Fiction France n°7 (version française)

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Vingt nouveaux livres de fiction française à lire et à traduire


AVANT-PROPOS

Deux fois par an, Fiction France publie un choix d’extraits de fiction française avec leur traduction en anglais. Des livres que les éditeurs français souhaitent soutenir auprès des traducteurs, des agents à l’étranger et des maisons d’édition qui prennent le risque d’éditer de la fiction contemporaine. Fiction France veut donner un nouvel élan à la traduction de la littérature française d’aujourd’hui, être une vitrine promotionnelle à destination des professionnels du livre dans le monde et un soutien indispensable au marché du livre français à l’étranger. Un outil qui répond pleinement à la vocation de culturesfrance.

COMMENT PARTICIPER À FICTION FRANCE ? Une sélection de 16 à 20 titres s’effectue en concertation avec le département Livre et Écrit de culturesfrance, les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises et les responsables des Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.

CULTURESFRANCE Président Jean Guéguinou Secrétaire générale adjointe Nicole Lamarke

Département Livre et Écrit

Responsable d’édition Bérénice Guidat Secrétariat de rédaction Sylvie Chineau 1bis, avenue de Villars, 75007 Paris www.culturesfrance.com fictionfrance@culturesfrance.com

N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte.

Quels sont les critères de sélection ? • Le livre relève du domaine de la fiction de langue française (roman, nouvelle, récit). • La parution est récente ou à venir (12 mois maximum avant la sortie de Fiction France).

Directrice de la communication Fanny Aubert Malaurie

Directeur Paul de Sinety

Vous retrouverez en page 115 de ce septième numéro, les titres présentés dans les précédents Fiction France et pour lesquels les droits ont été cédés à l’étranger.

Coordination des traductions Bureau du Livre de New York Révision Sara Sugihara et John Simmons Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.

© CULTURESFRANCE, septembre 2010 isbn : 978-2-35476-074-8 issn : 1967-0524 Conception graphique : ÉricandMarie Impression : Vasti-Dumas

Quelles sont les modalités d’envoi ? • L’éditeur envoie soit un livre, soit des épreuves, soit un manuscrit. Il aura lui-même sélectionné un extrait de 10 000 signes. • Chaque envoi est accompagné d’un argumentaire, d’une notice biographique et bibliographique de l’auteur (1 500 signes maximum). • 2 exemplaires de chaque ouvrage proposé sont à envoyer dès parution à culturesfrance. Prochaine date limite de réception des textes : 10 décembre 2010 Date de parution du prochain Fiction France : 15 mars 2011

CULTURESFRANCE est l’opérateur du ministère français des Affaires étrangères et européennes et du ministère français de la Culture et de la Communication pour les échanges culturels internationaux.

La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français auprès de ses partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est aussi disponible sur internet. www.culturesfrance.com

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sommaire

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p. 8

p. 13

p. 28

p. 34

p. 39

Olivier Adam

Anne Berest

Agnès Desarthe

Virginie Despentes

Marc Dugain

Le Cœur régulier

La Fille de son père

Dans la nuit brune

Apocalypse Bébé

L’Insomnie des étoiles

Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions du Seuil Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Grasset Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Gallimard Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits :

Martine Heissat mheissat@seuil.com

Martine Heissat mheissat@seuil.com

Martine Heissat mheissat@seuil.com

Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

p. 19

p. 23

p. 43

p. 48

p. 54

Jean-Marie Blas de Roblès

Thierry Dancourt

Mathias Énard

Gisèle Fournier

Alexandre Lacroix

La Montagne de minuit

Jardin d’hiver

Le Dernier Mot

L’Orfelin

Éditeur : Zulma Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions de la Table Ronde Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

Éditeur : Mercure de France Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Flammarion Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr

Anna Vateva a.vateva@editionslatableronde.fr

Catherine Farin catherine.farin@mercure.fr

Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr

Éditeur : Actes Sud Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr

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p. 59

p. 65

p. 71

p. 90

p. 96

Jean-Claude Lalumière

Patrick Lapeyre

Jean Mattern

Yves Ravey

Olivia Rosenthal

Le Front russe

La vie est brève et le désir sans fin

De lait et de miel

Enlèvement avec rançon

Que font les rennes après Noël ?

Éditeur : Le Dilettante Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : P.O.L Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Sabine Wespieser Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Les Éditions de Minuit Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Verticales Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits :

Claude Tarrène claude.tarrene@ledilettante.com

Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr

Joschi Guitton jguitton@swediteur.com

Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr

Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

p. 76

p. 80

p. 85

p. 102

p. 108

Romain Monnery

Thibault de Montaigu

Martin Provost

Alexandra Schwartzbrod

Karine Tuil

Libre, seul et assoupi

Les Grands Gestes la nuit

Bifteck

Adieu Jérusalem

Six mois, six jours

Éditeur : Au diable vauvert Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Fayard Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Phébus Parution : août 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Stock Parution : avril 2010 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Grasset Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits :

Marie-Pacifique Zeltner rights@audiable.com

Carole Saudejaud csaudejaud@editions-fayard.fr

Christine Legrand christine.legrand@libella.fr

Marleen Seegers mseegers@editions-stock.fr

Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

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Olivier Adam

Le Cœur régulier

Sarah a 40 ans et elle ne sait plus qui elle est. Depuis que son frère Nathan est mort il y a trois mois de cela, elle se sent incomprise et de plus en plus prisonnière de sa « si parfaite » vie de famille. Alors elle décide de partir sur les traces de Nathan, au Japon, dans un petit village connu pour ses suicidés et pour celui que tous appellent le « sauveur », Natsume. Cet ancien flic arpente les falaises et dissuade les candidats au suicide de commettre l’irréparable.

Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : août 2010

© Richard Dumas/Éd. de l’Olivier

Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com

Biographie

Olivier Adam est né en 1974. Il a grandi en banlieue parisienne. Il affirme que sa vie s’ouvre sur un trou noir d’une dizaine d’années et qu’il est resté un « spécialiste des disparitions ». Après avoir vécu à Paris, travaillé dans une agence d’ingénierie culturelle puis aux éditions du Rouergue, il s’est installé près de Saint-Malo. Il est membre de l’équipe de programmation du festival littéraire « Les Correspondances de Manosque » depuis sa création en 1999. Auteur de romans, il écrit également pour la jeunesse. Plusieurs de ses livres ont été adaptés au cinéma : Olivier Adam a ainsi collaboré avec Philippe Lioret, avec qui il a coécrit l’adaptation de son premier roman, Je vais bien, ne t’en fais pas (2006, primé aux Césars en 2007). Publications   Aux Éditions de l’Olivier, parmi les romans les plus récents : Des vents contraires, 2008 (Grand prix rtl-Lire 2008) ; À l’abri de rien, 2007 ; Falaises, 2005 (prix France Télévisions 2007). Tous ces titres sont disponibles en format poche aux éditions Points.

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Nathan, avant son accident, prétendait avoir enfin trouvé la paix auprès de lui. En habitant les lieux d’élection de ce frère disparu, Sarah a l’espoir de se « rapprocher » une dernière fois de lui. Mais il lui faudra plus qu’un voyage pour se réapproprier son histoire et reconnaître que, derrière l’indéniable brutalité de sa vie, elle s’est dupée elle-même et a plus d’une fois cédé aux arrangements avec la vérité et aux capitulations tellement commodes.

C’est une nuit sans lune et c’est à peine si l’on distingue l’eau du ciel, les arbres des falaises, le sable des roches. Seuls scintillent quelques lumières, de rares fenêtres allumées, une dizaine de lampadaires le long de la plage, deux autres aux abords du sanctuaire, le néon d’un bar, un distributeur de boissons, myriade de canettes multicolores sous l’éclairage cru. Plus grand monde ne s’attarde à cette heure. La fin de l’été a ravalé les touristes, les dernières cigales crissent dans les jardins de la pension, nous sommes fin septembre mais il fait encore tiède. Par la baie entrouverte monte la rumeur du ressac. S’y mêlent le froissement des feuilles, le balancement des bambous, les craquements des cèdres. Les singes se sont tus peu après la tombée du jour, tout à l’heure ils hurlaient de panique, puis l’obscurité a tout recouvert et ils ont renoncé. Je rentrais des falaises par ce chemin sinueux que j’emprunte depuis déjà six jours. Sous la voûte des grands arbres où se croisaient les premières chauves-souris et les dernières buses, au milieu des fougères et des tapis de mousse, je longeais des lanternes déjà familières, des rosa rugosa encore fleuris, des camélias aux feuilles luisantes, des érables encore verts, des maisons de bois par les fenêtres desquelles se devinaient des mobiliers à ras du sol, des cloisons de papier, l’écru blond des tatamis. Il n’était pas sept heures, mais déjà des repas s’y préparaient, répandaient leurs parfums moites de bouillon et d’algues, de thé vert et de soja. Trois gamins en tenue de base-ball me suivaient en bavardant, la batte sur l’épaule. Ils ont bifurqué dans mon dos sans que je m’en aperçoive, quand je me suis retournée il n’y avait plus personne, j’aurais aussi bien pu avoir été filée par des fantômes. Arrivée à la pension, je me suis installée près des fenêtres, accroupis autour d’une table en bois laqué nous n’étions que cinq à dîner, Katherine, moi-même et trois Japonais : un couple élégant et silencieux, tous deux vêtus

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de kimonos sobres et parfaitement coupés, visages aux traits si fins qu’on les aurait dits échappés d’un film, d’une photo. Et, légèrement en retrait, un homme d’une cinquantaine d’années, costume anthracite sur chemise claire, dont la bouche arborait en permanence une cigarette entièrement blanche. Il les sortait d’un paquet souple et bleu ciel et ne s’interrompait que pour avaler quelques bouchées ou boire une gorgée de bière d’une longueur inhabituelle, comme s’il tentait de vider son verre en un seul trait. Nous nous sommes salués en hochant la tête, bustes inclinés et sourires de convenance, puis chacun s’est de nouveau penché sur son assiette. La patronne m’a servi un bol de riz et d’anguille avant de s’installer à l’écart pour prendre son repas elle aussi, en compagnie de sa fille Hiromi, une gamine d’une quinzaine d’années que j’avais croisée plus tôt dans la journée, sitôt l’école quittée elle avait remonté sa jupe de plusieurs centimètres, défait trois boutons de son chemisier, maquillé ses yeux et sorti son téléphone portable de son sac, d’où pendaient une dizaine de breloques : porte-bonheur shinto, figurines de manga, créatures issues de films de Miyazaki et la galerie complète des Aristochats. J’ai pensé à ma propre fille en la voyant, elle ne me manquait pas encore, est-ce que les enfants nous manquent une fois entrés dans l’adolescence, je n’en étais pas certaine. Romain non plus ne me manquait pas, Anaïs avait bientôt seize ans et lui quatorze à peine, depuis pas mal de temps déjà nous ne faisions plus que nous croiser, nous ne vivions plus ensemble mais les uns à côté des autres, sous un même toit, en colocation en quelque sorte, j’avais mis du temps à m’en rendre compte mais vu d’ici, vu de si loin, oui, c’est ainsi que m’apparaissaient les choses. « Vu de loin on ne voit rien », disait souvent Nathan à tout propos, et cette phrase semblait recouvrir à ses yeux une vérité essentielle. Je n’ai jamais compris ce que mon frère entendait par là mais aujourd’hui je sais qu’il avait tort, que c’est exactement le contraire : vu de près, pris dans le cours ordinaire, on ne voit rien de sa propre vie. Pour la saisir il faut s’en extraire, exécuter un léger pas de côté. La plupart des gens ne le font jamais et ils n’ont pas tort. Personne n’a envie d’entrevoir l’avancée des glaces. Personne n’a envie de se retrouver suspendu dans le vide. Nos vies tiennent dans un dé à coudre. Je ne sais plus qui disait ça l’autre jour, c’était à la radio je crois. Ou bien l’ai-je lu dans un livre ? Je ne sais plus. Mais cette phrase m’a saisie, Nathan aurait pu la prononcer, ai-je pensé, l’ajouter aux dizaines d’autres, tout aussi définitives et désenchantées, qui lui servaient de viatique, dessinaient une ligne de conduite qui ne l’a jamais mené nulle part. J’avais pris le premier avion pour Tokyo, le cœur en cavale, dans un état de confusion totale, fuyant une menace indéfinissable dont je sentais qu’elle n’allait pas tarder à m’engloutir. Quand j’ai appelé les enfants, une fois arrivée ici, pour leur annoncer que voilà, j’étais partie au bout du monde pour quelque temps, que j’avais besoin d’une pause, de me retrouver, qu’un élan m’avait tirée vers l’est, vers ce pays, ces rues, ces paysages, ils se sont contentés d’acquiescer. Au fond je crois qu’ils s’en foutaient, pour eux ça ne devait pas signifier grandchose. Pas beaucoup plus qu’une de ces lubies d’adulte névrosé dont ils avaient

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été plutôt protégés jusqu’alors, bien au chaud derrière les murs épais de notre maison confortable, la réserve feutrée et la pondération de leurs parents solides et raisonnables, mais dont regorgeaient les allées bien peignées de notre si jolie résidence : crises de nerfs, pétages de plombs, perversions, dépressions alcool adultère, vide et ressentiment en tout genre, il n’y avait qu’à se baisser, les rues et les maisons voisines en étaient pleines, comme partout ailleurs. Et il leur suffisait d’allumer la télé pour contempler des galeries entières de parents en tout point identiques aux leurs et à ceux de leurs camarades, rentrant chaque soir de leur travail valorisant et rémunérateur, dotés de voitures propres aux marques prestigieuses, suédoises ou allemandes, de résidences secondaires en Normandie en Bretagne ou dans le Pays basque, pratiquant le tennis, le golf et le jogging du dimanche matin, toujours impeccablement vêtus, goûtant le repos dans des pavillons rangés et entretenus, à la décoration choisie, et dont le vernis s’écaillait à la première occasion, laissant à nu des secrets putrides, les viscères du mensonge et de la dissimulation. Ils avaient raccroché en lâchant un « bon, ben… à bientôt maman » dubitatif et vaguement inquiet. Alain, leur père, avait dû prendre son air compréhensif et désolé, mon si parfait mari, votre mère est fragile en ce moment, avait-il dû leur confier, le front barré d’une ride soucieuse, après ce qui s’est passé il faut la comprendre, nous allons respecter son choix et attendre patiemment son retour, que pourrions-nous faire d’autre ? Ils avaient dû l’écouter sans réagir, impuissants et dépassés, ne sachant trop si cet événement en était vraiment un, ni ce qu’on attendait d’eux en pareilles circonstances.

Olivier Adam

Le Cœur régulier

Je n’ai qu’à esquisser un geste de la main et la patronne se lève, agenouillée débarrasse la table et me ressert un peu de saké. Pour le dessert elle m’offre une pâte de haricot rouge enrobée de riz gluant sucré. Je la remercie d’un sourire. Je ne lis rien sur son visage, aucun signe de quoi que ce soit. Pourtant hier soir nous étions sept ici. Mais elle doit avoir l’habitude, à force. C’était un couple. Ils sont sortis dans la nuit tétanisée, de ma fenêtre je les ai vus s’éloigner, main dans la main et coiffés d’arbres, ombres avalées par l’obscurité. Au matin leurs corps démantibulés gisaient au pied des falaises. Une corde les nouait. La mer en se retirant avait lavé le sang répandu. Les goélands n’allaient pas tarder à les piquer du bec, à leur manger les yeux. La nuit était si noire. La pénombre trop profonde aura trompé sa vigilance. Natsume Dombori aura eu beau arpenter les sentiers, éclairé par sa torche il ne les aura pas vus, ou bien trop tard, tremblant tout au bord du précipice ils auront fini par se laisser tomber. « C’est surtout la nuit que ça se produit, m’a confié Hiromi. Le jour il y a trop de monde. Personne ne se suicide en public, par pudeur, par politesse. C’est pour ça qu’il patrouille le plus souvent à la tombée du soir. » Le mot « politesse » m’a heurtée, je me suis demandé en quoi le suicide avait à voir avec la politesse, j’ai pensé à Nathan et je me suis dit que non, décidément, non, ça n’avait rien à voir avec la politesse, c’était exactement le contraire, cet enfoiré avait juste fait son

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Anne Berest

La Fille de son père

putain d’égoïste et le pire, c’est que ces derniers temps je me sentais tout aussi capable de le faire que lui.

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Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com

© Jeremy Stigter/Éd. du Seuil

Quand je suis allée voir les falaises, le jour de mon arrivée, j’ai presque été déçue. Le ciel était gris et la mer calme, d’une teinte d’huître sableuse. Les roches se brisaient à l’équerre, nues et ternes, fracturées en maints endroits, concassées à d’autres. Tout n’était que verticalité anguleuse, arêtes coupantes. Un endroit dur, sec, désertique. Chaque année des dizaines de désespérés y affluaient pour y mourir, cette manie remontait à si loin que personne n’était plus en mesure de la dater. Il suffisait de contempler les lieux pour se faire une idée de leur état mental, de la dureté de leur douleur, du tranchant glacé du néant qui les rongeait. Plus de larmes. Plus de colère. Plus le moindre sentiment. Tout n’était plus qu’aridité, puits sans fond, ténèbres. Est-ce que Nathan en était là ? Et ce couple ? Hier au dîner ils semblaient si opaques. Deux blocs d’une pâleur nacrée, d’une froideur de métal. « Cette fois il n’aura pas réussi à les en empêcher », m’a glissé Hiromi au petit déjeuner. Elle avait l’air fascinée. Elle m’a scrutée longuement, m’a observée avaler mes œufs brouillés. On aurait dit qu’elle cherchait à savoir si moi aussi j’étais venue pour ça. Si elle m’avait posé la question, je crois que je n’aurais pas su lui répondre. Nous ne sommes plus que quatre maintenant. Le Japonais en costume a quitté la pièce en nous saluant d’un bref mouvement de tête. Hiromi m’a dit qu’il était là pour affaires. J’ignore quel genre d’affaires on mène dans une station balnéaire déserte où affluent des gens aux motivations obscures. Cet aprèsmidi en regardant les promeneurs je me suis demandé ce qui les conduisait ici. Si certains d’entre eux étaient venus « reconnaître les lieux » et allaient profiter d’une nuit sans lune pour mourir. S’ils étaient seulement saisis par la beauté désolée des roches fendues, cette impression d’être parvenus au bout du bout du monde. Ou s’ils se précipitaient attirés par l’aura morbide du site, qu’alimentait chaque mois le décompte macabre des suicidés. Peut-être espéraient-ils assister en direct à un saut dans le vide, ou mieux à un sauvetage. Peut-être espéraient-ils l’apercevoir. Lui, le sauveur. Le jour où Nathan avait croisé sa route, il y a huit mois de cela, Natsume Dombori n’était pas encore devenu ce héros national, cette célébrité. Il a fallu qu’il pose sa main sur l’épaule d’un journaliste au bord du gouffre, qu’il le ramène chez lui, le garde quelques semaines, lui offre le gîte, le couvert et sa patiente écoute, et que ce dernier croie bon de raconter tout cela dans le journal qui l’employait, sans omettre de préciser qu’il était loin d’être le premier à avoir été ainsi sauvé, recueilli et soigné. Hiromi affirme que depuis que cet ancien flic du district s’est fixé la mission de décourager les candidats au suicide et de les prendre sous son aile, soit trois ans maintenant, le nombre de morts volontaires a diminué de moitié. J’ignore d’où elle tient cela, si des statistiques existent, si elle les tient elle-même.

Éditeur : Éditions du Seuil

Biographie

Anne Berest est née en 1979. Après des études littéraires, elle rejoint l’équipe du théâtre du Rond-Point et fonde Les Carnets du Rond-Point dont elle est la rédactrice en chef. En 2008, elle participe à l’adaptation et la mise en scène d’Un pedigree de Patrick Modiano avec Édouard Baer. La Fille de son père est son premier roman.

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Trois sœurs que la vie a éloignées se retrouvent chez leur père à l’occasion d’un dîner d’anniversaire. Dans la maison d’enfance, les souvenirs affleurent. Les gestes deviennent nerveux, les langues fourchent et les rancœurs s’invitent autour de la table. Au dessert, un secret de famille est révélé. Une bombe à retardement qui va, sourdement, modifier le quotidien de chacune des filles. Un premier roman acéré, qui sonde les rapports doux-amers de trois jeunes femmes et d’un père.

Le jour de l’anniversaire J’aime bien les trajets en voiture parce que les pensées défilent en même temps que les paysages. Sans s’attarder. Le soleil rase les champs de vignes sur la route d’Épernay, la nuit tombe depuis Reims, aujourd’hui c’est l’anniversaire d’Irène. Elle a trente-huit ans, ma grande sœur. Trente-huit ans aujourd’hui, dix-neuf pour toute sa vie avec un sweat-shirt bleu clair sur lequel est écrit Rainbow. Chaque lettre a une couleur différente. R rouge. A orange. I jaune. N vert. B bleu. O indigo. W violet. Sa copine Katia le lui avait offert pour son anniversaire. J’avais douze ans, je rêvais d’en avoir dix-neuf et de porter le même sweat-shirt qu’Irène. Nous sommes réunies, les trois sœurs, à l’arrière de la voiture, comme lorsque nous étions enfants : Irène et Charlie aux portières et moi au milieu. Elles convoitent, la petite et la grande, les places des fenêtres. Moi je veux seulement être tranquille, ne pas faire d’histoires. Je me demande à quand remonte la dernière fois que nous avons été coincées toutes les trois, serrées les unes contre les autres à l’arrière d’une voiture : les trois sœurs rousses qui ne passent pas inaperçues avec leurs cheveux. Le contact de leurs corps contre le mien me trouble, avec les années j’ai perdu l’habitude d’une promiscuité physique avec mes sœurs. La pression de leurs cuisses sur les miennes est si désagréable que j’éloigne mes genoux, par petits coups secs, pour que, sans qu’elles s’en aperçoivent, elles repoussent leurs jambes loin de moi. Pourtant je me souviens de nos chairs nues d’enfants, quand nous nous lavions toutes les deux, Charlie et moi, dans la baignoire sabot de la salle de bains à Épernay. Nos coiffures en mousse de bain. Les bras

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luisants de savon. Nos torses plats. Je revois Charlie, son corps d’une seule traite comme un membre taillé dans un bloc de chair. Petit singe admirant chacun de mes gestes. Cherchant à les imiter. Quand nous étions enfants, Charlie était ma chose ; elle était une jouissance, que mes parents avaient mise à ma disposition. Je la laissais tout prendre de moi, et elle se gonflait des moindres bribes de moi-même qu’elle rognait sur mon passage. Aujourd’hui, je la regarde ma petite sœur, son reflet dans la vitre de la voiture. Le haut de son visage est éclaboussé par les rayons du soleil orange dans ses cheveux. De profil, le menton ressort terriblement, comme s’il voulait s’affranchir du reste de son visage. Chez l’homme et la femme, le nez et les oreilles continuent, paraît-il, de croître toute la vie. Il semble que, chez Charlie, ce soit le menton. Et puis elle a coupé ses cheveux court. Trop court. Je la regarde ma petite sœur, assise à côté de moi dans la voiture, et sonde ce qui reste de moi en elle ; ce qui demeure de notre passion enfantine. Je cherche. Et je ne trouve pas. Il ne resterait rien de notre dépendance naturelle. Je me demande à quel moment la vassalité s’est dissipée et laquelle de nous deux a initié le changement. Notre situation aujourd’hui est embarrassante, propre à celle des amants dont l’amour s’est éteint et qui s’en excusent l’un l’autre : pardon de ne plus t’aimer aveuglément ; pardon de ne plus te trouver si indispensable que ma vie en dépende ; pardon de me désintéresser de toi pour regarder ailleurs, vers ceux qui me ressemblent plus que toi aujourd’hui ; pardon de me demander quel charme me prenait si fort en te voyant, que je voulais que tu m’appartiennes. Où tout cela est-il passé ? Notre amour a été remplacé par d’autres gens, des hommes s’y sont substitués. Cependant ce n’est pas avec Mathieu que je partagerai l’heure du bain. Je n’ai pas le droit d’entrer dans la salle de bains pendant qu’il se lave, Mathieu dit que ce moment est comme un « rituel » qu’il faut respecter si l’on veut se respecter soi-même. Quand il vient chez moi, Mathieu apporte une trousse noire, remplie de produits pour le bain, d’éponges, de brosses et de gants, qu’il ne me propose jamais. Je ne lui demande pas. Quand Mathieu sort de la salle de bains interdite, des vapeurs de citron imprègnent ma chambre. Mathieu n’est pas gêné par sa nudité, au contraire, il semble me prouver par son aisance la supériorité de son corps nu sur le mien. Un corps parfaitement articulé. Terminé. Sans brusquerie, sans les stigmates de l’enfance. Un magnifique corps. Et pendant qu’il s’habille, j’observe sans rien dire ses manières appliquées, chacun de ses mouvements me montre l’exemple de tout ce que je ne suis pas : l’élégance de chaque geste et la précision des mains.

Anne Berest

La Fille de son père

Tout à l’heure, en enfilant les jambes de son pantalon, Mathieu m’a dit que souvent, sa générosité le perdait. Au fond, Mathieu estime que je ne le mérite pas. Et il s’enorgueillit de cette pensée qui le rend fort à ses yeux. C’est cette force

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qui lui donne l’envie de me revoir. Une dernière fois. Chaque fois la dernière. C’est cette force qui me séduit et me tient à sa disposition. Quand nous nous retrouvons pour faire l’amour, toujours chez moi, Mathieu plie soigneusement ses vêtements qu’il pose sur ma chaise avant de déployer son corps idéal sur le lit. Il s’allonge et ensuite je dois venir sur lui. D’abord il ne bouge pas, comme s’il était en train de mourir. Moi je dois embrasser lentement sa peau. Puis il se réveille et me bouscule. Quoi qu’il arrive, je dois garder ma chemise, mon pull ou mon tee-shirt, il ne faut pas que je sois entièrement nue. Je ne sais pas si c’est avec moi, la rousse, ou si c’est la même chose, avec les autres femmes. C’est la quinzième fois qu’il vient chez moi. Quinze fois qu’il fait les mêmes gestes. Plier. Déplier. Ma chaise, elle ne servait à rien avant. Maintenant, elle est très importante. Je prends patience, c’est une question de chiffre – un jour cela fera trente, quarante-deux, soixante-quinze fois qu’il viendra et arrivera le moment où je ne les compterai plus. Il suffit d’attendre et ne rien laisser paraître, ni les joies, ni les déceptions. Attendre. Je flotte en me laissant porter par la voiture qui prend le chemin parcouru mille fois, dont on connaît chacun des bruits : le passage de la route au gravier, le bruit du frein à main, du moteur qui se coupe et des portes qui claquent. Je serre dans ma main la clé que Mathieu m’a donnée. Je voulais qu’il m’accompagne ce soir pour le dîner d’anniversaire, mais sans hésitation il a répondu : « Je ne peux pas venir, parce que moi, je n’ai pas parlé de toi à ma famille. » Mathieu est un garçon qui tient aux choses ordonnées et aux situations égalitaires. Mais il m’a donné sa clé, que je le rejoigne après le dîner d’anniversaire. Charlie, elle, est venue avec quelqu’un. C’est la première fois qu’elle vient accompagnée à Épernay. Le garçon est assis devant, à côté du mari d’Irène qui conduit trop vite. Il a un beau visage, mais son buste est très maigre, ses bras aussi. Je croise son regard dans le rétroviseur. Il me regarde et détourne les yeux. Puis il regarde de nouveau. Comme s’il ne pouvait pas s’empêcher d’épier. Je me demande s’il travaille avec Charlie, à l’aéroport, il paraît jeune pour un contrôleur aérien. Charlie ne m’a jamais parlé de lui auparavant. Avant elle me parlait de tout, aujourd’hui elle ne me dit plus rien. Déjà j’aperçois le bout de la route, le temps a passé vite, le portail est ouvert, nous remontons le chemin de gravillons qui craquent et crissent sous les pneus. Derrière les arbres, apparaît Épernay, la maison de notre enfance. L’immense toit de tuiles noires, dont une partie doit être refaite depuis la tempête. Les fenêtres creusées dans l’épais mur de pierres meulières. Et les deux cyprès qui la coiffent, de derrière, comme deux cornes de bœuf dans la nuit. Les arbres

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ont encore leurs feuilles, la femme de notre père, Catherine, entretient bien le jardin qui était sauvage dans notre enfance. Elle fait pousser différentes variétés de fleurs, mélange des graines, demande des conseils à Irène. Catherine s’occupe patiemment de ce jardin sans enfants – trois filles, pour un seul père, c’était déjà un peu trop. En sortant de la voiture, nous nous sommes tous immobilisés ayant perçu des cris en provenance de la maison. C’était drôle de nous voir tous la tête penchée en avant, pour mieux entendre. Oui, nous avions tous les cinq reconnu la même chose. Une dispute. Mais était-ce vraiment la voix de Catherine ? Des cris, faibles comme une plainte. Charlie se met à rire alors nous n’entendons plus rien. Irène lui ordonne de se taire, mais entre-temps le silence est revenu dans la maison. Plus rien. Papa et Catherine avaient-ils eux, de leur côté, entendu notre arrivée ? Sans doute. Nous nous approchons de la porte d’entrée et retenons notre souffle sur le seuil, Irène, son mari Jean-François, Charlie, le jeune garçon et moi, gelés que nous sommes, les bras chargés de sacs. Notre père ouvre la porte et il embrasse sa première fille en lui souhaitant un joyeux anniversaire. Puis il embrasse Charlie, puis moi et il serre la main aux hommes. D’habitude, c’est Catherine qui nous accueille à la porte pendant que papa reste dans son atelier à réparer des choses dont personne ne saura jamais l’utilité. Mais exceptionnellement, nous sommes aujourd’hui serrés les uns derrière les autres sur le perron de la maison, personne n’ose entrer et papa s’énerve : « Vous êtes tous devenus timides ! Je vous laisse dehors si vous préférez. » Il ajoute : « “Cat” finit de se préparer, elle arrive dans cinq minutes. » Puis il demande à Irène si elle a pensé à prendre des fleurs. Irène lui répond que merde, c’est son anniversaire, et qu’elle n’est pas censée penser aux fleurs pour Catherine le jour de son anniversaire. Ce serait même normalement un peu le contraire. Pour une fois, on pourrait lui offrir des fleurs, à elle, la fleuriste. Papa prend nos manteaux en affirmant qu’on ne dit pas merde à son père, et se garde bien d’ajouter quelque chose à propos de cette histoire de fleurs.

Anne Berest

La Fille de son père

Irène et son mari disparaissent dans la cuisine, Charlie aussi, disparaît, personne ne sait où. Le garçon qui l’accompagne est là, seul, dans le salon à côté de la véranda, devant la table du dîner dressée. Catherine a sorti pour l’occasion son service de jeune fille : napperons, serviettes en dentelle, beurrier en argent, porte-couteaux nacrés et bien sûr les flûtes à champagne qu’elle confectionne elle-même. Les bords sont colorés à la main, ornés de vagues étoiles aux reflets irisés. Le garçon regarde autour de lui, il y a quelque chose dans son visage, quelque chose qui m’impressionne et m’agace en même temps. Quelque chose

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Jean-Marie Blas de Roblès

La Montagne de minuit

Éditeur : Zulma Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr

© Philippe Matsas/Opale/Zulma

qui m’empêche de m’adresser à lui pour le mettre à l’aise mais papa intervient et m’incite à faire visiter la maison « à mon invité ». Je lui avais dit que je viendrais peut-être avec quelqu’un. Alors il confond, il pense que le garçon qui accompagne Charlie est Mathieu. Il pense que c’est le mien. En montant les escaliers, je lui explique que depuis quelques années, cette maison n’est plus vraiment la nôtre. Après le départ de Charlie, Catherine s’est installée ici et elle a réaménagé la maison selon ses « commodités ». Ma chambre, qui était la plus grande, est devenue un petit salon dans lequel elle met ses affaires personnelles dont l’affiche du film Bagdad Café, une copie que Catherine a peinte à l’aquarelle. La chambre de Charlie, elle, est celle qui a le moins changé, elle a seulement été rebaptisée « la chambre d’amis » bien que personne ne vienne jamais y dormir – sauf Charlie, de temps en temps.

Biographie

Né en 1954 à Sidi-Bel-Abbès, Jean-Marie Blas de Roblès passe son adolescence dans le Var. Études de philosophie à la Sorbonne, d’histoire au Collège de France, régates au long cours en Méditerranée. En poste au Brésil comme enseignant et directeur de la Maison de la culture française à l’université de Fortaleza puis transfert en Chine populaire : premiers cours sur Sartre et Roland Barthes jamais donnés à l’université de Tien-Tsin (Tianjin), à la fin de la Révolution culturelle. Parution de L’Impudeur des choses, son premier roman (1987). Après un séjour au Tibet, il rejoint sa nouvelle affectation à l’université de Palerme en empruntant le Transsibérien. C’est à Taïwan qu’il commence son troisième roman et abandonne l’enseignement pour se dédier à l’écriture. Voyages au Pérou, au Yémen et en Indonésie. À partir de 1990, publication d’essais ou de textes poétiques en revues. Membre de la Mission archéologique française en Libye depuis 1986, il a participé chaque été aux fouilles sous-marines d’Apollonia de Cyrénaïque, de Leptis Magna et de Sabratha en Tripolitaine ; il dirige actuellement la collection « Archéologies » qu’il a créée chez Édisud et où il a publié plusieurs ouvrages de vulgarisation. Il est aussi responsable de rédaction de la revue Aouras, consacrée à la recherche archéologique sur l’Aurès antique. Publications   Là où les tigres sont chez eux, Zulma, 2008 (prix Médicis 2008) (rééd. J’ai lu, 2010) ; Le Rituel des dunes, Éd. du Seuil, 1989 ; L’Impudeur des choses, Éd. du Seuil, 1987.

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Au cœur de ce roman, un personnage hors du commun : Bastien, gardien d’un lycée jésuite et secrètement passionné par tout ce qui concerne le Tibet et le lamaïsme. Tenu à l’écart de son voisinage pour d’obscurs motifs, le vieil homme vit plus solitaire qu’un moine bouddhiste. L’aventure commence à Lyon, par la rencontre entre le vieux sage et Rose, nouvellement emménagée avec son petit Paul. Séduite par l’étrangeté du personnage, cette dernière s’attache à lui au point de lui permettre d’accomplir le voyage de sa vie…

Vérités et mensonges, fautes et rédemption s’enlacent et se provoquent dans ce roman qui interroge avec une désinvolture calculée les « machines à déraisonner » de l’histoire contemporaine. Roman à thèse si l’on veut, sous les bonheurs du romanesque pur, La Montagne de minuit se lit comme une exploration intrépide des savoirs et des illusions.

Mon petit Paul… Je me trouve un peu bête de t’appeler encore de cette façon – et le jeune homme que tu es doit penser la même chose de sa « vieille » mère –, mais voilà, c’est comme ça. Merci, tout d’abord, de m’avoir soumis les premières pages de ton roman. C’est une preuve de confiance à laquelle je suis très sensible, crois-le bien. Mais ensuite, que te dire ? Je ne suis pas une bonne lectrice, et en tout cas, tu le sais, pas selon ton goût. Tu ne m’en voudras donc pas si je m’abstiens de porter un jugement sur ton texte. Ce n’est pas que je m’y refuse, mais j’en suis tout bonnement incapable. Cette histoire, c’est la mienne, et je ne peux en parcourir la moindre ligne sans raviver le foyer de culpabilité qui lui est associé dans ma mémoire. Il y a même, je l’avoue, un peu de honte – presque d’obscénité, même si le mot est un peu fort – à voir ma propre vie ainsi étalée, un peu de rancœur aussi à m’en sentir dépossédée. J’essaye d’être sincère, tu le vois, mais sache bien que je ne t’en veux pas une seule seconde. En te racontant cette part de notre passé, je l’ai moi-même livrée à la fiction : celle de mes souvenirs, sans doute subjectifs et incomplets, et celle que tu échafaudes maintenant pour des gens qui s’approprieront sans le savoir une part intime de ce que je suis. Bastien était très proche de l’image que tu en donnes : rien de plus normal, puisque c’est moi qui ai brossé au fil des ans ce portrait dans ton esprit, mais il reste trop flou pour lui rendre vraiment justice. Je suis seule responsable de cette imprécision. Tu ne m’en voudras pas, je l’espère, d’y ajouter aujourd’hui quelques retouches.

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Lorsque monsieur Lhermine est venu chez nous, par exemple, il s’était mis sur son trente et un. Costume noir élimé, cravate-lacet pendouillant d’un grand col froissé, sachet de chocolats à la main, on aurait dit un immigré d’Europe de l’Est. Il est resté pétrifié sur un coin du canapé sans toucher à son jus de fruits durant plus d’une heure. Je n’arrivais pas à lui tirer trois mots, et quand il m’a demandé si je passais Noël en famille, avec mes parents, c’est moi qui suis restée courte. Je lui ai dit que je n’avais plus mon père depuis des années, mais j’ai menti sur maman. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai inventé qu’elle était en pèlerinage à Auschwitz. À Auschwitz, quelle folle ! Je me suis sentie tellement idiote, que je lui ai parlé ensuite de son passé de résistante à Lyon pour expliquer son désir de visiter le camp. Un vrai pour un faux, ça donne toujours du vraisemblable… Je me demande encore s’il m’a crue, mais il m’en a donné tous les signes et s’est mis à évoquer le fort de Montluc, les miliciens de la FrancGarde qui siégeaient à l’école des Pères Jésuites, rue Sainte-Hélène, à deux pas de chez nous, au point de me donner l’impression qu’il avait été lui-même résistant. Je n’ai pas eu le loisir de lui poser la question, parce que tu es arrivé avec le cadeau préparé à son attention : une carte postale représentant le Dalaï-Lama que tu avais toi-même choisie lors de nos dernières vacances. Et là, ça a été un choc ! Son visage s’est métamorphosé ; une lumière l’habitait soudain. La photo tremblait entre ses doigts, son regard passait de toi à moi, quêtant une explication. Tout son être montrait que tu l’avais touché au plus près de ce qui le faisait vivre. Il en devint presque volubile : sans y être jamais allé, le Tibet était son unique passion depuis toujours, il lui avait dédié son existence ; est-ce que nous savions ce qu’était un mandala ? – et il s’adressait aussi bien à toi qu’à moi en disant cela –, le lamaïsme, vous comprenez, plus qu’une philosophie, plus qu’une religion, comment dire… Et c’est un enfant qui me donne cette image ! Incroyable, je n’en reviens pas, ne cessait-il de répéter entre deux tentatives de développement avortées. Son trouble était si fort qu’il s’est tu un instant pour avaler son jus de fruits d’un seul trait et me demander la permission de se resservir. Voilà, plus le temps passe et plus je suis persuadée que tout s’est engrené à cet instant. Ensuite, je me suis sentie obligée d’admettre moi aussi ma fascination pour ce pays. À mon niveau, bien sûr, pas comme lui – et là j’ai dit dans quelles circonstances je l’avais entrevu à la bibliothèque de la Maison de l’Orient –, moi c’était surtout à cause d’Alexandra David-Néel, de ces voyages aventureux que je n’aurais sans doute jamais l’occasion de faire. D’où notre passage au musée de Digne durant les vacances, et cette carte postale qui venait de mettre le feu aux poudres. — Ça n’en reste pas moins un signe, a-t-il dit en te prenant la main, quelque chose de très important pour moi. Si vous vous intéressez un peu au Tibet, vous savez que les coïncidences n’existent pas, il n’y a que des rencontres nécessaires.

Jean-Marie Blas de Roblès

La Montagne de minuit

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Thierry Dancourt

Jardin d’hiver

Éditeur : Éditions de la Table Ronde Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Anna Vateva a.vateva@editionslatableronde.fr

© M. Jais/La Table Ronde

Quelque chose que je ne t’ai jamais dit non plus : peu de jours après sa venue chez nous, j’ai dû honorer un rendez-vous important pour mon travail ; une spécialiste de la peinture pompéienne était de passage à Lyon, elle n’avait que deux heures à me consacrer, en plein après-midi ; tu faisais la sieste, ta babysitter était injoignable… En désespoir de cause, je suis montée chez Bastien, et je lui ai demandé s’il ne pouvait pas venir chez nous te surveiller. Il a paru surpris une seconde, mais a tout de suite accepté. Avant de partir, je l’ai prévenu que tu risquais de te réveiller en hurlant à cause de ta phobie du bruit : « Maman, y a une bête dans le plafond… » Je ne crois pas que tu t’en souviennes, mais le moindre craquement au-dessus de ton lit te jetait dans une incommensurable terreur. Loups, monstres, sorcières ? Je n’ai jamais réussi à te tirer un seul mot sur ces choses qui te hantaient, elles m’en paraissaient d’autant plus effrayantes. À cette époque, j’en étais venue à songer sérieusement à t’emmener consulter un pédopsychiatre. Tu connais mes doutes sur l’efficacité de cette pratique, c’est dire à quel point j’étais inquiète de ces frayeurs inexplicables. Je ne t’ai pas laissé de gaieté de cœur en sa compagnie, et pour dire la vérité, je n’ai cessé de penser durant tout mon entretien à ce que m’avait laissé entendre cette affreuse bonne femme dans l’escalier. J’ai pris un taxi pour revenir plus vite à la maison, mais lorsque je suis entrée et que j’ai entendu ton fou rire d’enfant, j’ai compris que j’avais eu tort de me faire autant de souci : vous étiez tous les deux attablés dans la cuisine, et il avait utilisé mes réserves de beurre pour t’aider à modeler toutes sortes de figurines ! Des têtes de bélier, des flammes, des crânes, des dragons que tu étais en train de barbouiller avec les couleurs pétantes de ta boîte à gouache… J’en ai été suffoquée. — Je vous rembourserai le beurre, bien sûr, m’a-t-il dit, l’air penaud. Je m’en veux encore de m’être embrouillée dans mes dénégations, faute de pouvoir manifester à quel point je me foutais du beurre tellement j’étais soulagée, folle de joie de te retrouver indemne et si heureux en sa compagnie ! Avant de partir, il m’a prise à part : je ne devais plus m’inquiéter de ta phobie du plafond, vous en aviez parlé ensemble lorsque tu t’étais mis à brailler en entendant l’aspirateur de la voisine du dessous… Sur le coup, je me souviens l’avoir trouvé un tantinet présomptueux. Toujours est-il qu’à partir de ce jour-là, tu n’as jamais plus été effrayé par le bruit, qu’il vienne du plafond ou d’ailleurs. Mon amour-propre de mère en a pris un coup, je le confesse, mais seul comptait le résultat, même si je me demande aujourd’hui encore ce que Bastien a pu inventer pour rétablir ta confiance aussi durablement. Trois semaines plus tard, en tout cas, nous partions ensemble pour le Tibet.

Biographie

Thierry Dancourt est né à Montmorency, dans le Val-d’Oise. Il vit et travaille aujourd’hui à Paris comme rédacteur indépendant dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme. Publications   Hôtel de Lausanne, La Table Ronde, 2008 (prix du Premier roman 2008).

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Pascal Labarthe, le narrateur, arrive un soir de brume, par l’autocar. Il s’installe à l’Océanic, dont il est le seul client avec Serge Castel, un VRP en mal de clientèle. Que vient faire Pascal à Royan en plein hiver ? Il confie à Serge qu’il a un rendezvous. Pourtant, il passe son temps à la bibliothèque municipale et compulse des publications locales : il cherche à localiser une villa sur pilotis, qui figurait sur la photo aux bords dentelés que lui a laissée Helen, une jeune femme anglaise dont il a brièvement et intensément partagé la vie. C’était à Paris, autrefois, mais Pascal n’a rien oublié… C’est Serge Castel qui, au gré de ses tournées, retrouve la villa sur pilotis. Elle est comme

sur la photo égarée depuis longtemps. Comme dans la mémoire de Pascal. Comme autrefois, au temps de la guerre. Mais Helen a disparu. Une jeune étudiante occupe les lieux, qui se prénomme Abigail. Jardin d’hiver tisse, entre les berges de la Seine et les rives de l’Atlantique, les fils ténus, presque invisibles, d’une intrigue où dialoguent histoire d’amour et histoire tout court, où, le temps d’un hiver, s’entrelacent finement un présent traversé de personnages singuliers et un passé hanté par la figure d’une jeune femme aimée. Peuplé de lieux à l’abandon auxquels la mémoire se raccroche, ce roman est celui d’un amour perdu, jamais oublié. Jardin d’hiver fait suite à Hôtel de Lausanne.

I Il pleut sur le square Kennedy. Une pluie tiède, qui tombe obliquement. Les parterres engazonnés, les allées au tracé sinueux, les bouquets d’arbustes, le bassin avec son jet d’eau, la guérite du gardien : ce décor m’est familier. Je viens ici très souvent, je retrouve M. André Smeyers, Mme Raymonde Desnoyers, M. Lucien Rochais, des gens que je connais et qui sont tous à la retraite, pratiquement. Les bancs du square Kennedy sont à traverses rouges et blanches – des traverses en matière plastique, sans doute prévues pour résister à l’humidité, l’air salé. Je suis assis sur l’un de ces bancs, j’observe, j’attends, je regarde la partie arrière du palais des Congrès. De l’autre côté c’est la « façade de Foncillon », large avenue divisée par un terre-plein, et puis c’est l’océan. L’océan est gris clair, il se confond avec le ciel dans un même aplat que trouble à peine le trait hésitant de la ligne d’horizon. L’océan, le square Kennedy, l’imposant immeuble qui à un moment forme un pont au-dessus de la rue Pierre-Jônain : oui, ce cadre m’est familier, mais pas le banc sur lequel j’ai pris place, nouveau pour moi. Personne, dans ce jardin rayé par la pluie. L’eau coule sur mon front, mes joues. J’allume une cigarette blonde, dois m’y reprendre à trois fois ; je pourrais m’abriter sous le parapluie de femme que m’a prêté M. Smeyers, mais il reste là, sur le banc, je ne l’ouvre pas. C’est la fin de l’hiver, et je l’aurai passé ici. Elle aimait cet endroit, j’en suis sûr.

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II L’autocar s’est arrêté devant la gare routière. C’était une bâtisse de forme arrondie, pour partie vitrée, qui se prolongeait par une galerie montée sur de fins poteaux. Le soir tombait, la ville flottait dans une sorte de halo qui estompait les contours, mettait tout sur le même plan. J’avais gardé mes affaires avec moi, dans le car. Ma valise était sur le portebagages, au-dessus, ma machine à écrire et mon magnétophone sur le siège voisin, emballés dans des sacs plastique que j’avais pris la précaution de doubler. Je m’étais assis juste derrière le chauffeur, sur sa droite, de façon à pouvoir profiter du paysage qui s’encadrait dans le pare-brise, et, après que fut descendu un jeune couple, je m’étais retrouvé seul avec lui. Tout en fumant, il fredonnait la chanson que diffusait l’autoradio ; lorsqu’il manœuvrait son large volant, il semblait porter tout son poids devant lui, et on avait alors l’impression qu’il se battait avec son car. J’avais fini par m’assoupir, bercé par la radio et le ronflement du gros moteur. À mon réveil, les plafonniers répandaient dans l’habitacle une clarté jaune dont l’intensité, très faible, paraissait varier légèrement en fonction de notre vitesse. J’avais aperçu, là-bas, se profilant dans la brume, la silhouette de l’église NotreDame, insecte au repos se dressant parmi les immeubles, papillon, cigale. Lui, il chantait toujours, à tue-tête maintenant. — Je vous ai réveillé, peut-être ? m’avait-il dit en se tournant. Excusez-moi, mais je ne peux pas m’empêcher de chanter, quand je suis dans mon car. Vous savez, nous ne faisons pas un métier très drôle, nous, les chauffeurs. Seuls avec la machine, la plupart du temps… Souvent le soir… Seuls ou avec des gens pas forcément causants… On a de brusques chutes de moral… Alors conduire en chansons…

Thierry Dancourt

Jardin d’hiver

Un peu désorienté, ma valise et mes sacs plastique à mes pieds, je suis resté un moment sous la galerie de la gare routière, à regarder les quelques voitures qui suivaient le cours de l’Europe mollement, comme ralenties par la brume. Ce cours de l’Europe était certainement « le grand boulevard » dont m’avait parlé le chauffeur et qui selon ses indications « devait me conduire facilement dans le centre ». Mon regard s’est posé sur le flanc du véhicule, où il était écrit dans une typographie italique, et grasse : « autocars Tabard ». À l’intérieur, toujours assis à sa place, il laissait le moteur tourner ; je l’observais, à travers la buée qui recouvrait les vitres : il avait allumé une autre cigarette, consultait régulièrement sa montre. Sans doute, l’heure venue, allait-il repartir, faire le trajet dans l’autre sens. Puis il reviendrait ici. Et ainsi de suite, inlassablement, en chansons. Le cours de l’Europe aboutissait à un rond-point que dominait un bâtiment aux volumes cubiques, marqué d’une bande de vitrage et précédé d’une galerie rappelant celle de la gare routière. Sous l’horloge, intégrée à la façade, et arrêtée

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à trois heures, on pouvait lire : « poste - télégraphe - téléphone ». J’ai emprunté la rue qui partait sur la droite et dont les commerces étaient déjà fermés. La brume se faisait encore plus dense, ici, dans le centre-ville. La lumière des lampadaires, non seulement ne suffisait pas à la dissiper, mais accentuait encore l’impression de halo. Les limites des immeubles étaient floues, ils débordaient les uns sur les autres ; les rares personnes que je croisais sur le trottoir émergeaient au dernier moment, et, bien que passant à quelques mètres, semblaient à une distance considérable. Comme me l’avait indiqué le chauffeur, je suis finalement parvenu à une esplanade où s’élançait le profil si particulier de l’église Notre-Dame. À mesure que je m’en approchais, le papillon qui m’était apparu tout à l’heure depuis l’autocar Tabard se muait en gigantesque criquet de soixante mètres de haut, en béton brut. « Rue de Foncillon », disait la plaque fixée de l’autre côté de l’esplanade. Là-bas, j’ai distingué une enseigne de néon bleue qui, elle, parvenait à percer le voile laiteux anesthésiant le quartier. Le mot « hôtel » était composé en caractères filiformes, agencés à la verticale. Je me suis engagé dans cette rue bordée de petits immeubles blancs, et qui montait un peu. Je suis passé devant la bibliothèque municipale. — Une chambre ? La chambre, vous voulez dire… Je n’en ai qu’une, monsieur. Vous avez d’ailleurs de la chance de ne pas trouver porte close, je ne devrais pas être là, logiquement. J’arrête l’activité. — C’est l’employé des autocars Tabard qui m’a recommandé votre établissement. — Claude ? — Oui, peut-être. Claude. — Et Claude ne vous a pas dit que je fais aussi restaurant, tant qu’il y était ? Hôtel-restaurant, pourquoi pas… Le ton de sa voix se radoucit : — En l’occurrence vous tombez bien, la chambre devrait être occupée, en principe, mais il se trouve que la personne a différé son arrivée de quelques jours, elle ne sera là que la semaine prochaine. Vous avez de la chance, vous, beaucoup de chance… D’autant que trouver un hôtel ouvert, ici, en plein hiver, cela tient du miracle. Il me fit entrer : — À part cette personne, je ne prends plus aucun client. Fini, terminé, je rends mon tablier. J’aurai fait ma dernière saison cette année. Je lui ai demandé pour quelle raison, dans ce cas, il branchait son enseigne. — Oh, l’habitude, sûrement… Dès que la lumière décline, j’allume. C’est comme un repère dans la rue, pour les gens du quartier. Un repère, une espèce de veilleuse dans la nuit… Mais vous avez raison, cette enseigne attire.

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La preuve : vous. Le mieux serait que j’éteigne… définitivement… à dire vrai j’ai du mal à m’y résoudre… Combien de temps comptez-vous rester à l’hôtel ? — Je ne suis pas encore fixé. Trois jours, peut-être quatre. — Elle peut même clignoter. Son visage avait une expression malicieuse, presque enfantine. — Pardon ? — L’enseigne. Je peux la faire clignoter, si je veux. Il me montrait, au mur, un interrupteur à différentes positions : — Je n’ai qu’à tourner le bouton sur la gauche… Bon, suivez-moi, je vais vous donner la clé de votre chambre. De la chambre, plutôt… Il a réprimé un petit rire.

Thierry Dancourt

Jardin d’hiver

La réception se trouvait à l’étage, on y accédait par un escalier sans contremarches et dont la rampe était constituée de fils métalliques entrecroisés. Il avait pris la valise, moi les sacs plastique. Là-haut, il s’est assis à un bureau dont il a ouvert successivement les trois tiroirs, qu’il refermait chaque fois bruyamment : — Ah, où ai-je pu fourrer cette clé… Et dire qu’il n’y en a qu’une, qu’est-ce que ce serait si j’avais à gérer un palace… J’ai remarqué, punaisé au mur derrière lui, un plan de la ville. La pastille rouge indiquait probablement l’emplacement de l’hôtel, l’hôtel Océanic.

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Agnès Desarthe

Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com

© Guillaume Binet/Éd. de l’Olivier

Dans la nuit brune

Lorsque le petit ami de sa fille, Marina, meurt dans un accident de moto, Jérôme se retrouve plongé dans un désarroi et une douleur auxquels il ne s’attendait pas. Il est profondément déstabilisé : son ex-femme, Paula, refait surface, sa fille le quitte, il tombe amoureux d’une inconnue et un étrange commissaire de police à la retraite s’intéresse de (très) près à lui. L’histoire familiale de Jérôme est singulière. Né de parents inconnus, il semble avoir vécu dans les bois, comme un petit animal, avant d’être recueilli par Annette et Gabriel, qui deviennent ses parents adoptifs. Le mystère de ses origines demeure inexpliqué. Il ne se dissipe qu’à la toute fin du livre, lorsque, ayant traversé

Éditeur : Éditions de l’Olivier

Biographie

Agnès Desarthe est née en 1966 à Paris. Elle publie son premier roman, Quelques minutes de bonheur absolu, aux Éditions de l’Olivier en 1993 et obtient la bourse de la fondation Hachette en 1995. Agrégée d’anglais, elle a traduit des romans et nouvelles de Aimee Bender, Alice Thomas Ellis, Cynthia Ozick, Elena Lappin, Emma Richler, Jay McInerney, et a cosigné avec Geneviève Brisac un essai sur Virginia Woolf, V.W. : le mélange des genres (2004), de même que des émissions pour France Culture (Virginia Woolf, Flannery O’Connor). Par ailleurs, elle a publié de nombreux livres pour enfants et adolescents à L’École des loisirs. Publications   Aux Éditions de l’Olivier, parmi les romans les plus récents : Mangez-moi, 2006 ; Le Principe de Frédelle, 2003 ; Les Bonnes Intentions, 2000. Tous ces titres sont disponibles en format de poche aux éditions Points.

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à nouveau la nuit brune – celle qui enveloppa l’Europe entre 1939 et 1945 –, il découvre sa véritable identité. Et peut enfin renoncer au personnage qu’il s’était fabriqué et qui l’étouffe. Ce livre, où la vie réelle et les sortilèges de l’imaginaire ne cessent de se répondre, est aussi un décryptage de l’histoire, – James Joyce disait qu’elle était « un cauchemar » dont il essayait de s’éveiller. Mêlant enquête policière, chronique familiale et récit érotique, usant de toutes les ressources du romanesque sans se priver de celles du conte (on pense aux frères Grimm, aux Märchen du romantisme allemand), Agnès Desarthe ne cesse de nous surprendre et de nous enchanter.

« Une boule de feu qui valdingue d’un côté à l’autre de la nationale et puis, à un moment, après le virage, vlan ! dans l’arbre. La boule de feu s’écrase contre le tronc et brûle tout, les feuilles, les branches, même les racines. J’ai cru que c’était un phénomène paranormal. Mais non, c’était le gamin. Le gamin sur sa moto. Y paraît que ça n’arrive jamais des motos qui prennent feu comme ça, pour rien, mais là c’est arrivé. J’y étais. Je regardais d’en haut, sur le pont pardessus la nationale. C’est là que je l’ai vue. Une boule de feu. » Jérôme relit le témoignage paru dans le journal local. Ses mains tremblent. Son ventre aussi. Il lit une nouvelle fois, se demande pourquoi le journaliste n’a pas « arrangé » le français de Mme Yvette Réhurdon, ouvrière agricole. Un instant, il parvient à se distraire en imaginant la conférence de rédaction durant laquelle le comité a décidé de transcrire, à la lettre, les paroles enregistrées sur le magnétophone de poche de l’institutrice qui s’occupe de la rubrique faits divers. Très vite, le tremblement, qui s’était calmé, reprend. Jérôme voudrait pleurer, il pense que ça le soulagerait, mais les larmes ne viennent pas. Le gamin n’était pas son fils, c’était l’amoureux de sa fille. Est-ce qu’on dit comme ça, amoureux ? Il ne sait pas. Comment disait-elle, Marina ? Mon copain ? Non. Elle disait Armand. Assis dans le salon, Jérôme entend, par la porte fermée de la chambre de sa fille, des sanglots, des râles, parfois un cri. Il n’a aucune idée de ce qu’il est censé faire.

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Avant de partir au travail, ce matin, il est allé voir. Il a actionné la poignée très délicatement, pour ne pas la réveiller, au cas où. Mais elle ne dormait pas. Allongée sur le ventre, elle pleurait. Il s’est approché. Il avait dans l’idée de lui caresser l’épaule. Mais en l’entendant, Marina s’est retournée. Jérôme a vu son visage et s’est enfui. C’est naturel qu’elle m’en veuille, se dit-il. Pourquoi ce n’est pas moi qui suis mort. Ce serait plus simple. Ce serait normal. Jérôme a cinquante-six ans. Le gamin, quel âge avait-il ? Dix-huit, comme Marina ? Peut-être dix-neuf. Armand. C’est un joli prénom ça, Armand. Jérôme rêvasse en jouant avec le dessous-de-plat en forme de poisson qui trône au centre de la table. Il a reposé le journal. Il voudrait lire une nouvelle fois le récit de l’accident. Il n’ose pas. Quel intérêt ? Il ne reste rien du garçon. Une boucle de botte, peut-être. La fermeture Éclair de son blouson. Jérôme pense à la chanson d’Édith Piaf. Il s’en veut d’être aussi facilement distrait. Il voudrait s’engloutir dans le chagrin, y séjourner, comme Marina. Mais son esprit baguenaude. Il songe à des tas de bêtises. Peut-être, pense-t-il, qu’à force de relire l’interview d’Yvette Réhurdon, ouvrière agricole, il finira par pouvoir se concentrer. À quoi bon ? Il l’ignore. Il sent qu’on attend de lui une réaction. Mais laquelle ? Et puis qui ? Qui attend qu’il réagisse ? Il habite seul avec Marina depuis que Paula l’a quitté. C’était il y a quatre ans. Paula. Ça aussi c’est un joli prénom, se dit Jérôme. Il déteste l’état dans lequel il est. Cette mièvrerie, ce flottement. Mais il n’y peut rien. Il a l’impression d’avoir perdu les commandes. Il plane. C’est la mort qui fait ça. C’est très puissant, la mort. Non. Je ne peux pas être en train de penser des conneries pareilles, songe-t-il. Mais si. C’est exactement ce qu’il pense, que la mort est puissante. Il le pense avec la même intensité que trois secondes plus tôt, lorsqu’il se disait que Paula était un joli prénom. Paula était aussi une jolie femme. Il n’a pas compris pourquoi elle l’avait quitté. Il n’a pas non plus compris pourquoi elle l’avait épousé. Si elle était là, elle saurait exactement comment s’y prendre. Elle ferait couler un bain à sa fille, lui parlerait, lui masserait les mains. Elle ferait entrer de l’air par la fenêtre. Lui raconterait des sornettes sur l’âme, le souvenir que l’on garde en soi pour toujours et qui nous renforce, la vie qui finit par l’emporter. Jérôme l’admire. Comment fait-elle ? Paula lui a toujours donné l’impression d’avoir pénétré le mystère de… tous les mystères en fait. Après la séparation, elle s’est acheté une maisonnette dans un village pittoresque du Sud. Il y a un gros buisson de lavande et une glycine dans la cour. Elle boit du rosé avec ses voisins au soleil couchant. Parfois il pense à elle, à la vie qu’elle s’est faite loin de lui. Une vie réussie, harmonieuse. Les

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jours de grisaille, les semaines où le thermomètre ne remonte pas au-dessus de moins cinq, il rêve qu’il la rejoint. À la météo, le soir, il regarde la carte de France, il y a presque toujours un soleil au-dessus de la région où Paula habite, alors que là où ils vivent, Marina et lui, c’est brouillard givrant, brume matinale, perturbations amenées par un front dépressionnaire de nord-est. Que font-ils là ? Pourquoi Marina n’est-elle pas partie avec sa mère au moment de leur séparation ? C’est normal pour une fille de suivre sa mère. Il n’a pas le souvenir d’en avoir discuté, ni avec l’une ni avec l’autre. Et soudain, ça lui apparaît : Armand. Marina et lui devaient être dans le même collège. Elle était petite, mais elle était déjà amoureuse. Marina n’a pas choisi entre son père et sa mère. Marina a choisi l’amour. Jérôme en est certain. Pourtant il n’a connu l’existence de ce garçon que récemment. Marina est une jeune fille discrète. Elle n’avait jamais fait venir personne à la maison. Et puis un jour, six mois plus tôt, elle lui a dit qu’elle voulait inviter quelqu’un à dîner. — Je ferai à manger, lui a-t-elle proposé. Je ferai un rôti. Et dans le rouge de ses joues et dans le « ô » du rôti, Jérôme a compris. Il a compris sans comprendre. Il ne s’est pas dit ma fille a un amant, il ne s’est pas dit elle veut me présenter le garçon qu’elle aime. Il ne s’est rien dit. Sa pensée ne produit pas de phrases. Elle s’arrête juste avant. À huit heures trente la sonnette a retenti. Jérôme est allé ouvrir. Le gamin était là, une bouteille à la main. Jérôme se rappelle l’avoir trouvé grand. Il devait lever les yeux pour le regarder. Quel beau garçon. La peau… ses joues… les cils noirs, épais, l’éclat des prunelles… Jérôme pleure. Il se prend la tête entre les mains, le temps de deux sanglots. Un pour la bouteille de vin dans les mains du garçon, l’autre pour sa beauté. Et puis ça s’arrête. Plus de larmes. Plus d’images. La cloche de l’église sonne. Jérôme se lève et regarde par la vitre. La pente qui plonge sous ses fenêtres, la route au fond, tout en bas, puis l’autre pente qui monte vers la forêt. Les vignes rousses en rangs, la terre nue entre les pieds noueux. Un soleil dans le ciel blanc. La sève qui se fige dans les plantes. De toutes petites fleurs mauves ont poussé à l’ombre de la haie de houx. Jérôme les regarde et pense qu’Armand ne les verra jamais. Il se souvient d’avoir lu dans un livre qu’on posait des tessons de bouteille sur les yeux des morts avant de les mettre dans le cercueil. Il ne se rappelle pas le titre de l’ouvrage. Était-ce un roman ? Peut-être simplement un article de journal. Il ne sait plus, mais il aime l’idée. Ces yeux-là ne verront plus. Ou alors à travers des culs de bouteille. Le paradis est si loin, si haut, que pour regarder vers la terre, on a besoin de loupes. Jérôme se demande s’il doit aller à l’enterrement. Rencontrer la belle-famille qui ne sera jamais la belle-famille. Il se sent maladroit et timide. Il a peur. Il ignore comment on serre la main d’un parent qui a perdu son enfant. Il considère ce contact comme sacrilège. Je n’oserai jamais, se dit-il.

Agnès Desarthe

Dans la nuit brune

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Le téléphone sonne. C’est Paula. — Comment tu vas, mon grand ? lui demande-t-elle. Le cœur de Jérôme enfle dans sa poitrine. Une montgolfière entre le plexus et la clavicule. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Voilà ce qu’il voudrait lui dire, à son ancienne femme pour qui il n’a jamais éprouvé que des sentiments très mesurés. Au lieu de ça, il répond : — Pas fort. — Et Marina ? Jérôme ne dit rien. Aucun mot ne vient. — Quelle conne je suis, fait Paula. Pardon. Désolée. C’est demain l’enterrement, c’est ça ? Je vais prendre l’avion, et puis le dernier train, ce soir. J’arriverai tard. Je peux dormir à la maison ? Non, c’est pas une bonne idée. — Si, si, c’est très bien. Je laisserai la porte ouverte. — Tu es gentil. — C’est normal. — C’est horrible. — Oui. — Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? — Je ne sais pas. Personne ne sait. La moto a pris feu. On ne sait pas pourquoi, ni comment. Apparemment il n’avait pas bu. — Comment savoir ? — On ne peut pas savoir. — Quel genre de garçon c’était ? — Parfait. Jérôme est surpris de sa propre réponse. Paula se tait. Elle se sent flouée. Elle n’a pas connu l’amoureux parfait de sa fille. Elle-même n’a vécu que des relations bancales. Son mariage ? Sympathique, voilà le mot qu’elle emploie le plus souvent pour le qualifier. Comme pour achever de la faire souffrir, Jérôme ajoute : — Je n’ai jamais vu ça. Un… comment dire ?… un attachement… un… tu vois, quand ils étaient ensemble… — Épargne-moi, mon grand. Épargne-moi. Elle raccroche alors qu’il est en train de lui dire « je t’embrasse ». Il songe à la rappeler, juste pour lui dire ça, « je t’embrasse ». Comme si c’était important, comme si leurs vies en dépendaient, l’équilibre du monde, la justice. Je deviens gaga, pense-t-il, et il sourit, à cause du mot, de la manière qu’il a de tenir le téléphone au creux de sa main, comme une grenouille, une souris. Un sentiment agréable se répand en lui, une chaleur, une très légère euphorie. Un moment, il a oublié la mort d’Armand, parce qu’au lieu de penser à la catastrophe, il a songé aux animaux des bois et des champs, ceux qu’on rencontre en promenade et avec qui on échange des regards secrets, furtifs, incomparables. Ce n’était qu’un sursis. Son sourire se défait. Il se dirige vers la porte. Ça fait trois fois qu’on sonne.

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De l’autre côté du verre dépoli, il reconnaît la silhouette de Rosy. Rosy a toujours été grosse. C’est la meilleure amie de Marina depuis l’école maternelle. Elle a des joues immenses, comme des hauts plateaux mandchous, se dit Jérôme. Il ignore pourquoi le mot mandchou a toujours été associé à Rosy dans son esprit, peut-être à cause de ses yeux noirs légèrement bridés, de son petit nez épaté, de ses allures de poney. — Bonjour, Jérôme, dit-elle en lui tendant ses incroyables joues. — Bonjour, Rosy, répond-il en l’embrassant. Ils restent un instant enlacés, se massent maladroitement le dos, puis se séparent soudain, gênés. — C’est gentil d’être venue. — C’est normal. Comment elle va ? Je lui ai apporté les cours. — Oh, tu sais, je ne crois pas que… — Si, si, dit Rosy, très sûre d’elle en avançant dans le couloir, son corps énorme se balançant d’une jambe sur l’autre. Faut pas lâcher. Faut rien lâcher. Comment sait-elle ? se demande Jérôme. Il la regarde se diriger vers la porte de la chambre. Il les revoit, Marina et elle, quand elles avaient sept ans. L’une posait sa tête sur le ventre de l’autre et disait, « Je t’aime parce que tu es confortable » et l’autre répondait, « Je t’aime, parce que tu dis toujours des gentillesses. » Il trouve que ce sont deux très bonnes raisons de s’aimer. Au moment où la porte de la chambre s’ouvre, le vacarme produit par Marina envahit la maison. C’est violent comme une rafale de vent. Les mains de Jérôme montent instinctivement vers ses oreilles. Il faut que ce bruit cesse. Mais dès qu’il prend conscience du mouvement, il ordonne à ses bras de se replacer le long de son corps. C’est son enfant qui pleure, ce n’est pas le connard d’à côté qui taille sa haie. Rosy ne se décourage pas, elle entre et referme derrière elle. Le niveau sonore baisse aussitôt. Jérôme fait quelques pas dans le couloir, il écoute. Il entend la voix de Rosy. Puis des pleurs. De nouveau la voix de Rosy. Puis plus rien. La voix de Rosy qui chante une chanson en anglais. Sanglots en cascade, hoquets, un hurlement, sanglots, plusieurs cris. Rosy chante toujours. Arrêt des pleurs. Rosy chante. Elle chante de plus en plus fort. Et soudain, la porte s’ouvre. Rosy surprend Jérôme, l’oreille pratiquement collée au mur.

Agnès Desarthe

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Virginie Despentes

Apocalypse Bébé

Valentine Galtan, adolescente énigmatique et difficile, a disparu. La narratrice, Lucie, anti-héroïne trentenaire, détective privée sans conviction ni talent, engagée par la grandmère de Valentine pour surveiller ses faits et gestes, l’a perdue sur un quai de métro parisien. Comment la retrouver ? Que faire des édifiantes photos de Valentine qui la montrent si expérimentée avec les garçons ? Aurait-elle rejoint sa mère, qu’elle n’a jamais connue, à Barcelone ? Le mieux pour Lucie serait de faire équipe avec La Hyène, une « privée » aux méthodes radicales, une femme puissante, au corps souple, plein d’une violence qui s’exprime par saccades… Moyennant finances, et aussi

Éditeur : Grasset Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

par amusement, La Hyène accepte le marché. Voici les collègues mal appariées, l’une lesbienne volcanique, l’autre hétéro à basse fréquence, qui traversent la France et l’Espagne jusqu’à Barcelone à la recherche d’une petite fugueuse, une gosse mal grandie, une fille de la bourgeoisie qui finira par rejoindre le camp des irréductibles. Road-book, comme il y a des road-movies, portrait d’êtres blessés, traversée des différentes couches sociales, ce roman particulièrement maîtrisé de Virginie Despentes fait dialoguer la forme du polar contemporain avec la satire sociale la plus corrosive.

© Jean-Luc Bertini/Grasset

Il n’y a pas si longtemps de ça, j’avais encore 30 ans. Tout pouvait arriver. Il suffisait de faire les bons choix, au bon moment. Je changeais souvent de travail, mes contrats n’étaient pas renouvelés, je n’avais pas le temps de m’ennuyer. Je ne me plaignais pas de mon niveau de vie. J’habitais rarement seule. Les saisons s’enchaînaient façon paquets de bonbons : faciles à gober et colorés. J’ignore à quel moment la vie a cessé de me sourire.

Biographie

Romancière et cinéaste, Virginie Despentes est née le 13 juin 1969 à Nancy. Candidate libre au bac, elle a exercé tous les métiers : femme de ménage à Longwy, hôtesse dans un salon de massage à Lyon, pigiste pour des journaux rock et porno, vendeuse au rayon librairie du Virgin Megastore à Paris. Sa chance tourne avec la publication de ses deux romans : Baise-moi (1993, Florent Massot), vendu à plus de 40 000 exemplaires puis adapté au cinéma, et Les Chiennes savantes (1995). Elle est traduite en plus de dix langues et prépare actuellement la réalisation de son prochain film, adapté de Bye Bye Blondie, avec Béatrice Dalle et Emmanuelle Béart. Publications   Chez Grasset, parmi les ouvrages les plus récents : King-Kong Théorie, 2006 ; Bye Bye Blondie, 2004 ; Teen Spirit, 2002 ; Les Jolies Choses, 1998. Tous ces titres sont disponibles en format de poche aux éditions J’ai lu et au Livre de Poche.

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Aujourd’hui, j’ai le même salaire qu’il y a dix ans. À l’époque, je trouvais que je m’en tirais bien. L’élan s’est ralenti, après mes trente ans, un souffle qui me portait s’est éteint. Et je sais que la prochaine fois que je me retrouverai sur le marché de l’emploi, je serai une femme mûre, sans qualification. C’est comme ça que je m’accroche à la place que j’ai, comme si ma vie en dépendait. Ce matin là, j’arrive en retard. Agathe, la jeune standardiste, tapote sa montre du doigt, en fronçant les sourcils. Elle porte des collants fluo jaunes et des boucles d’oreilles roses en forme de cœur. Elle a facile dix ans de moins que moi. Je devrais ignorer son petit soupir contrarié quand elle trouve que je prends trop de temps à enlever mon manteau, au lieu de quoi je bafouille une excuse incompréhensible, et je file frapper à la porte du chef. De l’intérieur de son bureau s’échappent de longs cris rauques. Je recule d’un pas, effrayée. J’interroge Agathe du regard, elle grimace et chuchote : « C’est madame Galtan, elle vous attendait devant l’entrée, avant l’ouverture, ce matin. Deucené se fait agonir depuis vingt minutes. Entre vite, ça va la calmer. » Je suis tentée de tourner les talons et dévaler les escaliers, sans un mot d’explication. Mais je frappe à la porte, et on m’entend.

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Pour une fois, Deucené n’a pas besoin de jeter un œil aux dossiers éparpillés sur son bureau pour se souvenir de mon nom. — Lucie Toledo, que vous avez déjà rencontrée, elle était justement… Il n’a pas l’occasion d’aller au bout de sa phrase. La cliente l’interrompt en vociférant : — Mais t’étais où, connasse ? Elle me laisse deux secondes pour encaisser le coup de poing verbal, et enchaîne, en augmentant le volume : — Tu sais combien je te paye pour que tu ne la perdes pas de vue ? Et elle dis-pa-raît ? Dans le métro ? Dans le métro, idiote, tu as quand même réussi l’exploit de la perdre dans le métro ! Et tu attends une demi-journée avant de me laisser un message pour me prévenir ? L’école a prévenu avant toi ! Ça te semble normal ? Tu as l’impression d’avoir correctement fait ton travail, peut-être ? Cette femme est habitée par le Diable. Je ne dois pas être assez réactive à son goût, elle se désintéresse de mon cas et se retourne contre Deucené : — Et pourquoi cette gourde suivait Valentine ? Vous n’avez rien de plus brillant, en stock ? Le chef n’en mène pas large. Acculé par les circonstances, il me couvre. — Je vous assure que Lucie est l’un de nos meilleurs éléments, elle a une grande expérience du terrain et… — Ça vous semble normal de perdre une gamine de quinze ans sur le trajet qu’elle effectue chaque matin ? J’avais rencontré Jacqueline Galtan pour l’ouverture du dossier, dix jours auparavant. Carré blond court impeccable, talons aiguilles à semelles rouges, c’était une femme froide, bien rafistolée pour son âge, très précise dans ses indications. Je n’avais pas deviné qu’à la moindre contrariété, elle serait sujette au syndrome de la Tourette. Sous l’effet de la rage, les rides de son front se creusent, le Botox a perdu la partie. Un peu d’écume blanche perle aux commissures de ses lèvres. Elle tourne en rond dans le bureau, ses épaules étroites sont secouées de spasmes : — Vous avez fait comment, bougre d’imbécile, pour la perdre dans le métro ??? Ce mot l’excite. En face d’elle, Deucené se ratatine. Ça me fait plaisir de le voir rétrécir, lui qui ne perd jamais une occasion de jouer les durs de salon. Jacqueline Galtan improvise un monologue à la mitraillette, elle s’attaque, pêle-mêle, à ma sale gueule, mes fringues infectes, mon incapacité à faire mon boulot alors qu’il n’est pas très difficile à faire et au manque d’intelligence qui caractérise tout ce que j’entreprends. Je me concentre sur le crâne chauve de Deucené, parsemé de tâches brunes obscènes. Court sur patte et bedonnant, le chef n’est pas très sûr de lui, ce qui le rend volontiers brutal, face aux subalternes. Dans le cas présent, il est tétanisé de trouille. J’avance une chaise et

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m’installe au bout de son bureau. La cliente reprend son souffle, j’en profite pour m’immiscer dans la conversation : — Ça s’est passé tellement vite… Je ne pensais pas que Valentine risquait de disparaître. Vous croyez que c’est une fugue ? — Tiens, ça tombe bien qu’on en parle : c’est justement parce que j’aimerais le savoir que je vous paye. Deucené a étalé sur son bureau un certain nombre de photos et de comptes rendus. Jacqueline Galtan saisit une feuille de rapport au hasard, entre deux doigts, comme s’il s’agissait d’un insecte mort, y jette un bref coup d’œil, puis la laisse retomber. Ses ongles sont impeccables, rouge laqué. Je me justifie : — Vous m’avez demandé de suivre Valentine, de rendre compte de ses déplacements, fréquentations, activités… Mais jamais je n’ai envisagé qu’il pourrait lui arriver quelque chose. On ne parle pas des mêmes procédures, vous comprenez ce que je veux dire ? Elle fond en larmes. Il ne manquait plus que ça pour nous mettre à l’aise. — C’est terrible de ne pas savoir où elle est. Deucené, penaud, bredouille en évitant son regard : — Nous ferons tout ce que nous pouvons pour vous aider à la retrouver… Mais je suis sûr que la police… — La police ? Vous croyez que c’est important, pour eux ? Tout ce qui les intéresse, c’est publier la nouvelle dans les médias. Ils n’ont qu’une idée en tête : parler aux journalistes. Vous pensez vraiment que Valentine a besoin de cette publicité ? Vous croyez que c’est une jolie façon de commencer sa vie ? Deucené se tourne vers moi, il implore en silence. Il aimerait bien que j’invente une piste. Mais j’étais la première surprise, ce matin-là, quand je ne l’ai pas retrouvée au café en face de l’école. La cliente reprend : — Je prendrai les frais en charge. Nous ferons un avenant au contrat original. J’offre une prime de cinq mille euros si vous la ramenez en quinze jours. En contrepartie, si vous n’obtenez aucun résultat, je vous ferai vivre l’enfer sur terre. Nous avons des relations et j’imagine qu’une agence comme la vôtre n’a aucune envie de subir toute une série de contrôles… désagréables. Sans parler de la mauvaise publicité. Sur ces derniers mots, elle relève son regard pour le planter dans celui de Deucené, très joli mouvement, assez lent, on se croirait dans un film en noir et blanc. Elle a dû bosser ce geste toute sa vie. Elle se penche à nouveau sur un extrait de rapport. Ce sont mes dossiers qui sont sur la table. Non seulement les pièces que j’ai rassemblées toute la journée et la soirée d’hier, mais aussi celles qu’ils sont venus récupérer, eux-mêmes, dans ma bécane. Pas besoin de se gêner avec quelqu’un comme moi : évidemment qu’ils vérifient que j’ai tout sorti et que je n’ai rien oublié, ou caché. J’ai passé des heures à sélectionner les pièces importantes, les classer, ils ont foutu un bordel effarant là-dedans, du coup tout y est : de la note du café où je l’ai attendue jusqu’au moindre cliché que

Virginie Despentes

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Marc Dugain

L’Insomnie des étoiles

Éditeur : Gallimard Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

© Catherine Hélie/Gallimard

j’ai pris d’elle, y compris ceux où on ne voit qu’un morceau de bras… Une façon de me faire comprendre que même si je passe vingt-quatre heures sur un dossier pour être sûre qu’il sera nickel à l’heure où on me l’a demandé, on me tient pour incapable d’évaluer ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Pourquoi se priveraient-ils, tous, du plaisir de sadiser son prochain alors que je suis là, disponible, à la base de la pyramide ? Elle a raison de me traiter de gourde, la vieille. Si ça peut la soulager. Je suis la gourde mal payée qui vient de se taper quinze jours de planque pour surveiller une adolescente nymphomane, défoncée à la coke et hyperactive. Une de plus. Depuis bientôt deux ans que je travaille chez Reldanch, on ne me confie que ça : la surveillance des adolescents. Je ne m’en suis pas plus mal tirée qu’un autre, jusqu’à ce que Valentine disparaisse.

Biographie

Marc Dugain est né au Sénégal en 1957. Après des études de sciences politiques et de finance, il devient expert-comptable puis patron d’une compagnie d’aviation. À 35 ans, il écrit son premier roman, La Chambre des officiers (1998), primé dix-huit fois (prix Nimier, prix des Libraires, prix des DeuxMagots…). Publications   Chez Gallimard, parmi les romans les plus récents : Une exécution ordinaire, 2007 (Grand prix rtl-Lire 2007) ; La Malédiction d’Edgar, 2005 ; Heureux comme Dieu en France, 2002. Tous ces titres sont disponibles en format de poche dans la collection « Folio ».

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Automne 1945, alors que les Alliés se sont entendus pour occuper Berlin et le reste de l’Allemagne, une compagnie de militaires français emmenée par le capitaine Louyre investit le sud du pays. En approchant de la ville où ils doivent prendre leurs quartiers, une ferme isolée attire leur attention. Les soldats y font une double découverte : une adolescente hirsute, qui vit là seule comme une sauvage, et le corps calciné d’un homme. Incapable de fournir une explication sur les raisons de son abandon et la présence de ce cadavre, la jeune fille est mise aux arrêts. Contre l’avis de sa

hiérarchie, le capitaine Louyre va s’acharner à connaître la vérité sur cette affaire mineure, au regard des désastres de la guerre, car il pressent qu’elle lui révèlera un secret autrement plus capital. Au fil de son enquête, il va découvrir une autre « solution finale », antérieure à la Shoah, et qui en est à la fois le prologue et la répétition générale. À savoir l’extermination par les procédés les plus barbares des malades mentaux – et de tout individu classé comme tel, car considéré comme « inadapté » au régime nazi.

En présence du médecin, la gardienne de l’institut s’inclina à plusieurs reprises, avec une exagération qui rappelait le comportement des serfs vis-à-vis des aristocrates dans la lointaine Russie, avant que la révolution ne leur rende pour un temps un peu de dignité. Son fils se tenait toujours derrière elle, avec sa tête ronde et sa bouille enjouée. En revoyant les lieux, Halfinger se gonfla d’une grandeur passée qu’il était seul à comprendre. Il se retourna brusquement vers Louyre. — Pourquoi m’avez-vous amené ici ? Son regard traduisait autant l’orgueil que l’indignation. Louyre, le nez en l’air, ne se donna pas la peine de le regarder pour lui répondre. — Quel bel endroit, vous ne trouvez pas ? J’entends déjà les cris de joie des enfants qui vont s’y ébattre quand l’été viendra. Ce sera le temps de la renaissance, une nouvelle génération de petits Allemands pleins de vigueur et d’espérance. Et la fin de votre époque, dont il ne restera rien. Il faudra penser à convoquer un conseil d’administration rapidement. Vous avez le pouvoir de le faire ? Le médecin opina. — Certainement. Louyre perçut chez le médecin l’immense contrariété de n’être plus rien que le directeur d’un institut désaffecté. L’officier avança vers le bâtiment, les mains dans le dos. — Dites-moi, Halfinger, où sont partis tous les meubles ?

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— Plusieurs camions les ont transférés dans des centres près du front. — Qui étaient les transporteurs ? — Des policiers attachés au département des transports du ministère. — Vous les connaissez ? — De vue, certainement. — Il doit bien rester des chaises quelque part, et une table qui pourrait faire office de bureau. — Pour quoi faire ? Louyre s’arrêta pour contempler un chêne vieux de plusieurs siècles qui s’évasait puissamment vers le ciel. — Je souhaite poursuivre notre conversation dans ce qui était votre bureau. Je suis persuadé que ce décor vous correspond mieux que la salle du conseil municipal, trop impersonnelle. Qu’on nous trouve deux chaises et une table. Halfinger s’adressa à la gardienne qui prit d’abord une mine dubitative, se gratta la tête puis s’illumina de la solution qu’elle avait trouvée. Un cabanon près de sa maison conservait quelques meubles sous clé. Louyre fit signe à son chauffeur, Voquel, de la suivre. Il se mit en route en direction du grand bureau qui lui avait semblé, lors de sa première visite, être celui du directeur de l’hôpital. De là, se souvenait-il, on avait la vue à l’avant sur la vieille ville. L’arrière donnait sur les jardins cultivés. Une dizaine de rideaux à l’opacité douteuse habillaient les fenêtres d’un uniforme inutile. Louyre les tira un à un pour laisser la lumière pénétrer la pièce boisée pendant que Voquel et la gardienne – toujours suivie de son fils – disposaient une table et deux chaises. Il les chassa d’un geste de la main et indiqua sa place au médecin, dos à la vieille ville, face au jardin. Il alla à la porte, la ferma à clé, mit la clé dans sa poche et alluma une cigarette. — Mais vous n’avez pas de cendrier, objecta Halfinger. Louyre le dévisagea à travers ses yeux mi-clos : — C’est sans importance, j’écraserai mes mégots par terre. Maintenant nous allons parler pour de bon. Nous n’avons rien à manger, rien à boire, pas de lit pour dormir et pas d’électricité. Nous ne quitterons cette pièce que quand tout sera dit. Si vous tentez de fuir, je vous abattrai. Et si vous décidez de vous jeter par la fenêtre, je ne ferai rien pour vous en dissuader. Nous n’avons pas de greffier et je n’ai pas de papier pour prendre de notes. — Alors, à quoi tout cela va-t-il servir ? — À rien. Je veux juste que ces mots soient prononcés. Le médecin tira sur son nœud de cravate. — Vous avez l’intention de me tuer, une fois l’interrogatoire fini ? — Ce n’est pas un interrogatoire. C’est une confession. — Vous n’avez pas l’intention d’instruire un procès ? — J’y ai pensé mais, finalement, la forme me répugne. Un procès n’a d’utilité que pour tirer des leçons et punir. Tirer des leçons d’une vie comme la vôtre,

Marc Dugain

L’Insomnie des étoiles

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Mathias Énard

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Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

Éditeur : Actes Sud Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr

© Mélania Avanzato/Actes Sud

je n’en vois pas l’intérêt. Quant à vous punir, je laisse la réprobation et la vengeance à d’autres. Ne croyez pas que vous m’intéressez, Halfinger, vous m’intriguez seulement et c’est une tout autre chose. Il sortit de sa poche intérieure le paquet de lettres écrites par le père de Maria. — Voici le dossier à charge. Regardez ce que je vais en faire. Avec son briquet, il mit le feu à une lettre et la jeta sur le parquet. Puis il fit de même pour toutes les autres, créant autour de lui un cercle de foyers incandescents qui se consumèrent sans bruit, dans une fumée noire qui montait en spirale vers le plafond. — J’ai oublié une des règles du jeu. Elle est discrétionnaire, j’en conviens et elle me confère un pouvoir auquel je n’ai jamais aspiré dans l’existence. Vous allez me donner votre version des faits. Si à un moment ou à un autre j’estime qu’elle s’éloigne par trop de la vérité, que vous me mentez, que vous me manipulez, je n’hésiterai pas à vous mettre une balle dans la tête. Il regarda les cendres des lettres affaissées sur le plancher. — Tout était écrit sur ces pages. Un homme qui va mourir ne ment pas à sa fille. Car il est mort à présent. — Comment le savez-vous ? — Une sourde conviction. — Qui d’autre a lu les lettres ? Louyre répondit sans hésiter. — Personne d’autre que moi. Maria Richter n’a plus de lunettes. L’opticien n’est pas revenu du front, probablement mort celui-là aussi. Voilà, cher docteur, nous ne sommes que deux à savoir. Et la vérité ne m’importe pas au point de vous dissuader de mourir, si c’est votre souhait. Je me contenterai de votre mort, s’il le faut. — Je n’ai aucune intention de me suicider. — Vous aviez le temps de fuir depuis que vous avez appris que j’enquêtais sur une piste qui me conduirait forcément à vous. Pourquoi vous ne l’avez pas fait ? — Parce que j’ai estimé que je n’avais rien à me reprocher. — C’est bien, lâcha Louyre pris de lassitude. Maintenant que les règles sont établies nous allons commencer. Vous pouvez prendre votre temps. Un funambule vérifie toujours la semelle de ses chaussures avant de s’engager sur un fil. Halfinger se leva et se planta devant la fenêtre qui donnait sur le verger. Les mains dans le dos, ses doigts se contorsionnaient telles de grosses limaces sur un pied de salade. — Quand vous en aurez fini avec la partie de la vérité qui contrevient aux ordres qu’on vous a donnés, vous verrez que les choses s’enchaîneront naturellement. Allez-y ! lança Louyre.

Biographie

Né en 1972, Mathias Énard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au MoyenOrient. Il vit à Barcelone. Publications   Chez Actes Sud : Zone, 2008 (prix Décembre 2008, prix du Livre Inter 2009) (rééd. coll. « Babel », 2010) ; Remonter l’Orénoque, 2005 ; La Perfection du tir, 2003 (prix des Cinq Continents de la francophonie) (rééd. coll. « Babel », 2008). Chez Verticales : Bréviaire des artificiers, 2007 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2010).

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13 mai 1506, un certain Michelangelo Buonarroti (dit Michel-Ange) débarque à Constantinople. À Rome, il a laissé en plan le tombeau qu’il dessine pour Jules II, le pape guerrier et mauvais payeur. Il répond à l’invitation du sultan qui veut lui confier la conception d’un pont sur la Corne d’Or, projet retiré à Léonard de Vinci. Urgence de la commande, tourbillon des rencontres, séductions et dangers de l’étrangeté byzantine, Michel-Ange, l’homme de la Renaissance, esquisse avec l’Orient un sublime rendez-vous manqué. Dans une narration tout en frôlements – entre histoire et fiction, entre précision documentaire et envolées poétiques – Mathias Énard invente (au sens où il met au monde,

où il rend réels et palpables) les rencontres avortées, les égarements fertiles et les rendez-vous manqués d’un génie déboussolé. Et fait culminer ce séjour déterminant dans le déchirant sacrifice d’une amitié de tragédie antique. Et si le pont entre deux continents frères que Michel-Ange ne termine pas est sans doute aussi celui qu’il tente en vain de jeter vers lui-même, sans jamais parvenir à s’atteindre – geste inachevé que l’on retrouvera au plafond de la chapelle Sixtine, et geste qu’il nous appartient, aujourd’hui, de prolonger – cet antiZone est aussi pour Mathias Énard le prétexte d’une fascinante réflexion sur l’utopique geste de créer, sur l’impuissante et toute-puissante effronterie d’écrire.

Manuel le traducteur rend chaque matin visite à Michel-Ange pour lui demander s’il n’a besoin de rien, s’il peut l’accompagner quelque part ; le plus souvent il trouve Michel-Ange occupé à dessiner, ou bien à dresser une de ses innombrables listes dans son carnet. Parfois, il a la chance de pouvoir observer le Florentin alors qu’il trace, à l’encre ou au plomb, une étude d’anatomie, le détail d’un ornement d’architecture. Manuel est fasciné. Amusé par son intérêt, Michel-Ange crâne. Il lui demande de poser la main sur la table et, en deux minutes, il esquisse le poignet, toute la complexité des doigts recourbés et la pulpe des phalanges. — C’est un miracle, maître, souffle Manuel. Michelangelo part d’un grand éclat de rire. — Un miracle ? Non mon ami. C’est pur génie, je n’ai pas besoin de Dieu pour cela. Manuel reste interloqué. — Je me moque de toi, Manuel. C’est du travail, avant tout. Le talent n’est rien sans travail. Essaie, si tu veux. Manuel secoue la tête, paniqué. — Mais je ne sais pas, Maestro, j’ignore tout du dessin. — Je vais te dire comment apprendre. Il n’y a pas d’autre façon. Appuie ton bras gauche sur la table devant toi, la main à demi ouverte, le pouce détendu, et avec la droite dessine ce que tu vois, une fois, deux fois, trois fois, mille fois. Tu n’as pas besoin de modèle ni de maître. Il y a tout dans une main. Des os,

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des mouvements, des matières, des proportions et même des drapés. Fais confiance à ton œil. Recommence jusqu’à ce que tu saches. Puis tu feras la même chose avec ton pied, en le posant sur un tabouret ; puis avec ton visage, grâce à un miroir. Ensuite seulement tu pourras passer à un modèle, pour les postures. — Vous croyez qu’il est possible d’y arriver, maestro ? Ici personne ne dessine comme ça. Les icônes… Michel-Ange l’interrompt durement. — Les icônes sont des images d’enfants, Manuel. Peintes par des enfants pour des enfants. Je t’assure, suis mes conseils et tu verras que tu dessineras. Après tu pourras t’amuser à copier des icônes autant que tu voudras. — Je vais essayer, maestro. Souhaitez-vous que nous allions nous promener ou visiter un monument ? — Non Manuel, pas pour le moment. Je suis bien ici, la lumière est parfaite, il n’y a pas d’ombres sur ma page, je travaille, je n’ai besoin de rien d’autre, je te remercie. — Bien. Demain nous irons voir votre atelier. À bientôt donc. Et le drogman grec se retire, en se demandant s’il va oser poser la main sur la table et se mettre à dessiner lui aussi.

Mathias Énard

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

* L’atelier se trouve dans les dépendances de l’ancien palais des sultans, à deux pas d’une mosquée grandiose dont le chantier vient d’être achevé. Le secrétaire poète Mesihi, le page Falachi et Manuel ont accompagné Michel-Ange prendre possession des lieux, un peu inquiets des réactions de l’artiste. Une salle haute, voûtée, meublée d’une foule de dessinateurs et d’ingénieurs, en rangs devant de grandes tables encombrées de dessins et de plans. Des maquettes sur des présentoirs, plusieurs maquettes différentes d’un ouvrage étrange, un pont singulier, deux paraboles qui fabriquent un tablier à leur asymptote, soutenues par une arche unique, un peu comme un chat qui ferait le dos rond. — Voici votre royaume et vos sujets, maestro, dit Falachi. Mesihi ajoute une formule de bienvenue que Michel-Ange n’entend pas. Son regard est fixé sur les maquettes. — Il s’agit de modèles réalisés à partir du dessin proposé par Léonard de Vinci, maestro. Les ingénieurs l’ont jugé inventif, mais impossible à construire et, comment dire, le sultan l’a trouvé plutôt… plutôt laid, malgré sa légèreté. Si le grand Vinci n’a rien compris à la sculpture, eh bien il ne comprend rien non plus à l’architecture. Michel-Ange le génie s’approche du projet de son si célèbre aîné ; il l’observe une minute, puis, d’une gigantesque gifle, le précipite à bas du socle ; l’édifice de bois collé retombe sur ses quatre pattes sans se briser.

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Le sculpteur pose alors sa galoche droite sur le modèle réduit, et l’écrase rageusement. Le pont sur la Corne d’Or doit unir deux forteresses, c’est un pont royal, un pont qui, de deux rives que tout oppose, fabriquera une ville immense. Le dessin de Léonard de Vinci est ingénieux. Le dessin de Léonard de Vinci est si novateur qu’il effraie. Le dessin de Léonard de Vinci n’a aucun intérêt car il ne pense ni au sultan, ni à la ville, ni à la forteresse. D’instinct, Michel-Ange sait qu’il ira bien plus loin, qu’il réussira, parce qu’il a vu Constantinople, parce qu’il a compris que l’ouvrage qu’on lui demande n’est pas une passerelle vertigineuse, mais le ciment d’une cité, de la cité des empereurs et des sultans. Un pont militaire, un pont commercial, un pont religieux. Un pont politique. Un morceau d’urbanité. Les ingénieurs, les maquettistes, Mesihi, Falachi et Manuel ont les yeux rivés sur Michel-Ange, comme on regarde une bombarde la mèche allumée. Ils attendent que l’artiste se calme. Ce qu’il fait. Son regard pétille, il sourit, on dirait qu’il vient de sortir d’un songe trop agité. Il écarte du pied les débris de la maquette, puis dit calmement : — Cet atelier est magnifique. Au travail. Manuel, emmène-moi voir la basilique Sainte-Sophie, s’il te plaît.

de les porter à leurs oreilles pour mieux entendre une clameur silencieuse, et s’agenouillent à nouveau. Ils marmonnent, psalmodient, et le bruissement de toutes ces paroles inaudibles bourdonne et se mêle à la lumière pure, sans images pieuses, sans sculptures qui détournent de Dieu le regard ; seules quelques arabesques, des serpents d’encre noire, semblent flotter dans l’air. Êtres étranges que ces mahométans. Êtres étranges que ces mahométans et leur cathédrale si austère, sans même une image de leur Prophète. Par l’intermédiaire de Manuel, Mesihi explique à Michel-Ange que les enduits de plâtre blanc dissimulent les mosaïques et les fresques chrétiennes qui recouvraient autrefois les murs. Les calligraphies sont nos images, maître, celles de notre foi. Manuel déchiffre pour l’artiste les écritures barbares : Il n’y a de dieu que Dieu, Mohammad est le prophète de Dieu. — Mohammad est ici celui que vous appelez Maometto, maître. Celui que Dante envoie au cinquième cercle de l’Enfer, pense Michel-Ange avant de reprendre sa contemplation du bâtiment.

Mathias Énard

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

* Le sculpteur n’a jamais rien vu de semblable. Dix-huit piliers des plus beaux marbres, des dalles de serpentine et des placages de porphyre, quatre arcs en plein cintre qui portent un dôme vertigineux. Mesihi le conduit à l’étage, sur la galerie d’où l’on domine la salle de prière. Michelangelo n’a d’yeux que pour la coupole, et surtout, pour les fenêtres par lesquelles s’introduit, en force, un soleil découpé en carrés, une lumière joyeuse qui dessine des icônes sans images sur les parements. Une telle impression de légèreté malgré la masse, un tel contraste entre l’austérité extérieure et l’élévation, la lévitation, presque, de l’espace intérieur, l’équilibre des proportions dans la simplicité magique du plan carré où s’inscrit parfaitement le cercle du dôme, le sculpteur en a presque les larmes aux yeux. Si seulement Giuliano da Sangallo son maître était là. Le vieil architecte florentin se mettrait sans doute immédiatement à dessiner, à relever des détails, à tracer des élévations. En dessous de lui, dans le chœur, les fidèles se prosternent sur les innombrables tapis. Ils s’agenouillent, posent le front à terre, puis se relèvent, regardent leurs mains tendues devant eux comme s’ils tenaient un livre, avant

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Gisèle Fournier

Le Dernier Mot

On découvre la narratrice de ce roman dans un état d’extrême confusion. Depuis longtemps, elle se sent traquée, épiée. Elle a d’abord soupçonné son mari d’être un assassin et d’avoir voulu la supprimer. Maintenant qu’il est passé par dessus la rambarde du balcon, elle ne sait plus quoi penser… Paralysée par la peur, elle confie son malaise à des cahiers : tantôt s’exprimant à la première personne, tantôt spectatrice d’elle-même, dans une sorte de dédoublement schizophrénique. Avec une grande précision clinique et le souci du détail qui caractérise son style, Gisèle Fournier dresse un portrait d’une femme qui s’enfonce peu à peu dans la dépression et s’en va frôler la folie.

Éditeur : Mercure de France Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Catherine Farin catherine.farin@mercure.fr

Elle regarde au loin. Très loin. Par-delà les montagnes. Elle ne voit rien. Peutêtre n’a-t-elle plus de destin. Cette nuit, comme tant d’autres, elle ne dormira pas. Elle écoute les infimes bruissements de l’obscur. Chuchotement des trembles dans le jardin voisin. Froissement des haies au passage d’un chat ou d’une belette peut-être. Hululement d’une chouette.

© Dominique Jochaud/Mercure de France

Ses heures, dans cette maison, sont comptées. Elle s’approche de la fenêtre, touche le mur, le caresse. Ses lèvres s’ouvrent sur un murmure. Dans l’épaisseur de la nuit, on n’entend pas ce qu’elle dit. À peine comprend-on, peut-être, le mot « aime ».

Biographie

Économiste de formation, Gisèle Fournier a travaillé à Paris de nombreuses années en tant qu’analyste financière. Installée à Genève depuis la fin des années 1990, elle se consacre désormais à l’écriture. Elle publie son premier recueil de nouvelles, L’Ordre secret des choses, en 1998, chez HB Éditions et son premier roman, Non-dits, en 2000, chez Minuit. Publications   Au Mercure de France : Ruptures, 2007 (prix Bibliomedia Suisse 2008) ; Chantier, nouvelles, 2006 ; Perturbations, 2004 (rééd. Gallimard, coll. « Folio ») ; Mentir vrai, 2003.

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« Aime » ? Ce qu’il va falloir quitter. Ce qui l’abandonne déjà. Ce qui l’abandonnera chaque jour un peu plus désormais. Quelle importance ? Pourquoi continuer à présent ? Ne rien faire. Lâcher prise. Tout doucement. Il y a des papillons partout. Pas de ces aurores, de ces sphinx, de ces parnassiens, de toutes ces espèces dont elle a oublié le nom. Juste des bouts de papier qu’elle appose sur sa table de travail – travaille-t-elle encore ? –, sur le miroir de

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la salle de bains, les portes des placards. Tout marquer à présent. Et se demander, dix fois vingt fois par jour, ce qu’elle a négligé de noter. Elle ne dort pas. Reste debout près de la fenêtre. Les phares des rares voitures trouent la nuit dans le virage. Éclairent le plafond. Ce plafond qui la préoccupe. L’ouvrier venu réparer le trou – chute de bois de ciment de plâtre elle ne sait plus –, l’ouvrier a dit, en contemplant l’ovale qui n’avait pas encore séché : j’espère que ça tiendra. Elle espère aussi. Lève les yeux. Inspecte le plafond. Il n’y a rien. Aucune trace. Pas même celle d’un raccord de peinture.

soleil. D’un faux jour. Un homme ? Une femme ? Peu importe. Cette présence. Là. Encore. Cette voiture, qui a stoppé pour me laisser traverser cette rue dans laquelle les automobilistes ne s’arrêtent jamais. Pas même à un passage piéton. Soudain… je ne suis plus très sûre. Peut-être, après tout, était-ce la nuit, dans la lumière des réverbères et des feux de signalisation. Elle, ouverte à tous vents. Se demandant où sont ses limites, ses contours. Le sol oscille sous ses pieds. Vacille. Elle regarde le plancher. Il ne bouge pas. Pourtant, elle, elle tangue.

Tu dérailles.

À la dérive.

Je sais. Comment l’admettre ?

Je sais. Et alors ?

La voisine a sonné hier matin. Celle qui déambule jusqu’à midi dans les rues du quartier – boucher, boulanger, marchand de journaux –, pas encore lavée ni coiffée. Un nouveau-né dans les bras. Sale. Joues barbouillées de… de quoi ? J’ai dit : je ne l’embrasse pas, si j’avais un rhume ou quoi. Elle : oui oui, vous avez raison, je voulais juste vous montrer comme il est mignon. Aujourd’hui, lorsque je l’ai rencontrée, j’ai demandé : comment va votre petit-fils ? Elle m’a regardée d’un air bizarre. Elle a dit : comment pourrais-je avoir un petit-fils dans la mesure où je n’ai pas d’enfant.

Alors, elle marche. Dans le salon, autour de la table basse, des fauteuils, du canapé. Elle observe, s’approchant du mur, une reproduction d’un tableau de Staël. Terre crevassée, saturée, calcinée. Et, le serpent, s’il se cachait là ? Entre les replis, les anfractuosités de ce sol lézardé ? Elle scrute. Ne voit rien. Peutêtre parce qu’il n’y est pas. Peut-être parce qu’il est en elle.

Tu dérapes.

Elle marche. Passe dans la chambre. Arpente la travée entre le lit et la commode. Retourne dans le salon. Entre dans le bureau. Revient dans la chambre. Le mouvement. Surtout, qu’il ne cesse pas. S’il cesse, tout s’arrêtera. Elle mourra.

Je sais. Que faire ?

Elle a peur. Peur de la peur, peut-être.

Ils sont drôles, tout de même, ces gens. À m’observer, comme ça, dès que je sors. Pourtant, je suis comme tout le monde. Rien ne me distingue des autres. Une femme, vieillissante, certes, mais combien y en a-t-il ainsi ? Taille moyenne, cheveux ternes, couleur des yeux indécise, on ne sait si elle tire sur le vert ou le marron, rien de bien défini en somme, aucun signe particulier, si ce n’est celui des traits qui se creusent dans le miroir. Peut-être, après tout, est-ce sur mon visage qu’ils se creusent. Rien de spécial donc, comme l’indiquait, d’ailleurs, ma carte d’identité. Alors, qu’ont-ils à me dévisager ainsi ? À ricaner ? Je vois bien que, lorsqu’ils sont ensemble, ils parlent de moi. Se moquent. J’ignore pourquoi. Ce trou dans le plafond. Je lève les yeux une nouvelle fois. Aucune trace. Rien. Pourtant, je sais. Je sens. Une présence.

Ces tremblements, le matin.

Gisèle Fournier

Le Dernier Mot

Ces décrochements. Ces choses – chaises, table, baignoire, lavabo –, tout ce qui lui saute à la figure. Peut-être est-ce en elle que ça remue. Zones d’ombre. Confusion. Un soir, le sol a bougé. Une de ses jambes, la droite croisée sur l’autre, ou bien l’inverse, une de ses jambes s’est brusquement agitée. Mouvements brefs, saccadés, incontrôlés. Léger glissement du fauteuil sur le parquet. Tremblement de terre ? Tumulte interne ? Je coule. Je sais. Que faire ?

Cette voiture qui s’est arrêtée, l’autre matin, pour me laisser passer quand j’étais plantée sur le bord du trottoir. Je n’ai pas aimé. On n’agit pas ainsi ici. J’ai regardé à travers le pare-brise. Je n’ai rien vu. Peut-être du fait d’un rayon de

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Elle se souvient de l’enfant qui crie dans la nuit. Devant la fenêtre ouverte. Pas d’autre bruit. Rien que le cri de cet enfant dans la nuit. Rien que ce cri. Peut-être

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y avait-il un rai de lune. Ou la lueur des étoiles. Elle n’est pas sûre des étoiles. Ni du rayon de lune.

faire la mort au milieu des amandiers, des abricotiers, des figuiers ? Un rêve, peut-être.

Ce qu’elle sait, à présent – mais, sûrement, l’a-t-elle su à l’instant même –, c’est que, cette nuit-là, un enfant est mort. Pourtant, en elle, il existe toujours. Quémandeur. Il est là. Il interroge. Il attend. Il n’a pas compris que les jeux sont faits depuis longtemps.

Un rêve aussi, lorsqu’elle se regarde dans la glace. Traits tirés. Figés. Lèvres fripées joues froissées. Ce n’est pas elle qu’elle voit. Qui, alors ?

Flottement. Apprendre. Apprendre, comme les vieilles gens, comme les malades, à marcher lentement, à s’appuyer aux murs, à longer les meubles et les frôler d’une main incertaine mais discrète. À mesurer ses pas. À se cramponner aux rampes. Peut-être juste laisser aller les choses, sans savoir vraiment ce qu’elles sont, ni où elles vont. Laisser aller. Continuer. Continuer… vers quoi ? Elle se rappelle cet oiseau sur le rebord d’une fenêtre. Yeux opaques, exorbités. Corps sûrement rigide. Venu là pour mourir ? Ou bien s’étant cogné contre la vitre ? Mauvais présage. Ne pas toucher. Juste aller chercher le balai. Et pousser. Il tomberait sur la pelouse. Les chats, ou autres, s’en occuperaient.

Sa mère ? Elle s’était pourtant dit, enfant, qu’elle n’aurait jamais ses cernes, ses poches, ses joues tombantes, tout ce qui trahissait la lassitude et l’ennui de sa vie. Son désir d’en finir, peut-être.

Gisèle Fournier

Le Dernier Mot

Peau vieillie. Plissée. Certes. Mais elle se souvient de ces anciennes photos. Truquées. Rides effacées. Joues et paupières lisses sur le papier. Peut-être le photographe avait-il voulu lui faire plaisir. Elle ne se reconnaissait pas. Elle avait déchiré les clichés et les avait jetés. Là, non plus, ce n’est pas moi. Qui, alors ? Un matin, comme tous les matins, elle s’était regardée dans le miroir de la salle de bains. Mais, ce jour-là, elle ne s’était pas vue. Elle avait essuyé la glace comme pour en chasser la buée, mais non, rien, aucun reflet, pas le moindre contour la moindre trace de son cou de son visage. Elle s’était agrippée au lavabo puis s’était laissée tomber sur le rebord de la baignoire. Traque de l’insaisissable.

Comme ce mort. À peine l’a-t-elle pensé, ce « comme », qu’elle se demande ce qu’il signifie. C’était dans une allée. Elle ne sait plus laquelle. Tous ces lieux où elle a vécu. Elle revoit seulement ce chariot tiré – poussé ? –, comment dire quand l’un est devant l’autre derrière une forme recouverte d’un drap blanc ou d’une couverture, non, pas une couverture, pourquoi mettrait-on une couverture sur un mort qui ne sent rien ne pense plus rien, sur du néant, un corps vide un corps mort, c’était bien de cela qu’il s’agissait, cette forme inerte qui gisait là, sous ce linceul blanc, elle s’interrogeant : pourquoi, à quel âge, comment. Mais, peut-être, ne désirait-elle pas savoir. Juste ces deux formes blanches qui poussaient tiraient. Et ce drap blanc.

Se délivrer de soi. Sans se perdre pour autant. Sans s’effondrer. Que faire ? Comment faire ? Hier soir, j’ai brûlé mes papiers d’identité. Ainsi, plus personne ne saura qui je suis. Qui j’ai été.

Et le visage de la mort, le corps de la mort, aperçus dans la travée du car. Ce car qui gravissait une côte. Sous la chaleur. Les mouches les frelons les guêpes entraient par les vitres ouvertes. Espagne ? Italie ? Sud de la France ? Les roues crissaient sur le gravier. Dérapaient parfois sur l’herbe brûlée des bas-côtés. Et lui, la mort, qui, soudain, a remonté l’allée entre les deux rangées de sièges, dans l’odeur de thym, de romarin, d’autres senteurs qu’elle connaissait mais ne pouvait nommer, épicéas peut-être, lavande, sauge, chèvrefeuille, cet homme en noir, sa tête ronde, démesurée par rapport au reste de son corps. Que venait

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Alexandre Lacroix

L’Orfelin

Alexandre Lacroix revient sur l’événement qui a marqué la fin de son enfance : à l’âge de 11 ans, il a découvert le corps de son père inanimé, pendu. Aujourd’hui, l’écrivain est adulte, père de famille, et il raconte sans le moindre pathos l’ombre portée de ce deuil dans son existence. Il invoque les souvenirs qui lui restent de ce père, personnage peu commun, fils de petits commerçants passé par l’ENA, le Parti socialiste au tournant des années 1980, par les ors de la République, pour finir solitaire, accablé, anéanti au fond de la campagne poitevine, sa terre natale… Mais ce roman très riche, découpé en trois parties, convoque aussi d’autres images :

Éditeur : Flammarion Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr

celles de la mère, de l’amour, de la religion, de la naissance, et enfin de l’écriture. D’ailleurs, c’est un souvenir d’enfance qui donne, à la fin du livre, la clé du titre : à l’âge de 7 ans, le jeune Alexandre a pris la décision d’écrire son premier roman. Sur la page de garde, il a écrit ce titre prémonitoire (avec une grosse faute) : L’Orfelin ! Alexandre Lacroix signe là un livre ambitieux qui constitue le troisième volet de la trilogie autobiographique entamée avec De la supériorité des femmes et Quand j’étais nietszchéen. Et si le manuscrit de l’enfant est aujourd’hui perdu, L’Orfelin répare cette perte et nous emporte dans une bouleversante méditation romanesque sur le sens de l’existence.

© Arnaud Février/Flammarion

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Biographie

Né en 1975, Alexandre Lacroix est rédacteur en chef de Philosophie magazine depuis 2005 et professeur de littérature à l’Institut d’études politiques de Paris. Auteur de romans, il a également fait paraître deux essais dans la collection « Perspectives critiques » aux puf : Se noyer dans l’alcool ?, consacré à la place de l’alcool dans la littérature contemporaine, et La Grâce du criminel, une étude de la personnalité des criminels de roman. Publications   Chez Flammarion, parmi les romans les plus récents : Quand j’étais nietzschéen, 2009 (rééd. J’ai lu, 2010) ; De la supériorité des femmes, 2008 (rééd. J’ai lu, 2009) ; Un point dans le ciel, 2004 ; La Mire, 2003.

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Ma mère était obsédée par la douceur de l’enfant qu’elle sentait bouger en elle. J’étais très doux, l’ai-je souvent entendue dire par la suite, vraiment tendre, et je lui donnais des caresses intérieures. C’est pourquoi elle voulait m’appeler Clément, un prénom qui selon elle reflétait cette douceur innée de tempérament. Mon père, lui, préférait un prénom d’empereur, plus conquérant, moins falot, c’est lui qui a insisté pour que je m’appelle Alexandre. Mon arrière-grand-père s’appelait Alexandre, ainsi il entendait perpétuer une tradition familiale… Mais venons-en au fait : pendant la grossesse, mon père est allé voir une prostituée. Il avait des maîtresses, assez nombreuses, c’était un homme volage, malheureusement avec cette prostituée-là, il y avait un hic : elle lui a fait cadeau de la syphilis. À cette époque, l’usage du préservatif était rarissime, j’imagine que seuls devaient l’employer quelques hygiénistes méticuleux ou des pervers, à titre d’accessoire. Quoi qu’il en soit, papa a ramené la syphilis à la maison et l’a refilée à maman. Quand ma mère a découvert qu’elle était malade, elle s’est évidemment précipitée à l’hôpital. Elle a passé des examens, puis les médecins lui ont annoncé qu’elle allait devoir subir un traitement assez lourd et contraignant. Oui, cela pouvait être dangereux pour le bébé. Mais ne pas traiter la maladie était pire encore, car cela entraînerait des dégâts irrémédiables pour elle comme pour moi. La mort dans l’âme, elle s’est résignée à prendre le remède, en injections. À ce moment-là, quelque chose s’est brisé en elle. Sa jeunesse, sa naïveté, sa candeur, son désir de former avec son mari un foyer uni – tous ses rêves de paix conjugale étaient broyés, balayés. L’amour qu’elle portait à mon père venait

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de recevoir un coup fatal, il ne s’en remettrait pas. Oh, bien sûr, elle n’a pas fait d’esclandre ni demandé le divorce. Il lui faudrait encore cinq ans pour prendre confiance en elle et franchir le pas. Mais le lien qui l’unissait à son mari, cet homme un peu plus âgé qu’elle, qu’elle adorait, qui la dominait et la fascinait, venait d’être sectionné. Désormais, il représentait une menace, un danger pour l’enfant. Elle devait se protéger et me protéger, et apprendre à vivre seule, contre lui. En fréquentant des putes durant la grossesse, il jouait avec le feu, il essayait d’échapper à sa manière à la malédiction de la paternité, peut-être même voulait-il nous précipiter elle et moi dans le néant, pour que son égoïsme triomphe. Qu’importe, je ne juge pas – comme vous allez le voir, je suis assez mal placé pour donner des leçons de morale. Ce qui est plus insolite, quand j’y repense, c’est la manière dont ce secret de famille, très bien gardé, s’est ébruité. Car ma mère a conservé le silence longtemps, vingt-neuf ans pour être exact. Quand j’étais enfant, je ne l’ai jamais entendue dire une parole contre mon père. Et si finalement elle s’est débrouillée pour que l’affaire de la syphilis me revienne aux oreilles, c’est de façon détournée. Or les circonstances dans lesquelles ce secret est remonté à la surface semblent presque avoir été fabriquées, arrangées par un metteur en scène – elles comptent parmi ces petits événements qui font dire que la réalité dépasse la fiction. Qui prêtent à la vie l’allure d’un roman. C’est ce nœud de coïncidences que je vais tâcher de démêler maintenant.

2. Des herses d’eau. Soudain, je n’y vois pas à plus de dix mètres. En quelques secondes, mon maillot est détrempé, je ruisselle comme sous la douche. Les gouttes me fouettent les yeux, m’obligeant à battre des paupières, mes cils collent. L’averse s’est déclarée d’un seul coup, avec une brutalité torrentielle. La luminosité a baissé ; on se croirait déjà au crépuscule, alors qu’il est seulement quatre heures de l’après-midi. L’orage recrée un soir d’automne en plein été. Les voitures avec leurs feux brouillés ont l’air elles-mêmes égarées, comme des aveugles qui s’essaieraient au patin à roulettes. Je jette un coup d’œil à mes sacoches fixées au porte-bagages, à l’arrière. Je ne les ai pas payées cher, leurs rabats plastifiés ne sont pas hermétiques, loin s’en faut. Ma toile de tente, enroulée, est déjà imbibée – c’était l’objet le plus exposé. Si mon matelas de sol, mon duvet et mon camping-gaz prennent l’eau, je serai vraiment dans la panade, ne pourrai même pas m’offrir le confort minimum pour l’étape ce soir. Inutile de jouer les Don Quichotte contre les éléments. Je n’ai pas le choix, il faut trouver un abri. Justement, sur le bord de la route, là, un panneau indique l’entrée d’un village. Chens-sur-Léman. J’ai de la chance, cent mètres plus loin, l’enseigne d’un bar scintille. Je range ma bicyclette sous un appentis et vais m’accouder au comptoir.

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Pour commencer, je prends un jus d’orange, que je sirote à petites gorgées en jetant des coups d’œil anxieux à travers les baies vitrées. J’ai toujours l’espoir que la pluie va se calmer, ainsi je pourrai reprendre la route. L’alcool, quand je dois pédaler, j’évite absolument : c’est un mystère physiologique, mais rien ne vous coupe les jambes comme une bière. Au bout d’une heure, ça tombe toujours aussi dru dehors. L’intensité de la musique aquatique qui retentit sur le toit de ce bar en préfabriqué n’a pas décru. Mieux vaut abandonner toute idée de progression ; je n’irai pas plus loin ce soir. Je commande une pression et décide de m’intéresser de plus près à mon entourage. À côté de moi, il y a un vieux avec une moustache en fer à cheval et des favoris blancs. Il est massif comme une meule, arbore un écusson Harley Davidson au dos de son blouson de cuir. C’est un Hell’s Angel rustique, perdu dans ce bled de Haute-Savoie. Nous engageons la conversation. Il parle moto, moi vélo. Après quelques tournées, la complicité s’établit, nous sommes comme de vieux potes en foire. Quelle merveille, j’ai des frères dans tous les bars de France et de Navarre… L’horloge Ricard indique sept heures. Il va quand même falloir que je songe au gîte. Je lance tout à trac, à destination de mon voisin Patrick et de la serveuse Anouck (désormais, on s’appelle tous par nos prénoms) : « Y a un petit hôtel, une pension, enfin, un moyen de se loger pas cher dans le coin ? — Ah non, je suis désolé mais je vois pas. — Le mieux, répond Anouck après s’être accordée un délai de réflexion, c’est que t’ailles au camping municipal. — Et c’est où, ça ? — Oh, c’est pas compliqué. Tu prends la petite route en pente, en face, et tu descends jusqu’au lac, dans la pinède. C’est un cul-de-sac, tu peux pas te tromper. » Je les salue chaleureusement, ne doutant pas que je ne les reverrai jamais.

Alexandre Lacroix

L’Orfelin

Dehors, il pleut toujours. L’air s’est refroidi, et mon corps aussi. Mes muscles sont courbatus, je suis légèrement ivre, n’ai aucune envie d’être mouillé à nouveau. La petite route indiquée, effectivement, tombe raide entre les arbres. Je la dévale longtemps. Nulle lumière par là, et je n’ai pas de dynamo ni rien pour éclairer le chemin. Après quelques minutes, des doutes me viennent : était-ce vraiment la bonne direction ? Je n’aurais vraiment pas le courage de remonter la côte, sous cette mousson glaciale. Je regarde les cimes des pins parasols qui balancent dans les bourrasques, loin au-dessus de moi. Des éclairs font scintiller le bitume, les troncs et les aiguilles… Et si ce camping n’existait pas ? Pire : et s’ils m’avaient tendu un piège ? Allons, mieux vaut chasser ce genre de pensées ridicules. Que l’atmosphère soit celle d’un film d’épouvante ne signifie pas qu’il y ait un quelconque danger. C’est le contraire, même. Dans la vraie vie, le malheur s’abat toujours sur vous à l’improviste, il ne se fait pas annoncer par un paysage sinistre.

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Jean-Claude Lalumière

Le Front russe

Enfin, sur ma gauche, j’aperçois une sorte de portique en métal, en haut duquel est fixée une enseigne mangée par la moisissure : camping lémania. L’entrée est barrée, mais sur un pilier de ciment je remarque un interphone. Je sonne. Au bout d’un moment, une petite femme aux cheveux courts débarque, sans parapluie, la tête rentrée dans les épaules comme pour se protéger des gouttes. « Bonsoir, madame. Je voyage à vélo… Est-ce que vous avez de la place ? — Ah non, je suis désolée, nous sommes complets. — Zut. » Je dois sentir la bière, ne suis guère en état de déployer un argumentaire convaincant. Je me contente de regarder avec une expression de désolation intense l’enclos du camping, un grand pré où sont érigées deux ou trois tentes, parquées quelques caravanes, mais qui dans l’ensemble paraît désert. Puis je tourne tristement la tête vers la route qu’il va me falloir regrimper. Je n’ai rien dit, cependant la petite dame, qui n’a pas bougé en face de moi, reprend avec un fort accent espagnol : « Votre tente est mouillée, non ? — Ben… Oui, je crois. — Avec ce temps, il y a de la boue partout par ici, je ne peux pas vous recevoir correctement. — Ça, franchement, c’est le cadet de mes soucis. — Allez, vous en faites pas… Ma fille est partie en vacances dans le sud de la France. Je sais ce que c’est. Tenez, je vais vous prêter sa tente. — Vous êtes sûre que ça ne vous dérange pas ? — Non, pas du tout. Ça fera douze euros, par contre il faut me payer d’avance. » Je cherche dans la sacoche accrochée à mon guidon et sors l’appoint. Là, il se passe quelque chose d’étrange. La tenancière du camping contemple le billet et les deux pièces comme s’ils étaient plus ou moins irréels ou comme s’il s’agissait de diamants. « Venez, je vais vous montrer la tente. Est-ce que vous avez dîné ? — Non. — Dans ce cas… Vous viendrez me voir. J’habite dans la caravane, à l’entrée. Je vous préparerai un casse-croûte. »

Éditeur : Le Dilettante Parution : août 2010

© Le Dilettante

Responsable cessions de droits : Claude Tarrène claude.tarrene@ledilettante.com

Biographie

Jean-Claude Lalumière est né en 1970 à Bordeaux. Il vit aujourd’hui à Paris. Après quelques textes de commande parmi lesquels comptent une vingtaine de fictions pour Radio France et un récit policier, il publie ici ce qu’il considère comme son premier roman.

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Afin de concilier son désir de voyages et son besoin de sécurité, le narrateur passe et réussit le concours d’attaché d’administration du ministère des Affaires étrangères. Hélas, le Quai d’Orsay n’est pas toujours un quai d’embarquement et un différend avec le responsable du bureau du personnel le conduit sur « le front russe », une section où sont relégués les agents problématiques de cette vénérable institution. Sur fond de satire de l’administration, JeanClaude Lalumière écrit un roman initiatique qui révèle avec un humour souvent absurde

la difficulté de se défaire de son éducation. À la fois drôle et désabusé, Le Front russe est un récit subtil qui touchera les amateurs de cynisme grinçant et de mélancolie douceamère. « — On vous envoie sur le front russe ! C’est vache pour un nouveau. Je n’avais pas envie de discuter de cela avec lui. — Pouvez-vous simplement me dire où cela se trouve ? insistai-je. — C’est dans les nouveaux quartiers, juste derrière la gare d’Austerlitz. »

Et, en effet, une surprise m’attendait dans les jours qui suivirent. Les courriers que j’avais envoyés quelques semaines auparavant portaient enfin leurs fruits. Le consulat de France à Iakoutsk me demandait d’accueillir une délégation officielle. Iakoutsk est la capitale de la Iakoutie. La Iakoutie, plus connue sous le nom de République de Sakha, se situe dans le nord-est de la Sibérie. C’est un immense territoire de plus de trois millions de kilomètres carrés, avec une densité de population très basse, et dont le sous-sol abonde en matières premières : pétrole, gaz, diamant, or… Son PIB est donc très élevé. Ces quelques informations indiquées dans l’ordre de mission faxé par mes collègues d’Iakoutsk soulignaient l’importance de cette délégation. Il y avait des enjeux économiques de poids derrière cela et les meilleurs égards devaient être réservés aux quelques hauts responsables iakoutes qui venaient en France à l’occasion de ce voyage. J’informai Boutinot de cette demande. Il ne s’étonna pas de cette soudaine reprise de l’activité et se contenta de me demander si j’avais besoin d’un appui logistique pour cette opération, appui pour lequel il était prêt à faire jouer les siens auprès de l’état-major. Je déclinai l’offre. Les affaires de notre cher directeur de section n’allaient pas s’améliorant. La délégation iakoute séjournait dans un hôtel du centre de Paris, sur le boulevard Saint-Michel. Ma mission était simple. Je devais suivre cette délégation d’une quarantaine de personnes dans ses déplacements dont les objectifs étaient touristiques : le château de Versailles, le musée du Louvre, la tour Eiffel… Ce programme avait des airs de voyage scolaire de fin d’année, hormis le fait que je n’allais pas, cette fois-ci, partager les bêtises de la banquette arrière avec mes camarades, ni subir la comparaison des sachets piquenique préparés par nos mères. À ces activités culturelles organisées pour

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nos invités iakoutes s’ajoutaient une demi-journée à Eurodisney, quelques heures de shopping dans les grands magasins du boulevard Haussmann et une découverte de la gastronomie française. La durée de leur séjour était brève, trois jours seulement, au terme desquels la délégation devait assister à un discours du secrétaire d’État chargé du commerce extérieur. Rien d’insurmontable a priori. Cependant, j’eus la mauvaise surprise, pour commencer, de découvrir, lors de l’arrivée dans le hall de l’hôtel de la délégation iakoute, qu’aucun des membres du groupe ne parlait le français ni l’anglais. Je dus réclamer auprès du ministère l’intervention en urgence d’un interprète. Je m’en voulais d’avoir oublié ce détail d’organisation qui révélait mon manque d’expérience. En attendant l’interprète, je tentai de convaincre comme je le pouvais les membres de la délégation de se couvrir davantage pour sortir. Nous étions à la fin du mois d’octobre et les huit degrés de température extérieure qui régnaient sur la capitale, un froid précoce et inhabituel, suggéraient une tenue vestimentaire plus chaude que les tee-shirts pour touristes sérigraphiés « I love Paris » qu’ils portaient. Mais malgré mes explications par gestes, qui n’avaient guère gagné en efficacité depuis l’épisode du pigeon, ils se contentaient de sourire en attendant de monter dans le bus qui stationnait devant l’hôtel. L’interprète à son arrivée m’éclaira sans tarder : — Il fait moins quarante en moyenne là-bas. Huit degrés pour eux, c’est l’été. Mon nombrilisme occidental m’avait aveuglé. Il était temps pour moi de renouveler mon abonnement à Géo. Nous fîmes monter les Iakoutes dans le bus. J’en profitai pour demander à l’interprète d’autres informations sur ce pays, nouveau pour moi malgré mes années d’explorations sur papier. Il me confirma les informations succinctes transmises par mes collègues. — Sont-ils nombreux, ces Iakoutes ? lui demandai-je. J’ai lu qu’il y avait une faible densité de population là-bas. — Combien sont-ils dans cette délégation ? — Ils sont quarante-deux, lui précisai-je. — Alors, je crois qu’ils sont tous là…

Jean-Claude Lalumière

Le Front russe

Toute la partie touristique du séjour se déroula sans encombres. Les Iakoutes s’étaient photographiés devant tous les monuments, souriant du matin au soir, heureux de se trouver à Paris. Certains avaient passé leurs journées l’œil rivé sur le petit écran de contrôle de leur appareil numérique, sans jamais admirer de leurs yeux les sites visités. À la fin du troisième jour, le bus nous conduisit au ministère de l’Économie afin d’assister au discours du secrétaire d’État chargé du commerce extérieur. J’étais très satisfait du développement de la mission. J’imaginais déjà les termes dans lesquels j’allais rédiger mon compte rendu et

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ceux de la lettre de remerciements et de félicitations que n’allait pas manquer de m’adresser le consulat d’Iakoutsk. À notre arrivée à Bercy, nous fûmes accueillis par le chef de cabinet du secrétaire d’État, qui nous orienta vers un salon dans lequel attendaient déjà quelques journalistes. Les Iakoutes s’installèrent et, disciplinés, coiffèrent tous leur casque dans l’attente de la traduction simultanée. — Vous avez les dossiers de presse ? me demanda le chef de cabinet. — Quels dossiers de presse ? demandai-je à mon tour. — Nous vous les avons transmis par e-mail ce matin pour validation, ajout de vos documents et impression. — Mais je ne suis pas passé à mon bureau depuis trois jours. Vous saviez bien que j’accompagnais la délégation dans tous ses déplacements et que… Le chef de cabinet me coupa sèchement la parole et me colla dans les mains une chemise cartonnée qui contenait le discours de son secrétaire d’État. — Filez dans le hall d’accueil. Sur votre droite, il y a le bureau des huissiers : ils ont un photocopieur. Faites une dizaine de copies du discours. On aura au moins ça à donner aux journalistes. Je m’exécutai sans mot dire. Je savais qu’il valait mieux faire profil bas devant ce genre de hauts fonctionnaires pète-sec. Alors que j’étais sur le pas de la porte, il m’interpella de nouveau. — Et dépêchez-vous. C’est l’exemplaire qui doit servir au secrétaire d’État que je vous ai donné. Il sera là dans cinq minutes. J’engageai la liasse dans le bac du photocopieur destiné à cet usage, sélectionnai le nombre de copies et appuyai sur le bouton vert. Tout cela ne prendrait pas trois minutes. J’étais en train de me dire qu’il était quand même plus pratique d’installer des copieurs en libre-service plutôt que des appareils à code tel celui qui équipait la section, lorsqu’un message d’erreur s’afficha sur l’écran de contrôle : « Bourrage papier : retirer les originaux puis les remettre dans le bac dans l’ordre initial. » Un sentiment de panique commençait à me gagner mais je tentai de le contenir. Sur l’écran, une flèche indiquait l’endroit où s’était produit le bourrage. Il me suffisait de suivre les instructions. J’ouvris le capot latéral du copieur et constatai que trois feuilles s’étaient coincées dans une sorte de mécanisme à rouleaux. Je retirai non sans quelques difficultés les originaux coincés, les posai sur le copieur, récupérai ceux qui étaient encore dans le bac, les posai sur le copieur aussi, et levai le capot supérieur de la machine pour récupérer la feuille qui se trouvait sur la vitre afin de pouvoir tout rassembler dans l’ordre. Et c’est en soulevant ce capot que je fis glisser les feuilles entre le mur et le photocopieur. La transpiration me gagnait. Si seulement Aline s’était trouvée à mes côtés je n’en serais sans doute pas là. J’avais envie de crier son nom. Je récupérai la liasse désordonnée tant bien que mal et constatai avec effroi que les pages n’étaient pas numérotées. Plus de cinq minutes s’étaient déjà écoulées depuis que j’avais quitté

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le salon dans lequel devait se tenir la conférence. J’imaginais le secrétaire d’État qui s’impatientait à la tribune dans l’attente de son texte. Je craignais par ailleurs que le chef de cabinet ne débarquât pour constater mon inaptitude à gérer une tâche aussi simple que celle qui consistait à réaliser un jeu de photocopies. Il y avait une quinzaine de pages. J’isolai aisément le début et la fin du discours. Dans la panique, le reste me semblait plus confus et j’avais du mal à retrouver l’enchaînement des phrases d’une page à l’autre. Pressé par le temps, je finis par remettre les feuilles dans le bac en espérant n’avoir pas trop bouleversé leur ordre et relançai le travail. Deux minutes après, j’avais mes dix copies du discours et je regagnai le salon où tout le monde m’attendait. Le secrétaire d’État était là qui discutait avec son chef de cabinet. Ce dernier vint à ma rencontre en me lançant un regard furibard. – Bon sang ! Mais que faisiez-vous ? Il m’arracha le discours des mains sans attendre mes explications puis le remit au secrétaire d’État qui s’installa devant son pupitre pour commencer enfin son allocution :

Jean-Claude Lalumière

Le Front russe

« Mesdames, Messieurs, chers amis iakoutes, Un célèbre économiste français, le professeur Paindorge, auteur d’un ouvrage sur la globalisation et les délocalisations, a posé clairement le problème des pays développés. Pour être compétitif, il n’y a que deux logiques de base : la logique de coût, d’une part, et la logique d’innovation, d’autre part. Les deux logiques ne s’excluent pas. À cela j’ajouterai… » Il poursuivit. J’écoutais, angoissé, dans l’attente du deuxième feuillet. «… cette entreprise doit supporter des coûts liés aux taux de change, aux coûts de… » Il tourna la page. «… l’amitié entre nos deux pays est une base solide à cet essor des échanges… » Non, le mélange des pages ne passerait pas inaperçu. L’interprète restitua les mots prononcés avec fidélité et l’assistance, peu concentrée jusque-là, leva la tête, étonnée. Le chef de cabinet se tourna vers moi, les sourcils froncés. Mes heures étaient comptées. Le secrétaire d’État poursuivit sa lecture sans se départir. «… Dans le domaine des énergies renouvelables, le système et les mécanismes d’aide ont été fondamentalement réformés à la suite d’une étude… »

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Patrick Lapeyre

La vie est brève et le désir sans fin

Changement de page : je rentrai la tête dans les épaules. «…. sur les échanges culturels susceptibles d’être mis en place entre nos deux pays et les échanges touristiques que ceux-ci impliqueront. »

Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr

© John Foley/Opale/P.O.L

Les Iakoutes riaient de bon cœur à chaque nouvelle incohérence dans l’allocution du secrétaire d’État. Certains même applaudissaient. C’était pour moi une catastrophe. Je venais d’assurer trois journées de travail irréprochable avec la délégation iakoute et cette histoire de discours mal photocopié, tâche qui ne relevait pas de mes attributions mais de celles d’un agent administratif affecté au service du cabinet du secrétaire d’État, venait tout gâcher. Au regard des textes qui régissent la fonction publique d’État, je ne risquais aucune sanction disciplinaire, mais se mettre à dos un chef de cabinet, et probablement un secrétaire d’État, fussent-ils d’un autre ministère, n’était pas le meilleur moyen de débuter sa carrière. J’attendis, résigné, la fin du discours, pour récupérer la délégation dont certains membres étaient encore hilares en montant dans le bus pour l’aéroport. Le départ était prévu à 20 h 47. Le soir, je retrouvai Aline et lui racontai mes mésaventures, du bourrage de la photocopieuse – épisode auquel elle apporta quelques commentaires techniques sensés mais qui ne furent d’aucun réconfort – jusqu’à la séparation d’avec le chef du cabinet qui me siffla un « je m’occuperai de votre cas personnellement » avant de rejoindre son secrétaire d’État courroucé qui lui demandait une explication immédiate dans son bureau sur ce qui venait de se produire. Il allait se faire remonter les bretelles, mais si celles-ci devaient lâcher, nul doute que ce serait sur mon visage qu’elles viendraient claquer.

Éditeur : P.O.L

Biographie

Patrick Lapeyre est né en juin 1949 à Paris. Après des études de lettres modernes à la Sorbonne, il devient professeur de français. Il commence sa carrière littéraire par la publication, en 1984, du Corps inflammable. Publications   Chez P.O.L, parmi les romans les plus récents : L’Homme-Sœur, 2004 (prix du Livre Inter 2004) (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2005) ; Sissy, c’est moi, 1998 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2000) ; Welcome to Paris, 1994.

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Blériot, oui il s’appelle Blériot et même se prénomme Louis, est un curieux individu, totalement décalé par rapport au monde qui l’entoure, le nôtre, totalement inadapté et qui ne vit que d’expédients sinon aux crochets de sa femme. Le roman commence alors que, parti taper ses parents, une fois de plus, Nora dont il attendait l’appel depuis deux ans, Nora dont il est éperdument amoureux, Nora l’indécise, Nora l’insaisissable, Nora enfin l’appelle. Nora va le faire souffrir, et elle souffrira aussi, et d’autres avec eux, autour d’eux, l’autre ami de Nora par exemple, car Nora est indécise, tout comme Blériot. Comment choisir ? Qui choisir ? Ce roman est l’histoire d’une inépuisable et inéluctable souffrance amoureuse plus forte que tout.

Et elle est racontée de l’inimitable manière qu’a Patrick Lapeyre de raconter le monde comme il ne va pas. Petites touches d’une acuité et d’une intelligence qui laissent confondu. Événements anodins qui ne sont pas du tout anodins. Poétique de la métaphore, métaphores tellement inattendues et qui sont en fait rien moins, une à une et peu à peu, qu’une pensée du monde. Humour profondément lucide et humain, généreux. D’où vient, lisant ce livre d’une insondable mélancolie que l’on ne puisse faire autrement que sourire, constamment sourire du bonheur d’avoir été reconnu.

Le soleil sans vent commence à brûler. La voiture blanche est garée légèrement en contrebas de la route, à l’entrée d’un chemin creux bordé d’arbustes et de buissons de fougères. À l’intérieur de la voiture, un homme aux cheveux hérissés paraît dormir les yeux ouverts, la tempe appuyée contre la vitre. Il a la peau mate, les yeux sombres avec de longs cils très fins pareils à des cils d’enfant. L’homme s’appelle Blériot, il a quarante et un ans depuis peu, et porte ce jour-là – jour de l’Ascension – une petite cravate en cuir noir et des Converse rouges aux pieds. Pendant que les rares voitures semblent onduler sur la route à cause de la distorsion de la chaleur, il continue à scruter le paysage – les pâtures, les troupeaux qui cherchent l’ombre – aussi immobile sur son siège que s’il comptait mentalement chaque animal. Puis, sans jamais rompre le fil de son attention, il finit par s’extraire de la voiture en esquissant quelques mouvements d’assouplissement et en massant ses reins ankylosés, avant de s’installer jambes croisées sur le capot. À un moment donné, son téléphone se met à sonner sur la banquette de la voiture, mais il ne bouge pas. On dirait qu’il n’est pas là.

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Blériot a acquis ce pouvoir étrange d’être à la fois présent et absent sans entraînement ni travail particulier, uniquement en écoutant par hasard un morceau de piano pendant qu’il observait les volets de ses voisins. Il s’est rendu compte plus tard que n’importe quel son pouvait très bien faire l’affaire, à condition de fixer un point à mi-distance et de bloquer ses poumons à la manière d’un plongeur en apnée. C’est exactement ce qu’il fait à cet instant, jusqu’à ce que ses poumons menacent d’éclater et qu’il soit obligé de relâcher sa respiration. Il se sent d’un seul coup devenir léger, impondérable, tandis que le sang reflue progressivement vers ses extrémités. Il allume alors une cigarette et réalise à cet instant qu’il n’a rien avalé depuis deux jours.

Patrick Lapeyre

La vie est brève et le désir sans fin

Il roule pendant une trentaine de kilomètres à la recherche d’un restaurant un peu engageant et, de guerre lasse, finit par se garer devant un bâtiment sans étage entouré d’une terrasse en bois et de cinq ou six palmiers poussiéreux. À l’intérieur, l’air est moite, presque statique, malgré les fenêtres ouvertes et le gros ventilateur bleu posé sur le comptoir. Il n’y a plus grand monde dans la salle à cette heure, hormis un trio de routiers espagnols et un couple exténué qui semble avoir perdu l’envie de se parler. L’air que brasse le ventilateur balaie de bas en haut le visage d’une serveuse affairée derrière le bar, rebroussant ses cheveux blonds. C’est un jour de début d’été ordinaire, un jour où Blériot, qui n’attend rien ni personne, est en train de calculer en mangeant ses crudités l’heure à laquelle il arrivera en vue des contreforts des Cévennes quand l’indicatif musical de son portable – ça ressemble aux trompettes de la destinée – retentit à nouveau dans le vide de l’après-midi. Louis, c’est moi, dit aussitôt Nora de sa voix fluette, toute voilée, qu’il reconnaîtrait entre mille, je suis en ce moment à Amiens chez des amis anglais. En principe, j’arrive dans quelques jours à Paris. À Paris ? fait-il en se levant précipitamment pour aller vers les toilettes, à l’abri des oreilles indiscrètes. Elle l’appelle d’un café en face de la gare. Et toi, demanda-t-elle, où tu es ? Où je suis ? répète-t-il, parce qu’il a l’habitude de penser lentement – si lentement qu’il est en général le dernier à comprendre ce qui se passe dans sa propre vie. Je vais voir mes parents et je suis en train de déjeuner quelque part du côté de Rodez, commence-t-il, avant de se rendre compte – ses lèvres continuent à bouger dans le vide – qu’ils ont été coupés. Il essaie de rappeler plusieurs fois, mais tombe invariablement sur la même voix enregistrée : Please, leave a message after the bip.

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À cet instant, la lumière des toilettes s’éteint et Blériot reste debout dans le noir, son téléphone à la main, sans chercher l’interrupteur ni même tenter d’ouvrir la porte, comme s’il avait besoin de se recueillir dans l’obscurité pour prendre la mesure de ce qui lui arrive. Car il attendait cet appel depuis deux ans. Quand il retourne à sa table, il demeure un moment les bras ballants en face de son assiette, sentant comme une légère poussée de fièvre, accompagnée de frissons entre les épaules. Il y a peut-être des filles qui disparaissent pour avoir un jour le plaisir de revenir, suppose-t-il après coup en cherchant sa serviette. Il commande alors un autre verre de vin et entreprend de terminer sa viande froide, sans rien laisser paraître, ni quitter cette expression un peu soucieuse dont il déguise habituellement ses réactions. Alors que les routiers espagnols ont entamé une partie de cartes – derrière lui, le couple en crise n’a toujours pas échangé une parole –, il se tient très droit sur sa chaise, en pleine possession de lui-même, et, à l’exception du léger tremblement de ses mains, rien ne peut laisser soupçonner dans quelle perplexité, dans quel état émotionnel il se trouve depuis cette communication. Tandis qu’il cligne des yeux tourné vers la fenêtre, Blériot éprouve deux sentiments contradictoires, dont il se demande en y réfléchissant si le second, l’excitation, n’est pas une sorte d’écran ou de leurre destiné à le distraire du premier, qui n’a pas de nom, mais qui pourrait ressembler à une sorte de pressentiment et de peur de souffrir. Mais en même temps, plus il se dit ça, plus son excitation augmente comme pour le détourner de son appréhension et lui représenter la chance qu’il a de pouvoir la retrouver à Paris. Avant de remonter en voiture, il tente d’ailleurs encore une fois de la rappeler sur son portable, sans plus de succès. Il entend toujours le même message en anglais. Ce qui le soulage presque, tant il est irrésolu. Comme il a prudemment décidé de ne rien changer à son programme, il téléphone ensuite à ses parents afin de les avertir qu’il sera chez eux en début de soirée, puis appelle sa femme, pour rien de précis, juste pour lui parler et vérifier accessoirement qu’elle n’est au courant de rien. Allô ? fait la voix de sa femme. Au même moment, Blériot sent ses jambes fléchir comme s’il était pris de faiblesse et a juste le temps de raccrocher. C’est la chaleur, pense-t-il en apercevant devant lui le couple en crise s’enfuir dans un coupé rouge, comme Jack Palance et Brigitte Bardot.

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Il reste ensuite plusieurs minutes rencogné dans sa voiture, en proie à une légère nausée. Tout en regardant le défilé des camions sur la route entre les alignements de platanes, il cherche à se rappeler la dernière fois où il a vu Nora, il y a deux ans, et s’aperçoit qu’il en est incapable. Il a beau se torturer la mémoire, il ne retrouve plus rien, aucun son, aucune image. Comme si sa conscience avait effacé la scène pour qu’il la recommence. Pour que la dernière fois revienne encore une fois. Ensuite, il roule longtemps sans plus penser à elle, roulant pour rouler, au milieu des montagnes vides et des nuages d’altitude suspendus en vol géostationnaire au-dessus de la vallée. À cause de la chaleur, il conduit toutes vitres fermées et l’air conditionné s’écoule silencieusement dans l’habitacle, à la manière d’un gaz anesthésiant atténuant son sentiment de la réalité, émoussant ses souvenirs immédiats. Au point que tout ce qui vient de lui arriver, l’appel de Nora, l’annonce de son retour, la communication interrompue, est maintenant affecté d’un tel coefficient d’incertitude qu’il pourrait tout aussi bien l’avoir imaginé. Peut-être parce que certains événements attendus trop longtemps – deux ans et deux mois dans son cas – excèdent notre pouvoir de réaction, en débordant notre conscience, et ne sont plus ensuite assimilables que sous forme de rêve. Blériot se réveille pour de bon en reconnaissant la périphérie de Millau, son viaduc, son autoroute engorgée, ses maisons tristes et ses publicités de hamburgers à l’horizon qui excitent la convoitise des enfants et démoralisent les animaux. Il prend alors la première sortie à droite pour quitter l’autoroute et se retrouve dans une sorte de zone périurbaine, longeant une maternité, une cité hlm, deux ou trois commerces encore fermés, un cimetière – c’est toute une vie qui défile – avant d’emprunter une longue pente qui s’engage vers des collines couvertes de broussailles. Cette fois il est seul sur la route et roule du coup aussi prudemment que s’il était en mission d’observation dans un pays inconnu. Il aperçoit à perte de vue des plateaux pierreux bordés de corniches et d’à-pics au bas desquels on devine de temps en temps une rivière cachée par les arbres. Il se fait alors la réflexion qu’à cette hauteur personne ne peut sans doute le joindre, et réciproquement, parce qu’il ne doit pas y avoir la moindre borne relais à des kilomètres de distance. S’il voulait, il pourrait disparaître ni vu ni connu, changer de nom, refaire sa vie au fond d’une vallée perdue, épouser une bergère. (Parfois, Blériot adore se faire peur.)

Patrick Lapeyre

La vie est brève et le désir sans fin

Il range sa voiture à l’ombre, sur une aire déserte, et demeure un moment, le nez au vent, assailli par une odeur de résineux et d’herbe coupée pendant qu’il

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Jean Mattern

De lait et de miel

Éditeur : Sabine Wespieser Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com

© Catherine Hélie/Sabine Wespieser

cherche dans la boîte à gants une crème de protection solaire dont il s’enduit généreusement le visage et les avant-bras, puis il improvise une petite partie de basket imaginaire pour se détendre les muscles et se remet au volant. Il se sent tout à coup rajeuni. Pendant deux ans, enfermé dans le cercle de son chagrin, il s’est méthodiquement appliqué à vieillir. Il a vécu suspendu à un fil invisible, sans relever la tête, sans se soucier de personne, occupé à ses petites affaires et à ses tracas, en renonçant à tout le reste comme s’il cherchait à s’éteindre. Il était d’ailleurs presque éteint quand elle l’a appelé. Encore sous l’effet de cette intervention, Blériot écoute distraitement des airs de Massenet en conduisant maintenant avec un plaisir nonchalant, sur ces routes en lacet des collines cévenoles, ombragées par des châtaigniers sombres. Jusqu’au moment où il aperçoit, en surplomb, un petit village qui ne figure apparemment pas sur sa carte, et décide soudain de faire une halte et de se mettre en quête de cigarettes. Le village, construit en pierres rouges, se résume à deux rues parallèles aboutissant à une placette en quinconce autour de la mairie et de son cafétabac. Blériot y fait l’emplette d’une cartouche de blondes et s’accorde, pour fêter sa nouvelle jeunesse, une bière pression qu’il déguste au comptoir, écoutant sans en avoir l’air les autochtones assis à la terrasse discuter subventions et politique agricole, sans doute plus par désœuvrement que par conviction syndicale. Sous leurs casquettes, ils ressemblent à un cercle de champignons bavards attendant la tombée du jour. De retour dans la rue, il se sent à nouveau hébété par la chaleur et demeure un instant le dos collé au mur de la mairie, profitant de l’ombre de la cour et du léger courant d’air qui lui rafraîchit les jambes. Puis il traverse la place et se dirige crânement vers sa voiture. Non pas qu’il soit spécialement pressé de retrouver ses parents – si ça ne tenait qu’à lui, il retournerait immédiatement commander une bière –, mais, depuis l’appel de Nora, quelque chose de sourd en lui, impatience ou anxiété, le pousse à aller de l’avant. Blériot plie donc son long corps maigre, presque tubulaire, pour s’installer au volant, remet ses lunettes de soleil, ajuste ses écouteurs – quand on est jeune c’est pour la vie – et démarre en trombe.

Biographie

Jean Mattern est né en 1965 dans une famille originaire d’Europe centrale. Il vit à Paris avec sa femme et ses trois enfants et travaille dans l’édition. Son premier roman a été traduit dans sept langues. Publications   Les Bains de Kiraly, Sabine Wespieser, 2008.

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Au premier regard, quand il la rencontre en 1957 à la sortie d’un concert au bénéfice des réfugiés hongrois, le narrateur sait qu’il peut offrir à Zsuzsanna une vie de lait et de miel. Avec cette jeune femme volontaire et lumineuse, qui a fui Budapest et sa révolution manquée, il a en commun l’expérience de l’exil, et chevillé au corps le désir de construire un avenir possible. Arrivé en France quelques années auparavant, il a lui aussi échappé à l’étau de l’histoire. Parvenu au soir de sa vie, il se remémore son long combat contre le typhus, dans un hôpital de fortune, après qu’à l’automne 1944 il a quitté précipitamment avec

son ami Stefan la ville de Temesvar que se disputaient les puissances ennemies. Le vieil homme, qui se confie par bribes à son fils Gabriel, aimerait trouver l’apaisement. L’on comprend à quel point Stefan lui a manqué pendant toutes ces années. Leur séparation sur un quai de gare à Budapest soixante ans auparavant le hante toujours… Dans ce second roman, Jean Mattern construit avec justesse et maîtrise l’histoire intime d’un double exil. Tissant, avec une grande subtilité, sentiments et sensations diffuses, il donne corps à des personnages d’une émouvante vérité.

I Il me semble que cela avait été plus facile, la première fois. Près de Vienne, en Autriche. Je n’ai jamais eu la curiosité de retrouver le lieu exact, ni cherché à savoir si c’était vraiment un hôpital, ou un de ces lycées désaffectés et transformés en camp de réfugiés pour accueillir les milliers de gens qui affluaient depuis l’Est. Je me souviens avec certitude d’une seule chose : c’était une grande bâtisse avec un double escalier extérieur, donnant sur une vaste pelouse. J’étais arrivé par là. Le reste, je ne sais plus. Si : des carreaux dans une salle de bains. Couleur crème, ou jaune. Le fameux jaune des Habsbourg ? Comment savoir, soixante ans plus tard ? Mais il était certain que, la tête tournée vers ces carreaux, j’avais trouvé cela facile, mourir. Je pensais à Stefan. Ou à rien. Mon état ne me permettait plus de réfléchir. L’irruption de la maladie s’était manifestée d’abord par de fortes fièvres, suivies de vomissements. Puis, un nouveau palier avait été franchi. Mon corps subissait une montée inexorable de la température. À peine quelques heures après mon arrivée, j’étais secoué de spasmes et de convulsions qui faisaient dire au jeune médecin : « Il est perdu. Mettez-le dans la salle de bains, nous avons besoin de place par ici. » Se doutait-il que j’entendais ce qui sonnait comme une condamnation définitive, se rendait-il compte que j’étais conscient, encore en état de comprendre malgré cet épais brouillard dans lequel j’avais l’impression de flotter ? Le typhus tuait par milliers, je le savais. Je serais une victime de plus à mourir dans la crasse. J’étais parti six mois plus tôt de Temesvar, et je n’atteindrais pas mon but : j’avais échoué à m’extraire de la nasse. J’avais certes

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réussi à échapper à l’armée Rouge, mais les rats et les poux, ou plus exactement la bactérie des Rickettsies dont ils étaient porteurs, avaient eu raison de ma détermination à ne pas mourir dans cette guerre qui… Aucun esprit ne résiste à l’hébétude provoquée par plusieurs jours de fortes fièvres. Je ne voulais plus rien, ne luttais plus. Mais je pensais à Stefan. Un train raté dans une gare d’Europe centrale, et soixante ans plus tard, il me manque toujours. Mais pourquoi en avoir parlé à mon fils ? « Stefan comment ? » me demanda-t-il. « Dragan. Stefan Dragan. Né à Timisoara en 1928. » « D’accord papa. Je vais voir ce que je peux faire. Tu sais, par internet, ça ne devrait pas poser trop de problème. Mais pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ? » J’ignorais comment mon fils avait fait pour ces recherches, je ne comprenais rien à ces choses-là, où plutôt, je l’avoue, cela m’arrangeait de dire que j’étais trop vieux pour m’y intéresser. Mais ce bout de papier était bien là, sous mes yeux : Stefan Dragan, Ocean’s Drive 12, Honolulu, Hawaï. Dans mon esprit, personne n’habitait vraiment à Honolulu, sauf dans les séries télévisées américaines. Personne, et surtout pas Stefan. Cela s’était passé quelques semaines auparavant. J’avais préféré interrompre le médecin plutôt que de subir l’inévitable couplet de compassion standard. Le décompte des jours se ferait plus pressé désormais, en cela le diagnostic était clair, mais pour moi, le tic-tac de cette horloge-là n’était pas un bruit inconnu. À quoi bon s’affoler donc.

Jean Mattern

De lait et de miel

L’idée d’habiter dans une rue appelée Ocean’s Drive, quand on est né à Timisoara, me paraît incongrue. Notre vieux professeur de géographie, M. Szerb, aurait-il seulement pu nous indiquer Honolulu sur une des vieilles cartes du temps de la double monarchie dont il disposait au lycée de Timisoara ? Avionsnous idée, à treize ans, que l’on pouvait finir sa vie sur une île américaine appelée Hawaï ? Mon acte de décès comportera pourtant la même mention que celui qu’on remplira un jour pour lui : Né à Timisoara. Alors Bar-sur-Aube ou Honolulu, Hawaï, c’est peut-être du pareil au même. Nous nous étions perdus dans le chaos du front qui avançait. Perdus l’un pour l’autre, perdus au milieu d’un continent éventré, et nulle part où aller. La guerre nous avait transformés en faux jumeaux pendant un long été, puis tout s’était déchiré, d’un coup de sifflet. Une main tendue, un train qui part vers l’ouest : je suis resté sur le quai, et les cris de Stefan, incrédule, la tête penchée dangereusement hors du compartiment, n’y changèrent rien. Cet instant m’a obsédé pendant tant d’années. Il existe pourtant des moments dans cette histoire que ma mémoire ne parvient plus à reconstituer.

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Ces quelques secondes avant le sifflement du chef de quai. Ce n’est pas à cause des soixante années qui me séparent de ces quelques minutes que les images se sont évanouies. Déjà quelques jours plus tard, en regardant les carreaux blancs ou jaunes d’un hôpital de fortune, je ne savais plus très bien pourquoi nous n’avions pas pris ce train ensemble. Personne n’a le courage de me dire comment la fin va arriver, me dire précisément comment le corps me lâchera. M’étouffera, m’empoisonnera. Décrire la manière exacte dont il me trahira. Sans qu’une balle allemande ou le typhus s’en mêlent. Juste parce qu’une maladie ordinaire, une maladie de Monsieur Tout-le-Monde m’aura attrapé dans ses filets. Sans panache. C’est un mot que j’ai appris en arrivant en France, un de ces mots que j’aime. L’idée que je vais mourir sans panache me désole. Le reste… J’aimerais partir en écoutant du violoncelle. Les suites de Bach, ou encore mieux, un des concertos de Haydn, pour m’accompagner vers ce silence dont je ne sais pas s’il faut avoir peur ou non. Je devrais le demander à Suzanne tant que je le peux encore. Elle sait que j’aime le son des cordes, mais je ne lui ai jamais dit pourquoi ma préférence va au violoncelle. Notre professeur de musique au lycée de Temesvar nous avait expliqué que les fréquences du violoncelle s’approchaient plus que tout autre instrument de celles de la voix humaine. Quand je me débattais avec mon cor anglais – l’apprentissage d’un instrument était obligatoire au lycée, et j’avais hérité du cor sans le moindre enthousiasme – j’enviais Stefan. Les sons émanant de la pièce d’à côté n’avaient rien à voir avec les sifflements maladroits que je produisais à longueur d’exercices, malgré tous mes efforts. Je ne comprenais rien à la musique, ou plutôt, malgré ma grande cage thoracique qui avait convaincu mon professeur que j’étais « fait pour un instrument à vent », je ne parvenais pas à apprivoiser cet instrument qu’on avait mis entre mes mains. Mes doigts et ma bouche ne produisaient que des bruits désordonnés, j’avais beau y mettre tout mon cœur, je n’arrivais pas à régler mon souffle, et mes doigts se trompaient sans arrêt de clapets et de clefs, tandis que mes joues se gonflaient de manière ridicule. À l’arrivée, ce n’étaient que couacs et explosions sonores dérisoires qui me faisaient honte. Je m’étais fait une haute idée de la musique, après les deux concerts symphoniques auxquels nous avions assisté avec notre classe, mais il m’était impossible de retrouver ne serait-ce qu’une vague réminiscence de cette magie en m’acharnant sur mon cor anglais. C’est seulement en écoutant le violoncelle de Stefan que je retrouvais un peu de cette émotion. Même quand il faisait ses gammes, cela n’avait rien d’un entraînement prosaïque, non, c’était beau, tout simplement. Quand le son se mourait dans des pianissimos, je sentais des caresses sur ma peau. Quand l’archet se mettait à frotter plusieurs cordes à la fois, je sursautais comme si ces cris de colère polyphoniques s’adressaient à moi, et parfois, quand les doigts de la main droite de Stefan pinçaient les cordes, je croyais

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entendre des gouttes de pluie tomber sur la Temes. Contrairement à moi, Stefan était doué, très doué même, et il faisait monter une sensation inconnue en moi quand il jouait. J’aimais le voir répéter autant que l’entendre, l’observer pendant qu’il s’exerçait aux mêmes gammes, sans cesse, à faire courir les doigts de la main gauche sur le manche ou à trouver le trajet idéal pour son archet sur les cordes. Il avait commencé très jeune. Stefan joue-t-il encore du violoncelle, à Honolulu ? Les officiers de l’état civil français qui, successivement, eurent à s’occuper de mes papiers, n’ont jamais cédé : pour la France, Temesvar était le nom hongrois d’une ville roumaine dont l’orthographe était désormais Timisoara. Je n’avais rien à leur opposer, car à ma naissance, la ville avait déjà changé de nom depuis dix ans, et mes demandes réitérées de faire apparaître l’ancienne appellation magyare sur mes papiers d’identité ne pouvaient se justifier. Une lubie sentimentale d’autant plus que nous avons francisé nos prénoms, oublié notre langue, fait de notre fils un bon petit Français – Suzanne insistait sur la nécessité de se fondre dans le paysage. Nous n’étions plus dans les plaines du Danube et de ses affluents, nous étions sur les hauteurs d’une colline champenoise. Aujourd’hui on dit « pays d’accueil ». Il me semble que je n’avais pas ce vocabulaire si formel et si pratique à ma disposition pour réfléchir à mon statut d’immigré : la Roumanie communiste nous avait rejetés, vomis, nous avions fui la prison ou la misère, de Gaulle s’était souvenu de nous au bon moment. Nous avait fait venir – ou revenir– , en l’honneur de lointains ancêtres dont je ne connaissais pas l’histoire. Mais peu importe, il ne fallait pas se montrer ingrat avec l’administration française qui rayait mon lieu de naissance de ma biographie. Elle ne pouvait pas comprendre que l’orthographe signifiait plus qu’une simple convention dans cette région du monde.

Jean Mattern

De lait et de miel

L’idée de regarder en arrière seulement parce que la mort est proche me désole. Pourquoi céder à la nostalgie un quart d’heure avant la fin ? Je me suis refusé toute ma vie à la complaisance des souvenirs. J’espère que l’agonie ne fera pas vaciller ma résolution.

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Romain Monnery

Libre, seul et assoupi

« J’étais un enfant de la génération précaire et, très vite, je compris que viser un emploi dès la sortie de ma scolarité revenait à sauter d’un avion sans parachute. » Machin vit à Lyon chez ses parents qui, excédés de le voir végéter, le mettent à la porte. Résigné, il rejoint une ancienne copine de fac à Paris où il partage une colocation avec deux autres personnes. Installé dans sa nouvelle vie, il trouve un stage sur une chaîne du câble où on l’exploitera, comme tout stagiaire qui se respecte. Quand son patron lui fait des avances, il part la tête haute et s’engage dans une longue période « sans » : sans emploi, sans ambition,

Éditeur : Au diable vauvert Parution : août 2010 Responsable cessions de droits : Marie-Pacifique Zeltner rights@audiable.com

sans petite amie, sans rien à faire, il reste enfermé des journées entières dans l’appartement avec son compagnon d’infortune, Bruno, son colocataire. Lorsque la colocation éclate, Machin doit chercher un nouvel appartement et revenir sur sa parole : il va bel et bien devoir trouver un travail alimentaire et se confronter à la vie d’adulte normal. Raconté par un anti-Rastignac, voici le roman de la génération précaire et des désillusions perdues, où l’initiation des années 2000 se joue entre échec volontaire et résignation constructive.

© Sylvie Biscioni/Diable Vauvert

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Biographie

Né à Lyon en 1980, Romain Monnery a suivi des études de langues et de communication dont l’intitulé lui a toujours échappé. Son diplôme en poche, il envisage de devenir journaliste et collectionne les stages dans les médias (Les Inrockuptibles, Télérama, Canal + Cinéma, Volume, Direct 8 ) qui l’amènent pêle-mêle à écouter des disques aux noms imprononçables, analyser des documentaires sur les loups de mer, récurer les toilettes avec sa manche et présenter la météo sans les mains. Entre maigres piges et chroniques invisibles, son CV se remplit comme un album Panini mais son compte en banque reste vide. Il en tire alors les conséquences et se retire sans bruit de la vie médiatique pour aller se coucher. Quitte à gagner moins, autant dormir plus. Aujourd’hui, Romain Monnery a trouvé le job de ses rêves. Il travaille (un peu) à l’Argus de la Presse où on le paie pour regarder la télé. Après la publication de quelques nouvelles, Libre, seul et assoupi est son premier roman.

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J’étais un enfant de la génération précaire et, très vite, je compris que viser un emploi dès la sortie de ma scolarité revenait à sauter d’un avion sans parachute. C’était brûler les étapes. Jeune diplômé comme on en trouvait des milliers sur le marché, j’étais de ceux à qui les entreprises disaient « sois stage et tais-toi ». Les années 2000 étaient fièrement installées sur leur piédestal mais l’esclavage semblait toujours prospérer. Comme tous les vauriens de mon âge qui croyaient encore au Père Noël, je fus dès lors contraint de me faire une raison. Un vrai travail n’était pas envisageable pour l’instant. Je pouvais toujours prendre un job alimentaire pour plier des pulls chez Gap ou vendre des Big Mac au fast-food mais, bon sang, j’avais fait des études. Je choisis alors de faire un stage en le prenant pour ce qu’il n’était pas : un tremplin vers l’embauche. Quelle embauche ? Je n’en avais aucune idée. J’avais suivi mes études comme on suit un cortège de manifestation. Je m’étais laissé porter par la foule sans me demander vraiment ce que je comptais faire après et j’avais rendu malade les différents conseillers d’orientation que j’avais consultés. — Mais enfin ! Il n’y aucun métier qui vous fait envie ? — Non. — Vous avez bien un hobby ou une passion ? ! — J’aime bien dormir. — Rien d’autre ? — J’aime bien les pâtes, aussi.

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À défaut de me trouver un projet professionnel, je répondis à une annonce. Une boîte de production audiovisuelle recherchait un assistant de rédaction pour constituer des revues de presse et rédiger des fiches à l’intention des présentateurs. Je n’étais pas du genre à me laisser impressionner mais l’intitulé du poste me fit voir des étoiles. Je n’avais jamais eu l’ambition de travailler à la télé mais l’image que je me faisais du milieu, artiste et bohème, suffit à me convaincre. Stéphanie me donna sa bénédiction : — C’est la chance de ta vie, me dit-elle. Fonce ! On m’embaucha sans regarder mon CV. La méthode me parut étrange mais je la pris comme un gage de confiance. Peut être avaient-ils décelé sous mon tee-shirt Moins que zéro tout le potentiel dont me parlait Stéphanie. En tout cas, j’avais maintenant un pied dans le showbiz. J’aurais aimé faire preuve de détachement mais à mon corps défendant, j’en retirais une certaine excitation. Même si mes revenus ne dépassaient pas les trois cents euros, je ne m’en souciais pas. Ce n’était pas la roue de la fortune, certes, mais si je l’additionnais aux allocations logement, le magot qu’on me proposait suffisait à me payer mon loyer. Et c’était là l’essentiel. Se posait malgré tout la question des garanties. J’avais en tête de nombreux exemples de stages qui n’avaient débouché sur rien d’autre que de l’escroquerie. Je fis part de mes doutes à mes employeurs le jour de l’entretien mais ils me répondirent en riant aux éclats : — Ne te pose pas tant de questions. Ce sera bon pour ta carrière, tu verras ! J’allais donc renoncer aux siestes, séquestrer mon sommeil et travailler dix heures par jour, week-ends compris pour un salaire avoisinant la misère mais c’était, selon mes supérieurs, le prix à payer pour la gloire. Je n’en demandais pas tant mais je les crus sur parole. À les entendre, renoncer au présent suffisait à se construire un avenir en or. Je n’étais pas ambitieux mais bon, je n’avais rien contre.

7 L’euphorie qui m’avait gagné en signant ma convention de stage s’évapora très vite dans un nuage de doutes. Le rythme de travail que me firent adopter mes employeurs me conduisit à me poser des questions. « Ne faisais-je pas tout ça pour rien ? » Les tâches rédactionnelles qu’on m’avait promises étaient sans cesse repoussées au lendemain. Les courses, la manutention, les photocopies, j’étais devenu l’homme à tout faire. Confiné au nettoyage du plateau où se tournait l’émission, je me répétais, sans vraiment trop y croire, « Ce sera bon pour ta carrière. » Je ne voyais pas en quoi récurer les toilettes me servirait pour la poursuite de ma vie professionnelle mais j’évitais d’y penser. Stéphanie m’encourageait à ne pas lâcher en me jurant que la plupart des hommes

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de télévision, de Michel Drucker à Thierry Ardisson, étaient passés par là. Ces modèles qui n’étaient pas les miens me faisaient sourire : — Tu as raison. Ça vaut le coup de s’accrocher. Elle ne voyait pas l’ironie mais c’était mieux comme ça. Son enthousiasme faisait plaisir à voir, je m’en serais voulu de la décevoir. Et puis, pour la première fois depuis bien longtemps, ma mère, à qui j’avais annoncé mes nouvelles fonctions, était presque fière de moi.

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Romain Monnery

Libre, seul et assoupi

Mon statut d’intermittent du spectacle sonnait creux mais il ne manquait pas d’interpeller Stéphanie, prévisible papillon que les lumières les plus artificielles suffisaient à séduire. Fille de province pour qui passer à la télé constituait une fin en soi, Stéphanie nourrissait une fascination sans bornes pour la célébrité. À ses yeux, l’importance d’une personne ne se jugeait ni à son statut ni à son physique mais plutôt à sa notoriété. Elle avait lu Glamorama sans y voir la satire. Au même titre que l’intelligence ou la générosité, être célèbre était pour elle une qualité. Balzac l’aurait adorée. Le monde du show-business était pour elle un pays des merveilles dans lequel elle rêvait de se perdre, dans un bouillon de culture et de tapis rouge. Je n’en faisais peut-être pas vraiment partie mais, à ses yeux, je m’en approchais un peu. Tout aussi pitoyable qu’elle puisse être dans les faits, mon expérience la fascinait. Les repas étaient donc l’occasion pour elle de me soumettre à des interrogatoires sans fin. Ce que je faisais, qui j’avais vu, elle voulait tout savoir. Jaloux de l’intérêt que Stéphanie prêtait à mes journées, Bruno baissait la tête et serrait ses poings dans l’attente d’un sujet qu’il saurait mieux maîtriser, comme l’état de forme de Zinedine Zidane ou le shoot à trois points de Tony Parker. Indifférente, Valérie se contentait de se fondre dans le décor en mangeant sa soupe d’un air absent. Un soir où Stéphanie se montra particulièrement admirative et excitée après que je lui avais révélé avoir apporté un verre de jus d’orange à Claude Lelouch (« Attends, tu veux dire que tu lui as touché la main !? »), Bruno me fit savoir qu’il ne goûtait pas mes récits. À peine les lumières éteintes, sa voix me parvint de derrière le rideau : — Je vois clair dans ton jeu, me dit-il. Persuadé que j’étais un rival qu’il se devait de mettre en garde, Bruno me percevait comme une menace : — Je te préviens, Delarue, j’étais là avant. Alors, showbiz ou pas, Stéphanie, elle est pour moi.

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Thibault de Montaigu

Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits : Carole Saudejaud csaudejaud@editions-fayard.fr

© Christine Tamalet/Fayard

Les Grands Gestes la nuit

« On écoutait du jazz à Saint-Germain-des-Prés, on dansait le cha-cha-cha à Montparnasse, et, quand on avait envie de changer d’air, on descendait sur la Côte en train de nuit ou en auto-stop. C’étaient les années 1950 : la jeunesse voulait vivre, puisqu’elle n’était pas morte. » Grand bourgeois de la Muette, Antoine aurait pu tout ignorer de ces plaisirs coupables s’il n’avait pas rencontré Francine, et à travers elle une génération irrésistible.

Éditeur : Fayard

Biographie

Né en 1978, Thibault de Montaigu est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et du Centre de formation des journalistes. Publications   Chez Fayard : Un jeune homme triste, 2007 ; Les anges brûlent, 2003 (rééd. Pocket, 2005).

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Par fascination autant que par amour, Antoine dilapide sa fortune pour fonder l’EdenPlage à Saint-Tropez. Il veut en faire le lieu de la fête et de l’insouciance – et il y parvient. En quelques années, le club devient mythique, fréquenté par Bardot, Sagan et bien d’autres. Les nuits de bringue ont bien une fin, les étés aussi. Mais Antoine ne peut plus se passer de l’euphorie permanente. Bailleur de fonds de tous les excès, il fournit au petit monde sur lequel il règne un dernier expédient. Celui qui le mènera à sa perte.

C’était leur premier été sur la Côte. L’affiche du train disait : « Le pays de vos rêves est au bout de la nuit. » Francine et Kiki étaient descendues dans une pension de famille à dix mille francs la semaine en attendant qu’un noceur fortuné ou un fils à papa les invite dans leur villa : en vain… Touristes et locaux regardaient d’un œil effaré ces deux filles qui portaient les cheveux courts et fumaient des State Express à l’arrière de vespas conduites par de petites gouapes en espadrilles. Les copains, débarqués en train de nuit, en auto-stop ou par la RN7 au volant d’une guimbarde asthmatique, seraient après deux jours aussi fauchés qu’elles. Ne leur resteraient alors que le baby-foot de la pension, les virées à l’ombre des roseaux et des pins parasols, les fins d’après-midi sur la plage et les nuits enfumées à danser le cha-cha-cha dans une cave près du port. Des vacances à la française, en somme… Les deux filles s’étaient réveillées à l’heure où les loupiots et les vieillards commençaient leur sieste. Kiki avait filé à la poste dans l’espoir d’encaisser un mandat envoyé depuis Paris par un oncle ou un jules quelconque. Francine avait traîné au lit, se nourrissant de café, de sardines grillées et de pêches, avant d’aller musarder aux terrasses de café, puis de rejoindre la petite plage bordée de maisons hautes où elle prendrait un premier bain avant le soir. La nuit hésitait, de l’autre côté du golfe, au creux des montagnes mauves, sur le bleu curaçao des vagues, entre les voiles paresseuses – barques de pêcheurs ou sloops de retour de Camarat –, tandis que la citadelle pâlissait et que les

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mouettes viraient au-dessus du cimetière. Francine crawla jusqu’au premier corps-mort et s’allongea sur le dos, bras écartés, les yeux clos. L’eau tiède qui garde encore la mémoire du soleil, les échos des rires et des moteurs à gasoil, la certitude que rien de mal ne peut vous arriver, n’était-ce pas comme un bonheur fixe, un souvenir invariable ? Francine adorait ces heureslà, ces instants où elle s’oubliait elle-même, loin des obligations, des questions d’argent, des histoires de cœur. Le mandat de Kiki, les coups de fil inquiets de ses parents, ce jeune skipper rencontré la veille – bah ! quelle importance ! Elle voulait succomber au sentiment impérieux de sa propre jeunesse. Et ne jamais se réveiller. « Francine ! Francine ! » Des cris volèrent jusqu’à elle depuis la jetée. Kiki lui adressait de grands gestes désordonnés. À son côté, un homme se tenait adossé contre une voiture de sport. Sombre, guindé, costume bleu marine. La pénombre dérobait le reste. « Qu’est-ce qu’il y a ? cria-t-elle en se rétablissant à la verticale. — Viens ici ! J’aimerais te présenter quelqu’un. — Tout de suite ? — Tu vas voir. Il est épatant. Et puis il nous emmène faire un tour. — Un tour de quoi ? — Tu verras bien. Allez ! Dépêche-toi, idiote. » Francine soupira ; elle ne savait pas dire non. Les sorties, les cigarettes, les flirts de vacances, elle partageait tout avec Kiki, et ne trouvait jamais à s’en plaindre. Kiki était tellement douée pour la vie et les rencontres, ce week-end permanent qu’étaient leurs deux existences ; elle l’aurait suivie n’importe où. Ce jour-là, ce fut cette petite plage entourée de maisons ocre et parme où se dressait cet homme sans âge, silencieux, accoudé contre une voiture de course. Francine plongea la tête sous l’eau et nagea dans leur direction. Quand elle la releva, ils étaient déjà là, sur la courte jetée, à l’attendre. Kiki avait sa mine espiègle de tous les jours. L’homme fumait, lèvres pincées. Il était beau, le regard métallique, avec quelque chose d’enfantin, de fébrile ou d’emprunté, Francine n’aurait su le dire. Kiki accourait sur la plage. « Francine, je te présente Antoine. Antoine Braque, voici Francine Dalle. — Je ne vous embrasse pas, je suis trempée. — Bien sûr. » Il recula, confus. « Vous ne m’en voulez pas ? — Pas du tout. Et puis je risquais de mouiller mon costume. — C’est de la flanelle ? — Anglaise. — Mais vous devez crever de chaud… — À vrai dire, je n’ai rien emporté d’autre. »

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Francine pouffa. Antoine eut un petit sourire coincé. Kiki improvisa. « J’ai rencontré Antoine à la poste. Tu te rends compte qu’il y était depuis neuf heures du matin, en train d’attendre un télégramme qui ne venait pas ! — En vacances ? demanda Francine. — Pas vraiment. — Rentier, alors ? — Non plus. — Mais qu’est-ce que vous faites ici ? — J’avais envie de voir la mer. Alors, je suis descendu. — Depuis Paris ? — J’ai fait quelques arrêts en route, tout de même. » Francine et Kiki se dévisagèrent, les rires ne tardèrent pas. C’était plus fort qu’elles, cette gaieté qui ne prévenait pas. Ce bonheur tapageur qu’elles affichaient comme un pied de nez au chagrin et à l’ennui. Antoine fuyait leurs regards en lissant ses cheveux. Noirs, coupés court, brefs reflets de cendre. Au loin, le soleil mourait tel un immeuble en flammes. « Pardon, ça n’avait rien à voir avec vous. — C’est seulement lorsqu’on est ensemble. — Les femmes devraient être ensemble plus souvent. C’est avec les hommes qu’elles deviennent ennuyeuses. — Ah ! tu vois, dit Kiki. Il n’est pas si vieux jeu qu’il en a l’air. — Avec un engin pareil, de toute manière. » Francine détaillait la voiture derrière eux, laissant traîner son index sur la carrosserie. Vernis noir, intérieur cuir. Un capot long comme la dernière ligne droite de Vincennes et des roues fils semblables à des roulettes de casino. Francine sourit, ses cheveux gouttant sur la calandre aux fines lames argentées. « Elle vous plaît ? demanda Antoine. — Ça se peut. — C’est un roadster xk 140. Je l’ai eu directement à l’usine. C’est quasiment le même modèle qui a gagné au Mans il y a deux ans. — Vous êtes coureur ? — Loin de là, malheureusement. — Antoine est dans la pharmacie, intervint Kiki. — En réalité, j’ai une entreprise qui fabrique des produits pharmaceutiques. — Ça soigne bien, dites donc. — C’est une façon de voir. » Un fin sourire vint étirer ses lèvres. Il jeta sa cigarette et le soleil darda un éclat sombre dans ses yeux. Un éclat de cinglé ou de premier de la classe, pensa Francine. Mais Antoine avait déjà repris ses airs engoncés. Kiki attrapa une serviette sur la banquette arrière et se précipita vers Francine. Elle commença à lui frictionner les cheveux. Francine se débattait en riant. Les gouttes criblaient Antoine.

Thibault de Montaigu

Les Grands Gestes la nuit

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Martin Provost

Bifteck

« Antoine m’a promis qu’il nous laisserait la conduire, annonça Kiki. — Et ton accident ? — J’ai pensé à toi, il est d’accord. — Ça ne vous gêne pas ? demanda Francine en se tournant vers Antoine. — Au contraire. Ça me ferait plaisir. — C’est chic de votre part. Il faudra que tu me racontes comment tu l’as rencontré. — Je te l’ai déjà dit, répondit Kiki. À la poste. Il attendait un télégramme… »

Éditeur : Phébus Parution : août 2010

© Phébus/Libella

Responsable cessions de droits : Christine Legrand christine.legrand@libella.fr

Biographie

Martin Provost est né en 1957 à Brest. Après une carrière de comédien de théâtre à Paris, pour laquelle il a quitté sa Bretagne natale après le lycée, Martin Provost se consacre à l’écriture et à la réalisation. Martin Provost tourne alors deux courts métrages avant de s’atteler à son premier long métrage, Tortilla y Cinema (1997). Il récidive en 2003 avec Le Ventre de Juliette, puis en 2008 avec Séraphine, dont le rôle-titre est joué par Yolande Moreau et qui obtient pas moins de sept César en 2009. Publications   Léger, humain, pardonnable, Éd. du Seuil, 2008 ; Aime-moi vite, Flammarion, 1992.

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Chez Plomeur, à Quimper, on est boucher de père en fils. Dès sa puberté, en pleine première guerre mondiale, André, fils unique de Loïc et Fernande, développe un don très particulier, celui de faire « chanter la chair » – et pas n’importe laquelle : celle des femmes qui viennent faire la queue à la boucherie Plomeur, dans l’espoir de goûter au plaisir suprême. André assume gaiement et avec talent le devoir conjugal des absents partis au front. Mais l’armistice survient et les maris reviennent.

Un matin, André trouve devant la boucherie un panier en osier avec à l’intérieur un bébé. Puis un deuxième, un troisième, un quatrième sont deposés devant sa porte. Du jour au lendemain, voilà André père de sept enfants et poursuivi par un mari jaloux decidé à lui nuire ! Afin de protéger la chair de sa chair pour laquelle il se découvre un amour infini, il decide de prendre la mer et de rallier les lointaines Amériques. En chemin, la remuante tribu échoue sur une île déserte.

André Plomeur est né à Quimper, par un beau jour d’avril. Sa mère finissait de larder un rôti de boeuf quand elle se sentit embrochée comme un poulet prêt à cuir. La cliente qui attendait, la voyant étouffer, crut que c’était le cœur qui lâchait. Mais non. Ça se passait plus bas. Lorsque les eaux se mirent à ruisseler sur la sciure, on envoya chercher le futur papa aux abattoirs. Il fallait le prévenir dare-dare que l’enfant de l’amour arrivait. Élevé au lait entier, le jeune André évolua rapidement dans la tradition ancestrale en travaillant au magasin dès l’âge de cinq ans. À sept, il savait déjà tenir la caisse, à huit, égorger son premier mouton, à dix, vous désosser une épaule en deux temps trois mouvements et l’entrelarder sous votre nez, façon bouchère. Fallait voir comment il aimait la bidoche. Si les pianistes naissent tous avec un don, André semblait venu sur terre avec celui qui fait chanter le bifteck. Toutes ses années scolaires, il les passa à la boucherie, l’enseigne arborant les lettres du nom familial peintes en rouge sang sur un fond rose fuchsia. Loïc, son père, Fernande, sa mère (descendante directe d’une lignée de charcutiers originaires de l’île de Molène, créateurs de la saucisse du même nom), décidèrent, à l’arrivée du rejeton, de ne rien changer aux principes d’une éducation transmise par les générations précédentes, qui avait déjà fait ses preuves. Loïc apprit donc lui-même au marmot l’art des voyelles et des consonnes. Chaque fois qu’il débitait les quartiers de bidoche au hachoir, il lui faisait répéter à voix haute les noms inscrits sur les panneaux cloués aux murs de la boucherie où les bœufs, les moutons, les cochons et les chevaux, soigneusement dessinés à la plume, apparaissaient découpés en morceaux. A comme abats, B comme bifteck, C comme côtelette, D comme dindon (chez Plomeur, on faisait aussi la volaille), E comme épaule, F comme filet mignon, G comme gigot, H comme hure, I comme indigestion…

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Fernande lui apprit l’écriture. Ainsi, l’escalope, l’émincé, le carré, l’éclanche, la poitrine, la longe, le quasi, le cuisseau et la rouelle du veau lui devinrent aussi familiers qu’à d’autres Gargantua et Blanche-Neige. Jamais on ne lui raconta une seule histoire. À quoi pouvaient servir ces contes dont on gavait les enfants dès leur plus jeune âge, pensait Fernande, sinon à s’encombrer l’esprit et engraisser pécuniairement ceux qui les écrivent ? Pour s’endormir, André eut tous les soirs un os à moelle à ronger dans son lit. Son premier mot ne fut évidemment pas de ceux auxquels on s’attend d’habitude, ces chers « papa », « maman » lâchés comme la preuve absolue d’une prédisposition du cœur à nommer l’un et l’autre, pas du tout. Après les gargouillis et onomatopées d’usage, le jour où Fernande décida de sevrer à jamais son loupiot en sanglant fermement ses tétons, ce dernier lâcha ce seul mot, qui resta pour toujours gravé dans les annales : — Bifteck ! — Non, répondit-elle avec logique, en lui montrant sur sa peau blanche à quoi correspondait l’erreur. Pour ce qui fut d’apprendre à compter, Fernande le frotta tout aussi vite à la réalité. Aucun jeton ni cube en bois à assembler, aucune ardoise pour les premiers calculs. Elle mit à sa disposition dès son plus jeune âge les sacs de pièces qu’elle triait religieusement le soir. Ainsi, il fit très vite la différence entre francs et centimes, faisant preuve par là même d’un sens inné du commerce, c’est-à-dire de la chair convertie en espèces. André n’alla jamais au catéchisme. Chez lui, on ne montrait pas plus d’émotion devant un Christ ensanglanté sur sa croix qu’à la vue d’un demi-veau fraîchement sorti de l’abattoir. La viande, qu’elle fût humaine ou animale, signifiait gain et non matière transcendable. D’ailleurs, les cloches qui sonnaient, sonnaient seulement pour donner l’heure, et André pensa pendant longtemps qu’une église était chaque dimanche aux fidèles ce que la grande halle était aux bœufs et aux cochons le samedi. Le jour de ses treize ans, il découvrit l’amour. André était précoce. Non pas qu’il fût tourmenté particulièrement par la chose, ni beau au point qu’il tourmentât les autres, au contraire. Blond, le front bas, l’œil rond cerclé de cils si jaunes qu’ils lui donnaient un regard d’albinos, il avait la bouche molle et le menton fuyant, flasque, déjà triple avant l’âge. Ses bras, dodus et courts, sans coudes, semblaient directement soudés au tronc central, sans articulations, comme ses jambes. Souvent, quand il était heureux, de ses gros doigts huileux il se tâtait le cœur, non sans éprouver une joie encore plus profonde à sentir sous ses os ses propres entrecôtes. Mais il plaisait comme il était, le bougre, malgré sa peau toute rose, ses cheveux mucilagineux qui, même s’il les shampouinait soigneusement à chaque jour du Seigneur, revenaient à leur état gras naturel le

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Bifteck

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lendemain. Les mains nuit et jour dans la viande, serinait Fernande, ça n’aide pas le taux de cholestérol. Jeannine fut la première à éveiller en lui des prédispositions viriles. Ce jourlà, le jeune André venait de servir un bol de bouillon de poule à ses parents cloués au fond du lit par une mauvaise angine, quand la cloche de l’entrée fit résonner son joyeux petit ding. Jeannine Le Meur vendait sur les marchés, c’est dire si elle avait le don d’alpaguer les hommes. Sans doute avait-elle aussi celui de double vue, car à peine entrevit-elle le jeune boucher que sa chair éprouva le besoin impérieux de goûter à la sienne. À l’époque, la méthode Ogino, seul moyen de contraception en vigueur, n’empêchait pas qu’on eût des pulsions dangereuses. Une ombre de poils à peine plus dorés que les autres luisait au-dessus des lèvres d’André, et Jeannine en conclut que la puberté avait commencé son office. Elle se jeta sur lui, et le força à fermer boutique. Une fois baissé le rideau de fer, la défloreuse lui fit sa petite affaire à même le vieux carrelage, entre les tas de déchets pour chiens, les os à moelle et les blocs de saindoux. Ses belles fesses roulaient dans la sciure pendant qu’elle initiait le petit gars au plaisir de la chair, de cette chair-là, soudain vivante, qui se mit à chanter sous ses doigts. Jusqu’à ce jour, la curiosité du jeune homme l’avait seulement poussé à tripoter parfois le croupion des volailles, à taquiner les pis des vaches, et lorsque à la boucherie le père rentrait des abattoirs avec sa cargaison d’abats (Fernande les attendait de pied ferme pour la confection des célèbres saucisses), André ne soupçonnait même pas que les valseuses de porc que sa sainte mère faisait sauter aux petits oignons dans la cocotte pouvaient avoir le même usage que celles qui valdinguaient au fond de sa culotte. En découvrant Jeannine, il découvrit l’usage intelligent du cœur. Celle-ci, tout ébaubie de se sentir aimée jusqu’au fond des entrailles, comprit que le boucher cachait un véritable artiste, et loua son grand génie dans tout le Finistère. Ainsi, de Quimper au Faou, de Landerneau à Brest et de Plougonvelin à Roscoff, courut par les marchés le bruit qu’un jeune boucher avait le don de faire chanter la chair. Comme Mozart, n’oublions pas qu’André descendait d’une lignée dont les gènes s’étaient transmis jusqu’à lui, en héritage. Il ne devait pas sa gloire à son seul génie. Plusieurs générations d’interprètes font parfois un compositeur. La guerre de 14 ayant raflé tous les mâles du canton, Jeannine lui fit vite une réputation. En quelques mois, bon nombre de Quimpéroises ouvrirent à son fameux doigté leurs plus secrets quartiers. Aucun doute. Si physiquement rien ne prédisposait le si jeune boucher à autant de succès, dans ses mains, la chair féminine se mettait à chanter. Très vite, la queue des ménagères s’étira de la boucherie Plomeur à la boulangerie Boénec, puis de la boulangerie Boénec à la poissonnerie Magadur,

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de la poissonnerie Magadur aux Nouveautés parisiennes, et des Nouveautés parisiennes au parvis de la cathédrale. Devant tant d’affluence les braves parents Plomeur ne se posèrent pas la moindre question. Ils attribuèrent leur bonne fortune à l’alliance des Finistère Nord et Sud. Sans Fernande, jamais Quimper n’aurait connu les saucisses de Molène. Mais lorsque apparurent à la boucherie ces sommités locales qui d’habitude envoient leurs gens de maison, Solange Coétmieux par exemple, la sous-préfète, et la comtesse de Kergaradec en personne, qui fit stopper sa royale calèche devant chez Plomeur et descendit faire la queue comme tout le monde, une sorte d’émoi mystique s’empara de Loïc et Fernande. Et si un ange était passé par là pour leur remplir la caisse ? Il faut dire que la guerre de 14 n’en finissait pas de durer. Trois ans étaient passés et les fleurs aux fusils avaient eu le temps de faner. Alors les esseulées, les presque veuves et celles qui l’étaient civilement, toutes ces pauvresses nées de peu ou qui possédaient tout, prirent le pli et vinrent chez Plomeur faire la queue pour acheter leur bifteck. Chaque fois que les gros doigts d’André, aux ongles bien rongés, commençaient à tailler habilement la macreuse, les onglets, les bavettes, les prétendantes se massaient au-dessus du comptoir pour avoir les meilleurs morceaux, en exhibant les leurs.

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Yves Ravey

Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits : Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr

© Hélène Bamberger/Éd. de Minuit

Enlèvement avec rançon

Max et Jerry ne se sont pas revus depuis que Jerry a quitté la maison familiale pour l’Afghanistan. Max, son frère, est resté comptable dans une entreprise d’emboutissage. Et, si, un soir, Jerry passe la douane en fraude pour un retour de quelques heures parmi les siens, c’est que, comme Max, il poursuit un objectif qui devrait lui faire gagner beaucoup d’argent. Le plan ne peut échouer. Quitte à employer les grands moyens.

Éditeur : Les Éditions de Minuit

Biographie

Yves Ravey est né en 1953 à Besançon. Aux Éditions de Minuit, parmi les roman les plus récents : Cutter, 2009 ; Bambi bar, 2008 ; L’Épave, 2006 ; Pris au piège, 2005.

Publications

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La nuit de son retour, je suis allé de l’autre côté de la frontière helvétique accueillir mon frère à sa descente du train. Quand il m’a aperçu, Jerry a posé sa valise pour m’embrasser, me serrer fort contre lui et me dire qu’il attendait depuis une bonne demi-heure. Alors, j’ai compris que rien n’avait changé depuis son départ, il y a vingt ans. Et tout de suite, sans que j’oublie rien de ce qui nous liait, notre enfance, mon père et ma mère, nos rapports se sont tendus. Qu’importe, nous sommes restés longtemps sur le quai, dans les bras l’un de l’autre. Mais quand il a relâché son étreinte, il a demandé si j’étais toujours prêt à enlever la fille de mon patron, qui ne répondait pas à mes avances, et j’ai fait oui de la tête. De la gare, nous avons pris la direction de la montagne. Au pied des pistes, un ancien collègue moniteur de ski m’a ouvert la porte du local d’entretien du train à crémaillère, et Jerry a pu déposer ses affaires dans un sac à dos. Ensuite, j’ai équipé mon frère. Le moniteur a rangé la valise dans un entrepôt et m’a remis une clé de contact. J’ai chargé sur le traîneau notre matériel de randonnée et nous sommes partis, en scooter des neiges de la Compagnie des remontées mécaniques de la Suisse romande, jusqu’au restaurant d’altitude. Le dernier tronçon, nous l’avons parcouru à ski. Parvenu au sommet, Jerry a demandé à se reposer un temps à l’abri derrière le terminal du télésiège. Il s’est mis à neiger. J’ai attendu un signe de sa part pour amorcer la descente de l’autre versant. Mais Jerry a voulu ouvrir la piste et je l’ai laissé me doubler en lui recommandant de skier moins serré. Avec toutes ces années, il avait peut-être perdu l’habitude

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de la montagne. On a pris la lisière, puis traversé un champ en pente pour accéder face nord, côté France. La neige redoublait d’intensité. Il a donc fallu se rabattre en direction de la crête. Jerry a enfoncé son bonnet sur ses oreilles. J’ai aperçu son sac à dos, puis plus rien. J’ai suivi ses traces, mais on ne voyait pas à deux mètres. Au bas de la pente, j’ai entendu la toux de Jerry, le cliquetis de ses bâtons contre les pierres, preuve qu’il était déjà à l’abri sous les sapins. On était loin de la piste. Je lui ai demandé s’il connaissait le chemin, et pourquoi il n’avait pas pris à droite au lieu de nous emmener du côté des chalets d’alpage. Là-bas en dessous, c’est bien les chalets, non, Jerry ? On n’a peut-être pas assez grimpé ? Il a répondu qu’il se méfiait des gardes-frontières. Il avait ôté ses moufles. Avant de les remettre, il a fouillé dans la poche latérale de sa parka. La neige va cesser, c’est annoncé, m’a-t-il dit en indiquant l’écran lumineux de son téléphone mobile. J’ai regardé l’écran. J’ai dit : On aurait pu prendre en oblique dans le champ… Jerry a sorti un paquet de cigarettes de sa poche. Je me suis tourné vers lui. Tu ne vas quand même pas fumer ici ? Et pourquoi je ne fumerais pas ? Parce que personne n’a besoin de savoir qu’on est là, vraiment personne. Mais il a allumé sa cigarette. Il a dit : J’ai vécu plusieurs hivers dans la montagne en Afghanistan. Un feu ça se repère, je suis d’accord avec toi, Max, mais pas la flamme d’un briquet. Il a levé la tête en direction du champ. La neige avait cessé. On apercevait la Lune. Il m’a dit : Tu vois les piquets… ? Là-haut… ? C’est la première étape. Il va falloir s’économiser. Il a réglé les bretelles de son sac à dos en me donnant des conseils et en me parlant comme si je ne connaissais pas la montagne mieux que lui, comme si je n’avais jamais travaillé en tant que pisteur au télésiège d’altitude, et comme si je n’avais jamais été moniteur de ski avant de devenir comptable. En fait, ça devait l’amuser de me parler à nouveau sur ce ton, après tant d’années. La neige envahissait le haut de mes chaussures. J’ai boutonné mes guêtres. Mais Jerry grimpait déjà. Alors, j’ai suivi. Arrivé au milieu du champ, j’ai scruté la limite des sapins. Jerry respirait fort. Il a resserré le bas de son pantalon en tirant sur la boucle au-dessus des fermetures de ses chaussures. Il a dit : On aura une heure de retard sur l’horaire prévu, peut-être même deux. Mais ça ira. J’ai répondu que ça n’irait pas, que ça marcherait seulement si on respectait l’horaire. Il nous restait deux heures, pas plus, pas moins. Il a ajouté : Ce sera moins, Max. Il m’a demandé si j’avais repris mon souffle. Mais évidemment, j’ai repris mon souffle ! ai-je répondu, ça fait dix minutes qu’on est là, à mi-pente, à discuter ! Il a regardé la ligne des sapins. Selon lui, il fallait se rapprocher de la lisière, ensuite on obliquerait plein nord. On a repris l’ascension. À proximité de la crête, il m’a rappelé qu’il avait souvent traversé la frontière à cet endroit, et que, la nature, dans la montagne, elle ne changeait pas. Il a dit :

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Le grand sapin, là-bas, tu l’as vu il y a vingt ans, eh bien, c’est toujours le même arbre. Alors nous avons franchi le dernier méplat sans trop nous fatiguer. Parvenu au sapin, il a regardé, vers le bas, les monticules de neige soufflés par le vent. Puis il est parti face à la piste, genoux fléchis, avant d’amorcer son virage. J’ai suivi, spatules relevées. Mes courbes étaient plus amples. J’ai de nouveau perdu ses traces pour les retrouver en contrebas : il m’attendait au pied d’une roche, les sourcils couverts de givre. Ensuite, on a skié en pente douce dans le creux de la combe, à l’angle du chemin des douaniers et du haut du téléférique. Il a bifurqué le long de la clairière. En neige fraîche. J’apercevais le triangle brillant cousu sur son sac à dos. Il s’est baissé sous une branche, au ralenti dans la profonde, le temps d’atteindre les premières plaques de glace. On a fait une pause devant la pancarte circulaire portant l’inscription : piste noire. Le jour se levait. Jerry a pris le premier tronçon. Il enchaînait les virages sur la glace. Quelques secondes plus tard, je l’ai aperçu devant les sapins, puis il a disparu dans un couloir entre les falaises. J’ai continué. En dérapage, sans problème. Mais à l’entrée du couloir, j’ai quitté la piste sur une faute de carres. Mon épaule a cogné la paroi. En même temps, j’ai entendu le déclic de ma fixation. Le ski aval s’est détaché. J’ai mordu la neige, j’ai attendu que ça arrête de glisser, couché sur le dos en travers de la pente, tête en bas, cherchant mon ski à tâtons. Je l’ai retrouvé bloqué par une souche. J’ai rechaussé. Je suis descendu en escalier, pas à pas. Mon frère me regardait hésiter entre les troncs. Tu t’es fait mal, Max ? Non, pas mal. J’ai cru que t’étais tombé. Je suis pas tombé ! J’ai quitté la piste. D’accord, Max, t’as quitté la piste. J’ai aperçu de la fumée au-dessus des cimes. Il m’a dit : On est juste au-dessus de la scierie. Alors, on a pris la pente en dérapage entre les rochers. Au pied de la piste, Jerry a voulu savoir si le fourgon était bien garé à l’endroit prévu. J’ai hoché la tête et je lui ai demandé s’il pensait que ça pouvait réussir. Il a soupiré : Il est trop tard pour s’inquiéter. Je le sais, Jerry. Toi, tu te poses pas de question ! De l’arrière de la scierie, on apercevait, au loin, le départ du téléférique. Et plus au sud, les lumières des habitations. J’ai déchaussé. Jerry aussi. Il a noué les dragonnes de ses bâtons autour des poignets et il a mis ses skis sur l’épaule. Alors, il est où, ce fourgon ? Pas plus de deux cents mètres, Jerry. On a marché sur le goudron, boucles de fixation défaites, en traînant les pieds. Les chaussures de Jerry frappaient lourdement le sol.

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Le Ford Transit était parqué derrière un hangar, au premier croisement après la scierie. J’ai sorti les clés et j’ai ouvert la portière. Ensuite, j’ai tendu à mon frère une paire de chaussures de ville. À la maison, Jerry a d’abord inspecté la chambre de nos parents et il a approuvé mon installation. Mais il a tenu à vérifier que tout était en ordre, si je n’avais pas commis d’erreur. Plus tard, après un petit déjeuner avalé à la hâte dans la cuisine, il a sorti son paquet de cigarettes. Mais ses doigts tremblaient. Il parvenait tout juste à pincer le filtre. Je me suis aperçu qu’il frissonnait. J’ai débarrassé la table en silence. Il a frissonné de nouveau. Approche-moi le sac à dos, s’il te plaît, Max. Il a sorti un tube de médicaments d’une pochette extérieure. Il l’a ouvert et il a pris deux cachets qu’il a avalés sans eau, en m’annonçant que c’était contre les crises de paludisme. Je me suis rendu dans le cellier chercher du bois pour alimenter la chaudière. À mon retour, j’ai entendu un claquement métallique. J’ai sursauté en apercevant l’arme qu’il tenait dans la main. Je suis resté dos au mur. Il a dit : Desert Eagle. Calibre 50 Magnum. Fabrication israélienne. Il s’est dirigé vers la fenêtre pour scruter la zone autour du chemin de terre qui reliait la maison à la route nationale, avant de ranger son arme sur le côté, sous son chandail. Il s’est tourné vers moi. Mais je n’ai rien dit. À sept heures vingt pile, montre en main, j’ai sorti le Ford de la cour et nous sommes partis de l’autre côté de la ville. Je me suis arrêté au croisement des pistes de ski et de la scierie. Ensuite, j’ai garé le fourgon le long de la route, derrière un tas de bois, à l’abri des regards.

Il m’a dit : Coupe le contact. J’ai froid. Coupe le contact. Et laisse la vitre ouverte. Ça risque rien, Jerry ! Tourne la clé, s’il te plaît. J’ai coupé le moteur. On a attendu. Il a shooté dans un caillou. Elle sera seule ? T’en es certain ? Elle est toujours seule. Parfois avec Sauvonnet. Mais pas aujourd’hui. Comment tu le sais ? Il est d’équipe de nuit. Mon frère est sorti de l’ombre. Il s’est approché… T’as la cordelette ? J’ai ouvert la boîte à gants. Pas de cordelette. Du rouleau adhésif. Fallait une cordelette. Il a sorti son arme. Il l’a passée d’une main à l’autre. T’as trouvé où, un engin pareil, Jerry ?

Yves Ravey

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Le jour était à peine levé. Jerry donnait des coups sur le pare-brise. J’ai aperçu son visage. J’avais dû somnoler un instant au volant. J’ai ouvert la portière et je suis sorti marcher un peu. À mon retour, Jerry m’attendait au bord du talus. Il m’a donné les dernières consignes. Je me suis remis au volant et j’ai déplacé le Ford. Parallèle à la route, toujours derrière le tas de bois. Puis il m’a fait signe. J’ai descendu la vitre côté conducteur. Il m’a dit : Éteins les phares. J’ai regardé du côté des habitations au pied des montagnes. Pas une seule lumière. Ils dorment tous, là-bas. Il s’est tourné du côté de la scierie. Puis, plus loin, avant le téléférique, on a vu le chalet de Salomon Pourcelot, mon patron. Elle va pas tarder, ai-je dit. J’ai remis le moteur en marche et j’ai ouvert la vanne du chauffage, en poussant la manette au maximum.

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Olivia Rosenthal

Que font les rennes après Noël ?

« Vous avez beaucoup de points communs avec les animaux. D’ailleurs, vous les aimez, vous aimez les animaux. Vous connaissez un tas de choses sur leurs comportements, leurs mœurs, leurs modes de reproduction. Ce livre raconte votre histoire et la leur. L’histoire d’une enfant qui croit que le traîneau du Père Noël apporte des cadeaux et qui, à un moment donné, est bien forcée de ne plus y croire. Il faut grandir, il faut devenir adulte, il faut s’affranchir de son milieu, de sa famille, des lois qui régissent l’organisation sociale, c’est très difficile. C’est même impossible. De ce point de vue, vous êtes exactement comme les animaux, tous ces animaux que nous emprisonnons, que nous élevons, que nous protégeons ou que nous

Éditeur : Verticales Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

mangeons. Vous aussi, vous êtes emprisonnée, élevée, éduquée et protégée. Et ni les animaux ni vous ne savez comment faire pour vous extraire et vous émanciper. Alors il va falloir trouver un moyen. » Virtuose dans sa composition fragmentaire — comme Olivia Rosenthal sait manier les voix et les pistes ensemble —, emprunt d’une intense émotion, Que font les rennes après Noël ? est une fiction libératrice, pour les personnages, le lecteur et l’auteur. C’est un conte où la vérité des êtres conduit à une forme de narration absolument originale, tendue et juste, qui ne nous laisse pas sans interrogation, sans trouble, ni sans joie.

© Catherine Hélie/Verticales

Vous ne savez pas si vous aimez les animaux mais vous en voulez absolument un, vous voulez une bête. C’est l’une des premières manifestations de votre désir, un désir d’autant plus puissant qu’il reste inassouvi.

Biographie

Olivia Rosenthal a publié sept fictions aux Éditions Verticales, ainsi qu’un conte initiatique. Elle est également l’auteure de deux récits dans le cadre de son projet « Architecture en paroles ». Olivia Rosenthal a expérimenté des formes d’écriture dramatiques (Les félins m’aiment bien, Actes Sud-Papiers, 2004) et travaille depuis quelques années à des performances avec des cinéastes, écrivains, plasticiens, dans divers lieux artistiques et festivals. publications   Chez Verticales, parmi les romans les plus récents : On n’est pas là pour disparaître, 2007 (prix Wepler) (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2009) ; Les Fantaisies spéculatives de J.H. le sémite, 2005 ; Les Sept Voies de la désobéissance, coll. « Minimales », 2004 ; Puisque nous sommes vivants, 2000.

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Tigrons, léopons, pumapards, jaglions, tiguars, jaguleps, léoptigs, tiglons, liards, léonards, sont non seulement des mots rares mais aussi des êtres de chair et d’os, nés dans des animaleries sous la surveillance et avec l’aide de chercheurs déterminés à assurer la survie des grands prédateurs. Ces animaux étranges ne peuvent être véritablement considérés comme sauvages, puisqu’ils n’existent pas à proprement parler dans la nature et n’appartiennent à aucune espèce répertoriée. En conséquence, on a sans doute le droit d’en faire légalement l’acquisition. Il faut savoir cependant que l’on met sa vie en péril en accueillant chez soi l’un de ces spécimens, d’autant que de savantes études ont montré que les rejetons interespèces sont sujets à de fréquents et graves troubles mentaux. On vous a raconté que vous ne vouliez pas sortir du ventre de votre mère. Il y a même des clichés qui vous montrent assise fièrement entre les jambes de votre génitrice, tête en l’air. La position dite du siège serait la première manifestation de votre volonté.

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On peut se demander ce que signifie « trouble mental » pour un individu issu de l’accouplement d’un tigre et d’une lionne, d’une tigresse et d’un lion, d’une lionne et d’un léopard, d’un léopard et d’un puma, d’un jaguar et d’une léoparde et autres combinaisons multiples pour lesquelles on pourrait, si nécessaire, inventer de nouveaux noms. Des observateurs en contact quotidien avec ces bêtes ont peut-être noté chez elles des tendances anormales à la docilité, ce qui expliquerait qu’elles soient classées parmi les animaux domestiques et qu’on puisse, de ce fait, les accueillir sous son toit. Avec les hybrides, tout est possible. On vous a aussi raconté que vous étiez un bébé magnifique, au crâne régulier, au visage souriant et rond sans doute parce qu’on vous avait sortie par césarienne, vous épargnant ainsi le moindre effort physique. Selon la légende familiale, votre docilité naturelle aurait donc été le résultat de votre paresse. Pour savoir quel animal on a le droit de posséder ou d’apprivoiser, il faut consulter les lois, codes, décrets, arrêtés qui distinguent les espèces, races ou variétés d’animaux domestiques, les espèces sauvages, les espèces menacées d’extinction, les espèces sauvages menacées d’extinction, les espèces protégées, les espèces considérées comme dangereuses, les espèces dangereuses et protégées. Vous n’aimez pas les animaux sauvages, vous préférez les animaux familiers, ceux qui vivent avec les humains et dans leur famille, c’est ceux-là que vous voulez. Grâce aux textes de loi, chacun peut savoir s’il commet ou non une infraction en détenant chez lui un boa constrictor, une punaise, un grenouille rieuse de la race Rian 92, un singe laineux à queue jaune, un ours à collier ou un guépard (Acinonyx jubatus), compagnon si doux dans son très jeune âge qu’il saute sur votre lit et vous lèche la face avant de se coucher à vos pieds. Pour distinguer le sauvage du domestique, la douceur n’est pas le critère décisif. Vous avez longtemps cru que votre mère avait vu Rosemary’s baby, le film de Roman Polanski, alors même qu’elle était enceinte de vous. Quand, des années plus tard, vous avez vu le film, vous avez imaginé les angoisses terribles qu’elle avait dû éprouver en attendant un bébé qui aurait pu naître homme ou bête. Est-ce qu’on peut aimer ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on n’approche pas, ce qu’on ne perçoit pas, ce qu’on ne touche pas, ce qu’on imagine ? L’imagination était-elle le substrat de l’amour ?

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Durant les toutes premières années de votre existence, malgré votre docilité et la parfaite régularité de votre crâne, vous avez tendance à mettre votre vie en danger en secouant violemment votre berceau ou en hurlant avec véhémence. De cette période, où vous vous manifestez avec une liberté qui s’est perdue par la suite, vous ne gardez aucun souvenir. Dans certaines louveries, où les bêtes dressées vivent derrière des grilles et hurlent à la moindre incursion d’un hôte étranger, on trouve à la fois des loups et des « hybrides ». Ce mot, employé par les dresseurs pour rassurer les visiteurs et atténuer l’apparente férocité de ces animaux, n’a pas toujours l’effet escompté.

Olivia Rosenthal

Que font les rennes après Noël ?

Dès l’âge de trois ans, vous avez réclamé un animal familier qui vous éloignerait un peu de la compagnie des hommes. Vous avez compris que votre ours en peluche n’était pas un être vivant. L’embrasser, lui tirer les oreilles ou lui arracher les poils n’offrait donc que des plaisirs médiocres. Tout le monde aime les ours en peluche. Et beaucoup aiment aussi les animaux. Il n’y a que ceux qui les utilisent, qui en vivent, qui les élèvent, qui les capturent, qui les vendent, qui les chassent, qui les tuent, qui ne parlent pas d’amour. L’amour, quand il s’agit des bêtes, est un luxe qu’on peut ou non s’offrir. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir aimer les animaux. Vous avez envie d’avoir de la chance, vous avez envie d’être comme tout le monde, vous avez envie de dire j’aime les animaux. Parce que si on dit ça, on n’a besoin d’aucune explication, l’amour se suffit à lui-même et nous exonère du reste. Vous aimez les animaux. Dès l’âge de trois ans, vous avez réclamé un animal, une petite boule de poils qui serait entièrement sous votre coupe, en votre possession, sous votre contrôle, entre vos mains, en votre pouvoir, à vous. Vos parents vous l’ont refusé, estimant que vous seriez incapable de vous en occuper, qu’ils seraient contraints de faire le travail à votre place, et vous avez pressenti sans pouvoir l’expliquer qu’il y avait des causes plus profondes à ce refus catégorique. Les espèces animales non domestiques sont des espèces qui n’ont pas subi de modifications par sélection de la part de l’homme. À l’opposé, les espèces domestiques ont fait l’objet d’une pression de sélection continue et constante. Cette pression a abouti à la formation d’une espèce, c’est-à-dire d’un groupe d’animaux qui a acquis des caractères stables, génétiquement transmissibles, et qui ne peut former de manière naturelle des produits fertiles avec d’autres espèces.

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Rosemary’s baby raconte l’histoire d’une femme qui fait d’horribles cauchemars durant toute la période de sa grossesse. Comme elle n’arrive pas à se souvenir exactement des circonstances qui ont conduit à la conception de son enfant, elle finit par se demander si son mari ne l’aurait pas droguée pour la livrer à une horrible bête avec qui on l’aurait accouplée. Vous aimeriez savoir quel effet le visionnage de ce film a pu avoir sur la gestation de votre mère. Dans le vocabulaire juridique, « produit fertile » désigne une bête juste née, issue de la copulation entre deux autres bêtes, appelées par anthropomorphisme « parents ». Quand il n’y a pas de parent, c’est qu’ils ont été tués ou capturés par des prédateurs, humains compris. Il arrive également, pour de très nombreuses espèces, que l’animal soit abandonné à la naissance par ses dits parents, soit en raison de sa non-viabilité ou vulnérabilité excessive, soit au contraire qu’il possède de manière innée et dès le plus jeune âge les qualités nécessaires à son indépendance et à sa survie. Les animaux laissés à eux-mêmes dans la nature doivent-ils être considérés comme abandonnés ou juste comme indépendants ? À moins que l’abandon ne soit la condition même de l’accession à l’indépendance. Comme beaucoup d’enfants, vous avez envie, plus encore que d’acheter un animal domestique, de recueillir une bête née dans la nature et abandonnée par ses géniteurs. Votre père vous réprimande vertement chaque fois que vous manifestez ce désir. Vous ne comprenez pas sa colère. Vous insistez.

Le monde est un tissu de mots, nous sommes tout entiers protégés et maintenus en vie par les moyens à la fois coercitifs et maternels du texte. Vous avez besoin de vos parents, vous pouvez mourir en dormant, en avalant de travers, en mettant les doigts dans les prises, en renversant une bassine d’eau chaude, en manipulant des objets contondants, en basculant d’une fenêtre ouverte, en tombant dans une piscine, vous êtes en péril, on doit jour et nuit veiller sur vous, les accidents sont si vite arrivés, vous êtes sous la surveillance attentive de vos parents. Les louveries sont en général installées loin des villes afin que les hurlements des loups ne gênent pas les riverains. En revanche, les dresseurs doivent habiter à proximité immédiate des chenils, d’une part pour contrôler les allées et venues de leurs bêtes, d’autre part parce que tout dressage exige de garder le contact avec ceux et celles qu’on est censé dresser.

Olivia Rosenthal

Que font les rennes après Noël ?

Les hurlements que vous poussez dans les premières années de votre vie n’ont laissé aucune trace dans votre mémoire. En revanche, vous avez un souvenir très précis de la peur qui se lisait dans les yeux de votre mère quand vous marchiez à quatre pattes sous le lit ou tentiez de vous cacher pour échapper à son regard. Il n’y a pas d’animaux sauvages, il n’y a que des animaux protégés.

En France, jusqu’à la loi 76-629 du 10 juillet 1976, qui introduit les idées de patrimoine naturel et de préservation des espèces, la faune et la flore étaient considérées comme res nullius, c’est-à-dire comme n’appartenant à personne. Quand quelque chose n’appartient à personne, chacun est en droit de se l’approprier. Une fois qu’il en a pris possession, le propriétaire est responsable de sa propriété, comme indiqué dans l’article 1385 du Code civil. « Le propriétaire d’un animal, ou celui qui s’en sert, pendant qu’il est à son usage, est responsable du dommage que l’animal a causé, soit que l’animal fût sous sa garde, soit qu’il fût égaré ou échappé. » En raison de la loi, dont ni votre père ni votre mère ne connaissent les termes exacts mais qu’ils allèguent par intuition, vous ne pouvez recueillir aucune bête, abandonnée ou non. Si vous le faisiez, vous seriez ensuite responsable d’elle, ce dont on vous estime incapable. À l’âge de 4 ans, il n’y a en effet aucune responsabilité qui tienne.

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Alexandra Schwartzbrod

Adieu Jérusalem

2017. Kazan, Russie. Mounir se prépare pour le Hadj, le grand pèlerinage. La veille de son départ pour La Mecque, le site explose sous ses yeux. Dans l’avion, il est pris de convulsions et meurt peu après son arrivée. À son insu, il a introduit dans la ville sainte le plus terrible des fléaux qu’on croyait disparu depuis le Moyen Âge : la peste noire. La bactérie se répand à une vitesse incontrôlable parmi les pèlerins. Les morts se chiffrent par milliers. Dans la panique, la rumeur enfle et franchit les frontières jusqu’à Jérusalem : les Juifs ont empoisonné l’eau de La Mecque. Palestiniens puis Arabes d’Israël

Éditeur : Stock Parution : avril 2010

© Francesca Mantovani/Stock

Responsable cessions de droits : Marleen Seegers mseegers@editions-stock.fr

Biographie   Alexandra Schwartzbrod est journaliste à Libération. Elle a vécu près de trois ans à Jérusalem durant la dernière intifada comme correspondante pour ce quotidien. De cette expérience, elle a tiré un roman, Balagan, paru en 2003 chez Stock (prix du polar sncf). Publications   Chez Stock, parmi les romans les plus récents : La Cuve du diable, 2007 ; Petite mort, 2005 (rééd. Le Livre de Poche, 2007).

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lancent des actions de représailles contre les Juifs. Israël s’embrase, Jérusalem tombe. Cette catastrophe bouleverse l’échiquier politique international et fera basculer dans son sillage des destins individuels. À travers eux, l’histoire s’incarne : de Kazan à La Mecque, de New York à Tel-Aviv, de Washington à Istanbul, de Catane à Dubaï. Leur monde, notre monde, ne sera plus jamais le même. Et si c’était vrai ? D’espoirs en illusions, d’attentats en représailles, le destin de l’État juif, depuis soixante-deux ans, n’a cessé d’être au cœur des conflits du monde. Cri d’alarme ou entreprise de conjuration, cette fiction fait froid dans le dos.

Au bout de la table, Souleiman Pasha malaxait un mouchoir en papier dont il s’était servi pour saisir l’anse brûlante d’une théière. Il semblait sous le coup d’un énorme stress. — Mes amis… l’heure est difficile. Même si cet hôpital a été considérablement agrandi, il n’est pas équipé pour recevoir correctement toutes les personnes qui auront besoin de nos soins. Par ailleurs, sommes-nous désormais certains de la nature du mal qui touche les pèlerins ? Chedid ? L’Égyptien se tassa sur son siège. — J’ai d’abord procédé à des ponctions lombaires pour analyser le liquide céphalorachidien, seul moyen de déterminer l’origine de la bactérie. Mais je ne suis arrivé à rien. Les malades étant affectés de graves troubles respiratoires, j’ai ordonné des radiographies des poumons. Et sur chacune d’entre elles, nous avons décelé une anomalie. C’est là qu’il faut chercher. Nous sommes en train de pratiquer des fibroscopies bronchiques et surtout des analyses des crachats. Mais quelque chose doit clocher. Nous avons découvert des traces du Yersinia pestis, le bacille de la peste… Pasha sursauta. — Vous plaisantez j’espère ? — Malheureusement non. Cela dit, sauf votre respect, cet hôpital a beau disposer du matériel le plus sophistiqué, il n’est pas outillé pour procéder à des analyses aussi fines. Il faudrait pouvoir envoyer des échantillons à un laboratoire agréé par l’Organisation mondiale de la santé, je pense au centre de contrôle des maladies d’Atlanta, le plus pointu, ou à l’Institut Pasteur, à Paris, le plus proche…

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Souleiman Pasha garda le silence quelques instants. Quand il reprit la parole, sa voix tremblait légèrement. — Si nous faisons ça, nous alerterons les autorités sanitaires, et nous serons mis au ban de la communauté internationale. Il est préférable d’essayer de nous en sortir seuls, comme nous l’avons fait en son temps avec l’Indonésien… À l’extrémité de la table, le médecin marocain opina du chef. — Vous imaginez le cadeau pour les Occidentaux ? Les musulmans du monde entier contenus dans le périmètre de La Mecque ? On ne va pas leur faire ce plaisir… Chedid se leva d’un bond. — Le mal progresse à une vitesse phénoménale et vous parlez de cacher cette catastrophe au monde entier ! D’abord, pour ce qui est de la discrétion, laissezmoi rire… vous oubliez les téléphones portables et Internet ! Les pèlerins sont en train d’alerter le monde entier à l’heure où nous parlons. Et, croyez-moi, nous serons bien plus montrés du doigt si nous ne prenons pas les devants… Pasha joignit les mains devant sa bouche, regard fixé sur la baie vitrée et, au-delà, les cieux d’azur. Comme s’il en attendait un signe. Puis il se tourna vers Chedid. — Je n’avais pas pensé à ça, je le reconnais. J’alerte l’OMS. Et je demande au ministre de la Santé d’affréter un avion spécial pour Paris. Mais je vous conjure, à ce stade, de ne pas évoquer la peste. Nous serions littéralement considérés comme des pestiférés aux yeux du monde entier. Pour l’heure, ne mentionnez que des cas suspects de méningite. D’ici là, il faudra tenter d’enrayer l’épidémie. Par tous les moyens possibles. Un silence glacial régnait autour de la table, accentué par la climatisation et la vision de ces tulipes qui se balançaient sans même un bruissement. — Quel que soit le diagnostic, méningite ou même – j’ose à peine y penser – peste, il va nous falloir des quantités astronomiques de Rifampicine, ne serait-ce que pour administrer un traitement prophylactique à tous ceux qui ont approché les malades. — Eh bien… où est le problème ? — Je suis allé voir les stocks. Il doit nous en manquer la moitié. Souleiman Pasha blêmit. — Je vous demande pardon ? Il se tourna vers un homme massif coiffé d’un keffieh à damier rouge et blanc. L’intendant. — Sami ? Comment est-ce possible ? L’homme écarta les mains, dans un geste d’impuissance. — Je n’y suis pour rien. Cela fait des semaines que j’attends d’être livré. Je ne pensais pas en avoir besoin si vite. C’est alors qu’un homme surgit en trombe. L’assistant de Pasha. Rouge de sueur.

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— Docteur, docteur… il se passe de drôles de choses dehors… — Quoi encore ? — Les pèlerins… ils… ils accusent les Juifs d’avoir empoisonné notre eau. — Les Juifs ! Il ne manquait plus que ça… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de fous ? Chedid se précipita vers la baie vitrée, aperçut la foule qui courait dans tous les sens, et se tourna vers Pasha. — Que peut-on faire ? Le responsable des affaires sanitaires leva les deux paumes vers le ciel. — Je ne sais pas. Prier, peut-être. Après tout, nous avons ici une ligne directe…

Alexandra Schwartzbrod

Adieu Jérusalem

* C’était l’heure où, sur les pavés, les têtes des crevettes venaient chatouiller les yeux des calamars. Par seaux entiers, les poissonniers déversaient une eau rougeâtre qui glissait dans les rigoles, charriant écailles, entrailles et arêtes, tout ce que les Siciliens préféraient laisser sur les étals du marché et qui, tôt ou tard, finissait sous les pieds des passants. Chaque jour à la même heure, posté sur son balcon, Victor Herbelot se repaissait du spectacle. Ce n’était jamais le même. Selon le temps, la saison, la situation politique, l’offre était plus ou moins généreuse, la foule plus ou moins dense. Quand le chef historique de la mafia sicilienne avait été arrêté dans les environs du village de Corleone, à une centaine de kilomètres à l’intérieur des terres, poissons et crustacés avaient paru plus gros, plus brillants, l’air du marché de Catane chargé d’électricité, comme s’il fallait être à la hauteur de cette nouvelle qui plaçait soudain l’île oubliée au centre du monde. Pour la troisième fois ce matin-là, Victor Herbelot tenta d’activer la manette qui lui permettait de répondre au téléphone. Une simple pression de l’index et il prenait la communication via la puce implantée quelques mois plus tôt dans son conduit auditif. Ce n’était rien, mais l’effort mobilisait jusqu’à ses orteils, crispés au pied du siège comme s’ils voulaient se ficher en terre. Dans un juron, il se laissa retomber dans son fauteuil. Son corps l’avait lâché depuis longtemps mais il refusait de l’admettre. Toute sa vie, il s’était battu contre l’affaiblissement des organismes humains, l’attaque des agents pathogènes hostiles… Il ne pouvait pas être devenu ce corps impotent qui n’obéissait plus qu’avec réticence aux ordres de son cerveau. Sa tête fonctionnait encore, pire même, elle moulinait sans relâche, méprisant chaque jour davantage la carcasse qui refusait de suivre. Il était deux en un ; une abomination pour lui, qui n’avait jamais présenté qu’un seul bloc. Afin de retrouver son calme, il laissa errer son regard sur les auvents de toile

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rouge que les poissonniers tendaient au-dessus de leurs étals pour protéger la poiscaille des rayons du soleil. Même en plein hiver, ceux-ci pouvaient faire des dégâts. À force d’immobilité, sa peau était devenue insensible mais ses autres sens semblaient s’être développés avec l’oisiveté. De son balcon, il sentait – au sens littéral du terme – les arrivages de rougets et de maquereaux, et il se mettait instantanément à saliver, anticipant le goût qu’ils auraient. De la même façon, il reconnaissait l’ordre d’arrivée des poissonniers au simple bruit des roues de leurs camionnettes cahotant sur les pavés. Il savait alors qui, de Stefano ou de Guido, s’installerait le premier. Cette sensibilité au bruit lui donna la certitude que le téléphone allait sonner de nouveau. Pas question, cette fois, de rater l’appel. Il mobilisa ses abdominaux, ou ce qu’il en restait, puis gonfla sa poitrine et, dans un souffle, entreprit de lâcher le peu de force qu’il avait accumulé vers le bras puis la main, et le bout de l’index. Celui-ci frémit, tremblota, et s’abattit d’un coup bref sur la manette au moment où le téléphone se mit à vibrer. Épuisé par l’effort, il souffla plus qu’il n’articula. — Herbelot… — Professeur Herbelot ? Heu… C’est Youssef Chedid. Je vous dérange peut-être… ? Le visage du vieil homme se détendit. Au premier mot, il avait reconnu la voix. — Youssef… quelle joie… Donne-moi deux secondes, je reprends juste mon souffle. — Je peux rappeler un peu plus tard si vous le désirez… — Surtout pas. Cela fait combien… Quatre ans ? Cinq ans ? Un rire d’adolescent éclata dans son oreille, il le savoura comme une bouffée de ces Cohiba qu’il s’offrait autrefois pour les grandes occasions et qu’il n’avait même plus le droit de fumer en rêve. — Vous n’y pensez pas… J’exerce à la clinique el-Azhar depuis bientôt sept ans. La dernière fois que nous nous sommes parlé, je venais juste de commencer. — Je m’en souviens parfaitement. Une épidémie de… de… Une épidémie de quoi déjà ? — Méningite. Et je crains de vous appeler pour la même raison. — Dieu du ciel ! Tu n’es pas parvenu à l’enrayer ? Je croyais que… Un nouvel éclat de rire l’interrompit. — Professeur, la population du Caire aurait disparu si cette épidémie de méningite sévissait encore. Non, cette fois je suis à La Mecque et nous avons un problème… Un gros problème. La voix s’était durcie. — Je t’écoute.

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À l’Institut Pasteur, le professeur Herbelot était autrefois connu pour sa capacité à appréhender et résoudre rapidement les problèmes les plus divers sans laisser paraître la moindre inquiétude. Ni le moindre agacement. Ses étudiants l’appréciaient pour cette qualité. Il était carré, solide, fiable. Depuis qu’il avait pris sa retraite en Sicile, un rêve de toujours, on continuait à l’appeler des quatre coins du monde. Il se plaisait à dire que les bactéries et les poissons avaient en commun de savoir glisser à travers les mailles du filet et lui, précisément, était là pour les attraper. Un scientifique doublé d’un poète. — Professeur… La voix tremblotait. Ce qui ne ressemblait pas à Youssef Chedid, songea Herbelot, un des médecins les plus robustes qu’il lui ait jamais été donné de rencontrer. — Les pèlerins tombent malades les uns après les autres. J’ai été appelé en renfort avec une dizaine de collègues pour tâcher de comprendre ce qui se passait. Les symptômes m’ont d’abord orienté vers une épidémie de méningite… Un silence s’étira entre La Mecque et Catane. — Professeur Herbelot ? Vous êtes toujours là ? — Oui, oui… je t’écoute. C’est tout ? Un raclement de gorge résonna à l’autre bout du fil. — Non, bien sûr, je ne vous aurais pas dérangé pour ça. Je ne suis plus très sûr qu’il s’agisse de la méningite. Les malades toussent considérablement. J’ai analysé les crachats et ce n’est pas très clair… J’ai trouvé des traces de Yersinia pestis. J’ai envoyé quelques échantillons à Pasteur, j’attends les résultats. Le plus grave, c’est que nous manquons de Rifampicine. Si le diagnostic est confirmé, je n’ai même pas de quoi éviter aux proches des personnes touchées, et Dieu sait qu’il y en a, de contracter le mal. En bas, sur la place, les poissonniers passaient leurs étals au jet. Victor Herbelot songea que la trattoria La Paglia n’allait pas tarder à lui monter son plat du jour. Il pariait sur des pâtes aux alici, ces petits anchois qu’il voyait scintiller sur la glace depuis l’aurore. Quand le professeur reprit la parole, sa voix semblait venir de l’au-delà.

Alexandra Schwartzbrod

Adieu Jérusalem

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Karine Tuil Parution : septembre 2010 Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

© Jean-Luc Bertini/Grasset

Six mois, six jours

En Allemagne de nos jours : Juliana Kant, première fortune allemande, femme mariée, réservée, apparemment « vertueuse », a une aventure amoureuse avec un homme qui a tout du prédateur sexuel, Herb Braun. Au bout de quelques mois, de rendez-vous clandestins en retrouvailles cachées dans des chambres d’hôtels, l’homme menace de révéler à la presse leur liaison : tous leurs ébats ont été filmés. Contre toute attente, la milliardaire dénonce le gigolo. On l’emprisonne, la morale est presque sauve, l’argent bien gardé. Une affaire de mœurs ? Une coucherie prosaïque qui tourne au chantage sordide ? Karine Tuil dévoile la face cachée de cette

Éditeur : Grasset

Biographie

Née à Paris en 1972, Karine Tuil est l’auteur de huit romans. Publications   Chez Grasset, parmi les romans les plus récents : La Domination, 2008 ; Douce France, 2007 ; Quand j’étais drôle, 2005 ; Tout sur mon frère, 2003. Tous ces titres sont disponibles en format de poche au Livre de Poche.

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liaison à risques : qui est à l’origine d’une telle fortune allemande ? Pourquoi le grand-père de Juliana, premier mari de Magda Goebbels et nazi notoire, n’a t-il pas été arrêté à la Libération ? Sait-on que le père d’adoption de Magda était un Juif qu’elle a renié puis effacé de sa mémoire ? Pourquoi les Kant n’ont-ils jamais autorisé une enquête sur leurs activités industrielles sous le Reich ? Le père de Braun est-il vraiment un ancien déporté du camp de Stöcken, ou est-ce un leurre ? Son fils a-t-il décidé de le venger en humiliant sexuellement la jolie bête blonde ? Qui est vraiment Herb Braun ? Que veut-il ? Les fils sont-ils responsables des fautes des pères ?

J’ai tout vu, tout entendu, car j’étais là quand Juliana a fait la connaissance de Herb Braun pour la première fois, dans cet hôtel de luxe situé au cœur des Alpes tyroliennes. Un hôtel pour riches stressés qui promettait lumière, détente, repos dans une langue mystique. Des Allemands, pour la plupart, venus pour se purifier. On leur décape le côlon, ça les rend moins méchants. Nous sommes arrivés un lundi, chacun dans sa petite chambre intérieur sable. Un paysage à s’en brûler les yeux : des montagnes chenues et au milieu, cet établissement tout en baies vitrées pour voir et être vu. Juliana m’avait demandé de l’accompagner, je voyageais toujours avec les Kant en dépit de mon âge. Qu’est-ce qui les liait encore à moi ? L’affection réciproque, une certaine connivence intellectuelle ? J’avais été si proche du père, si loyal, lui sacrifiant tout, cherchant à lui plaire. Au fil des ans, je m’étais rendu indispensable. Ce que trahissait mon dévouement, je le savais sans oser l’exprimer : je voulais faire partie du clan. J’y étais parvenu au-delà de mes espérances… Durant les deux premiers jours de vacances, Juliana passa ses matinées et ses après-midi à boire des tisanes dépuratives. Le soir, elle dînait légèrement d’une soupe, et se couchait tôt, à vingt et une heures. Moi, dans ma chambre à siroter un scotch en lisant les mémoires de Günter Grass – ses Pelures d’oignon me faisaient pleurer. Enfin, le troisième jour, elle décida de se reposer au bord de la piscine, pas pour nager, l’air vous cinglait la peau à s’en écorcher les paupières… La vue de l’eau l’apaise – oui, sous lunettes noires. Coup d’œil à gauche, à droite, personne en vue, elle s’allongea sur une chaise longue, un livre à la main. […]

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Juliana était allongée quand Herb Braun apparut, simplement vêtu d’un peignoir de bain blanc, un dossier sous le bras, l’air absent, évanescent. Braun est beau, il faut le dire car tout est là, concentré dans cet adjectif, la gloire et la tragédie, l’attirance et la dépendance sexuelle, tout est annoncé par sa seule présence, cette sensualité que rien n’entrave, ni le port de petites lunettes en écaille ni ces espadrilles taillées dans une toile blanche un peu passée qui lui donnaient une allure sportive, simple, sans apprêt. Il marchait lentement, d’une façon légère, athlétique. Il y avait de la douceur dans son regard de héros biblique mais une douceur corruptrice où l’on devinait l’instinct de possession et la possibilité de la violence. Grand, brun, mince avec des yeux pers, une peau laiteuse, quarante-cinq ans peut-être, un âge abordable. Il s’assit, oh pas très loin d’elle, commanda une bouteille d’eau minérale et ouvrit son dossier. Il en sortit des photos, de grands clichés en couleurs ; de là où je me trouvais, je ne distinguais que du rouge, le sang, ça crevait les yeux. Des images de guerre prises pour ébranler les civils qui pousseront des cris d’orfraie et iront se coucher le ventre plein. La terrasse était presque déserte. Juliana l’observait, Braun sentait son regard, il prenait un air concentré alors qu’il ne pensait qu’à la façon de l’aborder sans la brusquer. Au bout de quelques minutes, il leva les yeux vers elle, absorbé, la scrutant comme s’il s’agissait d’un objet d’étude, un sourire accroché à la commissure des lèvres. Vous avez vu ses dents ? Droites, blanches, courtes et parfaitement alignées – un sourire carnassier. Ils étaient là, face à face, intimes avant d’avoir échangé un mot. L’attirance, le désir, la passion à venir – on voyait tout, dès le début… il n’y avait pas où se cacher… Vous avez déjà connu ça ? Vous n’êtes pas le genre à tout quitter par amour, ça se devine tout de suite… vous avez la trouille… vous êtes lâche, en somme. Comme moi. Embrassons-nous. Juliana détourna les yeux comme ces voyeurs qui contournent un gisant en se retournant de temps à autre pour voir s’il bouge encore… À quoi pensait cette femme dans la force de l’âge au contact de cet homme qui lui souriait – et dans quel but ? Pressentait-elle la dévastation ? Le téléphone portable de Herb Braun se mit à sonner, il se leva et commença à parler assez fort, de bombardements, de l’horreur, c’est ce qu’il disait, des victimes, des immeubles éventrés, je n’écoutais que d’une oreille, ça ne m’intéressait pas, la guerre, les morts, etc. Mais Juliana… Fallait voir… Les balancements de son corps, ses mains qui sautaient comme des félins… au combat, contre qui ? « J’ai les photos ! », il gueulait, pour qu’elle l’entende, à s’en crever les tympans. Puis, soudain, il raccrocha brutalement. « Pardon d’avoir parlé si fort, pardon de vous avoir importunée, je sais qu’il est recommandé d’éteindre son portable ici – il rit –, je reviens de Géorgie et… » Elle demanda : vous êtes journaliste ? « Pas vraiment. » Et vite, comme s’il craignait d’être

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entendu au-delà, il ajouta : « Je m’appelle Herb, Herb Braun, je suis photographe de guerre. » — Et vous avez couvert quels conflits ? — Rwanda, Bosnie, Géorgie entre autres… et vous ? — Des conflits familiaux, uniquement… — Ce sont les pires ! Laissez-moi deviner : vous êtes psychologue, médiatrice familiale, non, vous ne seriez pas à la piscine de cet hôtel au milieu de l’après-midi, vous êtes écrivain, dramaturge, peut-être, une tragédienne ? Elle hochait la tête à chaque réponse – à quoi jouait-elle ? — Psychanalyste ? Conseillère d’éducation ? Avocate spécialisée dans les affaires familiales ? Elle rit. Allez, avoue ! Qu’on en finisse ! Son métier, c’était d’être la fille de Philipp Kant – bien rémunéré, à temps plein, sans risque de chômage avec mise à pied ; son métier, c’était d’assister à des assemblées générales dont elle ne connaissait pas l’ordre du jour, de lire des rapports qu’elle n’avait pas rédigés et d’honorer de sa présence des colloques sur des sujets aussi passionnants que La situation bancaire en Allemagne ou La crise économique européenne : enjeux et perspectives. — Vous ne voulez pas m’aider un peu ? — Disons que je suis dans les affaires. — Et vous êtes ? Vous ne vous êtes pas présentée… — Juliana Wittgenstein. — On vous a déjà dit que vous ressembliez à l’actrice Liv Ullmann ? — Oui ! Tout le temps ! — Vous auriez pu tourner avec Bergman !

Karine Tuil

Six mois, six jours

Ça me terrifiait… Ce n’était pas l’infidélité à venir qui me révulsait mais cet abandon total, cette soudaine absence de maîtrise alors qu’on lui avait appris à se méfier, à garder la distance, elle connaissait les menaces : les escrocs, les affectifs, la mafia, la presse à scandale, à quinze ans, elle avait été kidnappée – vous ne le saviez pas ? Vous êtes mal informée, j’en étais sûr. Une débutante, ça se voit tout de suite. Peu de gens s’en souviennent mais pour moi, tout est resté intact, les détails, chaque chose à sa place comme la chambre d’un mort. Les souvenirs, ça va, ça vient… ceux-là, dans la chair, inscrits sur les pages sombres de l’histoire des Kant. Un matin, une dizaine de types cagoulés ont fait irruption dans la demeure familiale et ont retenu en otages Juliana et sa mère. D’anciens tortionnaires de la police secrète. Des types massifs avec des yeux de tourbeux. Formés pour persécuter, effrayer, taillader. Arrêtés quelques heures plus tard par la police. L’insouciance, c’était fini. Depuis, elle ne sortait pas sans être accompagnée de deux gardes du corps. Sauf dans cet hôtel plus sécurisé qu’un bunker.

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Je la mis en garde : « Juliana, méfiez-vous. » Il lui raconta qu’il était d’origine allemande. Qu’il habitait à Zurich. Qu’il avait longtemps vécu à Berlin, New York, Londres. Elle voyageait peu, ne supportait pas l’avion, quittait rarement sa ville natale. Il lui parla en italien, en russe, en chinois – elle ne parlait que l’allemand, comprenait l’anglais, « mal », précisa-telle. Il la faisait rire, elle qui ne riait jamais, si concentrée, parfaite dans son rôle de fille de, éternellement soumise au contrôle parental, encore à quarante-cinq ans, orpheline, la fille à papa, elle s’esclaffait même, elle détendait la bride alors qu’il eût fallu la maintenir, la serrer davantage. — Que lisez-vous ? Il se pencha vers elle, observa la couverture du livre. — L’Alchimiste ? C’est mon livre préféré ! J’eus une pulsion criminelle. Un homme dont le livre préféré était L’Alchimiste ne pouvait pas être tout à fait sain d’esprit. Et il se mit à en parler, à en citer des extraits avec emphase à la façon du critique littéraire Marcel Reich-Ranicki présentant son nouveau coup de cœur à la télévision, il y a trouvé ceci, cela, et quelle merveille.

fois… On ne voyait que ça, ce corps parfait, musclé, un corps de trapéziste. Sa peau était blanche, lisse, son torse, imberbe. Il y avait quelque chose de féminin en lui, qui excluait la violence. Il se dirigea vers le bassin. Il ne tremblait pas malgré la température très fraîche. Il n’y avait personne dans l’eau. Si j’avais plongé ce jour-là, je serais mort ; lui, rien, il plongea d’un coup, sans hésitation, il nagea avec régularité et constance. Juliana le regardait. Elle faisait semblant de lire mais on sentait le trouble, le désordre intérieur. Lorsqu’il sortit de l’eau, au bout d’une quinzaine de minutes, elle rangea ses affaires. Il prit un grand drap de bain brodé aux initiales de l’hôtel et, en s’essuyant le visage, il s’avança vers elle. Il l’invita à dîner le soir même, à l’hôtel. J’entendais tout de là où j’étais et je jubilais, à l’intérieur, car je connaissais sa réponse – elle devait dîner avec moi, elle avait dit, Karl, ce soir, nous irons en ville. Oh oui ! elle lui avait dit, oui, vers 20 heures, au bar de l’hôtel et à moi, plus tard, je suis fatiguée, Karl, je dînerai dans ma chambre. C’est comme ça que tout a commencé.

Karine Tuil

Six mois, six jours

La rencontre, Braun aurait pu la provoquer ailleurs, dans la salle à manger principale, dans un couloir qui menait aux chambres à coucher ou au cœur de l’immense parc avec vue sur les montagnes crayeuses, mais il avait choisi de l’aborder près de la piscine. Lors d’une première rencontre, chacun cherche à paraître sous son meilleur jour, n’est-ce pas ? Regardez-vous : avec votre cachecœur noué sur la taille, qui cherchez vous à séduire ? Nous formerions un beau couple mais vous n’êtes pas mon genre. Et ces cheveux longs qui tombent sur vos épaules… ça fait négligé… Attachez-les ! Quoique… j’aime bien cette frange noire qui vous barre le front… Vous ressemblez à ces strip-teaseuses qui se trémoussent dans les bars louches pour quelques dollars glissés dans la culotte en polyamide. Quoi encore ? Dans ma bouche, c’est un compliment. Juliana est assez féminine – oh d’une beauté classique : tailleur-jupe, sandales à petits talons, à bout rond, bien sûr, cheveux coupés au carré, lissés, peu de maquillage, des boucles d’oreilles, souvent, des clips qu’elle achète chez Chanel, rien de plus. Ce jour-là, elle portait une robe noire qui cachait ses genoux calleux, des ballerines plates et un chandail gris anthracite piqué de vert, assorti à ses yeux. Braun lui demanda si elle avait l’intention de se baigner. « Non, il fait trop froid et… » « Allons, l’eau est délicieuse… » « Non. » Juliana ne se baignera pas. Elle déteste son corps. Moi non plus je n’aime pas me montrer en maillot, je suis trop maigre, et même chez moi, quand la métisse du premier degré vient me laver, j’ai un peu honte de me déshabiller, non que je sois pudique… c’est par coquetterie… Mais Braun… Quand il s’est levé… au moment où il a retiré son peignoir, on sentait qu’il avait de l’expérience, qu’il l’avait déjà fait cent

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Cessions de droits Voici la liste des titres présentés dans les précédents numéros de Fiction France pour lesquels les droits ont été cédés ou sont en cours de négociation.

Benchetrit Samuel

Le Cœur en dehors Grasset & Fasquelle

u allemand [Aufbau Verlag] u chinois

(caractères simplifiés) [Shanghai 99 Readers] u coréen [Munhakdongne Publishing] u hébreu [Keter Publishing House] u néerlandais [Arena ; Meulenhoff] Berest Anne

La Fille de son père Abecassis Eliette

Sépharade Albin Michel

u castillan [Les Esfera de los Libros]

u hébreu [Kinneret Publishing House] u italien [Marco Tropea]

Adam Olivier

Des vents contraires Éd. de l’Olivier

u albanais [Buzuku, Kosovo] u allemand

[Klett-Cotta] u italien [Bompiani] u polonais [Nasza Ksiegamia] Arditi Metin

La Fille des Louganis Actes Sud

u allemand [Hoffmann & Campe] u grec [Livanis] u russe [Ripol]

Astier Ingrid

Quai des Orfèvres Gallimard

u italien [Bompiani]

Aubry Gwenaëlle

Personne

Mercure de France

u coréen [Open Book]u croate [Disput] u italien [Barbès Editore]

u roumain [Editura Univers]

Bello Antoine

Les Éclaireurs Gallimard

u grec [Polis] u italien [Fazi Editore] u russe [Gelos]

Éd. du Seuil

u allemand [Knaus/Random House]

u castillan, catalan et basque [Alberdania] u turc [Dogan]

Berton Benjamin

Alain Delon est une star au Japon Hachette

u italien [Nottetempo]

u vietnamien [Nha Nam]

Besson Philippe

Un homme accidentel Julliard

u allemand [Deutscher Taschenbuch

Verlag] u coréen [Woongjin]

u polonais [Muza]

Bizot Véronique

Mon couronnement Actes Sud

u allemand [Steidl Verlag]

Blas de Roblès Jean-Marie

Constantine Barbara

Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom Calmann-Lévy

u allemand [Blanvalet] u italien [Fazi Editore] u castillan [Seix Barral]

Dantzig Charles

Je m’appelle François Grasset & Fasquelle

u arabe (droits mondiaux) [Arab Scientific

Publishers]

Davrichewy Kéthévane

La Mer Noire

Sabine Wespieser

u allemand [Fischer] u italien [Rizzoli] u néerlandais [Meulenhoff]

Decoin Didier

Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Grasset & Fasquelle

u allemand [Arche Literatur Verlag]

u castillan [Alianza] u coréen [Golden

Bough Publishing] u italien [Rizzoli]

u russe [Geleos]

Delecroix Vincent

La Chaussure sur le toit Gallimard

u allemand [Ullstein] u coréen [Changbi] u espagnol [Lengua de Trapo]

u grec [Govostis] u italien [Excelsior 1881] u roumain [RAO] u russe [Fluid]

Desarthes Agnès

La Montagne de minuit

Dans la nuit brune

u allemand [Fischer Verlag]

u anglais [Portobello, Royaume-Uni

Zulma

u italien [Frassinelli] u néerlandais

[Ailantus] u tchèque [Host] Chalandon Sorj

Mon traître

Grasset & Fasquelle

u anglais [The Lilliput Press, Irlande]

Éd. de l’Olivier

et Commonwealth] Descott Régis

Caïn et Adèle Éd. JC Lattès u espagnol

u castillan [Alianza] u chinois (caractères

complexes) [Ten Points]

u italien [Mondadori]

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Des Horts Stéphanie

La Panthère Éd. JC Lattès

u grec [Synchroni Orizontes] u italien [Piemme]

Deville Patrick

Garnier Pascal

Lune captive dans un œil mort Zulma

u allemand [BTB Verlag]

Flammarion

Lê Linda

Assez parlé d’amour

Giraud Brigitte

u allemand [Deutscher Taschenbuch

u italien [Piemme]

Gallimard

Guenassia Jean-Michel

Lindon Mathieu

u bulgare [Fakel Express] u catalan [Pages] u grec [Kedros] u hébreu [Kinneret]

u italien [Bompiani] u japonais [Kawade Shobo] u néerlandais [De Geus] u polonais [Sic !] u portugais [Ambav ; Record, Brésil] u roumain [RAO]

Énard Mathias

Zone

Actes Sud

u allemand [Berlin Verlag] u anglais [Open Letter, États-Unis] u castillan [Belacqva/ La Otra Orilla, Espagne] u catalan [Columna, Espagne] u grec [Ellinika Grammata] u italien [Rizzoli] u libanais pour la langue arabe [La Librairie Orientale] u portugais [Dom Quixote]

Faye Éric

L’Homme sans empreinte Stock

u bulgare [Pulsio] u slovaque [Ed. VSSS]

Filhol Elisabeth

La Centrale P.O.L

u allemand [Edition Nautilus] u italien [Fazi Editore]

u suédois [Elisabeth Grate Bokförlag]

Flipo Georges

La commissaire n’aime point les vers Éd. de la Table Ronde

u italien [Ponte Alle Grazie]

Garnier Pascal

La Théorie du panda Zulma

u allemand [BTB Verlag]

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Le Club des incorrigibles optimistes

Mon cœur tout seul ne suffit pas

u allemand [Insel Verlag] u anglais

u néerlandais [Ailantus]

Albin Michel

[Atlantic Book Grove Atlantic] u castillan [RBA Libros] u catalan [Edicions 62] u coréen [Munhakdongne Publishing] u croate [Vukovic & Runjic] u grec [Polis] u italien [Mauri Spagnol/ Salani] u néerlandais [Van Gennep] u norvégien [Forlaget Press] u suédois [Norstedts Forlag] Guyotat Pierre

Coma

Mercure de France

u anglais [Semiotexte, États-Unis]

u italien [Medusa] u russe [Société d’études céliniennes]

Hesse Thierry

Démon

Éd. de l’Olivier

Ollagnier Virginie

L’Incertain

u allemand [Fischer Verlag] u italien [Guanda] u portugais [Platano Editora]

Une exécution ordinaire

[Querido] u suédois [Sekwa]

Éd. JC Lattès

Dugain Marc

P.O.L

Luce Damien

Le Chambrioleur

Éd. Héloïse d’Ormesson

u allemand [Droemer Knaur]

Majdalani Charif

Caravanserail Éd. du Seuil

Liana Levi

Pagano Emmanuelle

Éd. du Seuil

L’Hiver indien

L’Olympe des infortunes Julliard

u espagnol [Ediciones Destino]

u grec [Kastaniotis] u italien [Marsilio

Editori] u portugais [Bizâncio]

Roux Frédéric

Sansal Boualem

Zulma

Pancol Katherine

Gallimard

u polonais [Albatros] u turc [Pupa]

Albin Michel

Garden of Love u espagnol [Paidos] u italien [Piemme]

La Valse lente des tortues

u vietnamien [Les Éditions littéraires

u castillan [La esfera de los libros]

du Vietnam]

Mauvignier Laurent

Des hommes Éd. de Minuit

u allemand [Deutscher Taschenbuch

Fake

u italien [Piemme]

Bambi Bar

Éd. de Minuit

[Acantilado] u italien [Neri Pozza]

u néerlandais [De Arbeiderspers]

Winckler Martin

Le Chœur des femmes P.O.L

u espagnol [Akal]

Grasset & Fasquelle

Malte Marcus

u catalan [La Campana] u grec [Scripta]

Ravey Yves

u chinois [Phoenix Publishing]

u allemand [Wagenbach] u espagnol

Éd. de l’Olivier

Allia

Flammarion

u allemand [Berlin Verlag] u chinois

u allemand [Thiele] u anglais [Viking, États-Unis] u coréen [Yolimwon] u grec [Patakis] u italien [Garzanti] u portugais [Rocco, Brésil] u roumain [Humanitas] u russe [Astrel/Ast] u serbe [Nolit]

u allemand [Knaus/Random]

Viel Tanguy

Un chasseur de lions

Page Martin

Peut-être une histoire d’amour

Viviane Hamy

Paris-Brest

(caractères simplifiés) [Shanghai 99 Readers] u espagnol [Matalamanga, Pérou et Chili] u italien [Barbès] u portugais [Sextante]

u allemand [Verlag Klaus Wagenbach]

Varenne Antonin

u allemand [Ullstein] u anglais [MacLehose Press, Royaume-Uni] italien [Einaudi] u turc [Dogˇan Kitap]

Rolin Olivier

P.O.L

Royaume-Uni] u chinois (caractères simplifiés) [Éd. d’Art et de littérature du Hunan] u chinois (caractères complexes) [Aquarius, Taïwan] u espagnol [Anagrama editorial] u galicien [Glaxia] u italien [Barbes editora] u néerlandais [Prometheus/Bert Bakker]

P.O.L

u italien [Minimum Fax]

Les Mains gamines

u anglais [Dalkey Archive Press,

Fakirs

u polonais [Czarne] u russe [Text]

u coréen [Mujintree]

Éd. de Minuit

Rolin Jean

u anglais [Portobello, Royaume-Uni]

Minghini Giulio

Combien de fois je t’aime

u hongrois [Athenaeum] u polonais [Swiat Ksiazki] u portugais [Circulo de Leitores] u russe [Family Leisure Club] u serbe [Alnari] u tchèque [Euromedia]

Éd. de l’Olivier

Khadra Yasmina

Joncour Serge

u espagnol [Circulo de Lectores]

u allemand [Berlin Verlag]

u coréen [Wisdom House] u russe [Riopl]

u norvégien [Agora]

u allemand [Der Club Bertelsmann]

Un chien mort après lui

Verlag] u chinois [Éd. d’Art et littérature du Hunan] u danois [Arvids]u espagnol [Anagrama] u italien [Feltrinelli] u néerlandais [De Geus]

u italien [Fazi Editore]

Tous les rêves du monde

Ovaldé Véronique

Et mon cœur transparent

u catalan [Edicions 62] u chinois (caractères complexes) [Business Weekly] u chinois (caractères simplifiés) [Thinkingdom] u coréen [Munhakdongne Publishing] u danois [Bazar Forlag] u finnois [Bazar Kustannus Oy] u italien [Baldini Castoldi Dalai Editore] u japonais [Hayakawa Publishing] u norvégien [Bazar Forlag] u polonais [Sonia Draga] u russe [Astrel] u suédois [Bazar Forlag] u tchèque [Jota s.r.o] u turc [Pegasus Yayinlari]

u castillan [Duomo, Espagne]

u allemand [Frankfurter Verlaganstalt]

Belfond

Le Tellier Hervé

Stock

u coréen [Agora] u italien [Il Saggiatore]

Liana Levi

Royaume-Uni] u coréen [Munhakdongne Publishing]

Une année étrangère

La Vérité sur Marie

Révay Theresa

u espagnol [Alianza] u néerlandais

Toussaint Jean-Philippe

Cendrillon

Nahapétian Naïri

u allemand [Amman]

Christian Bourgois

Verlag] u anglais [The Other Press, États-Unis] u espagnol [Grijalbo/ Random House] u grec [Opera] u italien [Mondadori] u japonais [Hayakawa]

u allemand [Diogenes]

Stock

u allemand [Ullstein]

Albin Michel

u anglais [Dedalus Limited,

Diome Fatou

Flammarion

u italien [Fazi Editore]

Grasset & Fasquelle

Qui a tué l’Ayatollah Kanuni ?

u castillan [La Otra Orilla]

Inassouvies, nos vies

Reinhardt Éric

In memoriam

L’Inaperçu

u italien [Galaad]

Monnier Alain

Notre seconde vie

Germain Sylvie

Equatoria Éd. du Seuil

Le Bris Michel

La Beauté du monde

u chinois (caractères complexes)

[Ye-ren, Taïwan] u grec [Papyros]

Le Village de l’Allemand

u allemand [Merlin] u anglais [Europa Editions, États-Unis ; Bloomsbury, Royaume-Uni] u bosniaque [B.T.C Sahinpasic] u catalan [Columna] u danois [Turbine] u espagnol [El Aleph] u grec [Polis] u hébreu [Kinneret] u italien [Einaudi] u néerlandais [De Geus] u polonais [Dialog] u serbe [IPS Media II]

Seksik Laurent

u espagnol [Ediciones Casus Belli]

Les Derniers Jours de Stefan Zweig Flammarion

u allemand [Karl Blessing Verlag] u chinois [Shanghai 99 Reader’s] u coréen [Hyundaemunhak] u turc [Can Yayinlari]

Éd. de Minuit

u grec [Agra] u roumain [Bastion Editura]

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