté les Ayatollah du Street art écolo qui n’utilise que de la mousse ou du gazon dont les plus célèbres sont l’artiste hongroise Edina Tokodi qui officie dans le quartier de Brooklyn avec ses comparses du Collectif Mosstika Urban Greenery. L’on peut citer aussi, Gaby, vous découvrirez au gré de vos balades dans le quartier de la Bastille ses Eco graffitis. Il enduit de colle entièrement bio (fabriquée à l’aide de farine, de bière, de yaourt et de sucre) de la mousse et l’applique sur un mur. Pour donner un graffiti qui est entière-

ment naturel. La mousse est récupérée directement au Bois de Vincennes ainsi pas de malus sur le transport ! La particularité de ces puristes réside aussi dans le choix du motif exclusivement végétal, animal et quelques représentations d’êtres humains. Puis de l’autre côté, il y a les modérés. Ils acceptent la présence de matériaux biodégradables (papiers, cartons etc.). Anna Garforth sème à Londres ses Eco tags. Elle réinterprète la démarche originale du tag en travaillant sur le mot et la lettrine. Ses messages sonnent comme des sentences, des verdicts et emmènent le citadin à réfléchir sur son rapport avec la sphère naturelle. Dans le même optique l’artiste martiniquais Nuxuno Xän prend comme point de départ un élément naturel (arbres, buissons etc.) pour imaginer ses collages.

Nuxuno Xän à Fort De France, Martinique

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L’eco street art

Mud Stencil par Jesse Graves

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L’eco street art Tout l’intérêt des moss tags réside dans cette grande diversité et dans l’aspect évolutif des œuvres. Au fur et a mesure que la mousse grandit, l’œuvre s’étoffe et s’anime, pour finalement disparaitre. Autre matériau écologique utilisé, la terre, sous forme de boue. Cette pratique appelée le Mud Stencils est utilisée notamment par l’artiste américain Jesse Graves. Vous apercevrez ces graffs au Milwaukee dans Wisconsin. Il créé des graffs à l’aide de pochoir et de boue, utilisée comme de la peinture. Les motifs sont les mêmes que pour le moss tag, cependant le mud stencils permet plus de liberté sur le travail de la couleur. Selon le type de terre utilisé vous obtiendrez des nuances d’ocres différentes. Cette tendance rapproche le graff avec l’histoire de la peinture et du pigment. Pour l’artiste Jesse Graves le mud Stencils est la technique la plus écologique car la plus éphémère. Une averse et les œuvres disparaissent !

La troisième technique utilisée est le Reverse Graffiti, c’est-à-dire le graffiti inversé. Le principe est simple. Au lieu d’apposer une couche de peinture, on nettoie les espaces encrassés des villes. Pour exécuter une œuvre, il vous faut de l’eau, des chiffons, des pinceaux ou un nettoyeurs haute pression, un peu de détergent et savoir jouer avec les contrastes. Cette pratique ne se contente pas de faire réfléchir les citadins sur leurs rapports à la nature mais dénonce clairement la pollution urbaine. Les artistes les plus emblématiques du reverse graffiti sont le brésilien Alexandre Orion et l’anglais Moose. Le premier avait graffé des crânes humains dans le tunnel qui mène à l’artère principale de Sao Paolo, ce qui a contraint la police municipale à nettoyer complètement le tunnel pour se débarrasser du graff de l’artiste. Tandis que l’artiste Moose se plait à faire apparaître des forêts et des plantes dans les tunnels et parkings.

Sardine Run, Durban, Afrique du Sud, par Martin Pace, Stathi Kongianos, JP Jordaan et Nick Ferreira, aka The Dutch ink

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L’eco street art Le Reverse Graffiti dénonce la pollution dont nous sommes responsable. Cette technique a fait tant d’émule que le marketing s’y attaque parce que c’est écologique et économique. Ainsi à côté de véritable œuvres d’Eco Street Art vous apercevrez des logos et graffs promotionnels de différentes sociétés (Domino’s Pizza, IBM etc.). Enfin, on ne peut décemment pas parler de Street Art écolo sans évoquer le Yarnbombing aussi nommé le Street Tricot. A l’instar des précédentes techniques il est pacifiste, s’inspire de la guérilla gardenning et investie l’environnement urbain de manière poétique. Né en 2005 au Etats Unis il apparaît avec le collectif Knitta Please ! Depuis, vous pourrez rencontrer ces créations emmaillotées à Montréal avec le groupe Yarn Corner en passant par Christine Pavlic à Vienne ou encore le Collectif France Tricot qui dégaine ses pelotent entre Paris, Lyon et Nice.

A l’origine, le tricot était utilisé pour protéger et pointer du doigt une nature en danger. Puis maintenant, tout le mobilier urbain se fait prendre dans les files de nos tricoteuses, ce qui créé un cocon au sein de nos grandes villes. Les œuvres de Yarnbombing sont pleines d’humour et poétiques. Elles nous rappellent qu’il peut être bon et agréable de vivre en ville. Nombreux sont les collectifs à intégrer à leurs créations des plantes à la manière de micros jardins pouvant être accrochées à un feu tricolore ou un panneau de signalisation. Le Street Art écolo a de beaux jours devant lui, de par sa richesse de possibilités de création et de son ambition écologique en adéquation totale avec notre société. Il est fort à parier qu’il fasse de plus en plus d’adeptes puisqu’il est moins risqué de le pratiquer. En effet est difficile pour les pouvoirs publics de punir pour ce type de d’interventions. De plus, le tournant numérique qui s’opère est en passe

The 99 Trees of the Blanton’s Faulkner Plaza, Austin, Etats-Unis, Knitta, Please

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L’eco street art de se populariser. Il va sans aucun doute offrir de nouvelles perspectives. Internet est depuis longtemps déjà un outil au service du travail de ces artistes, avec la création de sites spécialisés de blog d’artistes pour diffuser et faire connaître leurs œuvres. Mais des technologies bien plus innovantes ont vu le jour telles que le graff en réalité augmentée, dont l’application la plus célèbre est celle développée par Apple « TagDis », qui permet de créer des tags virtuels qui n’altèrent en rien la ville et la créativité de l’artiste. Ainsi vous pourrez, si le cœur vous en dit, tagger la Tour Eiffel, la Mona Lisa ou un Véronèse sans risque ! Il existe aussi le GML (graffiti markup langage). L’application pour I.phone FatTag, pionnière dans le genre, permet de créer en trichromie et à l’aide une palette d’outils un tag directement sur son téléphone. Le logiciel GML créé une copie nu-

mérique du graff, ce qui permet à l’artiste en herbe de projeter et capturer ensuite son œuvre où il le désir. L’aspect esthétique de cette tendance « Eco Friendly » n’est pas la seule évolution du Street Art actuel. Il y a véritablement une refonte du processus même. Nous sommes loin de la définition d’André Rouillé du Street Art : avec cette idéologie écologique il est en passe de rompre avec son principe d’individualité. Les artistes se groupent en collectif, la signature de l’artiste a quasiment disparue. A la manière de la pensée existentialiste, le « je » se réuni dans une entité plurielle avec une idéologie universelle.

Plus d’information L’Eco Street Art est à suivre de près, vous pouvez d’ailleurs y participer en suivant les tutorats sur internet ou en intégrant un groupe de Guérilla Gardenning ! http://www.guerilla-gardening-france.fr/ Site internet des artistes : Anna Garforth : Nuxuno Xän : Jesse Graves : The Dutch ink : Mosstika : Knitta, Please

www.annagarforth.co.uk/ nuxunoxan.blogspot.fr/ www.jessegravesart.com/ www.dutchink.co.za/ www. http://mosstika.com/ www.magdasayeg.com/

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L’eco street art

Rethink- Anna Garforth

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L’eco street art

The new eco-nomics - Anna Garforth

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L’eco street art

Hungarian Cattle, Brooklyn, 2008, Mosstika Urban Greenery

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L’eco street art

Moss Stencil For MTV Brazil, Brooklyn, 2009, Mosstika Urban Greenery

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Reportage

MONDIAL DU

TATOUAGE

Quand le tatouage est mis à l’honneur au CentQuatre à Paris, cela donne 3 jours de création et d’échanges du 22 au 24 mars 2013. Cela faisait 13 ans que passionnés et tatoueurs attendaient cet événement, le dernier ayant lieu au Trianon en 2000. Pour le plaisir des yeux et des amoureux, suivons quelques arroseurs et arrosés du tatouage…

texte et photos PAR MARIE MEDEIROS

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ous l’impulsion de Tin-tin ( Tintin tatouages, Paris ) et de Pierro ( La cour des miracles, Toulouse ), 280 artistes venus des quatre coins du globe se sont installés au CentQuatre, l’espace de trois jours : du jamais vu en France. Vendredi 22 mars, il est 11h et les stands finalisent leur installation avant l’ouverture officielle à midi, on aperçoit bien sûr l’équipe de chez Tin-tin tatouages et, Issa, grand sourire, papote avec nous quelques minutes, avant de peaufiner les derniers détails pour accueillir les néophytes ou juste les curieux qui vont peutêtre réaliser leur premier tatouage pendant ces trois jours. « Ya une grande salle avec toutes les stars du tatouage et nous n’avons pas voulu leur voler la vedette, alors nous avons un plus petit stand. En te baladant, tu verras qu’il n’y a pas que beaucoup de tatoueurs mais quasi-

ment tous les meilleurs tatoueurs du monde. L’occasion est hyper rare et nous profitons de ce moment pour montrer un peu ce que nous faisons. Tu peux voir une émulation énorme pendant cet événement. Sur trois jours, c’est super concentré, avec toute la diversité de tatoueurs qu’il y a, ce sont plein de styles représentés. Tu découvres des choses enrichissantes et ce pour tous le monde : du professionnel à l’amateur. Tu crées des liens avec des gens, tu mets des visages sur des noms, même pour moi qui suit tatoueur depuis 10 ans ». De Montréal en passant par le Brésil ou encore le Japon, tout le gratin est présent, avec une ambiance bon enfant. Les portes s’ouvrent et c’est un véritable ras de marée humain. Très vite, toutes les tables de tatouages sont envahies ; le travail commence dans un esprit concentré et jovial.

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Reportage

C’est à ce moment que je vais voir Karl Marc, tatoueur depuis 15 ans, officiant chez Mystery Tattoo Club avec qui j’avais un projet de tatouage en stand by… Karl est d’origine américaine, un enfant de la Californie, expatrié depuis 5 ans à Paris, par amour pour la Seine, ses musées et la beauté de la vie française. Son style est inspiré des aquarelles japonaises et de l’art abstrait. Comme un enfant, les yeux plein d’étoiles, il me confie, « Venir ici c’est pour moi, avant tout, l’opportunité de rencontrer d’autres tatoueurs aux chefs d’œuvres qui viennent des cinq continents. J’ai pris volontairement un seul rendez-vous aujourd’hui pour pouvoir rencontrer d’autres collègues et prendre le temps de regarder leur travail, de m’en inspirer ou encore apprendre de nouvelles techniques. Après une convention comme celle-ci, on en ressort avec des ailes et avec l’envie de dessiner plein de choses. Cela permet d’ouvrir des portes et, pourquoi pas

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voyager dans le monde, après… Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est que le tatouage s’est démocratisé, il touche différents milieux sociaux d’âges différents. C’est une grande famille de tatoueurs et de tatoués. C’est un honneur pour moi d’être ici cette année. J’espère que d’autres conventions auront lieu mais avec un peu d’espace dans le temps, pour conserver la magie autour du tatouage. » Quelques clichés et le ronronnement du dermographe plus tard, on ressort de ce salon avec plein de rêves de tatouages dans la tête et, si cela n’a pas été fait, l’envie de se faire tatouer dans les meilleurs délais. Un rendez-vous sympa qui, même s’il doit être exceptionnel, se doit d’être renouvelé dans moins de 13 ans. La prochaine fois, ne le ratez sous aucun prétexte !


Reportage

Karl Marc Mystery Tattoo Club

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Reportage

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Reportage

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THE KID

Questionnaire

Propos receuilliS Par Laurent Dubarry

Jeune artiste, The Kid installe sa création plastique et participe à ses premières expositions en France. Son jeune âge se dérobe sous ses dessins aux dimensions imprégnantes, où un plongeon dans la violence laisse échapper une obsession de la fragilité.

1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? T.K. : Le passé 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? T.K. : Joindre les Muppets 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? T.K. : La sainteté 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? T.K. : Sur la banquette arrière d’une décapotable dans le désert 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? T.K. : Toucher mon nez avec ma langue 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? T.K. : Die antwoord, Savage Grace, One Hour Photo. 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? T.K. : 1970’s 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? T.K. : Vincent Gallo, Cate Blanchett 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? T.K. : La même chose que les autres jours 10 - Votre syndrome de Stendhal ? T.K. : Alejandro Jodorowsky

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THE KID 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? T.K. : Tony Baekeland et River Phoenix 12 - Quel est votre alcool préféré ? T.K. : De l’eau de baignoire dégueulasse 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? T.K. : N’importe qui qui possède une morale 14 - Où aimeriez-vous vivre ? T.K. : Los Angeles 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? T.K. : La folie 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? T.K. : Peter Pan 17 - A combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? T.K. : 1969 BOSS 429 MUSTANG 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? T.K. : You know 19 - PSG ou OM ? T.K. : Je m’en fous 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? T.K. : Quelle est la plus dure chose à faire, la plus douce chose dans laquelle tomber, la pire chose qu’on ne puisse jamais posséder, et la sensation la plus douce-amère d’entre toutes? 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? T.K. : ? 22 - Votre menu du condamné ? T.K. : Hamburger avec milkshake 23 - Une dernière volonté ? T.K. : Go fuck yourself

L’exposition personelle de The Kid a lieu du 30 mars jusqu’au 25 mai à la galerie ALB Anouk Le Bourdiec, 47 rue chapon, 75003 Paris www.galeriealb.com Il sera également exposé sur le stand de la galerie à la foire Drawing Now, du 11 au 14 avril.

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ce matin, sous mon lit

j’ai retrouvé une culotte

« ce qu’elle était jolie, cette fille rigolotte »

ce trésor de mélancholie est si beau que je sanglotte.


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Fiction

COMICS PAR ALIZÉE DE PIN

Alizée de Pin est une dessinatrice française qui vit et travaille à Paris depuis peu. Le rendez-vous du moi(s) fait partie du recueil Made in France. Journal pseudo autobiographique, Made in France est une plateforme narrative des aventures et déboires liés à sa relocalisation parisienne. Ponctuellement rythmé par les souvenirs et anecdotes de son séjour antérieur aux Etats-Unis, le rendez-vous du moi(s) raconte sur le ton tragi-comique les difficultés et l’irrégularité d’être soimême lorsque soumis à trop de changements, trop de mouvements et trop de pertes affectives ; une satyre de l’errance et de la perdition.

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Mars/Mai MMXIII - numéro 2

REMERCI

EMENTS LES PLUS SINCÈRES

à ceux qui étaient déjà là, à ceux qui nous ont quittés, à ceux qui nous aident, à ceux qui nous font confiance, aux rédacteurs, à l’epicerie d’en bas, à la galerie ALB, à nos amis qui se reconnaitront, et merde aux autres, à Thierry Costesèque pour sa confiance, à Melissa Burckel pour son amitié, aux lecteurs, qui sont de plus en plus nombreux, à ceux qui sont curieux et ouverts, surtout restez comme ça, ne faites pas comme vos voisins, ne devenez pas chiants et prévisibles, au velvet, à deezer, à la tsingtao. merci à ceux qui font des efforts pour rendre tout ça plus cooL, on va y arriver. à bientot

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BRA

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