Les Jumeaux du Fantasme

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Les Jumeaux du Fantasme


© Julhes Jean-Pierre Éditions Les Précurseurs julhes.jean-pierre@orange.fr Achevé d’imprimer 1er trimestre 2009 Dépôt légal 1er Trimestre 2009 I.S.B.N. 978-2-6533405-1-8

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Les Jumeaux du Fantasme

Amour & Anticipation

Jean-Pierre Julhes

Éditions Les Précurseurs


Du même auteur

Les Colombes du Portail La Trilogie du portail, tome 1 Éditions Les Précurseurs




Avant-Propos Ce XXIème siècle verra des modifications majeures qui ne se limiteront pas à quelques états, car elles s’appliqueront nécessairement à la planète entière. Au début du siècle, l’économie est devenue mondiale, son impact sur l’écologie est devenu une hantise commune à tous les peuples, les besoins alimentaires toujours croissants ne trouvent pas de solution sans remise en question des principes même de la vie en communauté élargie. Les guerres nucléaires n’arrangeraient rien à l’affaire puisqu’elles entraîneraient une réduction drastique des terres cultivables pendant de très nombreuses décennies. La mauvaise qualité des eaux et la nouvelle répartition des zones pluvieuses sur la planète créeront de nouvelles migrations sans fin de peuples affamés. L’histoire d’amour développée dans ce texte accompagne en permanence les développements technologiques qui se mettront en place progressivement. Elle permet d’imaginer l’application d’une solution technologique (parmi d’autres possibles) impliquant les pionniers qui innoveront pour maintenir les liens d’amour qui les unissent, malgré la mort certaine de l’un d’entre eux.




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Le Professeur Lormont, psychanalyste, chef de clinique.

La plaque en cuivre était bien astiquée, ne laissant apparaître aucune trace qui aurait pu laisser imaginer un quelconque laisser-aller, dans cette clinique privée réputée où le Professeur Lormont exerçait son métier depuis près de vingt ans. Antoine Rouvier s’apprêtait à appuyer sur le bouton de la sonnette quand la porte s’ouvrit pour laisser sortir une superbe jeune femme brune, aux longs cheveux teints au henné, brillants et souples à la fois, et qui, par leur simple mouvement naturel, laissaient se dissiper un agréable parfum de qualité. Elle s’arrêta dans l’entrebâillement de la porte, et reconnut immédiatement Antoine ; elle lui fit signe d’entrer, ce qu’il fit en suivant son sillage plein de fragrances odorantes, mais discrètes cependant. - 15 -


— Je m’apprêtais à partir, car vous êtes en retard, mais ne vous inquiétez pas, le Professeur va vous recevoir, et il m’a autorisée à rentrer chez moi, car la séance risque d’être longue. Je vous ai préparé un léger dîner froid, que vous prendrez quand vous le souhaiterez tous deux. Cette interview est d’une très grande importance, et j’espère que vous pourrez en extraire un article détonant concernant les nouveaux projets secrets du Professeur. Je vais le prévenir par l’interphone et je file. Bonne soirée, Monsieur Rouvier…Je devrais plutôt dire bonne nuit, car ça sera long. — Au revoir, Mademoiselle ? — Appelez-moi Lyne. — Bonne soirée à vous, Lyne. — Au revoir, Monsieur Rouvier. Et elle disparut vers la porte, après avoir appuyé sur l’interphone pour signaler que le visiteur était arrivé. Antoine était encore tourné vers la porte de sortie quand celle du bureau privé du professeur Robert Lormont s’ouvrit derrière lui. — Eh bien Antoine, vous avez découvert le paradis ou quoi ! dit Robert Lormont avec un ton amusé. — Je suis encore sous hypnose, veuillez m’excuser, Robert. — Mais c’est mon boulot, l’hypnose, ma fille Lyne n’est pas compétente, à ma connaissance ! — Elle a peut-être un don caché, transmis génétiquement ? — Bon, j’étudierai ça de plus près, mais ne le lui dites pas, sinon elle va me réclamer une - 16 -


augmentation, ajouta Robert dans un grand éclat de rire. Ils entrèrent tous deux dans le bureau, beaucoup moins encombré que ce à quoi s’attendait Antoine. Ils s’installèrent dans un coin salon où trônaient deux magnifiques fauteuils en cuir séparés par une table basse. Ils se connaissaient depuis deux ans, mais généralement, Antoine rédigeait ses articles dans son bureau du Psychanalytics Observer, l’organe de presse de renommée mondiale spécialisé dans le domaine des développements de la psychanalyse moderne. Ils s’étaient rencontrés à Stockholm, lors de la remise du prix Nobel obtenu par le professeur Lormont, deux ans auparavant. Depuis cette date, c’était Robert qui se déplaçait à l’Observer, pour prendre l’air, disait-il en souriant, et ils en profitaient pour manger dans un restaurant à l’ancienne, dans le quartier français voisin de l’immeuble. C’était l’occasion pour Antoine de rédiger l’un de ces articles que tout le monde s’arrachait, tant les novations dans l’approche psychanalytique du Professeur étaient nombreuses, particulièrement dans le domaine des troubles liés à l’âge sans cesse plus avancé des patients qu’il recevait. Il était maintenant acquis que les hommes ayant 45 ans aujourd’hui atteindraient aisément 90 ans en moyenne, et qu’il leur restait donc une seconde moitié de vie à vivre. Et ceci, dans des conditions physiques très acceptables, car les progrès en médecine générale - 17 -


avaient été fulgurants, grâce aux nouvelles molécules découvertes récemment et aux cultures de cellules non différenciées. Antoine savait, par quelques allusions du Professeur, que la réunion de presse de cette nuit serait très importante, et qu’elle traiterait d’une décision radicale que Robert allait prendre, pour réorienter ses recherches personnelles sur des bases tout à fait nouvelles. Pendant ce laps de temps, Robert avait apporté quelques assiettes cartonnées couvertes de mini sandwichs divers et quelques gobelets, ainsi qu’une bouteille de rosé bien frais. Ils burent un petit verre de rosé pour commencer, puis dînèrent tranquillement, les bruits de la ville s’estompant petit à petit. Ils parlèrent des vacances qu’ils n’avaient pas pu prendre, et des matches qu’ils n’avaient pu voir qu’en différé, comme d’habitude. Antoine aida Robert à débarrasser la table, et ils burent un café fort à la machine Nespresso du bureau de Lyne. Ils sortirent prendre l’air quelques minutes, fumèrent une ou deux cigarettes interdites expressément par la nouvelle loi, puis ils remontèrent s’installer dans le coin salon, il était alors 22 heures.

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Le Déclencheur.

Antoine mit sous tension son magnétophone de poche et le posa sur la table en l’orientant vers Robert, qui lui fit signe d’un hochement de tête qu’il acceptait l’enregistrement. Robert commença par un rappel historique de ses travaux. — Antoine, tu connais bien ma carrière, depuis deux ans que nous ne parlons que de mon métier, et tu es toi-même devenu un spécialiste du domaine dans ton milieu journalistique. Je t’ai recommandé chaudement à ton patron, Raymond Wishfull, et il aura une bonne nouvelle à t’annoncer prochainement. — Mais, Robert, il ne fallait pas ! — Ne t’inquiète pas, Raymond m’a déclaré que c’était prévu de toute façon, à un mois près. Il te

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nommera Directeur de la Rédaction, et c’est une juste décision. Je poursuis donc, où plutôt je commence réellement… J’ai décidé de désigner un successeur à la tête de l’entreprise qui s’appellera désormais Clinique Lormont et Associés. Je resterai Président d’Honneur, mais pour la forme seulement. Je vais me retirer à la montagne, dans mon ranch des Rocheuses, tout près des meilleures rivières à salmonidés de tout le territoire américain. Je vais continuer à travailler, mais sur un créneau très particulier de la psychanalyse, dédié entièrement aux plus de quarante-cinq ans. — Attends, je ne te comprends pas bien, parce que le marché est justement dans la tranche des 25-45 ans ! — C’est très vrai, c’est chez les plus jeunes que les problèmes psy sont les plus nombreux. Et nous en connaissons tous les raisons, celleslà mêmes que tu as expliquées dans ton dernier article, ce papier qui a hérissé tant de monde tout autour de la planète. — En effet, j’ai même été pourchassé et harcelé sur mes différentes adresses email et mes numéros de téléphone privés. Tout ça pour avoir simplement rappelé une évidence, mais les gens n’apprécient pas qu’on leur dise qu’ils sont responsables de leurs propres maux. La société permissive qui sévit depuis 40 ans maintenant a entraîné une vague d’égoïsme individuel sans précédent, chacun se prenant pour Dieu sur terre, sans devoir, mais avec des droits. - 22 -


— Oui, et rappeler aux foules incrédules que l’homme est le seul animal qui naît sans être terminé au niveau de ses capacités cognitives, et qu’il lui faudra attendre vingt ans avant que ce développement touche à sa fin n’est pas facilement accepté. Pourquoi, n’est-ce pas accepté, eh bien tout simplement parce que les parents qui travaillent à deux, sans trop s’occuper personnellement et suffisamment de leurs enfants, ne veulent pas qu’on remette en question leur liberté d’exister, eux aussi, et de profiter un max pendant qu’ils sont encore jeunes, eux. La société de consommation massive joue un rôle complémentaire, facilitant les vacances à l’autre bout du monde, en laissant les enfants que à l’écart. Le manque d’amour filial est tel, chez les ados, qu’ils sont lâchés dans la nature, parfois à seulement 17 ans, et que les dégâts psy vont s’accélérer de manière exponentielle. Quand on n’a pas reçu sa dose d’amour (et donc sa dose de formation cognitive incluse naturellement dans les preuves d’amour répétées) pendant l’enfance et l’adolescence, pourquoi donc le jeune devenu libre de ses faits et gestes donnerait-il de l’amour véritable aux autres. ? — Robert, quand tu parles d’amour, tu devrais préciser de quel amour il s’agit, car la majorité des gens pensent immédiatement à l’amour physique, et rien d’autre. Si tu ne le fais pas, ils ne pigeront pas, car Dieu sait qu’ils ont connu pas mal de problèmes ces derniers temps avec leur progéniture qui pratique - 23 -


la chose à tout bout de champ, avec ou sans drogue dans leur verre, quand ils vont en boîte, comme ils disent. — Oui, Antoine, tu as raison, il est évident pour moi que je parle de l’amour cérébral, ce cerveau qui raisonne, et qui relève directement de notre nature privilégiée d’être pensant, ce cerveau qui permet, après avoir analysé toutes les combinaisons possibles, de prendre finalement une décision, bonne ou mauvaise, mais réfléchie. L’amour physique ne relève pas du cerveau pensant, il n’est que l’esclave tout désigné des cinq sens, tout comme chez n’importe quel animal, puisque nous ne sommes que des animaux finalement. Et comme il n’y a plus aucune sanction à l’acte aujourd’hui, l’amour physique devient un bien accessible, comme n’importe quel bien de consommation. Pourquoi faudrait-il s’engager dans la durée pour cela ? Les copains ne s’engagent pas, donc on fait comme les copains, les parents étant depuis longtemps considérés comme largués et des empêcheurs de danser en rond dans un lit de 140. Nous parlerons donc tous deux exclusivement d’amour cérébral, et de son état au-delà de 45 ans. — D’accord, mais as-tu un exemple pour que je saisisse mieux les troubles spécifiques à cet âge-là ? — Oui, je vais mettre en route mon magnétophone personnel, et tu vas pouvoir écouter une histoire, peu banale, mais si réelle cependant. Robert installa l’appareil face à celui d’Antoine, puis il mit en route la bobine, après avoir précisé - 24 -


que les deux personnages en question étaient des voisins à lui, dans les Rocheuses. L’un est un bon psy de ses amis, nommé Charly Dumont, l’autre est un jeune retraité, John French, ancien dirigeant d’entreprise multinationale.

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La confession.

La bobine commence à tourner, Robert ajuste le son… ****************************** — Bonjour, Professeur Dumont, nous sommes pourtant voisins dans ce coin perdu des Rocheuses, nous participons à quelques barbecues chez des amis, il nous est même arrivé de pratiquer la sublime pêche au fouet dans les mêmes rivières, mais nous n'avons jamais eu de contact sur le plan professionnel. — Exact, mais ça prouve simplement que vous n'en éprouviez pas le besoin. — Détrompez-vous, car vous comprenez bien que pour des personnes de mon âge, il est malaisé de prendre la décision de consulter, et plus encore chez un ami. - 27 -


— Ce que vous dites est d'autant plus vrai pour quelqu'un comme vous, qui avez eu une carrière de très haut niveau, et donc particulièrement satisfaisante sur bien des plans. Mais, appelons-nous par nos prénoms, ça facilitera la suite. — OK, Charly, branchons-nous sur le mode amical, plutôt que sur le mode classique, car j'ai besoin de commentaires, d'explications, et donc ne vous contraignez pas à simplement m'écouter raconter mes troubles personnels, sans interagir. — Parfaitement d'accord, John, vous pouvez commencer. — Je vais tenter de faire de l'autodérision en racontant (mal) ma petite histoire à la mode Coluche. C'est l'histoire d'un mec taré, âgé de soixantehuit ans et qui ne se comprenait plus du tout luimême. — Qu'entendez-vous par là, John ? — Eh bien, j'ai l'impression de devenir complètement fou ! — Comment cela se manifeste-t-il ? — Oh, attention, hein, ça ne m'arrive jamais en public, c'est seulement lorsque je suis seul dans la nature, avec personne à moins de 500 mètres, et là, je me mets parfois à hurler. — Vous hurlez quoi, exactement ? — Jusqu'à il y a quelques mois, je hurlais toujours la même chose, depuis environ vingt ans, pas très fréquemment, disons une fois tous les cinq ans. — Oui, je comprends, et qu'y a-t-il de nouveau ? — Eh bien, maintenant je hurle quelque chose d'autre. - 28 -


— Allez, soyez plus précis, pour que je comprenne mieux ! — Eh bien, voilà, ce n'est pas facile à dire, c'est d'ailleurs pour ça qu'il me fallait hurler au loup de temps en temps, pour évacuer les toxines. — Quelles toxines ? Et hurler au loup ? — Je suis marié depuis quarante-six ans, ma femme ne m'a jamais manifesté d'amour, ni physique, ni cérébral, je lui ai servi de fournisseur attitré et gratuit, et de père de ses enfants, et c'est tout. — Mais ça arrive à beaucoup de gens ce que vous dites là ! — Oui, et depuis une vingtaine d'années, je me comportais en brave garçon qui se considérait à vie comme un mari floué sur le plan physique, sans réfléchir plus loin. — Mais qu'est-ce qui a servi de déclencheur à vos séances de hurlements ? — Il y a quinze ans, quand je n'ai même plus eu le droit de faire le petit bisou dans le cou du matin, pour dire gentiment bonjour, comme je le faisais depuis que nous nous connaissions. Il faut dire que je suis un fameux bisouteux, je suis connu pour ça. Peut-être que je finis par énerver les gens. — Les gens, peut-être, mais votre femme ? — Bah ! oui, j'en ai donc pris mon parti, et ce qui ressemblait beaucoup au dernier contact physique possible entre nous a complètement disparu, du jour au lendemain. — Bon, je veux bien, mais pourquoi hurler au loup ? - 29 -


— Eh bien, quand je suis excessivement malheureux, je ne pleure pas bêtement pour attirer l'attention sur moi, car un homme, ça n'est pas censé pleurer, et surtout pas devant elle ! Je vais donc très loin, dans ma barque, sur la grande rivière proche, à un endroit où il n'y a que des canards sauvages cachés dans une immense roselière, et je hurle à m'en déchirer les poumons, une fois, deux fois, rarement trois fois, et je reviens, ayant expulsé ma rage aux quatre coins du ciel. — Et ça va mieux ensuite ? — Oui, c'est comme un trop-plein que je rejette, un peu comme quand on vomit après avoir trop mangé, ou après avoir avalé une sorte de poison à action lente, mais cumulative. — Bon, d'accord, et maintenant, que faites-vous depuis trois mois ? — C'est toujours la même procédure, le bateau, les canards sauvages, mais je hurle autre chose. — Mais quoi, à la fin ? — Vous avez sûrement vu le film « Manon des Sources », ce moment intenable où Daniel Auteuil hurle « Je t'aime » à Manon, du haut de la falaise ? — Oui, scène mémorable s'il en est une. — Eh bien, je fais comme lui, et je n'ai pourtant pas de Manon devant mes yeux, rien que des canards sauvages qui s'envolent en caquetant dans la nuit qui tombe et la froidure qui s'installe. — Mais quel a été l'élément déclencheur, cette fois-ci, car c'était le petit bisou manquant du matin pour les loups ? — Ça a fait suite à une sérieuse introspection, pour rechercher le plus profondément possible ce qui - 30 -


me manquait réellement, aujourd’hui, quinze ans après les premiers symptômes. J'ai découvert que hurler aux loups ne me servait plus à grand-chose, et que j'étais sûrement envahi de toxines différentes, plus subtiles, et beaucoup plus dangereuses pour mon esprit, cette fois. — Et c'était quoi ? — Étant jeune retraité, je me suis mis à écrire des petits romans de science-fiction, très teintés de technologies scientifiques récentes, et il me fallait un relecteur dans mon environnement immédiat. J'ai tout de suite pensé à ma femme, qui lisait beaucoup habituellement. — Humm ? — Elle a toujours trouvé des excuses, retardé sa lecture, etc. — Humm ? — J'en suis venu, en désespoir de cause, à lui proposer de les lui lire, petit à petit. — Humm ? — Eh bien, j'ai dû m'y reprendre à cinq fois, une fois par jour, pour arriver à lui lire les cinquante premières pages. — Humm ? — Eh bien, comme j'écrivais plus de dix pages par jour, et qu'on avait 300 pages de retard, je n'ai pas insisté, j'ai arrêté de lui lire mes textes. — Humm ? — Comme elle ne m'a pas relancé, je ne lui lis donc plus mes textes. — Humm ? — Je me suis mis à cogiter, pour enfin découvrir, à retardement, que l'amour cérébral est bien plus important que l'amour physique. - 31 -


— Humm ? — J'en ai conclu que j'avais donc réellement tout perdu, en tout cas, dans le contexte où je me trouvais. — Humm ? — Eh bien, je me suis dit que j'avais été le roi des cons de n'avoir pas découvert ça, il y a vingt ans, au moment où nos trois enfants étaient tous en train de quitter le domicile parental, prêts à voler de leurs propres ailes. — Humm ? — J'ai cherché sur le web… Non, pas sur Meetic, rassurez-vous, parce que des putes, il y en a plusieurs, pas loin de chez moi. Non, j'ai cherché, et j'ai découvert qu'il y a bien des façons de communiquer profondément entre les êtres sur le web, dans des domaines qui vous intéressent l'un et l'autre, sans pour autant chercher le contact physique. Bien sûr, qui cherche trouve, surtout sur le web, et comme bien d'autres, j'ai trouvé du réconfort correspondant partiellement à mes voeux, mais ce n'était jamais vraiment ça, il manquait toujours quelque chose d'indéfinissable. — Mais expliquez-vous, Bon Dieu ! — Je vais vous paraître idiot... — Mais non, mais non... — Eh bien, voilà, je ne l'aurais jamais cru possible si ça ne m'était pas arrivé réellement, profondément, définitivement. — Quoi donc ? — Quelque chose de tout simple, d'évident et que personne de sensé n'oserait imaginer, même pas vous ! - 32 -


— Effectivement, je ne vois pas de quoi vous parlez. Comme vous excluez depuis le début de parler des sens biologiques, des hormones, du sexe, etc. ça ne peut donc pas être le coup de foudre physique lié à une rencontre physique fortuite entre deux personnes. — Réfléchissez quand même un peu, c'est votre métier, et il n'y a que moi qui ai fait des suggestions jusqu'à présent ! — J'ai beau me creuser le citron, je ne vois qu'une hypothèse. Vous hurlez « Je t'aime » au moment où vous avez une vision, comme Sainte Bernadette. — Je vous jure que je n'ai pas de vision, et que je ne rêve pas, et que je ne bois pas, ni ne me drogue. — Allons, allons…, ne me dites pas que vous hurlez comme ça sans penser à quelqu'un ! — Bien sûr, je pense à quelqu'un, mais un quelqu'un que je ne connais pas, qui habite très loin, que je n'ai jamais vu, que je n'ai jamais entendu parler au téléphone, rien de rien, juste de nombreux écrits, et même pas une seule photo échangée. — Si l’on considère l’ensemble de vos échanges épistolaires, ça représente quoi en volume, et ça évolue de quelle façon ? — Oh, ça doit peser dans les quatre cents pages, dont trois cents de ma part : ça pourrait d’ailleurs constituer une bonne base pour un roman, si la série Harlequin créait une collection Harlequin Psy, ce qui n’est pas prévu ! Progressivement, l’attraction s’est formée, avec des hauts et des bas, surtout lorsque nous abordions sa vie privée, ses amants, ses ruptures, ses - 33 -


probables futures ruptures, etc., j’ai sûrement donné l’impression d’être jaloux, mais ce n’était pas le cas. Je souhaitais simplement m’assurer qu’à son âge, plus de 25 ans, elle s’était enfin fixé un objectif clair pour son avenir à long terme, et surtout un objectif ne dépendant que d’elle, et pour lequel elle aurait été le concepteur et le maître d’œuvre. Au lieu de cela, elle était entièrement dépendante de tierces personnes relativement âgées, mariées de surcroît, qui la manipulaient, se servant d’elle comme des prédateurs sans scrupule, à la recherche de chair fraîche. Malgré cela, la relation épistolaire se maintenait, car j’ai décidé de ne plus m’immiscer à ce point-là, et je tentais de l’aider par d’autres moyens, toujours à distance, étant toujours à l’écoute du moindre « je suis malheureuse, j’ai bobo, parlons un peu ensemble, cette nuit ». Les plus tendres échanges se limitaient à de grosses bises toutes virtuelles, auxquelles elle répondait favorablement en retour, car j’avais déclaré être un « bisouteux né », un de ceux qui ne peuvent s’empêcher d’embrasser tout le monde, même si l’autre tend sa main pour une poignée de main classique. — Vous essayez de me faire croire au coup de foudre virtuel ? — Si vous voulez, mais c'est plus compliqué que cela, car cette personne et moi sommes totalement différents, par l'âge d'abord, et pas qu'un peu, et par le mode de vie, et par les objectifs dans la vie, car beaucoup de sujets nous séparent en fait. — Vous êtes masochiste ? — Non, mais c'est comme ça. - 34 -


— Avez-vous fait la guerre du Vietnam ? — Euh…Non, pourquoi me posez-vous cette question ? — Avez-vous joué longtemps à des jeux de rôle, avec des objectifs très difficiles à atteindre ? — Oui, souvent, et j'adore démarrer les jeux vidéo en mode « Expert », mais encore ? — Tout simplement parce que je vous imagine très bien en héro militaire, habillé en commando éclaireur qui se complaît à traverser seul, sans aucune assistance matérielle, une zone qu'il sait être minée, histoire de recommencer éternellement le niveau, ce fameux niveau-là. — Je pense que vous avez raison, Professeur. — À propos, connaissiez-vous le véritable prénom de cette personne, et elle, connaissait-elle le vôtre ? — Non, nous utilisions de faux prénoms, mais je l’appelais gentiment « ma Fée », pour mieux symboliser mon amour. Moi, j’étais Hervé et ma Fée s’appelait Nina. — Bien, bien…arrêtons là pour aujourd’hui. — Je vous remercie, Professeur, combien vous dois-je ? — Rien pour cette fois, il faut que j'étudie votre cas avec un collègue. — Eh bien, alors, à la prochaine, Professeur.

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Les projets.

Robert arrêta son magnétophone, récupéra la cassette et se leva pour la ranger dans son coffre mural. Antoine restait songeur, calé dans son fauteuil, se demandant ce que son ami allait lui dévoiler maintenant. Sur un signe de Robert mettant index et majeur sur ses lèvres, ils sortirent prendre l’air de la nuit et surtout avaler la fumée des cigarettes interdites. Robert ne parlait pas, préparant sûrement la manière de présenter son projet à Antoine, qui, de son côté, ne pipait mot. Ils remontèrent en silence, burent un verre d’eau fraîche, et se réinstallèrent dans le salon. Robert demanda si Antoine avait des questions sur ce qu’ils venaient d’entendre, et Antoine lança la discussion : - 37 -


— Si je comprends bien, cette cassette est récente, et il n’y a pas eu de nouveau contact entre les deux personnages ? — Non, Charly m’a expédié cette cassette en express, me demandant mon avis, et m’autorisant à téléphoner à John de sa part. Je l’ai donc appelé hier, et il fut ravi d’apprendre que j’irai m’installer dans les Rocheuses ce week-end : pour le rencontrer spécialement à son sujet d’abord, et faire quelques truites avec lui, dans le Blue Creek. Et c’est maintenant que les nouvelles que je t’avais promises arrivent… — Je suis toutes ouïes. — Depuis que John est retraité, il est resté très actif dans le domaine qui est sa passion, la neurobionique, un mélange de technologies impliquant des transducteurs entre l’électronique et l’informatique miniaturisée d’une part, et la neurobiologie, d’autre part. Il n’a d’ailleurs pas choisi au hasard ce coin perdu des Rocheuses pour se mettre au vert, puisqu’il y a rejoint un ami de longue date, le Professeur Francis Schneider, prix Nobel de neurobiologie l’année dernière. Francis est également l’un de mes meilleurs amis, dans cette région. Je peux t’affirmer que lorsque nous décidons de faire une fiesta ensemble, nous ne nous reposons pas vraiment, et nos épouses sont ravies de s’éclipser pour papoter sur des sujets bien différents des nôtres.

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— Autrement dit, vous êtes tous des copains de plus ou moins longue date, et vous formez une sorte d’équipe spécialisée. Envisageriez-vous une recherche tout à fait innovatrice, qui me permettrait d’avoir bientôt le plaisir d’un scoop planétaire ? — Ce n’est pas impossible. Car, en effet, Francis et John se sont mis dans la tête de faire une expérience unique, jamais réalisée, et je l’avoue, du genre de celles qui remueront les tripes de chacun des humains sur cette pauvre planète. — Je ne pense pas que tu vas me raconter tout ça cette nuit, si ? Bien que nous soyons amis, je ne jure pas que je résisterai longtemps à garder ça pour moi, surtout en qualité de futur Directeur de la Rédaction. — Non, je ne t’en dirai pas plus cette nuit, et tu ne pourras pas faire un article de qualité avec le peu que je t’ai dévoilé. — Mais tu me tiendras informé, n’est-ce pas ? — Oui, dans environ un mois, ou plus tôt si l’occasion se présente. — Quelle occasion ? — Tu n’en sauras pas plus, et nous allons sagement boire un verre et parler d’autre chose, avant de retourner dans nos foyers respectifs. Et ils rentrèrent sagement au domicile familial, où tout le monde dormait depuis belle lurette, car il était deux heures du matin. Ce que Robert avait omis volontairement de dire, c’est que Lyne partait également s’installer dans les Rocheuses pour seconder son père, avec le reste de la famille. - 39 -


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Le laboratoire de Francis.

Quelques jours plus tard, chez Francis, les trois amis sont réunis dans le laboratoire ultra moderne que Francis a pu se payer grâce à son prix Nobel et à quelques retombées collatérales, comme on dit. Robert et John mettent Francis au courant des problèmes psy de John, et ça restera entre eux trois, car c’est une affaire d’hommes. Lyne n’a pas à être mêlée à ça, elle est bien trop jeune pour comprendre quoi que ce soit. Francis fait cependant une remarque amusante quand il déclare : — Eh bien, John, puisque maintenant tu écris des romans entiers à ta Fée Nina, tu vois bien que les fées reviennent tous les cinquante ans environ, puisque tu m’avais avoué récemment, lors d’une partie de pêche, que tu avais adoré les histoires de fées jusqu’à l’âge de quatorze ans ! La discussion tourne ensuite autour du cobaye humain qui sera nécessaire pour réaliser - 41 -


l’opération complexe à laquelle ils songent depuis plus d’un an. Les trois camarades discutent encore longuement du problème récemment dévoilé par John, et ils se lancent de joyeuses vannes, en déclarant à tout bout de champ que John serait le meilleur cobaye, puisqu’il a en plus des problèmes à résoudre personnellement. John encaisse bien, et il se moque de lui-même en imaginant ce rêve impossible, la fin de ses tourments, en devenant un cerveau pur, délivré de son corps biologique, et cependant capable de communiquer avec le reste du monde. Sa spécialité en neurobionique fut mise à rude épreuve ces dernières semaines, car il fit de nombreux tests de transducteurs miniaturisés sur de pauvres lapins des neiges du voisinage immédiat. Francis fut la main qui dirigea les outils du praticien en neurobiologie active, John fut le concepteur/constructeur de ces chefs-d’oeuvre miniatures qui permirent de convertir tous les signaux biologiques en signaux digitaux, et vice versa. Les tuyauteries biologiques furent coupées les unes après les autres au niveau du cou, en commençant par les vaisseaux sanguins, raccordés à une pompe-usine miniature assurant le débit vers le cerveau et la purification du sang en retour. Ensuite, ce fut le tour des vaisseaux du système sympathique, qui furent reliés à un autre système pompe-usine miniature assurant une conversation artificielle avec les viscères simulés d’un corps artificiel qui n’aurait plus jamais de problème. - 42 -


Enfin, pour terminer l’opération, les nerfs furent sectionnés, et chacun fut raccordé à un transducteur multiplexé relié au micro-ordinateur gérant le tout. Ce système permettait au cerveau de continuer à faire comme si, et le micro-ordinateur répondait toujours que l’ordre était exécuté correctement et sans défaut aucun. De cette manière, le cerveau était persuadé que son corps fonctionnait parfaitement, ce qui le rendait parfaitement libre pour d’autres tâches bien plus importantes, l’apprentissage par exemple, la réflexion approfondie de certains sujets qui lui tenaient à cœur, etc. L’ensemble tenait dans une boule en verre de la taille d’un ballon de football, et pesait moins de quatre kilogrammes, réserves de molécules et de protéines comprises, ainsi que les élevages de cellules indifférenciées, le tout avec une autonomie de fonctionnement de quarante-huit heures. Il y eut des ratés, assez peu nombreux, mais tous étaient dus à la mauvaise tenue mécanique des connexions entre le lien biologique et les transducteurs multiplexés, mais aucun pépin mécanique ou informatique n’apparut. John profita de quelques moments de répit pour donner des cours de formation très précis concernant l’utilisation de l’équipement, et surtout de la surveillance et l’utilisation du microordinateur central qui pouvait être paramétré aisément pour d’autres simulations, avec l’environnement externe, cette fois. Il avait alors une assistance estudiantine de trois personnes, Francis, Robert, et sa fille Lyne qui s’impliquait à fond dans ce projet, ce qui lui - 43 -


donnait l’occasion d’enfin appliquer ses connaissances et ses nombreux diplômes en psychologie et en neurobiologie.

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L’accident.

John se reposait une journée par semaine, et il allait pêcher dans les petites rivières de montagnes. Il pratiquait la pêche au fouet, pour surprendre les truites à distance, en leur présentant une mouche artificielle qui se posait sur l’eau de la manière la plus naturelle possible. Après chaque prise, amenant délicatement la truite en la laissant glisser à fleur d’eau, il la décrochait et la laissait immédiatement repartir, sans même qu’elle ait pu avaler de l’air, car il était adepte du No Kill. Il était habillé avec des vêtements en plastique léger de couleur verte bariolée de marron, pour mieux se dissimuler, et surtout pour ne pas se mouiller, car il pêchait au beau milieu de la rivière, avec parfois de l’eau jusqu’à la taille, luttant contre le courant et évitant de déraper sur les rochers moussus du fond. - 45 -


Le moindre faux pas, et il risquait de périr noyé, car le vêtement se remplirait alors de dizaines de litres d’eau, tout en laissant une poche d’air au niveau des bottes, ce qui entraînerait le pêcheur dans le courant, tête en bas et pieds hors de l’eau, sans espoir possible de renverser sa périlleuse position. Ce jour-là était un jour sans, comme disent les pêcheurs, avec des eaux basses, aucun souffle d’air et un ciel très ensoleillé qui rendait le pêcheur visible à trente mètres. John remonta les quinze mètres du dénivelé pentu qui le séparaient de sa petite BMW, rangea son matériel, étouffant dans sa combinaison en plastique. Comme il s’était habillé chez lui, il ne pouvait se changer, et malgré la chaleur, il décida de conduire en conservant ses vêtements de pêche, tout en mettant la climatisation au maximum. Il commença son voyage de retour en conduisant lentement, admirant au passage les merveilleux paysages qui allaient bientôt peupler ses rêves, à coup sûr. Il lui restait encore deux kilomètres de descente boisée à parcourir avant d’arriver dans le petit vallon qui abritait les quatre ranchs de nos amis. Au détour d’un virage, il vit une voiture rouge garée au bord du précipice, de l’autre côté de la route, et il reconnut Lyne qui en descendait pour aller regarder sa roue arrière droite qui était à plat. John ralentit et se gara juste derrière la voiture de Lyne, après avoir traversé la route étroite et fait une marche arrière. - 46 -


Elle se dirigea vers lui, alors qu’il descendait pour aller l’aider, et lui signala qu’elle avait fait de son mieux pour se garer, en serrant le petit rebord en béton au plus près. John constata qu’effectivement, il aurait tout juste la place pour y glisser le cric sous la voiture, ce qu’il fit en le plaquant contre le rebord, espérant que celui-ci résisterait quand il soulèverait le véhicule. Mais tout se passa bien, John plaça le pneu crevé et le cric dans le coffre arrière de la voiture rouge, et pendant qu’il le refermait, Lyne le remercia d’un éclatant sourire avec un geste de la main, tout en se dirigeant vers son siège de conducteur où elle s’installa prestement. Elle ouvrit toutes les vitres de sa voiture, pendant que John s’approchait de sa portière fermée. Elle le regarda, sourit à nouveau, et c’est alors que John se pencha et engagea sa tête dans l’ouverture en lui disant : — Mais ce n’est pas suffisant Lyne, j’ai besoin d’un bisou, car je suis un bisouteux né, moi ! … …… John vit Lyne pâlir, son visage devenant blême, et ses yeux écarquillés le regardaient intensément comme si elle ne l’avait jamais vu auparavant, puis elle ferma les yeux et s’affaissa sur le volant, prise d’une crise de syncope vagotonique. John ouvrit la portière, redressa Lyne, enlaça sa taille avec ses deux bras et réussit à l’extraire de la voiture, la remit debout à ses côtés, et la porta inconsciente jusqu’au coffre arrière de son propre - 47 -


véhicule, coffre qu’il réussit à ouvrir en maintenant la jeune femme debout. Il se baissa un peu et prit une bouteille d’eau fraîche qu’il emportait toujours avec lui quand il voyageait. Il faisait alors face à son coffre arrière, les fesses appuyées contre le coffre arrière de la voiture de Lyne, et il maintenait la jeune femme debout à son côté gauche. Il leva la bouteille pour l’asperger d’un filet d’eau froide sur son front, puis la dirigea ensuite pour la porter aux lèvres de la jeune femme qui avait recommencé à respirer, mais n’ouvrait toujours pas les yeux. C’est à ce moment qu’il entendit et vit un camion prendre trop vite le virage tout proche. Le camionneur, surpris par les deux portières ouvertes décida de freiner au lieu de passer en force, mais le camion glissa sur les gravillons et percuta violemment l’avant de la voiture de John. Mû par un réflexe, John décida de protéger Lyne en la laissant tomber sur le côté de la voiture, mais il eut les jambes broyées entre leurs deux voitures qui s’entrechoquèrent. Sous l’effet de la douleur insoutenable, John hurla et s’affaissa sur lui-même, sa tête plongeant dans le coffre, son cou reposant sur le rebord caoutchouté du coffre. Le câble de la batterie placée à l’arrière de la BMW s’était rompu et traînait par terre en faisant des étincelles. Le réservoir percé répandit rapidement une mare d’essence aux pieds de John inconscient, - 48 -


mare qui s’enflamma instantanément quand elle atteignit les étincelles. John fut transformé très vite en torche vivante, car ses bottes et ses vêtements étaient en plastique. Lyne, qui avait repris conscience, se releva, appela le camionneur en criant, et fit alors une chose impensable, venant de la part d’une toute jeune femme. Elle ferma le couvercle du coffre, se projeta sur toute la largeur du couvercle et s'y allongea, tout en calfeutrant du mieux possible les ouvertures du coffre laissées libres, car le cou de John empêchait la fermeture du coffre. Le camionneur descendit de son camion, emportant avec lui un extincteur, courut et utilisa l’extincteur jusqu’à le vider entièrement, projetant également la poudre sur le corps de John. Lorsque tout fut terminé, il fit avancer la voiture de Lyne en la poussant latéralement, puis il tira John sur le bord de la route, loin des voitures, jusqu’au camion. John allait mourir, car le plastique continuait à grésiller en s’intégrant dans la peau de son corps, et seuls la tête et les poumons semblaient intacts, puisqu’il n’avait pas inhalé les gaz enflammés. Grâce à l’action courageuse et improbable de Lyne, qui toussait à côté du corps de John, sans arriver à reprendre sa respiration, John avait une petite chance de survivre quelques heures, mais il était perdu à terme. Le camionneur prit son téléphone portable et demanda par signes à Lyne de composer un numéro d’urgence, ce qu’elle fit en toussant, pianotant le numéro de son père, Robert. - 49 -


Robert fut informé de la situation par le camionneur et il se rendit sur place en moins de cinq minutes. Le corps de John fut rapidement transporté dans la voiture de Robert, qui démarra sur les chapeaux de roues, direction le ranch de Francis, Lyne ayant pris place aux côtés de John et aspergeant d’eau les résidus de plastique caoutchouté qui continuaient à grésiller sur et à l’intérieur de la peau de John. Tout en conduisant, Robert appela Francis en lui demandant de préparer, sur place, une urgence pour grand brûlé, sans autre précision.

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Opération sans retour.

Le corps de John fut installé sur la table d’opération, chez Francis, qui commença par vérifier l’état du cœur et des poumons de John qui respirait normalement, très lentement. Il lui injecta une surdose de morphine pour préparer son retour de coma, et commença quelques pansements dans les zones les plus critiques. Pendant ce temps, Lyne et Robert discutaient de la suite des opérations. Lyne commença : — Pour des raisons que je t’expliquerai, et c’est très long à expliquer, je tiens absolument à ce que John survive. Écoute-moi bien, et surtout crois-moi. Je sais bien qu’il n’a aucune chance, si on s’en tient à la médecine classique et à la chirurgie moderne. Cependant, nous étions en train de travailler sur un projet sérieux, et je suis persuadée que John m’approuvera quand il apprendra ce que je vais dire maintenant. - 51 -


Il faut que nous fassions tout pour que John devienne le fameux cobaye que nous recherchions. Il est dans une condition physique fort dégradée et irrécupérable globalement, certes, mais l’essentiel est intact, le haut de son corps est intact, et son cœur peut encore tenir quelques heures. Il faut que nous l’opérions tout de suite, et tous ensemble. — Qu’en penses-tu, Francis ? demanda Robert, surpris par le ton impératif de Lyne, qu’il n’avait jamais vue dans un tel état, proche de l’hystérie. — Je pense que nous pouvons réussir, car j’avais tout préparé pour le cas où un hôpital nous aurait signalé un grand blessé. — Eh bien, allons-y dit Lyne en commençant à se dévêtir pour enfiler une tenue d’assistante chirurgicale. Robert, encore médusé par cette transformation incroyable, fit de même en enfilant sa blouse de travail et prépara ses bras et ses mains avec le produit désinfectant. Ils étaient maintenant tous prêts, et Francis s’assura que John resterait profondément dans un état comateux indispensable. Tous les appareils de contrôle furent branchés, les petits équipements spécifiques pour les connexions furent disposés sur la petite table de travail, et le transfert de la presque totalité du sang de John dans un système de cœur artificiel externe commença, après incision des vaisseaux jugulaires. ….. L’opération dura quinze heures, chacun allant se sustenter à son tour, pendant les phases les moins délicates. - 52 -


Lorsque le petit jour se leva, tous les appareils de contrôle étaient au beau fixe, activité cérébrale normale, ainsi que les systèmes annexes (sanguin, sympathique et nerveux) qui fonctionnaient comme prévu. Le cerveau de John baignait dans un liquide neutre auquel on pouvait ajouter des compléments nutritifs à base de sucre si nécessaire, ou des cellules indifférenciées, qui se hâteraient de remplacer les cellules cérébrales, quand elles mourraient de leur mort naturelle, mort programmée par l’ADN, à la fin de leur temps de vie. Le micro-ordinateur central possédait de nombreuses entrées et sorties raccordées aux différents sens biologiques. Les nerfs optiques étaient raccordés à deux sorties numériques de 20 millions de pixels chacune en trois couleurs. Le signal de caméras externes en Wimax permettait de rendre la vue, comme des yeux artificiels. Les nerfs auditifs côté cerveau étaient reliés à des sorties audio numériques du micro-ordinateur, capables de délivrer des signaux jusqu’à 50 kilohertz. Le signal audio ambiant était amené aux oreilles artificielles grâce à des micros Wimax dont le signal transitait par le central. En sens inverse, les signaux du cerveau correspondant à la parole (commande de la langue, de la respiration et des cordes vocales) étaient interprétés par le central pour alimenter des hautparleurs miniatures externes Wimax. - 53 -


L’algorithme de reproduction de la parole avait mémorisé quelques discours de John prononcés il y a une trentaine d’années dans des émissions télévisées et au cours de conférences universitaires, ce qui restituait la voix d’un John trentenaire avec une précision étonnante. Le sens du goûter avait été laissé libre dans une solution neutre, donc sans action. Les signaux de contrôle musculaire étaient simplement stockés dans le central, en attendant de leur trouver une utilisation externe. Francis vérifia une dernière fois les appareils de contrôle, injecta une dose suffisante pour maintenir l’endormissement une dizaine d’heures supplémentaires, et partit se reposer. Robert fit de même, Lyne ayant insisté pour rester auprès de John pendant la nuit. Elle s’installa dans un fauteuil proche des écrans de contrôle et finit par s’assoupir.

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Le réveil du mort.

Aux environs de 9 heures du matin, John refit surface lentement, et, plongé dans un demisommeil, il commença à se souvenir des conditions de l’accident de la veille. Il repensa longuement à l’expression d’extrême surprise de Lyne et à sa syncope. Il revit en pensée l’accident, et s’étonna alors d’avoir pensé à Lyne en premier, compte tenu de l’importance primordiale de la mort horrible qu’il avait senti venir, à travers les douleurs atroces de son corps horriblement brûlé. Comme il ne sentait rien du tout, il pensa alors qu’il était bel et bien mort, ce qui d’une certaine manière le rassura. Il tenta d’ouvrir les yeux, mais ne vit rien. Il tenta d’écouter, mais n’entendit qu’un souffle profond, comme si quelqu’un dormait à côté de lui.

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Il tenta de relever les couvertures imaginaires d’un lit d’hôpital, mais ne sentit rien, même pas le poids de ses bras. Il tenta de crier, mais n’entendit rien, et ne sentit même pas ses lèvres s’ouvrir, ni même l’air passer sur ses cordes vocales. Il n’avait pas faim, pas soif, pas de besoins urgents, rien de tout cela. Il était donc bien mort, car aucun de ses sens biologiques ne fonctionnait, il était une âme quelque part, dans l’inconnu. Cette situation d’attente ne lui pesait pas particulièrement, mais quand même, il espérait que quelque chose se passe, ne serait-ce que pour ne pas devenir fou dans ce néant d’insensibilité. Progressivement, sa raison commença à basculer, et l’activité de son cerveau atteint des pics d’intensité qui finirent par déclencher une alarme sur l’appareil de contrôle cérébral. John entendit l’alarme, et pensa qu’il avait enfin réussi à attirer l’attention de quelqu’un, peut-être de l’ange gardien qui s’était endormi à côté de lui ? Lyne sursauta, vérifia les appareils de contrôle, et se concentra sur celui qui, enregistrant l’activité cérébrale, avait dépassé un seuil d’alarme l’instant précédent, puis était revenu dans la zone normale. Elle vérifia les connexions des sens et les appareils externes, micros, caméras et hautparleurs. Les micros étaient toujours branchés correctement. Les haut-parleurs étaient toujours débranchés, comme il en avait été décidé la veille, de manière à - 58 -


éviter le fameux effet Larsen qui rendait fou s’il se produisait. Il avait été prévu de vérifier la sensibilité des micros et la puissance de sortie des haut-parleurs ce matin, pour affiner le réglage soutenable pour John, ce qui exigerait sa coopération active, s’il se réveillait normalement, dans une heure environ. Lyne vérifia que les caméras étaient encapuchonnées, de manière à permettre un réveil dans le noir absolu, ce qui était indispensable pour que John puisse s’adapter progressivement à sa nouvelle situation. Elle contrôla les données du central sur l’écran du PC, pour vérifier qu’il n’y avait pas eu de signaux captés provenant d’une activité sensorielle de John pendant son sommeil. Et là, une énorme surprise l’attendait, car elle découvrit les tentatives de John d’ouvrir les yeux, d’écouter les sons, de bouger les bras, de tenter de parler ou de crier, et ensuite le calme, puis le début d’une crise de folie qui avait déclenché l’alarme. Qu’allait-elle décider de faire, tenter seule d’entrer en communication avec John, ou prévenir les deux professeurs qui dormaient sur les canapés du salon ? Si elle les prévenait, ils mettraient au moins dix minutes à émerger d’un sommeil trop court, suite aux pénibles travaux de chirurgie effectués dans la soirée puis pendant une grande partie de la nuit, et durant ce temps elle resterait seule aux côtés de John, de toute façon. Elle décida de prendre le risque de réveiller John en réglant les haut-parleurs sur le minimum et de parler dans les micros, tout en surveillant du - 59 -


coin de l’œil l’écran du PC avec les cinq sens signalés par leur enregistrement. — John, n’aie crainte, c’est moi, Nina, je suis à tes côtés, tout va bien. John entendit cette fois la voix de Lyne/Nina, et voulut avoir un sursaut, qui se traduisit sur l’enregistrement multipiste des différents muscles présenté sur l’écran du PC. Lyne répéta sa phrase, et surveilla l’écran. John voulut parler en répondant une assez longue phrase et ses muscles labiaux enregistrèrent un mouvement syncopé sur l’écran, période pendant laquelle Lyne en profita pour augmenter progressivement le volume des haut-parleurs. Elle finit par deviner des paroles, et augmenta encore la puissance, jusqu’au niveau d’une conversation prononcée sur un ton normal. Elle reconnut John qui disait clairement, d’une voix très rajeunie : — …et je ne comprends pas ce qui se passe, car maintenant je m’entends parler de plus en plus fort, oh là là, c’est trop fort, que se passe-t-il donc ici ? Lyne réduisit la sensibilité des deux micros et répéta sa phrase : — John, n’aie crainte, c’est moi, Nina, je suis à tes côtés, tout va bien. Je suis occupée à régler les micros et les haut-parleurs pour que tu perçoives bien ce que tu entends. — Mais Nina, ce n’est pas possible, serais-tu décédée au même moment que moi, à cinq mille kilomètres de distance ?! — Dis-moi simplement si tu m’entends correctement, au niveau d’une conversation - 60 -


normale, et si tu t’entends parler à un niveau normal. — Oui, Nina, je t’entends normalement, mais ma voix me paraît un peu trop faible. — Continue à parler et dis-moi quand tu t’entendras correctement. Et pendant que John parlait de tout et n’importe quoi, Lyne augmenta un peu la sensibilité des micros, tout en les décalant légèrement pour être certaine qu’ils n’interfèrent pas avec les hautparleurs. John signala que tout était parfait maintenant, et Lyne entreprit de commencer la conversation sur un plan plus intime, avec des risques émotionnels forts de la part de John. Il fallait qu’elle trouve le ton juste, et les mots adaptés pour mettre John au courant de la dualité Nina/Lyne : — John, je ne suis pas morte, et je ne suis pas Nina. Comme tu n’as jamais entendu la voix de Nina, dis-moi quelle voix est-ce que tu entends en ce moment ? — J’entends une voix que j’ai déjà entendue, et il est possible que j’aie imaginé la voix de Nina au cours de ces longs mois d’échanges quasi permanents avec elle. L’intimité dans nos échanges était réellement très intense, et il n’est pas impossible que l’on finisse par imaginer ainsi une voix qui est très proche de la réalité. — Non, John, je ne suis pas Nina, et si tu as déjà entendu ma voix, c’est que c’était réel, dans la vraie vie. J’ai moi-même été amenée à faire des études sur des cas du même genre, et crois-moi, les - 61 -


voix inventées de la sorte sont très différentes des voix réelles. — Donc, si je vous comprends, vous n’êtes pas Nina, et Nina n’est pas morte. — Non, John, Nina est vivante, et vous pourrez bientôt la voir pour la première fois. — Mais je ne peux rien voir, je ne sais même pas où je suis, ni qui vous êtes ! — Tout cela va se préciser, John, et à la fin du processus en cours, vous aurez tout compris et vous recouvrerez la vue. — Vu de chez moi, si je puis dire, c’est une situation dingue, car mes derniers souvenirs sont ceux d’une mort proche, sans que je puisse sauvegarder la partie du niveau du jeu en cours, et que pourtant, je ne suis pas dans un jeu vidéo, et que c’est donc une vraie mort qui m’attend. — Oui, John, ces souvenirs sont des vrais souvenirs. Vous souvenez-vous de Lyne, que vous avez sauvée en la projetant sur le bas-côté ? — Oui, je me souviens de Lyne, Lyne dans le coma, et moi essayant de lui faire boire de l’eau. — Repensez à Lyne, profondément, je sais que vous ne l’avez pas connue longtemps, mais vous devez vous souvenir mieux d’elle en réfléchissant un peu. — Oui, je me souviens de Lyne qui hurle au secours, mais de sa voix… — Quelles ont été vos dernières paroles avec elle, avant qu’elle ne s’évanouisse ? — Si je retourne en arrière, je me penchais par la fenêtre de sa voiture pour lui demander quelque chose… - 62 -


— Oui, mais juste avant, quand vous avez achevé de remplacer sa roue crevée, au moment où vous alliez fermer son coffre arrière, que vous a-telle dit exactement ? — Je ne m’en souviens plus bien, car elle me tournait le dos pour aller s’asseoir de nouveau sur le siège conducteur. — John, ne vous aurait-elle pas dit « Je vous remercie beaucoup, John, et au revoir ! » ? — Oui, c’est exactement cela, avec le même ton. — Était-ce avec une voix différente de la mienne en ce moment ? — Bah…non, c’était exactement ça. — Je vous jure pour ma part que je vous ai parlé à l’instant avec ma voix de chaque jour, et ça signifie quoi, selon vous ? — Que vous êtes Lyne… mais c’est impossible ! — Mais je suis Lyne, John, c’est Lyne qui vous parle en ce moment. — Lyne, Lyne, mais… seriez-vous décédée, suite à cet accident ? — Non, John, je ne suis pas morte, je suis bien vivante, sans une seule égratignure, et je suis assise à côté de vous. — Je vous entends, je m’entends avec une drôle de voix, aurais-je eu les cordes vocales brisées dans cet accident, le coffre refermé sur mon cou…. Je ne comprends plus rien ! — Oui, John, vos cordes vocales ont souffert, mais vous pouvez parler, et c’est l’essentiel. — Mais vous, Lyne, vous ne devez pas reconnaître ma voix, vous ? — Votre voix a changé, c’est vrai, mais ce n’est rien de grave. - 63 -


— J’imagine que ma voix a peut-être relativement peu changé, mais que dire du reste, mon corps brûlé et moi qui ne ressens rien du tout ? — John, votre corps est horriblement brûlé et ne pourra plus vous servir, mais vous êtes encore vous-même. — Que dites-vous là ? Si mon corps est inutilisable, je m’imagine mal vivre dans ces conditions, même si maintenant je reconnais que je ne souffre pas du tout. — Mais John, ne disiez-vous pas vous-même « que le corps biologique est bien encombrant, et que l’amour physique n’est rien sans l’amour cérébral qui lui sert de béquille permanente indispensable » ? — Lyne, vous inventez n’importe quoi, je ne vous ai jamais dit cela ! — Ça prouve au moins que votre mémoire récente est parfaite, car c’est exact, vous ne m’avez jamais dit cela. Mais voyons maintenant si votre mémoire plus lointaine est encore bien en point. Pouvez-vous me préciser si vous avez effectivement, dans le passé, dit ces mots-là à quelqu’un d’autre ? — Attendez, il faut que je me concentre, et cependant, cette phrase, je la connais par coeur, et je l’ai tapée de nombreuses fois sur mon clavier… — Sur votre clavier d’ordinateur, c’est cela ? — Oui, c’est cela, j’ai été amené à la répéter dans plusieurs messages, pour que Nina la comprenne bien, et l’intègre profondément, de manière à ce que l’on soit en phase parfaite, elle et moi, sur ce point essentiel. - 64 -


— Bien, mais c’était avec Nina, et je n’étais pas derrière votre dos ? — Évidemment, mais comment la connaissezvous ? Vous avez trifouillé dans mon ordinateur portable ? — Non, John, je ne me serais pas permis une telle intrusion dans votre vie privée, et de toute manière, vous connaissant, vous auriez crypté systématiquement tous vos messages pour que personne ne puisse les lire ! — Bien sûr, donc vous n’avez pas pu lire mes messages, puisque c’est impossible. Mais comment pouvez-vous savoir qu’ils étaient cryptés, sans avoir justement trifouillé dans mon ordinateur portable ? — John, je vous ai dit que je n’ai pas touché à votre PC portable, vous me croyez n’est-ce pas ? — Bon, je vous crois. — Mais qui savait que vous cryptiez vos emails avant leur stockage ? — À part moi, il n’y avait que Nina, à qui je l’avais dit, en lui recommandant de faire de même, par pure précaution. Mais alors, ça signifierait que vous avez donc communiqué avec Nina, ou que vous m’avez fait parler pendant mon coma ?! — Non, John, je n’ai pas besoin de communiquer avec Nina pour savoir cela. — Vous ne lui avez pas téléphoné, vous ne l’avez pas rencontrée, vous ne lui avez pas envoyé de message ? — John, mais comment aurais-je pu lui communiquer quoi que ce soit, même si j’avais regardé dans votre PC portable, puisque tout y est crypté ? - 65 -


— Exact, donc si vous ne lui avez pas téléphoné ni écrit par email, c’est que vous l’avez rencontrée, par hasard. — Non, John, je la rencontre chaque jour, et elle m’accompagne en permanence, à tout instant. — Impossible, je l’aurais vue. — John, quand je me regarde dans un miroir, je vous affirme que je la vois. — Êtes-vous une mutante ? — Non, John, je suis une jeune femme tout à fait ordinaire. — Si elle vous accompagne à tout instant, et que vous êtes normale, et que moi, je ne voyais rien d’autre que vous, c’est que Nina serait votre âme profonde, celle qui communiquait avec moi ? — Oui, John, mais Nina n’est pas une âme au sens d’un double transparent, d’une sorte d’ectoplasme qui m’accompagnerait et communiquerait avec vous sans que j’en sois consciente, vous me suivez John ? — Êtes-vous en train de me dire que vous étiez consciente et informée que Nina communiquait avec moi ? — J’en étais tellement consciente que c’étaient bien mes doigts qui pianotaient sur mon clavier, John. Nina est un nom d’emprunt sous lequel Lyne communiquait avec toi, Hervé. Moi, Lyne, je suis aussi Nina, Hervé. C’est incroyable, cette coïncidence, mais c’est un fait. Quand John m’a dit qu’il était un bisouteux né, mon intuition féminine a tout compris en un - 66 -


instant, l’émotion m’a submergée, et je suis tombée pâle sur le volant. Hervé, mon chéri, comprends-tu enfin ? — Ce n’est pas possible, seule une fée peut faire un tel miracle. Es-tu une fée, Nina ? — Non, mon Hervé, je ne suis qu’une jeune femme ordinaire, comme je te l’ai dit tout à l’heure. Je ne suis capable d’aucun tour de magie, blanche ou noire. Je suis simplement capable de tomber amoureuse intellectuellement d’un gars que je ne connais absolument pas. Capable aussi de lui envoyer l’équivalent de cent pages de textes en moins de quatre mois, et, un jour merveilleux, de passer vingt-quatre heures auprès de lui, à le surveiller, et à le réveiller tout doucement pour qu’il puisse émerger le plus calmement possible, dans une réalité tellement inattendue pour lui. Hervé, il faut que tu te reposes maintenant, car je vois que ton activité cérébrale s’affole à nouveau. Je vais t’injecter un léger soporifique et tu vas t’endormir, emportant avec toi les images de Nina et d’Hervé enfin l’une à côté de l’autre, et pour un bon bout de temps, crois-moi. — Tu as raison, je me sens fatigué, ça chauffe là-haut, il faut que je roupille. À demain, ma Nina.

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La réunion de famille.

Après avoir vérifié une fois de plus l’écran de contrôle général, Nina débrancha les haut-parleurs et les micros, jeta un dernier regard vers Hervé et sortit du laboratoire, en laissant cependant la porte ouverte. Elle réveilla Robert et Francis, leur dit que tout allait bien, et qu’elle allait préparer un petitdéjeuner pour trois dans la cuisine, pendant qu’ils feraient quelques ablutions sommaires. Les deux hommes revinrent vite l’aider à mettre la table, après avoir préalablement fait un contrôle dans le labo où John dormait paisiblement, avec les nécessaires phases de sommeil paradoxal qui sont indispensables pour la remise en état de la mémoire biologique. Dès qu’ils furent servis et installés à table, Lyne leur fit un récit complet en commençant par ses activités littéraires sur le Web, sa rencontre virtuelle avec Hervé, leurs échanges de missives de - 69 -


plus en plus intimes, et l’espèce de dépendance intellectuelle qui les avait amenés à se considérer comme des amoureux du Web, sans savoir rien l’un de l’autre. Elle précisa cependant qu’Hervé lui avait dévoilé ses problèmes psychologiques conjugaux, mais ajouta également que ce n’était pas cette confession qui l’avait amenée à l’aimer, et qu’il ne fallait donc pas considérer son attirance comme provenant d’une attitude maternelle vis-à-vis d’Hervé. Robert l’interrompit : — Mais Lyne, sur la Côte Est, n’étais-tu pas liée à un garçon qui te serrait de près depuis un bon bout de temps ? — C’est vrai, papa, mais ça n’avait strictement rien à voir, aucune comparaison ne serait d’ailleurs possible, il s’agissait d’autre chose ! — Ceci étant, je suppose qu’il lui a fallu être très compréhensif, à ce garçon pour admettre que tu partais t’installer dans les Rocheuses pour plusieurs mois. — Mais papa, tu es démodé, il y a belle lurette que les femmes sont libres de mener leur vie comme elles le souhaitent, et que si le garçon n’est pas d’accord, c’est une raison de plus pour faire ce qu’elle avait décidé de faire. S’il veut suivre, parfait, s’il veut rester sur la Côte Est, c’est également parfait. — Bien, en tout cas, ce que tu viens de dire confirme ce que nous savons déjà et que nous ne t’avions pas dit. — Qu’est-ce que vous saviez déjà, et pour quelle raison ne me l’aviez-vous pas dit ? - 70 -


— John avait récemment consulté notre voisin Charly Dumont, et il lui avait raconté dans les détails ses difficultés conjugales, et son état de désespérance. On ne t’en avait pas parlé parce que ces histoires-là ne peuvent être comprises par de très jeunes femmes, et j’ajouterais presque qu’aucune femme ne peut comprendre ces situations typiquement masculines, quel que soit son âge. — Je n’en crois pas mes oreilles, mais te rendstu compte de ce que tu viens de dire, alors que je venais tout juste de raconter mon histoire avec Hervé ? — Bien sûr, mais à ce moment-là, on a décidé ça pour ne pas te perturber, à ton âge, car tu n’es pas assez forte psychologiquement pour comprendre ce genre de situation. — Je vais finir par péter les plombs, et vous ne savez même pas ce que j’ai réussi à faire avant que je ne vous réveille, vous, les grands dormeurs ! — Qu’as-tu donc fait ? Lyne alla chercher sur le PC l’enregistrement complet de sa conversation avec Hervé et leur fit écouter, restant debout et jubilant intérieurement à un tel point que ça se devinait à son petit sourire crispé, mi-amusé, mi-fiérot. Robert et Francis écoutèrent, les coudes sur la table et les mains soutenant leur front, concentrés au maximum. À la fin de la cassette, ils se levèrent, puis ils embrassèrent Nina, et tous trois se précipitèrent dans le labo, pour reprendre le travail de surveillance. - 71 -


Nina s’éclipsa, se brancha sur le Web et contacta Sony, la multinationale spécialiste du robot, qui avait développé de nouvelles textures de peau, et remplacé les anciennes articulations mécaniques par des muscles bio-organiques. Elle passa commande d’un modèle de 182 cm de haut, et de 107 cm de tour de poitrine, de 80 kilos sachant que la structure du visage et sa peau étaient façonnables par le client, pour que le visage du robot ressemble à quelqu’un de connu : l’assistance était disponible partout à travers la planète, donc à partir de Denver en l’occurrence. Denver confirma qu’il venait d’être livré d’une dizaine de ces nouveaux modèles, et qu’il lui faudrait deux jours pour l’ajuster aux dimensions souhaitées et le livrer, plus une journée d’assistance sur place pour façonner le visage et implanter les cheveux et la pilosité d’une façon générale. Le client devait fournir une vue en trois dimensions du visage, quand le robot serait livré. Nina passa commande sur le champ, mettant son compte dans le rouge, mais il lui semblait indispensable de faire vite pour que Hervé puisse rapidement voir son nouveau corps, ce qui lui faciliterait beaucoup l’acceptation de sa situation. Elle chercha dans son propre PC portable et dans celui d’Hervé toutes les photos le représentant vers la trentaine, et elle eut la chance de découvrir une séquence complète de photos d’une conférence universitaire d’Hervé, au cours de laquelle il avait été mitraillé sous tous les angles pendant sa prestation par différents photographes de revues scientifiques. - 72 -


Un rapide traitement de ces photos sur le logiciel de retouche le plus connu du moment lui fournit un visage en 3D tout à fait ressemblant, et elle se prit à rêver en faisant tourner lentement ce visage sur l’écran. Elle alla demander à Robert et Francis s’ils connaissaient un modeleur d’objets en bois, sachant que tous ces modeleurs possédaient aujourd’hui une machine à commande numérique qui leur permettait de tourner, puis de fraiser sur bois précieux des visages de personnes disparues, ce qui constituait la plus grande partie de leur chiffre d’affaires. Elle téléphona au plus proche d’entre eux, et lui expédia le fichier en 3D qu’il réclamait. Il livrerait cette commande après-demain, sans faute. Ce fichier correspondait à une forme modifiée pour laisser la place à l’implantation ultérieure des équipements miniaturisés actuellement utilisés dans le laboratoire, les micros et les caméras Wimax, les haut-parleurs Wimax, les câblages des commandes des muscles faciaux et labiaux, etc. ainsi que le détourage qui laissait les épaisseurs correctes à chaque endroit pour la mise en place des muscles bio-organiques fournis et ajustés par le service d’assistance sur site de Sony. Ainsi, tout était prêt pour la réalisation de l’œuvre d’art robotisée qui représenterait Hervé à trente ans.

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Hervé et Hervé.

Les trois jours suivants furent consacrés à la poursuite de la préparation psychologique de John qui se prêtait bien à ces exercices. Son seul regret était de ne pouvoir se voir, mais il savait très bien ce qui l’attendait, puisqu’il avait lui-même participé à ce genre d’expériences sur des lapins avec Robert et Francis. Cependant, au cours d’une soirée intime avec Hervé, Lyne lui apprit ce qu’elle préparait de son côté. Hervé lui déclara qu’il n’aurait pu rêver une meilleure façon de se reconstituer une apparence de vie publique, ne serait-ce que pour se promener dans les environs, dans les chemins forestiers qui étaient splendides à cette époque automnale. Il admit donc que la vue ne lui serait redonnée que lorsque son double serait opérationnel, et que ce serait donc la première chose qu’il verrait, à nouveau. - 75 -


Lyne fut livrée dans les délais, et une journée de travail supplémentaire avec le technicien modeleur de Sony fut nécessaire pour finaliser l’apparence d’Hervé. Le robot fut testé en fonctionnement depuis le central en mode Simulation, sans que les signaux sensoriels de John soient mis en œuvre. Il avait été habillé comme Hervé l’avait demandé, avec ses vêtements universitaires amples de l’époque, et son teint hâlé éternel lui avait été restitué, rendant le personnage tout à fait comparable avec les posters que Lyne avait affichés aux murs du salon. Même Robert et Francis furent subjugués par la ressemblance quand Lyne les autorisa à venir enfin dire bonjour à Hervé. Lorsque Hervé se dirigea vers eux en tendant la main ouverte, ils s’arrêtèrent stupéfaits et l’entendirent dire clairement « Bonjour les amis », avec les mouvements coordonnés des lèvres. Son déplacement était fluide et souple, très naturel. Il leur serra la main, et ensuite leva sa jambe droite à l’horizontale en leur demandant de tâter ses muscles, ce qu’ils firent avec intérêt, et ils restèrent muets d’admiration en constatant la fermeté et les mouvements des muscles. À partir de ce moment, il apparut clairement à chacun que le comportement naturel et en public de ce groupe de quatre personnes n’aurait aucunement attiré l’attention sur l’un des personnages en particulier. L’heure de la découverte approchait pour John, et ses liaisons nerveuses sensorielles furent - 76 -


connectées sur Hervé, ce qui fut aisé, car il suffisait de configurer le central sur la position Interne au lieu de Simulation. Ce dernier modèle Sony était vraiment perfectionné puisqu’il permettait de renvoyer au central les signaux de pesanteur des organes manipulables, donnant ainsi les informations nécessaires au cerveau de John pour assurer la souplesse de ses mouvements ainsi que son sens de l’équilibre. Le réseau Wimax à 10 Gigabits/sec, étant aujourd’hui étendu sur toute la surface de la planète, lui permettra de contrôler Hervé n’importe où. Les capuchons d’obturation des caméras furent enlevés progressivement pour que John se réhabitue à la luminosité ambiante, et Nina se plaça devant Hervé, à environ un mètre. John commença par voir une petite luminosité, fit signe OK par les lèvres d’Hervé, puis demanda « plus », ce qui fut fait, en réglant la sensibilité des caméras réglables. Les paupières d’Hervé clignèrent quelques fois par un réflexe automatique de John, puis le sourire d’Hervé s’amorça lorsqu’il vit enfin nettement Nina devant lui, avec une qualité de vision extraordinairement détaillée, colorée et en trois dimensions. Sans réfléchir, il fit quelque chose d’inattendu, il écarta les bras, s’avança un peu et enserra Nina par les épaules pour l’attirer contre lui, puis enfouit son visage dans les cheveux de Nina, joua avec sa main droite ramenée dans ses cheveux, puis - 77 -


s’écartant, se mit à sangloter devant les trois spectateurs ébahis. Nina le prit dans ses bras, et le força à s’asseoir sur le fauteuil qui lui était réservé, fauteuil qui tournait le dos au système en verre sphérique qui contenait le cerveau de John. Francis et Robert contrôlaient les écrans, et avaient noté une poussée importante de l’activité des centres émotionnels, qui avait quelque peu perturbé les centres moteurs. Lyne avait donc eu raison de forcer Hervé à s’asseoir, sinon il serait tombé en syncope. John pleurait, mais ce n’était qu’une information sur l’écran, car Hervé n’était pas équipé de la fonction lacrymale. Ses épaules étaient secouées de sanglots, et Lyne s’était mise à genoux pour enfouir le visage d’Hervé dans sa propre chevelure. Le rythme cardiaque s’était accéléré, et la pompe automatique suivait la demande, mais le PC aurait limité automatiquement ce rythme s’il avait atteint un certain seuil inacceptable pour le cerveau de John. Les sanglots s’estompèrent et Hervé redressa son visage, plongeant ses yeux dans ceux de Nina, qui pleurait également. Quelle scène d’amour ils vécurent là, probablement très proche de celle qu’ils auraient eue dans les circonstances ordinaires d’une rencontre physique fortuite, n’importe où. Robert et Francis essuyèrent leurs lunettes en même temps, et entourèrent les deux amoureux, pour les encercler, eux aussi, de leurs bras emmêlés autour de leurs épaules. - 78 -


Quelques rires timides et hoquetants finirent par fuser, et le groupe se congratula vigoureusement, avec force bises de joie et de larmes mêlées. Tous les quatre rejoignirent le salon pour fêter l’évènement, et seul Hervé ne but pas, mais il déclara en avoir une forte envie, ce qui déchaîna un fou rire généralisé. Il insista pour déboucher la bouteille de champagne lui-même, et il y parvint remarquablement bien, sauf que le bouchon lui échappa et pulvérisa son verre, ce qui lança une nouvelle vague de rires. Après cette petite fête, Nina entraîna Hervé dans le garage de Francis et lui montra la prise spéciale femelle de rechargement rapide des batteries des voitures électriques de Francis, car Francis était profondément écologiste. Hervé comprit et il sortit de sa poche de pantalon un câble muni d’une prise mâle au même standard qu’il brancha sur la prise murale. Nina lui expliqua que le temps de recharge était très court, en général moins d’une heure pour fournir environ 24 heures d’autonomie électrique à Hervé, Wimax compris. Confortablement installés dans la balancelle du jardin, ils lurent ensemble la notice détaillée que Hervé conserverait en permanence sur lui, attachée par un fil cousu dans sa poche intérieure de veston. Nina avait replié ses longues jambes sous elle et s’était laissée aller contre l’épaule d’Hervé qui apprenait tout ce qui le concernait directement, tout en soutenant Nina avec son bras droit enveloppé autour de son corps si délicat, tenant sa main gauche dans la sienne. - 79 -


Nina s’endormit, et ils profitèrent ainsi des bienfaisants rayons du soleil automnal, pendant une bonne heure. Robert prit discrètement des photos de tous ces instants de bonheur, et les développa au fur et à mesure pour les placer dans les nombreux cadres chez Francis. Lorsque Nina se réveilla, elle proposa à Hervé une balade dans le sentier forestier qui débouchait au fond du parc privé de Francis. Ils partirent tous deux dans ce sentier assez bien entretenu, mais qui présentait quelques courtes montées et descentes, parcours idéal pour que Hervé s’habitue aux dangers de la nature. Après quelques hésitations, Hervé se lança dans la première montée, seul, suivi de près par Nina qui lui tenait la taille. Tout se passa bien, et ils atteignirent une courte descente. Là, Hervé hésita beaucoup plus, car Nina ne pouvait l’assister vraiment, et ils se concertèrent pour finalement décider qu’il fallait y aller, coûte que coûte. Hervé se sentit rapidement entraîné par son propre poids et il eut le réflexe de redresser ses pieds au maximum pour que ses talons puissent se planter les premiers dans le sol à chaque pas, et la descente s’effectua normalement vers la fin du parcours. Nina et Hervé s’enlacèrent et firent un petit pas de danse, marquant ainsi le bonheur d’avoir franchi une étape importante de la réadaptation à la marche pédestre, en terrain escarpé. Ils revinrent par un autre chemin qui comportait d’autres petits obstacles, comme le - 80 -


franchissement d’un filet d’eau sur des pierres plates, et l’enjambement d’un tronc d’arbre qui barrait le passage, mais tout se passa bien. De retour au garage, Nina insista pour que Hervé s’installe au volant d’une voiture électrique, et qu’il l’emmène faire un petit tour de dix kilomètres sur une route toujours déserte dans la forêt. Hervé s’installa avec quelques difficultés sur le siège avant, mais peu satisfait de son mouvement, il redescendit de la voiture et refit le même exercice quatre fois de suite jusqu’à ce que Nina lui dise « Parfait ». La conduite se passa très bien, et Hervé déclara que sa vision était tellement performante qu’il voyait le moindre détail à très grande distance, en commandant le zoom de la caméra via la connexion qui avait été pratiquée avec le nerf de concentration d’iris d’origine de l’œil biologique. Ils se réinstallèrent sur la balancelle, dans la même position romantique que tout à l’heure, et ils devisèrent en élargissant le sujet. Par exemple, cette seule découverte concernant la vision pourrait entraîner des révolutions complètes dans le traitement des aveugles et des mal voyants, de manière radicale. Sur le plan de la démographie et de la gérontologie associée, on pourrait imaginer que les individus puissent décider librement de continuer à vivre comme John, à une date où leurs cerveaux seraient encore intacts, plutôt que de végéter trente ou quarante ans de plus avec les coûts associés et l’impact correspondant sur la disponibilité alimentaire globale. - 81 -


En effet, pourquoi continuer à entretenir son corps biologique, alors qu’il a déjà perdu 80 ou 90 % de ses capacités en termes de mobilité et que, par ailleurs, il souffre ou souffrira de multiples douleurs qui coûteront très cher à la collectivité. ? Sans oublier, bien sûr, le fait que ces douleurs et difficultés, à ces âges avancés, ont un important impact négatif sur les capacités fonctionnelles résiduelles du cerveau, à partir d’une certaine limite d’âge, limite propre à chaque être. Sur le plan des coûts, l’économie sur trente ans, par exemple, sera colossale, car l’amortissement total du robot et ses coûts d’exploitation et d’entretien sur trente ans seront dix fois inférieurs à ceux d’un corps biologique qui ne cesse de se dégrader dans le temps. N’oublions pas non plus l’impact positif sur l’environnement. Et, cerise sur le gâteau, considérons sérieusement le bien-être retrouvé d’un cerveau sans souci autre que de travailler ou d’apprendre pour son propre plaisir, sans contrainte. En fait, de nombreuses personnes trouveront inutile de posséder personnellement un robot, et des services de location temporaire verront le jour, pour le mariage d’une arrière-arrière-petite-fille, par exemple. Une estimation de l’âge atteignable par des cerveaux correctement conditionnés est actuellement de deux cents ans environ, et John sera le premier à tester cette hypothèse. Nina se déclara prête à se mettre dans cet état vers soixante-cinq ans, lorsqu’elle estimerait que sa vie biologique aurait été suffisamment remplie. - 82 -


Hervé posa alors la question sur un sujet que jamais ils n’avaient abordé ensemble, jusqu’alors : — Nina, nous n’en avons jamais discuté, car nous ne voulions pas aborder le côté physique de notre relation, mais, quelle est ta position, aujourd’hui, concernant une vie biologique bien remplie ? — Hervé, je vais être très franche sur ce point. J’ai toujours souhaité avoir deux ou trois enfants, donc il me faudra trouver un mari qui convienne à mon tempérament et à mon caractère, et tu sais combien mon caractère n’est pas toujours très cool. Je sais d’avance que ma vie biologique et son complément intellectuel ne seront en aucune façon comparables à ce que j’ai vécu avec toi, mon Hervé, mais c’est une étape importante et nécessaire qui se présentera et que je n’éviterai pas, car ça fait partie de mon être profond. — Nina, il est évident que je n’attendais pas une autre réponse que celle-là ! J’ai eu cette chance d’avoir eu trois enfants et cinq petits-enfants, et cela faisait partie de mes souhaits dès l’âge de dix-neuf ans, donc il n’y a aucune raison que tu sois différente. Il ne s’agit pas d’un besoin de reproduction de l’espèce, mais plutôt d’un souhait de vivre en couple une vie qui ne soit pas simplement celle de deux égoïsmes juxtaposés, vivant plus ou moins ensemble dans le même logement ou pas. Avoir des enfants, c’est un engagement personnel de vingt-cinq ans, qui va jusqu’à leur maturité, donc avoir le dernier à trente-cinq ans nous amène à soixante ans. - 83 -


— C’est exactement comme cela que je conçois ma vie, Hervé, et mes occupations de mère n’empêcheront pas nos échanges, mais sur un mode mineur, du fait du temps disponible très réduit, tout simplement. Je te promets une chose, cependant, tu seras toujours le bienvenu chez moi, car bien entendu mon autre moitié sera informée de la densité de notre liaison passée. — Je ne pense pas profiter de tes invitations, ma Nina, car j’aurai, moi aussi, une nouvelle vie en voie de développement, et j’espère bien qu’elle sera aussi dense que ma carrière passée. J’envisage de créer des centres un peu partout avec Sony ou un autre grand groupe, des centres spécialisés destinés à accueillir tous les handicapés de la biologie humaine, naturelle ou accidentelle, qu’ils soient tétraplégiques, ou aveugles, ou tout ce que l’on trouvera dans les décennies à venir. Tous ces cas justifieront d’autoriser par la loi un choix individuel de robotisation, conservant le cerveau intact, et autorisant une vie intellectuelle parfaite et sans autre contrainte que la volonté de s’en servir et de le perfectionner. — Tu ne m’avais pas développé ces idées novatrices lors de nos échanges, mais maintenant, compte tenu de la situation, la tienne et la mienne, l’expérience phénoménale que nous avons réalisée en quatre jours, si je peux t’être utile pour mettre tout ça en œuvre, ne m’oublie pas. — Justement, je songeais à te proposer de rencontrer des anciens présidents de Sony que j’ai connus personnellement, qui sont actuellement présidents d’honneur, et qui seront intéressés par - 84 -


ce que nous avons réussi à faire, tous les quatre, dans un petit vallon des Rocheuses. — J’en serais ravie. — Et de plus, avec une présentatrice comme toi, qui a elle-même été impliquée profondément dans cette expérience, la crédibilité de ta présentation sera portée aux sommets. Tu pourras tout leur dire, y compris les facettes intimes me concernant et te concernant, car de toute façon, il n’y a pas d’histoire de sexe dans cette expérience, il n’y a que de l’amour, le véritable amour, celui qui dure toujours. — Tu as raison, je mettrais tout à nu dans l’exposé, sinon mon comportement récent ne serait pas très crédible, ils penseraient avoir affaire à une illuminée. — Tiens, Robert nous rejoint… Attention, Robert, cette balancelle n’est pas très solide. D’accord, on va essayer de prendre moins de place. — John, tout s’est tellement bien déroulé que je n’ai pas pu résister. — Que veux-tu dire, Papa ? — Tu te souviens d’Antoine Rouvier. Il vient de m’appeler pour me demander la date à laquelle il pourrait venir ici pour écrire le fameux article concernant ce projet. Je lui avais pourtant dit que ce serait moi qui le rappellerais, lorsque je le jugerais possible, et que mes travaux seraient suffisamment avancés. Mais il était aussi impatient que moi-même, et du coup, je l’ai invité, il sera ici demain. - 85 -


— Mais Papa, on ne va pas déjà exposer Hervé aux caméras, il faut qu’il s’adapte encore, il ne faut pas précipiter tout de la sorte ! — Nina, je me sens capable de tenir le coup, dès l’instant que tu es là, c’est l’essentiel. Mets Robert au courant de ce projet que j’ai en tête, il comprendra très bien, car nous en avions déjà parlé ensemble, avant mon accident. Je me sens un peu fatigué, et je vais rentrer m’installer pépère dans mon fauteuil réservé. — Je t’accompagne, et je vais vérifier toutes les conditions de fonctionnement du système, ajouta Nina qui prit le bras d’Hervé et l’accompagna en sautillant comme une gamine vers l’habitation où Francis les attendait, un sourire radieux au coin des lèvres.

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Quelques années passent…

Antoine Rouvier, le journaliste spécialisé du Psychanalytics Observer, arriva le lendemain, et prépara avec Robert un rapport très détaillé sur la technique employée pour séparer Hervé de John. Les cassettes d’enregistrement de l’opération furent visionnées et mixées pour une présentation en séance plénière à l’Académie des Sciences, la semaine suivante. Lyne repartit avec Antoine vers la Côte Est le surlendemain, pour assister à la présentation de l’article au patron d’Antoine, puis préparer la présentation à l’Académie des Sciences. Robert la rejoignit et ils firent la présentation ensemble, à l’Académie, sous les applaudissements debout de l’assistance, au moment même où l’article d’Antoine paraissait, faisant grand bruit dans la sphère mondiale du domaine psy. Tous trois devinrent des vedettes médiatiques poursuivies par tous les paparazzis de la planète, et - 87 -


les retombées pécuniaires s’accumulèrent, l’avocat de John faisant des miracles de son côté en négociant la cassette et les photos officielles. Aucun mot n’avait filtré concernant l’existence du robot Hervé. De son côté, Hervé peaufinait son look robotisé avec Francis, car la présentation aux patrons de Sony devait avoir lieu la semaine suivante. Hervé fut expédié d’abord à Los Angeles par avion dans un emballage spécifique en cabine touriste, accompagné de Francis. Lyne et Robert transitèrent par L.A. pour retrouver Francis et Hervé, et ils partirent à trois pour Tokyo. Francis resta sur place pour assister à Stanford à la remise du diplôme de son fils Herbert, vingtcinq ans, spécialiste comme lui de Chirurgie en Neurobiologie, et qui prévoyait de travailler avec son père après deux ou trois ans de galère en hôpital. La réunion avec Sony fut un triomphe, la grâce de Lyne y étant pour beaucoup, et son attitude envers Hervé fit merveille. Un grand contrat fut signé entre Sony et Robert, Lyne ayant refusé d’y être associée, et Hervé ne pouvant en faire partie, car sa réalité juridique était inexistante, pour le moment. Cependant, Hervé reçut une proposition officielle pour devenir citoyen japonais dès son retour aux USA, proposition qu’il refusa poliment, la législation américaine ne s’étant pas encore saisie du dossier des robots guidés par des cerveaux humains. Vérification fut faite cependant auprès des organismes d’assurances personnelles, qui - 88 -


acceptèrent de considérer le robot guidé comme un gadget appartenant bien au cerveau qui le contrôlait, en cas d’accident sur la voie publique. Le problème global subsistait pour Hervé, ne serait-ce que passer le contrôle aux frontières, prendre un billet d’avion ou d’autocar, réserver une chambre d’hôtel, etc., toutes choses qui n’étaient possibles que s’il était accompagné de son maître. Ces problèmes se résorbèrent dans les mois qui suivirent, après des séances houleuses dans les différents états de l’Union, mais une décision favorable fut finalement prise par la Cour Suprême. Hervé devint l’être responsable John, s’il prouvait par la transmission cryptée de son fichier ADN numérisé qu’il était bien contrôlé par John French. Hervé et Nina eurent l’occasion de rencontrer toute la famille descendante de John à Washington, sa femme ayant refusé de participer à la petite fête (de mauvaises langues susurraient qu’elle voyait son héritage disparaître pour des décennies, sinon des siècles). Ce qui devait arriver arriva, et Lyne se mit en ménage avec Antoine, sur la Côte Est. Malheureusement, ils n’eurent pas d’enfants, et Antoine disparut en mer lors d’un accident d’avion dix ans plus tard. Lyne avait alors trente-cinq ans, et elle décida de retourner dans les Rocheuses pour travailler avec Francis et Robert. Herbert travaillait maintenant avec son père Francis. Lui et Lyne devinrent rapidement des amis, et ils réalisèrent ensemble l’opération sur Robert et - 89 -


Francis quand ceux-ci déclarèrent qu’ils en avaient décidé ainsi. Cette décision individuelle avait été légalisée pour toute personne ayant dépassé soixante ans, même si elle était encore en bonne condition physique. Les trois robots de nos anciens étaient maintenant identiques, aux visages près, et correspondaient à la toute dernière version de Sony. Sony leur en faisait cadeau, maintenance comprise, pour services inestimables rendus à l’entreprise par nos trois héros qui avaient assuré le développement exponentiel de Sony dans le domaine des robots humanisés, comme ils les appelaient commercialement. Lyne ne souhaita pas oublier Antoine, dont le corps ne fut jamais retrouvé, et elle ne se remaria pas. Cependant, elle décida une insémination artificielle, qu’Herbert prépara pour elle, à partir de paillettes de spermatozoïdes que Francis conservait dans une bouteille à paillettes dans sa réserve personnelle. Cette bouteille d’azote liquide avait été gravée avec le nom du donneur, un certain Ovni, dit Bro, dont Herbert ne connaissait pas l’histoire, malgré ses recherches fouillées sur le Web et dans les registres nationaux américains. Il en résulta deux jumeaux, fille et garçon, qu’elle éleva comme une excellente mère jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Les enfants considéraient les trois robots et Herbert comme leurs oncles bienveillants, toujours aux petits soins avec les deux bambins. Lyne, de son côté, était tellement entourée d’affection qu’elle n’eut aucune difficulté - 90 -


d’adaptation à cette situation de mère célibataire, et elle commença à développer une carrière réussie d’écrivain, spécialisée dans la science-fiction anticipation, son domaine de prédilection. Ses romans laissant beaucoup d’espace à l’expression amoureuse de ses héroïnes attirèrent une clientèle féminine toute nouvelle sur ce créneau de la littérature. Lorsque ses enfants furent propulsés dans le monde, équipés de diplômes ronflants, elle se donna encore deux années de vie biologique, voyagea beaucoup, et finalement, décida de rejoindre ses anciens, qui lui firent des reproches, mais elle tint bon. Herbert exécuta l’opération avec deux assistants, sous le contrôle à distances des trois anciens, tellement inquiets pour celle qui était en même temps leur fille, leur amie, et leur copine. Tout se passa bien, et ensuite, il y eut quatre réceptacles dans la salle qui les abritait, avec leurs quatre fauteuils qui se faisaient face, autour d’une table carrée, car chaque sphère était placée dans un coin différent de la pièce. La nuit, les quatre robots donnaient l’impression de somnoler sur leurs fauteuils, suite à une discussion interminable, mais peut-être bien que la conversation se poursuivait, sans que l’on puisse la percevoir. Ce groupe des quatre fut à l’origine du plus grand bouleversement sociétal des trois dernières décennies sur la planète.

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Les Jumeaux.

Lors d’une réunion de famille, un an plus tard, avec la présence tellement attendue de Lina et de Lino, Herbert qui commençait à se faire vieux demanda à Lino d’aller chercher une bonne bouteille à la cave, une heure avant le repas, pour qu’on puisse la déboucher et la mettre en condition. Lino descendit avec Lina, et pendant que Lino triait les bouteilles de Bourgogne ancien, Lina découvrit un petit coffre qui contenait quelques ouvrages écrits en français, sous le pseudonyme d’Ovni, dit Bro, et commença à en lire un, car elle maîtrisait très bien cette langue latine. Elle remonta dans la cuisine avec sa trouvaille, et elle s’installa à côté de Francis, dans le coinrepas, pour continuer à lire, un peu plus tranquillement installée. Francis jeta un œil sur ce qu’elle lisait, eut un sursaut, et lui arracha presque des mains l’ouvrage, - 93 -


lui demandant sans hausser le ton où elle l’avait trouvé. Elle lui expliqua que le petit coffre était caché sous une ancienne bouteille de congélation à l’azote liquide, et qu’assez curieusement, le nom de l’auteur était aussi gravé sur cette bouteille vide, ce qui l’avait intriguée encore plus. Francis lui demanda le secret, se leva et rejoignit Herbert qu’il fit venir dans la cuisine. Francis prit son PC portable de poche et pianota une recherche concernant la Bibliothèque Nationale de France. Lorsqu’il fut sur le site, il rechercha Ovni, dit Bro, et la réponse concernait une quinzaine d’ouvrages, dont une autobiographie mise à jour, pour la dernière fois, trente-cinq ans plus tôt. Celle-ci révélait que l’auteur était établi aux USA, mais que toute son œuvre littéraire était en langue française, la langue de ses parents biologiques. Le nom de l’auteur ne correspondait à rien de connu, mais peut-être qu’une recherche dans les archives des changements de nom des immigrants fournirait une piste. Les résultats tombèrent immédiatement : l’auteur qui avait changé de nom s’appelait maintenant… John French, établi sur la Côte Est, spécialiste en nanotechnologies appliquées au domaine médical. Francis fit signe à Robert de les rejoindre, et ils se tassèrent autour de la petite table, Lino les ayant rejoints par curiosité. - 94 -


Herbert ne semblait pas dans son assiette, et était devenu très pâle. On devinait que, par instants, il avait envie de parler, mais il finissait par y renoncer au dernier moment. Robert fut informé de la trouvaille, se mit à trembler légèrement des mains, et leur demanda de le rejoindre discrètement au milieu du parc, Hervé et Nina s’étant débranchés pour se reposer une heure de plus. Ils s’installèrent sous la gloriette, et Robert commença une sorte de confession troublante : — Lorsque nous avons opéré John, j’ai fait incinérer tout son corps et les résidus de notre opération au cerveau, mais j’ai conservé quelque chose de lui, car je le considérais comme un très grand génie. Je l’ai fait sans même réfléchir, et tout à fait indépendamment du fait que Nina et Hervé s’aimaient depuis longtemps. C’est en tout cas l’impression que ma conscience de l’époque me rapporte. Je savais que John avait écrit en langue française plusieurs ouvrages sous un pseudonyme, et c’est sous ce pseudonyme que j’ai étiqueté cette bouteille de conservation sous azote liquide, de manière à ne pas soulever de question. Ensuite, que s’est-il passé, je n’en sais rien du tout. — Moi, je peux vous expliquer, déclara Herbert. Attendez-vous à une surprise de taille. Lorsque Lyne a demandé à être inséminée, il y a vingt-cinq ans, j’ai utilisé ces paillettes qui provenaient d’un inconnu selon moi. J’ai bien demandé à Francis à qui correspondaient ces - 95 -


paillettes, mais il n’en savait rien, car il conservait en permanence à l’époque plusieurs bouteilles de provenances diverses pour des essais en laboratoire. — Et il ne risquait pas de connaître cette bouteille, puisque c’était moi qui l’y avais placée, sans l’informer. Robert ajouta : — Suivez-moi dans la salle des maquettes. Ils se dirigèrent tous vers une pièce spécialement aménagée qui servait à monter et à ajuster les nouveaux robots avec les techniciens de Sony. Robert ouvrit un immense classeur qui contenait les posters qui servaient aux techniciens pour peaufiner les robots d’après ces photos réelles agrandies au format exact de la taille des personnes à modéliser. Il en retira un poster de John à trente ans, celui qui avait servi à réaliser Hervé et un autre correspondant à Nina, accrochant les deux posters côte à côte sur le mur le mieux éclairé. Il prit Lino par les épaules et le fit se placer à côté du poster de John, et il fit de même avec Lina aux côtés du poster de sa maman Nina. Les trois oncles prirent du recul, examinèrent chaque détail, mais la ressemblance était si flagrante qu’il ne restait aucun doute. Lina et Lino commençaient à deviner quelque chose, mais Robert leur demanda de ne pas bouger, et il prit une photo en grand angle de la scène. Le temps de faire une impression grand format de la photo, et les enfants comprirent immédiatement qui était leur père en la regardant. - 96 -


Robert et Francis entamèrent tous deux un aparté sur les fées qui, paraît-il, revenaient tous les trente à cinquante ans, discussion à laquelle les deux jeunes ne comprirent rien du tout. Ils eurent ensuite une longue discussion tous ensemble, le problème étant de décider d’informer ou non Nina et Hervé qui allaient se réveiller sous peu. La décision ne fut pas aisée à prendre, car il y avait un risque évident que la très bonne relation actuelle entre ces deux êtres, liée à leur histoire commune si particulière, puisse être perturbée par une annonce aussi inattendue. Lina et Lino étaient encore sous l’effet de surprise de la récente découverte de leur origine biologique, et ne connaissaient que peu de choses sur l’histoire d’amour qui liait leur maman Lyne à John. Ils avaient bien remarqué que ces deux-là entretenaient une relation beaucoup plus proche et souvent muette qu’avec les deux autres pionniers, lorsque leurs robots étaient dans la maison : de même, ils se promenaient toujours en se tenant par le bras, et ce n’était pas lié à la difficulté de leur parcours pédestre, car les allées du parc étaient parfaitement entretenues. Lorsque Lyne était encore vivante, les deux enfants ne s’étaient aperçus de rien, car ils n’étaient pas souvent là du fait de leurs études, et Lyne s’occupait beaucoup plus d’eux que des autres habitants de la grande maison commune, lorsqu’ils étaient en vacances scolaires. C’était la maison de Francis qui les abritait tous depuis une vingtaine d’années, car Robert - 97 -


souhaitait rester le plus près possible du laboratoire d’expérimentation, et Francis, qui n’avait que son fils unique, avait accepté avec joie d’accueillir Robert, Lyne et ses jeunes enfants. Robert fut le plus prolixe au cours de l’argumentation que chacun présenta. Francis resta un peu en marge, ne réagissant qu’exceptionnellement, conscient du rôle majeur que Robert devait jouer dans cette décision. L’intuition féminine de Lina l’amena à s’exprimer en ces termes : — Je n’ai pas encore eu l’expérience du grand amour de ma vie, mais je comprends cependant que la situation a deux facettes, très différentes l’une de l’autre. Maman a eu une vie amoureuse biologique normale, je suppose, et elle a sûrement beaucoup pleuré Antoine, la preuve étant qu’elle ne s’était pas remariée et qu’elle n’a eu aucun copain à ma connaissance depuis son veuvage. De plus, elle a préféré se faire inséminer artificiellement, ce qui ajoute donc à sa forte acceptation de la vie biologique d’une femme capable d’avoir des enfants. Certes, elle n’a pas cherché de père de remplacement lorsqu’elle accoucha, mais on peut comprendre la situation particulière, puisque vous jouiez tous plus ou moins ce rôle en qualité de grand-père et de multiples tontons. J’en profite pour dire toute la joie et l’émotion qui nous étreint, Lino et moi, lorsque nous parlons de vous. Jamais, nous n’avons ressenti de manque lorsque nous parlions famille avec nos camarades - 98 -


de classe ou de promotion. Nous nous sentions comme tous les autres, aussi entourés et choyés. Le fait que son amour cérébral avec John ait été interrompu par la période de dix ans de vie commune avec Antoine, loin d’ici, a eu un impact sur maman, bien qu’elle ait repris cette relation lorsqu’elle est revenue habiter ici. Qu’en penses-tu, Grand-père ? — Je vais surtout parler du cas de John, car je l’ai suivi en permanence. Lorsque Lyne s’est mariée, John a eu une courte période de dépression, mais rien de dramatique, et Lyne n’en a pas été informée, à la demande expresse de John. Je peux affirmer que John n’a eu aucune relation virtuelle avec Lyne pendant ces dix années, sauf lorsqu’elle venait ici nous faire un coucou/bisou de passage avec Antoine, et le comportement de Hervé a été tout à fait adapté à la situation. Cependant, les enregistrements de John, que je surveillais en permanence, traduisaient un trouble certain dans les zones émotives de son cerveau, lors de ces courtes visites. Nous n’en avons jamais parlé, John et moi, et c’était très bien ainsi, car John assumait, et de plus se tuait à la tâche sur tous les projets qu’il menait en parallèle. John n’a pas réclamé une attention particulière de Lyne, lorsqu’elle est venue s’installer ici, et leur rapprochement se consolida comme la plus naturelle des choses, une forme de compromis où chacun respectait la peine de l’autre. Puis les peines s’estompèrent rapidement lorsque Lyne décida d’enfanter, et alors, ils - 99 -


retrouvèrent très vite le comportement extraordinaire de l’amour qu’ils se portaient auparavant. Hervé joua un rôle de tonton attentif, tout comme Francis ou Herbert. Bien entendu, il était plus attentionné, plus à l’écoute, et il discutait souvent avec Lyne de l’éducation et des études des deux jumeaux, mais il n’y avait rien d’anormal pour nous qui connaissions l’histoire exceptionnelle de ces deux tourtereaux-là. Qu’en penses-tu, Francis ? — Je souhaite rester le plus neutre possible dans cette affaire, et la seule chose que je vais souligner est relative à l’éducation des deux jumeaux. En effet, si l’on considère les parcours biologiques des deux parents, à l’époque où Lyne a atteint quarante ans, ses jumeaux avaient alors quatre ans, et Lyne conservait encore en mémoire la vie très libre que Robert lui avait laissé vivre pendant dix ans, entre quinze ans et vingt-cinq ans. La relation virtuelle entre John et Lyne a été exceptionnelle, dans la mesure où Lyne était très libre à cette époque, mais John a fait des efforts énormes pour n’en pas tenir compte, il me l’a dit dans un accès mémorable de confidences personnelles. J’ajouterais que s’ils avaient eu une rencontre réelle, physique, à cette époque, elle aurait brisé leur amour en très peu de temps, et que l’un et l’autre en étaient conscients, évitant toute bulle émotive qui aurait risqué d’entraîner une telle rencontre. - 100 -


Mais après dix ans de mariage avec Antoine, Lyne avait beaucoup changé, et elle avait rangé au placard ses frasques antérieures, restant fidèle à Antoine, jusqu’au bout. Lors des premières discussions entre Lyne et John relatives à l’éducation des jumeaux, le consensus était prêt, et il n’y eut aucune difficulté. Assez curieusement, la période de dix ans de vie commune avec Antoine a joué un rôle important dans le mûrissement de ce consensus éducatif. — Entièrement d’accord avec toi, ajouta Robert, et je ne peux que regretter le peu de temps que j’ai accordé à Lyne quand elle était adolescente. John m’a fait la même confession concernant ses enfants, il regrettait que sa carrière lui ait absorbé tant de temps, avec si peu de temps libre pour participer à la vie de sa famille. Il m’a même raconté sa surprise, un soir à dîner, quand sa fille de vingt ans avait invité un ami pour le lui présenter. Il s’était alors retrouvé face à un étudiant béninois, fils du ministre de l’Industrie locale, qui lui avait proposé un job payé trois fois plus s’il lui accordait sa fille, et vous imaginez sa réponse. Pour conclure, concernant la filiation de Lina et de Lino, je pense qu’il faut prendre le risque de tout leur dire, aujourd’hui. — Tu as raison, grand-père, car Lino ou moi, nous nous tromperons forcément un jour ou l’autre, et alors ce serait grave, car nous serions moins bien préparés à amortir le choc qu’aujourd’hui. — Exact, confirma Francis, je suis pour cette solution. - 101 -


— Moi aussi, dit timidement Lino, qui adorait sa mère. — Je suis bien évidemment d’accord, ajouta Herbert qui était resté silencieux jusque-là. — Je propose que les jumeaux fassent l’annonce, car la séquence émotion sera plus intense, venant de leur part. Qu’en pense ma charmante petite-fille, Lina ? — Je suis partante, et c’est moi qui parlerai, pendant que Lino la prendra tendrement dans ses bras, comme fait d’habitude le chouchou de service ! dit-elle en donnant un léger coup de coude dans les côtes de son frère qui ajouta : — Il y a une chose que nous oublions, car nous concentrons notre réflexion sur Lyne, ce qui est logique, mais nous oublions John, qui pourrait intervenir dans le processus, ce qui serait peut-être dommageable. Je propose que grand-père le prévienne d’abord, et ensuite que Lina et moi, nous voyions maman, sans la présence de John.

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La grande explication.

Robert alla réveiller Hervé et lui proposa une balade jusqu’à la tonnelle. Hervé s’étonna d’un si grand mystère, et demanda que Nina soit également présente. Robert l’en dissuada, et ils cheminèrent lentement jusqu’à la tonnelle couverte de fleurs de bougainvilliers rouges, magiquement éclairée par le soleil couchant. Robert commença par demander à Hervé/John de ne pas se brancher sur Nina pendant toute cette phase, ce qui fut accepté avec un froncement de sourcil interrogatif. Il raconta les deux dernières heures avec tous les détails. John s’accouda sur la table de la tonnelle et posa son front entre ses deux mains lorsqu’il commença à se douter de ce qu’allait lui révéler Robert. Lorsque Robert eut terminé, John resta un long moment immobile, dans la même position, comme - 105 -


prostré. Robert se leva, fit le tour de la table et força Hervé à se lever, en le prenant sous les aisselles. Robert était inquiet, car il ne pouvait surveiller les enregistreurs de John, et il lui fallait vérifier que John n’était pas en train de faire une hémorragie cérébrale. Il força Hervé à lui faire face, et il vérifia les mouvements de paupières de Hervé, qui ne cessaient de se lever et de s’abaisser, comme quelqu’un qui pleure en silence. … Robert serra très fort son ami dans ses bras, et ils restèrent ainsi une longue minute, jusqu’à ce que les sanglots, perceptibles aux mouvements lents, mais saccadés des épaules de Hervé s’estompent, puis disparaissent totalement. Robert demanda alors à Hervé de le suivre dans la salle des posters, et Hervé le suivit sans dire un mot. Quand ils furent tous deux face aux posters, Hervé manqua s’affaisser, et Robert le fit s’asseoir en urgence, face au mur. Robert en profita pour aller rapidement dans le salon carré pour vérifier les enregistrements qui ne signalèrent rien d’exceptionnel, compte tenu des circonstances. Il vérifia que Lyne dormait encore et retourna auprès de Hervé qui s’était redressé, puis mis debout et approché des posters qui paraissaient le fasciner. Il insista longuement devant chaque couple de posters, John/Lino, puis Lyne/Lina et se retourna vers Robert, avec un sourire attendrissant qui se forma rapidement sur ses lèvres. Et enfin, il s’exprima : - 106 -


— Robert, tu vois, je pensais que le plus beau jour de ma vie fut celui de ma mort, ce fameux jour où je vis réellement Nina dans le corps de Lyne pendant quelques trop courtes minutes, eh bien, j’ai maintenant la chance d’avoir, non pas un, mais deux plus beaux jours de ma vie. Je n’arriverai jamais à les départager, et je les verrai toujours superposés, ou plutôt comme un diaporama sans fin, avec seulement deux images, mais quelles images ! Mais Nina,… où est-elle ? — Ne t’inquiète pas, elle dort encore, et c’est Lina et Lino qui la préviendront, en prenant toutes les précautions utiles. Tu peux avoir confiance dans la finesse d’analyse de Lina, qui connaît très bien sa mère et qui abordera le sujet avec toute la délicatesse souhaitable. — Puis-je les voir maintenant ? — Non, ce n’est pas recommandé, il est préférable de laisser Lina se concentrer sans la perturber. Tu auras droit au bouquet final, lorsque le cap difficile sera passé. — D’accord, restons ici pendant ce temps, mais ça va me paraître une éternité…. C’est à ce moment-là que Lina et Lino pénétrèrent dans le salon carré pour réveiller Nina : Lina portait un plateau avec deux verres de jus d’orange et proposa à Nina de les accompagner jusqu’à la balancelle, la température étant douce ce soir.

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Lorsqu’ils furent installés, ils discutèrent de tout et de rien, burent leur jus d’orange, chaque enfant encadrant Nina. Lino, qui était à gauche de Nina s’allongea sur le dos et reprit sa position préférée lorsqu’il était enfant, la tête posée sur les cuisses de Nina, qui lui caressa les cheveux avec un sourire attendri : cette position, c’était la première fois qu’elle se reproduisait depuis une dizaine d’années, mais Nina retrouva vite les gestes tendres et son nouveau corps s’adapta parfaitement pour rejouer la scène d’amour filial d’antan. Lina en profita pour lancer la conversation : — Maman, nous n’avons jamais posé de question sur nos origines, mais tu te doutes bien que cette question nous trotte dans la tête depuis longtemps. — Mais, ma chérie, tu sais bien que dans tous les cas d’insémination artificielle, la loi protège le nom du donneur qui doit rester secret à jamais. — Oui, je sais cela, mais les enfants cherchent et fouillent de leur côté, tu le sais aussi. — Bien, et vous n’avez rien trouvé, n’est-ce pas ? — Non, rien de rien, à tel point que c’en est troublant. — Que veux-tu dire par là ? — Eh bien, toi, maman, on comprend bien que tu n’aies jamais cherché à retrouver quoi que ce soit, mais grand-père doit avoir conservé quelque part une trace de la fourniture des paillettes par l’organisme spécialisé qui gère ces affaires-là. — Oui, sûrement qu’il a ça dans un coffre ! — Il affirme qu’il ne retrouve rien du tout, et pourtant, il est le seul à posséder la combinaison. - 108 -


Lino et moi lui avons mis la pression, et il a ouvert le coffre devant nous, mais il n’y avait rien qui ressemble à ce genre de documents officiels. — Oh, pauvre papa, vous lui avez fait ça ? — Je vais t’avouer qu’on a même fait pire encore ! — Qu’est ce que vous avez encore inventé ? Vous avez utilisé des produits interdits pour le faire parler ? — Non, ça n’a pas été nécessaire, mais on l’a fait parler autrement. On a étudié en cours de neuropsychiatrie une méthode qui permet de faire parler les gens qui dorment profondément, et on l’a mise en œuvre. — Quoi, vous avez osé ? — Oh, c’était facile. Comme son cerveau est couvert de sondes, il a été aisé de surveiller les enregistrements pour détecter le moment très bref dans le cycle d’endormissement où l’on peut faire parler les gens. — Et qu’a-t-il dit, dans son sommeil ? — Tu vois que tu es curieuse, toi aussi ! — C’est de votre faute. — Meuh non, c’est naturel. Par contre, ce qu’il a dit n’était pas très explicite, car en général les gens répondent un peu à côté de la question posée. Mais peut-être n’ai-je pas posé la bonne question initialement. Je lui ai demandé où étaient les documents de ton insémination. Il a répondu « Il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu ! ». Je lui ai demandé s’il avait utilisé les stocks de paillettes que Francis conservait à la cave. — Francis avait des stocks à la cave ? - 109 -


— Oui, pour des expériences sur des embryons, expériences faisant partie de ses recherches fondamentales sur l’ADN. Mais grand-père nous a affirmé qu’il ne s’en était pas servi. Ce qui ne nous avançait guère. J’ai osé lui poser la question brutalement « Mais qu’as-tu donc utilisé ? » et là, il s’est mis à dire des choses confuses, comme si son subconscient bloquait et refusait de dévoiler un secret terrible. — Un secret terrible ? Qui concernerait la famille ? — Oui et non : en fait, dans ce fouillis verbal, il transparaissait clairement qu’il parlait d’une époque bien plus lointaine que celle de l’insémination proprement dite. Il parlait de sang, de brûlures, de corps déchiqueté, de jambes broyées, d’accident mortel, de feu, de toi, de Francis, de lui, de blouses blanches, de scalpels, bref une vraie histoire à faire frémir. — Oui, il revivait l’époque où j’ai été sauvée par John au péril de sa vie. Mais quelle relation avec vous deux ? — Apparemment aucune, sauf qu’il était dans tous ses états, bouleversé, et qu’il disait avoir fait quelque chose d’illégal et qu’il n’en dirait pas plus. — Mais pourquoi ne pas le lui demander maintenant, ici ? — Tu comprends bien que nous-mêmes avons fait quelque chose d’illégal, et qu’en plus, il s’agit de notre grand-père, maman. Il est hors de question de lui avouer ça ! - 110 -


— Moi-même, j’ai participé à l’opération de John, et je n’ai pas quitté le laboratoire, donc s’il y avait eu quelque chose, je l’aurais vu. — Oui, maman, mais tu ne sais rien de ce qu’il est advenu des restes biologiques de John. — Il est vrai que, ni Francis ni moi, ne nous sommes occupés des restes de John, car c’est papa qui a pris ça en charge, en nous précisant qu’il était hors de question que nous quittions notre poste d’opération pour cela. — Qu’aurait-il bien pu faire d’autre que d’incinérer tous ces restes en charpie ? — Je n’en sais rien, nous ne lui avons pas posé la question à son retour. — Mais selon toi, qui a vécu ce drame et participé à cette opération dans tous ses détails, qu’aurais-tu souhaité conserver si tu avais été à la place de Robert, lors de cette tâche macabre ? — Rien de particulier, ça aurait été idiot ! La seule chose qui m’importait était de réussir cette opération du cerveau, rien d’autre. — Oui, mais quand même, vous étiez en pleine opération, tous les trois, et vous n’étiez pas certains de réussir, John aurait pu mourir réellement, sous vos doigts. Ne penses-tu pas que grand-père y songeait aussi, à cette mort possible. ? — Si j’avais été à la place de papa, j’aurais pensé à ma fille, moi, à son amour cérébral dont la source disparaît sous ses mains, et j’aurais peutêtre conservé quelque chose qui se conserve très facilement, le cœur, par exemple. — Mais n’y a-t-il pas quelque chose qui se conserve encore mieux qu’un cœur, et qui caractérise encore mieux l’individu qui va mourir ? - 111 -


Imagine de nouveau que ce soit toi qui aies dû éliminer ces restes, qu’aurais-tu conservé qui caractérise le plus John ! — Évidemment, si je pensais que John risquait de mourir, à ce moment-là, j’aurais conservé son ADN, des paillettes. Mais pour le principe seulement, par fétichisme, car à cette époque, j’envisageais avoir une vie pleine de femme mariée, et avoir des enfants avec un autre homme, ce que j’ai fait d’ailleurs, avec la bénédiction de John. — Bien, mais lorsque tu es revenue t’installer ici, pour finalement te faire inséminer, tu ne savais pas ce que Robert avait conservé de John. En conséquence, nous revenons toujours à la même question, qui est ce donneur inconnu ? Et au fond, si Robert t’avouait maintenant qu’il avait conservé des paillettes de John, que lui diraistu ? — Eh bien, je pense qu’il se ferait drôlement secouer pour ne pas m’avoir avoué ça au moment où je demandais à être inséminée, car il est évident que la situation était différente, et avoir un enfant de John aurait été ma plus grande joie. — Bien, je vais te montrer une photo grand format que nous venons de prendre dans la salle des posters, dis-nous ce que tu en penses. Dans la salle carrée, les enregistreurs se mirent à palpiter, et lorsque Nina regarda la photo, ils s’affolèrent, quelques petites LEDs rouges se mirent à clignoter, le cerveau atteignit une température limite puis Nina tomba en état de syncope vagotonique. - 112 -


Mais cet état ne dura pas plus d’une demiseconde, car la pompe de circulation sanguine continuait à fonctionner, n’ayant pas été programmée pour tenir compte de l’ordre d’arrêt cardiaque envoyé automatiquement par le cerveau dans ces circonstances-là. Les jumeaux ne perçurent même pas cette courte phase émotive, et Nina, reprenant immédiatement conscience, enserra ses deux enfants entre ses bras un long moment sans rien dire. Elle demanda si John était informé, ce qui lui fut confirmé, et où il se trouvait en ce moment. Tous trois se levèrent et se dirigèrent vers la salle aux posters. Lorsqu’elle y pénétra, Robert s’attendait à voir une furie lui reprocher son geste, ou son silence pendant tant d’années. Mais non, Nina se dirigea lentement vers Hervé qui se tenait debout, au milieu du mur aux posters. Nina prit la main de ses jumeaux, un de chaque côté, puis s’arrêta à un mètre, face à John. Francis et Herbert enclenchèrent leur caméra pour immortaliser les retrouvailles. Robert resta bras croisés, à distance. Lina et Lino prirent chacun une main de Hervé qui était ému jusqu’aux larmes. Les quatre êtres se fondirent en un groupe soudé, visage contre visage, un peu comme une équipe sportive qui se prépare pour les futures épreuves, mais ici, il s’agissait des épreuves de la vie, de la vie de famille, de l’essentiel de la vie, de l’amour tout court, finalement. Lorsqu’ils se séparèrent, Nina dit à Hervé : - 113 -


— Hervé, je tiens à ce que tu saches que tes paillettes, je ne les aurais jamais acceptées avant l’accident ! Et tout le monde éclata de rire au milieu d’embrassades sans fin.

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Politique planétaire. En cette année 2045, la planète est au bord du gouffre. L’évolution démographique, associée à l’évolution des niveaux de vie des pays les plus peuplés, a entraîné une pénurie dans tous les domaines, mais surtout dans le domaine alimentaire. La Chine et l’Inde évitent l’affrontement direct, et favorisent plutôt le départ de centaines de millions de leurs ressortissants qui envahissent progressivement tous les pays, entraînant une certaine répartition géographique de la pénurie alimentaire généralisée. Une guerre mondiale nucléaire n’est plus d’actualité, car chacun sait bien que les terres arables seraient irradiées, et que ce n’est donc pas une solution pour résoudre le problème alimentaire. Quarante ans après l’année 2005, qui avait vu la population atteindre les 6 milliards d’humains, celle-ci atteint maintenant le double et consomme quatre fois plus d’aliments, de toutes natures. Constatant leur impuissance à régler ce problème par les moyens classiques, y compris par des mesures restrictives de la natalité, les gouvernements des pays de plus de cent millions d’habitants ont décidé de créer une sorte d’ONU, spécialisée dans la prospective et la planification nataliste et alimentaire. Le premier article de la constitution de cet organisme engage les adhérents à respecter la vie - 115 -


humaine, ce qui exclut toute forme de guerre bactériologique à petite ou grande échelle. Cependant, chaque pays a le droit de conserver une armée de blindés et une aviation d’observation, les armes nucléaires et les fusées porteuses ayant été démantelées depuis longtemps. Cet organisme a pris pour nom H.B.S.O. (Human Being Saving Organization). Il est basé en Suisse, pays neutre choisi à l’unanimité, même par la Chine, après de nombreux atermoiements. Depuis ses débuts, les délibérations internes du HBSO sont restées secrètes, les réunions plénières n’ayant qu’un but, faire semblant vis-à-vis des médias et du public. Des légendes urbaines suggèrent que le HSBO va programmer un plan d’extinction des anciens âgés de plus de soixante-dix ans, et comme on dit en langage populaire, il n’y a pas de fumée sans feu. Dans tous les pays où existent un système de retraite et un système de couverture sociale par répartition, les caisses sont vides et les jeunes ne peuvent cotiser plus. Dans certains pays, les états ont confisqué les propriétés immobilières des retraités, leur laissant simplement la jouissance des lieux jusqu’à leur décès. Le système de robots humanisés que John, Robert, Francis et Lyne ont développé depuis des décennies a surtout concerné les handicapés physiques, les tétraplégiques, etc…, et ce système fonctionne parfaitement, dans plusieurs pays, avec des centres particuliers pour la conservation des cerveaux, servis et entretenus par les robots des - 116 -


hébergés, et financés par leurs actifs immobiliers au moment de leur entrée. Ces centres fabriquent eux-mêmes par avance les robots de base pour les futurs arrivants, laissant la moitié de leur production aux multinationales qui commercialisent des robots sous une forme non humanisée aux plus riches, comme gadgets contrôlables par ordinateur à distance. Un certain nombre d’armées utilisent ces robots uniquement comme personnel d’entretien, en période de paix ou de guerre, les soldats humains qui meurent au front comptant finalement moins que les robots, en cas de conflit. Globalement, il y a environ dix millions de robots humanisés sur la planète, dont deux millions seulement sont des volontaires encore valides qui choisissent légalement cette solution entre soixante et soixante-dix ans. Les aveugles sont traités à leur demande, avec un système de caméras à haute performance, mais le coût de l’opération est relativement dissuasif. Il y a aujourd’hui deux milliards cinq cents millions de personnes de plus de soixante-dix ans sur Terre, soit vingt pour cent de la population globale, et c’est là que le bât blesse, car leur entretien représente quarante pour cent des revenus globaux de la planète. La création de centres de conservation de tous ces cerveaux est envisageable, et le coût d’entretien tomberait à cinq pour cent au lieu de quarante, sans les robots, dix pour cent avec les robots, mais le problème est principalement philosophique et religieux. - 117 -


Aucun pays n’a encore pris la décision d’imposer cette forme de survie à ses anciens, mais il en est question partout, pour éviter une guerre d’extermination qui toucherait toutes les couches vives de la population, et pas seulement les générations les plus anciennes. Le potentiel de neurochirurgiens a fortement augmenté au cours des dix dernières années, car les crédits militaires dans le domaine nucléaire étaient devenus inutiles. Ils ont été réalloués aux études et carrières biologiques, créneau devenu vital pour la pérennité de l’espèce humaine. La grande majorité des étudiants opte pour ces études et carrières rémunératrices, une moitié dans le domaine de la biologie alimentaire, l’autre dans la neurobiologie réparatrice ou adaptatrice. Les quatre pionniers sont devenus des administrateurs dans nombre d’universités à travers toute la planète, et ils donnent occasionnellement des conférences avec leurs robots dans des amphithéâtres de deux mille places, toujours bondés. Pour éviter des déplacements inutiles, ils disposent d’un robot personnel dans chacune des Universités où ils interviennent. Par exemple, si Robert doit intervenir à Pékin, il lui suffit de déclarer son code ADN à distance sur son robot pékinois, qui est alors activé localement par une interface électronique automatique qui compare les deux codes et valide la connexion. Ainsi, personne d’autre que Robert ne peut utiliser l’un de ses quinze robots présents dans quinze universités différentes. Il en est de même - 118 -


pour Lyne, John et Francis, ce qui porte à une cinquantaine le nombre d’universités où les quatre pionniers sont présents physiquement, disponibles à tout moment pour prendre les décisions importantes. Toutes ces universités disposent d’un hôpital dernier cri, pour réaliser les opérations spéciales appelées JOP (John Operation). Un grand nombre d’améliorations des conditions opératoires initiales ont été apportées, et la fiabilité d’une opération Jop atteint aujourd’hui 99,9 %. Les cerveaux sont tous regroupés et stockés dans des cavernes souterraines, à l’abri de tout cataclysme, et la fourniture énergétique de secours est réalisée, en cas de défaut sur le réseau principal, par des générateurs diesels placés eux aussi dans de profondes cavernes. Certains robots humanisés servent à alimenter les systèmes de survie, et les fournitures extérieures sont strictement contrôlées par des hommes et femmes spécialement formés pour le contrôle qualité des différents ingrédients chimiques.

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Intervention des jumeaux.

Les quatre pionniers décidèrent de poursuivre leurs travaux sur le plan universitaire, domaine où ils excellaient. Cependant, les risques de troubles mondiaux se faisant de plus en plus pressants, le H.B.S.O. fut rapidement amené à constituer un service spécifique de conciliation et d’harmonisation des politiques en matière d’eugénisme entre les pays participants. À l’occasion de l’élection du premier Secrétaire de ce service, le H.B.S.O. accepta une dérogation en considérant favorablement la demande des quatre pionniers qui proposèrent les deux jumeaux pour ce poste. Lino et Lina furent élus à l’unanimité, car leur image planétaire d’impartialité héritait de celle des quatre pionniers, présents partout à la fois, instantanément, dans tous les pays, sur simple demande des universitaires locaux. - 121 -


Pour leur protection, un groupe de robots volontaires, anciens militaires et agents secrets, se mêlaient à la foule à chacune de leurs sorties, et changeaient de look autant de fois que nécessaire. Lino et Lina ne se présentaient jamais ensemble en public, de manière à assurer la direction du service sans interruption en cas d’attentat. L’arme unique des services de protection était particulière, dans la mesure où elle consistait à simplement coordonner leurs voix dans le domaine des suraigus et des infrasons pour faire éclater les tympans des attaquants. Ils disposaient en effet de hauts-parleurs de très grande puissance, et d’une batterie surdimensionnée. La puissance de leurs microphones particuliers était réduite au minimum pour éviter des dégâts sur eux-mêmes. Lino ou Lina étaient équipés de tampons acoustiques spéciaux pour leur protection physique auditive. Leurs vêtements étaient en toile d’araignée, toile ultra résistante, araignées sélectionnées et élevées dans les cavernes profondes de lieux de stockage des cerveaux. La détection des assaillants potentiels était facilitée par la surveillance de toutes les communications dans la zone d’opération. Tout objet métallique plus gros qu’un trousseau de clés était détecté sur mille mètres de rayon. Des tests d’attentats de toute nature avaient confirmé le protocole et les vêtements spéciaux. Une seule tentative réelle d’attentat eut lieu au cours des quinze années suivantes, et les dégâts furent tels dans la foule que les autres sorties ne furent suivies que de loin et seulement par des fans - 122 -


inconditionnels qui surveillaient constamment leurs voisins immédiats. Nombreux furent les gouvernements qui demandèrent l’autorisation d’utiliser ces techniques militaires particulières pour réprimer les manifestations locales d’opposants, mais aucune suite ne fut donnée à ces demandes. Les actions de Lino et Lina furent perturbées au début par les oppositions locales aux gouvernements en place, mais ils se déplaçaient en personne pour convaincre les dirigeants de l’opposition. Ils étaient accompagnés à cette occasion par l’un des quatre pionniers qui faisait une présentation magistrale des avantages et inconvénients de la solution qu’ils proposaient, à savoir, autoriser toutes les personnes volontaires de se transformer dès l’âge de soixante ans pour les valides, et n’importe quand pour les mal voyants et les polytraumatisés. Le nombre de U.B.S. (Underground Brain Storage = stockage souterrain de cerveaux) augmenta considérablement au cours des ces quinze années. En 2060, deux milliards de cerveaux sont stockés et branchés en réseau pour prévoir et résoudre tous les problèmes potentiels de la planète. La population valide a été réduite à cinq milliards grâce à une politique nataliste sévère et aux contraceptifs distribués gratuitement, réduction forte résultant également de famines dans des continents entiers. L’objectif ultime, accepté par tous les états, est de ramener la population valide à un milliard - 123 -


d’individus et de constituer une capacité importante en termes de U.B.S. de stockage, jusqu’à un maximum de dix milliards de cerveaux. Ce résultat sera atteint avant la fin du XXIème siècle, si aucune perturbation majeure ne survient.

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Le JOP a un demi-siècle.

L’année 2055 célébra en grande pompe le cinquantenaire de la première opération JOP. On ne parla que de John, on revisita ces cinquante années de développement scientifique au service de la survie de la race humaine, et des festivités eurent lieu dans tous les pays du monde, à l’heure exacte du réveil de John, suite à son opération. Les pionniers et les jumeaux fêtèrent ça en famille, dans la maison familiale du petit vallon des Rocheuses. Les quatre pionniers s’offrirent même une partie de pèche à la mouche dans un lac d’altitude, mais sans entrer dans l’eau, cette fois. Les truites furent fumées sur place, à l’occasion d’une garden-party sans témoin autre qu’un caméraman sélectionné pour la circonstance. Lina et Lino furent aux petits soins pour les anciens pendant toute la journée, qui fut belle et ensoleillée de surcroît. - 125 -


Une table pour huit fut dressée pour les quatre pionniers, Herbert, Lina et Lino, ainsi que le caméraman. L’ambiance fut réellement festive, et Lina fut fort sollicitée pour esquisser quelques pas de danse avec chacun des hommes présents. Lino et Lina s’éclipsèrent un moment pour aller chercher dans leur voiture un document unique, sous forme d’une clé USB cryptée qui contenait l’intégralité des échanges épistolaires sur le web de John et Lyne. Cette clé USB était en or, et elle était gravée à leurs noms. Elle contenait également plusieurs photographies des deux amoureux du Web, sélectionnées et présentées de manière très romantique dans un diaporama. On y trouvait aussi les vidéos des premières balades de Hervé au bras de Lyne, dans la forêt voisine, puis de Hervé et Nina ensemble, bref tout l’historique de ces deux-là. De nombreuses demandes de scénaristes seraient sûrement exprimées pour en tirer un film émouvant, mais il est fort probable qu’ils essuieront des refus polis, mais fermes.

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Épilogue Cette anticipation de quelques dizaines d’années ne prendra sûrement pas exactement la forme que ce roman a essayé de décrire, mais il est vraisemblable que des modifications énormes de notre façon de vivre seront nécessaires. L’auteur espère surtout que le lecteur aura apprécié l’histoire d’un amour, en même temps impossible et si réel, que les nouvelles technologies de cette première décennie du XXI siècle auront permis.

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Table des matières LE PROFESSEUR LORMONT, PSYCHANALYSTE, CHEF DE CLINIQUE………………………… …..15 LE DECLENCHEUR……………. ...21 LA CONFESSION. ………………....27 LES PROJETS……………………. .37 LE LABORATOIRE DE FRANCIS…. 41 L’ACCIDENT……………………… 45 OPERATION SANS RETOUR. ……..51 LE REVEIL DU MORT……………. 57 LA REUNION DE FAMILLE. ………69 HERVE ET HERVE. ………………75 QUELQUES ANNEES PASSENT…..87 LES JUMEAUX. …………………..93 LA GRANDE EXPLICATION……… 105 POLITIQUE PLANETAIRE……….. 115 INTERVENTION DES JUMEAUX….121

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LE JOP A UN DEMI-SIECLE. ………..125 ÉPILOGUE…………………………… 127

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