La raison graphique

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Anthropologie cognitive

Professeur : Dominique Boulier

Jack goody : La raison graphique

Fiche de lecture et discussion sur l’ouvrage

Julien Morice

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Première partie : résumé de l’ouvrage

Introduction Jack Goody est un anthropologue d’origine Anglaise né en 1919 à Londres. Il enseigne à l’université de Cambridge. Il a notamment étudié les sociétés du Nord du Ghana. Ce chercheur s’est beaucoup intéressé à l’écriture et a publié plusieurs ouvrages sur ce thème, dont La raison graphique,1 qui va être l’objet de notre étude. Dans ce livre l’auteur s’applique à étudier les conséquences de l’écriture sur le plan des processus cognitifs. Ce faisant, il émet l’hypothèse que la transformation des moyens de communication transforme la nature même des processus de connaissance. Nous tenterons de développer les principales idées de l’ouvrage. Ainsi, dans un premier temps nous verrons en quoi Jack Goody s’insurge contre l’utilisation de dichotomies réductives par le biais desquelles certains auteurs tentent d’expliquer les disparités entre culture. Ensuite, c’est dans un second temps, en dressant d’une part l’historique de l’écriture et d’autre part les différents procédés graphiques qui la caractérisent, que nous entrerons dans le vif du sujet. Nous aborderons enfin les résultats significatifs constatés par l’auteur en terme de gains, sur le plan cognitifs et sur le plan scientifique, obtenus grâce à cet outil de communication.

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La raison graphique : domestication de la pensée sauvage, Jack Goody, 1977

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1. Etat des lieux : explication des disparités entre culture A) Lutter contre la pensée binaire Dès le début de son ouvrage Jack Goody effectue une analyse critique des différentes études menées sur les civilisations par d’éminents auteurs tels que Durkheim, Weber ou Comte. Cependant il est en partie en accord avec Levy Strauss à qui il emprunte volontiers le concept de pensée sauvage. Notre auteur s’insurge en fait contre la pensée binaire qui semble particulièrement présente dans le domaine de l’anthropologie. Pour ne citer que quelques dichotomies, certaines études distinguent les sociétés fermées et ouvertes, froides et chaudes ou encore, en voie de développement et développées. Ce partage, selon Goody, ne servirait qu’à distinguer pour certain, l’anthropologie de la sociologie et finalement, le « nous » et le « eux ». B) Problème méthodologique et solution inhérente Le motif, de ce que l’auteur considère comme une maladresse intellectuelle, proviendrait d’une mauvaise méthode de travail. En effet, nous analysons ces sociétés avec nos propres outils et en particulier l’écriture dont nombre d’entre elles sont dépourvues. Goody considère qu’en se servant de l’écriture on s’interdit de comprendre les modes de pensée avant l’apparition de cette dernière. Ainsi, l’auteur affirme que : « cette façon de voir, si peu propice à l’analyse ne serait t’elle pas plutôt l’effet de nos tableaux que de leur pensée »2. Jack Goody pense que la seul manière pertinente de comparer les sociétés sans tomber dans ce travers et de retourner le problème en les distinguant justement sur la base de leur type de relation aux outils de communication. De fait il faut avant tout s’interroger sur leur accès ou non à l’écriture et à ce qu’il nomme la pensée logique.

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Voir Chapitre 4 ; p.129

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2. Historique A) L’invention de l’écriture En tentant de comprendre de quelle manière l’écriture à bouleversé notre manière de pensée, l’auteur nous dresse au fil des pages un historique complet sur cette invention et des grandes étapes de son développement. Il nous apparaît ainsi que le premier système d’écriture a semble t’il vu le jour en Mésopotamie3 vers -3000 avant J.C. Cette invention trouverait sa cause dans le développement de cette société et en particulier par l’augmentation des transactions, entre contrés éloignées, qui ont nécessité la mise en place de contrats. Certaines théories considèrent que sa première utilisation consistait en des plaquettes d’argiles gravées qui servaient de titre de propriété. L’écriture a donc été fécondée par une nécessité de type organisationnelle et en particulier par des besoins économiques et étatiques. B) L’histoire en trois actes Si l’objet de l’ouvrage concerne l’utilisation de l’écriture et des techniques qui lui sont associées. L’auteur ne manque pas d’aborder succinctement les principales étapes en matière de développement des techniques de communication associées à l’écrit. L’invention de l’écriture n’est que la première d’entre elles puisque dans un second temps c’est l’invention de l’alphabet Grecque qui va révolutionner la communication en occident et qui va être à l’origine, entre autre, de l’alphabet latin. Le dernier acte en date, qui joua un rôle essentiel dans la diffusion et la démocratisation du support écrit, fut l’imprimerie. Cette technique importée de Chine sera perfectionner en 1440 par Gutenberg considéré comme l’inventeur de la typographie moderne. Si Goody considère qu’il est essentiel d’avoir cette chronologie en tête pour comprendre les effets de l’écriture sur nos sociétés, il regrette que peu d’auteurs ne se soient pas intéressés davantage aux techniques et procédés propres de l’écriture 3

Sud de l’Irak actuelle

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que sont : la liste, la formule et le tableau qui ont joués un rôle décisif dans ce qu’il nomme : la domestication de la pensée sauvage.

3. Les procédés de l’écriture A) La liste Des trois procédés d’écriture que nous avons énuméré précédemment, la liste est celui sur lequel l’auteur s’attarde le plus. De fait, il semble en effet que cette technique soit la plus ancienne. L’auteur souligne d’ailleurs à plusieurs reprises que la grande majorité des écrits d’origine viennent, non pas de texte linéaire, de poésie ou de prose, mais d’éléments listés. Plusieurs formes de ces listes sont ainsi distinguées dont l’une d’elle, la liste lexicale, sera le procédé qui permettra de concevoir les alphabets. B) Le tableau Le tableau est un procédé dont le rôle, selon Goody, a été de mettre en ordre la connaissance. De part son caractère bidimensionnel il permettrait de simplifier la réalité. Nous verrons par la suite comment l’auteur caractérise les apports de cet outil sur le plan cognitif. C) La formule La formule, dont l’aboutissement est en quelque sorte notre grammaire, a été selon l’auteur, créé par l’écrit. Ce dernier réfute d’ailleurs les thèses qui considèrent que la poésie, qui est une formalisation, est un héritage de la langue orale. En effet, la poésie nécessite un élément spatio-temporel dont l’oralité est dépourvue. De même, la rhétorique qui formalise les techniques de communication orale est considérée par l’auteur comme un héritage de l’écrit. Nous allons maintenant pouvoir analysé concrètement en quoi l’auteur estime que la transformation des moyens de communication, et en particulier l’avènement de l’écrit, a modifié la nature même des processus de connaissance.

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4. Les apports de l’écriture Dans La raison graphique, Jack Goody nous fait en quelques sortes l’apologie de l’écriture, il tente de démontrer en quoi l’écriture a notamment fécondé la science. A) Les apports cognitifs Jack Goody est en désaccord total avec Boomfield lorsque ce dernier considère que l’écriture n’est pas un langage mais un simple moyen d’enregistrer avec des signes. Pour lui, bien au contraire, l’écriture n’est pas un corollaire de la parole. Pour illustrer cela, tout au long de son ouvrage il aborde les apports cognitifs de l’écriture qui abondent. L’écriture a, entre autre, des qualités en terme de stockage de l’information à travers le temps et l’espace. De plus, elle assure le passage du domaine auditif au domaine visuel que ne permet ni la parole, ni d’ailleurs l’enregistrement sur bande magnétique. Les procédés tels que le tableau permettent également, à titre d’exemple, d’établir des oppositions, des contrastes, des analogies ou des contradictions qui sont un support efficace pour pensée. Goody est d’ailleurs confirme la position de Gardiner quand ce dernier affirme qu’une société qui ne connaît pas l’écriture ne serait philosopher. De fait comme nous entrons dans le domaine de la science, voyons en quoi l’écriture a selon l’auteur été le levier essentiel à l’explosion des connaissances humaines et à l’émergence de la science. B) Les apports scientifiques Selon Jack Goody, dans toute l’histoire de l’humanité, la science a toujours suivi l’introduction d’un changement capital dans la technique de communication. Ce fut le cas avec l’imprimerie au 15ème siècle, avec l’alphabet en Grèce ancienne et surtout avec l’écriture en Babylonie. De fait, si la politique, l’économie et la religion, ont connu un bouleversement sans précédent après l’introduction de l’écriture, Goody affirme que l’esprit scientifique, luimême, s’est développé grâce à cet outil de l’intellect.

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L’humain se trouvant libéré du problème de la mémorisation a vu accroître son champs d’activité critique et à évolué lentement vers la rationalité, l’attitude sceptique, voire : la pensée logique.

Conclusion Avec la pensée graphique, Jack Goody a soulevé une réflexion que très peu d’intellectuels avaient menée. Il nous invite à revisiter un territoire si bien encré notre quotidien et nos sociétés modernes que nous ne savons plus en apprécier les qualités et prendre du recul sur ses effets. Ce territoire comme nous venons de le l’aborder est l’écriture. Par ce biais Goody parvient même en quelque sorte à créer un nouveau paradigme, c'est-à-dire, une nouvelles façon d’expliquer le monde. Si ce paradigme se base sur les moyens de communication, c’est plus particulièrement de l’écriture même qu’il s’articule. De fait, comme nous l’explique l’auteur, il est grand temps de prendre conscience que cette dernière n’est pas encore universelle et que l’une de ses corollaires : la pensée scientifique, n’est encore réservée qu’à une partie de nos sociétés.

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Deuxième partie : Discussion

Introduction Comme nous venons de l’étudier dans notre première partie, dans son ouvrage, la pensée logique, Jack Goody émet l’hypothèse que l’évolution des moyens de communication, et en particulier l’invention de l’écriture, a transformé notre manière de pensée. Hors l’auteur, pour présenter sa théorie s’appuie sur diverses disciplines. Il flirt en partie avec le politique, le social, le technique et l’ethnologique. Bien des analyses s’avèrent très pertinentes mais d’autres mériteraient d’être discutées voir approfondies. Nous allons donc procéder à une analyse critique de l’ouvrage dans laquelle nous tenterons de mettre l’accent sur les points les plus pertinents mais aussi sur les aspects les plus discutables de la pensée de l’auteur. Je m’appuierai également sur le texte « Phèdre » de Platon qui constitue selon moi une source de réflexion incontournable lorsqu’on aborde le domaine de l’écriture. J’emprunterai également des réflexions issues du domaine des technologies de l’éducation et de la formation dans l’optique de travailler en transversalité à l’instar de Jack Goody.

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1.

Société écrite et société orale : une nouvelle dichotomie ?

Tel que nous l’avons vu précédemment, ce que Jack Goody reproche le plus à ses homologues chercheurs en ethnologie c’est de pratiquer une dichotomie réductive censée servir de support pour comprendre les disparités interculturelles. Je ne reviendrai sur les exemples de dichotomies employées qui se traduisent souvent en pensée binaire. Il faut cependant constater que l’auteur fini lui aussi par tomber dans les dérives qu’il dénonce en caractérisant les sociétés en fonction du degré d’avancement par rapport à l’écriture. L’auteur lui-même l’admet lorsqu’il écrit : « J’ai conscience d’avoir eu trop tendance, dans les pages qui précèdent, à me laisser enfermer dans une autre dichotomie en opposant l’énoncé verbal au texte, l’oral à l’écrit. »(p.252). Je trouve pour ma part cette méthode assez réductive voire simpliste, car si cette distinction peut servir d’outil à l’analyse, elle ne peut à elle seul expliquer toutes les disparités qui existent de part le monde. Par exemple, on oppose souvent le moyen Orient et l’Occident est pourtant tous deux disposent de cet outil de communication qu’est l’écriture. On peut en revanche, et je pense que c’est sous cet axe que l’auteur entendait comparer les sociétés, s’intéresser à la manière dont les outils de communication sont employés afin de mettre en lumière certaines réflexions. D’ailleurs, sur ce point, l’auteur aborde la notion de rapport entre les outils de communication et le pouvoir. Cela se traduisant parfois par la détention d’un savoir par un petit nombre de personnes qui par ce biais s’assure une autorité sur le reste de la population. J’ajouterai, sans vouloir entrer dans la polémique, que dans toutes les sociétés ce rapport au pouvoir et à l’œuvre, de manière franche comme on le voit souvent dans les sociétés très religieuses, ou de manière indirecte, comme dans nos sociétés modernes où les médias (puisque c’est en partie de cela qu’il s’agit) appartiennent à quelques firmes (Lagarder, Dassault…).

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En lisant l’ouvrage de Goody, il me semble qu’on pourrait être tenté de penser que la première chose qu’il conviendrait t’apporter aux pays les moins « développés » serait l’écriture et les moyens de communication. Par ce biais nous pourrions présumer que tout naturellement que ces sociétés atteindraient le stade de la pensée dite « logique » (ce qui induit par ailleurs qu’elles sont illogiques…) voire de la pensée scientifique. Hors, j’estime que toute société n’a pas forcement vocation à prendre notre modèle. Pour en finir sur ce point, Goody emploie d’ailleurs la dichotomie qu’il considère la moins tendancieuse : « société simple et société complexe ». Pour reprendre ces termes, je ne vois pas, en effet, pourquoi une société devrait tendre à devenir de plus en plus complexe. Je préfère préciser que Goody n’entend pas entrer dans un débat de type humanitaire et qu’il ne s’appuie sur l’étude de sociétés traditionnelles que pour comprendre quels ont été les effets de l’écriture sur la pensée. Certaines de ses théories peuvent cependant inspirer de telles réflexions.

2. L’écriture : une cause ou une conséquence ? Je critiquerai en particulier un point de la pensée de l’auteur. En effet, ce dernier affirme que les progrès en matière de communication sont déclencheurs de développements sur le plan social et scientifique. Cette logique est selon moi tout à fait erronée. Pour illustrer mes propos, j’estime par exemple que ce n’est pas l’imprimerie qui à fait la renaissance mais un ensemble de facteurs sociotechniques dont l’innovation n’est qu’une composante, voire une conséquence. Sur ce point, d’ailleurs, il faut préciser que l’imprimerie a été inventée bien avant Gutenberg par les chinois au 7ème siècle. Sur cet aspect Jack Goody a quasiment des propos scientistes qui me paraissent un peu radicaux. Si l’auteur affirme que la science ont suivi l’introduction d’un changement capital dans les techniques de communication, je considère pour ma part que ces mêmes 10


techniques ont juste participé au progrès des sciences et sont plus la conséquence d’un besoin en matière de communication. Cette notion de besoin est d’ailleurs abordée par Goody lui-même quand il considère, à juste titre cette fois, que l’invention de l’écriture en Mésopotamie a été la réponse à un besoin de type organisationnel. Il est intéressant de poussé la réflexion à l’Internet qui est finalement une innovation issue d’un besoin, mais cette fois en terme de défense (Arpanet) et également de communication. L’innovation dans les moyens de communication doit malgré tout être considérée comme l’indice de mutations à venir comme nous l’avons constaté par le passé.

3. L’écriture : une question philosophique Nous terminerons cette analyse en comparant la pensée de Jack Goody à celle de Socrate dans le texte Phèdre de Platon. Si bien des aspects de l’ouvrage, la pensée graphique, sont critiquables, les analyses de l’auteur sur les techniques de l’écriture et leurs apports cognitifs sont très pertinentes. Il est intéressant par exemple de prendre conscience de l’effet des tableaux sur notre manière de pensée. Notamment sur cette tendance à tout vouloir mettre dans des cases. C’est les cas dans tous les domaines. La politique est un bon exemple car on distingue une pensée de droite et une pensée de gauche alors que les tendances personnelles sont rarement aussi catégoriques. Je constate également que la pensée des auteurs en science humaine et souvent caricaturée pour que ces derniers entre plus facilement dans les cases de nos tableaux. L’auteur souligne également à juste titre les interactions continues qui régissent le rapport entre l’oral et l’écrit. La parole et l’écriture forme ainsi ce que nous appelons la langue, qui est en perpétuelle évolution.

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Sur ce point, aborder la pensée de Socrate dans Phèdre s’avère très instructif. Socrate considère l’oral plus noble que l’écrit car ce dernier peut créer des confusions et faire passer le mal pour le bien. Cet aspect de l’écriture est en effet incontestable, il suffit de prendre l’exemple de certaines interprétations du Coran qui ont des effets dévastateurs. Si Goody considère que l’un des aspects les plus significatifs de l’écriture est la pensée critique, pour Socrate l’écrit ne peut se défendre lui-même et il a toujours besoin du soutien de son père : le discours. Enfin, pour Goody l’écriture libère l’homme du problème de la mémorisation alors que pour Socrate la mémoire est un devoir et l’écriture ne peut créer que l’oubli de ce que nous savons.

Conclusion Si dans cette analyse critique, le lecteur aura certainement compris que je ne me situe en adéquation avec la pensée de l’auteur, je tiens à préciser que ce désaccord concerne en particulier les analyses de types sociologique. Sur les aspects concernant les effets cognitifs de l’écriture sur la pensée humaine, je trouve l’exposé particulièrement riche et pertinent. Précisons d’ailleurs que c’est l’objet principal de cet ouvrage. Je trouve cependant que la tentative de l’auteur de créer un nouveau paradigme basé sur l’écriture a avorté. L’analyse, déjà à l’œuvre, portant sur l’ensemble des moyens de communication est en revanche une nouvelle clef de compréhension du monde.

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