La bande dessinée comme support de réflexions architecturales ?

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La bande dessinée comme support de réflexions architecturales ?

MICHAL Laura

S6UE06PP L3 2014/2015 Soutenance orale le 21 mai 2015 École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon


Rapport encadré par Mr. OLIVARES Yan

La bande dessinée comme support de réflexions architecturales ?

MICHAL Laura

S6UE06PP L3 2014/2015 Soutenance orale le 21 mai 2015 École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon


Table des matières

I) INTRODUCTION

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II) LES IMAGES RADICALES AU SERVICE DE LA RÉFLEXION ARCHITECTURALE

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a) Origine des images radicales b) L’image du projet comme source de réflexion

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III) BANDE DESSINÉE, ARCHITECTURE ET PARTI PRIS

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a) Origine de l’introduction de l’architecture dans la BD b) Peeters & Schuiten, les urbatectes de l’imaginaire c) Entrez dans leur monde d) La bande dessinée comme prise de position

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IV) CONCLUSION

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a) Points de rapprochement ? b) Pour terminer

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V) RESSOURCES DOCUMENTAIRES

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Introduction

Le sujet que nous devions initialement aborder pour ce rapport d’étude était celui du rapport entre la bande-dessinée et l’architecture. On considère souvent la bande dessinée comme un art mineur et pourtant on voit de plus en plus de lien se tisser entre elle et l’architecture. Rappelons que, au début du XIXème siècle, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (philosophe Allemand) détermine 5 classification des arts : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie qui « forment le système déterminé et organisé des arts réels. En dehors d’eux, il existe, sans doute, encore d’autres arts, l’art des jardins, la danse, etc. Mais nous ne pourrons en parler que d’une manière occasionnelle ».(1) C’est seulement un siècle plus tard que l’on arrivera à une classification comportant 9 catégories d’arts puisque l’on rajoutera les arts de la scène, le cinéma, la photographie et enfin la bande-dessinée. Comment peuvent donc se confronter et se lier le premier des arts et le neuvième ? C’est le point de départ de ce rapport d’étude.

(1) : Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1997) Esthétique, Le livre de Poche, collection Les classiques de la philosophie, Paris, t. 2, 780 p. (p. 23).

Cela dit le sujet restant très vaste il a fallu que l’on cible et délimite mieux ce questionnement. L’idée est de montrer en quoi la bande-dessinée peut servir l’architecture et inversement. Ce lien connexe entre architecture et image de bande-dessinée que nous cherchons à démontrer -s’il y en a un, c’est une hypothèse- fait penser à la démarche de Superstudio, Archizoom etc..., aux images radicales produites par ces groupes et aux réflexions qu’elles engendrent. Finalement, la question dont fera l’objet mon rapport d’étude et sur laquelle s’appuieront mes recherches sera : La bande dessinée peut-elle être un support fertile pour une pensée architecturale ? Nous nous intéresserons donc d’abord à la notion d’image radicale (aussi appelées images fertiles dans le cadre de ce rapport d’étude) et aux réflexions qu’elles ont pu susciter puis dans un second temps nous ferons le rapprochement avec le milieu de la bande dessinée. Pour cela nous verrons d’abord depuis quand peut-on lier l’architecture à la bande-dessinée puis nous ciblerons comme corpus d’étude les oeuvres de Peeters & Schuiten. Ainsi nous pourrons peut-être définir des points identiques ou non dans leurs démarches et tenter de répondre au questionnement de ce rapport.

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LES IMAGES RADICALES AU SERVICE DE LA RéFLEXION ARCHITECTURALE

Origine des images radicales

Nous sommes dans les années 1960, période de l’après seconde guerre mondiale. L’ Europe est dans un état d’esprit plutôt Euphorique suite à la guerre qui s’est terminée 15 ans plus tôt et l’on est au cœur des 30 glorieuses. On observe donc une croissance démographique forte, une hausse de la consommation et un quotidien nouveau. En effet, on accède à une nouvelle notion du confort grâce aux progrès techniques et au développement de la production industrielle. L’emploi est présent en masse, les femmes deviennent indépendantes et accèdent au travail, les salaires augmentent (de plus de 100% pour les ouvriers) permettant aux habitants d’avoir un pouvoir d’achat croissant et l’on constate aussi une forte augmentation du produit intérieur brut, signe de bon développement économique des pays. Cette société de consommation de masse associée à l’augmentation du niveau de vie va permettre aux ménages de faire un pas en avant vers la technologie et de s’équiper de toutes les dernières trouvailles en la matière tels que le réfrigérateur, la machine à laver, la télévision et même l’automobile. De la même manière, cette augmentation leur permettra d’épargner et de plus en plus de citoyens vont devenir propriétaires de leurs logements. Les années 60 c’est aussi l’augmentation des congés payés de 15 jours à 3 semaines en 1956, puis 4 semaines en 1969. L’accent est donc mis sur les vacances et le temps libre, engendrant un développement du tourisme, des loisirs et par conséquent l’accès à la culture (renforcé en plus grâce à la télévision). C’est aussi la période des progrès scientifiques avec la conquête spatiale qui aboutira en 1969 aux premiers pas de l’homme sur la lune. Globalement, on est donc dans une période prospère ou chaque domaine de la société se développe de manière positive et progressive.

Publicités des années 60 promouvant l’électroménager, le pouvoir d’achat à la hausse et la possibilité aux ménages d’avoir plus facilement accès à l’automobile.

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Dans le domaine du bâtiment et du génie civil, le secteur se développe et prospère lui aussi puisque l’on assiste aux grandes reconstructions d’après-guerre et à la création de nouvelles infrastructures de transport (autoroutes, chemin de fer puisque l’on va rendre les réseaux électriques...) Au niveau architectural on entre dans une période de grands changements. En effet, c’est le passage des HBM aux HLM et le commencement de la construction des grands ensembles pour faire face à la crise du logement suite à l’après-guerre. Cela dit durant les années 60 on réévalue l’architecture de manière générale et l’on assiste à la déchéance du mouvement moderne qui primait jusqu’alors. On considère qu’il est à présent nécessaire de réintégrer la caractéristique sociale dans l’architecture, ce qui n’était pas le cas pour les modernes qui avaient une conception trop fonctionnnaliste. Ainsi on va voir apparaître de nombreux groupes d’architectes, dont la ligne de conduite sera dans l’antithèse du mouvement moderne comme par exemple : - Le Team Ten (ou Team X) : descendants direct des modernes, ces derniers vont créer un groupe de réflexion afin de repenser l’architecture puisque la société change. On passe d’une société tournée vers l’industriel à une société dirigée vers la consommation de masse et la fragmentation sociale. Ils vont donc chercher à développer de nouveaux concept architecturaux en adéquation avec cette société en évolution. - Archigram : groupe d’architectes visant plutôt à produire de la communication dans le but de faire passer des messages sur des théories d’architecture qu’ils développent. Ils pensent que ce qui fait une ville ce sont les habitants et leurs inter-relations. Ils développent ainsi des concepts de villes et d’habitats en accord avec la société de consommation de l’époque en plein essor ; l’habitat prendra donc différentes formes selon les théories et deviendra au choix jetable, ludique, évolutif, préfabriqué... - L’architecture radicale dont le but est de repenser l’architecture de l’urbain à l’habitat de manière conceptuelle, critique et artistique, sans aucune finalité constructive avec comme protagonistes : Archizoom, Superstudio ou encore Architecture Principe avec Claude Parent et Paul Virilio. Encore une fois on se trouve dans un état d’esprit opposé au fonctionnalisme moderne puisque l’on cherche à articuler les projets utopiques plutôt vers des dimensions physiques (rapport au corps), cognitives et sociales.

Affiche du Team Ten : In Search Of The Utopia Of The Present.

Projet de Claude Parent : projets utopiques de villes obliques.

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L’apparition des architectes radicaux en 1966 va engendrer un tournant dans la manière de penser l’architecture et le design. Ses protagonistes seront en effet plus tard considérés comme la seconde avant-garde du XXème siècle. Andréa Branzi donne une première idée du mode de pensée de l’époque, en affirmant que « l’architecture radicale se situe à l’intérieur d’un mouvement plus vaste de libération de l’homme des tendances de la culture contemporaine, libération individuelle considérée comme rejet de tous les paramètres formels et moraux qui, agissant comme des structures inhibitoires, rendent difficile la réalisation complète de l’individu». (1) En effet comme nous avons pu le voir précédemment, nous sommes à l’époque dans une période de gros changements que ce soit sur le plan politique, social, historique ou architectural. Ces contextes en pleine mutation permettent donc aux architectes radicaux une remise en question totale de l’architecture, ainsi que de nouveaux arguments et une nouvelle façon de concevoir et penser le projet. Ainsi en 1968, Hans Hollein déclare que «tout est architecture», (2) ce renouveau de conception amenant à des projets prenant n’importe quelle forme : installation, collage, performance en pleine rue, article de revue ; tout est matière à représenter un projet architectural ou urbain. Tout comme le Team Ten, les architectes radicaux cherchent à réintroduire une notion sociale et humaine dans leurs projets, considérant que l’abstraction des conditions humaines du projet est due à l’idéologie de la forme et de la mécanisation portée par les architectes modernes. Ils instaurent une vision plus «poétique» et moins pragmatique du projet, puisqu’ils sont considérés par la suite comme «ceux qui pensent que l’architecture se fait avec des idées et que c’est la pensée qui définit l’espace et l’expérience».(3) Cette volonté de repenser la représentation du projet et les caractéristiques devant être prise en compte dans l’architecture, ainsi que le choix d’une conception libératrice et parfois abstraite a permis aux architectes radicaux de renouveler durablement le champs théorique et imaginaire de l’architecture qui s’était essoufflé jusqu’alors.

(1) : Citation d’Andrea Branzi reprise lors de l’exposition «Architecture Radicale» à l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne du 12 janvier au 27 mai 2001. (2) : «Tout est architecture» n’est pas tiré d’un texte de Hans Hollein, c’est en fait le titre d’un texte qu’il publie en 1968 dans la revue autrichienne BAU où il expose sa théorie. (3) : Citation de l’IAC de villeurbanne au sujet des architectes radicaux. Source : http://i-ac.eu/fr/expositions/24_ in-situ/2001/108_ARCHITECTURE-RADICALE

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Mais ce n’est pas uniquement le projet ou la conception architecturale à proprement parler qui a été revu, ce bouleversement a touché tous les domaines artistiques et ce de différentes façon. C’est pourquoi, en 1996 lors de la biennale de Venise, Gianni Pettena (1) propose une classification des architectes radicaux suivant 4 catégories : - Ville sans architecture - Architecture sans ville - Objet, sans ville, sans architecture - Architecture sans projet

(1) : Gianni Pettena a participé au mouvement de l’architecture radicale. Il a une position très affirmée sur la question du rapport entre l’art et l’architecture : il refuse la limite entre les disciplines et se défini d’ailleurs lui-même comme anarchitecte. Il publiera à cette occasion un ouvrage, L’Anarchitetto, en 1972. Source : http://www.giannipettena.it/

Ville sans architecture : L’idée pour ce groupe d’architecte est de rattacher l’architecture à l’essor industriel et informatique de l’époque. L’informatique rappelle aussi la notion d’inter-relation sociale présente chez les radicaux, on le voit très clairement par exemple avec le projet No Stop City (1969) d’Archizoom où l’on pense directement à un circuit imprimé reliant ses multiples composants. L’architecture devient alors une sorte de déambulatoire spatial recevant et connectant les diverses entités nécessaires au projet. On retrouve dans ce groupe Groupe 9999, Archizoom Associati ou encore Archigram. Architecture sans ville : Ici l’architecture fait la ville de façon unique et unitaire. Il n’y a même plus réellement de ville au sens où on la connait puisque la vision est portée sur le monumental ; l’architecture est monument et le monument crée la ville. Si cette vision peut paraître floue de prime abord, on la comprend mieux lorsque l’on regarde le projet de Superstudio : Il Monumento Continuo que nous verrons plus en détail par la suite. Les protagonistes de ce groupe sont Superstudio et Hans Hollein. Objet, sans ville, sans architecture : Dans ce cas l’accent est porté sur l’objet en lui-même, donc plutôt sur le design. L’objet est considéré comme un élément à part entière, qui lui-même crée un lieu. On perd cependant toute notion de hiérarchie architecturale ou urbaine puisque ces deux entités sont absentes de cette conception qui se concentre uniquement sur l’objet. L’espace est un volume simple, c’est la mise en scène qui prime pour exprimer un point de vue ou une critique. On trouve dans cette catégorie le groupe UFO, le designer italien Ettore Sottsass ainsi que quelques création d’Archizoom Associati.

Ville sans architecture : No Stop City d’Archizoom

Objet sans ville, sans architecture : Letti di Sogno, d’Archizoom Associati

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Architecture sans projet : Dans cette catégorie la façon de penser est encore différente, nuancée. Ici, on mettra le plus en valeur la notion sociale, dans l’esprit de ses protagonistes, la ville n’est pas un tissus urbain formé d’architectures, mais elle est tissée par nos comportements et nos choix. On recherche la nouveauté permettant de créer de nouveaux comportements, de nouveaux évènements et espaces. L’une des personnalité phare de ce groupe est l’italien Ugo La Pietra qui va explorer l’urbain à la recherche de «degrés de libertés» lui permettant de réinterpréter la ville au travers de comportement inhabituels ou changeants comme on peut le voir dans son film «La réappropriation de la ville». Si l’on devait résumer ce groupe finalement ce pourrait être l’une de ses citations : « Habiter la ville, c’est être partout chez soi ». (1) Nous allons à présent nous intéresser plutôt au groupe «Architecture sans ville» afin d’étudier les images radicales produites par Superstudio, et rechercher comment l’image d’un projet peut être source de réflexion architecturale.

(1) : La Riappropriazione della città, 1977, Ugo La Pietra. Source : http://www.frac-centre.fr/la-pietra/la-riappropriazione-della-citta-64.html?authID=230&ensembleID=798

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LES IMAGES RADICALES AU SERVICE DE LA RéFLEXION ARCHITECTURALE L’image du projet comme source de réflexion arhitecturale

L’image du projet comme source

de réflexion architecturale.

Du 04 au 17 décembre 1966 en Italie à Pistoia, de jeunes architectes Florentins organisent une exposition : Superarchitettura qui sera considérée comme le début du mouvement radical italien. Elle est décrite comme telle : «Superarchitettura is the architecture of superproduction, superconsumption, superinduction to consume, the supermarket, the superman, super gas». Elle reflète donc bien le contexte historique et social de l’époque. Cette exposition sera aussi le point de départ de la création de deux groupes Florentins : SuperStudio et Archizoom. Les noms empruntés sont significatifs : Superstudio emploie le terme Super pour signifier un excès de réalité quant à Archizoom, c’est un clin d’œil à Archigram et l’on peut peut-être considérer que le Zoom représente l’idée de pointer du doigt, de zoomer sur les problèmes de l’époque pour les dénoncer. On trouve comme personnalités emblématiques parmi eux : Adolfo Natalini ou Roberto Magris pour Superstudio et Andrea Branzi ou Gilberto Corretti pour Archizoom. Les deux groupes se rejoindront par la suite en 1973, pour créer la Global Tools, une contre-école de design. Leurs visions diffèrent sur certains points, cela dit l’état d’esprit général des deux groupes est le même ; ils refusent les valeurs consuméristes de la société de l’époque et dénoncent un appauvrissement généralisé de la conception quelque soit le domaine. L’idée est de rendre compte du monde tel qu’il existe dans les années 60/70 et de souligner ses problèmes en utilisant le projet comme outil de contestation. La démarche qu’ils adoptent pour faire passer leurs messages est celle de créer des dystopies. Ils conçoivent ces utopies négatives afin de contester la réalité des solutions architecturales proposées à l’époque et de prévenir quant à ce qu’elle pourraient encore réserver ou devenir. Le but est de montrer grâce à ces contres-utopies les conséquences néfastes d’une idéologie, d’une pratique ou d’un comportement présent à cette époque. Il ne s’agit pas de réinventer ou d’adapter l’architecture, mais de réutiliser ce que les architectes modernes proposaient comme solutions et de les amplifier afin de montrer les extrêmes que ces réponses pourraient générer. On cherche finalement à accélérer, à pousser à l’extrême la réalité, pour pointer du doigt et faire prendre conscience des dysfonctionnements constatés sans pour autant amener à une solution. Les groupes tels que SuperStudio ou Archizoom ont fait le choix de ne pas construire, cela libère donc les possibilités à l’infini puisque l’on n’a plus besoin d’être réellement dans le concret et le constructible. Cela leur permet d’éviter la demi-mesure, d’être toujours dans l’excès, et ainsi de rendre l’impact de leurs projets énorme.

Affiche de l’exposition Superarchitettura, 1966.

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Cependant, les projets présentés ont beau être des contres-utopies poussées à l’extrême, ils en restent néanmoins crédibles. Le travail sur l’image va servir cette crédibilité tout en servant par la même occasion la dystopie. En effet, le langage pictural utilisé est un mélange d’emprunt au style Beaux-Art et au Pop Art. Il en résulte des images où la répétition est utilisée à l’excès et où l’on retrouve les couleurs tranchantes et décalées du Pop Art qui ne peuvent que renforcer l’idée d’un chaos, d’une réalité qui peut vraiment mal tourner et interpeller l’esprit du regardeur dans le but de créer chez lui une réaction puis une réflexion. Cela dit, l’idée de proposer un projet qui semble tout à fait viable reste quand même de mise car bien que l’on connaisse souvent les images radicales produites par ces architectes, il y a pour accompagner ces images tout une panoplie de documents créant l’illusion d’un vrai projet réalisable : des maquettes, des plans, des principes de conception etc... L’intention est finalement de rester le plus crédible possible afin que le questionnement soulevé par ces images apparaisse dans notre esprit et nous fasse réfléchir de manière très sérieuse à son sujet. L’image peut donc avoir pour finalité d’engendrer une réflexion architecturale. Observons cela de plus près en prenant comme exemple un projet emblématique de SuperStudio : le monument continu. Il monumento continuo, autrement dit le monument continu, est présenté par l’équipe de Superstudio en 1969 lors de l’exposition Trigon à Graz. C’est une méga structure monumentale basée sur un cube répété qui traverse le monde peu importe le milieu naturel présent en dessous. Les membres du groupe le définissent comme «un modèle architectural d’urbanisation totale» dont la conception provient des histogrammes d’architecture qu’ils ont développé auparavant. Les histogrammes sont un catalogue de 30 diagrammes tridimensionnels où l’on s’affranchi de la forme pour conserver uniquement la grille universelle -dont l’échelle peut changer- et qui permettrait de gérer la conception d’objets, de meubles ou d’architectures de façon immutable. Le monument est constitué de la répétition de ces histogrammes et entièrement recouvert de vitrage sans tain reflétant l’environnement qui l’entoure. On perd donc toute notion de structure et de technique puisque rien ne se voit.

Il Monumento Continuo de Superstudio (1969)

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L’architecture monumentale devient donc un énorme monolithe infini et muet, le bâtiment semble mystérieux et se pose la question de l’habitabilité puisque l’on ne dispose d’aucune vue de l’intérieur. Il n’est à priori appropriable que de l’extérieur et, les nombreuses vues intégrant des hommes paraissent montrer que le système de la grille est capable d’accepter tout type de programme et d’habitat. La force de ces images nous mène forcément à réfléchir et à se poser des questions. Elles laissent libre court à l’imagination et aux réflexions que chacun peut se faire. On pourrait distinguer, par exemple, plusieurs types d’interprétations quant à la signification de ce monument. La première consiste à se dire que ce projet est peut-être la métaphore d’une glorification du progrès technique. Après tout, il est vrai qu’à l’époque, la pensée des méga structures est liée au progrès technique, et ce monument infini pourrait représenter la période vers laquelle ils se dirigent, c’est-à-dire l’ère de l’image, du réseau et de la communication. Ce pourrait être une sorte d’utopie de la non forme qui instaurerait par la même occasion une nouvelle relation de l’homme et son architecture à l’environnement : on ne cherche plus à s’intégrer à la nature ou à l’existant mais on crée une superstructure capable de les surplomber ou enserrer, en venant parfois prendre des points d’appuis au sol. On peut encore imaginer que le message à faire passer serait qu’il faut mettre l’homme au premier plan ; que l’architecture finalement importe peu puisque l’on peut supposer que l’homme possède de fortes capacités d’adaptation lui permettant de s’approprier ce lieu totalement neutre. Cela reviendrait à dire que SuperStudio dans ce cas proposerait un retour à une vie presque nomade sur un grand plateau libre sans espaces intérieurs, peut être pour contrer la vie en cellule de leur Douze Cités Idéales : «Chaque habitant vit éternellement dans une cellule qui satisfait tous ses désirs. S’il manifeste des signes de rébellion cette cellule se contracte sur elle-même et l’écrase.» (1) Enfin, on peut voir dans ce projet -et c’est peut-être le plus plausible au vu des discours d’Adolfo Natalini- (2) une SuperCritique à l’encontre du modernisme. En effet, on observe une architecture au paroxysme du monumental prôné par les architectes modernes. Le Monument Continu réuni toutes les conditions pour être une parfaite critique ironique de ce mouvement : on est en présence d’une architecture qui ne tient compte ni du contexte (puisqu’on franchi aussi bien des montagnes que des villes ou des océans), ni de l’échelle humaine.

(1) : Superstudio, 12 villes idéales ou Douze contes d’avertissement pour Noël : Prémonitions d’une Renaissance Mystique de l’Urbanisme, Piero Frassinelli, 1971. Citation concernant La Première Ville (2) : «…si le design est plutôt une incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ; si l’architecture sert plutôt à codifier le modèle bourgeois de société et de propriété, alors nous devons rejeter l’architecture ; si l’architecture et l’urbanisme sont plutôt la formalisation des divisions sociales injustes actuelles, alors nous devons rejeter l’urbanisation et ses villes… jusqu’à ce que tout acte de design ait pour but de rencontrer les besoins primordiaux. D’ici là, le design doit disparaître. Nous pouvons vivre sans architecture.» écrit par Adolfo Natalini en 1971. Source : http://traac.info/blog/?p=1566

Il Monumento Continuo : appropriation de la méga structure par l’homme.

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Dans cet esprit là, on peut finalement voir une architecture fonction, un objet neutre, capable de tout accepter et héberger comme programmes et usages, et qui sait «s’adapter» à tout de manière tellement indifférente et décontextualisée que cela en devient déroutant. On pourrait déceler une seconde critique à l’égard des modernes au niveau de la conception du monument : un seul élément, simple, répété à l’infini. On peut considérer cela comme une manière de dénoncer l’utilisation peut-être trop récurente de la grille qui a conduit à une standardisation abusive et à un minimalisme trop poussé au point d’en oublier les principaux concernés par l’architecture : les habitants et les usagers. On remarque finalement qu’une série de photomontage présentant un projet (contre-utopiste en l’occurence) peut s’avérer très productif pour soulever bon nombre de questionnements. Nous avons donc vu de quelle manière l’image radicale, en l’occurence la représentation du projet peut devenir source de réflexion architecturale. L’hypothèse que nous posons à présent est de chercher à savoir s’il existe des correspondances entre les images radicales et la démarche que l’on peut avoir en bande-dessinée ? Il est vrai qu’à première vue nous avons deux univers complètement opposés car ici nous sommes en présence d’une iconographie tout de même réaliste (photomontage) bien qu’elle ne soit qu’utopique, alors que la bande dessinée est totalement axée sur l’imaginaire, idée encore renforcée par sa représentation qui est le dessin. Cela dit les deux entités ne se situent pas aux antipodes l’un de l’autre puisqu’un groupe emprunte l’iconographie de la bande-dessinée et peut donc permettre de créer un premier lien entre ces deux arts : Archigram.

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LES IMAGES RADICALES AU SERVICE DE LA RéFLEXION ARCHITECTURALE L’image du projet comme source de réflexion arhitecturale

En effet, il existe un premier lien évident entre ces deux arts : le dessin est utilisé comme mode de représentation d’une idée. Que l’on soit architecte ou dessinateur, le travail de base utilise le même médium. On peut considérer aussi un second point commun reliant la bande-dessinée et l’architecture : la notion de récit. Créer un récit, raconter une histoire est effectivement la base du domaine de la bande dessinée puisqu’elle est définie comme un « mode de narration utilisant une succession d’images dessinées, incluant à l’intérieur de bulles, les paroles [...] des protagonistes» (1) dans l’encyclopédie Larousse. On retrouve cette même notion en architecture, où l’on projette un projet et donc une probable histoire si celui-ci est adopté. Cette notion est encore plus présente et significative chez les architectes radicaux, puisque les images fertiles sont issues d’un récit qui est la réinterprétation critique de la société de l’époque, mais elles en produisent un également car l’amplification à l’extrême des situations crée une sorte d’affabulation dramatique qui va nous pousser à la réflexion. Archigram est un groupe d’architectes Anglais qui apparait en 1961 et qui sera influencé par la bande dessinée et le pop art. Ils souhaitent totalement renouveller la manière de penser un projet afin de renouveller l’architecture : «La ville n’est plus un lieu de verticalité mais un réseau».(2) Pour eux, il faut «penser les villes en terme de structures d’accueil encore plus souples»(3) et vont pour cela proposer des visions urbaines avant-gardistes : ville suspendue, ville sur l’eau, et surtout une ville démontable proposant en quelque sorte un retour à une vie nomade. On retrouve d’abord dans la forme des architectures une référence au Pop Art et aux comics américains puisque l’idée est, à l’inverse de l’architecture fade des modernes, de mettre dans l’architecture l’enthousiasme exprimé dans les peintures et images du Pop Art. Pour renforcer cet effet, ils puiseront aussi dans l’imagerie de la conquête spatiale et de la science fiction, domaines en plein essor à cette époque. Archigram va pousser très loin le parallèle entre architecture et bande dessinée puisqu’en plus de l’utilisation du Pop Art, ils publieront une revue afin de promouvoir leurs idées dans laquelle ils emprunteront les codes de la bande dessinée, que ce soit pour les couvertures du magazine ou pour la représentation de leurs projets. Archigram symbolise donc le lien le plus contigu entre pensée architecturale et bande dessinée puisque son mode de représentation mélangé au Pop Art va permettre de donner de l’ampleur aux projets présentés et par conséquent au discours qui va avec. Voyons maintenant si la bande dessinée, non plus en tant que mode de représentation uniquement mais en tant que 9ème art, peut produire elle aussi des images fertiles dans le but de servir une pensée architecturale.

(1): Définitionde«Bandedessinée» dans l’encyclopédie du Larousse en ligne. Source : http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/bande_dessin%C3%A9e/185578 (2) et (3) : Citation de David Greene dans un documentaire de l’INA intitulé : Une nouvelle pensée de l’urbanisme : Archigram. Datant du 27 mars 1971. Source : http://fresques.ina.fr/jalons/ fiche-media/InaEdu05346/une-nouvellepensee-de-l-urbanisme-archigram.html

Couverture du second numéro produit par Archigram.

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Bande dessinée, architecture et parti pris

Introduction de l’architecture dans

la bande dessinée

On ne peut pas étudier les liens réflexifs entre le premier et le neuvième art sans exposer les prémices de l’architecture dans la bande dessinée. L’architecture, et plus largement le milieu urbain, fait son apparition dans la bande-dessinée en 1905 dans les Sunday Pages des grands quotidiens Américains. Les Sunday Pages étaient des suppléments publiés le dimanche dans les grands journaux racontant de petites histoires sous forme de bande-dessinée visant à divertir les lecteurs. L’un des dessinateurs phare de cette période et aussi le premier à introduire l’architecture dans ses planches est Winsor McCay (1) qui, fasciné par la métropole naissante qu’est New-York, va faire évoluer son personnage Little Nemo au milieu d’une ville en plein développement. Il crée des architectures fantasques qui prennent parfois vie et New-York n’est pour l’instant qu’un grand village se transformant en ville, les gratte-ciels ne sont pas présent cependant, on voit apparaitre parfois d’imposants immeubles typiques de certains quartiers de la ville. Il faut attendre 1930 et la création de Batman et Superman pour voir apparaître la ville typiquement Américaine faite de gratteciels, telle qu’on la connaît aujourd’hui. On commence aussi, au travers de la bande dessinée, à imaginer des villes futuristes. Ces villes, symboles du rêve Américain, seront ensuite reprises et développées dans de nombreuses bande-dessinée et créeront le cadre de bon nombre d’histoires puisque le héros évolue dans sa ville et que sans cette ville l’histoire n’a plus de sens et ne peut exister. Cette dernière prend donc une réelle importance suite aux années 30 puisqu’elle n’est plus seulement «arrière-plan», mais prend part à l’histoire et devient personnifiée, vivante. Cependant l’apparition de ces villes en développement et de ces villes futuristes n’est pas due au hasard. En réalité, ces villes imaginaires accompagnent la transformation radicale des villes du début du XXème siècle qui prospèrent grâce au développement industriel, commercial, aux nouveaux modes de transport et à l’immigration de masse. «La ville perd son identité traditionnelle et devient une métropole mouvante, incertaine», (2) elle devient donc un lieu mystérieux, en pleine transformation et sujette à toutes les utopies.

(1) : Winsor McCay (1869 1934) est un auteur de bande dessinée et réalisateur de film d’animation Américain. Il va influencer de nombreux artistes mais ses héritiers direct Moebius, François Schuiten et Marc-Antoine Mathieu. (2) : Citation du livre Archi & BD, Cité de l’architecture et du patrimoine (p224)

Planche de Winsor McCay - Little Nemo in Slumberland.

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bande dessinée, architecture et parti pris Introduction de l’architecture dans la bande dessinée

Bien évidemment, comme dans tous les domaines, dans les années 1960 la bande dessinée connaît un tournant quant à son but premier : de 1905 à 1950, le but est uniquement de divertir le lecteur. A partir de 1960, le contexte historique engendre la notion de contre-culture et la bande dessinée se politise. Le but n’est plus seulement de divertir mais surtout de chercher à montrer le reflet de la société et ses différents changements. Cela dit, en plus d’être un miroir de l’époque, les dessinateurs de bande dessinée prennent aussi part à la vague utopiste qui déferle sur l’Europe. Et cela ne peut en être que plus bénéfique sur la crédibilité des projets selon Benoit Peeters car la bande dessinée se doit de rendre compte de l’habitabilité (ou non) d’une ville ou d’un lieu puisqu’elle y fait évoluer un personnage : « loin de se contenter de proposer des formes urbaines sur un mode panoramique – comme la plupart des dessins et les maquettes des architectes-, la bande dessinée nous montre des personnages qui doivent y vivre au quotidien. Elle est tenue de rendre l’imaginaire immédiatement concret, case après case.»(1) Finalement, on commence déjà à comprendre qu’il existe un premier lien intrinsèque et subtil entre bande dessinée et architecture, qui de plus n’est pas unilatéral puisque ces deux arts se servent mutuellement : l’architecture sert de cadre et de «personnage» à la bande-dessinée, et en contrepartie elle emprunte parfois ses codes à la BD pour faire passer un message (Archigram). Cependant pour l’instant rien ne valide l’hypothèse que nous posons. Ainsi nous allons donc nous concentrer plus spécialement sur l’œuvre de Peeters et Schuiten afin de déceler potentiellement des correspondances entre leur démarche et les images fertiles (ou images radicales).

(1) : Citation de B.Peeters lors d’un entretien sur le thème : La bande dessinée et l’esprit de l’utopie. Archi & BD, Cité de l’architecture et du patrimoine (p94).

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bande dessinée, architecture et parti pris peeters & schuiten : les urbatectes de l’imaginaire

Peeters & schuiten :

les urbatectes de l’imaginaire

Les deux auteurs B.Peeters et F.Schuiten ont une manière de travailler bien à eux mais auparavant, laissez moi vous les présenter. François Schuiten est né le 26 avril 1956 à Bruxelles. Fils d’architecte, il sera très tôt influencé par la profession de son père et développera une sensibilité à l’architecture. Il apprendra aussi la peinture avec ce dernier, domaine qui l’emmènera naturellement vers le dessin. Il publie ses premières planches dessinées au stylo bic à l’âge de 16 ans. Par la suite, il élaborera avec son frère, Luc Schuiten le cycle des Terres Creuses qui paraîtra dans le magazine de bande dessinée fiction Métal Hurlant. Schuiten a été beaucoup influencé par les bandes dessinées qui ont été publiées dans ce magazine qui deviendra par la suite l’une de ses références phare. A partir de 1980, il travaillera avec son ami d’enfance, Benoit Peeters, avec lequel il créera la série des Cités Obscures. Il est depuis devenu une personnalité très reconnue dans le monde de la bande dessinée et s’étendra dans de nombreux domaines comme par exemple la conception d’affiches, d’illustration ou de scénographies. Il a d’ailleurs obtenu le Grand Prix d’Angoulême en 2002. Le dessin l’a beaucoup guidé tout au long de sa vie puisqu’il affirmera que « Le dessin m’a appris à comprendre le monde ».(1) Ses références sont le magazine Métal Hurlant, l’auteur de bande dessinée Moebius ainsi que le dessinateur et scénariste Philippe Druillet. Son compère des Cités Obscures, Benoît Peeters, est né le 28 août 1956 à Paris. Très jeune il rencontre son condisciple puisqu’il va passer son enfance à Bruxelles, ville natale de François Schuiten. Plutôt attiré par le récit que le dessin il apprendra néanmoins lui aussi la peinture avec le père de Schuiten et se découvrira finalement une fascination pour les rapports du texte et de l’image. Il étudiera la philosophie puis sortira son premier roman, «Omnibus», une biographie imaginaire en 1976. Par la suite il se forme un esprit de théoricien et critique notoire, publiant des essais sur la bande dessinée et il se passionne pour l’œuvre d’Hergé dont il deviendra spécialiste. Lui aussi dans un esprit pluridisciplinaire, il collaborera avec des photographes, des dessinateurs, des musiciens ou des cinéastes. Tout comme François Schuiten, Benoît Peeters n’est pas indifférent à l’architecture, preuve en est qu’en 1980 il s’associe avec ce dernier pour créer la série des Cités Obscures dont il tiendra le rôle de scénariste bien qu’ils mettent en place une conception des albums totalement conjointe. Il publiera même en 2007 un nouveau livre : Villes Enfuies et prouvera avec l’exposition Revoir Paris en 2015 qu’il n’est définitivement pas insensible à l’architecture.

(1) : Citation de F.Schuiten dans l’article «A toute vapeur...» paru dans le DBD #62 d’avril 2012

Autoportrait de François Schuiten.

Portrait de Benoît Peeters.

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bande dessinée, architecture et parti pris peeters & schuiten : les urbatectes de l’imaginaire

Leur démarche spécifique pour concevoir une histoire provient en premier lieu de leur relation. En effet, ce sont des amis d’enfance, ils se connaissent depuis tout petit, à l’école en 1968, ils avaient alors 12/13 ans. Ils vont d’ailleurs durant cette période éditer leur propre journal de récits illustrés au collège : «Go.» Et depuis le départ, ils travaillent de la même façon : le story-board est toujours fait à deux même si c’est François Schuiten qui dessine les esquisses, tout est décidé et imaginé conjointement. De la même manière, lorsque Benoît Peeters travaille le scénario ou les textes d’une histoire, Schuiten est toujours présent pour apporter son avis et ses propositions de modifications. Et c’est peut-être aussi cela qui donne toute sa qualité et sa cohérence aux albums des Cités Obscures. Ils trouvent cette manière d’aborder la conception bénéfique, et d’ailleurs Schuiten s’accordera à le dire : « Même quand je travaille avec quelqu’un d’autre, j’essaie de ne faire qu’un. Tout doit être entremêlé. ». (1) Ensuite ils se sont mis d’accord sur l’idée qu’une histoire n’est jamais entièrement définie au début. Quand un travail débute, les premiers choix se font sur des intuitions et rien n’est jamais figé : « un album comme La Tour par exemple représente deux ans de travail à plein temps. Si tout est déjà figé et défini dès le départ, cela devient décourageant pour le dessinateur ».(2) Cela leur permet, en plus de ne pas s’essouffler, de continuer à nourrir leur histoire et de la modifier tout au long du processus. On peut finalement remarquer que bien que le processus de conception reste le même, les sujets abordés au fil des années, eux, évoluent. Au départ chaque histoire était très tournée vers l’architecture, cela étant certainement du à l’influence du père architecte de Schuiten sur les deux auteurs. « Je suis agacé d’entendre dire que l’architecture reste le sujet principal de nos histoires. C’était vrai sur les premiers albums, plus maintenant ».(3) A présent ils cherchent à évoluer et à tendre vers autre chose bien que -contrairement à ce que semble affirmer Peeters- l’architecture garde tout de même une place importante dans leurs récits. C’est en tout cas cette volonté de créer un travail uni et totalement conjoint du début à la fin associée à une sensibilité et une prise de position architecturale qui a donné naissance à la série des Cités Obscures.

(1) : Citation de F.Schuiten dans l’article «A toute vapeur...» paru dans le DBD #62 d’avril 2012 (2) : Citation de B.Peeters lors de la conférence «Villes de papier. Des Cités obscures à Revoir Paris» au Sucre à Lyon dans le cadre des URBS#3, le 23/02/2015. (3) : Citation de B.Peeters dans l’article «Peeters, sables émouvants» paru dans le DBD #16 de Septembre 2007.

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bande dessinée, architecture et parti pris Entrez dans leur monde

Entrez dans leur monde

L’univers des Cités Obscures débute en 1980. C’est une série de bande dessinée pour adultes dont « l’un des points de départ est bel et bien la critique de l’utopie ».(1) On se retrouve donc ici aussi dans un esprit critique vis-à-vis de la société de l’époque. C’est le récit de voyages dans un monde, parallèle au notre, fait de cités autonomes et indépendantes les unes des autres, qui permet aussi de créer des tomes indépendants qui peuvent être compris sans avoir lu les précédents. C’est un « territoire inventé ensemble que l’on continue de découvrir nous-mêmes au fil de nos histoires ».(2) Le magazine (à suivre !) a joué un rôle important pour les cités obscures puisqu’ils publiaient quelques pages, quelques bribes de leurs histoires dans chaque numéro, ces derniers servant en quelque sorte de « pré-publication » et leur permettant de ce fait d’avoir un aperçu de l’avis des lecteurs avant de sortir l’album en lui-même. Le monde des Cités est prenant et nous emporte avec lui, d’abord grâce à ses histoires, et aux formats des albums constamment changeant mais aussi par la subtilité et la finesse apportée au graphisme et aux dessins. Les éléments importants de l’histoire sont soulignés avec un graphisme spécifique afin de mettre en valeur l’élément clé mystérieux de l’histoire : emploi de couleur dans l’album «La Tour» complètement en noir et blanc, d’un blanc pur dans «La théorie du grain de sable» imprimé en noir et beige ou inclusion de photographies dans «l’Enfant Penchée». Tout comme l’idée que chaque album soit indépendant, on observe la volonté de n’avoir jamais un seul héros récurrent par peur de s’essouffler avec : «nous avions vu l’usure de nos pères face à leurs héros. Franquin [...] avait déjà abandonné Spirou & Fantasio et il souffrait sur Gaston».(3) Ainsi, chaque album met en scène de nouveaux personnages et une nouvelle cité. On peut d’ailleurs remarquer dans ce modèle urbain des références très claires à Auguste Perret, parfois à Le Corbusier au niveau du discours architectural mais ils n’empruntent jamais ses formes archiecturales, jugeant que le plus intéressant chez Le Corbusier «ce n’est pas la forme de l’immeuble, c’est la notion de cité radieuse». En ce qui concerne la forme des batiments, ils se préfèrent celles de Sant’Elia « graphiquement plus excitante ».(4)

(1) : Citation de B.Peeters lors d’un entretien sur le thème : La bande dessinée et l’esprit de l’utopie. Archi & BD, Cité de l’architecture et du patrimoine (p94). (2) : Citation de B.Peeters lors de la conférence «Villes de papier. Des Cités obscures à Revoir Paris» au Sucre à Lyon dans le cadre des URBS#3, le 23/02/2015. (3) : François Schuiten dans l’article «Peeters et Schuiten, maitres des cités obscures» paru dans le DBD #84 de Juin 2014. (4) : B.Peeters dans le livre «Autour des Cités Obscures» (p58).

Case de l’album La Tour : L’élément spécifique de l’histoire bénéficie d’un graphisme particulier.

Cartographie des Cités Obscures

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L’architecture prend une place importante dans les histoires des Cités Obscures puisque les auteurs ont été très influencé par le père de François Schuiten qui était architecte. Il en a découlé une sensibilité au monde architectural et par conséquent une prise de position qui a donné naissance aux premiers tomes de la série. Benoit Peeters fait lui-même référence à Winsor McCay en disant comme ce dernier le disait à son époque «qu‘il faut donner à l’architecture une plus grande importance »(1) dans la bande dessinée. La ville va donc prendre une dimension forte dans leurs premiers albums et se personnifier. Chaque ville-personnage possède son propre langage, sa propre histoire et ses propres traits : - «Samaris», ville du premier album fait directement référence aux villes baroques italiennes. - Concernant «La Tour», on se situe dans un langage fin du moyen-âge, début renaissance. - Pour «Urbicande» on est plutôt sur une ville totalitaire, dont le discours rappelle celui de Le Corbusier et dont l’aspect est inspiré des dessins de Sant’Elia et d’Albert Speer, architecte d’Hitler. - Pour le livre «l’Ombre d’un homme» on arrive dans un langage urbain plus futuriste que pour les autres albums, une ville concept, provinciale. La référence pour cette ville est tirée du livre Urformen der kunst de Karl Blosfeld où les végétaux deviennent sculpture. En plus de se personnifier, la ville prend vie tout au long de l’histoire et l’architecture devient même l’intrigue de l’histoire : - Dans «La Théorie du grain de sable» l’environnement des personnages dégénère, et engendre conséquence sur l’architecture aussi. La ville est semblable à un personnage qui se réveille d’un long sommeil et sombre dans la folie. - Pour l’album «La tour», le batiment en lui-même devient une cité de par ses dimensions qui paraissent infinies. Cette tour immense que personne ne connait vue de l’extérieur apparait comme un personnage mystique, une prison diabolique, on peut d’ailleurs y voir des références directes aux prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranesi. - La fièvre d’Urbicande : ici c’est un simple « réseau » cubique qui prend vie et se développe de façon exponentielle. Tel un personnage qui voudrait prendre les devants sur la ville. Ce réseau faisant penser aux superstructures de Yona Friedman devient finalement une architecture évolutive mais habitable puisque les habitants d’Urbicande se l’approprie comme tel. La démarche peut rappeller celle de Superstudio étudiée précédemment.

(1) : Citation de B.Peeters lors de la conférence «Villes de papier. Des Cités obscures à Revoir Paris» au Sucre à Lyon dans le cadre des URBS#3, le 23/02/2015.

Le réseau devient une architecture évolutive puisque les habitants d’Urbicande se l’approprient (exemple ici avec un potager).

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bande dessinée, architecture et parti pris Entrez dans leur monde

Cependant, bien que les histoires soient du domaine du fantastique, les auteurs cherchent à créer un univers qui reste le plus crédible possible. Pour cela, ils vont s’attacher à perdre le lecteur en créant un monde à part entière, avec énormément d’informations, plusieurs villes, qui bien qu’indépendantes ont parfois une hiérarchie les une envers les autres, ainsi que des environnements différents selon les cités avec leurs spécificités, leurs coutumes et leur faune et flore propre. Peeters et Schuiten vont jusqu’à concilier tout cela dans un livre appelé le Guide des Cités, permettant au lecteur de s’y retrouver dans ce nouveau monde dans lequel il pénètre et qu’il ne connait pas. Des passionnés ont même créé un site regroupant toutes les infos des cités obscures : https://www.altaplana.be. On croit alors réellement atterrir sur le site d’un autre pays ou d’une autre planète mais qui existe bel et bien. La crédibilité de cet univers est renforcée de plus par l’utilisation de différents supports ; Les Cités Obscures ne sont pas uniquement des albums de bande dessinée puisque les deux auteurs organisent aussi des conférences fictions, des films « documentaires », des expositions spectacles… Tout porte à croire que l’on nous expose les fait d’un autre monde présent avec le notre et dont nous avons toujours ignoré l’existence.

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bande dessinée, architecture et parti pris La bande dessinée comme Prise de position

La bande dessinée comme

prise de position

Pour créer ce monde crédible, les auteurs doublent de ruses et mettent même en place de véritables parallèles entre réalité et fiction, perdant toujours un peu plus le lecteur entre réel et imaginaire. C’est le cas par exemple pour Brusel : c’est le double de Bruxelles, autant au niveau de l’architecture que dans son histoire. On peut de plus y voir la correspondance et la ressemblance fulgurante entre le palais des trois pouvoirs et le palais de justice qui, en l’occurence, représenterait un passage entre notre monde et celui des Cités Obscures. De la même manière le nouvel hôpital de Brusel est inspiré directement du nouvel hopital Beaujon de Paris. Dans l’album de «La théorie du grain de sable» on peut aussi faire un parallèle entre la maison de la bourgeoise qui est la réplique exacte de la Maison Autrique(1) de Victor Horta à Bruxelles. On voit aussi dans cet album les références à l’Art Nouveau et à Victor Horta. On remarque aussi la ville de Pâhry, double de notre Paris, qui n’a jamais fait l’œuvre d’une bande dessinée complète mais qui apparait dans quelques albums comme «Les Murailles de Samaris» ou encore «La fièvre d’Urbicande». Enfin, et c’est peut-être l’une des plus évidente, nous avons l’album «La Tour» dont la référence directe est la Tour de Babel. On aperçoit d’ailleurs quelques représentations de cette dernière dans certaines pages du livre. Benoit Peeters expliquera la raison de la présence de ces parallèles par la suite lors d’un entretien : en plus d’ajouter de la crédibilité à ce monde fantastique, «je pense que sans l’avoir voulu, nous (B.Peeters et F.Schuiten) avons fonctionné comme des enregistreurs des signes de notre temps».(2)

(1) : Peeters et Schuiten se sont battus pour conserver la maison Autrique de Victor Horta (1893) et la faire réhabiliter. Elle est aujourd’hui devenue une maison témoin des vieilles demeures bruxelloises que l’on peut visiter et où des expositions sont organisées. C’est d’ailleurs Peeters et Schuiten qui s’occupent de la scénographie. (2) : Citation de B.Peeters lors d’un entretien sur le thème : La bande dessinée et l’esprit de l’utopie. Archi & BD, Cité de l’architecture et du patrimoine (p94).

Le Palais des Trois Pouvoirs de Brusel et le Palais de Justice de Bruxelles.

La représentation de La Tour, double contemporain de la tour de Babel.

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Mais si l’on étudie les intrigues de plus près on constate là aussi des rapprochements saisissant avec des situations réelles. En effet la démarche adoptée est celle de l’utopie négative. C’est reprendre une situation géopolitique par exemple ou les échos du monde qui nous entoure et imaginer son évolution de manière exponentielle afin de faire prendre conscience des résultats : « Les cités obscures se présentent comme un univers parallèle au notre. Un univers qui emprunte beaucoup d’éléments à notre réalité… Sauf que cela dérape toujours. ». (1) Ils qualifient eux-mêmes les Cités Obscures de « futur antérieur », sorte de rétrospective projetée dans un futur proche imaginaire. Ils recherchent en fait des métaphores qui peuvent être réinvesties et poussées à l’extrême. Pour la ville de Brusel par exemple, ils reprennent l’histoire connue par beaucoup de villes durant les années 60 : la folie des grands travaux de la modernité. En l’occurrence Brusel fait référence directe à la « Bruxellisation » qu’à connu la ville du même nom, c’est-à-dire l’autodestruction du patrimoine architectural d’une ville car les politiques croient aux progrès et à la modernité présent à l’époque et alors considérés comme absolument nécessaires au développement d’une ville. Le tome «La frontière invisible» fait directement référence, à l’époque, au conflit en ex Yougoslavie. Preuve en est que le monde évolue et régresse parfois, on peut de nos jours rapprocher cet album et son contexte du conflit Ukrainien. L’album «La fièvre d’Urbicande», quant à lui se rapporte à Berlin coupée en deux par son mur puisqu’ici Urbicande est scindée en deux avec sa rive Nord dépravée et sombre, séparée de sa rive Sud développée et lumineuse. Ce n’était pas pensé lors de la création de l’histoire, mais aujourd’hui certains font le rapprochement entre la métaphore du réseau qui s’étend et le développement fulgurant d’internet. Cette démarche de dystopie cache donc souvent un avis critique concernant le sujet abordé, sujet qui redevient parfois d’actualité ou qui peut prendre diverses interprétations comme nous venons de le voir dernièrement. Cependant vouloir faire passer une idée signifie vouloir faire passer un message, nous allons donc à présent voir comment Benoit Peeters et François Schuiten arrivent à produire des images qui créent une réflexion sur la pensée architecturale.

(1) : B.Peeters dans l’article «Revoir Paris» paru dans le DBD #88 de Novembre 2014.

Vue du quartier et du patrimoine historique de Brusel.

Plan d’Urbicande scindé en deux par le fleuve avec sa rive Nord et sa rive Sud.

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Créer et imaginer des utopies négatives peut déjà engendrer sur le lecteur un effet de «choc» et une réflexion. Nous avons pour habitude inconsciemment de nous mettre dans la peau du héros du livre, de nous intégrer dans l’histoire, c’est l’imagination qui fonctionne de manière automatique lorsqu’on lit. Ainsi être mis face à de telle situation va forcément engendrer une réaction de la part de notre esprit, même si elle n’est que brève. Pour en accentuer l’effet et soulever un questionnement, Peeters et Schuiten misent sur le travail du dessin et du scénario. On peut en effet voir que dans « La Tour » le dessin de l’édifice par ses éléments surdimensionnés invoque la question de l’échelle et des limites d’un bâtiment. Concernant Urbicande , la ville toujours plus belle vide que pleine et aux libertés restreintes, on aborde plutôt la question de l’habitabilité d’un lieu et de son appropriation par les habitants. La ville de Brusel, elle, questionne non seulement sur la folie des grandeurs des politiques (symbolisée par la maquette géante qui se brise avant même que les travaux aient commencé), mais surtout sur la préservation du patrimoine architectural d’une ville au détriment de bâtiments contemporains. Cela engendre tout le questionnement sur l’équilibre entre patrimoine, réhabilitation et construction neuve. Une bande dessinée peut donc, de par son intrigue, sa situation, son architecture ou son graphisme interpeller l’esprit du lecteur et, s’il y prête un peu plus attention, devenir une image fertile source de réflexion. Benoit Peeters, lorsqu’on lui demande quelles responsabilités il pense avoir au niveau de l’architecture nous répond que «l’avantage de la bande dessinée c’est que l’on reste dans l’imaginaire, on peut donc dire que l’on est joyeusement irresponsable»(1) cependant on remarque aujourd’hui de la part des deux auteurs un glissement de rôle et l’affirmation d’un parti pris au niveau de l’architecture avec l’organisation de l’exposition «Revoir Paris». Celle-ci concentre toutes les visions futuristes qu’à pu avoir Paris, en y apportant notamment leur vision du Paris du XXIIème siècle ; l’idée est de recréer de l’utopie. Ils reviennent aussi sur les grands projets urbanistiques qu’à connu ou qui ont été projetés pour Paris (Haussmann, Plan voisin de Le Corbusier…) et rajoutent à cela les visions imaginaires de Jules Vernes et Albert Robida qui se projetaient à notre époque. Ainsi ils confrontent toutes ces visions en regardant notamment pour Vernes et Robida ce qui a été réalisé ou non par rapport à ce qu’ils avaient imaginé.

(1) : Citation de B.Peeters lors de la conférence «Villes de papier. Des Cités obscures à Revoir Paris» au Sucre à Lyon dans le cadre des URBS#3, le 23/02/2015.

Les dimensions énormes du bâtiment dans l’album La Tour engendre la question de l’échelle.

A Urbicande les habitants s’approprie le réseau et se servent de celui-ci pour se réapproprier la seconde moitié de la ville.

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C’est aussi l’occasion de voir que bien que « joyeusement irresponsable » Schuiten avait tout de même été désigné pour créer des planches d’illustrations dans l’esprit de ce que devait être le Grand Paris. A cette exposition est associée la sortie d’un nouvel album portant le même nom Revoir Paris. Dans le même esprit fantastique que les albums vus précédemment mais se voulant tout de même plus terre à terre, cette bande dessinée ne fera pas partie de la série des Cités Obscures. On voit ici aussi que leur vision des choses est très inspirée d’Hector Horeau ou Auguste Perret, ils vont d’ailleurs dans l’album Revoir Paris imaginer un grand boulevard qui se nommera le boulevard Perret. Ils apportent un regard historique et ironique à la fois : aujourd’hui nous sommes dans une ère conservatoriste où l’on a mis les utopies de coté. Cela dit « on ne cesse de dire qu’il n’y a plus d’utopies, or nous avons besoin de la dimension onirique, de nous projeter dans des mondes fictionnels» F. Rambert. (1) Peeters et Schuiten s’inscrivent dans la même lignée que Francis Rambert, et pour cela proposent cette exposition dans le but de donner envie aux gens de reprendre les utopies et les transformations car bien que beaucoup n’aient pas été construites (et heureusement pour certaines), les avoir imaginées a permis au monde d’avancer et de concevoir des projets nouveaux dont nous manquons surement aujourd’hui : « On reste heureux de rêver même si on aimerait pas forcément voir le projet construit ». (2) On peut se dire que finalement l’utopie est peut-être avant tout la base de l’inspiration d’un projet architectural et urbain, permettant de se délier de la construction concrète et de parfois trouver des pistes d’actions ou de réflexion nouvelle. Cependant organiser une exposition traitant réellement d’architecture et de projet urbain engendre forcément un glissement de rôle et une prise de position (que l’on retrouve déjà dans leurs albums) plus affirmée que lors de la création d’une bande dessinée. Du coup les deux auteurs se qualifiant de « joyeusement irresponsable » n’ont pas pu être aussi léger quant aux responsabilités imposées par une telle exposition. Ils ont donc aussi fait appel à des architectes pour les épauler pour la bonne organisation de l’événement.

(1) : Citation de Francis Rambert dans l’ouvrage Archi & BD de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine (p12). (2) : Citation de B.Peeters lors de la conférence «Villes de papier. Des Cités obscures à Revoir Paris» au Sucre à Lyon dans le cadre des URBS#3, le 23/02/2015.

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bande dessinée, architecture et parti pris La bande dessinée comme Prise de position

Ainsi la visite de l’exposition se conclu par des projections où Peeters et Schuiten demandent à plusieurs personnalités architectes, historiens ou philosophes (O.Decq, R.Robin, Toyo Ito, P. Rahm, P. Simay) comment ils voient paris dans 80 ans. Cela leur permet d’apporter différents points de vues concrets et responsables sur le sujet. On terminera néanmoins sur une installation de projection 3D imaginée par Schuiten (La Planète Paris) pour l’événement nous montrant son Paris utopique des années 2100. Nous avons donc pu voir au travers de la démarche de Peeters et Schuiten que la bande dessinée, en dépit de son apparence neutre peut permettre de faire passer bien des messages grâce à ses images. Maintenant que nous avons étudié la démarche de ces deux auteurs et les glissements de rôle que l’on peut parfois observer, nous allons pouvoir comparer ce corpus d’étude avec le processus de conception employé par les architectes radicaux pour produire leurs images fertiles. Nous verrons ainsi s’il existe des points de rapprochement entre ces deux domaines.

L’installation 3D «La Planète Paris» avec ici les aménagements de la tour Eiffel imaginée par Schuiten.

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Conclusion

Des Points de rapprochements ?

Nous avons à présent étudié comment sont produites les images fertiles des architectes radicaux et quel processus les auteurs Peeters et Schuiten mettent en œuvre afin que leurs histoires soient non seulement divertissantes mais surtout sources de réflexion notamment dans le domaine architectural. On peut donc d’ores et déjà affirmer que dans les deux cas on recherche, en somme, à démontrer une position ou une situation dans le but de créer une réaction puis une réflexion chez le regardeur/lecteur. Alors finalement quels parallèles peut-on constater entre la démarche de Superstudio et celle de Peeters et Schuiten ? Et bien tout d’abord on peut remarquer que le choix de la dystopie, ou utopie négative, est présent chez les deux groupes. En effet, celle-ci ayant comme principe d’amplifier des situations réelles de façon plus ou moins négative et chaotique, elle permet de donner un maximum d’impact aux projets. (1) Le second choix commun et qui paraisse important sans quoi nous ne serions pas face à de tels projets est le parti pris d’une conception libérée. Comme nous avons pu le souligner, Superstudio a fait le choix de ne pas construire, ce qui libère les possibilités de réflexions et de propositions de projet. Quant aux auteurs des Cités Obscures, rappelons qu’ils mettaient en avant le fait que l’avantage de la bande dessinée par rapport à l’architecture est que l’on est totalement libre des contraintes et joyeusement irresponsable. Cette dévotion à rester dans l’immatériel permet à ces acteurs de créer et mettre en évidence les failles de la société au travers de projets sans pour autant être limité par toutes les questions constructibles, juridiques, de normes etc que l’on retrouve lors d’un réel projet d’architecture. Cela dit ce n’est pas pour cela que les images paraissent inconcevables, au contraire. On constate des deux cotés une volonté absolue de créer des images qui soient le plus crédible possible. Pour cela, bien que faisant quelques peu abstraction des problèmes que l’on peut rencontrer lors d’un projet réel, Superstudio s’attache à travailler comme si l’idée soulevée représentait un projet solide et viable visant réellement à être construit. Ils produisent donc pour atteindre ce but bon nombre de documents nécessaires à la construction d’un projet d’architecture tels que des plans, des photomontages, des concepts etc... Chez Peeters et Schuiten, la même volonté de créer un monde et des histoires crédibles aux yeux du lecteur est perceptible, mais le processus est différent. Il s’agit pour eux de rendre les limites entre réel et irréel floues, que le lecteur ne distingue plus la concret de l’imaginaire et ce en créant des parallèles entre réalité et songe comme vu précédemment. Cela ayant pour effet de rendre ces images crédibles, et donc, d’engendrer des réflexions architecturales viables

(1) : Nous considérerons comme «projet» aussi bien les projets montés par Superstudio que les projets d’albums réalisés par Peeters et Schuiten.

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Conclusion Points de rapprochement ?

Cependant, dans les deux cas ces utopies négatives restent un simple constat. Elles mènent à une réflexion, certes, mais les auteurs de ces images apportent uniquement un regard critique sans pour autant proposer une solution. C’est le but premier des images radicales : « faire prendre conscience » et l’on retrouve cet esprit aussi dans la démarche de Benoit Peeters et François Schuiten.

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Conclusion Pour terminer

Pour terminer

Finalement, la notion d’images fertiles reste un thème peu abordé en bande dessinée ou, lorsqu’il l’est, qui est souvent implicite donc peut compréhensible de prime abord. Cependant, nous avons pu découvrir grâce à ce rapport d’étude qu’il existe de nombreux points communs entre les démarches des deux groupes présentés. On peut donc légitimement penser que les images en bande dessinée peuvent très bien devenir support d’une prise de position architecturale ou urbaine de la part des auteurs, et que ce regard critique puisse servir de base pour une pensée architecturale. On remarque d’ailleurs aujourd’hui que de plus en plus d’architecte emprunte le médium de la bande dessinée, employé comme un moyen de communication au grand public, afin de faire passer et comprendre leurs partis pris. On peut prendre comme exemple bien évidemment Bjarke Ingels Group (BIG) avec leur bande dessinée «Yes Is More» (1) qui est composée de planches d’explications des projets et dont le héros, mis en scène à la manière d’une vraie bande dessinée, est Bjarke Ingels, le directeur de l’agence. La même année (2009), une autre agence d’architecture publie un ouvrage explicatif façon bande dessinée : Herzog et De Meuron avec leur livre intitulé «Metrobasel: A Model of a European Metropolitan Region».(2) Ici c’est une étude urbanistique que l’on développe sur la région de Bâle et à laquelle on ajoute des propositions de projets. Destiné au grand public, ici ce n’est plus seulement l’image qui cherche à engendrer une pensée architecturale mais l’album complet qui aborde bon nombre de questions urbaines : «De manière plus élargie, l’objectif de MetroBasel Comic est de prendre à bras-le-corps les casse-têtes de la recherche urbaine : qu’est-ce qui détermine une ville ? Qu’est-ce qui fait sa qualité ? Quels sont les enjeux des villes de demain ? ».(3) Ainsi à l’heure d’aujourd’hui, on constate que les liens se resserrent entre architecture et 9ème art, puisque ce dernier représente un bon moyen de communication facilement appropriable puisque le rapport entre texte et image rend les sujets abordés explicites et concrets. Ce médium permet donc d’être facilement compréhensible auprès de tous et peut par conséquent devenir un support fertilepour une pensée architecturale.

(1) : «Yes Is More : An Archicomic on Architectural Evolution», de BIG, édition Broché, paru en novembre 2009. (2) : «Metrobasel: A Model of a European Metropolitan Region», de Herzog et De Meuron, édition Broché, paru en juin 2009. (3) : Citation de dans le livre Archi & BD, Cité de l’architecture et du patrimoine. (p234).

Yes Is More, la bande dessinée de BIG.

Métrobasel, la bande dessinée d’Herzog et De Meuron.

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Conclusion Pour terminer

De plus actuellement l’imagerie d’un projet représente des enjeux importants puisque à l’ère du numérique et de la modélisation 3D, on passe de l’image de projet qui devait auparavant représenter une promesse, à l’image de rendu finale qui se doit obligatoirement de représenter avec certitude et exactitude le projet fini. On ne doit plus laisser aucune place au flou ou au «laisser imaginer» et c’est peut-être à cause de cela que l’on revient aujourd’hui au mode de communication de la bande dessinée puisqu’avec ce médium, on peut encore se permettre d’avoir de la légèreté là où il devrait y en avoir, chose devenue presque improbable avec les modélisations produites aujourd’hui où tout doit être défini des les premières images. Pour conclure, on pourrait se demander si ce n’est pas à cause de l’ère numérique que les utopies tendent à disparaitre car comme dit précédemment, l’utopie fait avancer l’imagination et les processus de conception, et elle est nécessaire pour se renouveler. Mais aujourd’hui, qui se pose encore des questions utopiques ? On peut, en définitive, s’interroger sur les possibilités et les limites de l’ère numérique : finalement, l’informatique ne briderait-elle pas la conception architecturale et par conséquent l’imagination ?

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Ressources documentaires

Bibliographie

- THEVENET Jean-Marc, RAMBERT Francis, 2010. Archi & BD la ville dessinée. Paris, Monografik et Cité de l’architecture et du patrimoine. 254p. - SCHUITEN François, PEETERS Benoît, 2007. La théorie du grain de sable (tome 1). Bruxelles, Casterman. 109p. - SCHUITEN François, PEETERS Benoît, 2011. Le guide des cités, troisième édition revue et augmentée. Bruxelles, Casterman. 207p. - SCHUITEN François, PEETERS Benoît, 2000. Voyages en utopie. Paris, Casterman. 156p. -

1987. La Tour, Paris, Casterman. 120p.

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1985, La Fièvre d’Urbicande, Paris, Casterman. 94p.

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2005, Les Portes du Possible, Paris, Casterman. 48p.

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2010, L’échos des Cités, Paris, Casterman. 60p.

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2014, Revoir Paris l’exposition, Paris, Casterman. 94p.

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dBD #16, Septembre 2007 dBD #62, Avril 2012 dBD #79, Decembre 2013/Janvier 2014 dBD #84, Juin 2014 dBD #85, Juillet/Août 2014 dBD #88, Novembre 2014

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Perret Alex, 2011, Influx Radical. Rapport d’étude, ENSAL, 34p.

- Pigaglio Brice, 2011/2012, Bande dessinée et réflexion architecturale : l’exemple des Cités Obscures. Rapport d’étude, ENSAL, 35p.

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conférence

Conférence de Benoit PEETERS – Villes de papiers au Sucre à Lyon dans le cadre des URBS#3 Imagine la ville du futur le 23/02/2015.

webographie

Les images radicales au service de la réflexion architecturale : http://i-ac.eu/fr/expositions/24_in-situ/2001/108_ARCHITECTURE-RADICALE http://www.giannipettena.it/ http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu05346/unenouvelle-pensee-de-l-urbanisme-archigram.html https://antoineroyer.files.wordpress.com/2012/11/ archigram-exposc3a9.pdf http://www.frac-centre.fr/ http://truffaut.e-monsite.com/pages/archives-histoire-des-arts/ hda-archi.html http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot. fr/2012/12/architecture-radicale-ecologie.html http://i-ac.eu/fr/expositions/24_in-situ/2001/108_ARCHITECTURE-RADICALE http://traac.info/blog/?p=1566 http://performarts.net/performarts/index.php?option=com_ content&view=article&id=196:architecture&catid=11:architecture&Itemid=17 Bande dessinée, Architecture et Partis Pris : http://www.articule.net/wp-content/uploads/2013/10/DiapoVAOUtopiesUrbainesKey2.pdf http://bd.casterman.com/ http://www.lefigaro.fr/bd/2014/11/05/03014-20141105ARTFIG00106-le-paris-fantasme-de-francois-schuiten-et-benoit-peeters. php http://www.urbicande.be/htm https://www.altaplana.be/dossiers/autour_des_cites_obscures/troisieme_partie_-_de_quelques_themes

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Iconographie

No Stop City - Archizoom : http://www.frac-centre.fr/archizoom-associati/no-stop-city-64.html?authID=11&ensembleID=42 Amazing Archigram : http://s3.amazonaws.com/lcp/rrose/myfiles/AmazingArchigram.jpg Pub électroménager années 60 : https://digitalchristophe.wordpress. com/2011/06/22/les-secrets-des-reseaux-sociaux-reveles-dans-lesannees-60/ Pub VW : http://www.blogoergosum.com/22783-mad-ads-mad-menet-la-publicite-des-annees-60 Team Ten : http://disturb.be/v2/IMG/jpg/team_ten.jpg Letti di sogno - Archizoom Associati : http://www.frac-centre.fr/archizoom-associati/letti-sogno-64.html?authID=11&ensembleID=41 Superarchitettura : http://www.frac-centre.fr/gestion/public/upload/ oeuvre/maxi/SUPER_010_029_001.jpg Photomontages de Il Monumento Continuo : http://traac.info/blog/?p=1566 http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/12/architecture-radicale-ecologie.html Autoportrait F.Schuiten : http://s1.lemde.fr/image/2013/10/30/53 4x0/3505614_6_a403_autoportrait-de-francois-schuiten-adjuge_ 0c441a466aa503dc0982a681d614150d.jpg Portrait B.Peeters : http://bd.casterman.com/docs/Contents/1156/Pee. jpg Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland, 1905 tiré du livre Archi & Bd - Cité de l’Architecture et du patrimoine (p28.) Claude Parent, projets utopiques de villes obliques - Les Spirales, 1971 tiré du livre Archi & Bd - Cité de l’Architecture et du patrimoine (p98.) BIG, Yes Is More couverture, 2009 tiré du livre Archi & Bd - Cité de l’Architecture et du patrimoine (p217.)

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Iconographie part2

Archigram, Instant City - Typical Night, 1968, tiré du livre Archi & Bd Cité de l’Architecture et du patrimoine (p220.) Herzog et De Meuron, Metrobasel, 2009, tiré du livre Archi & Bd - Cité de l’Architecture et du patrimoine (p232.) F.Schuiten, Demain le champs de mars, tiré du livre Revoir Paris, l’exposition - Cité de l’Architecture et du Patrimoine (p85.) Cartographie des Cités Obscures tiré du livre Le Guide des Cités Peeters & Schuiten (p10-11) Palais de Justice Bruxelles : http://static.franceculture.fr/sites/default/ files/2013/09/02/4692560/palais%20de%20justice%20de%20 bruxelles.jpeg Palais des Trois Pouvoirs tiré du livre Le Guide des Cités - Peeters & Schuiten (p61.) Dessin de Brusel tiré du livre Le Guide des Cités - Peeters & Schuiten (p104.) La maison Autrique dans La Théorie du Grain de Sable, tiré du livre Le Guide des Cités - Peeters & Schuiten (p111). Plan de la ville d’Urbicande tiré du livre Le Guide des Cités - Peeters & Schuiten (p146-147). Vue du réseau tiré du livre La Fièvre d’Urbicande - Peeters & Schuiten (p67.) Appropriation du réseau par les habitants tiré du livre La Fièvre d’Urbicande - Peeters & Schuiten (p70 et 78) Les limites et l’échelles dans l’album La Tour, Peeters & Schuiten (livre non paginé)

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Durant les années 1960, les architectes radicaux se sont attachés à mettre en place des processus de conception dans le but de dénoncer les solutions proposées par le mouvement moderne. Ils vont pour cela créer des scénarios dans un esprit d’utopie négative et chercher à donner un impact fort à leur projet afin de soulever les problèmes de la société et d’engendrer des réflexions. Toute cette démarche mènera à la production des images radicales qui seront le support d’axes de réflexions nouveaux autour d’une pensée architecturale et dont nous étudierons la méthode de conception. Ce rapport vise à rechercher s’il existe des parallèles entre les processus des architectes radicaux et la démarche adoptée lors de la production d’images de bande dessinée. Dans un second temps, le thème de la bande dessinée et de son rapport avec l’architecture sera donc abordé de manière générale puis plus spécifiquement au travers de l’œuvre de Peeters et Schuiten, auteurs de la série des «Cités Obscures». Nous chercherons ainsi à démontrer si il est possible que la bande dessinée soit un support fertile pour une pensée architecturale.

In the 1960s, radical architects have worked to implement design process in order to denounce the solutions offered by the modern movement. They will create scenarios for this in the spirit of negative utopia and seek to give a strong impact on their project to raise the problems of society and generate reflections. This whole process will lead to the production of radical images that will be the support of new reflections axes around an architectural thought and we will study the design method. This report aims to examine whether there are parallels between radical architects process and approach in the production of cartoon images. Secondly, the theme of the comic and its relationship with architecture will be addressed generally and then specifically through the work of Schuiten and Peeters, author of the series of «Obscure Cities». We will seek and demonstrate whether it is possible that the comic is a fertile medium for architectural thought

Mots clés : #BandeDessinée #ImagesRadicales #Représentation #PenséeArchitecturale #SuperStudio #Peeters&Schuiten


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