Journal Officiel des Banlieues#3

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dossier DOSSIER Lille, ma Medina

Je me souviens... de mes 20 ans

Imagine un matin la ville de Lille Cette heure sonne ce matin en ville de Lille (x2) J’ai 17 ans, j’arrive ici en 1964 Une valise à la main, toujours prêt à me battre En descendant du bateau ils m’demandent de changer d’nom Mais j’leur dis : “ J’m’appelle Mohamed, pas Stephane ” et j’dis : “ non ” J’suis à la mine, zebda dans la chicorée noire est ma mine On fonctionne au salaire et la prime Entre les ch’tis, les polaks, drôle de langue qu’on m’baragouine On vit dans des baraques pour une France qui nous baratine Mais c’i pas grave, moi j’suis ici que pour l’oseille Dans c’drôle de pays où il n’y a jamais de soleil J’amasse et j’envoie l’flouse direct au pays Et puis j’rentre et direct j’me marie J’viens d’Maroc, du protectorat En France, ils disent qu’y’a du taff, des droits et des syndicats J’vais choisir la fille la plus Miedda, p’t-être pas la plus zwina Loin de Lille, Lille la médina. refrain:

Je fais partie de cette génération célébrée par Pierre Bachelet. Vingt piges : “ T’as toute la vie devant toi pour la réussir, mais t’as autant de temps pour la rater ”. On compte encore en franc et les paquets de dix dépannent bien les clopeurs en galère. C’était l’époque de Star Wars au dessus de Bagdad et des premiers Mcdo au bord des autoroutes de province. C’était les années 80.

D

ans le baladeur cassette auto-reverse, Rockin Squat nous parle de Malek Oussekine et de système à combattre. Parfois c’est difficile à suivre, alors on se laisse aller sur la G-Funk ou des gros sons de la côte Est des USA sans trop comprendre les textes. Ariel Sharon se ballade sur l’esplanade des mosquées, Poutine est élu président et on nous annonce un gros bug pour la fin de l’année : on est en 2000. C’est la fin des boys band, des décos futuristes sur les plateaux télés; la France remporte l’Euro et George W. Bush. devient le 43ème Président des States. Une seule question : comment se faire une place au milieu de tout ce monde ?

Imagine un matin, imagine, la ville de Lille Lille, Lille ma médina Cette heure sonne ce matin, en ville cette heure sonne de Lille Dans Lille ma médina Imagine un matin, la ville imagine de Lille Lille ma médina Cette heure sonne ce matin en ville cette heure sonne de Lille Dans Lille la médina.

“ L’université te rit au nez alors tu lui raconte des blagues ”

A la vingtaine, tu prends conscience qu’il faut te choisir un rôle avant qu’on ne le fasse à ta place. Certains optent pour l’intérim, peaufinent le CV entre 2 cafés et s’arment d’une pochette cartonnée qui prenait la poussière depuis les années brevet. D’autres, plus pressés, se retrouvent embarqués par la street et ses fourgons bleus. Allers-retours, avec la rue pas de sentiments, c’est juste une histoire qui dure et sert aussi de roue de secours. Rien d’extraordinaire, beaucoup de routine et toujours cette impression d’être seul même entouré. La vingtaine, c’est le moment où l’on doute le plus, où l’on reçoit le moins, où l’on ne réclame aucune aide. On se motive, se monte en assos’, pleins d’espoirs, inconscient du mur administratif qui nous attend. On se bouge pour les petits en espérant changer le monde. La conscience politique se développe et se consolide entre lectures de grands classiques et écoute assidue de rap français. L’université te rit au nez alors tu lui racontes des blagues : mentalité insolent et lâche-rien; le résultat ? Désespoir des enseignants et rattrapage de partiels en septembre.

Moi, j’ai pas d’année, j’arrive ici en 75 Un jour de pluie, ciel gris, sous le froid qui pince Né dans une de ces cités dortoirs, quartier où tu saisis très tôt où sont les nécessités A la maison on parle l’arabe et en dehors le français Je suis l’fils de Mohamed, à l’école, faut toujours qu’jsois le premier Ma mère aurait voulu qu’jsois docteur Je suis l’aîné donc tu vois, j’ai pas l’droit à l’erreur Mais savait-elle comment on nous parlait dehors ? J’m’appelle Hicham et pas Stéphane, voilà c’qui dérange les porcs Mais savait-elle comment mes potes partaient dans l’halam où tout autour s’écroulait, que j’pouvais pas trouver le salam J’ai eu d’la chance, j’suis passé au travers du filet J’me réfugiais dans la zic pour pas dealer Je choisirai p’t-être pas la fille la plus zwina Mais elle sera de Lille, Lille ma médina. Imagine un matin, imagine, la ville de Lille Lille, Lille ma médina Cette heure sonne ce matin, en ville cette heure sonne de Lille Dans Lille ma médina Imagine un matin, la ville imagine de Lille Lille ma médina Cette heure sonne ce matin en ville cette heure sonne de Lille Dans Lille la médina. J’m’appelle Tarek, j’naîtrai plus tard à Lille Mon père, c’est Axiom, un rappeur dans les années bissextiles Il est “ beur ” comme il aime pas qu’on dise Moi j’suis son fils et j’s’rai docteur, ouais, quoi qu’il en dise Paraît qu’cétait dur avant, que j’ai grandi dans l’confort Que maint’nant c’t’avec les slaves que les gens jouent les porcs Pour le taff, ils sont arrivés en masse de l’Est Maintnant c’est vrai, les gens les craignent comme la peste En vérité, moi j’suis français, j’me sens pas concerné Z’ont qu’à travailler et arrêter de faire chier J’suis en privé, j’travaille bien à l’école Loin du halam, mon père n’a toujours pas trouvé le salam Moi, quand j’s’rai grand, je m’barrai loin d’cette ville D’son ciel gris, d’sa pluie, à mille lieues, mille ! Et j’choisirai la femme la plus zwina Loin d’cette maudite ville, Lille la médina !

“ Rendons ici hommage à tous les frotteurs de parquet... ”

C’est le moment où tu commences à comprendre que tu fais partie intégrante d’un système. Les conseils pleins d’humanisme de tes profs sont bien loin derrière toi, et tu te rends compte que sans argent, tu n’es rien. Le téléphone, la meuf, la fac, le double expresso, tout ça a un coût, alors tu pars en quête du Graal. Ils sont nombreux, les motivés qui se lèvent pour gratter les plaques d’un restaurant pour un quart de Smic, alors rendons ici hommage à tous les frotteurs de parquet, accompagnateurs de sorties organisées par la mairie, trieurs à La poste, assistants de l’assistant du magasinier dans une usine qui flaire bon l’huile de vidange, à tous les galériens du soir, à tous les veilleurs de nuit dans des hôtels dégueulasses, les porteurs de cartons contenant une marchandise qui vaut huit fois leur salaire, récureurs de toilettes de luxe, tireurs de trans-palette émérites, bagagistes qui envoient des valises à l’autre bout du monde, fourgueurs de détail qui t’envoient aussi à l’autre bout du monde tout en restant scotché sur ton banc.

Imagine un matin, imagine, la ville de Lille Lille, Lille ma médina Cette heure sonne ce matin, en ville cette heure sonne de Lille Dans Lille ma médina Imagine un matin, la ville imagine de Lille Lille ma médina Cette heure sonne ce matin en ville cette heure sonne de Lille Dans Lille la médina. (x2) Imagine un matin, la ville de Lille Cette heure sonne ce matin, en ville de Lille.

Parce que la vingtaine te fait squatter aussi. Il faut bien tuer le temps et profiter du bel âge ! Alors, tu te poses dans un canapé à écouter des histoires à moitié vraies ; c’est la réunion des acolytes anonymes. Une télé, deux manettes, une canette et c’est parti. La Playstation est au squatteur, ce que le comptoir est au tiseur. On se retrouve autour, on se chambre, on se défie, on se confronte mais surtout, on se rassure. Savoir que son voisin connaît les mêmes galères et aspire aux mêmes joies que toi te donne des ailes. On se jure de devenir quelqu’un et de ne jamais oublier ces après-midis arrosées de Coca sans bulles où le festin se limite à un sandwich catalane frites. On se projette et on ne veut surtout pas avoir de regrets, prêt à assumer les conséquences de notre arrogance, on se jette dans la mêlée.

Axiom, album “Axiom”, 2006

Salim Ardaoui

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