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Le prix de la rémunération

S OCIOLOGUE EN RÉSIDENCE

« Même s’il gagne une grève, le travailleur n’aura rien gagné, car l’augmentation de salaire qu’il aura obtenue, le bourgeois la lui reprendra d’une autre manière, en augmentant, par exemple, son loyer ou le prix des denrées. »

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~ Ricardo Flores Magon, révolutionnaire mexicain

Le 5 janvier 1914, Ford annonce une augmentation du salaire journalier, passant de 2,34$ à 5,00$ pour une journée de travail de 8 h. Derrière le masque de l’altruisme se cache un intérêt: augmenter la rétention des employés et diminuer les coûts liés à la formation des travailleurs.

Le film Les temps modernes. Une histoire dont les personnages sont l’industrie, l’initiative individuelle, l’humanité qui marche à la conquête du bonheur (Chaplin, 1936, 0 min – 12 min 20 s, voir le code QR) est analysé comme étant une critique sociale des conditions de production du début du XXe siècle, et une parodie du fordisme. Ce type d’organisation du travail s’inspire du taylorisme, aussi connu sous le terme d’organisation scientifique du travail (OST). L’OST mise sur une analyse rigoureuse des modes et des techniques de production, l’établissement de la «meilleure façon» de produire et la fixation de conditions de rémunération plus objectives et motivantes.

INSTITUTION DISCIPLINAIRE

L’usine est une institution disciplinaire utilisant en location, un peu comme on le ferait pour un outil de construction, un ouvrier, en l’aliénant de ses libertés de penser, de sentir et d’agir. Des dispositifs techno-scientifiques sont utilisés afin de surveiller, de cadrer et d’encadrer les corps ouvriers. Derrière ce conditionnement, la fabrique cherche à atteindre des objectifs patronaux de productivité, d’efficacité et de prospérité économique. L’usine représentée dans le film de Charlie Chaplin représente bien l’institution disciplinaire ici décrite. Voyons comment se déroule le quotidien rémunéré de Charlot et réfléchissons à la manière dont l’usine modifie les manières de faire de Charlot.

IMPOSITION ET INTÉRIORISATION D’UN RYTHME

La journée débute à l’usine. Un grand gaillard actionne les manivelles mettant en marche la chaîne de montage, pendant que le président se prépare à une journée de télégestion dans son bureau. À l’arrière-plan, des gestionnaires scientifiques, décorés d’un sarrau blanc, se préparent à observer et évaluer le travail des ouvriers. Ceux-ci sont répartis de manière régulière au long de la chaîne, limitant leur liberté de déplacement dans l’espace. La vitesse de la chaîne de montage permet aux gestionnaires de mesurer la productivité de l’usine. Un peu comme une danse, chaque ouvrier doit réaliser sa tâche dans un temps imparti, sans quoi il nuira à ses collègues. Un faux pas entraînera des conséquences dans l’enchaînement du mouvement, pouvant mener à un conflit. Plusieurs passages (cf. 2min, 3min 43s, 6min 58 s) peuvent illustrer la manière dont le rythme de l’usine modifie les manières d’être de Charlot. Alors qu’il cesse de travailler, Charlot continue de reproduire le mouvement nécessaire, selon le rythme de la chaîne, pour serrer les écrous.

L’HORODATEUR: INSTRUMENT DE SURVEILLANCE

Le contremaître avertit Charlot que c’est le moment de sa pause (3 min 33 s). Après avoir signifié son départ à l’horodateur, il se réfugie à la salle de bain. Le temps d’allumer sa cigarette et de faire quelques mimiques sera suffisant au président pour qu’il intervienne, au travers d’un écran, et ordonne à Charlot de retourner à l’ouvrage.

UNE HEURE DE DÎNER PRODUCTIVE

L’heure du dîner sonne à la Electro Steel Corp (6 min 46 s). Tous les ouvriers sont rangés le long d’un mur, la chaîne de montage a été mise sur pause. Le président se présente avec l’inventeur de la machine à manger automatique. Celle-ci permettrait de limiter l’heure de dîner, d’augmenter la productivité et de diminuer les frais généraux. Charlot servira de cobaye à cette innovation.

ET AUJOURD’HUI?

Depuis, les conditions de travail se sont largement améliorées. Les accidents de travail sont moins récurrents et les enfants ne travaillent plus (quoique…). Or, la dépression et l’anxiété sont devenues des maux normaux, les coûts d’une société salariale. Le suicide au travail est maintenant largement étudié et documenté. Et si, l’amélioration des conditions de travail n’était qu’une manière de rendre plus tolérable et confortable l’exploitation des travailleurs et des travailleuses?

NICOLAS FOURNIER-BOISVERT

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