Local contemporain 03

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Yves Chalas contemporains, une entreprise de renouvellement du regard attentive aux pratiques locales et ordinaires.

Patrick Chamoiseau

Cette réflexion territorialisée confronte des approches sensibles, statistiques, Fabriceintuitives, Clapiès rationnelles, en pleine conscience de l’échelle mondiale de certaines

de des Fareins mutations et de laYann pluralité temporalités à l’oeuvre.

C’est pourquoi les artistes et chercheurs associés à cette

Yves Morin

initiative sont originaires du monde entier et font appel à une multiplicité d’outils pour aborder ce territoire dans

Bénédicte Motte

globale

LOCAL.CONTEMPORAIN NUMÉRO 3

ses spécificités innovantes ou résistantes à la mutation

Philippe Mouillon

Ce numéro est consacré aux formes invisibles de la ville,

Pierre Sansot

aux négligés, aux impensés de l’ingénierie urbaine, aux illisibles, aux dérangeants. Une multiplicité foisonnante

Nicolas Tixier

et indisciplinée dont le peu de prise en considération nous semble un indice pouvant se révéler fécond pour Torgue Henry éclairer la fragilité de l’époque et comprendre ce qu’elle accepte de voir, sa capacité à élargir le visible ou ce qu’elle préfèrerait confiner dans l’ombre...

“J’aime le paysage où l’on sent la planète, où le corps territorial de la planète terre est perceptible à une échelle réduite. J’aime bien le local quand il donne à voir du global et j’aime bien le global quand on peut le percevoir à partir du local. On ne doit perdre ni l’un ni l’autre.” Paul VIRILIO (cybermonde la politique du pire)

PRIX 8€ cette revue est éditée avec le soutien du Conseil Général de l’Isère, de la région Rhône-Alpes, de la Métro, des villes de Grenoble et de Saint-Martin d’Hères.

CE N’EST PAS UNE ACTIVITÉ ORDINAIRE QUE DE S’INTÉRESSER À L’ORDINAIRE

et d’initiatives artistiques autour des territoires urbains

LOCAL.CONTEMPORAIN

2006

local.contemporain est un foyer de recherches originales Maryvonne Arnaud

ville invisible


LOCAL.CONTEMPORAIN 1 rue Jean François Hache 38000 Grenoble contact@local-contemporain.net www.local-contemporain.net local.contemporain est une initiative de laboratoire sculpture-urbaine, 1 rue Jean-François Hache 38000 Grenoble / www.lelaboratoire.net (laboratoire réalise des interventions artistiques d'échelle urbaine, de Rio de Janeiro à Johannesburg, et autour de contextes urbains particulièrement ébranlés comme le sont Sarajevo, Tchernobyl ou Grosny), ainsi que des analyses dynamiques des territoires contemporains) en partenariat avec la Conservation du Patrimoine de l’Isère, Musée Dauphinois, 30 rue Maurice Gignoux 38031 Grenoble / www.patrimoine-en-isere.com (la Conservation du Patrimoine de l’Isère, service du Conseil Général, œuvre pour une nouvelle définition du patrimoine, entre la conservation des vestiges du passé et leur usage au présent) COMITÉ DE RÉDACTION Maryvonne Arnaud, Bernard Mallet, Bénédicte Motte, Philippe Mouillon, Nicolas Tixier, Henry Torgue ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO Maryvonne Arnaud, François Ascher, Jean François Augoyard, Suzel Balez, Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Chalas, Yves Citton, Vincent Costarella, Natacha de Pontcharra, Patrick Deschamps, André Gery, Aneta Grzeszykowska, Bernard Mallet, Lionel Manga, Rachel Thomas, Nicolas Tixier, Henry Torgue, Pierre Sansot, Dominique Schnapper, Jan Smaga RELECTURES, TRADUCTIONS, CORRECTIONS Pascaline Garnier RETRANSCRIPTIONS Émilie Biston et Damien Barru ICONOGRAPHIE Maryvonne Arnaud, Pablo Boulinguez, Vincent Costarella, Aneta Grzeszykowska & Jan Smaga, Philippe Mouillon COORDINATION PÉDAGOGIQUE Eve Feugier, Bernard Vendra, Marie France Bacuvier INTERVENTIONS PÉDAGOGIQUES architecture et regards LIGNE GRAPHIQUE Richard Bokhobza, interprétée par Pablo Boulinguez REMERCIEMENTS Professeur Alain Franco, Lucyna Rys, Jacques Foessel, Frédéric Poitou, Hassene Kemel et l’ensemble du personnel soignant du centre de gérontologie de l’Hôpital Sud, Renée Colardelle (musée archéologique – église Saint Laurent), Liliane Jenatton, Philippe Gueguen (laboratoire de géophysique interne et tectonophysique), Pascal Dagneaux (association point d’eau), Mireille Venuat, Gérard Roblès (centre social Chorier-Berriat), Gérald Ivin, Claude Bernard-Reymond (IUT génie civil), Pierre Delasalle (Blue eyes video), René Blanchet et Jean-Luc Allègre (Abattoirs de Grenoble), Christian Cogne (SCI mercure), Françoise Thévoux-Chabuel, Bernard Pouyet, Antoine Félix-Faure, Pierre Girardier, Isabelle Lanièce, Eliano Celli GRAVURE & IMPRESSION imprimerie des deux-ponts, Eybens UNE ÉDITION LE BEC EN L’AIR (éditeur 2-916073 / rue sans nom 04100 Manosque) ISBN 2-916073-06-x / dépot légal octobre 2006 DIRECTEUR DE PUBLICATION Philippe Mouillon © LABORATOIRE sculpture-urbaine pour le titre et le concept © les auteurs pour leurs textes © Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Aneta Grzeszykowska & Jan Smaga pour leurs images local.contemporain est éditée avec le soutien du Conseil Général de l’Isère, de la Métro, des villes de Grenoble et de Saint-Martin d’Hères et les concours du Musée Dauphinois et de l'Hexagone de Meylan. Les travaux de recherche sont réalisés avec les soutiens du ministère de la culture (DAPA) et du ministère de l'équipement (PUCA) Le développement européen est réalisé avec les soutiens de la Région Rhône-Alpes, de l'institut Adam Mickiewicz (Varsovie) et la coopération de Plan-project (Cologne), Multiplicity (Milan) et du Lodz art center (Lodz).


1 I LOCAL.CONTEMPORAIN


LES INVISIBLES philippe Mouillon

L’invisible est aux usages urbains contemporains ce que la masse manquante est à la géophysique de l’univers : sans l’intégrer dans la réflexion, rien ne se passe comme on l’aurait voulu ou comme on l’aurait cru parce qu’une multiplicité d’artefacts interagit de façon foisonnante. Cette déroute n’entame guère pourtant la détermination quotidienne à ne pas les penser ou les prendre en considération. Négligés, impensés, illisibles, dérangeants, ils sont si diversifiés et si fluides qu’entre transparence et opacité, le recensement des formes et usages invisibles de notre réalité urbaine se dérobe devant une surabondance indisciplinée ! Aussi cette quête nécessite-t-elle de la patience, de l’humour, de la modestie, des protocoles nouveaux et des outils hybrides, artistiques, intuitifs, autant que scientifiques, bref une approche indisciplinaire. De prime abord, les invisibles sont simplement hors de la vue, bien que solidement présents, comme le sont les viscères gargantuesques des réseaux circulant en sous-sol. Ou sont perceptibles par d’autres sens, comme peut l’être cette ville impalpable structurée d’odeurs diffuses ou obsédantes puissamment reliées à notre mémoire affective. Invisible encore cette Babel contemporaine où affleurent tant de langues et de langages professionnels qui trahissent tour à tour la permanence des appartenances affectives - comme la langue maternelle qui refait signe entre chaque mot - les dynamiques d’appartenances nouvelles - ainsi les langages spécialisés, composites et abrégés ou la quête d’appartenances distinctes - les langues de clans, dont le codage se réinvente chaque jour. Dans cette première géographie, qui ne s’inscrit que bien médiocrement sur le cadastre, les flux de circulation de données en temps réel, les outils asynchrones de communication et autres bouquets numériques d’information, les accélérateurs de particules ou de photons de lumière, les réseaux de télésurveillance et de comptage automatisé faufilent un maillage chaque jour plus dense. Si ce maillage virtuel échappe à notre perception sensorielle, à la mesure de notre corps, il trame pourtant largement notre vie quotidienne. Ces invisibles aujourd’hui banalisés en masquent bien d’autres. Car l’invisible réside plus intensément dans l’impensé, ce qui échappe à nos catégories prédéfinies et qui demande de nouvelles conceptualisations et de nouvelles représentations, ou dans l’impensable, le dérangeant, les bas-fonds, le bas peuple, les précaires de toute nature qui têtus, demeurent opiniâtrement concrets. LOCAL.CONTEMPORAIN I 2

Que cette multiplicité foisonnante soit si souvent niée ou méprisée est un indice qui mérite une attention plus aiguë. Il peut en effet se révéler fécond pour approcher la fragilité de l’époque, pour comprendre ce qu’elle accepte de voir, sa capacité à élargir le visible ou ce qu’elle préfèrerait confiner dans l’ombre... Ainsi, ne pas penser ni inscrire les souffrances dans le cycle de production - séduction - consommation dominant la ville occidentale, pas plus d’ailleurs que la disparition des faunes, les changements atmosphériques ou l’épuisement des ressources naturelles semble une impasse intrigante : d’abord évidemment par le nombre d’individus trop lents, trop sensibles, trop ancrés, trop méditatifs ou trop fragiles éliminés par le processus ou relégués à la marge, mais aussi par anticipation pour le devenir et la survie globale d’un processus dont nous ressentons tous l’entrée en zone de fortes turbulences. Chaque époque abandonne dans l’invisible des pans différents du réel : la Rome antique se méfiait des cimetières, les reléguant à la périphérie des villes alors que le Moyen Âge en fit le cœur symbolique de la cité des vivants. Mais aujourd’hui le realityshow s’arrête aux portes des abattoirs, des salles de soins palliatifs de longue durée, ou des hospices, mais avec aplomb prétend pourtant à la transparence généralisée du réel, depuis nos alcôves jusqu’aux sièges mondiaux des plus puissants. Les vitres de cette société transparente restent pourtant obstinément lavées par des hommes de l’ombre qui ne survivent que grâce à la discrétion de solidarités immémoriales. Pour ces réseaux d’entraide de clans et de diasporas, édifices fragiles des grands précaires, doit-on comme Edouard Glissant revendiquer un droit à l’opacité ? Ou prendre en considération et faire revenir dans le processus de socialisation ces latéralités bien réelles mais reléguées dans l’invisible ? Les sans domicile fixe, les malades incurables, les clandestins, ou les très vieux pourraient avoir une fonction d’experts à l’égard des potentialités dramatiques qui nous guettent ! Ce qu’ils furent d’ailleurs à l’époque où l’élite était composée d’ermites volontairement insolvables. Les insolvables d’aujourd’hui sont au cœur d’un processus conflictuel bornant le visible et l’invisible dans l’espace public des métropoles. Ce bornage est-il négligeable ? Nous avons choisi de l’exposer ici car la dynamique discrète des invisibles demeure nécessaire pour rééquilibrer la masse manquante de notre vie quotidienne.


03 SOMMAIRE

LOCAL.CONTEMPORAIN

2. leS INVISIBLES philippe mouillon 4. SANS L'INVISIBLE, NOUS SOMMES AVEUGLES PIERRE SANSOT 6. LES NÉGLIGÉS URBAINS MARYVONNE ARNAUD 12. JARDINS DÉLAISSÉS DE L'INGÉNIÉRIE URBAINE PATRICK DESCHAMPS 15. L'AIR DE LA VILLE REND CRÉATIF FRANçOIS ASCHER 18. CORPS CAMÉLÉONS MARYVONNE ARNAUD 27. OPACITÉS URBAINES DANIEL BOUGNOUX 31. LES ÉCHELLES DE TEMPS ET D'ESPACES EXCENTRIQUES DE MON ASSIETTE / 34. TROIS SILENCES ODORANTS SUZEL BALEZ 40. ABÉCÉDAIRE DES INVISIBLES MARYVONNE ARNAUD 54. UN CERTAIN CODE GÉNÉTIQUE LOCAL STEFANO BOERI 56. PLAN ANETA GRZESZYKOWSKA & JAN SMAGA 64. FAIRE VOIR LES SPHÈRES D'UN IMAGINAIRE INVISIBLE YVES CITTON 70. IL Y A TANT DE FILS INVISIBLES ANDRÉ GERY 72. UN MONDE NANOSCOPIQUE VINCENT COSTARELLA 77. UNE MÉTROPOLISATION DYNAMIQUE DISCRÈTE YVES CHALAS 80. QUEL MONDE çA DESSINE ? QUEL MONDE SE DESSINE ?

BERNARD MALLET

82. UN VÊTEMENT SECRET SUR LA VILLE NATACHA DE PONTCHARRA 88. IL FAUT SAUVER HOMO MOBILIS ! LIONEL MANGA 90. LIGNES DE FUITE LIONEL MANGA 92. ANCRAGE ET DISSÉMINATION DOMINIQUE SCHNAPPER 95. FAIRE SON “ CHEZ SOI ” AILLEURS HENRY TORGUE 101. MUETTE LA VILLE ? MARYVONNE ARNAUD ET HENRY TORGUE 102. LATITUDE 44°28’51’’/ LONGITUDE 6°48’46’’ / ALTITUDE 1820 MÈTRES /


“ Qu’aurait-il [le flâneur des villes] à découvrir dans une ville si lisible que tout lui serait donné d’un seul coup d’œil ? La plupart des habitants, lorsqu’ils évoquent leur ennui, expriment sans le savoir la même déception. Une ville n’est pas seulement quelque chose qui se voit et quand on la regarde, il faut poser son œil sur elle avec tendresse. Elle se respire, elle se touche, on se frotte en elle parce qu’elle est comme la chair de notre chair, parce qu’elle possède un dedans et que par quelque côté elle est invisible. C’est précisément cette chair, parfois rebelle, parfois glorieuse, parfois répugnante dont certains urbanistes voulaient se débarrasser. ” P.S.


SANS L'INVISIBLE, NOUS SOMMES AVEUGLES

N’AURAIT DE VALEUR QUE CE QUE NOUS POUVONS MAÎTRISER. JE SERAI ENCLIN À ÉCRIRE L’INVERSE : N’EXISTE VÉRITABLEMENT QUE CE QUI NOUS RÉSISTE. PIERRE SANSOT

Nous sommes en présence d’une réalité inépuisable et mon existence consistera à vouloir parachever ce qui est de l’ordre de l’inachevé. La réalité présumée de l’invisible nous assure que le monde des hommes et des paysages excède notre capacité à les appréhender une fois pour toutes.

L’invisible dans cette page, ce ne sera pas l’intrusion du surnaturel à nos risques et périls. Ce ne sera pas davantage l’inconnu qui un jour regagnera l’immense empire du connaissable. Ce sera celui qui éclaire le visible pour lui donner sens et relief et introduire ainsi une troisième dimension. C’est ainsi qu’une ville s’offre et se dérobe tour à tour : tandis que je pénètre dans un nouveau quartier et que je tourne le dos à celui que je viens de quitter. Il existe un Paris, un Lyon invisible que je ne pourrais jamais étreindre dans sa totalité mais qui a le pouvoir de me guider dans ma déambulation et de la relancer. C’est ainsi que l’horizon s’évanouit en tant que tel lorsque je crois l’atteindre et pourtant c’est lui qui donne du champ, de l’espace à ma promenade. La terre pour celui qui la parcourt n’est pas une totalité : elle est en quelque sorte l’horizon de tous nos horizons. La même analyse vaudrait pour des objets ou des lieux plus modestes. Pour les appréhender, je choisis un angle d’attaque puis un autre qui, parfois, renie le précédent. Avec quelque chance, je crois les atteindre dans leur singularité. Je suppose alors qu’ils possèdent la capacité invisible de s’offrir de mille manières. Il en est de même dans mes relations avec une personne pour laquelle j’éprouve de la sympathie. Je ne me fie pas à quelques signes, à quelques traits de conduite susceptibles de la qualifier. Je ne me confondrai jamais avec elle c’està-dire avec sa capacité à exister, à souffrir, à s’exalter. Et pourtant, puisqu’elle est une personne, elle possède bien ce pouvoir générateur, ce sursaut qui lui permet de traverser les jours et les saisons. La même description pourrait s’appliquer à ce qu’il y a de plus intime en nous, que ce soit notre conscience ou notre corps. Je les vis trop du dedans pour les considérer et les détailler à la manière d’un objet qui me serait extérieur. Voilà donc le paradoxe : ce qui donne sens et valeur à une vie n’est pas de l’ordre du visible et en même temps, cette réalité invisible n’est pas sans rapport avec ce qui se donne à voir : les traits d’esprit, la manière de sourire qui nous sont propres. Il n’y a pas lieu de nous attrister de cet état de fait. Bien au contraire, il signifie que nous sommes en présence d’une réalité inépuisable et mon existence consistera à vouloir parachever ce qui est de l’ordre de l’inachevé. La réalité présumée de l’invisible nous assure que le monde des hommes et des paysages excède notre capacité à les appréhender une fois pour toutes.

au grand jour. N’existe à nos yeux que ce qui apparaît. Nous avons aujourd’hui le culte de la transparence qui, en principe, devrait nous délivrer de la désinformation et de nos cachotteries. Les limitations à notre volonté de tout connaître nous indisposent. N’aurait de valeur que ce que nous pouvons maîtriser. Je serai enclin à écrire l’inverse : n’existe véritablement que ce qui nous résiste. Lorsque nous cherchons à évacuer cet invisible, notre existence perd en épaisseur et en relief. Je pense à des villes orthogonales, éclairées de jour et de nuit, qui s’offrent au promeneur d’un seul coup d’œil. Je songe aussi à certaines maladresses dans l’art de la réhabilitation. Des monuments prestigieux ainsi rafraîchis deviennent nos contemporains et ne nous permettent plus de nous enfuir vertigineusement dans le passé. Des couples épris de modernité ont juré de tout se dire et chaque fin de semaine, ils procèdent à des séances de réexamens conjugaux. Ils ne connaissent plus les troubles de deux êtres qui s’approchent, qui s’égarent. Ils devraient plutôt préserver leur mystère, leur territoire inavoué et ainsi, ils ne seraient pas dépossédés de cette intimité qui leur appartient chacun l’un et l’autre. Un texte qui se réduirait à la seule définition des termes employés ne nous parlerait pas. Il lui faut pour nous toucher, puiser des métaphores, par rebonds, par consonances imprévues, par allitérations dans l’immense nasse du langage. Tout comme l’indicible donne toute son ampleur au dire, l’invisible contribue à la gloire de la vision et en augmente la visibilité.

Pierre Sansot qui nous a quitté en 2005 a soutenu local.contemporain dès l’origine et collaboré à tous les numéros. Nous lui en sommes profondément reconnaissants. Son dernier essai “ Ce qu’il reste ” qui vient de paraître chez Payot-Rivages, permet de retrouver l’originalité de son regard, son

Or nous avons de la peine à admettre l’existence de cette forme d’invisible car il se situe en deçà de ce qui se manifeste

élégance d’écriture et la vivacité de son humour.

5 I LOCAL.CONTEMPORAIN


Les négligés urbains MARYVONNE ARNAUD



Garage désaffecté… Cernant cette forteresse habitée, une palissade de tôles grillagée. Tag


gs, lierres et hampes de frênes, montent à l’assaut. Deux cris stridents sur la jungle urbaine.


Belle ĂŠpeire frelon aux aguets sur sa toile dans une ĂŠbauche de roncier. Volutes de h


houblon, tonnelle déglinguée de chèvrefeuille, rampants de lierre à l’assaut des tôles.


Jardins délaissés de l’ingénierie urbaine INVENTAIRE systématique d'une station service abandonnée. Patrick Deschamps

Verticale. Falaise de béton, parallélépipède aux longs balcons translucides sur 10 niveaux hors sol, terrasses fleuries. Revêtement de façade à petits carreaux de céramique, teintes fades, lessivées. Volonté de décoration géométrique. Copropriété sans histoires, hall d’entrée un peu classe, côté pile. Horizontale. Garage désaffecté, lignes longues, plans obliques, années 60, 70, corniches et terrasses, enduits, cornières et profilés. Galeries, sous-sols, fissures et recoins humides, squat, dépotoir et friche à l’abandon, côté face. Cernant cette forteresse habitée, une palissade de tôles grillagée. Tags, lierres et hampes de frênes, montent à l’assaut. Deux blasons : permis de démolir successifs, bleu et jaune… Palissade, cache-misère, défoncée. Une simple pression, brèche puis pénétration. Exploration… Deux cris stridents sur la jungle urbaine, nez en l’air : martinets noirs. Bourdonnement furtif, boule de vie fauve et noire, une abeille solitaire. La petite poterie délicate de l’osmie recycle une perforation de mèche à béton. Plus haut des guêpes squattent une cloque de crépis. Frênes, érables, houblons, clématites, saules gris, peuplier blanc, peuplier d’Italie, lierre, vigne vierge, grande chélidoine, armoise, pissenlits, buddleias, les panicules lavande, butinées par une belle dame aux couleurs fraîches, sans doute récemment éclose, papillon aurore, flaques d’eau douteuse, amas de vêtements épars écartés d’un pied circonspect, tégénaire dérangée, larges toiles poussiéreuses, tubes néon éclatés, hublots, bulles de plexiglas défoncées, gravier de verre pilé, crissant sous les pieds, éclats de soleil, grands losanges de lumière, course de lézards des murailles éperdus d’amour, orties, déjections canines et humaines, azote, vieux journaux, cartons de bière détrempés, relents d’urines et stolons de fraisier sauvage en maraude. Inspection du matelas : ronds de moisissures, visites de rongeurs non identifiés, miettes de mousse brune et mouches vertes. La mouche verte, grasse et luisante est toujours indicatrice de matière organique plus ou moins fraîche, dès lors, on peut s’attendre au pire. Frissons, sens en éveil, exploration olfactive… Banco ! Canette de bière, goulot en l’air, posée contre le matelas de mousse. Au fond, noyée dans la bière, une charogne de musaraignes, limaces et nécrophores. Pont aérien de diptères au ravitaillement et à la ponte. Mouvement de papier froissé audessus, rouge-queue mâle tout en haut sur la corniche. Chicane avec une femelle ou un jeune, après tout, la saison est déjà bien avancée. Belle épeire frelon aux aguets sur sa toile dans une ébauche de roncier. Volutes de houblon, tonnelle déglinguée de chèvrefeuille, rampants de lierre à l’assaut des tôles. Liserons.


Premières incrustations de lichens. Combien de temps pour métamorphoser une banale dalle de béton, en énigmatique dolmen breton ? Étude, recherches, thèse, publication … Bordure de trottoir. Posée bien en évidence, comme une marque, lovée en torsade noire ; une crotte caractéristique… Intéressant… La fouine est donc passée. Le grand parc forestier n’est pas loin ; les déchets ne manquent pas, les rats surmulots doivent avoir un repaire, donc un prédateur, donc fouine. Et pourquoi pas renard même. Il s’en trouve en ville… Un œil de lampe torche dans l’ombre d’un joint de dilatation : présence de vie frémissante et inquiète.Colonie de pipistrelles communes aux abris. Surtout garder la clandestinité, ne rien révéler, de peur de réveiller d’ancestrales paniques transylvaines. Le vol plané nocturne du grand murin n’est d’ailleurs pas non plus interdit, les cachettes ne doivent pas manquer. Cavernes et grottes polluées, avant démolitions. La vie sait s’accrocher. Pholcus qui tourbillonne pour se rendre invisible lorsqu’on frôle sa toile. Magie. Cohorte de minuscules fourmis dockers nettoyant le stock de sucre séché d’une canette de coca abandonnée. Longues files d’obscurs travailleurs, disparaissant dans quelque entrepôt secret. Sous la dalle : grande benoîte. Erigeron. Deux salles désaffectées couvertes de tags multicolores. Longue rampe d’accès au garage souterrain, entièrement décorée. Annexe du Guggenheim. Méandre asséché, bras mort. Embâcles de moellons, îlots de bombes de peinture. Franchement, j’hésite à descendre plus avant, sans lumière. Pour réveiller quelle communauté comateuse gisant dans l’oubli ? Apparition troglodyte. Artiste pariétal surgi de la nuit des cavernes ? Borborygmes inquisiteurs ? Après tout, un bon coup de balai et voilà une galerie d’art moderne de très bon niveau, avec espace de réception, salon de musique déjantée et jardin charmant ! Au soleil ! Étourneau pillant un joli cerisier bien garni. Ce jardin pourrait être bien agréable : cerises noires excellentes. Roucoulis de merles. Fureurs de pies dérangées. Chaleur douce de mai retrouvé. Faucon pèlerin passant comme une bombe. Envol de pigeons affolés. Effluves de vieilles urines mêlées de chèvrefeuille : alliage audacieux. Sous un vieux duvet fleuri : cloportes, ballet de blattes, éternelles et impassibles détritivores, copieusement servies par tous nos gaspillages. Boule dérisoire du hérisson en autocollant sur l’asphalte. Couleuvre verte et jaune à la chasse aux souris. Cœur de cité. À 300 mètres encore des travaux ont laissé la terre bouleversée, des orchidées pyramidales y ont retrouvé un territoire inespéré. Tout est en place encore. À nous de regarder ! Patrick Deschamps est ornithologue, naturaliste, comédien et conteur. 13 I LOCAL.CONTEMPORAIN



L'AIR DE LA VILLE REND CRÉATIF

LA CONFRONTATION QUOTIDIENNE AVEC DE LA DIFFÉRENCE, DE L’INATTENDU, DU HASARD, DE L’ÉTRANGER ET DE L’ÉTRANGE EST-ELLE DEVENU UNE RESSOURCE STRATÉGIQUE ? FRANçOIS ASCHER

L’une des raisons de la montée en puissance de la créativité est que tous ces métiers sont en première ligne face à l’érosion des traditions, à l’affaiblissement des routines, à la montée de la réflexivité, à l’accroissement de la complexités.

Un adage du Moyen Age affirmait “ Stadt Luft macht frei ”, l’air de la ville rend libre. La formule a été reprise et commentée par Max Weber. À l’origine, la signification de cet adage était littérale : à l’intérieur de la ville, l’individu échappait aux liens du servage. Mais son sens est bien sûr beaucoup plus large : la ville permet d’échapper non seulement aux règles et aux contrôles de la communauté villageoise, mais aussi, plus fondamentalement à l’appartenance à une communauté restreinte et pesante. Ainsi, dans la ville, et plus particulièrement dans la Grosse Stadt analysée par Georg Simmel, chacun est un étranger pour celui qu’il croise, ce qui lui donne à la fois une extraordinaire liberté, et en même temps crée potentiellement toutes sortes de dangers. L’air de la ville rend donc libre mais expose aux risques de l’anonymat. Cette liberté et cette insécurité peuvent être prises au pied de la lettre comme elles peuvent également être déclinées de toutes sortes de façons. La ville donne la liberté de penser et d’agir de façon non conventionnelle, tout en exposant les individus à des événements et des situations imprévues voire imprévisibles, et éventuellement déstabilisantes voire inquiétantes. La ville est ainsi particulièrement propice pour les individus et acteurs sociaux qui veulent s’émanciper des traditions, des routines. Elle leur offre un espace de liberté. Mais elle confronte de façon plus générale l’ensemble de ses habitants à des situations qui ne leur sont pas nécessairement habituelles et à des personnes qui ne leur ressemblent pas forcément. La ville ne permet donc pas aux citadins de fonctionner sur la base d’habitudes et de répétitions. Elle agit ainsi comme un dispositif qui d’une certaine manière les oblige à inhiber leurs automatismes et à être capables de faire face à l’imprévu. Cela a conféré de tous temps aux citadins des compétences particulières et notamment une aptitude au changement, à l’innovation, à l’invention. Or ce type de disposition est aujourd’hui plus important que jamais. Nous entrons en effet dans une société de moins en moins traditionnelle et de plus en plus complexe, dans laquelle les situations sont sans précédent et ne peuvent être résolues par l’utilisation de recettes. Autrefois, l’expérience était un atout clef. Aujourd’hui, elle n’a de valeur que si elle est utilisée de façon réflexive, non pas pour répéter des savoirs acquis, mais pour extraire du passé des éléments utiles pour des solutions nécessairement nouvelles parce que singulières. Dans la vie quotidienne comme dans le travail, nous sommes de plus en plus conduits à élaborer des solutions ad hoc, pour chaque lieu, pour chaque moment, pour

chaque situation. Nous sommes obligés de créer et l’air de la ville est particulièrement propice pour la création, car la ville apprend à improviser, à imaginer, à arbitrer, à comparer, à innover. L’air de la ville rend créatif et attire en particulier ceux que Richard Florida appelle les membres de la nouvelle classe créative 1. La notion de classe créative n’est peut-être pas très rigoureuse du point de vue sociologique : ses contours sont flous et son existence en tant que classe n’est pas confirmée. Mais il émerge bien aujourd’hui un groupe social, hétérogène du point de vue des catégories socioprofessionnelles, dont les membres partagent les mêmes types de rapports à la connaissance, au travail, voire à la vie quotidienne. Qu’ils soient chercheurs ou artistes, architectes ou ingénieurs, hommes d’affaires ou urbanistes, ils ont tous en commun d’avoir à “ réaliser des choses qui n’existaient pas ”, à imaginer des solutions, à formaliser des problèmes nouveaux, à inventer, à innover. L’une des raisons de la montée en puissance de la créativité est que tous ces métiers sont en première ligne face à l’érosion des traditions, à l’affaiblissement des routines, à la montée de la réflexivité, à l’accroissement de la complexité. Ces métiers ne sont plus seulement qualifiés, supposant beaucoup de connaissances  ; ce sont des métiers qui nécessitent de produire de nouvelles connaissances, d’enrichir des modes d’action par l’expérimentation et l’expérience, par des emprunts en dehors de son domaine de formation ou d’activité initiales. La notion de créativité rend assez bien compte de la compétence et de l’activité des membres de ce groupe social. De fait, les grands professionnels de ce secteur ne sont plus seulement des virtuoses, mais des artistes. La figure de l’artiste 2 leur sied d’autant plus que leur travail ne peut s’évaluer que par ses résultats. La créativité nécessite par ailleurs que soient inhibées beaucoup d’attitudes réflexes, que soient mises en question les conventions, et que soit encouragée une certaine dose d’anticonformisme. Cela n’est pas sans répercussions sur les valeurs et les modes de vie de ce groupe social que David Brooks avait qualifié de “ bobos ”, bourgeois bohêmes 3. Cette classe créative est aujourd’hui une des ressources clefs du développement économique. Sa présence attire les employeurs des secteurs de pointe du capitalisme cognitif, et engendre toutes sortes d’investissements qui sont liés aux modes de vie de ce groupe social. Londres aujourd’hui sait particulièrement bien attirer du monde entier ces centaines de milliers de jeunes, hautement qualifiés, ambitieux mais pas conformistes, opportunistes voire un peu aventuriers.

15 I LOCAL.CONTEMPORAIN


L'AIR DE LA VILLE REND CRÉATIF L’ÉTRANGE EST-ELLE DEVENU UNE RESSOURCE STRATÉGIQUE ?

Les villes qui, confrontées à une très vive concurrence interurbaine, veulent attirer et fixer cette population, doivent ainsi développer des équipements éducatifs, culturels, sportifs, sanitaires de haut niveau. Elles doivent donc être capables de “ gentrifier ” les centres anciens, c’est-à-dire d’enclencher des dynamiques de peuplement de quartiers dégradés mais à potentiel urbain par des couches moyennes supérieures, de construire des musées et des opéras, d’avoir des universités de pointe et de stimuler la culture “ off ” 4. Le risque est que dans le même temps, les villes oublient les catégories sociales modestes et ce d’autant plus qu’elles ont moins besoin d’emplois peu qualifiés. Ainsi, Londres attire peut-être les jeunes créatifs, mais concentre aussi dans ses quartiers immigrés une misère gigantesque.

LA VILLE COMME CAPITAL SOCIAL ET COMME CONDITION DE LA SERENDIPITÉ La supériorité de la ville tient au potentiel d’interactions qu’elle offre et que l’économie a su mettre à profit pour le développement de la division du travail. En réunissant en un même lieu un grand nombre de gens et d’activités, la ville est en effet capable de mettre à profit ou de susciter toutes sortes de différences. Ce potentiel a été également accru par l’usage des moyens de télécommunication qui permettent d’organiser concrètement les interactions. Le téléphone par exemple, qui sert notamment à donner des rendez-vous, suscite ou rend possible plus de rencontres qu’il n’en remplace. De plus, les télécommunications ont ceci de paradoxal, qu’elles banalisent ce qui se télécommunique et donnent plus de valeur économique et symbolique à tout ce qui ne se télécommunique pas : à ce qui se touche, se sent, se goûte, se passe en direct, en face-à-face, dans l’être ensemble… Ce potentiel d’interaction urbain nécessite des lieux, ceux de la ville hard, mais aussi des atmosphères et des ambiances, le soft de la ville, et se concrétise dans toutes sortes de réseaux sociaux qui constituent une sorte de “ capital social ”. Celui-ci est également une des grandes richesses immatérielles des villes. Mais la ville créative exige plus que de l’interaction programmable ; elle nécessite aussi la confrontation avec de la différence, de l’inattendu, du hasard, de l’étranger et de l’étrange. Elle a besoin de “ sérendipité ”. Isaac Joseph aimait beaucoup cette notion. Elle signifie la capacité à trouver ce que l’on ne cherchait pas, à exploiter et à gérer l’imprévu. Le mot a été créé vers 1750 par Horace Walpole, un écrivain

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anglais contemporain de Voltaire et inventeur de l’écriture automatique, qui s’est inspiré des Aventures des trois Princes de Serendip, ancien nom de Ceylan. Il est apparu dans le vocabulaire des sciences cognitives en 1945 pour désigner un mode de découverte ou d’invention, puis, dès les années 1950, il a été utilisé par la sociologie américaine. Beaucoup de découvertes célèbres résultent de la sérendipité de leurs inventeurs, qui ont su se saisir de résultats malheureux ou/et qu’ils n’attendaient pas. La ville est typiquement un contexte favorable à la sérendipité, mais à condition qu’elle soit capable de créer des situations propices pour celle-ci, c’est-à-dire des lieux et des moments d’interactions non programmées. L’un des exemples classiques est celui qu’a étudié Anna Saxenian, qui a montré que la Silicone Valley avait battu la route 128 de Boston lors du développement de la micro-informatique parce qu’elle offrait des occasions de rencontres professionnelles et extra-professionnelles bien plus nombreuses et aléatoires que les grandes entreprises intégrées repliées à l’intérieur de leurs bâtiments. La ville doit donc disposer de lieux qui attirent des gens différents et pour des raisons distinctes. Il n’est pas nécessaire que la mixité fonctionnelle et sociale soit permanente, mais il faut des attracteurs multifonctionnels et multisociaux, ce qui suppose dans la plupart des cas des lieux accessibles, ouverts au public et aussi cosmopolites que possible. Mais il faut aussi une atmosphère urbaine qui facilite les rencontres non programmées, les échanges spontanés, les occasions à saisir. De ce point de vue, potentiel d’action et sérendipité riment avec animation, convivialité et civilité.

LA VILLE COMME ACTIF INTANGIBLE Dans le contexte du développement du capitalisme de la connaissance et de l’information, les villes représentent une force productive spécifique par leur potentiel cognitif et informationnel. Mais il s’agit d’une sorte d’actif intangible, difficile à mesurer, à maîtriser et à gérer. De fait, la question de la propriété des biens intellectuels se pose de façon nouvelle et aiguë aujourd’hui. En effet, une part croissante des activités économiques - et de leur valeur - dépend du capital cognitif incorporé dans les hommes, les machines et l’organisation. Mais la valeur de ce capital est difficile à mesurer car il est pour une bonne part constitué “ d'actifs intangibles  ” (immatériels), pour lesquels les comptables s’efforcent d’ailleurs de trouver de nouvelles rubriques et des techniques d’évaluation. Les brevets ne figurent ainsi


pas dans les bilans alors qu’ils constituent un élément de capital de plus en plus important. L’économie capitaliste et ses institutions peinent ainsi à transformer en marchandises classiques ces moyens de production, comme elles avaient déjà rencontré de sérieuses difficultés avec le sol et la “ rente foncière ” précédemment. Les connaissances et les informations ont en effet une propriété très originale : elles ne s’usent pas quand on s’en sert (comme les biens collectifs, elles ont un caractère dit de “ non-rivalité ”), et l’on ne s’en dessaisit pas quand on les vend . La marchandise connaissance ne fait pas ce que Marx appelait le “ saut mortel ” qu’effectuent les autres marchandises lorsqu’elles sont utilisées. La part prise par les connaissances dans les procès de production des biens et des services engendre ce que certains qualifient de “ dématérialisation ” de l’économie. De fait, le rôle nouveau des connaissances bouleverse non seulement les modes d’évaluation de la valeur, mais également les chaînes de création de valeur. La valeur se crée en effet aujourd’hui moins là où sont les flux physiques et de plus en plus là où sont les tâches et les fonctions de type cognitif, dans la mise en œuvre du potentiel réflexif et dans l’exploitation des informations disponibles par l’entreprise. À ce capital intangible des entreprises et des villes, on pourrait également ajouter les marques qui sont véritablement des actifs économiques que les entreprises comme les villes peuvent exploiter avec profit. Les territoires ruraux ont appris à gérer les AOC (appellations d’origine contrôlée). Certaines villes s’essaient aujourd’hui à cette démarche, mais il n’est pas facile de transformer des images et des imaginaires collectifs en véritables marques.

1. Florida Richard, “  The Rise of the Creative Class. And how it’s transforming Work ”, Leisure, Community and Everyday Life, New York, Basic Books, 2002 / 2. Menger Pierre-Michel, “  Portrait de l’artiste en travailleur ”, Paris, Seuil, 2002 Si l’artiste est devenu un travailleur, le travailleur, ou tout au moins certains d’entre eux, deviennent des artistes, y compris par la précarité de leur emploi et leur mobilisation sous forme de “ casting ”

Ces quelques rapides perspectives sur l’invisible qui fait aussi la ville doivent attirer aujourd’hui l’attention sur les dimensions de l’urbanité contemporaine. La ville n’est pas en train de disparaître, dissoute dans l’urbain comme l’affirme Françoise Choay, ou dévitalisée par ce que Marc Augé qualifie de “ non-lieux ”. C’est une autre ville et d’autres lieux qui apparaissent. Certes, on peut nourrir légitimement de la nostalgie vis-à-vis de quelques-uns des traits urbains qui s’estompent, mais il ne faut pas s’enfermer dans un discours de la perte, et il faut s’efforcer de saisir ce que la modernité ouvre comme perspectives nouvelles, tout en se méfiant de leurs éventuelles contreparties.

dans le cadre du management par projet. / 3. Brooks David, “ Les Bobos. Les bourgeois bohêmes ”, Paris, Le Livre de Poche, 2000 / 4. Vivant Elsa, “  Le rôle des pratiques culturelles

off

dans

les

dynamiques

urbaines ”, Thèse, Université Paris 8, 2006 François Ascher est professeur à l’Institut Français d’Urbanisme (Université Paris 8). Il a notamment publié “Métapolis ou l’avenir des villes”, “Les nouveaux principes d’urbanisme”, “La société hypermoderne” et “Le mangeur hypermoderne”. Il préside actuellement l’Institut pour la ville en mouvement.

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CORPS CAMÉLÉONS

LODZ, BARCELONE, GRENOBLE, NEW-YORK, COLOGNE, LES VILLES FABRIQUENT-ELLES DES CORPS SPÉCIFIQUES ? MARYVONNE ARNAUD









Maryvonne

Arnaud

est

plasticienne

et directrice artistique de Laboratoire. Elle a mené de nombreuses installations urbaines dans le monde, notamment “ face to face ” à Johannesburg en 2000 et “ Corpus ” à Tchernobyl en 1996. Dernière publication “ sur(exposée) Tchétchénie ” en collaboration avec Abdelwahab Meddeb (le Bec en l’air éditeur 2005).


Opacités urbaines

ON NE DÉCOUVRE PAS UNE VILLE D’EN HAUT MAIS DE L’INTÉRIEUR, PAR UNE SUCCESSION DE PERSPECTIVES BRISÉES, INABOUTIES. Daniel Bougnoux

Le sujet est opaque au sujet, autant qu’à lui-même ; et toute maison, à l’instar de son hôte, recèle une part inexpugnable d’obscurité. Être un sujet, c’est avoir des secrets – y compris pour soi-même !

Les citadins venus se mettre au vert célèbrent volontiers le “ bon air ” qu’on respire à la campagne ; on opposerait avec autant de justesse l’air enivrant de la grande ville à l’étui atroce du village, qui tient chacun prisonnier sous l’asphyxiant regard d’autrui. Définition du village : on sait à chaque instant ce qu’y fait chacun et où le trouver… Peu de secrets, donc de subjectivité et de liberté, résistent à ces voisinages de surveillance mutuelle ; moins il y a à observer ou à entendre et plus s’exacerbent les empiètements de la promiscuité, la médisance et l’inquisition. La première vertu de la ville est d’accorder un espace de franchise, de redonner à chacun la liberté d’aller et de venir loin des visages espions. L’explosion du spectacle urbain dépolarise les regards  ; là où la curiosité se trouve constamment relancée et sollicitée au fil des rues, le quidam intéresse moins et peut vaquer tranquillement à ses propres affaires, l’individu émerge. En se fondant à la ville, le sujet paradoxalement s’isole, et peut naître à la liberté. Descartes choisit pour séjour les industrieuses cités de Hollande ; chacun s’occupant de son côté, le philosophe y trouve une paix relative pour penser. La fondation du grand rationalisme classique fut un produit dérivé de l’urbanité. Il faut donc associer à cette valeur précieuse de l’urbanité un repli et une ombre propices ; en démultipliant les métiers, les territoires, les regards et les trajectoires, la ville fortifie nos “  mondes propres  ”  ; l’activité de chacun s’y trouve distribuée selon les espaces emboîtés du public, du privé et de l’intime, délimités par des frontières que les rapports humains civilisés ont soin d’entretenir.

Si la ville est un théâtre La rue, et notamment la place publique, favorisent l’attroupement et les effets de scène ; le passage du chez soi au dehors exige d’ailleurs qu’on s’habille pour sortir, et on décèle dans l’espace urbain un vestige de parade, ou l’appel d’un théâtre latent, évident sous l’Ancien régime avec ses toilettes, ses uniformes et ses livrées, résiduel aujourd’hui mais néanmoins palpable. Sur le paseo, le mall ou les grands boulevards, on ne fait pas que passer, on se promène, on s’offre aux regards ; la ville-scène invite à l’extériorisation de soi, et au croisement des désirs. Le flâneur sensible aux séductions de la marchandise entre lui-même dans le circuit de l’exposition marchande, ou dans un commerce plus général bien décrit par Baudelaire, Zola ou Aragon. Ce que montrait déjà Le Menteur de Corneille, où le jeune homme

qui monte à la capitale se trouve saisi par l’ivresse d’une ville et d’une vie excessives, auxquelles il ajuste naïvement sa parole à coups de faux récits, aussitôt inventés pour s’égaler à ce décor nouveau et aux grands personnages qui lui tournent la tête. Paris inspire à Dorante tout un théâtre héroïque et bavard, la ville libère l’imagination et la langue du jeune provincial, à la façon dont elle affranchissait aux siècles précédents les serfs qui y trouvaient refuge. Mais la ville n’est pas un théâtre, inversement, car on ne s’y tient pas devant mais dedans. Une grande ville se laisse malaisément surplomber, on ne la découvre généralement pas d’en haut mais de l’intérieur, par une succession de perspectives brisées, inabouties ; le plan échappe à la vue, les rues font labyrinthe. L’espace urbain, celui de Venise particulièrement si vite égarant, signifie d’abord la défaite du surplomb, du simultané ou du douillet, au profit d’une ouverture partout renaissante, d’un entraînement toujours au-delà ; sollicité par les spectacles indéfinis de la rue, le regard zappe, ou picore. Baudelaire, puis Aragon et Breton en prolongeant dans le lacis parisien l’exploration surréaliste du rêve et du hasard objectif, Benjamin ensuite ont bien documenté cette phénoménologie capricieuse du flâneur, qui ne se donne pas de but fixé d’avance, qui chemine de rencontres en rencontres, qui fait provision de détails au gré de sa curiosité, ouvert au “ vent de l’éventuel ”, fort de sa seule “ distraction méditative ” et d’un regard non pas transcendant mais embarqué. La ville est l’objet d’une connaissance piétinante, accordée au rythme des pas ; l’expérience du promeneur urbain est mesurée par sa fatigue, il faut marcher, payer de son corps ; captivé par le décor des rues, le regard s’éprouve fortement incarné, soutenu par des pieds aux forces limitées. La première évidence que la rue oppose à la vue est celle d’une expérience finie, d’un corps étroitement borné, terriblement inégal aux mille sollicitations venues du grand corps collectif. “ Paris, à nous deux ! ” La célèbre apostrophe lancée par Rastignac frappe par sa présomption juvénile, car si l’individu naît dans et de la ville, aucun n’est de taille à se mesurer au grand ensemble urbain. Les mondes indéfiniment multiples des autres imposent leurs propres clôtures ; dans la nuit, les fenêtres des appartements brillent comme une invitation aux regards, aussitôt déçus par l’interposition des rideaux et des murs. Les immeubles empilent des boîtes bien fermées sur une vie intestine qui gravite autour de la chambre, espace intime du secret. Quand André Breton, au début de Nadja, clame son désir d’habiter une maison de verre, il formule un étrange paradoxe

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Opacités urbaines LE SUJET EST OPAQUE AU SUJET, AUTANT QU’À LUI-MÊME

d’ailleurs peu compatible avec l’activité surréaliste : les valeurs de l’habitat ne sont pas celles de la transparence mais d’une relative clôture, toute vie pour se développer se nourrit de replis et d’ombres propices – dont Tanizaki fit l’inventaire dans sa délicate célébration de la demeure japonaise intitulée “ Éloge de l’ombre ”. La notion même de “ ville lumière ” semble un oxymoron ou un leurre : partout où croît la ville, la vie pullulante des hommes augmente en proportion le nombre de ces bulles domestiques soigneusement closes, de ces sphères privées ou de ces mondes propres qui sont les conditions pour chacun de la sécurité, du sens et de la survie.

La ville spectrale En donnant des noms propres aux rues, alors que les New-Yorkais par exemple se contentent de numéros, nous réinjectons du temps dans l’espace et nous favorisons le retour d’éventuels fantômes. Les plaques apposées aux façades parisiennes, de même, ont l’étrange pouvoir de feuilleter les lieux, en les chargeant d’un temps-palimpseste  : ici vécut tel personnage, prit place telle histoire… L’espace urbain devient spectral, ni visible ni invisible ; on est prié de voir double, ou à travers. Cette expérience à la fois familière et dérangeante augmente pour qui revisite la ville de son enfance, criblée des éclats d’une mémoire vive, d’expériences indifférentes aux nouveaux habitants, et largement incommunicables. Le tracé des rues et quelques commerces ont nécessairement changé, mais la ville audelà des années multiplie pour son pèlerin les sésames et les mots de passe ; nous apprenons à passer devant les transformations du paysage urbain, en constatant face à des maisons qui nous sont toujours chères leur inéluctable passage à d’autres noms, en d’autres mains. C’est alors que nous comprenons à quel point les lieux de notre vie nous appartiennent peu, et dominent du haut de leur durée le temps qui nous est imparti. Perpendiculaires au plan de la ville visible se superposent ainsi les couches de nos souvenirs, à la façon dont tout territoire humain, qu’on peut vraiment dire sien ou propre, ajoute à l’abscisse de sa géographie la dimension verticale d’une histoire où chacun habite et circule à des profondeurs variables. En certains quartiers de Naples, la hauteur visible des immeubles égale la profondeur des caves et des passages souterrains facilement creusés dans le tuf volcanique ; il en va de même des lieux élus de notre vie, où la pointe émergée du bâti

LOCAL.CONTEMPORAIN I 28

fait signe vers ces invisibles cratères et catacombes, nos demeures mentales sont édifiées dessus. Il est spécialement émouvant, à cet égard, de traverser un quartier sur lequel un poème, un roman ou un film ont jeté leur dévolu et mis souverainement leur griffe. Il paraît que les pentes de Montmartre, aux alentours du métro Abbesses, sont aujourd’hui envahies de touristes américains émus par les (médiocres) aventures d’Amélie Poulain, so french, so cute ! La photographie (de Doisneau, Atget, Brassaï…), le cinéma mais aussi la poésie et quelques romans sont très capables de ralentir les pas, et d’accélérer les battements de cœur, de ceux qui s’arrêtent à certain carrefour de la rue La Fayette pour songer à la première rencontre d’André Breton et de Nadja, ou qui, à la pointe de l’île Saint-Louis, lèvent les yeux sur la maison du Centaure où Bérénice retrouvait Aurélien, ou plus rares peut-être des lecteurs de Victor Hugo qui peuvent, passant rue Tiquetonne, réciter les vers graves et accusateurs de “ Souvenir de la nuit du quatre ”…

S’enclore et vivre dans les bulles Nous aimons à nous circonscrire, à perfectionner notre enveloppe comme autant de barrières ou de systèmes immunitaires redoublant notre bouclier biologique ; homo n’est pas seulement faber, mais il construit en rond autour de lui. Peter Sloterdijk le montre animant son objet en le courbant à son image ou à son souffle, insufflant tout un monde dans sa bulle. Les objets auxquels nous nous accouplons préférentiellement (maisons, voitures ou aujourd’hui ordinateurs…) deviennent virtuellement nos jumeaux ontologiques, nos compléments narcissiques. Créer c’est animer – ou habiter. Retour à l’ancienne magie, ou à la nidification fœtale ? Là où était cette nidification doivent advenir la maison, la relation symbolique et technique, un monde d’objets appareillés et surtout : une climatisation technique-symbolique. Habiter c’est venir au monde ou attirer le monde à soi, une opération ou une option qu’on ne confondra pas avec naître. L’animal naît, et demeure sa vie durant rivé au piquet du milieu ou de son environnement ; Homo se retourne contre celui-ci pour le transformer. Mû par le désir d’une maison – passion lourde chez cet excentrique congénital trop tôt expulsé du ventre maternel – il n’a de cesse de configurer, par cercles concentriques, un monde à son image. Ou plutôt, car la métaphore optique serait ici réductrice et tardive : faber fait venir à lui un monde


où il peut respirer, et où l’on puisse s’entendre. “ Venir au monde ”, et à la subjectivité, suppose en particulier la clôture d’un dôme ou d’un toit. Nulle existence individuelle n’est concevable sans résonances croisées et partagées au sein de cette “ cloche du sens ”. Pas de je suis qui ne conjugue sourdement le verbe suivre, ajustant la chétive existence soi-disant singulière au sillage du jumeau ou du double. Pas de je sans tu, argumentait le linguiste Benveniste. Mais aussi : pas de sujet sans toit. Être un sujet c’est habiter, et participer du sein de cette clôture vitale à une subjectivité répartie, entrer en résonance avec des semblables. Chaque vie, chaque pensée s’encapsulent dans un cercle ou une bulle sécuritaire, un monde devenu “  pertinent  ” ou propre. Cette notion de monde propre, et son corrélat la clôture informationnelle, sont la signature du vivant : un cadavre n’entretient avec son environnement que des relations physiques, auxquelles la vie ajoute des échanges sémiotiques ou d’informations. Être un sujet, c’est derechef traiter le monde à ses propres conditions, retranché dans sa bulle ou derrière sa clôture informationnelle, sa barrière immunitaire. Cette clôture est bien attestée dans l’habitat contemporain, qui voit toute une industrie et un design sécuritaires perfectionner ces enveloppes derrière lesquelles chacun s’abrite pour ignorer le monde des autres, et repousser les “ toxic people ” ; du cœur de nos logements et de nos territoires bien sécurisés, nous ouvrons sélectivement nos écoutilles pour filtrer et traiter l’information d’un monde tenu à bonne distance par les médias, téléphone, écrans et fenêtres percés dans notre cloche immune… Nos enveloppes, nos milieux sont des passions peu négociables. Retranché dans son Lebenswelt comme en sa maison, la grande affaire du vivant est de rendre les intrusions du monde extérieur non-invasives, en transformant les pressions énergétiques en signaux d’information (principe d’allègement sémiotique), en traitant ceux-ci non seulement en direct mais si possible en différé (par mise en mémoire et “ différance ” au sens de Derrida), et surtout en laissant tomber les informations non-pertinentes (fonction d’interruption, d’ignorance ou de négation : être un sujet, c’est jouir du pouvoir d’interrompre le signal, de disposer, disjoncter ou choisir). Vie, sphère, clôture et information apparaissent ainsi étroitement corrélées : “ traiter ” l’information - et non pas la subir - implique une sélection, où s’expriment la liberté ou la personnalité inexpugnables du sujet qui hiérarchise celle-ci selon les échelles du direct et du différé, de l’urgent ou du négligeable (du “ bruit ”).

Nos médias, par lesquels nous redoublons l’enveloppe de notre corps comme celle de nos maisons, fonctionnent ainsi comme des sphincters, des pare-chocs ou des pareexcitations ; ils nous servent, aux deux sens de ce verbe, à contenir le réel extérieur. Toute culture s’entendant aussi comme clôture et grille de sélection (informationnelleimmunitaire), nous vivons derrière ces multiples enveloppes ou barrières sécuritaires (biologiques, psychologiques, médiatiques, culturelles…) qui rendent le monde propre de chacun, en son fond, inscrutable. Le sujet est opaque au sujet, autant qu’à lui-même ; et toute maison, à l’instar de son hôte, recèle une part inexpugnable d’obscurité. Être un sujet, c’est avoir des secrets – y compris pour soi-même. Quelle utopie d’en appeler à la vision panoptique d’un monde transparent  ! Le paradigme selon lequel chaque vie, chaque sujet s’immergent dans une bulle informationnelle-immunitaire nous barre le survol d’un monde commun pour tous. On peut certes concevoir le regroupement de plusieurs habitats dans un grand ensemble, non un super-habitat ou une archi-bulle, une maison pour tous ou de toutes les maisons. Devant chacune, nous vérifions la grouillante pluralité des mondes, imbriqués, cloisonnés ou faiblement communicants, l’écume de Sloterdijk, conglomérat de co-fragilités qui se repoussent, s’épaulent et se contiennent réciproquement. Ce paradigme bienvenu de l’écume complique la vision postulée par Habermas dans L’Espace public, “ un classique de l’ingénuité en matière de théorie des médias ” 1 ; et elle fait justice de la naïveté, plus improbable encore, du village global macluhanesque.

Mitoyens ou citoyens ? Les vivants n’habitant pas le même monde, aucune scène commune n’est d’avance déployée, ni disponible sans frais ; chacun creusant et perfectionnant son “ monde propre ”, toute tentative pour fédérer ces mondes et y mettre un peu de communication (de monde commun ou partagé) exigera un coût élevé. Mais tout ceci, qui vaut pour l’homme privé voire intime, annule-t-il les rencontres dans l’espace extérieur qu’on hésite désormais à appeler public  ? Quid du modèle républicain avec son surplomb organisateur, son Etat fédérateur ? La bévue du “ village global ” consistait à déduire d’un rapprochement médiatique (la globalisation informationnelle) une convergence sociétale, voire politique. Les nouveaux médias, au premier rang desquels Internet, nous

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Opacités urbaines LE SUJET EST OPAQUE AU SUJET, AUTANT QU’À LUI-MÊME

rendent potentiellement mitoyens de la terre entière ; pour autant, ils ne font pas de nous des citoyens, et contribuent au contraire à effriter et émietter de mille façons les territoires et les appartenances traditionnels. Penser nos médias sur le mode de la maison, et de la bulle sécuritaire, aidera à dissiper quelques illusions liées à la “ société de l’information ” (encore un oxymoron !), et à mieux penser la tâche, démocratique par excellence, de construire une scène commune ou politique de la représentation au-delà des micro-sphères de l’expression et de la valorisation des mondes propres. La cité commune nous attend un peu audelà des parcours à la carte, et des voisinages par affinités qu’il est loisible à chacun d’élire sur le World Wide Web. Comment, et à quel prix, les médias et diverses institutions parviendront-ils à fédérer les sujets dans des lois, dans un territoire et dans un ordre symbolique qui transcende et solidarise ces fragiles archipels ? La cité moderne semble à la fois la condition et le défi de la chose publique. Les problèmes posés par ses opacités, et ses fantastiques disparités, enfoncent comme une écharde l’épineuse question née du projet philosophique des Lumières : quel degré d’éclairage tolère la nécessaire conjugaison d’un espace public avec l’ombre protectrice des “ mondes de la vie ” ? Comment doser dans nos villes, en vue d’une civilité heureuse, le caché et le montré ? Quels partages, tranchés chaque jour (au nom du jour !) par nos médias, maintenir entre le public, le privé et l’intime  ? Comment faire tenir ensemble l’épars, et solidariser les habitants d’un grand ensemble (une barre d’immeuble, un quartier, une ville) sans uniformiser ni standardiser ? Traversez de jour, de nuit, à pied, à vélo ou en transports publics la ville de votre choix, et demandez-vous ce que public veut dire. Mieux, ou pire : débarquez, sans un euro en poche, dans une ville inconnue, et tentez d’y survivre deux jours entiers dans la rue. Cette épreuve en grandeur réelle, ici et maintenant, en apprendrait plus que bien des discours sur les conditions effectives du local, du contemporain, du proche et du lointain. 1 Peter Sloterdijk, “ Ni le soleil ni la mort ”, entretiens avec Hans-Hürgen Heinrichs (Biblio pluriel, page 95). Daniel

Bougnoux

est

Philosophe,

professeur (émérite) à l’Université Stendhal de Grenoble. Dernier ouvrage publié : “ La Crise de la représentation ” (La Découverte, 2006).

LOCAL.CONTEMPORAIN I 30


MON ASS E D IET S E U

MPS ET D ’ E TE E S SD

LES ÉCHELL E TE

Un simple tour au marché, à interroger chaque commerçant sur l’origine des produits achetés ce matin 5 avril 2006, ouvre des spatialités et des temporalités imprévues !

XCE CES E NTRIQ PA

de Naples (1140 kilomètres) et Les radis provenaient ce matin-là (845 kilomètres), la daurade le beurre de Falaise, en Normandie Grèce (2500 kilomètres), les d’élevage arrivait par avion de et les champignons de tomates du Maroc (1790 kilomètres) Saint-Marcellin (52 Saumur (695 kilomètres). Le fromage de les mandarines d’Almeria et kilomètres), les pommes de Livron (74 kilomètres) compte… Mais trouvant ce menu (1450 kilomètres). Je vous laisse faire le produits du terroir, j’ai acheté trop excentrique et souhaitant privilégier les une salade chicorée pain de sucre. Le maraîcher m’a rassuré “celle-ci est locale, elle provient de Murianette ” (7 kilomètres), puis il a précisé , “elle est conservée depuis cet automne en chambre froide et fut plongée quelques heures dans l’eau pour la rafraîchir avant d’être livrée au marché de gros avant-hier”. 31 I LOCAL.CONTEMPORAIN




J’aime bien que ça sente l’air de la nuit quand je suis dans ma chambre, j’aime bien que ça sente dehors (…) l’odeur de frais, c’est une odeur comme le tout petit matin, vers 4 heures… Ça sent le pur quoi. Ça s’explique pas, ça sent le pur. Ça sent l’air neuf. Ça se voit pas que l’air est sale. C’est juste par le nez que tu peux savoir.


TROIS SILENCES ODORANTS

Le cadre urbain, olfactivement neutre, reste occupé par des êtres vivants, donc odorants ! suzel balez

Que sent la ville ? Que sent-elle à distance, lorsqu’on est encore loin de ses limites mais qu’on s’en approche ? Que sentelle à proximité lorsqu’on la traverse à différentes vitesses, en voiture, à vélo ou à pied ? Et lorsqu’on flaire ses plis et recoins intimes, là où la balayeuse mécanique n’approche jamais, que sent-on ?

Quand un objet sent, c’est que l’odeur s’en échappe, sa présence est le signe d’une disparition, la sienne. C’est pourquoi les bâtiments n’émettent pas d’odeur en euxmêmes. La ville matérielle n’a donc pas d’odeur propre, et encore moins l’espace public urbain, constamment exposé à l’air et vidé de tout objet susceptible d’émettre une odeur. À cette assise odorante silencieuse, il faut ajouter deux facettes. Tous les éléments de même nature que l’odeur (ce qu’on appelle les composés organiques volatils), mais que notre système olfactif ne perçoit pas, constituent une seconde facette de ce silence odorant. La troisième facette correspond à l’absence, en ville, d’odeurs ajoutées à des fins symboliques, comme celles dont nous avons l’habitude de nous entourer dans les espaces intérieurs, en particulier les odeurs dites “ de propre ”. Lorsque l’on pose des questions sur les odeurs de la ville, ces trois silences, celui d’une odeur spécifique à l’espace public, celui de tout ce qui, dans l’air, ne sent pas mais dont on connaît la présence et celui d’une odeur choisie et maîtrisée pour la ville apparaissent “ en creux ” dans les discours. La ville n’est pas pour autant inodore et chacun de ces silences est attaché à une famille d’odeurs en transit dans l’espace public. Ainsi, le silence de l’espace public urbain matériel est rythmiquement envahi par les odeurs produites à ses limites, dans les espaces privés. La ville est aussi lieu de passage. Les objets odorants qui s’y déplacent sont, pour ceux qui les flairent, à la fois des rappels de la présence d’éléments chimiques potentiellement dangereux mais partiellement inodores, à travers les odeurs des engins à moteurs et aussi des révélateurs de l’absence d’odeur spécifique liée au nettoyage de l’espace public urbain, à travers l’odeur, elle aussi plus ou moins maîtrisée, des corps qui s’y frôlent.

DANS LE SILENCE DE LA VILLE CONCRÈTE, DE L’INTIME S'ÉTALE La ville bâtie, la ville concrète, ne sent pas. Les matériaux de construction, même s’ils étaient odorants au moment de leurs mises en œuvre, sont devenus inodores car l’odeur s’évanouit et les bâtiments durent plus longtemps que leurs odeurs. Pour durer, l’odeur doit être toujours renouvelée, vivre pourrait-on dire. Certains végétaux sont odorants, mais le parfum n’est pas un critère de sélection lorsqu’il s’agit d’embellir la cité. A quelques récentes exceptions près, les végétaux présents dans l’espace public sont inodores.

Ainsi les rosiers destinés à l’espace urbain sont sélectionnés pour leur couleur, leur port, leur résistance à la pollution, aux maladies et autres facilités d’entretien, mais pas pour leur parfum éventuel. Seul l’environnement naturel de la ville peut encore jouer sur l’odeur générale de celle-ci (par exemple la présence de la mer), et les événements climatiques, telle la pluie, feront épisodiquement ressortir des éléments habituellement inodores. Cependant ces odeurs naturelles ne sont pas propres à l’espace public urbain et cette odeur d’asphalte mouillée est la même sur le trottoir et dans la cour privée. Nous verrons plus loin que la notion de propreté urbaine passe aussi par une maîtrise aussi radicale que possible de l’odeur. L’espace public urbain n’a donc pas d’odeur propre, mais ce silence est tout relatif car les espaces privés qui le bordent débordent justement d’odeurs. Voilà donc les limites visuelles ou symboliques de l’espace public brouillées par l’odeur de l’intimité. Dans les habitations, dans certains commerces, il y a des aliments en train de cuire et dès que les fenêtres sont ouvertes, les odeurs de cuisson racontent habitudes alimentaires, modes de vie, à tous ceux qui les flairent. Que mangent-ils, à quels moments, nous voilà déjà loin dans la sphère de l’intime. Et ces odeurs de cuissons rythment la ville au quotidien et au fil des saisons tout en frappant certains quartiers de leur sceau identitaire, ici les dimanches d’été c’est barbecue, là toute l’année c’est kebab midi et soir. Ailleurs, il y a aussi des jardins privés, et ceux-là contiennent des végétaux odorants qui, même cachés, vont s’exprimer dans la rue et là aussi raconter un peu l’histoire de ceux qui vivent là et participer à l’identité sensible du quartier. Seringas, lilas, pivoines et jasmins peuvent même, par effet d’attraction, infléchir les trajectoires, voire même arrêter le passant qui profitera de l’exubérance de la haie pour approcher son nez au plus près de la fleur. Et si ce passant a faim, c’est vers un lieu de cuisson à l’odeur alléchante que son nez le mènera. Toutes ces odeurs, échappées d’espaces privés dans le silence odorant propre à l’espace public seront autant d’indices sur des événements passés ou en cours, autant d’informations donnant aux flaireurs des prises perceptives sur la ville. De cette façon, certains lieux/moments urbains peuvent êtres caractérisés par leurs odeurs, en un effet d’icône de l’odeur qui devient l’élément fondamental et représentatif du lieu et/ou du moment. Ces odeurs produites en limite d’espace public vont donc marquer celui-ci : ce sont les habitants qui créent l’identité olfactive du quartier où ils vivent.

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TROIs SILENCES ODORANTS Le cadre urbain, olfactivement neutre, reste occupé par des êtres vivants, odorants !

DANS LE SILENCE DES INFRA ODEURS, LES NOUVEAUX MIASMES URBAINS Dans l’imposant assortiment de composés chimiques que nous respirons à chaque instant, seule une fraction est odorante. Ces composés imperceptibles mais de même nature que l’odeur, ou infra odeurs, sont de deux natures possibles. Il y a des messages chimiques émis par la flore et la faune et les émanations chimiques issues des activités industrielles. Émis par les végétaux, les animaux et les êtres humains, ces messages chimiques sont destinés à influencer la physiologie ou le comportement d’individus de même espèce. Ainsi chez les insectes, certaines molécules ou combinaisons de molécules permettent aux individus de se trouver parfois dans des aires géographiques importantes, puis de déclencher les séquences comportementales menant à la reproduction. Chez l’homme, l’existence et le rôle de telles molécules ne sont prouvés que dans la régulation des cycles menstruels des femmes vivant en groupe, autrement dit plutôt dans les espaces intérieurs, dans la sphère de l’intime. La présence et le rôle éventuel de tels éléments dans l’espace urbain ne sont pas documentés. Par contre les composés chimiques inodores, émis par les activités industrielles basées sur la transformation de matières fossiles, tels le brûlage, la raffinerie ou les transformations chimiques diverses sont très largement présents dans l’espace urbain. Leur existence est connue à travers les différents “ indices ” sur la qualité de l’air, pourtant c’est l’odeur et l’ultra-odeur (c’est-à-dire les irritants) des engins à moteur qui rappellent constamment aux habitants des villes le danger sanitaire auquel ils sont exposés. La “pollution” a ainsi souvent été le premier élément cité par les personnes interrogées sur les odeurs de la ville, ce terme se rapportant aussi bien à la pollution industrielle qu’au gaz d’échappement des voitures et autres engins à moteurs à explosion. Ces composés chimiques comportent à la fois des éléments plus ou moins toxiques ayant un impact sur la santé des personnes et d’autres, ayant un impact direct ou indirect sur l’environnement. Pourtant c’est la part odorante de cette pollution, “en première ligne” perceptive qui est fustigée, puisqu’elle permet (éventuellement) de se savoir exposé. La pollution est invisible, mais elle sent et elle est ainsi démasquée, même si ses composés chimiques les plus odorants ou les plus irritants ne sont pas forcément les plus nocifs… Peut-être reste-il là quelques peurs pré-pasteuriennes. Le

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miasme, dans l’imaginaire du XVIIIe siècle, est à la fois odeur putride et émanation dangereuse. Avant que Pasteur (et d’autres) fassent passer l’idée que tout ce qui pue ne tue pas, sentir des odeurs putrides c’est s’exposer à un danger sanitaire important. Le miasme urbain du XXIe siècle n’est plus l’odeur de vidange de fosse d’égout mais l’émanation du moteur à explosion… Ces odeurs de pollution sont senties et décrites à des échelles différentes. À la micro échelle de la proximité immédiate, ce sont les voitures qui sont le plus communément dénoncées. Au moment de traverser la rue, l’odeur des gaz d’échappement est un rappel de la nocivité probable de l’air de la ville. À l’échelle plus large de l’agglomération, voire de la région, c’est le trajet en voiture qui va révéler des contrastes olfactifs : de la (relative) neutralité olfactive du lieu que l’on vient de quitter à l’odeur “chimique” des industries ou “de pourri” des stations d’épuration de périphérie. À tel point que certaines villes se signalent par leurs odeurs industrielles “ pour moi Beauvais = odeur de Viscose ”. Ainsi les limites de la ville ne sont pas que visuelles ou symboliques, elles sont aussi olfactives et comme à l’échelle du quartier, telles odeurs de nourriture peuvent devenir des icônes identitaires, à l’échelle de la ville ce sont des odeurs “à échelle industrielle” qui vont endosser ce rôle.

DANS LE SILENCE DE L’ODEUR DE MAÎTRISE, DES CORPS Tous les espaces intérieurs sont aujourd’hui sur-odorisés. La notion de propreté passe en effet par une “  bonne  ” odeur (l’absence d’odeur “ de propre ” entraîne immanquablement une suspicion de saleté) et la qualité de l’air, dans les bâtiments, est jugée à son odeur. La maîtrise olfactive du cadre bâti apparaît donc essentielle au bien-être des habitants, qui usent de produits nettoyants systématiquement odorisés et déploient de nombreuses stratégies visant à une maîtrise aussi complète que possible de l’odeur (aérer, masquer avec d’autres odeurs…) “ c’est pour ça que les employés d’immeubles mettent des odeurs de propre par-dessus les odeurs de sale, c’est pour que les gens sentent la différence ”. Or cette odeur “ de maîtrise ” est absente de l’espace urbain où la propreté est olfactivement silencieuse : le nettoyage urbain ne passe pas par une sur- ou une ré-odorisation, mais par une suppression systématique des éléments potentiellement odorants, non seulement les détritus ordinairement odorants comme les crottes de chien ou les déchets alimentaires, mais aussi les


résidus susceptibles de pourrir ou de fermenter comme les feuilles mortes ou les restes de tontes des gazons urbains. Cependant ce cadre urbain olfactivement neutre est occupé par des êtres vivants, donc odorants, qui oscillent euxmêmes perpétuellement entre des odeurs de maîtrise, celles qui tendent à exprimer des odeurs corporelles idéalisées (déodorants, crèmes, shampoings et bien sûr parfums) et les odeurs de fermentation : sueurs, pets et rots. À ces deux odeurs s’ajoutent les odeurs captées ailleurs dans les cheveux ou les vêtements et qui profitent du grand air pour s’exhaler (cuissons un peu grasses, combustions de cigarette ou de feux de cheminées, proximités d’animaux domestiques odorants…). Ces corps sentants, en mouvement dans la ville, se flairent les uns les autres de différentes manières : dans un effet de sillage, lorsque l’on se trouve dans la traînée odorante d’un corps émetteur (en face ou derrière lui, selon le sens du vent), par effet d’irruption quand l’odeur est perçue brusquement, le temps d’une unique respiration dans un croisement avec l’Autre ou encore de façon retardée lorsque après quelques secondes en présence d’un autre on “ découvre ” son odeur, qui raconte une histoire parfois riche de détails intimes. Ici encore l’odeur apporte son lot d’informations sur l’invisible, mode de vie, habitudes et actions passées de la personne ainsi sentie. Et cette odeur peut pénétrer la sphère personnelle du flaireur, en un effet d’intrusion lié au sentiment de soi. Ce sentiment d’intrusion dépend à la foi du rapport d’intimité entretenu avec l’autre et de la distance du flairage. Quelle que soit l’odeur (jugée positivement ou négativement), elle est toujours supportable à distance car la possibilité de fuite est suffisamment importante. Mais, à proximité, l’odeur de l’Autre est au mieux vécue avec humour, au pire avec dégoût et dans ce cas elle entraîne des effets de répulsion (fuite esquissée ou réelle).

qui le bordent. De fait, seules des odeurs “ privées ” s’étalent dans l’espace public, et c’est la configuration urbaine qui dictera les objets ainsi flairés et la manière de les sentir. Dans un milieu urbain dense, les odeurs dominantes en été (quand les fenêtres délivrent leurs messages odorants) seront les odeurs de cuisson, et selon le rapport densité de personnes / largeur des trottoirs, les passants pourront se sentir les uns les autres. Dans un milieu urbain moins dense, les végétaux des jardins privés pourront étaler leurs odeurs dans la rue, simultanément aux odeurs plus clairsemées de cuisson. La présence plus ou moins massive de la voiture en mouvement s’ajoute à ces trames olfactives, et ponctuellement, ou de façon plus durable, elle va éteindre la richesse de ces odeurs de l’intime. La voiture, génératrice d’un miasme d’un genre nouveau, est donc un obstacle à l’acquisition d’informations sur l’invisible que permet l’odeur. Car même si la ville occidentale est construite sur des silences odorants, les odeurs générées par ses habitants participent de son identité et donnent à ces derniers des prises perceptives pour appréhender leur cadre de vie.

L’ESPACE URBAIN N’A NI ODEUR PROPRE NI ODEUR DE PROPRE, POURTANT IL SENT L’odeur brouille les limites visuelles et/ou symboliques en annonçant la ville bien avant qu’elle ne soit en vue, en étalant des histoires privées en place publique ou même en rappelant la présence d’éléments dangereux dans l’air urbain. L’espace public, vidé de tout élément susceptible de sentir, n’a pas d’odeur propre. Il n’a pas non plus d’odeur “ de propre ”, ajoutée à des fins symboliques, on y flaire donc soit les objets odorants qui le traversent soit les objets odorants

Suzel Balez est architecte et chercheur associée au Cresson (UMR CNRS 1563). Elle a menée une thèse sur la perception de

l’odeur

dans

Occasionnellement,

l’espace elle

construit.

conçoit

des

scénarios olfactifs dans le cadre expositions muséales.

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Les gardiens d’immeubles aiment avoir des produits qui sentent, pour que les gens sachent qu’ils sont passés, sinon les gens disent “ Ils lavent plus, ils sont pas venus ”. Donc pour eux c’est important qu’il y ait une certaine odeur tenace, l’odeur de propre par-dessus les odeurs de sale, c’est pour que les gens sentent la différence. LOCAL.CONTEMPORAIN I 38


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Abécédaire de l'invisible MARYVONNE ARNAUD


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Absence — abstrait — anonyme — aveugle — ange — âme — air — abattoir… Braille — bordel — bas-fonds — banque — bruit… Caméléon — caché — camouflage — coulisses — caves… Diaspora — dérangeant — disparition… Esotérisme — esprit — émotion — éthique — empreinte — échographie — enfer… Foi — filiation — fantôme… Géologie — généalogie — goût… Histoire — hasard — hors-champ — humiliation… Impensé — intime — inquiétant — identité — imagination — immatériel — innovation… Justice… Kaki… Lumière — limbes… Microbes — microscopique — mort — miroir — maladie — médium — mur… Nanotechnologie — nuit — négligé — neutrons — neurones… Odeur — ouïe — occulte — opaque — oublié — ostentatoire — ondes — ombre… Parfum — paradis — pollution — prison — prostitution — puce… Quotat — quiproquo… Réseau — refoulé — radioactivité — radiographie — rêves — rituels — rideaux — rumeur… Souterrain — sous-sol — satellite — surnaturel — spectre — scanner — secret — son… Traces — trésor — transparent — tunnel — tumeur… Urgences — ubiquité… Vent — voile — vieux — verso… Water-Closet Homme — Water-Closet Dame… X — rayon x — sous x — monsieur x… Yeux — yin — yang… Zonard — zombie…











UN CERTAIN CODE GÉNÉTIQUE LOCAL CONVERSATION AVEC STEFANO BOERI PHILIPPE MOUILLON

Il reste nécessaire de développer un travail sur l’inconscient de l’époque, sur ce qu’elle veut voir, sur sa capacité d’élargir le visible, sur ce qu’elle préfère reléguer dans l’invisible…

PM — L’invisible est un peu aux usages urbains contemporains ce que la masse manquante est à la géophysique de l’univers : sans l’intégrer dans la réflexion, rien ne se passe comme on l’aurait voulu ou comme on l’aurait cru puisqu’une multiplicité d’artefacts qu’on ne veut ni penser, ni prendre en considération, interagit de façon foisonnante. Ce recensement des formes et usages invisibles de notre réalité urbaine nécessite des protocoles nouveaux et des outils hybrides, artistiques, intuitifs, autant que scientifiques. Autrement dit : la ville visible, la ville en dur, ne résume pas la ville, mais pour voir au-delà des murs, comment faire ? SB — C’est une question tout à fait importante parce qu’aujourd’hui l’extension physique de la ville, de la ville européenne, a détruit son périmètre géographique traditionnel, c’est-à-dire l’unicité cadastrale fixée par la dimension physique, la densité de bâtiments, la densité matérielle de la ville. Ce que le regard sur la réalité géographique physique du territoire urbain découvre aujourd’hui est une extension spatiale incroyable qui crée une continuité entre des situations urbaines qui étaient, et qui sont encore aujourd’hui, totalement différentes l’une de l’autre. Il est vraiment difficile aujourd’hui de définir l’identité d’une ville sans abandonner la continuité physique qui fut historiquement l’unique critère d’évaluation de son périmètre. Reste à trouver d’autres outils, d’autres critères. Ainsi on peut être attentif aux mouvements individuels des gens qui empruntent la même communauté : la dimension urbaine sera donnée par la fréquence des mouvements du corps des citoyens dans un certain périmètre géographique. On peut par exemple observer ce réseau de mouvements entrelacés via les signaux du téléphone mobile. Si on lie chaque mobile au lieu de résidence de son propriétaire, on pourra observer un certain mouvement dans ce territoire, puis si on superpose ce mouvement à tous les autres, on obtiendra un diagramme qui nous renseignera sur la fréquence et sur la singularité des mouvements dans cette agglomération. Une autre possibilité sera de travailler sur le sentiment d’appartenance des citoyens. Et là c’est un autre niveau de réalité qui devra être exploré avec différents instruments d’analyse. Ainsi Multiplicity mène actuellement une recherche sur la possibilité d’utiliser les chroniques locales des quotidiens, comme une fenêtre sur la vie quotidienne des citoyens. Nous travaillons sur le problème de l’habitation à Milan, et la chronique, la chronique

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noire, la chronique sportive, la chronique judiciaire est un instrument intéressant d’échantillonnage de la vie quotidienne. Cette vie quotidienne est difficilement visible / lisible justement. Pour mieux cerner les sentiments d’appartenance, la chronique locale est utile. Un psychanalyste italien que j’aime beaucoup, Gustavo Pietropolli Charmet, a développé une pensée très sophistiquée à cet égard. En effet, la chronique peut être utilisée comme un instrument pour comprendre les désirs, les cauchemars et l’inconscient d’une ville puisque la sélection des faits retenus par les catégories professionnelles que sont les journalistes, les experts… reflète leur inconscient et l’inconscient social de l’époque : ils sélectionnent des faits, parmi tous les faits quotidiens, qu’ils imaginent en phase avec l’attention publique, partageables aujourd’hui dans le domaine public. C’est un travail sur l’inconscient de l’époque, sur ce qu’elle veut voir, sur sa capacité d’élargir le visible, sur ce qu’elle préfère reléguer dans l’invisible… C’est très intéressant de découvrir quand on travaille sur ces chroniques locales comment une ville, une communauté urbaine, a une chronique spécifique, un certain code génétique local. Le même événement se présentera d’une manière tout à fait différente s’il est dans une ville ou dans une autre ville. PM — S’il émerge dans une ville ou dans une autre ville, s’il s’amplifie dans une ville ou s’il est considéré comme négligeable dans une autre ? SB — Pour être plus clair : le paradoxe aujourd’hui c’est que la dimension physique de la ville est devenue omniprésente, que la ville est partout, qu’elle occupe le territoire comme jamais, mais que pour en déchiffrer vraiment les formes contemporaines, nous devons inventer des modes d’observation de nombreux phénomènes qui restent plutôt invisibles. Ce qui est complètement paradoxal. La recherche aujourd’hui doit travailler sur l’invisible si elle veut observer le visible, si elle veut essayer de trouver des configurations fixes raisonnables dans le visible. Les liaisons virtuelles, immatérielles à l’intérieur d’une ville disent beaucoup sur la nature de la ville elle-même, même si je pense qu’on doit aussi tenir compte des dimensions géologique et physique de la ville. Si on travaille avec les traces des déplacements des téléphones cellulaires, on peut repérer le mouvement des corps individualisés. La fréquence, la structure du déplacement des individus permettra vraiment de comprendre une dimension physique de la vie dans cette ville spécifique. De ce point de vue, s’il y a quelque


chose qui aujourd’hui devient de plus en plus nécessaire c’est d’avoir un état chrono-géographique précis de la vie quotidienne à l’échelle européenne puisque aujourd’hui chacun peut travailler dans une ville et habiter dans une autre, mais pas simplement dans le même état, vivre et travailler dans des villes à plusieurs centaines de kilomètres de distance, dans une autre région, un autre pays. C’est-àdire qu’il y a une disponibilité, une aptitude au mouvement qui est absolument gigantesque. Si la chronique quotidienne des faits divers des quotidiens locaux n’est pas en soi un instrument de recherche, on peut cependant l’utiliser afin d’aborder des questions qui sont liées à la convivialité, à la vie quotidienne mais qui restent dans un champ peu visible. Il faut être attentif à : où a eu lieu l’événement, les différents protagonistes des faits divers ou de l’événement, d’où il a été observé et commenté, son impact sur la cité, ses résultats implicites comme séquence dans une chronologie du temps public… Et toutes ces choses-là ensemble arrivent à révéler comme une biopsie de la vie quotidienne. C’est fantastique et très amusant, et ça c’est très important quand tu fais une recherche. C’est tout à fait lié à l’incertitude, car tout ce que tu vois apparaître alors, est la plupart du temps totalement inconnu. Moi j’aime beaucoup, c’est un peu comme pêcher. Le premier niveau est un travail sur l’inconscient de cette cité-là, le deuxième niveau est un travail sur la structure de l’imaginaire. Cette approche est en ce moment pour moi l’aspect que je trouve le plus intéressant de la dimension urbaine.

PM — Ne pas inscrire les souffrances dans le cycle de production / consommation dominant la ville contemporaine me semble évidemment dramatique pour les sujets trop lents, trop sensibles, trop ancrés, trop méditatifs ou trop fragiles éliminés par le processus ou relégués à la marge, mais au-delà, me semble un aveuglement dramatique pour la survie du processus lui-même. Prendre en considération et faire revenir dans le processus de socialisation ces latéralités bien réelles mais reléguées dans l’invisible, est un enjeu bien réel pour chacun d’entre-nous.

Stefano Boeri est architecte, directeur de la revue d’architecture Domus et de Multiplicity, collectif italien basé à Milan

PM — Dirais-tu que la capacité à élargir le visible est un enjeu de développement territorial ?

qui se définit comme une agence d’investigation territoriale internationale. Dernière publication “U.S.E. Uncertain States of

SB — Je ne crois pas que ce soit lié. Si on prend comme exemple la ville de New York, des choses nouvelles sont entrées dans le champ du visible durant ces quinze dernières années, comme l’homosexualité, mais d’autres réalités ont été évacuées : ainsi les homeless people, les sans domicile fixe ont été relégués loin de Manhattan. La possibilité quotidienne, pour les habitants de Manhattan, de croiser cette grande détresse humaine a disparu. Or le voisinage quotidien avec ces exclus du système économique constituait un rappel nécessaire des limites de cette société, plus dynamique que la situation présente où les grands précaires ne sont plus visibles.

Europe”, Skira, 2003 Philippe Mouillon est plasticien, directeur artistique de Laboratoire. Il réalise des œuvres d’échelle urbaine, ainsi “  Arcos da Lapa  ” à Rio de Janeiro en 1996, “ répliques ” à Alger en 2003. (Cet entretien est aussi publié par Champlibre à Montréal à l’occasion du colloque Ville - Art - Technologie de septembre 2006)

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PLAN

Aneta grzeszykowska & Jan Smaga

C’est un fantasme ancien de pouvoir effacer les murs et plonger le regard dans l’intimité de chacun surpris dans son “ chez-soi ” quotidien. Les appartements de la série Plan sont de véritables appartements, mais comme scannés aux rayons X par d’inquiétantes caméras de surveillance, ou dont le toit serait doucement soulevé comme les maisons de poupées de notre enfance.

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Aneta Grzeszykowska et Jan Smaga sont plasticiens. Ils vivent à Varsovie. Dernières expositions : Robert Mann Gallery (New York 2005), Raster Gallery (Varsovie 2006), Institut Polonais (Berlin 2006).

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FAIRE VOIR LES SPHÈRES D’UN IMAGINAIRE INVISIBLE COMMENT DISCERNER LES BULLES IMBRIQUÉES DONT SE COMPOSENT L'ÉCUME DE NOS VILLES ? YVES CITTON

Le philosophe allemand Peter Sloterdijk construit depuis quelques années une “ sphérologie ” qui nous aide à voir et à concevoir notre environnement et notre être comme constitués de bulles, de globes et d’écumes. En quoi ce nouveau vocabulaire nous aide-t-il à percevoir l’invisible qui fait d’un ensemble de bâtiments une “ ville ” ?

On connaît la phrase célèbre de Margaret Thatcher : “ Il n’existe pas de sociétés ; il existe des individus, hommes et femmes, et des familles ” 1 . On a fait de cette affirmation l’emblème du néo-libéralisme conquérant et des formes les plus aveugles de l’individualisme. Un individu, ça se voit, ça se touche, ça vous répond, on peut lui serrer la main (ou le mettre en prison). Une société, de quelque manière qu’on la définisse (ensemble de normes, de croyances, de pratiques collectives), cela relève de l’abstraction, de l’intouchable, de l’insaisissable, du non-localisable : de l’invisible. Donc de l’inexistant. Il est de bon ton de dénoncer la courte vue dont relève l’affirmation de Margaret Thatcher, en montrant par exemple qu’il n’existerait pas d’individus (capables de nous répondre et de nous serrer la main) en l’absence de toute la machinerie symbolique nécessaire à la production de ces individus, dûment “ socialisés ” à partir du matériau biologique brut – machinerie largement immatérielle que l’on appelle justement une “ société ”. Soit. Mais plutôt qu’à foncer tête baissée dans la réfutation, lisons la phrase incriminée jusqu’au bout : en plus des individus, il existe donc aussi des familles… Peut-on voir une famille ? La toucher ? La mettre en prison ? Apparemment oui. Peut-on lui serrer la main ? Peut-elle nous répondre ? Plus difficilement, puisque c’est alors des individus composant cette famille que l’on parle, et non plus vraiment de la famille en tant que telle. Gageons que Margaret Thatcher n’a jamais vraiment songé à nier l’existence des villes. Comme une famille, une ville, ça peut se voir, se photographier, se toucher. Et pourtant, comme la famille, ce qui fait la ville relève largement de l’intouchable, de l’insaisissable, du non-localisable : de l’invisible. Comment donc voir ce qui fait d’une famille une famille ou ce qui fait d’une ville une ville ? Le philosophe allemand Peter Sloterdijk propose une réponse aussi puissante que simple, qui nous invite à imaginer de telles entités comme des sphères, et d’en faire l’objet d’une pensée : la sphérologie.

SPHÉROLOGIE La définition la plus générale que Sloterdijk donne de la sphère suffit à indiquer en quoi elle peut nous aider à penser l’invisible de la ville : “ La sphère est la rondeur dotée d’un intérieur, exploitée et partagée, que les hommes habitent dans la mesure où ils parviennent à devenir hommes. Parce qu’habiter signifie toujours constituer des sphères, en petit comme en grand, les hommes sont des créatures qui

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établissent des mondes circulaires et regardent vers l’extérieur, vers l’horizon. Vivre dans les sphères, cela signifie produire la dimension dans laquelle les hommes peuvent être contenus. Les sphères sont des créations d’espaces dotés d’un effet immuno-systémique pour des créatures extatiques travaillées par l’extérieur ” 2. La sphère est donc d’abord ce qui fait de nous des habitants. Lorsqu’une sphère se délite, elle nous laisse exposés – comme ces enfants dont la tradition grecque rapporte qu’on s’en débarrassait en les laissant dépérir sans assistance en dehors de la ville, “ exposés ” à tous les périls de la nature. Cela suffit d’emblée à régler le compte aveugle des formes les plus extrêmes d’individualisme : l’individu n’existe que dans la mesure où une série de sphères assurent sa survie et son individuation ; si ces sphères n’existaient pas, s’il s’était trouvé exposé, il n’existerait pas non plus. La sphère est ainsi “ une structure morpho-immunologique ”  3. L’espace qu’elle nous permet d’habiter et dont elle définit la circonférence est un espace de protection. Être un habitant équivaut à bénéficier d’un certain type d’immunité ou d’immunisation. Celui qui meurt d’exposure (anglicisme qui a le mérite de rimer avec brûlure, gerçure et gelure) ne périt pas tant d’être exclu d’un lieu que d’être soustrait à la protection d’une couverture immunitaire. En tant que rondeur et que circularité, la sphère relève enfin d’un phénomène de clôture, d’auto-fermeture. Quoique relevant d’abord de la spatialité, la sphérologie proposée par Peter Sloterdijk propose également un grand schéma d’articulation macro-historique. Les civilisations “ traditionnelles ” auraient commencé par se croire habitantes d’une Sphère cosmique bénéficiant de la protection omniprésente d’un principe divin (plus ou moins fiable ou capricieux). L’immunité conférée par cette Omnisphère, ainsi que son bouclage, seraient apparus comme allant de soi, relevant d’un implicite qui ne méritait d’être discuté qu’à la marge, lorsque Dieu punit nos péchés par quelque catastrophe personnelle ou collective. Au fur et à mesure que le sentiment de cette symbiose originelle commençait à s’effriter, avec la mise en question des religions instituées, la métaphysique s’est efforcée de reconstituer l’unité menacée, en raffinant sa définition de Dieu et de l’ordre cosmique. Le passage à la “ modernité ” a correspondu à une expérience d’exposure : la phrase “ Dieu est mort ” se traduit en “ La Sphère Une a implosé ” 4. Au cours des derniers siècles, l’homo sapiens “ s’est lui-même envoyé en exil, il s’est banni


hors de l’abri sûr qu’il occupait depuis des temps immémoriaux, en faisant sauter les bulles d’illusions qu’il s’était lui-même gonflées, pour s’expatrier dans ce qui n’a pas de sens ni de lien ”  5. Avec le rejet des religions et de leurs ersatz métaphysiques, l’homme moderne prend progressivement la mesure de son exposure face à l’extériorité d’un univers où rien n’est fait pour le protéger contre la destruction, et où il doit dès lors prendre lui-même en charge la tâche d’assurer son immunité. De ce point de vue, Sloterdijk nous invite à ré-envisager l’époque moderne non tant comme l’âge des “ révolutions ” que comme celui d’un triple mouvement parallèle d’environnement, d’explicitation et de pluralisation. L’éclatement de la Sphère unitaire, que l’humanité croyait jusqu’alors habiter, lui fait d’abord prendre conscience du fait que sa survie est fonction de son rapport à un environnement. Cette notion (l’Umwelt) est développée par Jakob von Uexküll quelques années seulement avant la première opération militaire au gaz chloreux, près d’Ypres, le 22 avril 1915, vers 18 heures, qui emblématise pour Sloterdijk cette prise de conscience de l’environnement, d’emblée catastrophique. Jusqu’alors, il allait de soi qu’un bipède à l’air libre pouvait respirer sans se poser de question ; tout le XXe siècle s’ingéniera au contraire à produire techniquement des garanties d’immunité contre les dangers ou les inconforts de notre exposure aux dangers de l’atmosphère – depuis les microsphères que sont les masques à gaz, les crèmes à bronzer et les combinaisons des astronautes, jusqu’au parapluie anti-missile de la guerre des étoiles et à la restauration de la couche d’ozone, en passant par toutes atmosphères artificielles que nous offrent voitures climatisées et centres commerciaux. La reproduction technique des conditions favorables à la vie à l’intérieur de la sphère immunitaire exige la spécification et la quantification de paramètres qui étaient restés inconnus, implicites, tant qu’on jouissait de leur équilibre spontané.

BULLES ET GLOBES DE L’ESPACE URBAIN La formule originaire de la bulle, est donnée par l’existence intra-utérine, telle que différents aspects de nos formes de vie sont amenés à en reconstituer l’expérience après notre naissance, depuis les bulles d’isolation sous lesquelles les prématurés passent leurs premières semaines jusqu’aux grottes des hommes primitifs, aux tentes de camping des

alpinistes, aux chambres de bonnes des étudiants, puis aux différents “ appartements ” qui représentent “ la forme égosphérique atomique ou élémentaire ” des villes modernes, “ la bulle cellulaire du monde dont la répétition massive donne naissance aux écumes individualistes ” 6. Sloterdijk nous aide à voir cet “ utérotope ” réapparaître à travers des dimensions variées, moins visibles que celle de l’appartement : la combinaison en duvet du skieur ou le carton sous lequel le sans-abri protège son visage du soleil reconstituent tant bien que mal sa dimension de “ thermotope ” ; les écouteurs du walkman ou de l’iPod reconduisent une telle bulle sous la forme du “ phonotope ”, que cherchent à protéger les interdictions de se servir de son téléphone portable dans les wagons du TGV. On est ainsi amené à reconnaître que ces “ espaces intérieurs ”, même s’ils relèvent apparemment de l’isolation (thermique, phonique), se constituent en réalité toujours autour d’une relation duelle, d’une dyade. À la lumière de ce principe, “ l’égosphère ” construite par “ l’habitat monadique contemporain ” apparaît comme une bulle “ d’auto-symbiose ” ou “ d’auto-accouplement ”, un lieu où l’individu, “ dans une distinction constante à l’égard de soi-même, se réfère en permanence à soi-même comme à l’Autre intérieur ou comme à une pluralité de sous-mois ” 7. La ville apparaît quant à elle comme pleine de ces bulles “ formées de manière d’abord bi-polaire, puis, à des paliers plus élevés, pluripolaires  ” 8. Ces microsphères “  érototopique ” que forment deux amoureux enlacés sur un banc, un vieil homme promenant son chien, ou deux regards d’inconnus qui se connectent au hasard d’un parcours en tram… Ces multiples formes de “ l’accompagnateur ” que sont un homme aidant une jeune mère à porter sa poussette dans l’escalier d’une bouche de métro, un autochtone donnant un renseignement à un touriste – avec des relations qui se renversent parfois : est-ce moi qui accompagne le musicien des rues en jetant une pièce dans son chapeau, ou est-ce sa musique qui m’accompagne dans le stress de mes courses quotidiennes ?… Ces affiches publicitaires qui captent mon regard hypnotisé par leurs imagos de tailles de guêpes et de rondeurs parfaites, ces chants de sirènes qui génèrent l’atmosphère (phonotopique, thermotopique, érototopique) la plus propre à l’achat sitôt que j’entre dans le magasin, ces contaminations affectives qui tendent toute une population urbaine dans l’attente passionnée d’un résultat sportif, ou qui la font se répandre dans les rues à l’annonce d’une victoire… Tout cela relève d’autant de bulles intimes (mais résultant toujours de la proximité d’autres corps animés)

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qui se forment et éclatent à chaque seconde et à chaque coin de rue, aussi fragiles et improbables que quotidiennes, aussi superficielles que décisives, puisque ce sont elles qui trament le destin de nos parcours urbains et de notre tissu existentiel. Ces bulles intimes se sont projetées – dans l’imaginaire et la réalité – sous forme de globes, de monosphères englobantes  9. Depuis le Cosmos des diverses théologies et depuis l’Être (forcément unique) de la métaphysique jusqu’au bouclement sur soi de l’État-nation, la plupart de l’Histoire connue a été écrite par des efforts pour englober l’espace dans un bouclage rassurant (parce qu’immunisant). La ville s’est ainsi conçue comme globe à partir du traçage de ses city limits, hier avec ses gibets comminatoires, ses murailles et ses portes fortifiées, aujourd’hui avec ses panneaux indicateurs, ses boulevards périphériques et ses systèmes routiers de péage automatisé. Á quelques exceptions près, le globe urbain a, depuis le moyen âge, grandement perdu en auto-nomie : coincée entre la pression des associations de quartiers et les règlements qui lui tombent dessus depuis le Département, la Région, l’État ou l’Europe, on pourrait la croire dépourvue de toute puissance “ nomotopique ” propre. On sait qu’il n’en est rien, grâce à l’activisme de quelques maires qui parviennent à faire de l’espace urbain un micro-globe marqué par un fort différentiel immunitaire (réglementant le recyclage, les restrictions de la circulation automobile, la nourriture des cantines scolaires, la politique culturelle, les préférences à l’emploi, la promotion du commerce équitable, etc.). C’est en tant que nomotopes que les villes mettent en place le type d’environnement propice à capter les membres de la “ classe créative ” décrite par Richard Florida 10, selon une logique qu’analyse François Ascher dans sa contribution à ce numéro. Si l’accroissement des facilités de télécommunication et de transport, caractéristique de ce que Sloterdijk qualifie de “ deuxième globalisation ”, a réduit en partie la pertinence de la ville comme “ ergotope ” (disloqué par les collaborations à distance, chaînes de production mondialisée et autres va-et-vient de turbo-profs), elle garde encore sa fonction de “ thanatotope ” : dans la mesure où les tombes, cimetières et rites liés aux ancêtres gardent une quelconque signification parmi nous, c’est sans doute à l’échelle de la ville qu’ils restent localisés.

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LA VILLE COMME ÉCUME Mais l’intuition la plus éclairante qu’apporte le travail de Peter Sloterdijk pour penser la ville (et l’espace contemporain en général) tient à ce qu’il développe sur la structure et l’imaginaire de l’écume. Ce travail nous invite en effet à concevoir la réalité urbaine comme l’ensemble écumeux des bulles et des conglobulations qui se font et se défont, sur les temporalités les plus diverses, dans et autour de ce que nous appelons “ ville ”. Cette intuition morphologique a pour but explicite de nous libérer des illusions du discours commun sur la “ globalisation ”, qui ne chante l’absence de “  point central  ” au mouvement mondialisateur que pour nous faire rêver d’un “ globe ” unique et unifiant, monosphérique et omnisphérique, dont le centre serait partout et la circonférence nulle part, en pleine conformité avec un imaginaire théologique multi-séculaire. Avec l’écume, la sphérologie propose un nouvel imaginaire pour expliciter les propriétés encore largement mystérieuses – invisibles – de la ville moderne : “ le discours de l’écume propose une métaphore qui, en tant qu’expression d’explicitation pour des multitudes d’improvisations voisines, encastrées, empilées, d’immunités de l’espace de vie, sert à formuler un nouvel accès à l’interprétation philosophico-anthropologique de l’individualisme moderne, dont nous sommes convaincus qu’il ne peut pas être suffisamment décrit par les moyens théoriques existants. […] La métaphore de l’écume présente l’avantage de mettre en image la disposition topologique de créations d’espace vitaux qui sont à la fois créatifs et source de sécurité pour eux-mêmes. Non seulement elle rappelle le voisinage d’unités fragiles dans un espace comprimé, mais elle renvoie aussi à la fermeture nécessaire de toute cellule d’écume sur elle-même, bien que celle-ci ne puisse exister qu’en tant qu’utilisatrice d’installation de séparation communes (parois, portes, couloirs, rues, clôtures, installations frontalières, zones de transit, médias). Ainsi l’idée d’écume évoque aussi bien la co-fragilité que la co-isolation des unités empilées sous forme d’associations denses ” 11. Trois aspects de cette modélisation des sociétés humaines sous l’emblème de l’écume méritent d’être soulignés rapidement, tant leur application aux questions propres à la ville promet de s’avérer féconde : 1° Le principe de co-isolation permet de déjouer aussi bien les pièges du holisme social (“ c’est seulement en tant que les “sociétés” s’hypnotisent elles-mêmes en se faisant passer pour


des entités homogènes – par exemple comme des peuplesnations fondés sur une substance génétique ou théologique – qu’elles se considèrent comme des monosphères unies depuis l’origine (ou par la force d’une charte exceptionnelle ”)  12, que les pièges de l’individualisme, puisque la forme et l’existence même de la bulle co-isolée au sein d’une écume ne sont pensables qu’à partir de la pression exercée par les bulles voisines : “ la co-isolation multiple des foyers de bulles sous forme de voisinages multiples peut aussi bien être décrite comme un enfermement que comme une ouverture au monde ” 13. 2° La structuration sociale apparaît dans ce cadre comme relevant de “ tenségrités ”, abréviation de tension integrity structures (notion empruntée à l’architecte Richard Buckminster Fuller), soit “ d’espaces intégrés, en suspension, maintenus par les tensions internes de leur réseau de colombage  ” : selon cette conception résolument antifondationnaliste, villes et sociétés ne se soutiennent que par le jeu de leurs tensions internes, sans reposer sur aucun ancrage de fondation, ni sur aucun mur porteur. Ce jeu des tensions entre entités co-isolées, loin d’être un mal en soi ou le symptôme avant-coureur d’une crise, est producteur d’espace vital et d’immunité, se trouvant à la racine d’un processus d’(auto-) création. Les théoriciens de la ville créative, celle qui saura attirer et rendre productifs les membres de la “ classe créative ”, s’efforcent de modéliser cet équilibre improbable entre protection (immunité, confort ou “ gâterie ”, selon le mot que favorise Sloterdijk pour désigner le luxe démocratisé des thermosphères climatisées écologiquement insoutenables de nos sociétés d’abondance) et mise sous tension d’entités qui ne se soutiennent et ne se protègent que par leurs tenségrités. 3° La difficulté de maintenir un tel équilibre met au cœur de cette approche la notion de co-fragilité : “ l’aphrologie – du grec aphros, l’écume – est la théorie des systèmes affectés d’une co-fragilité ”  14. Qu’on essaie de la toucher du doigt, et la bulle éclate ; qu’on veuille regarder de trop près une écume, et le rapprochement de nos yeux fait que notre souffle en déforme la structure propre. Le mouvement d’explicitation (typiquement moderne) qui nous pousse à en observer les moindres détails peut suffire à causer l’évanouissement de ce que l’on cherche à reproduire. Autant qu’une affaire de mesure (scientifique), la co-fragilité est donc une affaire de conscience et d’évaluation (éthiques). L’aphrologie nous invite à une reconfiguration de nos valeurs, de nos attentes

et de nos approches : “ si l’on parvenait à démontrer que ce qui relève de l’écume peut en même temps être ce qui porte l’avenir, qu’il est, dans certaines conditions, fertile et capable de procréer, on couperait l’herbe sous le pied du préjugé substantialiste. […] Ce que l’on a rendu méprisable pendant une ère entière, l’apparemment frivole, ce qui n’existe qu’en allant vers son implosion, reconquerrait alors sa part dans la définition du réel. On le comprend alors : il faut reconnaître ce qui vole en suspension comme un élément fondateur d’une nature particulière ; le creux doit être décrit de nouveau comme une entité emplie fonctionnant selon ses propres lois ; le fragile doit être pensé comme le lieu et le mode de ce qui est le plus réel. ” 15.

VOIR L’INVISIBLE Au terme de ce parcours, on peut voir en quoi consiste le geste rhétorique et politique de Margaret Thatcher : c’est très précisément le geste de l’enfant qui veut prendre la bulle dans ses mains et s’émerveille de ne saisir que le vide de l’air, à peine humecté d’une larme de sa victime. À trop vouloir voir ce qui est encore invisible, on risque d’en menacer la survie : le regard excessivement inquisiteur fait non seulement exploser la bulle contre laquelle il pointe son nez, mais risque aussi d’entraîner une réaction en chaîne – souvent im-pré-visible – au sein d’une structure aphrologique dont la co-isolation, la co-fragilité et les tenségrités auront été perturbées. L’aphrologie ne saurait toutefois se contenter de déboucher sur une trop commune (et fréquemment conservatrice) condamnation du “ néo-libéralisme individualiste ”. De même que le principe de co-isolation invite à reconnaître chaque bulle (y compris l’égosphère) comme fondamentalement auto-référentielle, selon une intuition qui est au fondement de l’approche libérale, de même le principe de co-fragilité conduit-il à mettre en lumière la cécité de tous ceux qui – dans la gauche “ travailliste ” comme dans la droite traditionnelle – dénoncent la “ dérive ” de nos institutions d’une “ société qui travaille ” vers “ une société d’assistés ” 16. Si la co-fragilité signifie quelque chose, c’est que toute société est une société d’assistés – et que sans assistance, il ne peut exister ni société, ni ville, ni famille, ni individu. L’homo sapiens n’échappe à l’exposure et ne devient un “ individu ” qu’à travers des processus de “ maternalisation ” au sein de sa famille, puis grâce à toutes les “ allomères ”, dont l’État-Providence, que Sloterdijk met sous la catégorie générale du “ mécénat ”.

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FAIRE VOIR LES SPHÈRES D’UN IMAGINAIRE INVISIBLE COMMENT DISCERNER LES BULLES IMBRIQUÉES DONT SE COMPOSENT L'ÉCUME DES VILLES ?

La cible que visent de telles attaques aveugles n’est bien entendu ni la société, ni la ville, ni la famille, mais – comme cela apparaît clairement pour peu qu’on lise la citation de Margaret Thatcher jusqu’au bout 17 – les entitlements, les droits sociaux à l’assistance, à savoir le “ globe nomotopique ” charger d’assurer un minimum d’“ immunité thermotopique ” au sein de nos pays “ gâtés ”. Dans la mesure où la ville reste, pour la plupart d’entre nous, le thermotope de base, puisque c’est à cette échelle que se règlent pratiquement les questions de l’approvisionnement de notre habitat en eau potable, en électricité, en chauffage, en nourriture, de même que celles concernant l’évacuation de nos déchets ou l’accès aux services de santé, c’est d’abord à cette échelle-là que se joue le destin des immunités auxquelles nous aspirons. À cet égard, si, comme on l’a vu, “ la modernité se caractérise par le fait qu’elle produit techniquement ses immunités ”, la logique du développement des formes de vie dont nous bénéficions aujourd’hui ne nous pousse certainement pas vers le démantèlement du nomotope élaboré depuis un siècle et demi, mais bien vers son intensification. Or – et c’est là le paradoxe de l’explicitation moderne – la production technologique des immunités requiert le type de regard (inquisiteur) qui cherche à (faire) voir les bulles et globes invisibles dont se compose l’écume urbaine (et qui menace donc de les faire éclater de par les perturbations qu’il risque d’y causer). Peter Sloterdijk travaille à la mise au jour d’un imaginaire morphologique remarquable entre autres par le fait qu’il passe généralement inaperçu – un imaginaire qui relève donc de l’invisible. Son entreprise s’inscrit bien dans la production de ces “ néo-visibilités ” qui ont scandé l’Histoire de l’Occident, depuis les planches d’anatomie des écorchés chez Vésale jusqu’au globe terrestre vu du ciel grâce aux missions spatiales. Le dernier chapitre d’Écumes vise précisément à instaurer un recul, une distance, qui fasse voir au lecteur le fait massif – “ invisiblehypervisible  ” – de la “  gâterie  ” généralisée caractérisant nos modes de vies occidentaux à l’aube du XXIe siècle, travail pour lequel le macro-historien trouve ses meilleurs appuis non du côté des économistes ou des philosophes, mais du côté des pratiques artistiques. Cette tâche s’accompagne désormais de la conscience du fait que chaque forme de néo-visibilité implique l’impératif d’“  une gestion des dommages collatéraux du savoir ” 18 : ne pas planter son nez dans la bulle qu’on cherche à observer (comme le fait la cécité thatchériste) ; ne pas laisser sortir de sa bouche d’“ expert ” des bulles qui fascinent les regards au point de

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cacher l’écume dont on prétend parler (comme le font la plupart des discours sécuritaires actuels sur la criminalité ou le “ terrorisme ”). Faire voir les sphères qui nous offrent un monde habitable, rendre visibles les formes d’assistance qui trament notre quotidien, cela contribue à construire et à gérer de façon de plus en plus explicite les bulles, les globes et les écumes dont la co-fragilité nous constitue.

1 “ There is no such thing as society. There are individual men and women, and there are families  ” (Entretien publié dans le magazine Women’s Own du 31 octobre 1987.) / 2 Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I (1998), trad. Olivier Mannoni, Paris, Fayard, 2002, p.30 / 3 Bulles, p.51. / 4 Écumes. Sphères III (2003), trad. Olivier Mannoni, Paris, Maren Sell éditeurs, 2005, p.20. Le chapitre introducteur est disponible en ligne sur le site de la revue Multitudes : http://multitudes.samizdat. net/Etre-ne-de-l-ecume-Spheres-III.html. / 5 Bulles, p.24. / 6 Écumes, p.504 / 7 Écumes, p.517 / 8 Écumes, p.10 / 9 Ce deuxième tome, intitulé Globes et paru en allemand en 1999, sera le dernier à paraître en traduction française, chez Maren Sell, probablement en 2006. / 10 Richard Florida, The Rise of the Creative Class … and how it’s transforming work, leisure, community & everyday life, New York, Basic Books, 2002. / 11 Écumes, p.223-226 / 12 Écumes, p.50 / 13 Écumes, p.49 / 14 Écumes, p.34 / 15 Écumes, p.34 / 16 C’est Lionel Jospin qui, dans un journal télévisé de TF1, le 21 janvier 1998, opposait les deux en affirmant que le “ choix principal ” de son gouvernement était de “ mettre l’argent sur l’emploi et non pas sur l’assistance  ”. / 17 “ People have got the entitlements too much in mind, without the obligations. There’s no such thing as entitlement, unless someone has first met an obligation ” (art. cit.). / 18 Écumes, p.178 Yves Citton est Professeur de littérature du XVIIIe siècle à l’université Stendhal Grenoble 3. Il a récemment publié “  L’Envers de la liberté.

L’invention

d’un

imaginaire

spinoziste dans la France des Lumières ”, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.



IL Y A TANT DE FILS INVISIBLES CONVERSATION AVEC ANDRE GERY PHILIPPE MOUILLON

Comment voir la très réelle complexité de comportement d’individus ou de groupes par rapport à leur environnement, par rapport à leur logement, par rapport à leur quartier ?

PM — Comment visible et invisible constituent-ils notre réalité urbaine ? AG — On est un petit peu pauvre en analyse pour comprendre les choses : j’ai dû faire 3000 réunions publiques et je trouve que les habitants sortent trop souvent des discours automatiques. Ils parlent très peu de leur imaginaire, de leur situation dans la ville. Ainsi, une chose qui est très prégnante dans l’imaginaire des gens mais qui ne s’exprime que rarement, c’est la nostalgie du rural. On parle de l’urbain avec des gens qui ont la nostalgie du rural. C’est un classique des réunions publiques où tu parles d’urbanisme, d’aménagements urbains, de projets urbains, etc…, et où toute une partie des gens répondent : un, il y a trop de béton ; deux, mettez nous de la verdure et des espaces verts ! Même si les gens viennent habiter, viennent acheter ici, adhèrent aux services de commodité, aux services publics et privés, ils se sentent malgré tout assignés à résidence dans l’urbain ! Ce qui me taraude toujours beaucoup, c’est en gros ces contradictions, ce qui se passe entre les deux termes de la contradiction et la mécanique, qui est de l’ordre de l’imaginaire et de l’invisible qui fait que les choses peuvent bouger à un moment donné et que les pôles de la contradiction se modifient par le jeu et par l’interaction entre ces drôles de contradictions. La thématique de l’invisible, je la prends au mot parce que ça me fait entrevoir qu’il y a de l’intelligence à convoquer pour regarder ce qu’on ne regarde pas, parce qu’on ne le voit pas ou qu’on n’a pas envie de s’y coller, tant par rapport aux pratiques politiques et techniques de fabrication de la ville que de renouvellement urbain ou de gestion de la crise des quartiers, ou de gestion des politiques de la ville, de quartiers en difficulté, etc… Cette question de l’invisible est plus de l’ordre de l’outillage méthodologique que de l’ordre des savoirs constitués. Comment aller voir la très réelle complexité de comportement d’individus ou de groupes par rapport à leur environnement, par rapport à leur logement, par rapport à leur quartier, etc… ? Comment aller y voir de façon un peu plus subtile. PM — Quand les habitants vous parlent d’espace vert, de quoi parlent-ils au fond ? Peut-être sont-ils en train de vous parler de la mort, du lieu où ils seront enterrés. Se sentant de nulle part, déplacés, sans terre, sans territoire, sans ancrage, ils se disent - plus qu’ils ne vous disent car ils savent que vous n’avez pas de réponse - ils se disent “ dans ce projet urbain, où est-ce que je vais prendre place définitivement ? ”.

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AG — C’est très curieux cette histoire, parce que ce qui nous avait le plus étonnés lorsqu’on avait commandité à Torgue et Chalas la recherche “ La ville latente ”, c’est que les gens parlaient du cimetière, alors qu’ils n’en parlent jamais ailleurs ! Mais pour eux c’était très important de savoir où ils allaient être enterrés : “ Moi je ne veux pas être enterré à la digue, je veux être enterré au cimetière du vieux village ”, etc… PM — La ville occidentale est réduite à une approche où l’ingénierie technique domine de façon écrasante : si vous êtes en train de parler en réunion publique de fréquence de passage du tramway, de ramassage des ordures ménagères ou de nombre de places de parking, il est trop difficile pour un individu qui vous écoute de changer complètement de registre et de répondre par exemple en demandant “ Où va-ton mettre nos morts et quelle place va-t-on leur laisser ? ”. AG — Oui, il y a tout un monde souterrain, intellectuellement parlant et imaginairement parlant, et l’on a sans aucun doute intérêt à s’y intéresser plus. Mais faut-il vouloir tout expliquer de l’invisible ou est-ce qu’il faut le laisser tranquillement dans son coin ? Big Brother essaye-til de rendre visible ce qui était plus de l’ordre de l’invisible au prétexte de fabriquer de l’antidélinquance par contrôle raffiné des individus, des groupes, etc…  ! Est-ce que la question est plutôt méthodologique, ou idéologique, ou éthique ? PM — Je pense en vous écoutant à Edouard Glissant qui plaide pour le droit à l’opacité des très pauvres, des très précaires, car ils ont besoin de l’opacité, qui les aide à survivre ! AG — Les pauvres ont malheureusement honte de leur situation et n’ont pas envie d’être visibles… ça c’est sûr ! Mais, qu’ils soient ou ne soient pas visibles, notre approche doit être basée sur du respect. Une chose sera de savoir que ces gens existent, qu’ils sont dans la difficulté, une autre sera de savoir dans quel type de difficulté… Par exemple, comment des gens qui statistiquement sont identifiés dans des quartiers comme étant en dessous du seuil de pauvreté se débrouillent pour vivre, comment une certaine forme de vie prend le dessus… Là ce n’est plus la nostalgie du rural, c’est l’instinct de survie ! Il y a des choses qui se passent où les gens, effectivement de façon clandestine ou de façon opaque, non lisible…, posent des actes et parfois produisent


des initiatives de survie assez étonnantes ! On n’est pas assez attentif à cela ! On ne convoque pas assez d’intelligence, de réflexion, sur des champs comme ça, en allant regarder les villes qui se distordent, sur ces entre deux - entre deux contradictions, entre deux cultures, entre culture rurale et culture urbaine, etc… On n’arrive pas à s’y intéresser suffisamment et à en tirer de la connaissance et l’insuffler dans le projet, le débat, la concertation ! L’enjeu est là : si l’on veut avancer dans la démocratie locale, il faut qualifier les gens. Comment pourrions-nous écouter des choses qui adviennent et qui ne soient pas formatées, demeurent d’un autre ordre… ? Il faudrait qu’on arrive à voir ce qu’il y a derrière. Pourquoi ils disent ça un moment donné ? Pourquoi ? Est-ce que c’est pour exister ? Est-ce que c’est pour exprimer un mal être qui n’est pas celui-là ? Comment faire pour transgresser les pratiques traditionnelles qui sont pauvres et qui ne fabriquent pas de la juste confrontation, de l’échange, de l’idée, de la compréhension… ? PM — Si les habitants pouvaient exprimer le besoin de chants d’oiseaux, et que le technicien puisse dire : “ On va planter cinquante cabanes à oiseaux à sept mètres du sol afin de créer une place publique offerte aux gazouillements d’oiseaux ”. Mais ce discours-là est inaudible puisque la réunion publique est tenue par un tempo d’avancement des travaux contraints par le politique, lui-même contraint par les élections prochaines… Il n’y a pas place pour laisser s’installer une autre parole. Et instinctivement les gens le sentent, ils savent qu’ils sont hors sujet s’ils se mettent à parler au-delà du technique. AG — Les choses sont traitées largement au premier degré, et très peu à un degré d’imaginaire : comment elles sont perçues, comment elles sont vécues… On se coupe complètement les ailes d’un monde qui est beau ! Curieusement, c’est une thématique qu’on entrevoit à la dérobée, qui sort parfois dans les réunions publiques sur les projets urbains. On nous dit : “ Il n’y a pas d’âme ” ! Quand les gens disent ça, ils ont quand même quelque chose derrière la tête. Ils ont sans doute une image de ville, mais que l’on n’arrive pas à convoquer, à laisser s’exprimer. Il faudrait pouvoir répondre : “ Que faire qui conduirait à ce qu’il y ait plus d’âme ou moins d’âme ” ? C’est un peu difficile de leur faire dire en quoi et pourquoi mais bon… ! Nous on est toujours sur notre idée… Mixité, mixité sociale, mixité de population, flux de fréquentation, d’attractivité, des commerces, des cinémas… et c’est ça qui va donner une

âme. C’est notre réponse sur l’âme. A la réflexion, je me demande si simplement on n’est pas trop hygiénistes ? Les gens s’approprient un tout petit peu leur espace, c’est-àdire qu’ils foutent des trucs sur leurs balcons, des canisses, des planches…. On me demande régulièrement d’intervenir et de dire à ces personnes “ Ecoutez, c’est pas bien, vous abîmez un peu l’architecture de l’immeuble… ”. J’assume mais tout en me disant que ça il faut le revisiter… On est quand même sur une idée que ça ne fait pas net quoi ! Que ça ne fait pas bien, que ça fait tâche. On est dans cette idée un peu hygiéniste. Est-ce qu’on n’a pas dépossédé les gens de toute capacité d’initiative, de la possibilité de marquer leur territoire, de marquer leur espace… ? Quels sont les process d’appropriation des gens de leur logement, de leur ville, etc… ? Ces process sont de plus en plus confisqués. Les gens ont de moins en moins de liberté à agir sur leur espace, mais ça c’est une question qu’on ne se pose jamais ! Ils sont complètement dépossédés et s’il y a un rejet de l’urbain, je pense qu’il y a là un lien de causalité qu’il faudrait regarder de plus près. PM — Les ruses tactiques manœuvrières, dont parlait Michel de Certeau, ont fait la ville : le gars s’était bricolé trois mètres carrés de plus en agrandissant par surplomb, et puis il avait rajouté un bout de bois pour soutenir ce balcon, puis le balcon avait reçu des murs… Et sa femme lui avait dit “ Quand même, si tu mettais des vitres, on pourrait y déjeuner au printemps ” ! AG — Les gens ont de moins en moins de capacité à agir sur leur espace. Ils sont complètement dépossédés de la fabrication, à la fois assignés à résidence et dépossédés de la fabrication, par eux-mêmes, de leurs mains et avec leur imaginaire ! En manière de conclusion, je plaide pour qu’on aille voir de façon plus fine, plus sensible, l’invisible, le non-dit, l’imaginaire des gens et qu’on apprenne à en tirer des éléments de projet. Aller dans ce sens, ce serait progresser dans la connaissance, les méthodes, les pratiques, l’éthique, la démocratie, le respect ! Que du bonheur quoi ! Mais, saurons-nous et voudrons-nous ? André Gery est architecte et urbaniste, directeur de l’architecture et de l’urbanisme de la ville d’Échirolles. Il développe en parallèle à l’action locale un processus de coopération décentralisée en architecture et urbanisme dans les villes d’Afrique.

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Un monde nanoscopique VINCENT COSTARELLA





Vincent Costarella réalise des reportages et des illustrations pour la presse et l’édition. Ces photographies ont été réalisées à STMicroelectronics (Grenoble).

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UNE MÉTROPOLISATION DYNAMIQUE DISCRÈTE LA VILLE EST PARTOUT, DANS LES CENTRES, LA NATURE ET LES VIDES. yves chalas

Les conséquences de la métropolisation sur la structuration et l’organisation du tissu urbain restent d’une remarquable discrétion dans la représentation ou la conscience urbaine de tout un chacun.

La ville, comme on le sait, c’est de l’urbs, de la forme construite (le dur) immédiatement perceptible, et c’est aussi de la civitas (le mou), de la vie sociale afférente à cette forme construite mais plus difficilement saisissable. Le paradoxe veut que dans le processus de métropolisation à l’origine des profondes mutations qui affectent la ville contemporaine, c’est l’inverse qui se produit : les bouleversements sociaux y sont plus immédiatement manifestes, parfois même plus spectaculaires, que les changements, tout aussi radicaux cependant, qui ont trait à la forme urbaine construite. En clair, les conséquences de la métropolisation sur l’urbanisation, c’est-à-dire sur la structuration et l’organisation du tissu urbain au plan morphologique, restent sinon invisibles ou peu visibles, du moins d’une remarquable discrétion dans la représentation ou la conscience urbaine de tout un chacun. Résumons sous l’aspect d’une liste non exhaustive mais essentielle ou synoptique en dix points les conséquences, pour la plupart liées l’une à l’autre, de la métropolisation silencieuse sur l’urbanisation.

1)

L’une des premières conséquences – et pourtant rien moins qu’évidente – de la métropolisation (entendue comme un processus, une dynamique) reste, sur le plan morphologique, l’association organique de plusieurs villes entre elles, petites et grandes, qui autrefois pouvaient prétendre exister séparément, alors même qu’elles pouvaient être proches, et qui aujourd’hui, avec la métropolisation, n’existent qu’unies ou dépendantes l’une de l’autre, alors même qu’elles peuvent être relativement éloignées l’une de l’autre.

2)

De cette première conséquence de la métropolisation, découle directement, sur le plan morphologique, une deuxième conséquence, également peu spectaculaire  : celle du polycentrisme – le polycentrisme que constitue précisément l’association de plusieurs villes petites et grandes entre elles dans un système métropolitain.

3) Mais attention, il y a une troisième conséquence, encore moins évidente celle-là, liée à la nature même de ce polycentrisme : les centralités de ce polycentrisme métropolisé sont reliées entre elles selon une logique réticulaire (c’est-à-dire en réseau) et non plus aréolaire. La logique

aréolaire appartenait au polycentrisme non-métropolisé de la ville d’hier ; polycentrisme qui supposait un centre principal unique et des centres secondaires, de plus en plus secondaires au fur et à mesure que l’on s’éloignait du centre principal. La logique réticulaire métropolitaine, si elle ne supprime pas les centres secondaires, relativise cependant l’importance du centre principal ancien et surtout, le plus souvent, multiplie les centres principaux, ancien ou nouveaux, où que soient situés ces centres, au cœur ou sur les bords géographiques du système métropolitain.

4) Quatrième conséquence, donc, essentielle de la métropolisation sur l’urbanisation : il y a invalidation du dualisme centre/périphérie dans et par le polycentrisme réticulaire métropolitain, puisque des centres principaux peuvent se développer aux limites extrêmes des aires métropolitaines.

5)

Cinquième conséquence  : dans ce polycentrisme métropolitain où s’estompe le dualisme centre/périphérie, c’est également le périmètre du territoire métropolitain qui devient difficile à délimiter avec précision, et le centre luimême de l’ensemble urbain métropolisé devient également difficilement identifiable. Bref, le territoire urbain métropolisé est une forme au contour flou et au centre de gravité introuvable ou démultiplié.

6) La sixième conséquence d’importance porte sur le paysage urbain. Le paysage urbain contemporain métropolisé ne se présente pas seulement comme l’association de plusieurs villes-centres anciennes qui dessinent un nouveau polycentrisme. Le paysage urbain contemporain métropolisé se présente plus complètement comme un enchevêtrement de villes-centres anciennes, donc, mais aussi de bourgs et de villages devenus urbains, de zones agricoles et de zones naturelles, de zones industrielles, de zones commerciales, de zones d’habitat individuel périurbain, d’infrastructures routières et autoroutières, etc., qui forment un ensemble certes hétéroclite, mais un ensemble quand même, un agrégat dont les composantes sont inséparables et qui sont d’ailleurs pratiquées, perçues et vécues comme tel par les habitants. La dynamique de métropolisation nous oblige ainsi à embrasser sous un même regard, c’est-à-dire à penser ensemble, l’urbain, le périurbain et le rural qui ne sont pas simplement juxtaposés, contigus, mais qui s’interpénètrent

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UNE MÉTROPOLISATION DYNAMIQUE DISCRÈTE LA VILLE EST PARTOUT, DANS LES CENTRES, LA NATURE ET LES VIDES

l’un l’autre, parfois au détriment l’un de l’autre, parfois en se confortant l’un l’autre.

7) Septième conséquence qui découle de la logique hétéroclite qui préside à la constitution de l’ensemble urbain métropolisé : l’invalidation (après l’invalidation du vieux dualisme centre/périphérie) de cet autre vieux dualisme moderniste qui oppose le rural et l’urbain, la ville et la campagne, la nature et la ville. Dans la structuration de l’ensemble urbain métropolisé, les campagnes deviennent urbaines, le rural et l’agriculture deviennent urbains, et la nature elle-même devient urbaine. C’est là, la dynamique bien connue d’urbanisation du rural et de la nature inhérente au processus de métropolisation. Cependant, cette dynamique première connaît son double inversé, tout aussi efficace et prégnant, bien que moins connu : la dynamique de ruralisation de l’urbain. En effet, de par son extension même, la ville, dans un système métropolitain, englobe des pans entiers de nature agricole ou sauvage (souvent protégés d’ailleurs) qui dès lors deviennent des morceaux de ville, parfois même des centralités urbaines vertes nouvelles surgissant au coeur de métropoles. Et c’est en ce sens que l’on peut parler d’une dynamique de ruralisation de la ville ou de l’urbain. La nature et l’agriculture resurgissent au cœur des paysages urbains, comme elles resurgissent au cœur des débats d’ordre politique sur l’organisation de la cité.

8)

Huitième conséquence : la nature dans un ensemble urbain métropolisé acquiert le statut nouveau, et même historiquement inédit, de nouvelle monumentalité urbaine. En effet, dans le chaos organisationnel, fonctionnel, esthétique, que représente la plupart du temps le périurbain, la présence de zones naturelles, agricoles ou non-agricoles, apparaissent comme de nouvelles centralités, avons-nous dit, mais aussi, faut-il ajouter, comme des repères pour les habitants et même, pour les habitants toujours, comme des lieux de mémoire d’un passé territorial révolu. Centralité, repère, mémoire : nous avons là la définition même du monument. La nature en tant que centralité, repère et mémoire dans un territoire métropolisé, c’est la nature en tant que nouvelle monumentalité urbaine. Nous étions habitués à ce que la monumentalité urbaine soit minérale et centrale. Il faudra désormais se faire à l’idée que la monumentalité peut être également végétale et périurbaine.

LOCAL.CONTEMPORAIN I 78

9)

Neuvième conséquence : les vides structurants. La métropolisation fait émerger la nature en tant que nouvelle monumentalité urbaine, comme elle fait émerger également une nouvelle réalité urbaine : celle des vides structurants. Qu’est-ce que cela signifie ? Et bien que la présence centrale (et parfois monumentale donc) de la nature dans la ville constitue également des espaces vides, c’est-à-dire des espaces non-bâtis, centraux et urbains. Et à partir du moment où ces espaces non-bâtis se mettent à façonner et à orienter les espaces bâtis et les infrastructures routières autour d’eux (et ce d’autant plus qu’ils sont protégés), ils deviennent des vides structurants. Les vides dans un ensemble urbain métropolisé ne sont plus, comme dans la ville d’hier, des espaces seconds, sans qualité, des résidus qui n’apparaissent qu’une fois les pleins construits. Les vides dans un ensemble urbain métropolisé peuvent être en mesure de devancer et de déterminer les pleins. Nous étions habitués aux équipements structurants. Il va falloir se faire également au concept et à la réalité des vides structurants.

10) Dixième et dernière conséquence : la non-séparation entre ville et non-ville. Dans les ensembles nouveaux issus de la métropolisation, ensembles polycentriques et hétérogènes dans lesquels s’abîment les vieux dualismes centre/périphérie et rural/urbain, nous sommes partout dans de l’urbain. Dans les centres anciens comme dans le périurbain ou dans les campagnes, nous sommes dans de l’urbain, tant sur le plan des modes de vie que sur le plan des formes construites et des équipements. La métropolisation contemporaine, fait sans doute inédit dans l’histoire humaine, c’est l’avènement d’une société massivement et intégralement urbaine. Là où il y a territoire, il y de l’urbain, plus ou moins de l’urbain, mais suffisamment pour que l’on ressente et que l’on observe à l’œuvre cette logique historiquement inédite de coextensivité de la ville et du territoire. De sorte que la métropolisation, c’est aussi et surtout la constitution de ce que l’on peut appeler les villes-territoires. La ville-territoire se définit par le fait vécu et attesté selon lequel l’on peut être urbain aujourd’hui tout en ne vivant plus en ville, mais à la campagne par exemple ou dans un coin perdu dans la nature. Autre formule relevant des pratiques habitantes : la ville-territoire peut se redéfinir également par le fait que le lieu de la ville ce n’est plus seulement la ville aujourd’hui, mais ce peut être tout point du territoire, au même titre (ou presque) que les centres anciens. Et c’est bien ce que signifie les termes de métropole


et de métropolisation, si l’on se réfère à l’étymologie. La métropole signifie, d’une part, que l’urbain est devenu la mesure (la métro) de toutes choses, toutes activités, toutes pratiques, tout paysage ; d’autre part, que l’urbain nourrit, que l’urbain est la matrice (la métro/mater ; la ville-mère) de toutes choses, de toutes activités, de toutes pratiques, de tout paysage. La ville-territoire suppose l’existence d’habitants qui deviennent des néo-ruraux, des néo-urbains également, mais aussi et surtout des “ territoriants ”, qui vivent, pratiquent et éprouvent chaque jour, à travers leurs déplacements notamment, la coextensivité de la ville et du territoire et le fait que l’urbain est devenu la mesure et la ressource de toutes choses, de toutes activités, de tout paysage. La ville-territoire promue par la métropolisation est elle aussi, de ce fait, à l’origine d’une double invalidation : invalidation du dualisme entre ville et territoire, bien sûr, mais invalidation également du dualisme ville/ non-ville. Pour conclure, disons que s’il ne fallait retenir qu’une seule conséquence essentielle de l’impact du processus de métropolisation sur l’urbanisation, ce serait celle de la nonséparation entre ville et non-ville, à partir du moment où la ville est partout, dans les centres, mais aussi dans la nature et dans les vides.

Yves

Chalas

l’Institut

est

d’Urbanisme

professeur de

à

Grenoble.

Les mutations urbaines contemporaines constituent son domaine de recherche et d’enseignement. Son dernier ouvrage s’intitule “  L’Isle d’Abeau, de la ville nouvelle à la ville contemporaine ” aux éditions La Documentation française  2005.

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Quel monde ça dessine ? Quel monde se dessine ? UN ENTRETIEN AVEC UN ÉCOUTANT ANONYME DE SOS-AMITIÉS. BERNARD MALLET

Par la disponibilité à l’écoute, on accède à une partie invisible des gens, un monde en creux, intense, provisoire et ininterrompu, qui se crée et se défait en un mouvement incessant et chaotique.

des paroles urgentes pour rompre une solitude banale, pour exprimer un fantasme obsédant, honteux parfois, une angoisse envahissante ou bien une irrépressible envie de mourir. — Deux catégories : les suicidaires et les suicidants. Les suicidaires sont ceux qui pensent au suicide, les suicidants sont ceux qui sont sur le point de passer à l’acte. — Celle-ci, je ne l’ai pas lâchée pendant une demi-heure parce qu’elle avait encore envie de parler… Enfin c’était à nous de parler parce qu’elle ne disait pas grand-chose… Mais bon, on était quand même en empathie comme on dit parce que c’est ça le but, d’avoir une certaine empathie avec eux. Banale la solitude  ? Sans doute, tellement répandue, le lot commun de l’espèce, une catégorie ontologique pour le philosophe. Menue monnaie des romans de gare et des chansons populaires, si sa valeur s’évalue à l’aune de la rareté, la Solitude ne vaut pas bien cher.

Un appartement anonyme de l’agglomération grenobloise. Sur une table dans une pièce meublée sommairement un appareil téléphonique. Une femme ou un homme est en communication. La conversation est intense. C’est un ou une Ecoutant(e). Un ou une des bénévoles qui animent le poste grenoblois de SOS Amitiés. — La tranche d’âge la plus active des appelants c’est 30-50 ans. — 8h-minuit. C’est là où il y a le plus de monde qui appelle. — Au niveau national, il y a quand même plus de 700 000 appels par an. Ici, nous en avons à peu près 20 000 à 40 000 par an… Pendant 4 h de son temps il ou elle va répondre aux appels de toute une population d’Appelants dont les angoisses, les fantasmes, la solitude, l’ennui, les perversions aussi, aboutissent là par le moyen d’une ligne téléphonique. Pendant quelques dizaines de minutes (une 1⁄2 h 3⁄4 d’h maximum) deux inconnus et qui le resteront l’un pour l’autre (le double anonymat est la règle) vont échanger

LOCAL.CONTEMPORAIN I 80

Mais une solitude bien concrète, irréductible à l’abstraction de l’idée générale, une solitude qui se dit ici et maintenant dans le souffle de la voix, dans le silence d’une parole qui s’étrangle, cette solitude-là, pour dérisoire, intempestive, inopportune qu’elle soit, résiste à toutes les généralisations, à toutes les banalités. — Il y a des gens qui appellent parce que …, juste comme ça à 2h du matin… : “ Je viens de sortir mon chat, j’arrive pas à dormir… ”. C’est un peu casse pied quand même, tu as envie de lui dire que pendant ce temps il y a peutêtre des gens qui appelleraient pour des motifs un peu plus sérieux. — Il y a des histoires de solitude mais aussi toutes sortes de problèmes variés, relations familiales, relations dans le couple. — Tu t’aperçois qu’il y a des dizaines, des centaines, des milliers de gens qui sont en souffrance… Qui ont un travail, une famille, mais quand ils peuvent parler un peu librement, te font état de leur souffrance et ça va pas du tout en fait. — Il faut comprendre que beaucoup de gens souffrent de la solitude. Souvent quand ils nous appellent c’est parfois la seule parole, le seul contact qu’ils ont avec un humain pendant leur journée. Etrangeté de celui ou de celle qui s’expose ainsi dans le dévoilement brutal de son intimité. Plus encore peut-être, étrangeté de celui qui écoute, qui décide d’écouter, voyeur contractuel et respectueux.


— Moi j’adore les relations humaines mais je déteste l’humanitaire, partout où il y a des questions d’argent. — Pourquoi suis-je allé là-dedans ? Bien parce que j’ai été militant toute ma vie. Moi j’aime bien militer, j’aime bien participer à des choses. Acte d’amour sans lendemain dont on ne ressort pas toujours indemne. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre vous précipite-il dans un désarroi profond ? — J’ai eu une fois un appel comme ça qui était extrêmement fort, et en pleine nuit, et je sais que j’ai raccroché et que j’ai chialé à gros sanglots pendant un quart d’heure ! Tu ne sais pas trop ce que ça touche en toi. Il y a le fait de l’émotion, le fait aussi que ça s’était très bien passé. Au début il ne pouvait pas parler, et à la fin il était là, il m’a remercié… C’est lui qui m’appelait “ papy ” et il a dit que ça lui faisait du bien. Et donc c’est la première fois qu’il racontait l’histoire qu’il avait eue, et donc tu sens que tu as servi à quelque chose… Il y a une émotion, il y a une charge émotive très forte… On était tous les deux bien en empathie, sur la même longueur d’onde. J’avais vu que j’avais bien su l’écouter et lui il était en confiance.

la cartographie d’un monde, créent des lignes d’errances et de rencontres par lesquelles le monde visible acquiert quelques-uns de ses contours. — Tu accèdes à une partie qui est une partie invisible des gens. C’est un peu comme si tu avais les gens qui donnent le change tout le temps –il y a des gens qui sont bien dans la vie et d’autres qui ne sont pas très bien mais qui donnent le change - et c’est vrai que par ce biais de la disponibilité à l’écoute, on accède à ce monde-là… qui est en forme de creux, en négatif, mais qui existe bien ! Il existe en virtuel. Si, il est réel mais comment dire, pas représenté…

Pourquoi celle-là, dont la vie est en apparence sans problème, vient-t-elle dénoncer un vide tout à coup insupportable ? Il y a comme une distribution démocratique de la détresse. Elle touche l’urbain comme le rural, la bourgeoise comme le chômeur. Elle dessine une sociologie improbable pour laquelle les repères communs fonctionnent mal. — Tu peux avoir une bourgeoise qui a tout ce qu’elle veut au niveau du confort, qui semble avoir une vie facile et tout, et qui pourtant ressent une oppression énorme de sa vie, de son mari, de ses enfants, de tout… Tout l’oppresse ! Alors que quelqu’un qui habite à Échirolles, qui n’a pas de moyens, qui se fait un peu chier, peut se sentir bien, prendre la vie du bon côté… Là tu ne peux surtout pas rejeter les gens… C’est bizarre d’écouter les gens. C’est comme une intrusion consentie, mieux espérée, demandée, comme un coup de bistouri, bref, violent : on ouvre (on décroche) on extrait (écouter plutôt que parler ; actes de parole parcimonieux, questionner, reformuler) on referme (on raccroche), et la souffrance s’éloigne, une vie décide de continuer. Par ce geste, un réseau intense, provisoire et ininterrompu, se crée, se défait en un mouvement incessant et chaotique. Personne ou presque ne le sait et pourtant des centaines, des milliers sont concernés. Mis ensemble, ils dessinent

Bernard Mallet est maître de conférences honoraire en sciences du langage à l’université

Stendhal

à

Grenoble,

il

travaille sur les aspects subjectifs de l’activité langagière.

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Un vêtement secret sur la ville NATACHA DE PONTCHARRA



Un inconnu viendrait. Ce ne serait ni en rêve ni en vrai. Il te demanderait de sortir de ta poche, une carte. Tu répondrais non, tu comprends à peine ce qu’il te demande. Tu as dit non. Ce mot fort ayant sonné dans l’air entre vous, sur l’instant, tu es persuadée d’avoir affirmé ton reniement. Tu te raccroches à ta persuasion. Mais à son visage soudain s’illuminant tu pressens, un peu tard, que le vrai non aurait été de ne pas répondre. De ne pas même entendre, de passer ton chemin. Tu comprends à peine ce qu’il te demande. -À peine tu lui dis, et cela semble tant lui suffire. Tu as lâché ça dans une sorte de colère courte froissée du front. Oui, tant lui suffire… C’est son contentement sur son visage qui te le dit, comme si l’un de nous cherchait à dissimuler, à mentir sans art, et que c’était moi. D’une paume ouverte levée dans la douceur à hauteur de sa tête, il te laissera assez vite partir, te renverra courir. Et tout ne sera alors plus qu’une question de temps. Tu te retrouverais loin, reprise dans la foule, emportée par la marche dans ta journée. Manqueraient de ta mémoire, c’est vrai en peu étrangement, l’écartement, les quelques pas qui t’ont tirée de la rencontre. Tu ne reprendras réellement que le soir, à la fatigue dans les jambes, le cernement, un peu de plomb dans la conscience. Ces sautes de temps t’arrivent fréquemment. S’il t’est arrivé de penser que ces laps se trouvaient ainsi condamnés à une disparition, évacués comme enjambés, tu sais qu’il n’en est rien. Que dans le saut qui s’effectue, tes semelles emportent ces tronçons comme les chiens déportent leurs os pour un décortiquement tardif, sous la lune de préférence. Et que oui plus tard, dans un espace approprié, ces morceaux de temps te reviendront entre les pattes. Le temps a le choix du temps, c’est son arme. Et pour toi la naïveté de croire à la constance de la ligne, et de t’y accrocher. En te lavant les mains, tu te surprends dans le miroir frotter consciencieusement tes poignets bien au-delà des coudes. Tu penseras que c’est parce qu’il fait chaud. Mais tu commences. Tu sais bien que tu commences. On ne frotte pas ainsi ses bras au gant de crin, même l’été. On ne parle pas aux inconnus. Maintenant tu as quelque chose. Tu as certainement quelque chose. Au retour de ce soir-là tu pressens qu’il va falloir assister la venue ton sommeil, déblayer sur son galop.

LOCAL.CONTEMPORAIN I 84


Avant de te coucher, tu lâches sur la chambre un ciel carré de coton, changes tes draps pour une paire de bleu, frais, myosotis. Tu prends soin de brouiller au plus tard ta pensée aux écrans, histoire d’avoir les yeux grillés sur les deux faces. Et attendu qu’il fasse très noir pour sombrer. Mais tu as beau faire, jouer à la petite mère de toi-même, quand tu éteindras ta lampe de chevet, ça se rallumera sec sous tes paupières. Tu connais bien cette veilleuse aux cils électrifiés. Une méduse jaune se gonfle au plafond. C’est le visage de l’inconnu, ou plutôt le sang de son contentement, qui prend cette allure de méduse jaune.

pas de ce qu’elle dit, mais de tout ce qu’elle ne dit pas, qui comme dotation, te revient, à toi. Car une fois ces mots lancés, un partage tout à fait inéquitable s’opère entre vous. Pour lui la simplicité des mots, et pour toi l’afflux tourbillonné des significations. Immédiatement par cette charge tu deviens, toi l’entendeur, bien plus le parleur que celui-là, qui se plaît à t’agiter sa langue. Et tandis que la phrase dans ton intérieur se décuple des milles sens que tu lui portes, l’inconnu, lui, semble comme intact, n’avoir ni donné ni perdu quoi que ce soit. Il se campe, paraît se faire de cette même nature solide et transparente qui lie le pêcheur à son hameçon. Alors qu’en toi, tes propres poisons réveillés par le crochet de sa question commencent à te tourner hardis dans le ventre. — Une carte, est-ce que tu cacherais une carte?

Si tu veux dormir tu ne dois pas entretenir le dessin de ces choses, éprouver la couleur d’une émotion par exemple. Le monde est assez. Assez pour qu’on n’en rajoute pas. Dans le lit, tu te renverses sur le flanc. Mais rien ne se déverse. Les conseils que tu t’adresses font lettre morte, tu n’entends presque plus la petite mère de toi-même qui les tambourine inopérante à ton front. Tu la répudies, capitonnes entre elle et toi, que son murmure s’embourbe. Toi tu vas insomniaque continuer à mesurer, jouer les couleurs l’une contre l’autre, le flux d’un or dans ce visage, et celui qui comme en revers carminait alors le tien, comme si tu mentais. — Une carte, est-ce que tu cacherais une carte?

Il ne fallait pas répondre non. Ni que tu comprenais à peine ce qu’il demandait. Il ne fallait pas répondre, pas même entendre. On ne répond qu’à ce que l’on comprend. Qu’as-tu donc compris pour avoir pu répondre non ? L’autre, peu lui importait le contenu de ta réponse. Ton non lui a dit oui, j’ai une carte. Ton non lui a dit non, je ne veux pas la sortir. Ton non c’est de la merde, c’est rien. C’est de la parole. La petite mère de toi-même a repassé ton front, te tape sur le système. Heureusement c’est l’heure du marchand de sable que tes cils ont largement fourni en cendres, une poignée suffit pour que tu tombes dans les myosotis.

La phrase s’étire d’un trait au néon, le temps s’y arme, son canon boute ton estomac, te redresse assise dans le lit. En contre, ta main saisit la boîte en fin carton sur ta table nuit et tu plantes ta tige allumée entre tes dents. D’un coup de fumée, repousses à tes pieds nus le temps, de quelques bouffées. Tu te souviens. Au moment même où tu l’as entendu, il s’est passé quelque chose. On t’a appris depuis toujours que des voleurs sillonnent les rues, qu’on est prêt dans toutes les villes à te dérober ce que tu transportes, à te dépouiller. On ne t’a pas parlé des autres. Non, ils ne s’approchent pas vraiment de toi pour te faire les poches, ni pour les remplir, ils n’ont souvent presque rien que de l’indispensable : un pantalon, des chaussures, une chemise, et les manches roulées pour donner de la franchise à leurs mains vides. Ils restent à deux pas de toi, et c’est une juste distance. Ce qu’ils te sortent, c’est une phrase. Une simple phrase, en dessous même de la simplicité. Sa complication ne vient

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Un matin surviendrait. Ce ne serait ni en rêve ni en vrai. La ville avant toi a levé comme ces mères inépuisables épuisées, dont la rumeur des gestes autour du lit tisse la robe de chambre à enfiler des enfants gâtés. Il y a toujours ce vide à l’éveil, de plus en plus assidu avec les années, où tu existes à peine autrement que dans un être disséminé. Le réel s’est dans la nuit morcelé, et écarté. Quelques minutes tu n’as pas plus de souvenirs qu’un nouveau-né sur ce que tu es ici-bas. Tu as tout oublié. Mémoires et devoirs. Jusqu’à ce que, comme venues des collines que tu abrites, descendent se presser à ton noyau une à une ces particules qui te composent. Chaque matin, tu te verras maître nu de ces bêtes, accompagné d’un chien qui jappe le rappel. Avec l’âge, tu n’as plus peur de parler en images d’enfant. Tandis que le premier café coule en toi sa colonne brune, La carte, entre autres, te revient. La carte. S’il en est une. Tu es déjà dehors, avant d’avoir enfilé ta chemise, avant d’avoir retracé ton visage. Tu te devances, tu t’attends sur le pallier, comme au jour des excitations, tes sandales à peine bouclées tu pars dans le soleil. C’est un bus qui t’emporte, énorme, banal, un bœuf ronflant de la ville. Tu t’es toujours sentie bien dans les bus, si tu peux t’installer à l’arrière, loin des portes, du conducteur, au fond. Il te lâche sans regret sur le cours de la libération. Et voilà que tu passes. Au 189. Que ton corps traverse les cours, longe cet immeuble-là. Tu bénis tes jambes de savoir te porter, de te donner toujours cette illusion d’avancer. Brave bête qu’agencent tes muscles, tes mollets, l’articulé de tes genoux, te dis-tu en flattant le pas de ta cuisse d’une tape de la paume. Brave bête rompue au bitume, aux trottoirs, aux passages protégés, Brave bête qui porte tes yeux sur la face, pour que ton regard traverse droit le monde. Tu joues son jeu de croire, tu as passé depuis si longtemps ton cou dans la longe du temps qui va de l’avant. Mais tu dissimules dans tes écharpes. Tu tais, cette queue de saurien au revers de ton front, celle qui traîne à l’arrière, celle qui ne quitte rien. Ta nuque est un puits de sauriens. Tu as vécu dans cette rue, ce haut pâté jaune et brun. Tu ne lèves pas la tête quand tu passes. Tu fermerais même fort les yeux sur quelques pas. Tu t’obliges à cela.

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Tu t’obliges à cela, car c’est déjà. Cela se fait seul à l’intérieur de toi, irrésistiblement. Que tu le fasses ou pas, un de tes visages désobéit, se lève. Un de tes visages se lève, à cette fenêtre derrière laquelle tu as vécu. Ce visage-là ne se soucie pas de l’attraction terrestre, ni d’être attaché au corps dont il fait partie. Quand il se lève, il décolle, il monte, vole les cinq étages de la façade. Tu n’y peux rien, une queue de saurien dans l’air le rame. Le visage se colle à la fenêtre, et si d’en bas la vitre paraît sombre, le visage, lui, raconte qu’à l’intérieur tu n’as pas éteint la lumière. Le visage raconte qu’il te voit, que tu as sept ans, plus, ou moins, que tu es encore une enfant. Et que tu n’as pas éteint la lumière. Le visage te trouve dans ta chambre 1967, assise sur le couvre-lit en velours chenille. La nuit tu râpes les montants du lit avec tes dents, le goût du vernis couvre ta langue. Comme sous les jupes des rideaux de toutes les filles un assassin se cache, attends ton sommeil. Avant de sombrer, tu as trouvé la parade à la menace de son grand couteau : drap par-dessus tête, tu téléphones à voix haute à un associé supposé avec qui tu détiens l’emplacement d’un trésor. Chaque soir tu diffères au lendemain l’évocation du juste lieu de l’or, pour que l’assassin que tu espères plus intéressé par le gain qu’à ton meurtre, t’épargne. Tu le mets en attente. Tu te sauves, de chaque nuit jusqu’à la prochaine. De jour, les trains passent à l’arrière de l’immeuble, on sort en famille au balcon de la cuisine regarder le Talgo. D’en bas 2006 tu crains cette idée. Que tu puisses être encore dans cette chambre. Enfermée dans le temps. Même si de multiples inconnus ont tour à tour occupé cet appartement, même si ton lit il y a des décennies finit certainement dans une benne, le visage s’en fout bien de cette réalité-là. Il se colle comme un pétale tétant la rosée de la vitre. Chaque fois que tu passes dans les rues où tu vécus, ce visage te fait faux-bond, en coup de vent te quitte, épouser cette vitre. Ce qu’il peut t’en raconter, posé là en témoin de scènes de ton passé, tu ne sais si tu veux l’entendre. Ce recensement, le martèlement des trains, le mélaminé marron de la table, reluire ton reflet allongé dans l’inox des pieds de chaises. Ça n’est pas pour les faits qu’il décline que cette chose te retient, blesse ta vitesse, mais de ce qui s’étire alors entre ton cœur du jour et le récit silencieux de ce visage à la vitre ancienne. Car tu sens ton cœur 2006 s’enfler bouche ouverte au bas de l’immeuble. Ce dialogue en pluie qui descend de ton visage à la vitre, à ton cœur du jour. Ce désir d’être uni à soi-même. Par -delà le temps, à l’intérieur du temps.


Par cette ligne de lait. Cette langue. Aussi invisible qu’époustouflante. Aussi incompréhensible que captivante. Le mystère oui. Le mystère de tous les laits. Ce blanc, le blanc du lait, sa couleur est sa coquille. Rien ne voyage sans son manteau, rien ne parvient à destination sans sa coquille. Les mystères ne s’épluchent qu’une fois passés au secret des ventres. Je prends note sur mon Rhodia, je prie que personne ne remarque cette coulée claire sur la façade de la fenêtre à mon cou. Mon frère 1960 déboule du hall avec ses patins à roulettes de Noël, j’ai reçu les mêmes, la boîte à languette est en carton fort, et la même joie de les essayer sur la pente de ciment qui va aux caves. On longe les tennis Lesdiguières pour aller à l’école, les buissons de bordures des grillages terreux et assoiffés réservent pour nous les balles perdues échappées des courts. Presque chaque jour. On se croit mon frère et moi terriblement aimés par la vie sur terre. Après le partage des balles, on se lâche Rue Greuze car lui part à Saint-Pierre. Seule, même de cet angle lointain, l’Ecole de Sion commence à m’affûter sa lame sur le ventre. Le bâtiment est divisé et surdivisé. Les élèves en marine s’enfournent par la petite loge, les professeurs en plissé sous genoux par la grande loge. La chapelle entièrement de bois ciré prie pour nos âmes au rez-de-chaussée, les classes d’élèves s’alignent au premier, et les sœurs vivent sur nos têtes dans d’invisibles cellules. À l’arrière, les cours de récréation bétonnées sont attribuées par classes, les petits sont tenus dans la basse enceinte de ciment du bac à sable. Celle des Soeurs est un parc d’arbres, resté sauvage, seul reflet des saisons, interdit aux élèves. On y pénètre parfois, qu’en grand silence, par demi-groupes lors des cours de sciences naturelles pour y prélever des feuilles, des pistils, des étamines, et des nervures. Les Sœurs sont nos fantômes, sans âge et sans chevelure, nous frottant par leur robe de leur vœu mystérieux. En maternelle, ton index tourne dans le sens des aiguilleuses sur une lettre taillée dans du papier-émeri. C’est le O, et si tu rates la boucle, tu ne t’en échappes pas, tu auras 0. Tu te prends aux mots. On te bat aux chiffres. Tu as pissé de frousse sur le parquet de la chapelle avant le confessionnal. Tu répétais ta liste de péchés de mortelle, anxieuse du trop, du trop peu, au devoir de fournir des fautes aptes à être absoutes. Tu as dit que quelqu’un avait dû renverser un vase sur le parquet. La flaque jaune s’est changée en eau, ce fut ton premier miracle, tu crois. Pas ton dernier mensonge. Le libre vent de 1972 sèchera ta culotte, les pages se tournent, tu bois l’encre des livres à grand goulot, tes seins poussent les champs. Libérée de Sion, tu roules ta jupe marine pour un Levi’s à boutons toute la semaine, le bus te lâche dans

la cour C du Lycée Champollion. La caserne est pleine de garçons, à craquer. Le jour de la rentrée une frange de paille se balance à l’angle le plus éloigné de la cour, le garçon boîte dans les mêmes bottes de cuir pâle que les tiennes. Septembre est le roi soleil. Tu clignes. Assise dans le bus 2006, place de Gordes, quai SaintLaurent… Toute la ville tu pourrais ainsi la faire à genoux, rue du Pont-Saint-Jaime, square des postes, boulevard Maréchal-Joffre… Sans que nul ne te voie ployer, faire d’elle ta ville sainte, percée de stations, de puits où tu te noies d’éternité. Voyager sur l’envers invisible du tissu, là où tes nœuds se sont hardis, pour que ton fil rouge s’élance festonner sur le monde. Les nœuds, des poings d’enfants accrochés aux premières fois, au lieu originel de l’apprentissage. Des poings d’enfants saisissants et saisis de saisir, te font ce ciel poinçonné de fenêtres rouges sur toute la ville. Ce calque de soie des prises initiales, qui descend frissonner tes épaules et à la fois couvrir la cité en cours. Par la suite, toi-même adulte, tu n’auras fait que répéter, puiser tes gestes dans les bras de la première image, jouer, ton enfance comme devenue ta mère t’a lancée d’elle, elle restée rivée électrifiée à la prise. Parfois tu t’éprends de l’idée de harponner un drap myosotis aux façades de ces fenêtres, fomenter une libération des fantômes de leurs coquilles. Éteindre. Mais tu imagines que ce serait alors brûler toutes les cartes, celle qui te court sous la plante des pieds, et celle qui invisible te constelle, et clore entre elles cette pluie de lait qui nourrit ton désir d’avancer. Alors tu laisses. Tu te laisses. Ni en rêve ni en vrai. S’illuminer toute ta ville dans les yeux d’un inconnu

<

Natacha de Pontcharra est l’auteur d’une quinzaine de pièces de théâtre qui sont traduites en dix langues. Elles sont toutes éditées chez “  i mpressions nouvelles ”,

notamment

“  Mickey-La-

Torche ”, “ D ancing ”, “ L’enfer est un paradis qui brûle ”.

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IL FAUT SAUVER HOMO MOBILIS ! L’ARGENT SE DEPLACE PLUS FACILEMENT QUE LES HOMMES. LIONEL MANGA

White land : l’Eldorado, la terre de félicité ? Voiture pour tous, frigo pour tous, four à micro-ondes pour tous, trottoirs praticables, policiers courtois, Etat de droit, dignité…, cette vision supposée de l’aisance n’en finit pas de courir au sud du Sahara.

Partir, partir, partir. Entre obsession lancinante et pulsion fondamentale venue de si loin. Depuis l’aube immémoriale de son émergence en Afrique et de sa propagation, notre espèce est en instance de départ, espèce foncièrement mobile et toujours en quête de mieux-être. En quête d’Ailleurs. Ailleurs ? Quand un Ici tourne court, quand tel Ici vire à l’invivable. Entre Ici et Ailleurs, il y a cette distance incommensurable du rêve. Ou du fantasme. D’Ici à Ailleurs : translation non dénuée de risques indécidables. Partir, coûte que coûte, et quitte à en pâtir. Défaire les attaches qui lient à un lieu, qui lient à des êtres, les trancher car ici est si vide, si froid. S’arracher à une familiarité rassurante, larguer les amarres ne va pas de soi : du connu à l’inconnu, sur ce trajet mental et réel, les certitudes s’évanouissent inéluctablement. Partir a peuplé et colonisé la planète. Pendant de longues ères, cette odyssée s’est déroulée à peu près sans entraves autres que naturelles : une chaîne de montagnes, un détroit, ou une faille vertigineuse de l’écorce terrestre. Et même là, ces pionniers du voyage ont parfois tenté de contourner l’obstacle. Un retrait de la mer pouvait ouvrir un chenal pour permettre de passer à pied sec d’un territoire à un autre. A cet égard, l’archéologie est diserte. En ces lointains âges rudes, la Terre était pour ainsi dire vierge, un espace géographique à plusieurs degrés de liberté. La Terre était un immense domaine ouvert au possible et à homo mobilis. Pleurera-t-on cette ère révolue ? Tant de mythes la disent en de multiples langues. Age d’or ? Entre temps, l’Histoire est passée par là et a défloré cette Terre primitive que parcouraient “ ceux-qui-marchent-debout ”. Chevauchant la volonté de puissance, l’Histoire est entrée en scène. L’Histoire a fractionné la Terre en parcelles et instauré une asymétrie. Des parcelles surmontées de drapeaux proclamant sans ambages une souveraineté tatillonne sur le lopin de planète circonscrit. Des parcelles confinées dans des frontières et dénommées nations. Autant d’enclos régis par des Etats veillant au grain de jour comme de nuit, veillant aux entrées et aux sorties. “ Qui vive ? ” Désormais, il faut montrer patte blanche : “ Nul ici n’entrera ici s’il n’est muni d’un visa. ” La libre translation d’antan au gré des circonstances est devenue immigration, et se trouve donc assujettie à un encadrement institutionnel, au Nord comme au Sud de la planète, même si la similitude ne va pas plus loin. Homo mobilis geint dans ce carcan infâme. Qui dira cette dégradation de la condition humaine sur Terre ? Partir à sa guise, où on veut, quand on veut, est de plus en plus impossible dans un monde pris entre

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l’arrogante paranoïa des uns et l’aveugle terrorisme des autres. Sauf que l’appel de l’Ailleurs est plus fort que tout et passe outre les dispositifs consulaires draconiens, filtrants, érigés par les Etats - principalement ceux de l’hémisphère industrialisé, au grand dam des Terriens et Terriennes de l’hémisphère saturé de précarité. Réputée plaque continentale de désolation, l’Afrique tient dans ce panorama une place de choix.

Entre Fiasco et mirage On la dit berceau d’Homo et il y a acquis la raison. A la une des média globaux qui submergent le monde d’images, elle ploie douloureusement sous le fardeau de la dette, elle est ravagée par les guerres civiles, les conflits frontaliers, le VIH galope, entre autres calamités chroniques. Entre ces deux représentations, une autre Afrique existe, où des hommes et des femmes vivent, travaillent souvent péniblement pour assurer seulement leur pitance. Une Afrique méconnue par les rapporteurs de mauvaises nouvelles. Une Afrique où le programme de l’indépendance est toujours à l’ordre du jour, où les files d’attente aux guichets du développement s’allongent et où des myriades de jeunes rongent leur frein. Et ceux qui n’en peuvent plus de suffoquer d’impatience, de végéter à temps plein dans la mouise du Fiasco historique, succombent à l’appel du départ. Appareiller, encore et toujours, aller voir ailleurs si l’herbe n’y est pas moins rêche, un peu plus verte. Là-bas, “ de l’autre côté ”, chez les Blancs : l’aventure, l’espoir, en tablant sur la chance, l’indispensable auxiliaire de la témérité et de l’opiniâtreté des hommes en quête d’une réalité différente. Parfois Dame Chance est au rendez-vous, parfois non. White land : l’Eldorado. Pas de boue, pas de poussière, pas de paludisme, des kilomètres de trottoirs praticables, des ascenseurs qui fonctionnent, des murs droits, des chaussées planes sans nids de poule, des toilettes nickel dans les lieux publics, des policiers courtois, un certain Etat de droit, un système national de santé efficient, la sécurité sociale. Un espace possible de dignité, où se vivre en être humain à part entière, et non comme un intrus au bal qui se faufile dans la foule et tente de passer inaperçu, mais qui sera bientôt repéré, et mis sans ménagements à la porte de la fête où personne ne l’avait invité… White land. Le mythe de l’aisance sur Terre, de la commodité accessible : voiture pour tous, frigo pour tous, four à micro-ondes pour tous, machine à laver pour tous, ordinateur pour tous, caméscope pour tous. Whiteland : une terre blanche supposée de


cocagne que la télévision feint de rapprocher. D’autres sont partis. Ils sont arrivés et assurent que c’est jouable, que ça vaut la peine de sauter le pas et de tenter la traversée. Les filles envoient même des mandats électroniques consistants de Suisse et d’ailleurs. Il y a des ratages ? Il y a des occultations dans les récits ? La vérité est un peu trafiquée, un peu arrangée pour faire joli ? Ça ne compte pas. Objectif Lune. Cette vision supposée de l’aisance n’en finit pas de courir au sud du Sahara. Entretenue par ceux et par celles qui se sont établis avec plus ou moins de bonheur. Leurs mandats électroniques expédiés de Bâle, de Paris, de Londres et d’ailleurs encore franchissent les océans, les frontières : l’argent se déplace plus facilement que les hommes. Et les échecs alors  ? Personne ou presque n’en parle. Ainsi va l’obstination en dépit de tous les empêchements barbelés hérissés par les gardiens des enclos sur son chemin d’infortune : vaille que vaille. Sur quelle infinie douleur, sur quelles images ultimes se ferment les yeux des malchanceux qui trépassent à mi parcours ? Raser les murs de White land sans papiers, être chaque instant à la merci du délit de faciès, vivre dans l’angoisse permanente de l’interpellation. Se terrer au quotidien dans l’incertitude, s’enterrer dans des interstices où clandestinité rime généralement avec fragilité. Le tout euclidien et orthogonal fait parfois mal. Mais quelle est la teneur d’Ailleurs en régime de globalisation, quand l’esprit du lucre, quand le profit, vitrifient le monde d’une aube à l’autre sans vergogne ? Fuir le Fiasco pour se jeter dans les rets d’un puissant et épuisant mirage en couleurs fluo : cela vaut-il toute cette souffrance ? Les candidats et les candidates au départ n’entendent aucune objection, tandis que les dispositifs de filtrage resserrent de plus en plus les mailles. La nasse au pays des Blancs vaudrait ainsi mieux que la trappe au pays natal, à l’aune des préjugés. Troquer Charybde contre Scylla : une option de désespérance. Maldonne.

de preux parés à toute épreuve pour inventer son futur et proposer un nouvel entendement. L’heure est terrible et définitivement à l’urgence absolue sur la planète bleue du système solaire : il faut sauver homo mobilis. Haro sur les enclos sans horizons où l’enferment légalement des bouviers sans nom.

Largement autodidacte, Lionel Manga fut collégien chez les Jésuites à Douala, puis

Et si l’Afrique était pourtant la chance du monde sur une Terre à bout d’entropie ? Et si malgré tant d’apparences contraires, l’Afrique était un ressort de ré-enchantement du monde, un lieu de l’à venir pour notre espèce ? Une discrète Sophie Bantoue énonce, non sans certaine belle espièglerie, que le monde est une chute de chimpanzé : il se perturbe et il se restaure. Mais que deviendra donc demain, puis aprèsdemain, le continent subsaharien si l’immigration dans sa version “ choisie ” la vide inexorablement et cyniquement de ses meilleures forces vives ? L’Afrique a un besoin si vital

étudiant et chauffeur-livreur à Paris avant de revenir au Cameroun où il anima de 1992 à 1996 une chronique radiophonique sur l’environnement, et aujourd’hui une chronique au journal “ Le Messager ”. Poète combiné anthropologue, il a publié en 2006 : “  Chronique d’une addiction douce ”, chez Riveneuve Continents N° 4 ; “  Douala, entre mangrove et macadam  ”, chez Politique Africaine N° 100.

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ES DE FUITE LIGN Témoignages recueillis par Lionel Manga 1/Pat

va sur ses vingt-six ans. Genre beau gosse, glamoureux, aux yeux clairs. Il est né et a grandi à New Bell : “  un quartier de rêves  ” de Douala, selon ses propres mots, entre quatre cents coups et tableau noir. Comme d’autres, il aura tenté l’aventure à hauts risques de gagner l’Europe, en passant par l’Espagne réputée accueillante. L’aventure s’est terminée au Maroc : retour contraint et payé au pays, au “ mboa ”. Quand les “ nangaboko ”, les enfants de la rue de Douala, maîtres du macadam à certaines heures, se montrent nerveux et le serrent de trop près, il met vite en avant son statut excellent - homologué dans ces eaux - de “   combattant  ” qui a été “  en position avancée  ” en Europe, et la menace s’estompe comme brume au soleil.

Des raisons de prendre le large

“  Je vivais ma petite vie tranquille…, sans soucis et sans problème…, jusqu’à ce que celle que j’avais de plus cher me quitte…, et face à çà je me suis senti abandonné…, face au mur…, je devais faire l’impossible pour survivre…, puisque je suis l’aîné d’une famille et que j’ai hérité du bâton de commandement… Tout a commencé quand ma mère est décédée…  ,grâce à ses relations j’avais un petit boulot aux Brasseries…, à sa mort, ses relations m’ont lâché…, j’avais déjà une ‘  expérience  ’ du dehors…, j’ai eu des amis qui sont sortis, d’autres qui ont essayé et sont rentrés, d’autres sont restés…, je me suis dit moi aussi : pourquoi pas  ? Et puis, comme tout New Bellois, on a en chacun de nous le ‘  trajet  ’, une sorte de format A4 sur lequel est écrit le parcours…, comme tous les jeunes de New Bell, je l’étudiais chaque jour, parce qu’on ne sait jamais, on ne sait pas le jour du départ… Le grand jour quoi…, pourquoi avoir peur du dehors quand on est déjà dehors ?  ”

Des liens à trancher

“ Ce n’était pas facile…, il fallait inventer quelque chose…, surtout que ma grand-mère était attachée à moi…, mes petites sœurs aussi…, j’ai du dire qu’il me fallait changer d’air et que j’allais à Yaoundé pour un petit moment, et à ma petite amie j’ai dit la même chose… Il n’y a qu’à mon ami personnel que j’ai dit : ‘  Papa, si tu ne me vois pas, gars, deux ou trois jours, c’est que j’ai pris LA ROUTE  ’. Il n’y avait que lui seul qui savait que j’étais parti…, je suis parti sans rien…, j’ai rien vendu, j’ai laissé tout ce que j’avais…, pour que personne ne soupçonne quelque chose…, mon téléphone portable, je l’ai remis à mon ami…,  ”

Les règles et les vicissitudes de la Route

“  J’avais mon papier sur moi, la Route… Comme tout jeune, j’ai une boîte électronique dans laquelle j’ai mis beaucoup de choses, comme les numéros de téléphone importants…, ce n’est pas très prudent de trimballer un calepin…, il faut toujours quitter le Cameroun la nuit pour gagner le Nigéria…, on change les francs CFA en naïras avant de traverser…, si on te voit avec les francs CFA là-bas, on va t’agresser…, c’est le signe que tu es un étranger. Lagos est une sorte de carrefour de l’Afrique. De là tu peux aller partout où tu veux…, c’est à partir de là que la traversée devient importante…, c’est à Lagos que nous avons décidé de partir en Espagne…, nous sommes restés là quelque temps, parce qu’il fallait se brancher avec les passeurs… d’une ville à une autre, on va de passeur en passeur…, eux aussi, c’est leur business…, ils font le prix. En route, on a souvent des problèmes avec les policiers…, surtout, on ne parle pas anglais, et notre pidgin, ils n’entendent pas…, ce qui fait qu’on jouait beaucoup plus avec de l’argent…, il n’y a pas qu’au Cameroun que les policiers sont corrompus…, on payait notre dîme et on passait… Tu ne payes pas, tu restes, ils te menacent, ils te ‘  boblé  ’, ils te fouillent quoi, et puis tout ce qu’ils trouvent ils le garderont…, donc vaut mieux payer et traverser…, parce que ça sert à rien…, de jouer au dur……, ouais. Lagos, il fait beau vivre là-bas…, Lagos c’est bien… Au début on dormait dans des petits motels…, Il faut être très prudent…, ce que mon compagnon de route n’était pas : il aimait trop les femmes…, bien sûr, moi aussi j’aime les femmes…, mais quand j’ai décidé de sortir, j’ai laissé tout ça derrière…, ouais…, j’avais le sang à l’œil… On ne mange pas n’importe quoi…, on mange des trucs consistants…, des trucs qui vont te gonfler le ventre…, des bourratifs quoi  ! Prendre la grande route, c’est beaucoup réfléchir…, parce qu’il y a de gens qui rentrent…, qui te disent que ‘  papa… l’autre côté-là… le côté-là… Pardon, tu es prêt  ?  ’ Il faut être très courageux pour traverser le désert…, il y a des choses qu’on emporte avec soi…, des biscuits…, ils ont une sorte de biscuit là…, et beaucoup d’eau, beaucoup d’eau…, dix à quinze litres…, on monte dans des camions…, des camions là qu’on s’accroche…, on s’accroche seulement là…, nous tous nous sommes là-dedans… Il a parfois des inconvénients au désert : le véhicule peut tomber en panne…, il faut attendre que le passeur donne l’alerte…, et le temps qu’une autre voiture arrive, il peut passer beaucoup de jours… Au désert, on trouve des ossements…, les ossements humains…, si tu n’as pas le cœur, tu ne continues pas…, si tu as trop le bon cœur là-bas, tu vas mourir…, le désert, c’est chacun pour soi…, on ne s’entraide pas beaucoup…, quelqu’un que tu n’es pas venu avec lui…, les gens sont très méchants…, même quand on dort là, tu dois être prudent…, on cache l’argent loin…, dans les ceintures ou dans les tubes de pâte dentifrice…, si tu pleures là-bas, personne ne t’entend…, c’est comme si tu pleurais au marché…, personne ne va se demander ce qui t’arrive…, c’est la loi de la dureté…, parce qu’on n’est jamais trop prudent…, celui qui arrive là-bas, à ce niveau là, c’est un esprit comme toi…  ”


De la Mort qui rôde…

“  Bon…, il y a aussi des gens qui sont malades, beaucoup de malades…, quelqu’un que l’eau est déjà finie…, tu trouves làbas des tuberculeux, quelqu’un que le palu a déjà…, la faim… Mon compagnon de route depuis le Cameroun est mort…, il a eu un palu…, bon…, je ne sais pas… Et puis, nous là-bas, on ne voit pas facilement le docteur…, nous ne sommes pas réglo…, on était obligés d’acheter des remèdes à tâtons…, on a fait comme ça…, ça a commencé à aller, et puis il a fait une rechute…, il est mort…, on ne pouvait pas l’enterrer là-bas…, comme entre nous on se connaissait déjà, on a appelé sa famille, on a rassemblé les fonds, on a rapatrié le corps au Cameroun…  ”

La fin du Rêve

“  Nous maintenant, on a continué à vivre, à économiser pour avoir le prix du passage…, jusqu’à ce que les Blancs se sont assis…, ils ont décidé de notre sort…, parce que les gens traversaient chaque jour…, il y a un machin pour les immigrés, les clandestins…, on vous jette d’abord là-bas…  ”

2/Jojo

habite aussi à New Bell. À la différence de Pat, il est allé en Allemagne par la voie aérienne. Son alibi : réfugié, a tenu une petite saison, puis il a été démasqué.

Des aînés et de l’envie

“  Sincèrement, on a vu nos grands frères qui revenaient dans de très bonnes conditions, ça nous incite aussi à penser à aller faire mieux…  ”

Modus vivendi

“ Quand on arrive, on trouve des gens déjà sur le terrain, des Africains comme nous…, ils nous font comprendre comment on se comporte là-bas, sur le plan administratif quoi… À peine arrivé, on m’a expliqué qu’on faisait la demande de réfugié… Il y a en Allemagne ce système d’ausweis que j’ai eu durant six mois…, au-delà de six mois, j’étais déjà au tribunal, puisqu’on m’avait déjà convoqué pour me faire savoir que ce que j’avais dit au niveau de l’administration, ça ne tenait pas debout après vérification…, après ces six mois, j’ai bénéficié d’un régime de tolérance…, j’ai croisé des gens qui ont été toléré cinq ans, six ans, voire plus…, moi j’avais dans ma tête…, voilà, d’un jour à l’autre, peut-être, on pourra aussi me tolérer comme ça longtemps, le temps que je puisse me faire des petits sous…  ”

De la restriction des déplacements

“  Au niveau de l’administration, le papier sur lequel il y a ton identification mentionne les différentes zones que tu ne dois pas excéder…, qu’à cela ne tienne, on essaye toujours de passer au-delà…, mais c’est à nos risques et périls…, si on se fait prendre, là il faut payer des pénalités… ne pas pouvoir aller où on veut, comme on veut, on prend ça comme ça vient…, sincèrement, on ne soucie pas trop…, pour un débutant, ça l’effraye un peu…, mais à la longue tu comprends que, bon, si c’est pas ton jour, ce n’est pas ton jour…, n’importe où tu pourras aller tu n’auras pas de difficultés… Une, deux fois, je suis sorti des limites fixées… La première fois, on m’a amendé et j’ai payé près de trente-cinq euros…, et la seconde fois, j’ai même fait la prison, puisque j’avais un peu quitté mon statut…, j’étais dans une autre ville, à Hambourg…, une zone où je n’étais pas supposé me trouver a priori, ayant fait ma demande dans le Saxe-Anhalt…  ”

Du rapatriement

“ Très tôt, ma requête pour le statut de réfugié a été rejetée…, j’ai été convoqué au tribunal, on m’a entendu…, moi-même je leur ai dit très sincèrement que j’avais menti sur tout ce que j’avais dit…, je suis reparti au Bureau des étrangers, on m’a donné un visa de deux semaines…, par la suite deux semaines deux fois…, et un mois, un mois, deux fois…, mon avocat a fait des petites démarches et j’étais confiant que tout allait pour le mieux… La cinquième fois, je vais, on me dit : ‘  Monsieur, nous avons l’ordre de vous arrêter et de vous incarcérer  ’… J’ai fait deux mois en prison…, ils m’ont demandé si je voulais aller à l’ambassade, moi je leur ai demandé pour quoi faire, puisque je ne sais pas ce qui se passe là-bas… C’est par la suite qu’on m’a dit qu’on trouvait des laissez-passer pour faire rentrer des gens…, mais moi je n’avais malheureusement jamais été à l’ambassade de mon pays…, on nous a amenés comme ça…, nous étions un contingent d’une vingtaine de Camerounais venant de différents pays : Belgique, Allemagne, Hollande, Suisse… On nous a expulsés à l’aéroport international de Douala  ”


ANCRAGE ET DISSÉMINATION Conversation avec Dominique Schnapper PHILIPPE MOUILLON

La ville est aujourd’hui composée d’individus revendiquant un ancrage hyperlocal et d’autres dont l’assise repose sur une présence disséminée et simultanée dans le monde.

PM — Partons de traces, d’indices simples mais à propos desquels on ne s’arrête peut-être pas assez : nous sommes les témoins, lors de chaque mondial de football, d’un phénomène d’expression des singularités identitaires grandissant. Comment l’interprétez-vous  ? Assiste-t-on à une différentiation croissante des populations ? DS — La mondialisation de certains phénomènes, essentiellement d’ordre économique, ne fait pas pour autant de chacun d’entre nous un citoyen du monde. Le mondial est une abstraction. Le renforcement des identités particulières accompagne le mouvement de mondialisation parce qu’on ne peut pas s’identifier au monde et que la mondialisation inquiète. Elle suscite un mouvement de repli sur les singularités identitaires. Au temps des nationalismes triomphants, les identités étaient homogénéisées au niveau national. Mais les nations et surtout l’investissement national sont aujourd’hui affaiblis, les identifications se font volontiers à un niveau infra-national ou même à un niveau supra-national. On constate que les affirmations identitaires reconnues par l’ordre international se multiplient : ainsi à l’ONU où on est passé de 80 nations – 80 unités homogènes, à 200 nations et de nombreux autres acteurs interviennent, tels les ONG ou les représentants des peuples autochtones etc. L’expression publique de toutes les identités particulières apparaît comme normale. À la grande époque des nations, ne flottait qu’un seul drapeau sur les façades des maisons, ce n’est plus vrai aujourd’hui, à l’exception peut-être des EtatsUnis. Aujourd’hui en Europe, toute identité particulière tend à être valorisée. PM — Les tombes, cimetières et rites liés aux ancêtres gardent une signification profonde même si un certain nombre de signes comme le choix de la crémation annoncent sans doute un autre rapport au sol : la terre où chacun choisit de reposer reste un choix éloquent de l’enracinement symbolique. Si je prends deux communautés très différentes issues des vagues d’immigration les plus récentes en France : la diaspora chinoise, la population originaire du Maghreb, les défunts sont très largement enterrés dans le pays d’origine. Est-ce le signe d’histoires personnelles demeurées errantes, détachées, que nous n’avons pas su mobiliser dans notre vie sociale ? DS — Le retour du corps en terre chinoise est une vieille histoire, la tradition fut toujours respectée dans la mesure où la famille avait les moyens suffisants pour la mettre en

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œuvre. Dans la communauté musulmane, c’est différent, et la tendance au retour des corps au pays est frappante. Jusqu’à présent, dans les grands pays d’immigration, la majorité des immigrants étaient partis avec l’idée d’un nouveau départ, d’une nouvelle vie, d’un avenir à construire sans se préoccuper d’un retour au pays d’origine. Aujourd’hui c’est différent. Les expressions identitaires se conjuguent avec la facilité des communications qui permet aux immigrants de maintenir un lien constant avec ceux qui sont restés dans le pays d’origine. Les effets des progrès technologiques ne doivent pas être surestimés. On n’est pas mondial parce qu’on peut entrer en contact téléphonique immédiat avec un Australien ! Mais enfin, pour faire du commerce, les communications mondiales ont profondément changé la situation. En ce qui concerne les échanges non économiques, personnels, sentimentaux, politiques, c’est une autre histoire... Pour revenir au retour des corps, on peut se demander si c’est un phénomène transitoire ou s’il se maintiendra de génération en génération. PM — Langue commune, rituels et mémoire collective, projection dans un désir commun d’avenir, ont été les ingrédients nécessaires de la communauté. Peut-on aujourd’hui faire société sans cette assise ? DS — La nation organisait politiquement la vie collective à l’intérieur de laquelle s’exprimaient les identités particulières. Dans le cas des identifications infra ou supra-nationales, il n’existe pas d’institutions comparables pour organiser et contrôler les expressions identitaires. Elles risquent donc toujours de dériver, de sombrer dans l’identification exclusive, impliquant l’exclusion des autres, puisqu’elles ne sont pas contrôlées par des institutions politiques communes – qui, jusqu’à présent en tous cas, ont toujours été nationales. On risque d’assister à une sorte d’“ ethnisme ” mondial, c’est-à-dire au repli sur sa communauté d’origine, même si celle-ci est dispersée dans le monde ou entretient des relations économiques à travers les continents. La géographie du monde est resserrée, mais elle n’est pas dissoute. Le sentiment de communauté nationale reste fort parce que les nationaux, par delà toutes les différences qui les séparent, partagent la même histoire et la même langue, participent aux mêmes institutions. La force du national vient d’ailleurs d’être illustrée par les difficultés de la construction européenne et les résultats des referendums sur le traité constitutionnel. Le sentiment national n’est pas plus “ naturel ” qu’un autre, mais il est vécu comme naturel


parce qu’il est le produit d’une histoire longue, en sorte que le dépassement des nations par une entité européenne est difficile. Je ne crois pas qu’on puisse “ faire société ” si les membres de cette société ne nourrissent pas un sentiment de communauté fondé sur le partage d’une culture, d’une histoire et de valeurs communes. En particulier, parce que l’homo sapiens est un être de parole, il me semble difficile de construire un espace public démocratique sans une langue commune. Je sais bien qu’il y a des exemples de pays avec une pluralité de langues publiques, mais, en Suisse, on constate que les forces revendiquant les communautés particulières vont crescendo. De plus, la confédération helvétique est un cas historique très particulier. Le Canada avait commencé une politique multiculturelle très volontariste, mais revient aujourd’hui en arrière. Les identités particulières ne doivent pas éliminer une identification collective, sans cela le risque d’éclatement est grand. On peut le vérifier en Italie avec la Ligue du nord ou en Catalogne : dans ces deux cas, le sentiment de communauté nationale, donc de solidarité, entre régions pauvres et régions riches est affaibli. Plus il existe de fortes identifications infra-nationales, plus le risque d’éclatement de l’unité politique nationale est grand. PM — Les phénomènes transnationaux se développent. Le nombre des populations qui définissent leur identité collective par des références supra ou infra-nationales a augmenté, de sorte que la dissociation croissante entre références identitaires, pratiques économiques et organisation politique vous apparaît comme une caractéristique essentielle du monde contemporain. Pourtant vous estimez qu’il ne faut pas surestimer cette tendance ? DS — Les identifications infra-nationales sont multiples et il faut veiller à ne pas confondre des réalités différentes : la Catalogne n’est pas la Corse. Toutes les identifications infra-nationales sont menacées par la tentation du repli communautaire, parce que les sentiments communautaires sont plus immédiats et plus spontanés. En Catalogne, le cours sur la littérature espagnole a été obligatoirement enseigné en catalan ! Ce sont les institutions politiques et nationales qui organisent les relations entre individus d’origines diverses, qui les conduisent à échanger et à participer à une vie commune où ils rencontrent l’Autre.

ont-elles vocation à être en phase synchronique avec la fluidité, la multiplicité des références et des valeurs qui caractérisent l’époque ? DS — Oui, quand les diasporas ont le sens des affaires ! Indiens ou Chinois tirent parti de leur présence simultanée sur des continents différents. Les Chinois transfèrent leurs capitaux d’un pays à l’autre en profitant des législations nationales les plus favorables, ils exploitent des réseaux de solidarité et de régulation très sophistiqués. Ces réseaux exploitent aussi une main d’œuvre de compatriotes précaires. Ils tirent profit de leur présence disséminée et simultanée dans le monde. Les Indiens aussi, avec leur compétence informatique très remarquable, créent des circuits financiers entre des banques installées aux Etats-Unis, en Angleterre, en Afrique et en Inde avec une grande efficacité. Mais les diasporas ne tirent pas toutes profit de la mondialisation, loin de là. Les vagues actuelles de clandestins qui échouent en Espagne n’en tirent guère de bénéfice. Ces jeunes Africains, grâce à Internet, ont une certaine perception du reste du monde, ils tentent de rejoindre l’Europe avec l’idée de participer à la richesse qu’ils ont vue déployée sur des images diffusées dans le monde entier. Par ailleurs, les plus éduqués et les plus occidentalisés d’entre eux souhaitent mener une vie qui ne soit plus celle de la majorité des Africains. Notre société riche, vieillissante et égoïste, est partagée entre sa volonté affirmée de défendre les droits de l’homme, d’apporter une aide humanitaire aux plus pauvres, et, en même temps de satisfaire ses besoins de main d’œuvre occulte. Car c’est la destinée de ces clandestins : le travail précaire au noir comme femmes de ménage, ouvriers agricoles ou du bâtiment... Une réalité en contradiction avec nos valeurs affichées.

Dominique Schnapper est professeur de sociologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et membre du Conseil Constitutionnel. Elle a notamment publié “  La France de l’intégration, sociologie de la nation  ” (Gallimard 1990), “  La Communauté des citoyens, sur l’idée moderne de nation  ” (Gallimard,1994),

PM — Les sociétés modernes sont des sociétés d’échanges et de mobilité dans lesquelles les populations diasporiques semblent être plus facilement en harmonie. Ces populations

“ Diasporas et Nations  ” (en collaboration avec Chantal Bordes-Benayoun) (Odile Jacob 2006).

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FAIRE SON “ CHEZ SOI ” AILLEURS INTERVIEWS PARALLÈLES RÉALISÉES EN JUILLET 2006. Henry TORGUE

Chacun de nous développe sa propre “ vision ” du cadre de vie commun, chacun dessine une géographie personnelle qui agence éléments matériels, séquences vécues et projections affectives. La ville entrelace toutes ces histoires à la fois dans sa trame physique et dans ses configurations imaginaires croisant visible et invisible en de multiples réseaux. Nous avons recueilli deux récits d’immigration pour illustrer, chacun avec ses particularités, comment se passe cette “ construction mentale de l’espace ” pour de nouveaux arrivants qui ont établi leur chez soi dans l’agglomération grenobloise, loin de leur pays d’origine. KHAVAJ (prononcez Ravaj) Né en Tchétchénie, épouse russe, 2 enfants.

VIRGINIA et ALAN Virginia, anglaise et Alan, américain, 3 enfants

L’ARRIVÉE DANS LA RÉGION Existe-t-il un espace idéal, un cadre plus propice que d’autres à l’installation de notre nid ? Y a-t-il en nous une ville en filigrane à laquelle les versions construites viendraient se confronter, comme un rêve originel dont nous chercherions la matérialisation ? Lorsque l’histoire bouleverse les destinées ou internationalise le travail, que devient le sentiment d’un choix personnel ? Quand on est arrivé avec ma femme le 30 mars 98, on avait besoin d’aide, on était en situation précaire, on était réfugiés politiques. Sans qu’on demande, les gens ont été accueillants et aussi les organismes. Ça nous a aidé à nous sentir ici comme chez nous. Notre balcon donne sur la vallée du Grésivaudan et chaque soir, chaque matin, je regarde, j’ai tout de suite été enchanté par cette ville-paysage. Quand je suis arrivé ici, ce que j’ai aimé à Grenoble, c’est sa dimension. Je déteste les villes énormes comme Moscou ou Paris… Grenoble c’est une ville qu’on peut bien imaginer, qu’on peut traverser à vélo ou même à pied. Sa dimension correspond à celle de Grosny, la ville où j’ai grandi, qui, avant sa destruction, avait aussi 400 000 habitants environ. — —

Je suis arrivée en 86. J’étais déjà venue en France mais je ne connaissais pas du tout Grenoble. Quelques mois avant de venir, j’étais en Allemagne où j’ai rencontré des Américains qui m’ont dit : on a passé 6 mois à Grenoble et c’est vraiment la plus belle ville du monde ! Vous allez voir, c’est magnifique ! J’arrive. J’atterris dans le quartier de la rue des Alliés, il y a vingt ans, avec des immeubles pas très jolis et je dis : ils étaient fous, où est la ville qui était si belle ? J’étais déjà venu en France pendant un grand voyage en Europe après mes études mais je ne connaissais pas du tout Grenoble. Je suis venu y travailler début 87. Avec Virginia, nous nous sommes connus à Grenoble. C’est peut-être pour ça que nous sommes restés, parce que nous étions de deux nationalités et de deux cultures différentes, nous sommes sur un territoire neutre !

POURQUOI GRENOBLE ? Une ville est un espace capable d’incarner plusieurs temporalités : le temps d’une personne, gorgé de souvenirs réels et imaginaires, le temps des sociétés, qui ne respire pas au même rythme, le temps projeté dans l’avenir et jusqu’au temps météorologique. De la manière singulière dont elle agence ces temps, naît l’originalité d’une région urbaine, fondée autant sur ses compétences imaginaires que sur ses éléments matériels. Avant de venir ici on habitait à côté de Marseille, à Miramas. La ville était assez moche, la voie ferrée traverse le centreville. C’était trop animé, il y avait un bruit énorme. On ne voulait pas y rester aussi à cause du climat. Un jour, j’ai lu dans un magazine le récit d’un garçon, médiateur dans une société d’HLM, qui racontait Échirolles et ça m’a donné une image positive de Grenoble. Ici, à Grenoble, c’est à peu près comme chez nous, comme en Tchétchénie : le climat, le paysage, les arbres, les herbes, les animaux, les oiseaux, les saisons. Ça compte beaucoup parce qu’on a déjà l’habitude des mêmes variations de climat. En plus, comme tous les parents,

Je suis resté 4 ans à Silicon Valley, en Californie, où beaucoup de gens viennent d’ailleurs et sont très déracinés. J’avais certains amis mais pas une vie très profonde ; c’était un style de vie dans lequel je ne me retrouvais pas, un grand espacebanlieue avec plein de petites maisons et de choses à l’infini toutes accessibles en voiture. Ici je me suis retrouvé dans un endroit beaucoup plus petit, encerclé par les montagnes, avec de la verdure et de la nature, une vraie petite ville, avec un vrai centre-ville, avec des marchés tous les jours… Pourtant, ce n’est pas un style de vie que j’avais déjà connu :

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je voudrais que mes enfants fassent des études, s’ils le veulent bien sûr, et je savais déjà à l’époque que Grenoble est une ville universitaire, jeune, dynamique, c’était aussi une raison majeure. — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — —

mon enfance, c’était aussi la banlieue, les shops immenses, les centres commerciaux couverts, les Etats-Unis quoi ! J’ai retrouvé quelque chose ici que je ne connaissais pas moimême : le souvenir de la vie de mes parents quand ils étaient plus jeunes et habitaient à Chicago, une ville où on peut vivre bien sans voiture en centre-ville, avec les transports en commun… Après un an ici, je ne voulais pas laisser cette manière de vivre, je voulais rester. J’étais jeune et libre et j’ai dit : je coupe mon contrat aux États-Unis mais c’est pas grave, c’est pas pour la vie. La vie, la qualité de vie en France, fait rêver le monde. L’image des terrasses de café, les marchés, ce qu’évoque Alan… je me suis retrouvée un peu dans un rêve. Pourtant, au premier abord, je n’ai pas aimé Grenoble du tout, je l’ai trouvée moche. Je suis pas très montagne. J’appréciais plus le mode de vie que la ville. Je trouvais que Grenoble était une ville qui ne bougeait pas du tout. Je ne dirais plus ça maintenant. Pour moi à l’époque, Grenoble était surtout bien placée géographiquement, une bonne plaque tournante pour visiter le reste de la France, l’Italie, l’Espagne. — — — — — —

TRAVAILLER Ne jamais oublier que l’habitant est aussi un(e) travailleur(se), un(e) scolaire, un(e) retraité(e)… Chaque inscription sur une case de l’échiquier économique filtre profondément notre vision du monde. Diffractée par tous ces prismes, la réception du visible est multiple et infinie ; et il en est de même pour l’invisible. De formation je suis technicien en bâtiment, j’ai travaillé sur différents chantiers comme maçon. Mon défaut à l’époque, c’est que je parlais très mal, j’arrivais à peine à comprendre ce qu’on me disait ! J’ai fait une formation de langue de 3 mois. Ma femme était avec les petits et n’a pas travaillé les trois premières années. Même sans parler, il y a du boulot pour tout le monde sur les chantiers de l’agglomération pendant encore au moins 3 ans : il y a beaucoup de constructions, de rénovations, beaucoup de transformations qui changent le visage de la ville. — — — — — — — — —

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J’ai suivi mon mari de l’époque qui était chercheur et qui avait une mission de 6 mois à Grenoble. Après j’ai voulu rester et j’ai trouvé du travail chez Hewlett-Packard dans l’information. Chez Hewlett-Packard, il y avait des relations entre l’équipe californienne dans laquelle je travaillais et une équipe de Grenoble ; ils cherchaient un ingénieur pour venir aider la communication entre les deux équipes, une mission de 6 mois. Au bout d’un an, ils m’ont dit soit vous rentrez soit vous restez en France mais comme employé local. J’ai décidé de couper avec les Etats-Unis : je suis resté dans la même entreprise mais ici avec un nouveau travail, en coupant les liens avec tout le système de sécurité sociale, le salaire américain, pour être intégré dans un autre système, le système de sécurité sociale français avec un salaire moins élevé au départ ; je suis devenu un employé local. — — —


TROUVER SON LOGEMENT La “ maison ” est une peau, qui protège, délimite, cache, organise le corps collectif de ses habitants et qui représente autant ce que nous sommes que ce que nous souhaitons montrer. À travers ses contingences économiques, le logement hiérarchise socialement et symboliquement. Grâce à un service d’assistance sociale, on a passé quelques jours dans un hôtel social et après on a été envoyés dans un foyer. On a changé trois fois de foyer en 5 mois. C’était toujours bien. Nous n’avions que notre fille qui avait 10 mois. Un jour un ingénieur à la retraite a dit au directeur du foyer qu’il nous proposait un appartement à Meylan. Nous sommes allés le voir avec ma femme : il était très beau mais il était presque gratuit, deux fois moins que le prix du marché ! Je me sentais mal à l’aise, pas encore près à vivre dans un tel appartement : on a refusé. Le propriétaire m’a expliqué que c’était un appartement vide dont il n’avait pas besoin. Il a reparlé au directeur et nous avons donné notre accord. Ça a été notre premier appartement, un T2 et maintenant on a un T4. Nous sommes toujours restés à Meylan depuis 8 ans. On ne pense pas partir de là, pour les enfants, nous avons tout à côté. Ma femme travaille à la bibliothèque du quartier de miplaine. — — — —

Mon premier logement à Grenoble, c’était donc aux Alliés. Mais après, on a gravité autour du centre-ville… … pour ne pas avoir de voiture. D’autres américains dans le même cas que moi, à la même époque, cherchaient des maisons avec jardin tout de suite pour retrouver un cadre de vie plus proche de celui des États-Unis et moi je cherchais à être intégré dans la vie, à apprendre le français que je ne parlais pas, à avoir des contacts pour toutes les choses du quotidien. La vie quotidienne, c’était de créer des liens avec les commerçants d’à côté, d’aller régulièrement au marché, d’habiter au centreville… Quand nous avons été ensemble avec Virginia, nous avons acheté un appartement au centre-ville. — — — — — — —

SE SENTIR ACCUEILLI Comment mesurer la qualité d’accueil d’un lieu ? Comment définir des critères qui rendent compte d’un sourire, d’un mot d’encouragement ou d’un coup de main opportun ? Comment transmettre des traits de culture tellement habituels et intégrés qu’ils ne sont plus conscients ? Comment remercier les étrangers qui les rendent à notre lucidité ? On a été beaucoup aidé par les gens, les voisins… On était comme des enfants, on ne comprenait rien au système. C’est important pour quelqu’un qui arrive ici comme réfugié politique, qui n’a pas de travail, qui ne parle pas la langue, de rencontrer des gens qui peuvent l’orienter. Parce que quand on arrive d’un autre monde, pour nous de la Russie, on n’est pas capable par soi-même de comprendre la situation dans laquelle on se trouve. La différence la plus importante, ce n’est pas le niveau de vie, qui est relatif ; il y a beaucoup de gens en Russie qui ont aussi un niveau de vie élevé. La différence la plus importante, c’est la mentalité, pas le côté technique mais le système : comment il faut agir pour être. Là-bas, tout fonctionne autrement, tous les aspects de la vie. Un exemple, ici des personnes agissent bénévolement. Dans le monde d’où on vient, ça n’existe pas. On ne peut tout simplement pas comprendre pourquoi des gens font cela. Même des choses aussi simples nous échappent. Nos amis sont plutôt des français… Je pense que ce n’est pas par hasard mais ce sont souvent des couples mixtes, presque toujours de deux nationalités. Des gens rencontrés par le travail ou par les formations.

Grenoble est une ville dans laquelle beaucoup de gens viennent d’ailleurs, où il y a beaucoup d’étrangers. Ça, on le sent, pas besoin de statistiques. C’est pour ça que nous sommes restés. Nous n’aurions pas pu rester dans une ville où il y a moins d’étrangers. Ça fait partie du tissu de la ville, et c’est pour ça, je crois, qu’on arrive à être bien. Ici, les gens acceptent les différences, ils savent que nous n’avons pas les repères ou les liens locaux. S’il n’y avait pas eu cette ouverture des gens, je crois que j’aurais senti que ce n’était pas un endroit pour moi. Nous ne sommes pas de bons exemples de contacts avec nos compatriotes. Il y a des associations, des librairies, des bibliothèques anglaises, on n’en profite pas, on n’en fait pas vraiment partie mais on sait que c’est là. Pour comprendre les repères, l’idéal a été de rencontrer des français venant d’autres régions : ils arrivent à Grenoble, c’est toujours la France, ils ont les principaux repères français mais ils sont aussi en découverte… Certains m’ont même dit qu’il était encore plus difficile pour eux de s’intégrer, de trouver des liens, de comprendre toutes les dimensions invisibles de la vie, que pour les étrangers qui débarquent et ne connaissent rien.

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PARLER L’INDIGÈNE Par la langue un territoire sera familier, fraternel, enraciné, permissif, potentiel ou totalement hermétique. La langue est le moyen nécessaire pour dépasser les comportements élémentaires. Qu’elle s’affiche à la lecture en multiples formats, qu’elle se crie, se murmure ou se chante, la langue est aussi un “ outil de ville ”. Elle demeure sans doute notre premier territoire affectif. Le plus important, c’est la langue. C’est la plus grande difficulté et la chose la plus importante pour se sentir chez soi. Quand je suis arrivé, j’avais déjà 36 ans et je ne parlais pas du tout. J’ai travaillé sur un chantier par intérim, un mois, puis deux mois ; le chef de chantier m’a dit : tu es un bon gars, je voudrais te garder mais tu parles mal, tu ne comprends pas… Et il avait raison ! Je commençais à savoir des choses basiques mais je ne savais pas comment s’appelaient les outils par exemple. J’ai donc fait un stage de trois mois. La circulation en ville, ça, c’est très facile ! Je voudrais que ce soit aussi facile dans tous les pays, par exemple en Russie ! À Paris, c’est autre chose mais à Grenoble, qui est une petite ville, pas de problèmes. Quand je suis arrivé à Grenoble, je n’ai pas cherché des compatriotes. Surtout qui parlent russe ! À cause de la guerre. Il y a des gens qui souhaitent maintenir les langues, qui vivent dans deux mondes, russophone et francophone, qui ont la nostalgie d’avant. Pas moi. — — —

Le grand pas de l’intégration, c’est la langue, être capable de parler avec les autres, oser faire des fautes… …pouvoir avoir des conversations profondes parce que si on a pas de vocabulaire ça reste très banal. Dans mon métier, je rédige des communications en anglais et mon travail s’effectue en général : 3⁄4 en français, 1⁄4 en anglais. Mes interlocuteurs professionnels sont partout en Europe. Je travaille donc en anglais, je n’ai pas de pays francophones en ce moment. À une époque j’ai eu beaucoup de projets en France et je trouvais rigolo qu’ils envoient un américain pour faire cette gestion française, les voyages à Paris, les réunions à la française ! Avec mes collègues, on parle français à 75% et on écrit plutôt en anglais. Je pense que si nous sommes restés ici c’est aussi parce que nous travaillons dans une société internationale. Je ne pense pas que je serais restée aussi longtemps en travaillant dans une société française. Nous sommes une famille multiculturelle, c’est vraiment notre identité. —

LORSQUE LA LANGUE MATERNELLE N’EST PAS LA LANGUE DE SA MÈRE… Lorsque le mot “ Grenoble ” est prononcé par de multiples accents qui le bousculent, roulent son r ou ne le prononcent pas, ajoutent des accents à ses e, explorent la fermeture de son o… renvoie-t-il toujours à la même ville ? La langue est signe du glissement des statuts : en chaque personne cohabitent une part indigène et une part étrangère. Nos enfants ne parlent presque qu’exclusivement français, pour eux, c’est leur langue maternelle. Ils comprennent un peu le russe et le tchétchène mais ils ne les parlent pas du tout. À la maison, nous parlons surtout français. Tout le monde me dit qu’il faut parler le russe et le tchétchène, que ça va aider les enfants dans leur vie future. Je suis tout à fait d’accord mais pour moi c’est émotionnel : quand j’ai quitté la Russie, j’ai eu un tel dégoût que je n’ai pas voulu que mes enfants parlent russe, qu’ils aient un lien affectif avec ce pays. Ce pays a cassé beaucoup dans ma vie, a gâché beaucoup, des choses pas du tout méritées. Je ne voudrais pas que ça se répète. Je voudrais qu’ils vivent dans une société où l’origine, la couleur de peau ou l’accent ne soient pas une source de malheur, une source de souci permanent. Mes enfants maintenant se sentent complètement français. Bien sûr, si vous demandez à ma fille ou à mon garçon : qui es-tu ? Ils vont répondre : moi je suis tchétchène, mais ils vont le dire plutôt pour me faire plaisir. Dans leur langue, ils sont français : ils comprennent des mots en tchétchène, mais pour beaucoup de choses, c’est le mot en tchétchène qui leur paraît anormal.

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Nos enfants se considèrent français. Ils ne le sont pas légalement mais ils se croient français. Il y a une différence entre eux et nous parce que nous on est étrangers, on parle anglais, ça les embête ! Ils parlent anglais… Mais ils parlent français entre eux, c’est leur première langue. Non leur première langue c’est l’anglais… …le français… Non, non, à la naissance, c’était l’anglais, puis ils sont passés à la crèche tous les trois à partir de l’âge d’un an à peu près, donc le français est rentré assez rapidement. Les deux langues sont donc là mais à partir de l’école, ils parlent français. Entre eux, ils parlent français. C’est ce qui a poussé Alan à faire la demande de la nationalité française, pour que nos enfants puissent être vraiment français.


CODES ET COMPORTEMENTS La ville, lieu de l’urbanité, est tramée de règles du jeu spatiales et sociales. Ici encore le visible n’est qu’une infime trace de l’entrelacs serré des réseaux choisis ou subis qui nous relient.

Quand j’avais 15 ans, dans ma propre famille, on m’appelait en rigolant “ chrétien ! ” parce que je n’accordais pas beaucoup d’importance aux rites et aux coutumes qui sont vraiment importants là-bas. Ici, on peut presque dire qu’il n’y a pas de codes par rapport à la Tchétchénie : simplement ne pas faire de mal aux autres et gagner sa vie, c’est tout. Chez nous, par exemple, venir à l’improviste est normal. Téléphoner avant peut être considéré comme une impolitesse, créer une gêne. C’est une petite chose mais qui peut poser beaucoup, beaucoup de problèmes ! Même gâcher la vie, parce que ce n’est pas seulement toi qui peux venir chez les autres, ce sont les autres aussi qui peuvent venir chez toi ! Autre exemple, dans la mentalité tchétchène, il faut donner à quelqu’un qui fait la manche, surtout s’il vient chez toi. Il y a donc beaucoup de mendiants en Tchétchénie qui sont venus de la Russie et de l’Asie centrale malgré les guerres. Ils font le tour du quartier et il faut leur donner. Encore aujourd’hui, si quelqu’un de passage vient chez vous et ne sait pas où dormir, même si on n’a pas de lit, il faut le faire coucher. Il peut rester au moins trois jours chez vous sans rien expliquer. Au bout de trois jours, s’il ne part pas, il doit s’expliquer. Moi j’ai toujours préféré le modèle français. Pour moi c’est important de garder l’intimité. En Tchétchénie, aider les autres n’est pas toujours ton choix, tu es obligé. Bien sûr, quand on a besoin d’aide, c’est bien mais je préfère le modèle français, il est plus civilisé. En Tchétchénie, s’il t’arrive quelque chose de grave, c’est le clan qui va te protéger, ce n’est ni la police ni l’État. — — — —

Nous, c’est une anglaise et un américain, une protestante et un juif, plus d’autres différences culturelles, ça peut être source de conflit ! Ici au moins, nous sommes en terrain neutre ! Les dix premières années, nous nous sommes intégrés de plus en plus, la langue est devenue beaucoup plus facile, on s’est impliqué dans des associations, dans nos milieux de travail, on a noué des amitiés, etc. Et puis il y a eu l’arrivée des enfants qui, de nouveau, a mis en évidence notre différence. Nos enfants vont dans les écoles du quartier pas dans les écoles internationales et là, tout de suite, on est différents : pratiquement tout le monde est français, un certain nombre de parents ont fréquenté la même école tout petits, on découvre un autre aspect de la vie française. Je me retrouve de nouveau décalée comme il y a 10 ou 15 ans. Je me sentais bien intégrée comme adulte individuelle et puis tout d’un coup en tant que mère de famille, je me sens fragilisée… Je suis rentrée depuis un an en tant que parent délégué dans un projet de fusion de deux écoles qui ont chacune une longue histoire. L’enjeu est très affectif pour certains parents et moi j’étais bien à l’écart de tout cela. Plusieurs personnes étaient gênées qu’il y ait une étrangère dans cette affaire qui concerne leur quartier… La vie associative amène des contacts et des amis. Le côté religieux et ses associations aident aussi beaucoup à s’intégrer : ce sont les liens de la vie, pas des relations à d’autres étrangers qui sont ici temporairement. En fait il en faut peu pour brancher les antennes : un de nos amis travaille au synchrotron et par lui on sait tout ce qui se passe là-bas ! — —

UNE VIE NOUVELLE OU UNE NOUVELLE VIE ? Enraciné, nomade, déplacé, immigré, borné, touriste, vagabond… la question du lieu de vie reçoit de multiples réponses parce qu’elle est fondatrice et permanente. Au sens propre comme au sens figuré, le domicile voudrait “ cadrer ” la vie qui, indocile, se morcelle, s’échappe ou résiste. — — Ça a été mon choix : je voulais couper dans le vif. Je considère ma vie ici comme une deuxième vie. Il n’y a presque rien que j’ai apporté de mon ancienne vie, seulement dans ma tête. Mais ça pose quelques problèmes avec des gens de ma communauté ou quand je suis retourné récemment en Tchétchénie. Je n’étais pas en crise mais c’était un moment de vérité avec mes cousins, avec mes proches. Même si j’avais plus de 30 ans quand j’ai quitté mon pays, pour moi c’était difficile d’y vivre même seulement dix jours, de supporter le contexte, d’obéir à la loi, de faire comme tout le monde…

— — — — — Il nous arrive de dire qu’on est chez nous nulle part. C’est pas une critique, nous sommes bien ici. Nous sommes relativement bien intégrés, mais évidemment on ne sera jamais français. Nous avons perdu les liens qui nous attachaient à nos anciens pays, toutes les références culturelles, tout ce qui s’y passe au quotidien… Quelque part on flotte un petit peu. Tous les étrangers ressentent cela.

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L’AVENIR Le regard de l’autre est nécessaire à la conscience. Il décape les habitudes, réveille les assoupissements et permet de défendre parfois mieux que ne le font les autochtones les valeurs originelles. La pensée de quitter cette région, de quitter cette ville ne me passe pas dans la tête. Nous nous sentons chez nous ici. J’aimerais bien vivre un peu plus loin de la ville. Mais avec les enfants, ce n’est pas évident. Moi je voudrais que mes enfants restent le plus tard possible avec moi. Même quand ils seront grands, même quand ils se marieront, je voudrais qu’ils ne vivent pas loin de moi. Ma fille de 9 ans me dit déjà : peut-être je vais vivre à Paris ! Elle y est allée une fois. Pour moi, même si la reconstruction de la Tchétchénie avait eu lieu, même si elle était en paix, ce n’est pas sûr que j’y retournerais. Si j’y retourne, c’est comme ambassadeur de la culture française ! Dans le sens que je voudrais bien implanter là-bas des choses que j’ai apprises ici.

Entre nous, on se dit que, dans quelques années on pourrait partir complètement ailleurs. Et puis, à chaque discussion de ce genre, revient toujours l’idée qu’on garde un lien très fort avec la France. Nous sommes très réactionnaires : on voudrait que la France garde sa qualité de vie traditionnelle ! Cela dit, on voit Grenoble et la France dans un contexte européen. Quand on est aux États-Unis pendant trois semaines, on a soif d’Europe, des choses à la taille humaine… … ici, il y a une responsabilité sociale plus importante, une meilleure prise en charge par le gouvernement, pas seulement par des associations… Globalement, il y a des choses qui sont plus justes ici. C’est mieux pour le social, mais aussi pour le culturel. Beaucoup plus de culture est davantage accessible à plus de gens.

LEÇONS La stabilité d’une situation dépend toujours de la période de temps considérée. Lorsqu’on élargit l’échelle d’observation, apparaît le relatif et souvent la précarité de l’équilibre. Au début des années 80, en Tchétchénie, personne ne croyait la guerre possible, comme ici aujourd’hui. Mais c’est possible ! C’est toujours possible si on ne contrôle pas la direction dans laquelle on avance. Parce que la guerre, elle n’arrive pas brusquement, elle arrive doucement. Elle gagne, elle gagne tous les jours, pendant des années et après elle éclate. Trois ou quatre ans avant la guerre, c’était déjà très facile d’acheter des armes. L’État se désorganise peu à peu, les transports publics marchent de plus en plus mal et la corruption progresse de plus en plus, dans tous les domaines il y a des signes de dégradation. — — Grosny est une ville handicapée comme peut l’être une personne. Toutes les infrastructures sont détruites, toutes les rues sont détruites. Bien sûr ça fait mal, mais le plus important pour moi c’est que les gens aussi sont détruits. Ça détruit tout. — — Ça m’a fait mal de retourner en Tchétchénie au printemps dernier et du bien de revenir. Quand je suis revenu, je me sentais comme au paradis, surtout les premiers jours. Tellement heureux, tellement tranquille, tellement en paix.

Je connais quelque chose du futur parce je suis un peu comme quelqu’un qui est arrivé ici dans le passé ! Et bien, je retrouve ici de plus en plus de choses identiques aux EtatsUnis : le grand multiplexe de cinémas à Échirolles… et puis des maisons, des maisons, des maisons, des lotissements, lotissements, lotissements, vers le Sud, vers l’Ouest, dans toutes les directions possibles, même sur les pentes… Ça, pour moi, c’est un changement important qui fait qu’on ressent l’influence des États-Unis. Je sens les gens plus sensibles, plus disponibles envers les étrangers. L’écologie est mieux prise en compte. La conscience d’être citoyens du monde est mieux partagée même si les Français sont bien centrés sur eux-mêmes. Au début j’appréciais plus la vie que la ville mais maintenant je dirais que j’apprécie beaucoup les deux. Grenoble a beaucoup changé. La ville s’est élargie, pas physiquement mais le tramway a embelli la ville en rendant les lieux plus accessibles. Je voudrais ajouter quelque chose  : la nationalité est un élément relatif. Bien sûr je suis américain mais il ne faut jamais oublier qui sont les américains : mes grands-parents ont immigrés d’Ukraine !

Compositeur et sociologue, Henry Torgue mène en parallèle musique et recherche. “ Passages secrets  ”, nouveau CD réalisé avec Serge Houppin, sort début 2007 chez Hopi Mesa. Il est directeur du laboratoire CNRS “ Ambiances architecturales et urbaines ” à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble.

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KLAXON

Boeing 747 Paris/Rome

MUETTE LA VILLE ?

MOTEUR

Pales de l’hélicoptère du SAMU

piano

Visible comme invisible la ville est aussi le théâtre d'un concert permanent dont chacun est à la fois participant et auditeur ABOIEMENT DE DOGUE ALLEMAND CRI DE JOIE

DISPUTE

TÉLÉVISION RON

Battements d’ailes de pigeon

FLEMENT

Roucoulement

Chuintement caoutchouteux sur sol bitumineux

AUTO

Frottement

RADIO

JAPPEMENT DE CANICHE

VMC

toilenylon étoffecoton

Voix grave

ll

FREINS ABS Crissement de pneus

“Allo”

Voix suave ? Voix grave...

Gargoui ement de perc lateur o

Sonnerie mélodieuse

Voix suave Voix grave ! Voix suave

Rire d’enfant

Valise à roulettes

ACCÉLÉR A T I O N

ÉTERNUement

“T’es où ?”


Latitude 44°28’51’’, 2 N / Longitude 6°48’46’’, 3 E / Altitude 1820 mètres

Deux visites au laboratoire de géophysique interne et tectonophysiquE de Saint-Martin d’Hères.

7 mars 2006, vague après vague, les ondes d’une tempête en Méditerranée ébranlent le sous-sol des Alpes et déposent leur bruit sur les sismographes

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1 septembre 2006, le sous-sol est calme, presque sans bruit, comme en vacance(s) !



LOCAL.CONTEMPORAIN 1 rue Jean François Hache 38000 Grenoble contact@local-contemporain.net www.local-contemporain.net local.contemporain est une initiative de laboratoire sculpture-urbaine, 1 rue Jean-François Hache 38000 Grenoble / www.lelaboratoire.net (laboratoire réalise des interventions artistiques d'échelle urbaine, de Rio de Janeiro à Johannesburg, et autour de contextes urbains particulièrement ébranlés comme le sont Sarajevo, Tchernobyl ou Grosny), ainsi que des analyses dynamiques des territoires contemporains) en partenariat avec la Conservation du Patrimoine de l’Isère, Musée Dauphinois, 30 rue Maurice Gignoux 38031 Grenoble / www.patrimoine-en-isere.com (la Conservation du Patrimoine de l’Isère, service du Conseil Général, œuvre pour une nouvelle définition du patrimoine, entre la conservation des vestiges du passé et leur usage au présent) COMITÉ DE RÉDACTION Maryvonne Arnaud, Bernard Mallet, Bénédicte Motte, Philippe Mouillon, Nicolas Tixier, Henry Torgue ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO Maryvonne Arnaud, François Ascher, Jean François Augoyard, Suzel Balez, Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Chalas, Yves Citton, Vincent Costarella, Natacha de Pontcharra, Patrick Deschamps, André Gery, Aneta Grzeszykowska, Bernard Mallet, Lionel Manga, Rachel Thomas, Nicolas Tixier, Henry Torgue, Pierre Sansot, Dominique Schnapper, Jan Smaga RELECTURES, TRADUCTIONS, CORRECTIONS Pascaline Garnier RETRANSCRIPTIONS Émilie Biston et Damien Barru ICONOGRAPHIE Maryvonne Arnaud, Pablo Boulinguez, Vincent Costarella, Aneta Grzeszykowska & Jan Smaga, Philippe Mouillon COORDINATION PÉDAGOGIQUE Eve Feugier, Bernard Vendra, Marie France Bacuvier INTERVENTIONS PÉDAGOGIQUES architecture et regards LIGNE GRAPHIQUE Richard Bokhobza, interprétée par Pablo Boulinguez REMERCIEMENTS Professeur Alain Franco, Lucyna Rys, Jacques Foessel, Frédéric Poitou, Hassene Kemel et l’ensemble du personnel soignant du centre de gérontologie de l’Hôpital Sud, Renée Colardelle (musée archéologique – église Saint Laurent), Liliane Jenatton, Philippe Gueguen (laboratoire de géophysique interne et tectonophysique), Pascal Dagneaux (association point d’eau), Mireille Venuat, Gérard Roblès (centre social Chorier-Berriat), Gérald Ivin, Claude Bernard-Reymond (IUT génie civil), Pierre Delasalle (Blue eyes video), René Blanchet et Jean-Luc Allègre (Abattoirs de Grenoble), Christian Cogne (SCI mercure), Françoise Thévoux-Chabuel, Bernard Pouyet, Antoine Félix-Faure, Pierre Girardier, Isabelle Lanièce, Eliano Celli GRAVURE & IMPRESSION imprimerie des deux-ponts, Eybens UNE ÉDITION LE BEC EN L’AIR (éditeur 2-916073 / rue sans nom 04100 Manosque) ISBN 2-916073-06-x / dépot légal octobre 2006 DIRECTEUR DE PUBLICATION Philippe Mouillon © LABORATOIRE sculpture-urbaine pour le titre et le concept © les auteurs pour leurs textes © Maryvonne Arnaud, Vincent Costarella, Aneta Grzeszykowska & Jan Smaga pour leurs images local.contemporain est éditée avec le soutien du Conseil Général de l’Isère, de la Métro, des villes de Grenoble et de Saint-Martin d’Hères et les concours du Musée Dauphinois et de l'Hexagone de Meylan. Les travaux de recherche sont réalisés avec les soutiens du ministère de la culture (DAPA) et du ministère de l'équipement (PUCA) Le développement européen est réalisé avec les soutiens de la Région Rhône-Alpes, de l'institut Adam Mickiewicz (Varsovie) et la coopération de Plan-project (Cologne), Multiplicity (Milan) et du Lodz art center (Lodz).


Yves Chalas contemporains, une entreprise de renouvellement du regard attentive aux pratiques locales et ordinaires.

Patrick Chamoiseau

Cette réflexion territorialisée confronte des approches sensibles, statistiques, Fabriceintuitives, Clapiès rationnelles, en pleine conscience de l’échelle mondiale de certaines

de des Fareins mutations et de laYann pluralité temporalités à l’oeuvre.

C’est pourquoi les artistes et chercheurs associés à cette

Yves Morin

initiative sont originaires du monde entier et font appel à une multiplicité d’outils pour aborder ce territoire dans

Bénédicte Motte

globale

LOCAL.CONTEMPORAIN NUMÉRO 3

ses spécificités innovantes ou résistantes à la mutation

Philippe Mouillon

Ce numéro est consacré aux formes invisibles de la ville,

Pierre Sansot

aux négligés, aux impensés de l’ingénierie urbaine, aux illisibles, aux dérangeants. Une multiplicité foisonnante

Nicolas Tixier

et indisciplinée dont le peu de prise en considération nous semble un indice pouvant se révéler fécond pour Torgue Henry éclairer la fragilité de l’époque et comprendre ce qu’elle accepte de voir, sa capacité à élargir le visible ou ce qu’elle préfèrerait confiner dans l’ombre...

“J’aime le paysage où l’on sent la planète, où le corps territorial de la planète terre est perceptible à une échelle réduite. J’aime bien le local quand il donne à voir du global et j’aime bien le global quand on peut le percevoir à partir du local. On ne doit perdre ni l’un ni l’autre.” Paul VIRILIO (cybermonde la politique du pire)

PRIX 8€ cette revue est éditée avec le soutien du Conseil Général de l’Isère, de la région Rhône-Alpes, de la Métro, des villes de Grenoble et de Saint-Martin d’Hères.

CE N’EST PAS UNE ACTIVITÉ ORDINAIRE QUE DE S’INTÉRESSER À L’ORDINAIRE

et d’initiatives artistiques autour des territoires urbains

LOCAL.CONTEMPORAIN

2006

local.contemporain est un foyer de recherches originales Maryvonne Arnaud

ville invisible


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