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Le gazon et le gâteau

C ourtoisie : Martine Corrivault

Quels magiciens que les mots quand on sait s’en servir. Surtout lorsqu’on trouve le sens secret de ce qu’ils ne disent pas! D’un individu, d’une famille, d’une génération à une autre, ils peuvent exprimer différemment les idées, les sentiments, les banalités du quotidien ou les mystères du non-dit. Ainsi, quand grand-père remettait une enveloppe à son petit-fils venu passer la tondeuse en été ou donner un coup de pelle dans l’entrée en hiver, il employait toujours le mot «récompense». Jamais paye, salaire ou compensation, surtout pas pour rire. Même pas l’été dernier, tout en sachant que les parents de son adolescent préféré avaient négocié une entente pour fixer le prix et la régularité des interventions régulières chez grand-papa. Pour lui, il ne s’agissait que d’encadrer le service qu’acceptait de lui rendre l’ado et non d’une convention de travail rémunéré. Avec toute la mauvaise foi de celui qui a du mal à voir grandir les enfants, il refusait d’associer une idée d’obligation là où il souhaitait une manifestation d’intérêt affectif. De son temps d’école, quand il entraînait sa mémoire avec les fables de La Fontaine plutôt que des chansons populaires, il avait retenu que l’argent peut empoisonner les relations et même tuer le bonheur. Et il savait qu’en 2022, l’ado vous regarderait de travers avec un haussement d’épaules si vous lui servez la morale de la fable Le Savetier et le financier! Grand-père préférait croire que «le jeune» le percevait comme un «vieux» ayant besoin d’aide, qui avait décidé de lui offrir l’emploi à lui, plutôt que de payer un étranger. La stratégie le satisfaisait, malgré les inévitables relations délicates provoquées entre les trois générations: petit-fils, père et grand-père! Il suffisait de trouver le mot juste, le bon ton surtout, en évitant de chipoter sur la manière de tenir le taille-bordures en longeant les arbustes! En «embauchant» son petit-fils pour la saison, grand-papa avait insisté pour lui remettre luimême le montant convenu, après chaque séance, dans une enveloppe cachetée où il écrivait le mot MERCI. Histoire de conserver une couleur personnelle à cette routine et favoriser plus d’occasions d’échanges; la ruse avait plus ou moins bien réussi. À la fin août, la rentrée scolaire a tout chambardé. Sa tâche terminée, ce jour-là, l’adolescent est entré dans la cuisine, a accepté l’enveloppe et un morceau du gâteau au chocolat de sa grand-mère. Et en a profité pour prévenir son grand-père que désormais, ses temps libres allaient être… très occupés. «Pour le gazon, ben on pourrait s’arranger pour finir la saison… mais sans obligations de ma part. La rentrée, la vie scolaire, les activités imposées: ça coûte du temps et des sous… Faut que je m’organise pour ne rien manquer.» Cet après-midi-là, le grand-père a compris que son «jeune» n’était plus un gamin espiègle au zèle parfois encombrant mais passait dans le clan des «grands», comme lui, il y a déjà quelques décennies; l’enfant devenait un presque adulte de l’ère moderne pour qui le gâteau au chocolat ne serait plus l’ultime récompense. Et il s’est entendu lui proposer: «On pourrait négocier quelque chose…» Se sentant devenir un «ancien», il souhaitait lancer une passerelle pour relier les deux rives de ce fossé qui trop souvent sépare les générations même au sein d’une famille. Et le «jeune» a d’abord voulu éclaircir un détail: «Oui, on pourrait. Mais avec les bons mots pour dire les vraies affaires. En commençant par ton scrupule avec le travail et l’argent. Je te rends service et tu me récompenses! Je ne suis plus un bébé, tu sais. C’est pas pour rien qu’on désigne les choses par des noms différents. Je pourrais t’appeler “le vieux” ou ben “peupére”, comme autrefois pour te taquiner, mais j’aime mieux dire “grand-père” ou simplement ton prénom même si ça te fait sursauter. C’est la tendresse des hommes, et on y a le droit!» Chacun de son côté de la table, deux générations ont alors commencé à discuter des «vraies affaires» sans aucune gêne devant les mots. Avec la gourmandise d’un autre morceau du gâteau au chocolat. Faut savoir accepter les bonnes choses de la vie quand elles se présentent.

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MARTINE CORRIVAULT

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