Considérations intempestives au sujet de l'abondance

« Tout Occidental tourmenté fait penser à un héros dostoïevskien qui aurait un compte en banque. » - Cioran

Nous avons manqué de masques, de respira- nouissaient en entrant dans les grands magateurs, de tests, de lits d’hôpital, et nous avons sins américains: « leur corps ne supportait pas vu des gens se battre pour du gel hydroal- cette détente totale du désir (3) ». Accoutumés coolique, s’entretuer pour du papier cul (1)… à cette abondance, nous ne la percevons même À un niveau plus personnel, j’ajouterais au plus. Tout est à vendre, tout doit être disponidossier que l’approvisionnement en morphine ble, tout de suite. Bientôt, c’est le vivant dans ayant été drastiquement réduit par l’arrivée de son ensemble qui pourrait tomber en pénurie, la COVID-19, les junkies viennent de subir étou é sous une montagne de détritus. Polune des plus grandes cures de lutions gazeuses, sonores, désintoxication forcée de l’histoire. Ces menus évènements tendraient à prouver que nous vivons une terrible période Pollutions gazeuses, sonores, textuelles, esthétiques : le niveau de vie d’un individu textuelles, esthétiques: le niveau de vie d’un individu se mesure aujourd’hui à la quantité de saleté qu’il laisse de pénurie. se mesure aujourd’hui à la quantité derrière lui. de saleté qu’il laisse derrière lui. Mais que nenni : c’est la pénurie L’accession des masses aux qui est en pénurie. C’est de man- privilèges détenus jadis par que que nous manquons. Repus nous sommes, les riches et l’implantation de dispositifs destigavés, rassasiés. Il n’est pas jusqu’à nos pauvres nés à soulager l’existence dans le monde indusqui soient obèses. Dans la kermesse terminale trialisé s’est appuyée, selon le philosophe Peter de la consommation débridée, nous le savons, Sloterdijk, sur les « sept lignes de continuité efles o res surabondent et ce sont les besoins fective de la modernisation »: recherche sciensuscitant la demande qui se présentent comme ti que, inventions techniques, attrait pour la éléments en pénurie. L’industrie de l’urgence forme de vie de l’entreprise, expansion du syselle-même est soumise à la primauté de l’o re : tème de santé (État providence), intégration dans plusieurs grandes agglomérations, il n’y d’un large public dans la consommation éconoa tout simplement pas assez d’accidents pour mique et culturelle, immunité professionnelle que les services de secours accrédités, telle (droit du travail) et déploiement d’un système la Croix-Rouge, soient utilisés à plein rende- d’assurance. Les e ets sur nos conditions de ment. Dans la foulée des catastrophes naturel- vie moyennes se mesurent à l’augmentation de les, tel le séisme d’Haïti en 2010, des ONG en l’espérance de vie et à la chute du taux de natatrop grand nombre s’enlisent dans un business lité. Ces réformes ont bouleversé nos structuhumanitaire conduisant tout droit à un gas- res familiales et mentales pour aboutir à une pillage indécent. Même chose pour l’économie expansion historique des espaces de liberté et des déchets: usines et ménages ne produisent un dégagement sans précédent de temps libre. pas assez d’ordures pour que les entreprises Jeté dans la prospérité constante, chacun aura de recyclage soient rentables. L’État aussi veut tendance à accorder une grande importance prendre part à la fête, les dilapidations scan- à sa propre personne. « Le moindre obstrué daleuses de l’argent public doivent être inter- trou du cul se voit Jupiter dans la glace, voilà prétées comme sa contribution « à la gaieté de le grand miracle moderne » (Céline). l’abondance (2) ». On raconte qu’avant la chute du rideau de fer, des voyageurs russes s’éva- La longue cohorte de nos ancêtres a été consti-

tuée presque exclusivement d’individus acca- le « luxe du pessimisme », continuent à parler parés par la stricte perpétuation de leur vie bio- la langue des opprimés. Celui qui refuserait logique, ballotés par les aléas de l’histoire, les de contribuer au misérabilisme ambiant, à la guerres, les famines, les maladies, l’esclavage… victimisation des rassasiés, à l’actualisation Nous sommes la première humanité à vivre en de pénuries imaginaires serait taxé de cynissécurité, dans l’opulence et le confort. Jusqu’au me, de snobisme, d’insensibilité à la misère. 18e siècle, l’idée même de goûter un peu de On n’a jamais entendu le monde autant se confort est à ce point étrangère qu’il n’existe plaindre depuis que nous avons quitté l’ère de la même pas de mot pour dire pauvreté. La misère est la chose. Le « confort », c’est alors la « consolation », le « réconfort » réservé aux blessés (4). Nos sociétés d’abondance ne savent pas comment Jusqu’au 18e siècle, l’idée même de goûter un peu de confort est à ce point étrangère qu’il n’existe même pas de mot pour dire la chose. considérée comme plus proche de la condition humaine, plus authentique, alors que la richesse est toujours un peu suspecte. interpréter la nouveauté de Il faudra pourtant s’y faire : leur situation ; l’émancipation du primat de la nous sommes riches. Même les plus pauvres pénurie. Déshabituer à gérer la privation, les d’entre nous. Les premiers riches de l’odyssée États, désemparés, ont d’abord préféré mentir humaine. sur l’e cacité des masques plutôt que d’admettre qu’ils n’en avaient pas en stock. « Quelle que soit l’idée qui s’exprime dans l’espace public, MATHIEU RIOUX c’est le mensonge de la misère qui rédige le texte ». Les nouveaux nantis, pouvant se payer

1• En France, une femme a réellement agressé un pharmacien dans l’incapacité de lui vendre du gel. En Australie, un couteau est dégainé lors d’une rixe pour du papier cul. Le même précieux papier pousse un Californien à frapper sa mère, deux Hongkongais à braquer un camion, etc.

2• Sauf indication, tous les passages entre guillemets sont tirés de l’ouvrage avec lequel j’ai travaillé pour cet article :

Peter Sloterdijk, Sphères III. Écumes. Sphérologie plurielle, Paris, M. Sell, 2005.

3• Michel Serres, Hominescence, Édition Le Pommier, 2001.

4• La première occurrence du mot et son acception moderne ne surviennent qu’en 1770, sous la plume de l’écrivain

Horace Walpole.

LA QUÊTE EST DIFFUSÉE PAR TÉLÉPHONE VIA

Québec 418 627-8882 • Montréal 514 393-0103 • Ailleurs au Québec 1-877 393-0103