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Marie Chênel
à l’esprit les écrits de Georges Didi-Huberman au sujet de la méthode warburgienne. Le visiteur plonge ici dans la puissance d’images qui montrent le temps, composent des histoires et révèlent des survivances, à travers cette capacité qu’ont les formes de ressurgir par réminiscences inconscientes.
(2014), une pièce sonore pour un seul spectateur. Comme le précise l’artiste dans un entretien avec Julie Pellegrin: «la voix entre dans la tête de l’autre, les oreilles de l’autre, rentre à l’intérieur d’une tête. (…) La bouche n’est plus seulement un haut-parleur, c’est aussi une cavité.�»
On ne peut faire l’expérience de la perte sans la penser en relation avec le temps. Il est une matière qui travaille et fait naître des formes: qu’il les informe –Creux (empreintedurée) (2015) ou Marqueur (2015-2015) d’Arnaud Vasseux (France, 1969)– ou les menace –Sans titre (Cassable) 2015, Clermont-Ferrand (2015) du même artiste, opère la jointure de deux cimaises avec du plâtre non armé. Des œuvres qui relèvent, avec celles de Laurence de Leersnyder (France, 1979), de pratiques de moulage ou d’empreinte dont on sait –Georges Didi-Huberman, toujours– qu’elles matérialisent aussi bien une présence qu’une absence. Dans le livret conçu à l’adresse des visiteurs de l’exposition, la commissaire a introduit son propos en citant les mots prononcés par une patiente de Pierre Fédida (1934-2002): «Je sens, par mon silence, le creux dans ma bouche¹.» Le psychanalyste français, à qui l’on doit une œuvre d’une rare densité, a produit par sa pensée de l’absence une théorie des rapports entre corps, parole, souffle et image². Convaincu de l’allégeance du psychique au corporel, il a conceptualisé le fonctionnement de la séance psychanalytique à partir du corps et de sa mémoire, pensant sa discipline comme «une archéologie du corps³». Or, bien que peu figuré –à l’exception majeure des œuvres d’Agnès Geoffray– le corps est, par l’empreinte de ses gestes, partout présent dans l’exposition. Ainsi des Volumes en creux (2012) de Laurence de Leersnyder, du Bleu de maçon (2005-2015) de Blanca Casas Brullet, ou de La Llamada (Contigo y Sint Ti) (2013) de Loreto Martínez Troncoso (Espagne, 1978). Le travail de cette dernière, s’il repose essentiellement sur le langage, semble d’ailleurs un des plus incarnés de l’exposition à travers la corporéité de sa voix, celle que nous pouvons entendre en enfilant le casque de Puls(at)ions
Si une minorité d’œuvres, les plus ténues, peut souffrir de l’espace industriel de La Tôlerie, «Réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps» constitue une exposition thématique collective où elles n’ont jamais un simple rôle de figuration –le principal écueil que guette une proposition de ce type. L’ensemble est sous-tendu par une réflexion théorique dont la densité n’empêche pas la pertinence, et qui semble avoir été construite et précisée à leur contact, sans faire l’impasse sur leur polysémie respective. Narratives et intimes ou abstraites et processuelles, la plupart partagent en outre une certaine beauté formelle. Au visiteur, en retour, de prendre le temps de les voir.
¹. Pierre Fédida, L’Absence (1978), Paris, Gallimard, coll. «Folios Essais», 2005. ². Tel que le retrace Georges Didi-Huberman en hommage à l’œuvre de Fédida dans Gestes d’air et de pierre. Corps, paroles, souffle, image, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. «Paradoxe», 2005
³. Pierre Fédida, Corps du vide et espace de séance, Paris, Delarge, coll. «Corps et culture», 1977. �. Journal de l’exposition personnelle de Loreto Martínez Troncoso à la Ferme du Buisson, «Ent(r)e», 2012.