TROPICAL ST BARTH magazine 2012-2013

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a l’horizon des mots words ahoy!

C’était

une de ces nuits qui, en mer, s’annonce pleine de magie. La température était particulièrement douce sous la caresse du vent, la lune à demi pleine luisait blanche et laissait deviner dans l’ombre sa rondeur bleutée. La mer était comme un miroir à peine frissonnant et la légère brise de terre, venant par le travers, donnait au bâteau une bonne vitesse régulière. J’étais sûr d’arriver avant la renverse de marée à la bouée d’entrée du fleuve Casamance ; tout était quiétude. L’étrave fendait l’eau sans heurt dans un bruissement rassurant et animait des masses de plancton phosphorescent qui dessinaient à la poupe le long sillage lumineux et odorant de son passage. La mer diffusait sa musique de surface et ses parfums forts des abysses. Souvent, un banc de poissons partait vers le large en de mouvantes arabesques lumineuses, une calligraphie de pleins et de déliés. C’était la première fois que j’assistais à ce phénomène et je restais captivé par cette activité artistique de la nature, des messages qu’on ne peut lire que du ciel.

Parfois, seul en mer, on se prend à croire aux signes, à tous les miracles, aux possibles apparitions de sirènes, aux visiteurs des étoiles lointaines, tout peut arriver de l’inconnu, on se sent choisi pour goûter ces privilèges. Aucun signe ne venant de la terre et du genre humain, à l’exception parfois de quelques odeurs de terre, de fumée, il n’y a plus de refuge, plus d’ancrages pour l’esprit dans cette solitude, seulement cette foi en un monde invisible dont on sait qu’il existe là-bas, quelque part dans l’obscurité. Il faut presque faire appel à sa raison pour accepter l’idée que des gens y vivent, s’aiment ou se font la guerre, qu’il y a du soleil quelque part. L’horizon était vide à la limite des eaux étincelantes sous la lune, j’aurais pu dormir un peu mais j’avais peur qu’un nouveau plaisir m’échappe, cette nuit était à déguster dans tous ses instants, une étoile filante, le crépitement des dauphins et ces lueurs des nébuleuses dans les odeurs d’algues profondes et d’aurores tropicales. J’avais quitté le mouillage de Gorée, troublé par l’épouvantable beauté des lieux. Il semblait inconcevable que ces murs aux couleurs douces aient pu être le décor de toutes les souffrances et détresses qui s’y étaient exprimées. Le malheur planait encore dans les ombres autour de la Maison des Esclaves, sur le quai, dans ces chaînes exposées aux visiteurs où des lambeaux d’âme et de chair semblaient encore accrochés. Le coucher de soleil, riche en couleurs, était resté brumeux, comme pour atténuer toutes espèces de violence, et la ligne d’horizon s’était noyée, invisible entre ciel et mer.

aux possibles apparitions de sirènes, aux visiteurs des étoiles lointaines… La paix de cette nuit, sans me faire oublier les temps maudits de l’esclavage, semblait vouloir me restituer ma confiance dans l’humanité de notre siècle et des temps qui auraient changé. C’est à Gorée que pour la première fois j’avais entendu parler des « signares » ces femmes métisses qui avaient régné sur l’île au moment où sa population y était plus importante que celle de Dakar. Ces maîtresses femmes avaient inventé le mariage à durée déterminée, le temps de donner naissance à d’autres enfants métisses conçus avec leurs partenaires choisis chez l’occupant portugais. En regardant le ciel, j’ébauchais des projets de reportage photographique sur la condition des femmes en Afrique avec l’envie, encore floue et inavouée, de rencontrer en Casamance une de ces signares qui aurait survécu, au moins par l’esprit, chez les femmes d’aujourd‚hui.

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