Fiction France n°11 (version française)

Page 80

Chez les Vogelgesang, à la fin des années 1960, la mère imposait régulièrement à ses deux fils un « petit examen du cœur » pour les aider à grandir, les rendre plus responsables, plus humains. Aujourd’hui, que sont-ils devenus ? Marcus, l’aîné, célibataire, séducteur et insouciant, a multiplié les expériences avant de se fixer à Roubaix, où il enseigne l’ethnologie et couche avec ses étudiantes. Carl, après avoir fondé une famille et travaillé vingt ans dans la même mutuelle, s’est laissé envoûter par un certain Stern, dont il est devenu en quelques semaines l’associé et l’amant. Il vit – ou plutôt vivait – à Metz, car il est plongé dans un coma

profond depuis une chute inexpliquée de la fenêtre de son agence. Thierry Hesse retrace le parcours de ces frères et raconte leurs aventures amoureuses. Il multiplie les allers-retours entre sphère intime et sphère sociale, dévoilant le visage d’une époque où les compagnies d’assurances ont remplacé les consolations de la religion et où le pouvoir de la finance est omniprésent. Enchaînant narration et réflexion, émotion et ironie, classicisme et sensibilité à l’esprit du temps, L’Inconscience est à la hauteur de ses ambitions.

2. La chute Le jour où il tomba dans le coma, Carl avait quarante-neuf ans. Marcus, qui avait passé la cinquantaine, avait longtemps cru que sa différence d’aîné l’exposerait davantage. Mais comme les enfants peuvent mourir avant leurs parents, les cadets peuvent être frappés avant les aînés. Cette logique de l’âge n’en était pas une, elle était aussi absurde que trompeuse. Parce qu’il était plus vieux de trois Noëls ou de trois Concours Eurovision de la chanson, la mort ou la décrépitude auraient-elles dû d’abord s’abattre sur lui ? Pourtant, quand il apprit la chute de Carl et ses conséquences dramatiques, il ne put s’empêcher de penser que c’était arrivé à son « petit frère », à celui que leur mère appelait ainsi chaque fois que les deux garçons sortaient ensemble pour un après-midi de défoulement au square du Luxembourg : « Veille bien sur ton petit frère », lui disait-elle. Et même plus tard, après qu’il eut pris son indépendance pour de bon, et que, donnant peu de nouvelles, il était devenu le chien errant de la famille, les rares fois où, depuis un endroit de la planète, il lui prenait l’envie de téléphoner, venait toujours le moment où sa mère lui disait : « Marcus, je te passe ton petit frère ? » Mais Carl était encore vivant. Son crédit sur terre n’était pas tout à fait épuisé. Même s’il s’était dangereusement rapproché du terme et que ses chances de rétablissement, après une chute de trois étages sur la chaussée d’une rue du centre-ville de Metz, étaient, de l’avis des médecins de Bon-Secours,

80


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.