New Africa French, Issue 59

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M 09134 - 59 - F: 4,00 E - RD

n Maroc : 35 DH

n Algérie : 260 DA n Tunisie : 4,500 DT

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Sommet de l’Union africaine

n Zone CFA : 2 700 F.CFA

Août - Septembre - Octobre 2018 • N°59

Maroc

Les élites désorientées

Une opposition divisée

Cameroun

Makhtar Diop Mariétou Mbaye Radhi Meddeb

Entretiens



Août - Septembre - Octobre 2018 • N°59 FRANCE IC PUBLICATIONS 609 Bât. A 77, RUE BAYEN 75017 PARIS Tél. : + 33 1 44 30 81 00 Fax : + 33 1 44 30 81 11 Courriel : info@icpublications.com www.magazinedelafrique.com GRANDE-BRETAGNE IC PUBLICATIONS 7 COLDBATH SQUARE LONDON EC1R 4LQ Tél. : + 44 20 7841 32 10 Fax : + 44 20 7713 78 98 E.mail : icpubs@icpublications.com www.newafricanmagazine.com DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Afif Ben Yedder

Sommet de l’Union africaine

ÉDITEUR Omar Ben Yedder RÉDACTEUR EN CHEF Hichem Ben Yaïche h.benyaiche@icpublications.com COORDONNATEUR DE LA RÉDACTION Junior Ouattara SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Laurent Soucaille RÉDACTION Christian d’Alayer, J. J. Arthur Malu-Malu, Mélissa Chemam, Djamila Colleu, Olivier Deau, Beaugas-Orain Djoyum, Tokpanan Doré, Bruno Fanucchi, Mathieu Galtier, Christine Holzbauer, Ridha Kefi, Yasmina Lahlou, Marc Lavergne, Regina Jere-Malanda, Samia Lokmane-Khelil, Babacar Justin Ndiaye, Marie-France Réveillard, Rodrigue Arnaud Tagnan, Tiégo Tiemtoré, Antonin Tisseron, Geoffroy Touroumbaye, Guillaume Weill-Raynal, Dov Zerah DIRECTION ARTISTIQUE Daniel Benharrosh V.P. DÉVELOPPEMENT Saliba Manneh s.manneh@icpublications.com DIRECTEURS DE COMMUNICATION Cécile Louédec, Medrine Chitty, Baytir Samba BUREAU MAGHREB Nejib Ben Yedder n.benyedder@icpublications.com Mohamed Ali Aboudi m.aboudi@icpublications.com PRODUCTION Richard Briggs r.briggs@icpublications.com DIFFUSION Jean-Claude Bétard ABONNEMENTS Lauren Devan l.devan@icpublications.com 1 an : 30€ (4 numéros) www.icpublications.com IMPRIMEUR Roularta Media Group Meensesteenweg 300 8800 Roeselare CRÉDITS PHOTOS AFP (sauf mention particulière) Photos couverture : ©African Union Commission NUMÉRO DE COMMISSION PARITAIRE 0123 I 89310 Dépôt légal : août 2018 ISSN : 1960-730X © 2018 IC PUBLICATIONS Ltd

ÉDITO 4

Au-delà des mots, des actes…

EN COUVERTURE 6

Aller au bout des réformes 8 HonestService, pour des services intègres 9 Trois questions à Bégoto Miarom 10 UA-UE : vers de nouveaux rapports de force 12 Macron en soutien du G5 Sahel

GRANDS ENTRETIENS 14

Mariétou Mbaye (Ken Bugul) Il faut un nouveau type de dirigeants ! 18 Makhtar Diop Il n’est pas d’infrastructures sans éducation ! 24 Radhi Meddeb La Tunisie a besoin d’un rêve crédible 30 Jean-Louis Guigou Il faut arrimer l’Europe et l’Afrique

AFRIQUE SUBSAHARIENNE RD CONGO 34 Jean-Pierre Bemba

bouscule les calculs politiques

CONGO

36 Difficile retour à la normale dans le Pool

CAMEROUN

38 L’impossible union de l’opposition

NIGER

40 Une rupture générationnelle

TCHAD 41

Le “Président intégral” à l’épreuve

TOGO

44 Dans les coulisses d’une crise

BÉNIN

46 Une délicate révision constitutionnelle

MAGHREB MAROC

48 Les élites perdent pied face

à la grogne sociale

TUNISIE

52 Vers une meilleure égalité homme-femme

LIBYE

54 Le quitte ou double de Haftar sur Tripoli

ÉCONOMIE 56 L’économie bleue, un nouveau filon 58 Transition Monaco Forum

L’Afrique au cœur des solutions innovantes 60 Forum PLANet A Parce qu’il n’y a pas de planète B… 64 Empruntons la route de la soie digitale !

CULTURE NOTES DE LECTURE

66 L’islam, une religion française 67 Jours tranquilles à Tripoli

OPINIONS 68 Plaidoyer pour l’émancipation des femmes 69 Les pâturages numériques d’Afrique 72 Pourquoi l’Afrique décolle


Édito

Au-delà des mots, des actes… Par Hichem Ben Yaïche Rédacteur en chef

C

hacun sait – chacun sent –, que le destin de l’Afrique se jouera au cours des dix prochaines années. L’Afrique est le seul des cinq continents où tout est à faire. Ses 30 millions de km2 recèlent des richesses inouïes, mais ce « don du ciel » est aussi, trop souvent, une calamité incarnée par des prédateurs qui n’ont d’autre convoitise que celle d’« y être » pour capter cette manne fabuleuse à leur seul profit. Pourtant, aujourd’hui, une prise de conscience vient, enfin, tirer les leçons des expériences du passé et permet d’éviter la répétition des mêmes erreurs. Les lignes sont en train de bouger. Au cœur de cette dynamique, une nouvelle élite est à l’oeuvre ; elle est jeune, mieux formée, très au fait des réalités du monde. À l’image de ce qui se passe ailleurs sur la planète : émerge une jeunesse au temps du monde, à l’heure de la mondialisation 4.0. L’Afrique, plus que tout autre continent, concentre tous les paradoxes. Et c’est justement pour hiérarchiser les priorités et les urgences, que ses dirigeants et ses élites doivent s’appuyer sur le bon diagnostic. Mais mettre les mots sur les maux ne suffit pas. Il faut aller au-delà des constats connus de tous. Tout doit être axé sur le concret et l’opérationnalisation des idées.

Pour hiérarchiser les priorités et les urgences, les dirigeants et les élites doivent s’appuyer sur le bon diagnostic. Mettre les mots sur les maux ne suffit pas, tout doit être axé sur la mise en œuvre de solutions.

Arrêtons-nous un instant sur le cas du Nigeria, pays emblématique de cette Afrique en émergence. « Abrégé » du continent, dont il recèle tous les contrastes, peut-il en être un modèle ? Au sein de ses 200 millions d’habitants se côtoient toutes les situations : des milliardaires et des millionnaires, une classe moyenne émergente, mais aussi une population qui n’est pas encore parvenue à sortir de l’extrême pauvreté. Conscients de la puissance du pays, ses dirigeants ont entrepris de capitaliser les atouts de son poids économique et démographique pour accroître son développement dans les années à venir. Une stratégie qui – si le Nigeria ne se perd pas dans l’ivresse de la puissance –, peut servir d’aiguillon aux autres régions du continent, où tout est en train de bouger sur le plan institutionnel. Et qui peut permettre à l’Afrique de se réapproprier les leviers de son destin. n 4 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018


Ils ont fait l’événement Éthiopie et Érythrée : la réconciliation

Une nouvelle ère s’ouvre en Afrique de l’Est : après vingt ans de conflits, l’Éthiopie et l’Érythrée ont pris l’engagement d’être en paix. Ci-dessus : joie populaire à l’aéroport d’Addis-Abeba après la réouverture des lignes aériennes, tandis que des familles séparées se retrouvent à Asmara (Érythrée). Ci-dessous : le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed (à gauche) et le président de l’Érythrée, Isaias Afwerki (à droite), célèbrent , le 16 juillet, la réouverture de l’ambassade d’Érythrée à Addis-Abeba. Le 9 juillet, les deux pays avaient signé une « déclaration conjointe de paix et d’amitié ».


EN COUVERTURE

Aller au bout des réformes

L’Union africaine a choisi de consacrer l’année 2018 à la lutte contre la corruption, convenant d’une « feuille de route » lors du 31e Sommet en Mauritanie. Parmi les autres questions brûlantes, la réforme de l’Union et son financement, sont loin, encore, de recueillir l’unanimité. Nouakchott, Christine Holzbauer, envoyée spéciale

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C

ertes, les participants ont remarqué de nombreux couacs dans la communication, l’indisponibilité des badges d’accès pour certains journalistes au tout nouveau centre des congrès Al Mourabitoune, distant d’une vingtaine de kilomètres de Nouakchott, une fouille incessante… Pour autant la Mauritanie a réalisé un tour de force dans l’organisation de ce 31e Sommet de l’Union africaine (UA) qui s’est tenu du 25 juin au 2 juillet et

se voulait « historique ». Sur le plan de la logistique tout d’abord : accueillir et loger en plein désert, dans une ville qui ne compte aucun hôtel de classe internationale, une quarantaine de chefs d’État et de gouvernements ainsi qu’une armada de fonctionnaires déplacés spécialement d’Addis-Abeba pour la circonstance, puis les acheminer au milieu des sables dans un palais sorti des dunes en dix mois, et n’ayant jamais servi auparavant, « relèvent de la performance


3 1 e S O M M E T D E L’ U N I O N A F R I C A I N E raouie démocratique a flotté parmi ceux de toutes les délégations officielles de l’Union africaine présentes à Nouakchott. Certes, loin du drapeau marocain, mais en l’absence du roi Mohammed VI, la délégation marocaine – presque aussi nombreuse que la rwandaise – n’a pas eu à claquer la porte une seule fois ! Signe que le courant est passé avec l’Algérie lors de l’examen à huis clos de la proposition du président de la Commission, Moussa Faki Mahamat, visant à instaurer un « mécanisme africain » pour aider les Nations unies à convaincre le Maroc et la Mauritanie de résoudre un conflit vieux de quarante ans. Un « quartet » de dirigeants du continent, comprenant en plus du président de la Commission de l’UA, une troïka de chefs d’État africains, est désormais en charge de ce dossier. Jusqu’au prochain sommet, en janvier 2019, à Addis-Abeba, cette troïka sera composée du président en exercice, Paul Kagame, d’Alpha Condé et d’Abdel Fattah al-Sissi. À partir de janvier, c’est le prochain président en exercice, – sans doute issu d’Afrique australe et donc plus favorable à la cause des Sahraouis –, qui officiera puisqu’Alpha Condé devra céder sa place. Équidistance

sportive de haut niveau, celle qui requiert endurance et détermination. C’est notre coupe d’Afrique des Nations à nous ! », a confié, souriant, un restaurateur mauritanien, Abdoulaye Kane, qui a gagné l’appel d’offres du catering des VIP pour toute la durée du Sommet, après avoir fait valoir que les prestataires nationaux devaient être privilégiés. Sur le plan de la diplomatie, le pays hôte n’a pas non plus à rougir car le drapeau de la République arabe sah-

À Nouakchott, le conflit du Sahara occidental a déjà fait au moins une victime collatérale, l’ex-ministre mauritanien des Affaires étrangères, Isselkou ould Ahmed Izidbih. Son limogeage, le 11 juin, trois semaines avant le Sommet, a donné lieu à un remaniement ministériel qui a surpris tout le monde. Dès lors, son successeur, Ismaël Cheikh Ahmed, un ancien Onusien censé redorer l’image de la Mauritanie sur la scène internationale, a pris grand soin de rester à « équidistance » de la nouvelle offensive diplomatique de l’UA sur le Sahara occidental – voulue par l’Algérie –, mais sans pour autant, conformément aux souhaits du Maroc, gêner Horst Köhler, l’envoyé spécial pour le Sahara occidental des Nations unies, qui restera le négociateur en chef. L’ancien chef d’État allemand est, aujourd’hui, le principal atout des Nations unies dans ce dossier épineux après des années de médiation américaine infructueuse et, par son entregent, l’ONU entend garder la main. Ce que

souhaite aussi le Maroc qui redoute une trop grande mainmise de l’Algérie au sein des instances de l’UA. Quant aux réformes prévues depuis le sommet de Kigali en 2016, elles n’ont pas encore abouti. Plus les sommets se succèdent et plus on a l’impression d’une danse du crabe qui n’en finirait pas : « On ne sait jamais si on avance ou si on recule avec tous ces chefs d’État africains qui n’arrivent pas à innover afin de réduire leurs dépenses, en utilisant les vidéo-conférences, les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Pourtant, il serait tout à fait possible de réduire à une, au lieu de deux actuellement, les conférences annuelles ordinaires de l’Union africaine », analyse Yves Ekoué Amaïzo, directeur du Think Tank Afrocentricity. Quelques progrès Pour lui, le bilan à mi-parcours de l’année 2018 est tout aussi « mitigé » dans les trois domaines clés de l’UA que sont : « la paix et la sécurité sous forme de la prévention et de la résolution des conflits continentaux, l’intégration régionale et continentale et, surtout, l’amélioration de l’indépendance financière par une contribution effective et régulière de chacun au fonctionnement de l’organisation panafricaine. » Bien sûr, il relève quelques progrès dans la résolution des conflits (Sud-Soudan et Centrafrique) et la création d’une zone de libre-échange continentale (ZLEC) pour laquelle 49 pays sur 55 ont signé (dont cinq nouvelles signatures obtenues à Nouakchott). Cela étant, la ZLEC n’« existe pour l’instant que sur le papier » puisqu’il faudra au moins 22 ratifications pour qu’elle devienne effective. Force est de constater que l’« absence d’autonomie financière de l’UA persiste toujours en faveur de l’Union européenne qui reste le principal bailleur de fonds de l’Afrique », regrette Yves Ekoué Amaïzo. La critique n’est pas nouvelle : l’Union africaine serait un club de chefs d’État destiné à préserver le statu quo et permettre une appropriation du pouvoir par certains d’entre eux au détriment du libre choix de leur population. « Engoncés dans leurs volontés de grandeur, les dirigeants africains sont en déphasage et dépassés par le vrombissement d’un monde porté par une irrésistible tectonique des plaques numériques et par la montée en puissance de nouvelles disruptions », Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 7


EN COUVERTURE HonestService, pour des services intègres À Nouakchott, pour prendre part au 31e Sommet de l’Union africaine, Vera Songwe, la secrétaire exécutive de la Commission exécutive pour l’Afrique, a lancé le 30 juin, à la Chambre de commerce et d’industrie de Nouakchott, la campagne HonestService pour des services publics intègres. Visant à mettre en avant les employés de la fonction publique qui offrent un service « juste, intègre et transparent aux citoyens et aux clients », cette campagne a pour but d’offrir une approche alternative aux discours sur la corruption en Afrique et de montrer que les bonnes pratiques payent, contrairement aux mauvaises qui finissent par rattraper leurs auteurs. Selon des estimations récentes, la corruption représenterait entre 1 500 à 2 000 milliards de dollars de pertes par an, soit 2 % du PIB mondial. Bien plus, les experts craignent aujourd’hui l’impact moins visible mais encore plus important de la corruption sur le plan social ainsi que sur les femmes : « La corruption dans la gestion des dépenses publiques affecte aussi la qualité des résultats des services sociaux. Dans les pays les plus pauvres, une personne sur deux paie un pot-de-vin pour accéder à des services de base tels que l’éducation, la santé ou l’eau », a regretté Vera Songwe dans un discours devant l’assemblée générale de l’UA. En Afrique, les dépenses publiques, les droits des femmes, le secteur de l’énergie et la propriété intellectuelle font partie des domaines affectés par les conséquences les plus inquiétantes. « La corruption affecte plus de 60 % des marchés publics en Afrique et gonfle le coût des contrats de 20 % à 30 %. Dans un monde aux ressources limitées, il s’agit d’un coup de renoncement malheureux et évitable pour des investissements dont nous avons grandement besoin. Nous ne pouvons plus nous permettre de telles pertes. » En plus de la corruption au sein des pays, il existe également un besoin croissant de prendre en compte les liens de corruption entre pays et régions. Selon le rapport de la CEA, Mesurer la corruption en Afrique : prendre en compte la dimension internationale, l’Afrique a connu au moins 1 080 cas de corruption transfrontalière entre 1995 et 2014, dont 99,5 % concernaient des entreprises non africaines et dont la plupart étaient des cas d’évasion fiscale. « Alors que nous travaillons à la mise en place d’une zone de libreéchange, nous devons nous assurer que l’Afrique souffre moins de la corruption transfrontalière », a-t-elle ajouté, émettant l’espoir « qu’à l’horizon des Agendas 2030 et certainement 2063, la corruption ne sera plus le cancer de l’Afrique ».

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Le thème central pour le 31e Sommet, « Vaincre la corruption : une voie durable pour la transformation de l’Afrique », a été imposé par le président Kagame qui est aussi très conscient des mauvaises pratiques au sein de l’organisation panafricaine.

dénonce l’expert sénégalais Adama Gaye. Qui reproche à l’UA d’être « un moulin à vent » car on y parle beaucoup mais sans jamais aborder les questions de fond ou celles qui fâchent. « La vérité est que l’UA est née sur de multiples méprises. On est encore loin dans la lutte contre la corruption, la promotion de la démocratie concrète, et, pis encore, de pouvoir faire taire les armes d’ici à 2020. » « C’est comme si ces sommets à l’échelle continentale servaient d’abord à régler les problèmes bilatéraux » renchérit Yves Ekoué Amaïzo. Il en veut pour preuve les efforts déployés à Nouakchott par le président du Rwanda, Paul Kagame, en sa qualité de président en exercice de l’UA, pour obtenir le soutien de ses pairs à la candidature de sa ministre des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, à la tête de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie). « Ceux qui ne partagent pas sa volonté d’avancer vite au sein de l’UA, pourraient le lui rappeler en octobre prochain, lors du vote pour maintenir l’actuelle présidente canadienne

(ex-haïtienne) Michaëlle Jean, malgré les critiques, fondées ou non, sur une gestion ostentatoire de l’organisation », fait observer l’analyste. En 2014, l’Afrique était arrivée très divisée aux élections du secrétaire général de la Francophonie. Réformes de l’Union Le style musclé du président Kagame tranche sur celui de ses prédécesseurs. Non seulement il mène un train d’enfer aux délégations africaines, y compris à ses pairs quand il veut obtenir quelque chose d’eux, mais les discours fleuves et les atermoiements l’agacent considérablement et il les coupe sans état d’âme. La réforme du financement de l’UA, en débat depuis le sommet de Kigali de 2016, qu’il a portée à bout de bras, est devenue l’un des principaux enjeux du sommet de Nouakchott. Dans un rapport remis aux délégations avant l’ouverture du sommet, Moussa Faki Mahamat, sans doute à la demande de Kagame, a dressé un état des lieux sans concession. En 2016, à Kigali,


3 1 e S O M M E T D E L’ U N I O N A F R I C A I N E TROIS QUESTIONS À…

Bégoto Miarom

Président du Conseil consultatif de l’Union africaine sur la corruption

Êtes-vous satisfait des résultats de ce 31e Sommet de l’Union africaine dédié à la lutte contre la corruption ? Oui, très satisfait. Le Sommet a été l’occasion pour la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de réitérer, à Nouakchott, leur volonté de mutualiser les efforts dans la lutte contre la corruption et les flux financiers illicites. Ce rendezvous a été l’occasion de rappeler la nécessaire collaboration et les besoins pour un partage d’informations entre les différents organes de contrôle, à tous les échelons. Nous nous réjouissons également que les engagements pris par les États d’adopter des mesures relatives à la vérification des déclarations de patrimoine ou bien les engagements d’abolir les juridictions de secrets bancaires et les paradis fiscaux sur le continent aient été rappelés ; et surtout, que le besoin impérieux d’investir dans la jeunesse à travers des campagnes d’éducation et de sensibilisation en tant que moyen de catalyser le changement de comportement soit devenu une priorité. Le Conseil a-t-il vocation à accompagner les réformes prônées dans le rapport de Muhammadu Buhari ? De quels moyens disposerez-vous ? Oui, c’est la vocation de notre Conseil d’assurer le suivi de la mise en œuvre de la Convention concernant la lutte contre la corruption et les trafics illicites, mais aussi des différentes décisions émanant de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement. Cette instance a désigné le président Buhari

l’Union africaine avait pris la décision de s’autofinancer afin de préserver son indépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds extérieurs. Mais la mise en œuvre de cette décision piétine toujours en raison de « dysfonctionnements au sein de l’UA », précise-t-il. À commencer par les retards de paiement des contributions par nombre de membres. « La plupart des États paient en retard leur cotisation », note le rapport, qui déplore « un impact négatif sur la mise en œuvre des programmes et l’exécution des budgets de l’Union ». Pour l’instant, les retardataires ont pu éviter les sanctions « tant que les retards de paiement n’atteignent pas un arriéré cumulé de deux ans ». D’où la proposition de réduire ce délai à un an, voire de le supprimer, avant d’appliquer des sanctions contre les mauvais payeurs. « Celles-ci incluraient la suspension de leur participation aux sommets et au bureau de tout organe de l’Union. Les États sanctionnés se verraient aussi privés du soutien de l’UA en vue de l’obtention de postes internationaux et ne pourraient plus non

comme leader de la lutte contre la corruption en Afrique. Nous nous devrons, donc, de mettre en œuvre les différentes réformes qui ont été suggérées et faire en sorte que cet engagement devienne une réalité. Malgré nos moyens limités, nous allons nous appuyer sur les agences nationales anti-corruption dans chaque pays membre de l’UA, mais aussi et surtout sur nos différents partenaires techniques et financiers pour que la lutte contre la corruption ne soit pas uniquement une activité réservée au Conseil. Rassurezvous : en matière de lutte contre la corruption, il existe des ressources inexploitées, aussi bien humaines, financières que matérielles, un peu partout ! Il nous appartient, désormais, de les fédérer et de mener, ensemble, cette mission. Face aux convoitises que suscite l’Afrique, pouvezvous compter sur l’aide internationale pour aider les gouvernements africains à lutter contre la corruption de l’intérieur mais aussi combattre les corrupteurs à l’extérieur ? Bien évidemment, nous collaborons étroitement avec tous nos partenaires techniques et, notamment, Interpol. Et d’ailleurs cela reste l’une des préoccupations majeures de la Conférence qui l’a rappelé à Nouakchott : que toutes les parties prenantes dans la lutte contre la corruption puissent renforcer leur coopération notamment en matière de partage d’informations mais aussi d’expertise !

plus accueillir les organes, institutions ou bureaux de l’Union », précise le rapport. Jusqu’à présent 48 % du budget de l’UA a été financé par seulement cinq États membres. « Ce qui présente des risques évidents pour la stabilité du budget » a toujours argué Donald Kaberuka. L’ex président de la BAD, qui a rejoint Boston Globe Consulting a été chargé par le président Kagame de la partie financière de la réforme de l’UA. Depuis 2016, il planche dans le comité chargé d’émettre des propositions pour mener à bien le financement de l’UA. Présent à Nouakchott, il commente pour NewAfrican la révision du barème des contributions pour que les États « mettent au pot commun » de façon plus équitable. Il confirme que « le taux plancher » proposé en dessous duquel les États ne pourront pas descendre est de 200 000 dollars. Le budget de l’UA provenant à plus de 50 % des bailleurs étrangers et ses programmes étant financés à 97 % par les donateurs, la réforme prévoit égale-

ment le prélèvement dans chaque pays d’une taxe de 0,2 % sur les importations de certains produits dits « éligibles ». À ce jour, 23 États membres (sur 55) ont commencé à instaurer cette taxe et « 13 ont effectivement commencé à collecter des fonds », ajoute-t-il. Compromis « Tout le monde a accepté le principe de cette réforme, sauf un pays d’Afrique du Nord », précise encore Donald Kaberuka sans citer, toutefois, de nom. Pour lui, l’UA a atteint un « point de non-retour » et ce n’est pas l’argument selon lequel la taxe de 0,2 % serait anticonstitutionnelle ou incompatible avec des engagements internationaux, tels qu’une adhésion à l’OMC (Organisation mondiale du commerce), qui va faire dévier le Conseil ou la commission du but recherché. Les États peuvent en effet déterminer « la forme et les moyens à utiliser pour la mise en œuvre » du prélèvement de 0,2 % ; de surcroît, ceux qui sont déjà membres de l’OMC « ont Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 9


EN COUVERTURE

mis en œuvre la décision de prélèvement de 0,2 % sans enfreindre leurs obligations commerciales internationales », rappelle-t-il. Enfin, dernière avancée, un compte Union africaine a été ouvert par la Banque centrale de chaque État membre pour collecter cette taxe dont le montant actuel récolté est évalué à environ 50 millions de dollars. Lutte contre la corruption Enfin, le Sommet a débouché sur un compromis quant à la désignation des huit commissaires de l’UA. En juillet 2017, à Addis-Abeba les chefs d’État s’étaient mis d’accord pour que le viceprésident et les commissaires soient désormais nommés par le président de la Commission. Mais cette option semble encore susciter des réticences de la part d’États attachés à leur pouvoir de décision, notamment ceux d’Afrique australe et d’Afrique du Nord. Un compromis a donc été proposé : le vice-président et les commissaires resteraient élus par les États mais le président de la Commission décidera de l’attribution des portefeuilles et « aura les pouvoirs de les redéployer et de résilier leurs contrats ». Aujourd’hui simple membre élu, après avoir présidé de 2015 à 2017 le Conseil consultatif de lutte contre la corruption (CCUAC), Daniel Batidam, 10 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

UA-UE : vers de nouveaux rapports de force Certains dirigeants africains présents au 31e Sommet de l’UA à Nouakchott ont exprimé le souhait de quitter le groupe ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) pour mieux défendre leurs intérêts et pouvoir, ainsi, redéfinir le cadre de leurs relations commerciales et politiques avec l’Europe. « Ces accords datent de 1975, il y a plus de quarante ans, a déclaré Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l’UA. Nos rapports avec l’Europe ont changé. L’Afrique a changé. Ces relations sont des relations commerciales. Elles doivent tenir compte de notre vision. C’est la raison pour laquelle nous jugeons qu’il faut des négociations de continent à continent », a-t-il expliqué. La question migratoire ne faisait pas partie de l’ordre du jour de ce sommet. Mais elle était dans tous les esprits : « Il y a des problèmes spécifiques à l’Afrique, a martelé le président de la commission de l’UA. La migration ne concerne ni les Caraïbes, ni le Pacifique. Les questions de sécurité, la lutte contre le terrorisme sont des questions spécifiques à l’Afrique et dans nos rapports avec l’Europe. Je suis certain que même certains pays européens pensent que ces rapports doivent changer. Ils ne doivent pas être ceux d’il y a quarante ans. » Juste avant le sommet de Nouakchott, la Commission européenne avait reçu l’autorisation et les

directives du Conseil de l’UE afin de lancer des négociations sur un nouvel accord de partenariat avec les pays ACP. Présent à Nouakchott, le commissaire chargé de la coopération internationale et du développement, Neven Mimica, a déclaré : « Nous sommes prêts à nous lancer dans la création d’un partenariat dynamique et moderne avec nos partenaires d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Ce nouveau partenariat sera un puissant outil pour faire face ensemble aux défis auxquels nous devons apporter des solutions – qu’il s’agisse de lutter contre la pauvreté et les inégalités, des questions de paix et de sécurité, du changement climatique ou de croissance durable au bénéfice de tous. » Son objectif est d’obtenir un nouvel accord juridiquement contraignant, adapté aux réalités d’aujourd’hui et qui reposera sur un ordre du jour à la fois moderne et tourné vers l’avenir. Mais la position africaine est loin d’être unanime avec un bloc de pays : Tunisie, Égypte, Côte d’Ivoire, Cameroun qui ont signé les APE et souhaitent poursuivre leur coopération avec Bruxelles et d’autres qui veulent que la Commission revoie complètement les accords qui les lient. Pour mener à bien ces négociations, l’UA a choisi Carlos Lopes pour la représenter vis-à-vis de l’UE.


3 1 e S O M M E T D E L’ U N I O N A F R I C A I N E dont le mandat devait se terminer en 2019, a décidé de démissionner. Dans une lettre datée du 8 juin, le Ghanéen jette un pavé dans la mare en dénonçant de multiples mauvaises pratiques au sein de l’UA, alors que l’année 2018 a été déclarée année de lutte contre la corruption. « Trop c’est trop », écrit-il, dénonçant « la mauvaise gouvernance et gestion, des

Le style musclé du président Kagame tranche sur celui de ses prédécesseurs. Non seulement il mène un train d’enfer aux délégations africaines, mais les discours fleuves et les atermoiements l’agacent considérablement.

abus de pouvoir à des fins de profits personnels », ainsi que « le manque de probité et de transparence au sein du secrétariat du Conseil consultatif de lutte contre la corruption et au sein de plusieurs départements de la Commission africaine elle-même ». Il souhaite néanmoins « bonne chance » à son successeur Bégoto Miarom, lui demandant d’œuvrer « pour notre chère Afrique ». Le thème central pour le 31e Sommet, « Vaincre la corruption : une voie durable pour la transformation de l’Afrique », a été imposé par le président Kagame parce qu’il est lui-même très conscient des « rouages d’incompétence » dénoncés par Bégoto Miarom et des mauvaises pratiques au sein de l’organisation panafricaine. En désignant son homologue nigérian, Muhammadu Buhari, comme le « champion africain de lutte contre la corruption », Paul Kagame montre qu’il tient à réformer l’UA. Le 11 juillet est désormais consacré comme

Journée africaine de la lutte contre la corruption. Quant au président Buhari, qui a fait campagne et s’est fait élire dans son pays sur ce thème, il a expliqué, en séance plénière, que le continent a réalisé d’importants progrès dans la mise en place de cadres juridiques et politiques destinés à combattre ce fléau « mais que cela ne suffit pas ». L’année 2018 « constitue un bon point de départ pour faire le point sur les progrès accomplis jusqu’à présent, évaluer ce qu’il reste à faire et concevoir de nouvelles stratégies pour faire face aux nouveaux défis de la corruption », a-t-il poursuivi. C’est pourquoi il a proposé une feuille de route à ses pairs pour mesurer leurs propres progrès à travers, notamment, les mécanismes d’évaluation par les pairs du Nepad qui est, officiellement, devenu à l’occasion du Sommet de Nouakchott, l’Agence de développement de l’Union africaine. n

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EN COUVERTURE

Macron en soutien du G5 Sahel

Conférence de presse du président français, Emmanuel Macron, le 2 juillet 2018 à Nouakchott.

Soucieux de passer le relais de la lutte contre le terrorisme aux pays africains, le président français a été rattrapé par le principe de réalité. D’où un changement à la tête du commandement de la Force conjointe du G5 Sahel, rendu public à la veille du 14-Juillet. Par Christine Holzbauer, envoyée spéciale à Nouakchott

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ucune information officielle n’a filtré des entretiens à huis clos que le président français a eus avec ses homologues du G5 Sahel, lors de sa visite officielle à Nouakchott, le 2 juillet, en marge du 31e sommet de l’Union africaine. Venu avec l’intention de parler de recherche de financement, notamment en ce qui concerne l’initiative de l’Union africaine en vue d’assurer un financement « autonome » et « prévisible » des opérations africaines de paix, Emmanuel Macron a été rattrapé par l’attentat suicide du 29 juin et celui du 1er juillet contre le 12 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

quartier général du G5 Sahel à Sévaré, au centre du Mali, ayant fait sept morts civils et blessé grièvement quatre militaires français. Mais le changement qui vient d’être effectué à la tête du commandement de la Force conjointe du G5 Sahel est la conséquence directe de cette rencontre entre Emmanuel Macron et les présidents des cinq pays africains concernés. Didier Dacko, le général malien qui assurait le commandement et son adjoint, Yaya Seré, ont été remerciés. Ils sont remplacés par le Mauritanien Hanena Ould Sidi, secondé par le général de division Oumar Bikimo Jean, jusque-là commandant en second de la Force et qui, lui, est originaire du Tchad. Rétablir la confiance Créé le 16 février 2014 à l’initiative de la Mauritanie, le G5 Sahel est devenu très vite un cadre privilégié pour la coordination des efforts en matière de développement régional inclusif et de lutte contre le terrorisme et le crime organisé ainsi que les trafics illicites particulièrement le trafic de drogue. Le G5 Sahel compte cinq membres (Burkina Faso, Mali, Mauritanie,

Mali et Tchad) qui le financent « symboliquement », mais c’est surtout la France et l’Arabie Saoudite qui en sont les principaux bailleurs de fonds. Les États-Unis ont également promis un financement de 60 millions de dollars en mars 2018, portés à 100 millions $ depuis, afin d’y inclure une partie du financement du collège de défense du G5 Sahel. Toutefois, d’après son directeur, le général de brigade Brahim Vall Cheibani Cheikh Ahmed, les ÉtatsUnis n’ont pas encore déboursé le premier dollar alors que le collège doit accueillir en octobre sa première promotion de 31 officiers brevetés d’étatmajor en dix mois de scolarité qui sera, ensuite, portée à 45 par an. Président d’honneur du G5 Sahel, du fait de l’engagement militaire de la France au Mali par le biais de la force Barkhane, Emmanuel Macron a également aidé, en 2017, à la création de la force conjointe antiterroriste du G5 Sahel avec l’intention que les pays sahéliens prennent, très vite, en main leur propre défense. Tous les entretiens à huis clos que le chef de l’État français a eus avec ses homologues africains ont consisté à trouver une riposte après les


3 1 e S O M M E T D E L’ U N I O N A F R I C A I N E récentes attaques, mais aussi des financements pour opérationnaliser cette force. Selon les déclarations du président tchadien Idriss Déby Itno, un calendrier opérationnel a été décidé, en vue de passer à l’offensive après la saison des pluies. Ces dernières années, la Mauritanie et le Tchad – dont les armées sont plus aguerries –, ont souvent reproché au Mali, au Burkina Faso et au Niger d’avoir des armées moins performantes. Le Mali, notamment, fait figure de « ventre mou », selon un gradé français, alors que les officiers de la sous-région qui passent par l’EMIA, l’école militaire interarmes d’Atar, au nord de la Mauritanie, reçoivent tous la même formation. « Mais quand ils rentrent chez eux, les officiers maliens sont rattrapés par les problèmes propres à leur pays », commente cette source. Symbole Pas facile de combattre ensemble dans ces conditions et, par le passé, la France s’est d’ailleurs employée à mettre du liant entre les différentes armées pour qu’elles acceptent d’évoluer ensemble. Aujourd’hui, le président français veut rétablir la confiance entre les cinq pays du Sahel pour qu’ils parviennent à mutualiser leurs troupes, voire s’ouvrent à d’autres pays « qui, comme le Sénégal, pourraient dans un premier temps avoir le statut d’observateur », a confié à NewAfrican le ministre mauritanien de la Défense, Diallo Mamadou Bathia. En effet, « nous gagnerons cette bataille ensemble et nous le gagnerons par cet engagement militaire, mais nous la gagnerons aussi par un travail diplomatique », a déclaré Emmanuel Macron à son arrivée à Nouakchott. Le G5 Sahel reste avant tout une « initiative souveraine » des pays sahéliens même si le président français « s’est considérablement investi pour le G5 Sahel dans

La montée en puissance de la force du G5 Sahel, appelée à prendre le relais de la force française Barkhane, est désormais palpable. Tandis que de son côté, l’ONU lance son plan de soutien au Sahel pour la période 2018-2030.

son action en faveur du développement de la région et de la lutte contre le terrorisme et l’insécurité », a déclaré le chef de l’État mauritanien. « Emmanuel Macron a très tôt apporté son soutien au G5 Sahel en lançant l’initiative Alliance pour le Sahel », a-t-il rappelé, précisant qu’il le trouvait « pragmatique et réaliste ». La France a, en outre, « déployé à nos côtés, des efforts diplomatiques intenses pour permettre l’adoption par le Conseil de sécurité des Nations unies de résolutions en faveur de la force conjointe du G5 Sahel. Elle s’est aussi engagée dans une importante action de mobilisation de financements pour assurer l’opérationnalisation de cette force ». Mais il n’en démord pas : « Si l’état-major a été attaqué, c’est que subsistent énormément de failles que nous nous devons de corriger si nous voulons stabiliser la région du Sahel », a poursuivi Mohamed Ould Abdel Aziz pendant le sommet de l’UA. Force africaine Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, principale alliance djihadiste du Sahel, liée à Al-Qaïda, a revendiqué l’attentat de Sévaré. Pour la France, l’enjeu d’une force africaine pérenne, financée à 75 % par la communauté internationale et à 25 % par les Africains eux-mêmes, est plus que jamais d’actualité. Selon l’Élysée, il pourrait s’agir d’une force « coup de poing » qui ne resterait qu’un an ou deux sur un théâtre d’opérations et serait plus efficace que les opérations actuelles

de l’ONU. Reste à convaincre Donald Trump de la pertinence de ce nouveau schéma tactique, alors que la Maison Blanche veut privilégier le bilatéral sur le multilatéral et vient d’annoncer des coupes drastiques dans son financement des opérations de maintien de la paix de l’ONU dont elle est l’un des plus gros contributeurs. La montée en puissance de la force du G5 Sahel, appelée à prendre le relais de la force française Barkhane, est désormais palpable. Lors d’une visite à Paris début juin, le président du Niger, Mahamadou Issoufou, dont le pays préside le G5 Sahel, avait appelé à « chercher des sources de financement pour les autres années ». L’ONU lance son plan de soutien au Sahel pour la période 2018-2030. Ce plan vise à mobiliser des ressources publiques et générer des investissements privés dans dix pays (Burkina Faso, Cameroun, Gambie, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal, Tchad) afin de soutenir les initiatives en cours des gouvernements, des organisations internationales et régionales. Toutefois, sans une véritable logistique satellitaire dont le coût pourrait baisser si les technologies russes et chinoises étaient appelées au secours, les populations autochtones ont du souci à se faire au regard de la capacité des groupes djihadistes et dissidents de continuer à semer la zizanie au Mali et, vraisemblablement, au Burkina Faso, au Niger, voire dans tous les pays du G5 Sahel. n

Le président Ali Bongo Ondimba (Gabon), le président Denis Sassou NGuesso (Congo), le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, le président Mahamadou Issoufou (Niger) et, de dos, le président Macky Sall (Sénégal), à Nouakchott le 2 juillet 2018.

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GRAND ENTRETIEN Mariétou Mbaye (Ken Bugul)

Écrivaine

Il faut un nouveau type de dirigeants ! Mariétou Mbaye Biléoma, Ken Bugul de son nom de plume, ne rate jamais l’occasion de se livrer à une critique radicale de la société africaine et de ses dirigeants. L’écrivaine ne mâche pas ses mots. Propos recueillis à Dakar par Seydou Ka

Pourquoi avez-vous choisi de quitter votre pseudonyme en optant pour l’autobiographie romancée dans vos écrits ?

Peut-être était-ce un prétexte. Quand j’écrivais Le Baobab fou, mon premier roman, j’étais dans une situation de précarité, aussi bien matérielle que physique, enfin existentielle, pour ne pas avoir répondu à des attentes aussi bien de ma famille que de la société. J’étais marginalisée, isolée voire rejetée, parce que je ne répondais pas aux attentes de la société, selon laquelle une femme doit être mariée, avoir des enfants, et si elle a vécu en Europe, elle doit avoir des trésors ! Une situation toujours de mise, puisqu’il y a de plus en plus de migrants africains en Europe dans une situation d’extrême précarité, mais qui n’osent pas rentrer, parce qu’ils n’ont rien et ils savent que la société sera très dure avec eux. Pourtant, à l’époque, dans les années 1970, je suis rentrée, parce que je n’en pouvais plus, j’ai traversé des périodes difficiles à cause d’histoires personnelles, d’amour. La société sénégalaise est devenue de plus en plus réductrice, nous n’utilisons plus les moyens traditionnels d’aides aux gens en marge de la société. Comment l’Afrique a-t-elle perdu cette vertu de la thérapie du groupe ?

On la trouve encore à certains endroits en Afrique, dans le golfe de Guinée, notamment au Bénin, au Togo, au Ghana, au Nigeria et dans une partie du Cameroun. Ailleurs, s’il y avait des garde-fous pour ne pas marginaliser des individus et des moyens pour récupérer ceux qui sont en marge, on ne les utilise plus. Tout a changé avec l’arrivée des religions révélées et la colonisation qui ont entraîné une re-hiérarchisation et une re-catégorisation de la société ; elles ont amené avec elles des notions d’aumône et de charité, alors qu’avant, dans la société traditionnelle africaine fondée sur le partage, on ne pouvait pas distinguer le riche du pauvre. Finalement dans cette société de plus en plus corrompue, pervertie, seul celui qui a les moyens 14 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

est considéré. Ce qui a été fatal pour les sociétés africaines. Avec le côté pervers de la colonisation et de ces religions révélées, des civilisations ont complètement disparu, comme en Amérique latine. Nous, nous sommes encore là, mais nous vivons dans une société où seul l’argent importe. Tout cela a contribué à créer un Africain névrosé et dépourvu de valeurs. Comment l’art vous a permis de vous reconstruire ?

Faute de pouvoir communiquer avec qui que ce soit, parce que j’étais marginalisée, il ne me restait que l’écriture comme démarche thérapeutique. Pour sortir de ces moments de doute, il fallait trouver un moyen. J’ai eu l’idée d’acheter un cahier et un stylo pour évacuer tout ce vécu intérieur afin de pouvoir me fabriquer un nouveau personnage. Par conséquent, je n’ai pas écrit Le baobab fou, j’évacuais ! C’était une autothérapie à travers l’écriture. Jusqu’où doit-on aller dans l’autocritique pour que le continent entre dans la modernité ?

Une société qui refuse la critique ne va pas s’autocritiquer. C’est utopique, mais il faut que nous passions par une thérapie massive de la société. Malheureusement, je pense que pour nos sociétés, inéluctablement, la thérapie passera par une violence physique, mentale et institutionnelle, parce qu’il faut tout réorganiser. Nous

Le problème de l’immigration n’est pas forcément dû à la démographie africaine. Il faut voir les chiffres. Malgré les fantasmes, le pourcentage d’Africains dans le flot des migrants arrivant en Europe ou ailleurs, chaque année, ne dépasse pas les 2 %.


Photo © Yvonne Bohler

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GRAND ENTRETIEN assistons déjà à cette violence de façon symbolique et verbale. On cite souvent l’exemple du Rwanda, mais c’est horrible à dire, ce nouveau visage du Rwanda n’est que le résultat du génocide. Il faut donc en passer par cette horrible étape ?

À moins qu’une certaine illumination éclaire nos esprits meurtris par l’indifférence et la corruption, je me demande s’il est possible qu’une nouvelle génération, peut-être pas la prochaine, mais la suivante, puisse changer les choses. De toute façon pour que ces nouvelles générations, sur lesquelles je compte, puissent changer les choses, il faut se faire violence et de la violence pour remettre les gens au pas. L’Afrique a plusieurs chantiers. Comment hiérarchiser et arbitrer entre les priorités ?

La priorité des priorités, c’est l’éducation. Elle est à la base de tout. C’est à partir de l’éducation qu’on peut assimiler tout le reste. Et l’éducation, ce n’est pas seulement l’école, c’est aussi la famille, les valeurs. Malheureusement, l’école n’a jamais été une priorité dans nos pays après les Indépendances. Tout de même, beaucoup d’investissements sont consentis dans ce secteur…

Quel que soit le montant des investissements, seul le tiers arrive à l’objectif ! L’essentiel est noyé dans la chaîne et les processus administratifs ou la corruption. Nous avons un problème d’efficacité. Il est vrai que tout est prioritaire, mais dans ces priorités, il faut un peu de logique. Je me demande si nos responsables ont du bon sens, celui de la logique, de la rationalité, parce que certaines choses sont d’une telle évidence ! Nous n’utilisons nos capacités intellectuelles que pour la mégalomanie, le pouvoir, nous sommes toujours dans un rapport de domination. Quelles sont les raisons de ces pesanteurs qui donnent toujours l’impression d’être en décalage ?

que pour organiser des élections, je me dis qu’il faut privatiser nos gouvernements, c’est-à-dire payer des gens pour nous faire le boulot, puisque ceux que nous avons élus n’y arrivent pas. Dans son effet pervers, la colonisation a fait germer le culte du pouvoir dans la tête de nos dirigeants et que tous les moyens sont bons pour le conquérir et le garder. Du machiavélisme, mais sans la finesse du Prince de Machiavel ! Nos élites qui veulent accéder au pouvoir traînent beaucoup de complexes. Ce que Frantz Fanon a bien analysé. Dans la plupart des cas, nos dirigeants ne respectent pas les règles de la démocratie en matière de prise et d’exercice du pouvoir. Nous ne respectons même pas les procédures de l’État de droit que nous avons institutionnalisées. À partir de là, c’est la boîte de Pandore, nos dirigeants peuvent faire ce qu’ils veulent. Le pire, complexe du colonisé oblige, ceux qui détournent les deniers publics se croient obligés d’exhiber leurs richesses.

Ouvrages publiés  Le Baobab fou (Dakar, Les nouvelles éditions africaines, 1982) Cendres et braises (Paris, L’Harmattan, 1994) Riwan ou le chemin de sable (Paris, Présence africaine, 1999) La Folie et la Mort (Paris, Présence africaine, 2000) De l’autre côté du regard (Paris, Le serpent à plumes, 2003) Rue Félix-Faure (Paris, éditions Hoëbeke, 2005) La Pièce d’or (Paris, UBU éditions, 2006) Mes Hommes à moi (Paris, Présence africaine, 2008)

Aujourd’hui, on note une conscience d’être Africains, mais une incapacité à travailler ensemble. L’africanisme est-il une illusion ?

Créer l’OUA (Organisation de l’union africaine) trois ans après les Indépendances, alors que l’Afrique sortait de siècles de domination et de traumatisme, n’était pas forcément une bonne idée. C’était trop tôt. Il fallait d’abord construire quelque chose de solide pour ensuite envisager quelque chose de plus grand, étape par étape. Je pense, comme Léopold Sedar Senghor a essayé de le faire, qu’il fallait d’abord construire des États-nations. Le temps n’a pas non plus véritablement permis d’avancer dans le processus d’intégration…

Cacophonie L’Afrique a subi des invasions. Nous sommes (Paris, Présence africaine, 2014) devenus schizophrènes et nous n’arrivons pas à Comment voulez-vous qu’on exorciser tous ces comportements démoniaques construise une unité africaine sur dont nous sommes en partie responsables par du désordre ? De l’OUA à l’Union notre faiblesse et notre manque de vision. L’extérieur y a africaine, nous n’avons pas réussi à nous entendre à cause aussi joué un rôle majeur. Les programmes d’ajustement de problèmes d’intérêts. En 2018, nous avons encore des structurels ont brisé l’élan de développement de beaucoup problèmes de frontières. de pays africains qui étaient en train de bouger. Pour changer les choses, on doit investir dans l’éducation, je l’ai Comment sortir de cette ethnicisation, de dit. Et tout un environnement social, politique et religieux ces conflits, qui enferment l’Afrique dans des qu’il faut revoir. divisions internes ? D’abord, il faut mettre de côté ce « machin » de l’UA. Vous dites que le problème n’est plus l’Europe Ensuite, renforcer les institutions sous-régionales avant mais que ce sont les Africains. Comment sortir de de penser au niveau supra. À quoi sert cette institution, cette impuissance de nos dirigeants ? l’Union africaine, qui n’est même pas financée par les Il nous faut de nouveaux dirigeants. Quand je vois Africains, où est notre autonomie par rapport à cette l’incompétence de ceux qui nous gouvernent, ne serait-ce institution ? Les débats n’aboutissent à rien. L’autre chose, 16 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018


Union du Maghreb Arabe il faut oser le dire, la religion, en tout cas la manière dont elle fonctionne au Sénégal, est un frein au changement. La classe politique, les médias et le lobby religieux qui influencent les décisions de l’État sont les principales causes de notre déchéance. Résultat, nous avons une société perturbée, une jeunesse suicidaire. Si on n’y prend garde, nous allons inéluctablement vers la violence. « L’Afrique va déstabiliser le monde », dites-vous à propos de l’immigration. La démographie est-elle un problème pour le reste du monde ?

La démographie est une chose, l’émigration une autre. Ce sont généralement les pays où il y a eu, par exemple un cataclysme, qu’on fait le plus d’enfants. Un peuple stable, où demeurent un peu de démocratie et un minimum de bien-être, fait moins d’enfants. Cela veut dire que si nous n’atteignons pas ce minimum de décence existentielle pour chaque Africain, nous allons directement dans le mur. Aujourd’hui, même si la démographie africaine stagnait, nos dirigeants sont incapables de donner ce minimum de décence à la jeunesse. Déjà, dans les années 1970 où nous n’étions pas aussi nombreux et avec plus de moyens qu’avons-nous faits de nos trésors publics ? Des détournements massifs dont les conséquences sont encore palpables !

Profil Son nom de plume Ken Bugul, emprunté à l’héroïne du Baobab fou, son premier roman, signifie en wolof « celle dont personne ne veut ». Ce qui est sûr, c’est que beaucoup de dirigeants africains ne vont pas aimer son franc-parler. La révolution bouillonne chez cette femme. Sa voix détonne et tranche avec le discours optimiste des « experts » sur l’Afrique. Née en 1947 à Malem Hodar dans la région de Kaffrine (centre du Sénégal), Mariétou Mbaye, de son vrai nom, vit à Dakar avec sa fille unique. Après son bac et une année passée à l’université de Dakar, elle obtient, en 1971, une bourse d’études pour se rendre en Belgique. La suite est un parcours d’obstacles qui va forger sa vie de femme et d’écrivain. Une période de trouble intérieur qu’elle retrace dans Le Baobab fou. Rejetée par la société, et ayant frôlé la folie, elle trouvera dans l’écriture les ressources pour remonter la pente de la déchéance et se reconstruire. Entre 1986 et 1993, Mariétou Mbaye a travaillé comme fonctionnaire internationale, notamment sur les questions de population et de développement. Elle se consacre désormais à l’écriture. Elle est l’auteure d’une dizaine de romans. Son ouvrage Riwan et le chemin de sable a été couronné du prestigieux Grand Prix littéraire de l’Afrique noire en 1994.

Cela ne change rien à la réalité actuelle avec des centaines de milliers de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. Que faire ?

On n’a qu’à taper sur nos dirigeants incapables ! Le problème de l’immigration n’est pas forcément dû à la démographie africaine. Il faut voir les chiffres. Malgré les fantasmes, le pourcentage d’Africains dans le flot des migrants arrivant en Europe ou ailleurs, chaque année, ne dépasse pas les 2 %. Ce pourcentage est même en diminution ces dernières années. Ceci étant dit, nous sommes responsables de ce qui nous arrive. Un pays comme le Congo, dont la population ne dépasse pas deux millions d’habitants, est en cessation de paiements. Pourtant, avec une bonne gestion des revenus du pétrole, chaque Congolais pourrait dormir chez lui et recevoir 300 000 F.CFA à la fin du mois. Ces milliers de jeunes qui arrivent sur le marché du travail, sans perspectives, ils ne sont que le résultat de plusieurs décennies de mauvaise gouvernance et de manque de planification. C’est comme une boule de neige, plus ça roule, plus ça amasse et grossit. Avec ses millions d’hectares de terres arables, quel est le taux de démographie que

La jeunesse n’est plus en accord avec un discours qui est projeté sur elle, qui ne correspond pas à la manière dont elle se vit dans le monde. Cela indique que l’Afrique est à un tournant dans le renouvellement des discours et de la représentation de soi.

l’Afrique ne peut pas absorber ? Mais on préfère brader nos terres aux Chinois, aux Turcs, ou aux Saoudiens. On ne peut pas dire que les problèmes de l’Afrique viennent de sa démographie, c’est la faute de nos dirigeants, incapables de planifier quoi que ce soit. Le discours actuel n’est pas conforme à la réalité, c’est à nos dirigeants que l’Europe doit s’en prendre, mais elle les ménage pour des questions d’intérêts. Je dis que l’Afrique va déstabiliser le monde, parce qu’on ne va pas arrêter ce mouvement migratoire. Sans perspectives, cette jeunesse africaine va défoncer les portes de l’Europe. Tant que les règles du jeu ne changent pas, nous casserons les murs. Il faut que les dirigeants européens, qui sont complices de la mauvaise gouvernance de nos dirigeants, le comprennent et se préparent. n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 17


GRAND ENTRETIEN Makhtar Diop

Vice-président de la Banque mondiale

Il n’est pas d’infrastructures sans éducation ! Après six ans passés à la tête du département Afrique à la Banque mondiale, en tant que vice-président, Makhtar Diop change d’affectation pour prendre celui des Infrastructures (transport, énergie, économie digitale, industries extractives). Avec de solides convictions. Entretien avec Hichem Ben Yaïche

Dans quel état d’esprit allez-vous quitter la direction Afrique de la Banque mondiale ?

Dans un état d’esprit positif, encouragé par les progrès qui ont été réalisés en Afrique ces dernières années. J’ai passé six ans à la tête du Département Afrique. Et durant la dernière décennie, nous avons connu des taux de croissance moyens de 5 %, ce qui constitue des taux robustes pour les économies africaines. Nous avons connu aussi une situation de confiance : les économies sont devenues plus résilientes. Nous avons rencontré des chocs exogènes importants, en dépit desquels la croissance s’est relativement maintenue. Nous avons vu également que des pays non-exportateurs de pétrole et dont la croissance ne reposait donc pas sur les matières premières ont réussi à résister. Cela veut dire que le tissu économique est devenu plus robuste. C’est un réel motif de satisfaction. Avez-vous des regrets sur certaines choses ?

Bien sûr, on trouvera toujours des choses à critiquer, que ce soit sur le plan de ma contribution personnelle, ou sur celui de l’évolution économique de l’Afrique. Je vous laisse le soin de juger si ma contribution a été à la hauteur de ce que je pouvais faire à ce poste de responsabilités. Je crois que nous avons réussi à accomplir un certain nombre de choses avec les pays africains. En premier lieu, nous avons réussi à rendre le secteur privé plus présent. À mon arrivée, il y a six ans, lorsque nous parlions de production énergétique, nous en étions encore à discuter sur le point de savoir s’il s’agissait de secteurs stratégiques ou pas et s’il fallait ou non nouer des partenariats avec le secteur privé. Aujourd’hui, tout le monde ou presque achète de l’électricité produite par le secteur privé ! L’évolution des mentalités a été très rapide. Deuxièmement, nous avons observé un changement dans le dialogue des pays africains avec le reste du monde, sur diverses questions. Auparavant, nombreux étaient ceux qui considéraient 18 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

l’hydroélectricité comme une chose trop compliquée que les Africains auraient été incapables de faire d’une manière durable. Je crois que les pays africains ont démontré le contraire. Ils sont également devenus des acteurs majeurs dans le débat sur le changement climatique. La matrice énergétique africaine est devenue plus verte, notamment grâce à l’hydroélectricité et au solaire. Lorsque je suis arrivé il y a six ans, les pays africains achetaient le kilowattheure 22 cents à cause de la perception technologique et du risque sur le marché. Le tarif, au Sénégal, est aujourd’hui de 4 ou 5 cents le KW. Cela peut vous donner une idée des progrès réalisés. Le secteur privé a réellement embrassé l’Afrique. Vous êtes, depuis juillet, en fonction en tant que vice-président pour les infrastructures. Comment allez-vous « retrouver l’Afrique » à travers ce département qui semble être un peu une sorte de fourre-tout ? Son champ couvre les transports, l’économie digitale, l’industrie extractive…

Ils sont différents, mais ce sont tous des éléments essentiels du secteur productif ! Ce sont ces infrastructures qui permettent d’augmenter la compétitivité de ce secteur : l’énergie, les routes, la logistique, l’intégration sur le marché international, à travers les techniques d’information et de communication. Nous devons nous projeter dans le monde productif d’aujourd’hui qui

Les défis auxquels nous sommes confrontés nous obligent, pour l’avenir, à fédérer nos efforts pour réussir à créer partout des centres d’excellence. Un pays qui aura réussi à former des ingénieurs de qualité devra accepter de partager ses connaissances avec d’autres.


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GRAND ENTRETIEN s’appuie sur ces techniques. Ce n’est pas par hasard que mon ami Akinwumi Adesina a cité l’infrastructure comme faisant partie des cinq priorités de la BAD, qu’il préside. Regardez également les interventions de tous les chefs d’État africains qui désignent les infrastructures comme la toute première des priorités. Mais tout le monde parle d’infrastructures… Concrètement, comment faire ?

La rationalité est nécessaire dans la mesure où nous ne pouvons pas prendre en considération un élément sans tenir compte de l’autre. C’est la condition sine qua non pour permettre à une production sophistiquée de se développer : la production de matières premières ne peut ignorer la question des infrastructures routières pour les transporter. Si nous voulons avoir une croissance qui soit basée sur l’exportation et qui soit compétitive, nous devons disposer d’une logistique, de coûts d’électricité et de production beaucoup plus bas. Sans cela, nous ne pourrons pas être compétitifs à l’exportation par rapport à l’Asie ou d’autres pays. Mais lorsque nous parlons d’infrastructures, cela ne signifie pas seulement construire des routes ou des installations électriques. Des politiques doivent être aussi mises en œuvre pour exploiter ces ressources au maximum. Par exemple, une politique de transports doit passer par une libéralisation des entreprises de camionneurs, afin de rendre ce secteur compétitif. Cette politique passe par un abaissement des barrières non-tarifaires et de toutes ces formalités administratives qui pénalisent sans cesse la circulation des véhicules de transport. La question des infrastructures doit donc être envisagée au sens large : elle doit prendre en compte les questions de gouvernance et de corruption, celles des barrières administratives qui alourdissent les coûts, et enfin, celle de l’éducation, de telle sorte que les gens puissent utiliser au mieux leurs investissements dans ces infrastructures. Cette question revêt aussi une dimension sociale : sans routes les enfants ne peuvent pas aller à l’école. Sans électricité, ils ne peuvent pas étudier tard le soir et leurs écoles ne peuvent pas accéder aux technologies qui permettent d’élever le niveau des ressources humaines. Concrètement, quelle sera votre action ?

Elle s’articulera de manière spécifique selon les différentes parties du monde. Dans le cas de l’Afrique, nous avons déjà enregistré de gros progrès en matière de production d’électricité. Le problème majeur porte sur les sociétés de distribution qui, à cause de leur mauvaise situation financière, n’ont pas permis de développer et d’étendre le réseau, de telle sorte qu’une grande partie de la population n’a pas encore accès à l’électricité. À quoi s’ajoutent des pertes économiques importantes en raison d’une absence d’investissements dans la maintenance. Nombre de ces entreprises de distribution continuent à s’appuyer sur des ressources publiques, pour pouvoir fonctionner et maintenir des tarifs acceptables pour les populations. Nous devrons, à l’avenir augmenter l’efficacité de ces entreprises de 20 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

distribution pour leur permettre d’investir et d’étendre leur réseau à un coût acceptable pour la majorité des populations africaines. À terme, nous devrions parvenir à une situation où ces sociétés pourront se financer sur le marché. Si leur situation financière était bonne, elles n’auraient pas besoin d’attendre de l’État le financement de leurs investissements. Pour toutes ces raisons, nous devons travailler pour amener ces sociétés à un niveau de compétitivité équivalent à celui des sociétés des pays développés. Quelle est la place de l’Afrique dans cette stratégie ?

L’Afrique sera au centre de notre travail. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas, à la Banque mondiale, parler d’infrastructures sans parler d’Afrique. Quantitativement, la plus grande partie du portefeuille de la Banque mondiale sur les transports, l’énergie ainsi que sur le numérique – où nous connaissons un énorme déficit d’accès à l’internet – porte sur l’Afrique, qui constitue le cœur de nos interventions. Dès lors que je travaille sur les infrastructures à la Banque mondiale, l’Afrique se trouve nécessairement au centre de tout. Comment la transformation structurelle de l’Afrique et, surtout, la diversification de l’économie, vont-elles entrer en résonance avec vos responsabilités ?

Le département que je dirige va permettre non seulement d’accroître la compétitivité de nos économies, aujourd’hui, mais aussi de les préparer pour demain. Nous entrons dans l’ère de l’intelligence artificielle et des imprimantes 3D, et les économies africaines doivent s’y préparer. Mais comment ? L’Afrique, aujourd’hui, semble totalement déphasée…

C’est pourquoi j’insiste sur l’importance de l’éducation. Nous devons, bien sûr, investir dans les infrastructures physiques, mais aussi travailler avec les écoles de formation d’ingénieurs. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai déjà entrepris un voyage à Paris, avant même mon entrée en fonction, le 1er juillet, pour entamer des discussions avec des écoles françaises d’ingénieurs – dont Paris Tech et les Ponts et Chaussées – sur la formation d’ingénieurs en Afrique. J’ai eu des discussions, aussi, avec des centres de formation en télécoms, pour parvenir à former encore plus d’ingénieurs africains dans ce secteur.

Il y a six ans, lorsque nous parlions de production énergétique, nous discutions encore sur le point de savoir s’il fallait ou non nouer des partenariats avec le secteur privé. Aujourd’hui, tout le monde ou presque achète de l’électricité produite par le secteur privé !


Union du Maghreb Arabe créer un écosystème qui permettra de développer un pôle scientifique en Afrique. Les défis auxquels nous sommes confrontés nous obligent, pour l’avenir, à fédérer nos efforts pour réussir à créer partout des centres d’excellence. Un pays qui aura réussi à former des ingénieurs de qualité devra accepter de partager ses connaissances avec d’autres. C’est ce que la Banque mondiale essaye de faire à travers son programme African Center for Excellence : le pôle des ingénieurs de Yamoussoukro se développe, de même que plusieurs universités au Nigeria. Le Sénégal est également en train de développer un pôle autour des sciences et des techniques de l’information et de la communication. Le développement des infrastructures ne porte pas que sur la construction des routes ou des ports, mais aussi sur les ressources humaines. La bataille de la matière grise ne vous inquiète pas ? Partout dans le monde, on s’arrache les compétences… l’Afrique ne risque-t-elle pas d’être dépassée ?

Nous devons former un nombre suffisant d’ingénieurs. Tant que nous ne disposerons pas d’une masse critique, les quelques ingénieurs que nous formons seront attirés par l’extérieur. Aujourd’hui, seuls 22 % des étudiants qui sortent des universités africaines parviennent à s’intégrer dans les systèmes existants en matière de sciences, d’ingénierie et de mathématiques. Ce n’est pas acceptable ! Nous ne parviendrons pas ainsi à la transformation structurelle de nos économies, qu’elles soient industrielles ou non. Et si cette transformation doit s’appuyer sur l’intelligence artificielle, c’est précisément une des raisons d’accroître notre investissement dans la matière grise. Dans nos échanges avec les dirigeants africains, nous devons mettre l’accent sur le fait que les infrastructures en tant que telles ne suffisent pas si nous n’investissons pas parallèlement dans la matière grise, notamment dans les métiers des sciences et de la technologie. L’Afrique est-elle vraiment préparée à tous ces changements ? Les défis sont majeurs, en matière d’intelligence artificielle, de savoirs, de compétences. Tout cela nécessite des moyens gigantesques que l’Afrique n’a pas aujourd’hui…

Au-delà des moyens, tout cela nécessite surtout une clarté dans les options : 80 % des étudiants qui sortent de l’université sont passés par des filières non scientifiques et non technologiques. Nous devons nous interroger sur les filières qui doivent être favorisées et encouragées. Par exemple, le choix du Rwanda a été très clair. Une grande université américaine a été invitée à s’installer sur le campus de Kigali, où elle délivre actuellement des Masters en informatique, en partenariat avec des grandes entreprises internationales qui ont également accepté l’invitation des autorités rwandaises. C’est ainsi qu’a été créée à Kigali une unité d’African Institute of Mathematics and Sciences qui est déjà présent au Sénégal et au Bénin. Le Rwanda est en train de

La création d’une Zone de libre-échange (ZLEC) constitue une révolution pour l’Afrique. Comment comptez-vous être associé à cette entreprise ?

J’ai eu l’honneur de m’entretenir récemment à Kigali avec le président Kagame. Au cours du même voyage, j’ai également rencontré, à Addis-Abeba, Moussa Faki, qui préside actuellement la Commission de l’UA. Nos entretiens ont porté sur la manière dont nous devons agir pour que la Zone de libre-échange devienne une réalité. Nous allons d’ores et déjà travailler sur certains axes qui relèvent de mes attributions. D’abord, en matière de transports, sur la création en Afrique d’un espace aérien commun. Nous ne pouvons nous contenter de simples déclarations d’intention telles que celle de Yamoussoukro. Nous devons passer du discours à l’action. Par exemple, en investissant dans la sécurité aérienne. Nous travaillons aussi sur ce que nous appelons les Power Pool. En Afrique de l’Ouest nous disposons d’un West African Power Pool qui permet d’interconnecter tous les pays de la région pour y exporter une électricité produite à un moindre coût dans l’un d’entre eux. Depuis dix ans, la Banque mondiale a beaucoup investi dans la construction physique de ces lignes de transmission. Mais là où la question politique demeure importante, c’est que certains de ces pays, quand nous les interrogeons, ne sont pas toujours prêts à prendre le pari d’une électricité importée. Ils craignent qu’elle ne corresponde pas toujours à leurs besoins. Les exportateurs craignent aussi les défauts de paiement. Face à ces freins, nous essayons d’apporter des solutions. La création d’un fonds de garantie destiné à sécuriser ces échanges est envisagée. Par rapport au potentiel hydroélectrique de la Guinée, du solaire qui est en pleine expansion, ce fonds pourrait nous aider à régler les questions de coûts de production. Nous devons surtout nous attaquer au sujet difficile des sociétés de distribution. Là encore, ne nous voilons pas les yeux, des décisions politiques doivent être prises. Il faudra accepter que ces sociétés soient gérées comme des sociétés privées, avec la même rigueur, même si les États ne les privatisent pas, afin que le consommateur puisse bénéficier des tarifs les plus bas. Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 21


GRAND ENTRETIEN La création effective de la zone de libre-échange suppose une action concertée des capitaines d’industrie du secteur privé – les AfroChampions – qui sont encore en nombre limité…

nos pays. Nous allons travailler avec la BAD, avec la BEI, avec l’AFD, avec Proparco, car les besoins en garanties sont importants.

Vous mettez le doigt sur une question essentielle. Des progrès ont déjà été accomplis sur le rôle du secteur privé en Afrique, mais ils sont encore insuffisants et doivent être poursuivis. Le président nigérien Issoufou, qui a dirigé dans une certaine mesure, le dossier de la zone de libre-échange a fait un remarquable travail avec le président Alpha Condé et d’autres chefs d’État qui ont collaboré avec eux. Le résultat est impressionnant ! Maintenant, c’est vrai, pas d’espace économique sans que le secteur privé n’y joue un rôle majeur. Nous devons nous unir pour réaliser un certain nombre de choses, à commencer par unifier le cadre réglementaire à l’échelon des ensembles régionaux. Le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Niger ont tous une loi sur les PPP (partenariats public-privé). Quand vous les regardez de près, ces lois sont très similaires, leurs différences ne portent que sur des détails. Nous pourrions arriver assez facilement à unifier ces différents textes dans une loi PPP commune à l’Uemoa. Cela permettrait à des investisseurs qui veulent investir dans différents pays de ne pas avoir à recommencer chaque opération dans un cadre juridique différent. Nous pourrions faire la même chose pour les PPP, et sur d’autres sujets, que ce qui a déjà été fait dans le cadre de l’OHADA. Dans le cadre de l’EAC, les pays d’Afrique de l’Est sont parvenus à supprimer les charges de roaming sur la téléphonie entre les pays, ce qui a permis une augmentation sensible du trafic. La même chose pourrait être réalisée en Afrique de l’Ouest. Nous devons nous inspirer d’exemples de réussite dans certaines zones du continent pour voir comment ces succès peuvent être transposés et généralisés ailleurs. Pourquoi ne nous posons-nous cette question qu’à propos de Singapour ? Il y a tellement de bonnes choses qui se passent en Afrique ! Nous pourrions y parvenir en créant un cadre de discussions entre chefs d’État et décideurs économiques.

Avez-vous une nouvelle approche de la syndication ou vous contenterez-vous de mieux rationaliser ce qui existe déjà ?

Vous évoquez différents outils, comme les PPP… Comment allez-vous vous orienter, en termes de syndication, par rapport à d’autres structures comparables ?

Pourtant, il subsiste comme un décalage entre la perception et la réalité…

Nous allons travailler avec tout le monde. Les PPP exigent beaucoup de garanties que nous devrons mettre en place – car la perception du risque demeure élevée en Afrique – pour que le secteur privé soit prêt à investir dans

Il y a six ans, lorsque nous parlions de production énergétique, nous discutions encore sur le point de savoir s’il fallait ou non nouer des partenariats avec le secteur privé. Aujourd’hui, tout le monde ou presque achète de l’électricité produite par le secteur privé ! 22 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

La syndication représente un stade déjà plus avancé… Commençons par travailler ensemble. L’une des raisons de ma visite ici, c’est que le président de la Banque mondiale a lancé depuis deux ou trois ans des consultations régulières et en profondeur avec les institutions du développement. Menée par sa directrice générale, Kristalina Georgieva, toute l’équipe de la Banque mondiale a eu une discussion très approfondie avec les représentants de l’AFD, durant une journée entière, sur la façon dont nous pourrions collaborer dans divers domaines : la question des garanties, celle des investissements, etc. Nous nous sommes particulièrement focalisés sur certaines sous-régions comme le Sahel où les besoins sont énormes. Ce travail en commun commence maintenant à bien s’ancrer au sein des institutions du développement. Dans un certain discours assez répandu, la Banque mondiale fait office d’épouvantail. Personne ne conteste son expertise extraordinaire, sa capacité à inventer des solutions pour les pays en crise, mais est-elle toujours ancrée dans le réel ?

Oui, je pense que nous sommes bien dans le réel ! Vous évoquez des pays en crise, des pays fragiles, tels que la Libye. Ce sont précisément ces pays où la Banque mondiale intervient le plus. Nous avons même créé un département à cet effet. Je ne vous donnerai qu’un ou deux exemples : lorsque vous construisez une route dans le Kivu, vous vous heurtez à de nombreuses difficultés, en matière de sécurité, par exemple. Or, nous sommes dans ces pays. Aujourd’hui, la Banque mondiale est un des soutiens financiers les plus importants en Centrafrique. Nous y investissons dans l’énergie, notamment.

Je suis d’accord avec vous, nous devons faire davantage. Et nous devons mieux expliquer nos actions. Comment cohabitent en vous Makhtar Diop l’Africain et Makhtar Diop le citoyen du monde ?

Je ne peux être un citoyen du monde sans être, au départ, un Africain. Sans mes racines, je ne suis rien. Ce sont mes racines sénégalaises qui font de moi un citoyen du monde. Le monde ne pourra être riche que lorsque le point de vue des Africains sera enfin pris en compte. Les Africains sont riches. Ils démontrent chaque jour qu’ils sont en train de contribuer au développement de ce monde. Si je peux être un tout petit contributeur à ce processus, je le fais avec plaisir et avec beaucoup d’humilité. Oui, je pense que la Banque mondiale est utile pour l’Afrique. Sinon, je ne serais pas là. Je n’ai aucune hésitation. n



GRAND ENTRETIEN Radhi Meddeb

Président d’Action et développement solidaire

La Tunisie a besoin d’un rêve crédible Acteur de la vie économique tunisienne, auteur du Désenchantement du jasmin, Radhi Meddeb souhaite que les politiques en reviennent aux fondements de la Révolution de 2011, notamment ses revendications sociales et économiques. Entretien avec Hichem Ben Yaïche et Guillaume Weill-Raynal

Pourquoi ce titre, Le Désenchantement du jasmin ?

Dès les premiers jours qui ont suivi la révolution dite « du jasmin », en janvier 2011, comme la plupart des Tunisiens, j’étais « enchanté ». J’étais heureux : enfin, je pouvais répondre à mes amis européens qui parlaient de la Tunisie comme d’un pays sympathique mais politiquement « fossilisé » dans lequel il ne se passerait jamais rien. Je pouvais enfin leur dire que la Tunisie était capable de se lever seule, sans l’aide de qui que ce soit, pour renverser un régime dur et violent. Plusieurs années après, je considère que tous les ingrédients qui étaient derrière la révolution ont été occultés par les politiques : les multiples exigences, longtemps insatisfaites, pour plus d’opportunités économiques et de meilleures conditions sociales n’ont reçu aucune réponse significative ou satisfaisante. Comme après une nuit où nous aurions rêvé des plus belles choses, nous nous réveillons désenchantés. Nous comprenons que la réalité est bien plus compliquée que celle dont nous avions hérité le 14 janvier 2011. Justement, n’est-il pas préférable de prendre conscience de la dureté du réel ?

Je répondrai à deux niveaux. Premièrement, je ne suis pas sûr que nous ayons avancé sur la voie de la démocratie depuis janvier 2011, contrairement à ce refrain que tout le monde claironne et que l’Occident nous chante : « Vous avez été exemplaire, vous avez réussi la transition politique », etc. Certes, la Constitution est truffée de droits, de libertés, même si, jusqu’à présent, plusieurs d’entre eux n’ont toujours pas connu un début de réalisation. Comment peut-on parler de démocratie dans un pays qui, plusieurs années après avoir fait sa révolution et avoir adopté une nouvelle Constitution, ne dispose toujours pas des institutions fondamentales prévues ? Je pense notamment à la Cour constitutionnelle qui n’a toujours pas été mise en 24 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

place, alors que les délais prévus sont largement dépassés. L’instance qui devait s’occuper du développement durable et des droits des générations futures n’est toujours créée non plus. C’est la seule instance à avoir un rapport avec l’économie, et visiblement, l’économie n’intéresse pas nos politiques. Il ne s’est rien passé. Le deuxième élément de ma réponse, c’est qu’aucune démocratie ne peut se constituer lorsque les conditions économiques et sociales se dégradent. Le président de la République, lui-même, aime à citer Saint Thomas d’Aquin : « Il faut un minimum de confort pour pratiquer la vertu ! » L’une des causes profondes de la crise tunisienne, ne vient-elle pas d’un déni, d’un refus de voir la réalité de cette « révolution » ? Certains jugent d’ailleurs que ce n’est pas une révolution…

Je ne partage pas ce sentiment. Nous avons tout de même vécu un moment fort de rupture politique dans l’Histoire de la Tunisie : une dictature a été balayée par la volonté du peuple ! Mais il est vrai que la manière dont le pays a été géré par la suite n’a pas permis de répondre aux exigences de ce soulèvement. Le danger est que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ce soulèvement reposait sur trois causes fondamentales. La première était une exigence de plus grandes opportunités économiques. C’est-à-dire, à la fois, une demande d’emplois dignes en rapport avec les aspirations et les capacités des jeunes, et surtout des jeunes diplômés, mais aussi la possibilité d’entreprendre, de pouvoir réaliser le plus petit projet de créer son propre emploi. Ce jeune vendeur ambulant qui s’était immolé par le feu ne demandait rien à personne, il ne cherchait pas un emploi. Il voulait seulement exercer une activité économique. On lui a opposé des dispositions réglementaires et bureaucratiques, doublées d’une forme de corruption insidieuse. Aujourd’hui, cette exigence de plus grandes opportunités n’est pas satisfaite. Nous avons même reculé.

Les dix gouvernements qui se sont succédé au pouvoir en Tunisie de 2011 à 2018 se sont toujours occupés de la chose politique et très peu de la chose économique, sinon des pis-aller et des ravalements de façades d’immeubles, sérieusement dégradés en profondeur.


Union du Maghreb Arabe

Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 25


GRAND ENTRETIEN Qu’est-ce qui explique cette forme de myopie de la classe politique, cet éloignement des causes de ce qui s’est passé en 2011 ?

La classe politique traditionnelle – ancienne ou nouvelle, qu’elle se trouvât, en 2011, dans le pays, en exil, dans la légalité ou dans la clandestinité –, s’est montrée incapable de définir un projet économique et social pour le pays. J’ai eu, à cet égard, l’occasion de discuter avec un haut responsable d’Ennahdha, le parti le plus structuré, aujourd’hui au pouvoir, qui m’a dit : « Nous nous sommes concentrés, les trente dernières années, sur les exigences politiques, nous étions à mille lieues de penser que nous allions accéder au pouvoir du jour au lendemain : l’économie, pour nous, est un continent impensé. » C’est l’expression qu’il avait utilisée. J’ai eu des discussions, dès février 2012, avec ceux qui allaient devenir les plus hauts responsables de Nidaa Tounes, qui m’avaient répondu « le moment est éminemment politique, la réponse est politique, l’économie est technique, son temps viendra plus tard ». C’est un autisme complet, c’est une méconnaissance totale des réalités et des modes de gestion des pays aujourd’hui dans le monde ! La Tunisie a-t-elle les moyens de faire face à cette situation d’urgence particulière ?

La situation est aujourd’hui beaucoup plus compliquée qu’elle ne l’était en janvier 2011. Nous avions alors des marges de manœuvre sur les plans politique, économique, financier… Mais nous avons cassé toutes les tirelires. La situation est compliquée mais le redressement reste possible. Rien ne l’indique.

Effectivement, nous ne sommes pas en train d’aller dans cette voie-là. Il faudrait que la classe politique au pouvoir s’imprègne des exigences qui étaient celles de la Révolution, les fassent siennes, qu’elle mette en avant l’économie et le redressement économique du pays, seul créateur de valeur, pour permettre une amélioration des conditions sociales. Cela ne pourra se concrétiser que par la mise en œuvre d’une politique d’inclusion et de participation de tous, par l’appropriation d’un projet décliné clairement par les responsables et par toutes les parties prenantes de la population. Le cœur du problème – que peu évoquent – est cette totale perte de confiance dans la société. Le pays semble en plein désarroi. Comment rétablir cette confiance ?

Il faut d’abord décliner un projet clair, porteur d’une vision et d’une ambition pour le pays. Non, pas pour l’immédiat, comme certains slogans électoraux – « maintenant », « immédiatement » – ont pu le proclamer, mais en donnant du rêve, en montrant à la population que cela est possible. Ce discours est-il audible ?

Pour l’être, il devrait être accompagné d’actions immédiates qui restaurent la confiance. Les plus hauts responsables doivent s’adresser aux diverses strates de la société. D’abord vers la classe moyenne, qui a été longtemps 26 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

la colonne vertébrale de la Tunisie, et dont la situation se dégrade depuis plusieurs années. Il faut une action forte pour préserver son pouvoir d’achat, une action vers la maîtrise de l’inflation, sur l’amélioration des services publics, à commencer par les transports en commun. Il faut également des actions fortes sur la réhabilitation de l’ascenseur social. Le pays a besoin de tous ces messages, et qu’ils se traduisent de manière effective dans la réalité. Nous devrions adopter dès à présent une législation qui favorise l’économie sociale et solidaire, qui permette réellement d’agir, sans se contenter de « définitions ». Le projet en cours d’élaboration est beaucoup trop bureaucratique et beaucoup trop administratif pour libérer les énergies. Les gens doivent entendre un discours qui leur dit que tout est possible, pourvu qu’ils aient la volonté de faire et que l’État est là pour les soutenir. La Tunisie est un pays majoritairement peuplé par des jeunes, mais principalement gouverné par des « vieux ». Comment mettre fin à ce paradoxe ?

Il m’est arrivé de le dire et de l’écrire à plusieurs reprises. Il est temps que l’anachronisme tunisien cesse. Nous sommes une société où l’âge médian est de 31 ans et où celui des dirigeants est entre deux fois et demie et trois fois plus élevé. C’est ubuesque ! En Tunisie, si vous voulez entrer en politique à l’âge de 60 ans, on considère que vous êtes trop jeune ! J’ai écrit aussi que tous les vieux aux commandes ne partagent avec le pays profond ni ses maux ni ses mots. On dit souvent que la jeunesse est le combustible d’une nation, mais dans le cas de la Tunisie, on a comme l’impression que cette jeunesse est en roue libre… Comment l’associer à la vie du pays ?

La société tunisienne présente la même caractéristique que beaucoup de sociétés du monde arabe – du Maroc à l’Irak – en ce qu’elle est la traduction de multiples situations de rente, de privilèges et de proximité du pouvoir. Il faut ouvrir le jeu à des catégories qui ont été écartées de l’exercice du pouvoir, qu’il soit politique, économique, social, ou culturel, pour permettre la régénération de la société par l’arrivée de nouveaux acteurs. A-t-on les moyens d’agir en ce sens ?

Ces moyens passent par une prise de conscience de la classe politique qui doit accepter et comprendre que l’inclusion doit être le maître-mot, le dénominateur commun de toutes les politiques publiques. L’inclusion

L’inclusion n’est pas un luxe ! Elle ne relève pas de la charité. Elle est une exigence fondamentale pour que la Tunisie puisse se développer et prospérer au profit de tous, en commençant par l’inclusion financière, économique, sociale, sociétale, citoyenne, politique…


Union du Maghreb Arabe La Tunisie est devenue, aux yeux de certains, un laboratoire à ciel ouvert. Pourquoi les Tunisiens ne peuvent-ils pas eux-mêmes capitaliser sur leur retour d’expérience ?

Une inscription en dialecte tunisien « Fech Nestannew » (Qu’attendonsnous ?) souligne la protestation des Tunisois contre le nouveau budget et les hausses de prix.

n’est pas un luxe ! Elle ne relève pas de la charité. C’est une exigence fondamentale pour que le pays puisse se développer et prospérer au profit de tous, en commençant par l’inclusion financière, économique, sociale, sociétale, citoyenne, politique, etc. C’est un tout qui commence par l’inclusion financière. Soit la classe politique comprend cela, soit nous risquons de voir se développer une forme d’anarchie sociale et économique, une corruption sous toutes ses formes – de la petite à la grande –, le délitement de l’État et du lien social et le soulèvement du pays profond. Votre livre s’apparente à un programme politique… Pourquoi n’avez-vous pas franchi le pas ?

L’exercice du pouvoir n’est pas une fin en soi. J’ai reçu de multiples propositions, ces huit dernières années, de rejoindre les équipes gouvernementales. En 2013, alors que le pays était en crise et que le Quartet avait organisé ce qu’on avait appelé à l’époque le Dialogue national, et qui avait amené à la constitution d’un gouvernement de technocrates, mon nom avait été cité pour diriger ce gouvernement, puis pour l’intégrer. Cette même proposition m’a été renouvelée plusieurs fois, à d’autres occasions, en 2012, en 2013, en 2015 et en 2017. Mais intégrer un gouvernement n’est pas une fin en soi, si l’on ne partage pas une vision. Si je ne trouve pas cette vision, et encore moins, si je ne la partage pas, cela ne sert à rien de ramer contre le courant. Aujourd’hui, le pays a besoin d’inclusion. Pourtant, cela aurait dû être fait depuis 2011…

On parle souvent de réformes, en Tunisie, en disant, voilà ce qu’il faudrait faire, ou ce qui aurait dû être fait. Mais la réforme n’est pas neutre politiquement. Elle traduit une vision de la société, qui fait défaut aujourd’hui. Lorsqu’elle existe chez certains, elle a tendance à vouloir reconstituer ce qui existait avant 2011.

Nous nous sommes dotés, en 2014, d’une Constitution extrêmement complexe, où le pouvoir n’est détenu par personne et où les contre-pouvoirs sont multiples sans pour autant jouer un rôle positif de laboratoire d’idées. Dans de telles conditions, l’exercice du pouvoir devient également complexe : trois pôles différents, personne ne décide à lui seul, et chacun peut arrêter les deux autres. Cette complexité de l’édifice institutionnel n’a pas été accompagnée par une volonté d’associer la population à la discussion des sujets d’actualité majeurs, brûlants et transformateurs de la réalité tunisienne. La classe politique est hostile à la notion d’économie. Elle ne comprend pas la dimension économique. Elle l’évite et n’en discute pas alors qu’il n’y a que cela qui intéresse les populations : comment vivre mieux et assurer un avenir meilleur à leurs enfants en leur donnant un emploi digne ? A-t-on les moyens de corriger cette Constitution qui semble être la cause pour le pays d’énormes difficultés ?

Faut-il corriger cette Constitution, ou doit-on plutôt dans un premier temps lui donner le temps de sa respiration et de sa réalisation ? Je vous disais que les institutions fondamentales prévues par la Constitution n’ont toujours pas été mises en place. La classe politique a-t-elle la volonté de faire que cette constitution soit fonctionnelle ? Ou ne s’agit-il que d’une construction intellectuelle, complexe et élaborée, avec laquelle on s’est fait plaisir, sans penser au futur ? Mais comment exiger d’une classe politique sans expérience politique, qui apprend la politique au jour le jour, d’arriver à réfléchir sur des sujets aussi complexes ?

C’est à ceux qui ont la charge de faire respecter la Constitution de la mettre en œuvre et de la faire fonctionner de manière effective. C’est à l’exécutif, en lien avec le législatif, qu’incombe la prise de conscience de ce que cette nouvelle Constitution a tout de même prévu comme transferts de prérogatives importantes, de l’ancien exécutif vers d’autres centres d’exercice du pouvoir. Ce transfert ne peut pas être seulement formel. Il doit s’accompagner d’un transfert de moyens humains et financiers, pour permettre aux nouvelles instances de fonctionner. Mais cela n’a pas été fait. Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 27


GRAND ENTRETIEN Comment le reste du monde peut-il aider la Tunisie, en ce moment particulièrement difficile ? Et pourquoi cette aide ne s’est-elle pas manifestée, à ce jour ?

La responsabilité est partagée. Les solutions doivent être communes et partagées. J’entends, par-là, que l’Occident a fait des promesses considérables à la Tunisie, dès le lendemain de sa révolution. En mai 2011, le G8 de l’époque avait adopté le partenariat de Deauville. Sept ans plus tard, ce partenariat vient d’être clôturé : le G8 a généreusement réservé 250 millions d’euros à l’ensemble des pays de la région bénéficiaires de ce partenariat ! Sur sept ans, et pour six pays ! Faites le calcul… ce sont des cacahuètes ! L’Occident n’a pas été assez engagé. Bien sûr, on nous dira que l’Occident est désargenté… mais c’est faux. Quand il a fallu sauver les systèmes bancaires occidentaux des effets des subprimes, les montants qui ont été mis en jeu – souvent à perte – ont été considérables ! Je ne prendrai qu’un exemple, celui du Quantitative Easing de la Banque centrale européenne pour faire redémarrer l’économie : la BCE a injecté tous les mois, pendant 18 mois, 63 milliards d’euros pour relancer l’économie de la zone euro. Quand on veut, on peut ! Si je dis que la responsabilité est partagée, c’est parce que si l’Occident a failli, avec d’autres pays, dans sa politique de soutien de la Tunisie ; celle-ci a aussi failli, dans la mesure où elle a pris les promesses de Deauville pour argent comptant en croyant que l’Occident allait lui rédiger un chèque en blanc de 30 milliards d’euros. Personne ne signe jamais un chèque en blanc ! L’Occident est également redevable devant ses parlements et ses instances institutionnelles. Les institutions internationales sont elles aussi redevables devant leurs conseils d’administration. La Tunisie aurait dû mettre sur la table des projets qui tiennent la route et qui répondent aux exigences des populations. Elle ne l’a pas fait. Les dix gouvernements qui se sont succédé au pouvoir en Tunisie de 2011 à 2018 se sont toujours occupés de la chose politique et très peu de la chose économique, sinon des pis-aller et des ravalements de façades d’immeubles alors que ceux-ci étaient sérieusement dégradés en profondeur. La réponse, entre le monde et la Tunisie, aurait dû être mutualisée et commune. Je dis souvent que la paix, la sécurité et le développement du pays ne relèvent pas de la seule responsabilité de la Tunisie. Car sans paix, sans sécurité et sans développement, nous verrions des groupes de Tunisiens, de Subsahariens – et on le voit déjà ! – traverser la Méditerranée. La paix, la sécurité et le développement en Tunisie sont ce que les économistes appellent un « bien public global ». Au même titre que la qualité de l’air que nous respirons. Ces biens ne relèvent de la responsabilité de personne, et pourtant, ils sont de la responsabilité de tout le monde. Il aurait donc fallu que l’ensemble du monde occidental – notamment l’Europe, notre plus proche partenaire sur le plan historique, géographique, humain, culturel, économique, financier, etc. – mutualise avec la Tunisie les réponses aux exigences de la situation. Par exemple, la défense des frontières sud de la Tunisie 28 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

résulte d’une dégradation dramatique de la situation en Libye, qui est le fait de l’Occident. Ce dernier est allé « se promener » en Libye pour y déverser des millions d’armes et partir ensuite comme si de rien n’était. Eh bien, c’est à présent la petite Tunisie qui doit supporter tout cela, et qui, pour assurer sa sécurité – en réalité, la sécurité de la frontière sud de l’Europe – a investi considérablement dans l’achat d’armes et dans l’installation de systèmes de défense, en puisant dans des ressources financières qui auraient dû être affectées au développement. La Tunisie a-t-elle les moyens de faire face à cette situation d’urgence ?

Il faut commencer par la mobilisation de toutes les forces vives de la nation. Pour ce faire, il faut dire la réalité au peuple, lui proposer un projet qui tienne la route, accompagné de mesures concrètes et immédiates en faveur de la classe moyenne, des régions intérieures, des jeunes en désarroi, de l’administration, des entreprises privées, etc. Il faut des signaux forts ! Il faut réhabiliter les valeurs ! La crise que connaît la Tunisie est une crise politique, financière, et économique, mais au-delà et surtout, il s’agit d’une crise morale, d’une crise de valeurs. Lorsque vous voyez, au plus haut du pouvoir, la classe politique se chamailler et s’entre-tuer, vous ne pouvez pas exiger des jeunes qu’ils adhèrent et qu’ils croient à la politique, et qu’ils aillent voter. Le non-vote des jeunes dans les multiples scrutins de ces dernières années révèle une désaffection totale extrêmement grave. Comment expliquer cette tendance au Tunisie Bashing, à cette vision négative que les Tunisiens ont d’eux-mêmes ?

Les Tunisiens ont besoin d’une élite, qu’elle soit politique, économique, culturelle, sociale, etc. Une élite qui mette l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers, catégoriels, claniques et partisans. Cette transformation est possible. Je vous donne un exemple, culturellement et géographiquement proche : pendant longtemps, tous les analystes politiques disaient que la France était un pays irréformable. Il a fallu qu’un jeune – de l’âge médian de la population – tienne un langage de vérité et d’ambition, nourri par une vision, pour que les choses changent. La confiance s’est réinstaurée. Les mots ont à cet égard un pouvoir magique pour redonner la confiance et mobiliser les forces vives de la nation. En moins d’un an, la France a renoué avec un taux de croissance qu’elle n’avait pas connu depuis longtemps, alors même que la politique de réforme du président Macron n’avait pas encore eu le temps de produire ses effets. Vous semblez souhaiter un Macron tunisien ?

Je ne pense pas que le système soit transposable ni que les solutions d’ailleurs puissent être importées en Tunisie. Chacun doit trouver sa voie, dans la complexité de sa situation économique, sociale, culturelle et historique. Il faut faire confiance à la jeunesse tunisienne qui est capable d’innovation et le démontre quotidiennement à travers le monde. n



GRAND ENTRETIEN Jean-Louis Guigou

Président de L’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed)

Il faut arrimer l’Europe et l’Afrique Pour le président de l’Ipemed, le développement de l’Afrique et son intégration économique passent par la création d’une « Verticale » Afrique-Méditerranée-Europe. Propos recueillis par Guillaume Weill-Raynal

Quel est le but poursuivi par « La Verticale » dans cette volonté d’ouverture sur l’Afrique ?

La volonté d’encourager une plus grande intégration économique entre l’Afrique, la Méditerranée et l’Europe (AME) n’est pas nouvelle. J’avais déjà développé ce plaidoyer dans un article publié dans Le Monde en 2007, où j’analysais les tendances lourdes qui œuvraient en faveur d’une régionalisation de la mondialisation et de l’émergence de trois « quartiers d’orange » orientés sur un axe Nord-Sud : le bloc des Amériques, le bloc des pays asiatiques, et le bloc AME. Ces tendances lourdes sont au nombre de trois. Premièrement, le retour de la proximité géographique, culturelle et administrative qui se matérialise notamment dans le compactage des chaînes de valeur ; deuxièmement, la valorisation des complémentarités entre pays voisins de niveau de développement différent à l’instar de l’Allemagne et des PECO ou des États-Unis et du Mexique ; enfin, les exigences de régulation pour traiter à l’échelle régionale des questions telles que le réchauffement climatique, les migrations, le terrorisme, etc. De leur côté, les blocs américain et asiatique ont eu recours à quatre outils pour accélérer leur intégration : un outil intellectuel sous forme d’une fondation ; un outil financier constitué d’une banque intercontinentale ; un outil économique par la signature d’un traité économique encourageant la coproduction ; et enfin un outil politique. L’Ipemed propose donc l’activation de ces outils stratégiques pour arrimer les continents européen et africain. C’est à cette fin que nous avons créé une fondation, « La Verticale AME (Afrique-MéditerranéeEurope) ». Il y a urgence, car les Européens, les Méditerranéens et les Africains doivent pouvoir s’exprimer dans la perspective de la renégociation des accords post-Cotonou. Cette fondation est constituée d’un réseau de laboratoires qui existent déjà, dont l’Ipemed sera le chef de file, dans un premier temps. 30 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

Comment mobiliser le secteur privé pour faire émerger et accélérer la coproduction à l’intérieur de la Zone de libre-échange que l’Union africaine appelle de ses vœux ?

Depuis la création de l’Ipemed, nous avons l’intuition que le secteur privé est le fer de lance de l’intégration régionale. De plus en plus de grandes sociétés européennes adoptent comme découpage régional l’ensemble Euro-Middle-EastAfrica (EMEA). En Asie, en Amérique et également en Europe, elles comprennent le profit qu’elles peuvent tirer d’une coproduction avec le Sud. Le capital du Nord est à l’œuvre et il faut que le politique


Union du Maghreb Arabe L’Afrique n’a pas besoin d’aide ou de « plan Marshall ». Elle a besoin de définir elle-même son paradigme de croissance et de développement, et de s’industrialiser à partir de ses matières premières. le Plan d’investissement extérieur (PIE) de la Commission européenne. Il est en effet nécessaire de créer des groupes de travail internationaux qui mobilisent et confrontent le point de vue des entrepreneurs avec celui des institutions régionales, du monde académique, des ONG, etc., issus d’Afrique, de Méditerranée et d’Europe. Financement, investissement…, comment présenter l’offre pour orienter ces ressources financières vers le continent africain ?

L’Europe est déjà le premier investisseur en Afrique et son premier client. J’ai été impressionné par le discours de rupture qu’a tenu le président du Ghana, Nana Akufo-Addo, le 29 novembre à Accra, lors de la visite d’Emmanuel Macron. Il l’a affirmé sans ambages : la charité des Européens vis-à-vis des pauvres africains « ça n’a pas marché, ça ne marche pas et ça ne marchera jamais. » L’Afrique n’a pas besoin d’aide ou de « plan Marshall ». Elle a besoin de définir elle-même son paradigme de croissance et de développement, et de s’industrialiser à partir de ses matières premières. Ce sont toutes les relations Europe-Afrique, et notamment l’« offre européenne », qui doivent être intégralement repensées, pour aller vers plus d’égalité, de coproduction et de formation. Les diasporas africaines pourraient être la locomotive d’un développement de l’axe EuropeMéditerranée-Afrique. Ce sujet, qui n’est pas nouveau mais que l’on semble redécouvrir, est-il suffisamment mûr pour ouvrir de nouvelles perspectives ?

suive. Réciproquement, cela suppose aussi d’accepter que le Sud mette le cap au Nord. Pour étudier ces tendances et promouvoir le concept de coproduction, nous avons créé en 2014, un Observatoire de la coproduction, puis lancé en 2017, un programme d’études dédié. Nous travaillons à identifier les secteurs porteurs, à encourager ce nouveau modèle de coopération économique gagnant-gagnant, à valoriser les bonnes pratiques qui sont à l’origine des success stories les plus exemplaires, et qui peuvent constituer des modèles à suivre. Nous espérons poursuivre ce travail et l’étendre à l’Afrique dans le cadre des futures « Verticales sectorielles », un programme de la fondation qui pourrait venir soutenir

Les diasporas méditerranéennes et africaines œuvrent déjà en faveur du rapprochement économique, politique et culturel entre l’Afrique et l’Europe. Nous avons d’ailleurs rendu hommage à leurs actions en organisant à Paris, le 22 juin, le Forum des diasporas africaines. Cet événement nous a permis d’identifier des leviers pour structurer l’action des diasporas aussi bien vis-à-vis de leur pays d’origine, que de leur pays d’accueil. La présence à ce forum de nombreux députés français, d’institutions des pays africains et de la Commission européenne montre une réelle prise de conscience des décideurs économiques et politiques du rôle structurant que peuvent jouer ces diasporas dans l’intégration de l’axe AME. Le moment semble donc opportun pour aller plus loin : en contrepartie d’un effort de mutualisation et d’organisation, les diasporas pourraient en effet bénéficier de nombreuses subventions publiques, soit des États, de l’UE ou de l’UA, et peser davantage dans les futures négociations des accords post-Cotonou. n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 31


LE FORUM SUR LES INVESTISSEMENTS AFRICAINS

FINANCER LES INFRASTRUCTURES La Banque africaine de développement organise le Forum sur les investissements africains (AIF) à Johannesbourg en novembre, afin d’encourager les investissements dans les infrastructures. IC Publications s’est entretenu avec Ebenezer Essoka en marge du lancement du forum sur les investissements. Comment la Banque compte-t-elle augmenter le volume des investissements dans les infrastructures ?

J’ai passé des années dans une banque commerciale à refuser des contrats d’affaires parce qu’ils étaient mal préparés. Avec mes collègues, nous avons passé du temps sur les accords de financement de projet, à étudier les moyens de limiter les risques associés aux projets de transformation sur le continent, parfois avec succès, parfois sans. Quand on réussissait, on s’associait à d’autres partenaires. La BAD propose une nouvelle approche : repérer les projets sur le 32 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

continent qui peuvent être élargis et biens structurés avant la clôture financière. Afin de trouver les projets, la Banque a contacté d’autres banques de développement multilatérales. Ensemble, nous avons décidé de regrouper nos ressources pour avoir une idée des projets possibles et étudier leur viabilité. Nous préparons les projets afin d’être prêts à en discuter avec les investisseurs. De plus, si nous pouvons travailler avec les banques de développement multilatérales, nous pourrons sans doute le faire avec des banques commerciales. Compte tenu des réglementations internationales plus strictes comme les accords de Bâle III et les nouvelles lois de comptabilité IFRS9, les banques vont davantage devoir s’associer pour réaliser de lourds investissements. Nous avons décidé de discuter avec l’IFC, la KfW, la BEI, la BERD, la Banque islamique de développement et d’autres institutions financières dans le monde. Toutes estimaient que nous devions mobiliser des ressources.

Comment la Banque organiset-elle les projets avant de les présenter aux investisseurs ?

Les projets sont classés suivant différentes catégories. Certains projets nécessitent davantage de travail quand les études de faisabilité n’ont pas été réalisées correctement. Une étude de faisabilité nécessite 5 % à 7 % du budget prévu pour le contrat. Certains projets sont mal adaptés à l’environnement réglementaire. D’autres peuvent sembler viables mais les risques doivent être limités pour qu’ils soient finançables. De quels instruments avons-nous besoin pour limiter les risques afin de parvenir à intéresser les investisseurs ? C’est la question à laquelle nous voulons répondre aujourd’hui. Les investisseurs sont-ils intéressés ?

Beaucoup étudient les projets et, dans le même temps, nous recherchons des investisseurs traditionnels et non-traditionnels qui ont conclu des accords sur le continent. Les investisseurs


sont intéressés mais, comme vous le savez, il existe un déficit de financement. Il arrive toujours que des investisseurs internationaux se retirent, jugeant que les risques encourus ne justifient pas le financement de ces transactions. Dans certains cas, nous n’avons pas réfléchi suffisamment à la stratégie. Sans parler des ressources nationales. De nombreux pays africains ont placé les ressources de la Banque centrale dans des établissements financiers offshore qui ne rapportent rien. Ces pays empruntent de l’argent à l’étranger pour financer leurs projets. Tout en recherchant des investisseurs, nous devons également redéfinir l’approche des gouvernements et travailler différemment avec nos propres institutions. Combien de projets seront présentés et comment ?

Des projets sont étudiés et seront classés en fonction de plusieurs critères. Nous avons sélectionné des projets qui sont, d’après nous, tout à fait « bancables ». L’objectif est de nous assurer

que les discussions entre les promoteurs de projet et les investisseurs débutent avant le Forum qui se déroulera du 7 au 9 novembre à Johannesbourg. Aujourd’hui, nous avons réduit le nombre de projets à présenter à une centaine, représentant 58 milliards $, mais nous allons encore limiter ce nombre car, en deux jours, il n’est pas possible de discuter de cent transactions. Lors du Forum, nous serons face à des partenaires qui sont déterminés à conclure des accords. Des objectifs et des délais ont été clairement définis ; nous avons résolu toutes les questions qui nous avaient empêchés de trouver un accord sur ces projets. Mais le 9 novembre n’est pas une date finale. Le Forum est l’occasion d’entamer des discussions qui pourront se poursuivre. Comment le Forum sera-t-il organisé ?

Il comprendra des événements ouverts à tous les participants, comme des ateliers, des études de cas et des discussions où nous aborderons notre

expérience sur le continent. Nous inviterons les gouvernements à expliquer pourquoi ils estiment que la situation pourrait changer s’ils s’associent à d’autres acteurs. Nous animerons une activité pour des jeunes afin de les stimuler, et pour qu’ils aient foi dans l’avenir de notre continent. Nous insisterons également sur le fait que les Africains doivent jouer un rôle actif. Cela nécessite plusieurs éléments : croire dans les investissements dans les infrastructures ; mettre leurs ressources à disposition ; et travailler en collaboration avec leurs partenaires pour davantage d’efficacité. Une fois que cette approche aura fait ses preuves, nous pourrons nous adresser aux investisseurs non-traditionnels, en Asie, au Moyen-Orient, etc., et leur proposer de réaliser les projets à plus grande échelle. Quand je dirigeais des banques sur le continent pour le compte de multinationales, mon rendement moyen sur investissement était supérieur à 15 % ; cela n’arrive pas souvent. ●


Afrique subsaharienne RD Congo

Jean-Pierre Bemba bouscule les calculs politiques Le retour de Jean-Pierre Bemba, attendu le 1er août, suppose une recomposition du paysage politique, en RD Congo. Des alliances se font et se défont, à l’approche des élections présidentielle et législatives, prévues en décembre 2018 après plusieurs reports. Par J.J Arthur Malu-Malu

L

’ancien vice-président de la RD Congo, Jean-Pierre Bemba, jugé par la Cour pénale internationale, à La Haye, a été acquitté en appel des accusations de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, pour lesquelles il avait été condamné en première instance à 18 ans de prison. Les faits remontent au début des années 2000, lorsque l’ex-sénateur, alors chef de guerre, avait, à la demande du président centrafricain AngeFélix Patassé, envoyé ses hommes en Centrafrique épauler les forces gouvernementales malmenées par une rébellion conduite par François Bozizé, qui prendra le pouvoir après sa victoire militaire. Jean-Pierre Bemba est resté pendant une dizaine d’années derrière les barreaux. Quel que soit son régime carcéral, il ne pourra pas sortir indemne de cette épreuve et reprendre sa vie, comme si de rien n’était, au point où il l’avait laissée le jour où, en exil à Bruxelles, des policiers s’étaient présentés chez lui, munis d’un mandat d’arrêt. Son arrestation avait eu l’effet d’une bombe au sein de son électorat. Le Bemba qui sortira de prison n’est pas tout à fait le Bemba qui y est entré. Quel effet toutes ces longues années d’incarcération ont-elles eu sur son état psychologique ? Est-ce un homme brisé qui reprendra le flambeau de la lutte politique ? A-t-il vraiment envie de renouer avec la vie politique ? Les années d’emprisonnement n’ont-elles pas eu raison de ses ambitions présidentielles ? Jean-Pierre Bemba a passé ses dernières années en détention, à lire, à recevoir des visiteurs et à méditer. Difficile de mesu34 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

rer l’impact que cette vie de solitude a pu avoir sur la force mentale de ce colosse qui en impose par sa carrure physique. Que pèse encore son parti, le MLC, sur le plan national ? La campagne pour les élections qui se profile à l’horizon aura valeur de test de popularité pour ce parti qui revendique une certaine légitimité historique sur la scène politique. Une opposition velléitaire Déserté par quelques-uns de ses principaux dirigeants qui ont choisi de rejoindre le camp présidentiel ou de créer leurs propres formations politiques qui sont souvent des organisations confidentielles sans assises nationales, le MLC reste certes une force parlementaire qui compte, avec une vingtaine de députés et une dizaine de sénateurs. Rien d’étonnant dans un pays qui compte environ 600 partis politiques, en vertu du « multipartisme intégral » en

vigueur. Le parti a été tenu par le secrétaire général Eve Bazaïba ces dernières années. Mais cette militante féministe, restée loyale au chef du MLC, est contestée par une frange du parti qui la trouve timorée ou indécise sur certains sujets. La position du MLC, après une série de revirements et de contradictions, a été peu lisible ces dernières années, notamment lors des négociations qui ont débouché sur le maintien du président Joseph Kabila, dont le deuxième et dernier mandat s’est achevé en décembre 2016, jusqu’à la tenue des élections. Même lorsqu’il était question de former un nouveau gouvernement d’union nationale représentatif des principales tendances politiques, qui conduirait le pays à ces scrutins tant attendus, le parti s’est montré hésitant. Eve Bazaiba a pris le contre-pied de nombre de partis de l’opposition hostiles à la « machine à voter ». Cette machine, commandée en Corée du Sud, suscite fantasmes et inquiétudes. Des voix se sont élevées dans les rangs de l’opposition et de la société civile pour demander le rejet de ce qu’elles qualifient de « machine à tricher ». Un débat technique dépassionné et nourri par des ingénieurs ayant des compétences informatiques avérées tarde à s’ouvrir sur cet outil prôné par le controversé Corneille Naanga, le président de


la Commission électorale nationale indépendante. À en croire ce dernier, sans cet outil, les opérations de vote ne pourraient pas avoir lieu dans les délais prévus. Si Eve Bazaïba ne s’oppose pas à tout recours à cette machine, Jean-Pierre Bemba, pour sa part, ne s’est pas prononcé sur le processus électoral qui se poursuit cahin-caha. Sans doute, le candidat désigné par le MLC sera-t-il contraint de livrer le fond de sa pensée avant d’entrer dans l’arène. D’autres pistes

Une fois libre de ses mouvements, l’ancien viceprésident risque de gêner plus l’opposition que la majorité présidentielle qui est appelée à désigner un autre candidat que Joseph Kabila.

Une fois libre de ses mouvements, l’ancien vice-président risque de gêner plus l’opposition que la majorité présidentielle qui est appelée à désigner un autre candidat que Joseph Kabila. Le bilan peu enviable du président sortant, au pouvoir depuis 2001, pourrait déteindre sur l’image de son dauphin. Même s’il est difficile d’évaluer le poids électoral de l’exsénateur, ses partisans répètent à l’envi un célèbre proverbe congolais qui dit que « même mort, le serpent fait toujours peur ». Les candidats déclarés, probables ou éventuels à la prochaine élection présidentielle sont conscients d’une chose : les cartes sont en passe d’être rebattues. L’UDPS, désormais dirigée par Félix Tshisekedi, qui a pris la succession de son père, Étienne Tshisekedi, décédé en février 2017, à Bruxelles, ne se réjouirait pas forcément d’une éventuelle candidature de Jean-Pierre Bemba qui ferait figure de concurrent de taille dans un scrutin où les jeux semblent ouverts. Déjà, la guerre est déclarée sur les réseaux sociaux entre tshisekedistes et bembistes. Les uns accusent l’ancien prisonnier de la CPI d’avoir fait couler le sang congolais en tant que chef de guerre et affirment qu’il ne serait pas le mieux à même de diriger la RD Congo, les autres reprochent au patron de l’UDPS son apparent manque d’expérience et la « minceur » de son CV. En embuscade, Moïse Katumbi, qui lorgne également le fauteuil présidentiel, a officiellement salué l’acquittement de Jean-Pierre Bemba. L’ancien gouverneur de la province minière du Katanga, qui vit en exil en Europe, sait que la donne a changé : Jean-Pierre Bemba pourrait capter une partie des suffrages des candidats de l’opposition et contrarier ainsi ses ambitions dans une élection présidentielle à un tour où la dispersion des voix de l’opposition risque de lui être fatale. n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 35


Afrique subsaharienne Congo

Difficile retour à la normale dans le Pool Plus de six mois après la signature, en décembre 2017, d’un accord de cessez-le-feu entre les partisans du chef rebelle Frédéric Bintsamou, dit « Pasteur Ntumi », et le gouvernement, la méfiance règne toujours entre les deux camps. Par J.J Arthur Malu-Malu

S

i de timides pas ont été effectués dans la bonne direction au Congo, il n’en reste pas moins que le chemin à parcourir pour rétablir un semblant de normalité dans le département du Pool, théâtre d’affrontements entre les rebelles Ninja et les forces gouvernementales, est encore long et parsemé d’embûches. Cela tient d’abord à la personnalité de Ntumi. « Ntumi » signifie « Envoyé » en langue lari, la plus parlée dans ce département du Sud, considéré comme un bastion de la résistance au pouvoir. Cet homme mystérieux, mi-gourou, mipoliticien, reconnaissable par sa tignasse et rusé comme un Sioux, vit en clandestinité. Pasteur Ntumi, à qui la rumeur prête des pouvoirs surnaturels, avait déjà pris les armes contre les forces fidèles à Denis Sassou NGuesso dans les années 1990. Le chef de milice affirmait avoir eu une révélation divine pour « libérer le Pool » avant de conclure un accord avec le Président, aux termes duquel il avait été nommé « délégué général chargé de la paix et de la réparation des séquelles de guerre » en 2007. Une sinécure, d’après ses détracteurs. Mais Pasteur Ntumi, qui se méfie même de sa propre ombre, se sentait à l’étroit dans ses bureaux de Brazzaville, restés inoccupés jusqu’à son limogeage en 2016, peu après la reprise de la guerre dans le Pool. La récente résurgence des violences dans ce département est inter36 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

venue après la réélection, sur fond de controverse, du président Denis Sassou NGuesso, en mars 2016. Pasteur Ntumi, qui avait apporté son soutien au candidat Guy-Brice Parfait Kolelas, a refusé de reconnaître cette victoire, au motif que le scrutin avait été truqué au profit de celui qui cumule près de 35 ans à la tête de l’État. La rumeur qui traverse régulièrement Brazzaville, de part en part, lui prête de brefs séjours dans des villages différents, difficiles d’accès, en compagnie de sa garde rapprochée, composée d’une vingtaine de personnes. La même rumeur croyait l’avoir vu de l’autre côté du fleuve, en RD Congo, au plus fort des opérations menées par l’armée pour le débusquer. La battue n’a rien donné. Et l’homme n’a toujours pas fait d’apparition publique, même s’il lui arrive de s’exprimer depuis sa cachette, au travers de communiqués. Les armes se sont tues Malgré tout, les représentants des Ninja et du gouvernement se réunissent à intervalles réguliers pour faire le point. L’évolution du processus est lente et incertaine, mais les deux camps rivaux évitent de verser dans la surenchère, pour ne pas envenimer la situation. En guise d’actes de bonne volonté, le pouvoir a procédé à la libération de plus de 80 Ninja. Ces ex-rebelles et d’autres combattants s’apprêtent à intégrer un

programme de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) qui marquera le début d’une nouvelle phase du processus. Des fonds (environ 1,5 milliard de F.CFA) auraient été mobilisés pour la mise en œuvre de ce programme DDR plombée par des lourdeurs bureaucratiques. Avant l’éclatement de la guerre, des analystes estimaient à « moins de 5 000 » le nombre de combattants fidèles à Ntumi. Difficile de chiffrer ce qu’il en reste aujourd’hui après ce conflit asymétrique qui ne s’est pas soldé par la victoire militaire de l’une des deux parties. Les armes se sont tues. Une accalmie précaire règne dans le département. Les bombardements sans relâche opérés par l’aviation gouvernementale ont cessé. Le dispositif mis en place par les stratèges militaires lorsque le conflit avait atteint son paroxysme a été considérablement assoupli et, par endroits, levé. Mais la vie tarde à reprendre son cours normal. Et le pays reste divisé sur le bien-fondé de ce fragile accord de cessez-le-feu. Les uns s’étonnent de la différence de traitement entre le chef de milice et d’autres figures de l’opposition telles que le général Jean-Marie Michel Mokoko, Okombi Salissa et Paulin Makaya qui ont été jugés et – pour les deux premiers


Si certains demandent des comptes à Pasteur Ntumi et aux rebelles, d’autres appellent à la Réconciliation nationale, pour tourner la page dans un pays qui connaît des violences cycliques depuis des années. 1960.

du mandat d’arrêt, arguant que le Congo est sorti affaibli d’un processus électoral qui a exacerbé les tensions ethniques entre le Nord et le Sud. Ils soulignent la nécessité de privilégier la réconciliation nationale et de panser les plaies, pour tourner la page de la guerre dans un pays qui connaît des violences cycliques depuis son accession à l’indépendance en 1960. Retour impossible des déplacés

cités – condamnés. Estimant, à tort ou à raison, que Brazzaville n’a pas fait grandchose pour juger, même en son absence, Pasteur Ntumi, ils soupçonnent le chef rebelle d’avoir conclu un pacte secret avec le président Denis Sassou NGuesso. Ces sceptiques s’attendent à voir le leader des Ninja répondre, devant les juges, des charges retenues contre lui et s’opposent à la levée du mandat d’arrêt à son encontre pour « attaques terroristes ». Les autres, sans doute la minorité, soutiennent l’accord de cessez-le-feu et le retrait

La levée de ce mandat d’arrêt a été préconisée par la commission ad hoc mise en place après la signature de l’accord, pour décrisper l’atmosphère en vue de la poursuite, dans la sérénité, du processus de normalisation engagé dans le département meurtri du Pool. Cette commission paritaire, dirigée par le ministre de l’Intérieur et de la décentralisation, Raymond Mboulou, n’a pas obtenu gain de cause sur ce point. D’autre part, des ténors de l’oppo-

sition ont demandé la constitution d’un fonds d’indemnisation des victimes de la guerre. Mais ils semblent avoir prêché dans le désert, car réunir d’un tel fonds n’est pas envisagée par le gouvernement qui doit faire face à une crise économique aiguë. La majorité des 140 000 personnes déplacées par ces affrontements n’est pas retournée chez elle. Certaines localités ont été carrément détruites lors de combats. Les districts de Vindza, Mayama, Kindamba et Mbanza-Ndounga, particulièrement affectés par les combats, affichent un visage sinistre. L’activité économique, ou ce qu’il en reste, tourne au ralenti. L’avenir est d’autant plus incertain que des pans entiers des champs des villageois qui ont pour principale activité l’agriculture ont été dévastés par des obus et de vastes mouvements de populations. Les agriculteurs, découragés, guettent les moindres signes d’un semblant de reprise. n


Afrique subsaharienne Cameroun

L’impossible union de l’opposition À l’approche de la présidentielle du 7 octobre 2018, l’opposition peine à accorder ses violons pour tenter de battre, dans un scrutin à un tour, le chef de l’État, Paul Biya, candidat à un septième mandat de sept ans. Douala, Frédéric Nonos

A

près avoir prorogé les législatives et municipales d’un an (2019), le président de la République a fixé la date de la présidentielle. Elle a lieu le 7 octobre 2018. Paul Biya a ainsi, début juillet, mis un terme aux inscriptions sur les listes électorales. Vingt-huit candidatures, dont celles de deux femmes, et six indépendantes, ont été enregistrées auprès de Elections Cameroon (Elecam), organe chargé de la gestion du scrutin. Soit une douzaine de candidatures de moins que la précédente présidentielle, en 2011. Pour participer à l’élection, le candidat déclaré devait notamment recueillir les signatures d’au moins trois cents personnalités originaires des dix régions du pays, à raison de trente par région et possédant la qualité soit de membre du parlement ou d’une chambre consulaire… Il devait aussi s’acquitter d’une caution de 30 millions F.CFA (45 000 euros). La liste définitive des candidats retenus au scrutin sera publiée après validation du Conseil constitutionnel. La campagne électorale proprement dite débutera le 24 septembre pour conduire à l’élection du nouveau président deux semaines plus tard. D’après la loi électorale en son article 116, le président de la République est élu pour un mandat de sept ans au suffrage universel direct égal et secret. Il est rééligible. Âgé de 85 ans dont 36 au pouvoir, Paul Biya a mis fin au faux suspense, étant donné que les textes de son parti, le Rassemblement démocratique du peuple Camerounais (RDPC), font de lui le candidat « naturel » aux élections 38 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

présidentielles. Il a annoncé sa candidature pour un septième mandat d’affilée, le 13 juillet, sur son compte Twitter. « Chers Compatriotes du Cameroun et de la Diaspora conscient des défis que nous devons ensemble relever pour un Cameroun encore plus uni, stable et prospère, j’accepte de répondre favorablement à vos appels pressants. Je serai votre candidat à la prochaine élection présidentielle […] », a écrit le chef de l’État. Parmi ses potentiels challengers de poids, figure Joshua Osih, élu aux primaires du Social Democratic Front (SDF) le 24 février 2018 à Bamenda, fief du principal parti d’opposition. Il brigue la magistrature pour la première fois après trois échecs (1992, 2004 et 2011) du leader de son parti, Ni John Fru Ndi. Idem pour l’enseignant de droit, Maurice Kamto, du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), le journaliste-universitaire, Cabral Libii Ngue, à l’origine du « Mouvement

Au-delà de leurs projets politiques respectifs, les leaders de l’opposition mettent un point d’honneur à sensibiliser les Camerounais afin qu’ils s’inscrivent sur les listes électorales, qui comptent bien moins de noms que le potentiel estimé à 14 millions d’électeurs.

11 millions », le jeune homme d’affaires, Serge Espoir Matomba du Peuple uni pour la rénovation sociale (PURS), ou l’ex-bâtonnier et ancien vice-président de Transparency International, Akeré Muna du Mouvement NOW ! « Autant de forces, qui en cas de coalition peuvent faire douter le président Biya », suggère Sam Baka, de l’Union démocratique du Cameroun (UDC), dont le leader, Adamou Ndam Njoya s’est aussi porté candidat. Stratégies et échecs L’élection se déroule dans un contexte marqué par une morosité économique et des défis sécuritaires au Nord (Boko Haram), à l’Est (Bandes armées non identifiées) et des velléités sécessionnistes dans les deux régions anglophones du Nord-Ouest et SudOuest, où la guerre entre séparatistes et armée fait rage depuis plus d’un an. Face à ce qu’elle considère comme une incapacité à résoudre cette crise, l’opposition a l’occasion de fédérer ses énergies pour battre Paul Biya. Pourtant, le président sortant reste favori du scrutin et profite de la division de l’opposition pour l’emporter, analyse un cadre du RDPC. Preuve de cette désunion, vingt « opposants » ont appelé à la réélection du chef de l’État, le 20 juillet à Yaoundé. Parmi les opposants ayant pourtant rejoint cet appel, figure Isaac Feuzeu, candidat déclaré, et Me Jean De Dieu Momo, virulent opposant au régime de Biya. Les deux hommes estiment que Paul Biya est « le meilleur risque et seul garant de la sécurité et de la paix en cette période d’instabilité que traverse le pays ». Une démarche qui tend davantage à diviser cette opposition même si une certaine opinion la juge peu représentative de l’échiquier politique. Pour autant, analyse le sociologue Claude Abe de l’université catholique d’Afrique centrale à Yaoundé, l’opposition ne s’est toujours pas remise de sa courte défaite de la présidentielle de 1992. L’universitaire constate que les ego des leaders politiques ont pris le dessus sur une offre politique commune et crédible. Avec la mainmise de la majorité RDPC sur Elecam, le scrutin à un tour, les bulletins multiples, la majorité électorale à vingt ans, l’union de l’opposition reste sa seule chance pour entrevoir une victoire à la prochaine pré-


Joshua Osih Akere Muna

Maurice Kamto

sidentielle. Mais sur le terrain, chaque candidat déploie sa stratégie et déroule son projet de société dans une phase de précampagne, pour l’heure timorée. Au lendemain de son investiture, le candidat du SDF, Josuah Osih, s’était dit ouvert à une coalition au nom de l’intérêt supérieur du peuple. Mais au cours d’un meeting quelques jours plus tard à Mbouda (Ouest), il a affirmé que « la coalition des forces ne peut se construire qu’autour du SDF », estimant que toute dynamique du changement se construit toujours autour de la principale force politique. Au-delà de leurs projets politiques respectifs, Cabral Libii et Serge Matomba mettent un point d’honneur à sensibiliser les Camerounais afin qu’ils s’inscrivent sur les listes électorales. Selon les statistiques d’Elecam, le fichier électoral comptait 6,5 millions

Cabral Libii Ngue

d’inscrits au 31 août 2017. Bien loin, selon des observateurs, du potentiel estimé à 14 millions d’électeurs du pays qui regorgerait environ 25 millions d’habitants. Aucune coalition n’a conquis le pouvoir Pour ces deux leaders, la bataille des inscriptions est stratégique. C’est elle, considèrent-ils, qui offre la masse critique nécessaire. Celle-ci, conjuguée à la mobilisation des électeurs, peut faire basculer l’élection, en dépit des dysfonctionnements du système électoral. Dans ce contexte, estiment-ils, la coalition des forces n’est pas nécessairement capitale. Au regard des expériences ratées des unions connues par le passé, tout laisse à penser qu’on s’achemine une fois de plus à une impossible union de l’opposition.

Depuis le début de l’année 2018, des acteurs politiques, pourtant, s’engagent dans la formation des coalitions pour la participation aux prochaines consultations électorales. La création, le 15 janvier 2018, de la plateforme pour une Nouvelle République, dont la figure de proue est Me Akere Muna, se situe dans cette perspective. Mais 28 ans après le pluralisme, aucune coalition n’a pu conquérir le pouvoir. En 1991, une coalition de 25 organisations politiques et d’associations de défense de droits de l’homme avait été constituée autour de l’UDC d’Adamou Ndam Njoya. Fortement réprimée par le régime en place, cette coalition a volé en éclats à la veille de la présidentielle de 1992. Des partis politiques font défection et de nouvelles alliances naissent à l’instar de l’Union pour le changement, qui a pour leader Ni John Fru Ndi du SDF. L’alliance formée par l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), l’Union des populations du Cameroun (UPC) d’Henri Hogbe Nlend et l’opposition patriotique de Ndam Njoya. À l’approche de l’élection présidentielle de 1992, la coalition de l’Union pour le changement s’est discréditée, tant le leader national de l’UDC va contester l’idée du choix de Fru Ndi comme candidat à cette élection qui le verra être devancé, de peu, par Paul Biya. En 2004, une autre coalition pour la réconciliation et la reconstruction (CNRR) avec pour leader Ndam Njoya de l’UDC, est créée sur la base d’une dizaine de critères allant du patriotisme à un engagement sans faille pour le changement en passant par la santé physique et mentale et l’intégrité. Cette coalition va encore exploser en raison de la défection de Fru Ndi suite au choix d’Adamou Ndam Njoya. Au lendemain de la présidentielle de 2011, une autre alliance de sept partis (G7) voit le jour. Mais sept ans plus tard, elle vole en éclats. Pour Mathias Eric Owona Nguini, enseignant à l’université de Yaoundé II, l’union d’une opposition est « impossible » au Cameroun compte tenu des intérêts particuliers et des batailles idéologiques des leaders. De l’avis des observateurs, cette désunion va ouvrir un nouveau boulevard de sept ans au chef de l’État sortant, Paul Biya. n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 39


Afrique subsaharienne Niger

Une rupture générationnelle Deux anciens alliés du président Issoufou Mahamadou, s’associant à des organisations de la société civile, créent le Front patriotique et font un clin d’œil à la jeunesse pour mener un combat générationnel. Niamey, Sani Aboubacar

L

e défi était de taille pour Ibrahim Yacoubou, président du Mouvement patriotique nigérien (MPN), qui, limogé de son poste de ministre des Affaires étrangères, a choisi de rejoindre l’opposition. Il s’est bien vite engagé à mener un combat contre « l’absence totale de dialogue entre le pouvoir et les forces politiques de l’opposition et de la société civile, les restrictions systématiques des libertés individuelles et collectives, le mauvais choix en matière d’investissements publics, une situation économique désastreuse et l’institutionnalisation de la mal gouvernance ». Autant de motifs qui ont conduit l’ancien chef de la diplomatie nigérienne, appuyé par trois partis politiques et deux organisations de la société civile à créer le Front patriotique (FP). « Nous avons décidé de nous lever et de faire en sorte que le Niger demeure une démocratie », a-t-il déclaré. « Nous sommes face à un péril national, un problème existentiel », renchérit Adal Rhoubeid, président du Mouvement démocratique pour le renouveau (MDR), porte-parole du FP. Sauf qu’en 2016, ces deux acteurs étaient candidats à la présidentielle et ont décidé de rallier le camp du président Issoufou au deuxième tour. Si, très tôt, Adal Rhoubeid quitte la Mouvance pour la renaissance du Niger (MRN) « face au constat que le chemin que nous suivons est devenu catastrophique », Ibrahim Yacoubou a, quant à lui, été poussé à la porte depuis que son parti a contesté le nouveau Code électoral voté par l’Assemblée nationale. 40 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

La société civile proteste contre certaines dispositions de la loi de Finances 2018.

Une question de comportement Le FP veut avant tout se positionner comme un front de l’opposition capable d’inquiéter le pouvoir dans la perspective des élections de 2021. Il entend s’appuyer sur la jeunesse qui, selon le porte-parole FP, doit écrire la page africaine du Niger. Nous avons « la nécessité absolue de créer quelque chose de nouveau qui va tenir un langage différent, mettant en avant la nécessaire rupture générationnelle à laquelle aspire un peuple relativement jeune du Niger », explique Adal Rhoubeid. Le mot d’ordre est ainsi lancé par le FP dans un pays où plus de la moitié de la population est jeune, mais dirigé depuis l’avènement de la démocratie par la même classe politique. Un discours que ne partage pas le ministre de la Jeunesse et des sports, Kassoum Moctar, président d’un parti politique allié du régime Issoufou. « Je ne pense pas que ce discours va convaincre les jeunes, parce que d’abord, faire de la politique ce n’est pas une affaire d’âge, mais plutôt de vision », déclare-t-il. « Il faut une ambition et un programme réalistes. » Le président du MDR, Adal Rhoubeid, clarifie sa position : « La rupture générationnelle n’est pas une question d’âge mais une question de comportement. Nous voulons rompre avec nos comportements actuels. » De son côté Boubacar Sabo, membre du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS), principal parti au pouvoir depuis 2011, réfute toute rupture entre les jeunes et le pouvoir actuel : « La jeunesse va prendre la relève un de ces quatre matins et nous préparons les conditions pour qu’elle puisse exercer le pouvoir », soutient-il avant de donner les preuves

de sa « rupture générationnelle », notamment la nomination récente du fils du Président au poste du directeur de cabinet adjoint de la présidence. « La plupart des directeurs de cabinets des ministres sont des jeunes », insiste-t-il. La société civile sollicitée Le président du MPN entend s’appuyer sur la société civile. « Nous sommes en pleine concertation avec toutes les forces vives du pays, dont les associations islamiques », indique le porte-parole du FP. Une ouverture commencée par une visite de « courtoisie » au premier président démocratiquement élu, Mahamane Ousmane, également militant de l’opposition. À ceux qui y voient une contradiction avec le combat générationnel dans lequel le FP veut se lancer, Adal Rhoubeid déclare préfère évoquer « une ouverture d’esprit ». En fait depuis la création en 2009 du Front pour la république et la défense de la démocratie (FRDD) et du Front pour la démocratie et la république (FDR), qui étaient constitués aussi bien des partis politiques, des syndicats et de certaines associations, il est devenu une tradition pour les partis d’impliquer d’autres organisations dans les luttes politiques. À l’époque, le Niger était en crise face à la volonté manifeste du président Tandja Mamadou de s’offrir un bonus de trois ans au terme de son mandat légal. « Aujourd’hui, il n’y a aucune velléité à remettre en cause le jeu démocratique dans notre pays », constate Boubacar Sabo qui y voit un « mimétisme politique ».


Tchad

Le “Président intégral” à l’épreuve Ibrahim Yacoubou, ancien ministre des Affaires étrangères, a choisi de rejoindre l’opposition.

Du reste, le combat engagé par les organisations de la société civile, pour protester contre certaines dispositions de la loi de Finances 2018, est perçu par les tenants du pouvoir comme un combat illégitime ne nécessitant pas la création de fronts de l’opposition. « Je ne vois pas la légitimité qu’a la société civile de contester la loi de Finances qui est l’expression de la majorité de mettre en œuvre son programme sur la base duquel le président Issoufou a été élu », estime Boubacar Sabo. Combat en rangs dispersés Accusée de sombrer dans la léthargie et en manque de leadership, l’opposition à Issoufou a tenté de s’unir une ultime fois en mai. Le Front des partis politiques non affiliés pour l’alternance démocratique au Niger (FPNAD), le Front de l’opposition indépendante (FOI), le Front pour la restauration de la démocratie et la défense de la République (FRDDR) et le Cadre de concertation et d’action citoyenne de la société civile nigérienne indépendante (CCAC-SCNI) décident de se regrouper pour créer le cadre commun de lutte dénommé Front démocratique et républicain (FDR). Entre autres objectifs poursuivis par cette coalition, le retour à la légalité et à la normalité constitutionnelle, le respect de l’État de droit et des valeurs démocratiques et la protection des droits et libertés fondamentales. Seulement, deux semaines après, Ibrahim Yacoubou, qui a pris part au baptême de feu du FDR créé le FP, portant ainsi à cinq le nombre de « fronts » composés de partis politiques et d’organisations de la société civile qui combattent le gouvernement Brigi. n

Le chef de l’État tchadien, Idriss Déby Itno, qui s’est approprié l’ensemble des pouvoirs exécutifs, fait face à de nombreux défis : grognes sociales, crise économique et insécurité. N’Djaména, Geoffroy Touroumbaye

L

a nouvelle Constitution du Tchad, promulguée le 4 mai et instituant une ive République, confère au chef de l’État l’intégralité des pouvoirs de l’exécutif. Désormais seul aux commandes et débarrassé d’un Premier ministre, Idriss Déby Itno a formé le 7 mai son équipe gouvernementale, la dirige et coordonne ses activités. Pourtant, il a dû la réajuster cinq semaines après, seulement. Et c’est par ordonnance que légifère le « Président intégral », comme le surnomme la presse de N’Djaména. Depuis le 22 mai, il en a signé une vingtaine, sur des sujets variés : réorganisation de la Cour suprême, création d’une Haute autorité des médias et de l’audiovisuel (HAMA), établissement d’un nouveau régime de la presse et des médias électroniques, institution de la parité dans les fonctions nominatives et électives, imposition d’un serment confessionnel, révision de la Charte des partis politiques, modification du statut du corps de la police judiciaire, octroi d’amnistie des atteintes à l’intégrité de l’État, etc. Sur le plan politique, le président Déby a également réussi, fin mai, à instaurer un nouveau Cadre national de dialogue politique (CNDP), réunissant trente membres dont quinze représentants de la majorité présidentielle et quinze de l’opposition, laquelle avait pourtant boycotté tout le processus d’adoption de la nouvelle constitution. La mission de ce CNDP, à laquelle participe le chef de l’opposition, Saleh Kebzabo, est de redéfinir, de manière consensuelle, le cadre juridique des futures échéances électorales, avec notamment l’élaboration et l’adoption

d’un nouveau Code électoral. Avec, en ligne de mire, la tenue de nouvelles élections législatives annoncées pour novembre 2018, suivies des élections locales. Autant d’échéances que le Tchad ne pourra tenir sans l’aide de la communauté internationale. Depuis la chute des cours du pétrole, en 2014, le Tchad, qui tire l’essentiel de ses ressources de son or noir, est à la peine. Face à cette crise financière et économique sans précédent, le gouvernement a imposé, en août 2016, des mesures d’austérité drastiques, dont la suppression de 50 % des primes et des indemnités des agents de l’État. Cependant, « les seize mesures » n’ont pas réussi à contenir la crise. Grève générale illimitée Début janvier, le gouvernement est allé plus loin en s’attaquant directement aux salaires de base de fonctionnaires. Face au tollé général des syndicats, il a feint de se rétracter, et a imposé la suppression des 50 % des primes à tous les fonctionnaires et à tous leurs avantages numéraires, notamment les avances sur salaires. En représailles, les trois principales organisations syndicales du pays (l’Union des syndicats du Tchad, le Syndicat national des enseignants-chercheurs du supérieur et la Confédération indépendante des syndicats du Tchad qui composent la Plateforme syndicale revendicative) ont déclenché, le 29 janvier, une grève générale illimitée dans les secteurs publics dans l’ensemble du pays. Le 14 mars, sous l’égide du chef de l’État, le gouvernement tchadien et les principales organisations syndicales Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 41


Afrique subsaharienne

Photo © African Union Commission 2018

signaient un accord qui mettait fin à la grève générale qui durait depuis 45 jours. Selon l’accord, le gouvernement s’engageait à payer les salaires du mois de février 2018 à tous les agents de l’État, à supprimer le recensement de ses agents lancé pour contrecarrer les grévistes, à mener l’assainissement des régies financières, la mise à jour du fichier de la solde, ainsi que la réalisation du recensement des agents de l’État par le ministère de la Fonction publique, du travail et du dialogue social, le ministère des Finances et du budget et l’Inspection générale d’État avec la participation active des représentants des organisations syndicales. Les organisations syndicales, quant à elles, décidaient de suspendre la grève générale qui dure depuis un mois et demi et de reprendre le travail après le paiement effectif de tous les agents de l’État. Ce qui est fait. Mais très vite, les frictions vont apparaître. Les banques rechignent à appliquer un moratoire de trois mois (février, mars et avril 2018) que le gouvernement exige sur le remboursement des prêts contractés par les agents de l’État auprès de ces institutions. Dans les rangs des travailleurs, la désillusion était grande. « C’est un accord de dupes  », a reconnu le secrétaire général du Syndicat national des enseignants-chercheurs du supérieur, 42 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

Mahamat Nour Ahmat Roufaye. Selon le leader syndical, le président Déby ne fait que rouler les travailleurs dans la farine depuis octobre 2016 avec le décret n° 687, les seize mesures d’austérité, la suspension du treizième mois et des frais de transport, le gel des effets financiers des avancements et reclassements, l’abattement des salaires… « et maintenant un moratoire imposé par la force ». Colère des avocats L’accalmie qui régnait sur le front social suite à l’accord du 14 mars entre le gouvernement et les syndicats, aura été de courte durée. Le 26 mai, la Plateforme syndicale a lancé une nouvelle grève sèche et illimitée dans tous les services publics. C’est à nouveau la paralysie. Une autre fronde sociale a été ouverte

Le Président se prépare à de nouvelles élections législatives, annoncées pour novembre 2018, suivies des élections locales. Autant d’échéances que le Tchad ne pourra tenir sans l’aide de la communauté internationale.

par les professionnels de la justice. Le 22 mai, dans la ville pétrolifère de Doba, au sud du pays, un avocat et ses trois clients dont il venait d’obtenir la libération, essuyaient des tirs de gendarmes au sein du tribunal. C’est la colère dans les rangs des professions judiciaires. L’Ordre des avocats, la Chambre nationale des huissiers de justice et l’Ordre des notaires, ont décidé de concert de cesser toutes les activités et exigé que les auteurs et ordonnateurs de cette attaque soient démis de leurs fonctions et traduits en justice. Ils ont été soutenus dans leur mouvement par les magistrats dont le syndicat fait partie de la Plateforme syndicale. Le gouverneur de la région du Logone oriental, Adam Noucky Charfadine, que les avocats et autres accusent d’être à l’origine de la fusillade de Doba, a été démis de ses fonctions le 6 mai par le président Déby Itno. Il a été auditionné en procédure de flagrant délit par le parquet d’instance de N’Djaména, puis placé sous mandat de dépôt et déféré à la maison d’arrêt d’Amsinéné, à la sortie nord de la capitale, ainsi que trois responsables de la gendarmerie. Tous ont été inculpés d’une dizaine de chefs d’accusation : attentat à la liberté, destruction de biens, discrédit jeté sur une décision de justice, outrage à magistrat, etc. Après trois jours d’audiences, l’ex-gouverneur du Logone oriental et ses cinq complices ont été condamnés à des peines allant de cinq à six ans de prison. Les deux commandants de la légion et leurs trois subalternes sont radiés du corps de la gendarmerie nationale. Le 21 juin, les quatre professions judiciaires ont levé leur grève, mais ils maintiennent la menace d’une nouvelle grève si des cas similaires et pendants de violences sur les magistrats ne sont pas résolus. En plus de ces fronts sociaux, le président Déby doit relever les lancinants défis de la relance économique et de l’insécurité. Ces derniers mois, la capitale tchadienne a renoué avec la criminalité : agressions et braquages sont redevenus le lot quotidien des N’Djaménois. Le summum a été atteint le 14 juin avec le car jacking (piraterie routière) d’une commerçante chinoise en pleine ville, elle a été abattue à bout portant, son véhicule et une importante somme d’argent emportée par ses agresseurs. Ceux-ci ont été appréhendés trois jours après par la police. n



Afrique subsaharienne Togo

Dans les coulisses d’une crise Pendant que l’opposition entame de nouvelles manifestations dans tout le Togo, le président Faure Gnassingbé vante ses nombreux projets sociaux et économiques. Pourtant, la crise politique nécessite l’intervention de la Cedeao. Lomé, Max-Savi Carmel

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ébut juin, une délégation de la commission de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) arrive à Lomé. Elle s’entretient avec toutes les parties, pouvoir et opposition. Suivra, le 27 juin, l’arrivée attendue des deux principaux médiateurs, Alpha Condé et Akufor Nana-Addo, présidents de la Guinée et du Ghana. Cette fois-ci, la méthode de consultations bilatérales cède à un face-à-face inhabituel entre les deux délégations avec quelques concessions dont la suspension consensuelle du processus électoral exigée par l’opposition. Et la promesse faite par le gouvernement de libérer toutes les personnes arrêtées lors des diverses manifestations et dont 43 encore sont détenues dans les prisons du pays. L’opposition a recouvré aussi le droit de manifester. En contrepartie, elle s’engage à respecter des itinéraires retenus de commun accord avec les ministères de la décentralisation et de la sécurité et à éviter toute violence. Des élections sont envisagées pour novembre 2018 « en fonction de l’évolution de la situation », a tenu à préciser le président guinéen en marge du sommet de l’Union africaine à Nouakchott, début juillet. Depuis, l’opposition tente de remobiliser les populations, alors que Faure Gnassingbé multiplie des rencontres sociales et économiques. Comme un air de précampagne ! 44 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

La Cedeao, dont les recommandations sont très attendues par les deux camps de la crise, devrait tenter d’imposer les urnes comme unique porte de sortie. L’opposition n’accepte cette possibilité qu’à plusieurs conditions.


L’implication sous-régionale s’intensifie en coulisse Au lendemain du passage à Lomé des deux médiateurs, le président togolais multiplie des contacts avec ses homologues de la sous-région. Il s’entretient avec Patrice Talon (Bénin), Marc Christian Kaboré (Burkina Faso) ainsi que Macky Sall (Sénégal) avant de se rendre à Abuja le 29 juin. Dans la capitale nigériane, une rencontre plutôt de réconciliation avec Muhammadu Buhari qui a été, de par ses déclarations publiques, le chef d’État le plus ferme à l’égard du président togolais dans la crise que connaît son pays. Après quelques mois de froid donc, un réchauffement des relations entre les présidents togolais et nigérian. Après Abuja, l’étape d’Abidjan où le président togolais s’est rendu en visite de travail fin juin, a permis de faire le point de la situation avec Alassane Ouattara. Le président ivoirien, qui avait été déjà médiateur en 2015 dans la crise togolaise, considère que l’option des élections est « la meilleure pour avoir l’avis du peuple et renouer définitivement avec la stabilité ». Mais l’opposition togolaise refuse « toute élection précipitée », selon son chef de file, Jean Pierre Fabre, qui met en garde la Cedeao contre « tout positionnement subjectif ». Faure Gnassingbé recevra ensuite le président de la commission de la Cedeao, Jean Claude Brou, qui a fait escale début juillet au Bénin pour une séance de travail avec Patrice Talon au cours de laquelle la situation au Togo a été largement analysée. En perdurant ainsi, la crise togolaise a fini par devenir une préoccupation sous-régionale. La riposte « développement » de Faure Gnassingbé Après la période de fortes résistances au sein d’UNIR, le parti présidentiel assouplit ses positions. Désormais, l’opposition peut organiser des activités dans le nord du pays et dans le bastion de Tikpi Atchadam, à l’origine des manifestations du 19 août 2017. Faure Gnassingbé, qui tient à briguer un 4e mandat en 2020, veut s’impose comme « garant de la stabilité ». Peu avant les vacances diplomatiques, il a reçu les ambassadeurs de la France, Marc Vizy, et des États-Unis, David R. Gilmour, pour leur expliquer sa « vision de la situation et les issues crédibles ». Une opération

L’opposition tente de remobiliser les populations, alors que Faure Gnassingbé multiplie des rencontres sociales et économiques. Comme un air de précampagne !

de charme d’autant plus nécessaire que Washington avait dénoncé « un recours dangereux aux milices » contre des manifestations de l’opposition notamment à Lomé et exigé « une garantie ferme du droit de manifester ». À côté du lobbying politique, le président togolais multiplie des actions sociales. Alors que les spéculations allaient bon train sur la crise au cours de la 2e quinzaine de juin, il a axé ses sorties sur le volet social de son projet de société. Le 23 juin, au Palais de la présidence, plusieurs membres du gouvernement, des patrons du secteur privé, des conseillers et des partenaires au développement consacrent une grande séance de travail au Plan national de développement (PND). Le 25 juin, il lance officiellement le Mifa (Mécanisme incitatif de financement agricole), nouvelle version du Tirsal avec les soutiens de la BAD (Banque africaine de développement) et du Fonds international de développement agricole. Le 27, en compagnie de son invitée d’honneur Ségolène Royal, Faure Gnassingbé lance son plan stratégique d’accès à l’électricité pour tous d’ici à 2030, marqué par une contribution immédiate de 20 milliards de F.CFA (30,5 millions d’euros) de la BAD. La riposte à la crise semble ne pas être que politique, mais aussi économique et sociale, pour le président togolais.

La majorité assouplit ses positions, l’opposition reste prudente La Cedeao, dont les recommandations sont très attendues par les deux camps de la crise, devrait tenter d’imposer les urnes comme unique porte de sortie. L’opposition n’accepte cette possibilité qu’à plusieurs conditions. Elle exige notamment la refonte de la CENI (Commission électorale nationale indépendante) qu’elle boycotte depuis sa création et qui est actuellement dominée par des représentants du parti au pouvoir. Jean-Pierre Fabre insiste sur le découpage électoral et le placement du processus électoral sous tutelle des Nations unies. « Inadmissible », s’écrie le camp présidentiel qui entend défendre la souveraineté du Togo. « Le pays est souverain et le scrutin est un acte d’indépendance », tempête Gilbert Bawara, proche de Faure Gnassingbé. Mais depuis le début de la crise, ces dernières consultations ont connu un assouplissement des positions au sein de la majorité, comme si une solution durable profile à l’horizon. « Restons prudents, rien n’est encore gagné », relativise Brigitte Adjamagbo Johnson qui appelle à « maintenir la pression ». En attendant le verdict des urnes, les deux camps sensibilisent dans toutes les régions du pays leurs militants de base. n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 45


Afrique subsaharienne Bénin

Une délicate révision constitutionnelle Patrice Talon souhaite réviser la Constitution, déclenchant des polémiques au sein de la classe politique, bien qu’unanime à souhaiter des réformes. Face au second refus de l’Assemblée, le Président pourrait utiliser l’arme du référendum. Cotonou, Max-Savi Carmel

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erdict : 62 pour, 19 contre et 1 abstention. Le Parlement ne souhaite pas de réforme constitutionnelle. Résultat décevant pour le gouvernement béninois qui, bien qu’ayant laissé l’initiative de la proposition de loi au Bloc de la majorité présidentielle (BMP) s’attendait à ce que le seuil des quatre cinquièmes soit facilement atteint. Après l’infructueuse tentative d’avril 2017, celle du 6 juillet sonne comme un coup dur contre les réformes auxquelles tient pourtant le président Patrice Talon. Il devrait, pour arriver à bout, passer par un référendum qui n’est pas gagné d’avance. Pourtant, ils sont de plus en plus nombreux, y compris au sein de l’opposition, à reconnaître les limites de la Constitution actuelle. Pour autant, l’insistance du camp présidentiel et surtout, la précipitation qui caractérise le projet de la révision, amplifie la méfiance chez les citoyens, qui ignorent l’essentiel des grandes lignes de la réforme. L’opposition crie « au renforcement excessif des pouvoirs du chef de l’État », la majorité clame « une autonomie des institutions et le renforcement des libertés fondamentales », les syndicats et la société civile peinent à suivre le rythme et recommandent des réformes concertées. Le père Julien Penoukou, porte-voix politique de l’Église catholique, appelle à aller au « rythme du consensus ». Talon, l’incompris ? Patrice Talon est à l’épreuve des grandes contradictions de la démocratie béninoise : d’un côté, des signes persistants d’un essoufflement qui nécessite un coup de modernisation et de l’autre, des poches de résistance qui semblent s’opposer à toute réforme, quel qu’en 46 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

soit le contenu. Le Président a choisi une troisième voie qui peine à être comprise. Celle d’user des prérogatives que lui confère la Constitution pour accélérer les réformes, une méthode qui montre vite ses limites dans une société trop politisée. D’abord, en introduisant le principe de résidence dans la loi électorale, il s’est mis à dos l’influente diaspora béninoise qui a multiplié des manifestations dans les capitales occidentales. Patrice Talon avait pourtant été, lors de la présidentielle, très soutenu par les Béninois de l’extérieur. Ensuite, l’élection à la tête de la Cour constitutionnelle, début juin, de Joseph Djogbénou, un avocat proche du chef de l’État, dont il fut d’ailleurs le garde des Sceaux, a suscité une vague de suspicions. D’autant que dans la foulée de sa prestation de serment, ladite Cour a validé une loi considérée « inconstitutionnelle » par l’équipe précédente. Il s’agit de celle relative au droit de grève pour les agents de la santé, les magistrats et la police républicaine. Peu après, le 25 juin, Cécile De Dravo, dont l’époux, Abraham Zinzindohoué, est à la tête de la Renaissance du Bénin (RB, nouvelle version) qui soutient la majorité présidentielle, a été plébiscitée à la tête de la Haute Cour de justice. Enfin, alors que le gouvernent fait de la lutte contre l’impunité un cheval de bataille, l’arrestation d’un député réputé « opposant » et la levée d’immunité en cours de Idrissou Bako et Valentin Djenontin, tous proches de l’ancien président Yayi Boni, sont perçues comme une « guerre ouverte » à l’opposition que dénonce la Coalition pour la défense de la démocratie (CDD)

Une manifestation contre les réformes a rassemblé plusieurs milliers de personnes, le 9 mars, à Cotonou.

rassemblant les anciens présidents Soglo et Yayi autour de l’homme d’affaires Sébastien Ajavon. Tout cet environnement rend inaudible l’action du gouvernement et met en doute la sincérité de Patrice Talon, qui aura pourtant axé toute sa campagne présidentielle sur les grandes réformes. « Les Béninois veulent une chose et son contraire, ils élisent un réformateur et se montrent réticents aux grandes réformes », s’étonne un diplomate occidental accrédité à Cotonou. « Nous irons au bout des réformes », a déjà promis le chef de l’État alors que l’opposition multiplie des communiqués contre une réforme « en force ». Introverti et muet, le chef de l’État semble de plus en plus incompris alors qu’il s’achemine vers la moitié de son mandat. Les grandes lignes de la révision « La révision permet d’asseoir des institutions solides et de donner une place nouvelle à la femme dans la politique », avance Robert Gbian, 2e vice-président de l’Assemblée nationale et membre influent du Bloc de la majorité présidentielle. L’ancien candidat à l’élection présidentielle voit dans l’accumulation de plusieurs scrutins, prévue par la nouvelle Constitution, « une manière de faire des économies ». Appeler les Béninois à élire, dès 2019, les députés et les maires lors d’une seule et même élection fera gagner à l’État plus de 40 % du coût global des deux élections. Mais l’objectif final de la


réforme est de pouvoir, d’ici à 2026, tenir des élections générales (présidentielle, législatives et municipales). Un argument qui convainc les chancelleries, mais laisse dubitative l’opposition qui craint des confusions, au bénéfice du président Talon. Léonce Houngbadji, l’un des principaux opposants, y voit « la meilleure formule pour garantir à Talon la majorité nécessaire pour faire du Bénin ce qu’il voudra ». Outre l’égalité des chances entre hommes et femmes et les élections cumulées, la nouvelle Constitution adapte la législation béninoise à l’internet et à la lutte contre le terrorisme, mais aussi réduit l’influence du chef de l’État dans les choix et les élections au sein des institutions républicaines à savoir la HAAC (Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication) ou le Conseil économique et social. Elle réforme la Haute Cour de justice pour la rendre plus efficace, instaure la Cour des comptes. Les principes de limitation de mandats, de la nature républicaine et laïque de l’État et des divers modes de scrutins ne devraient faire objet d’aucun amendement.

Issues probables Le président Talon ne devrait pas lâcher les réformes. Il aura le choix entre la méthode dure, élargir grâce aux moyens de pression dont il dispose, sa majorité parlementaire, pour disposer des 4/5e prévus par la Constitution pour toute révision. Dans ce cas, le chef de l’État doit renouer le dialogue avec l’opposition et surtout, convaincre les forces vives de la pertinence de la révision. Bien que la Constitution soit en déphasage

Tout le monde est d’accord : après 28 ans d’usure et compte tenu de son caractère contextuel lié à la Conférence nationale des forces vives, la Constitution béninoise ne tiendra pas longtemps la route, sans un toilettage, fut-il minime.

avec l’évolution du monde sur les questions liées à la bioéthique, les nouvelles technologies et les libertés des minorités, l’insistance avec laquelle majorité tente les réformes est perçue comme douteuse. Le gouvernement peut, en respect du vote de l’Assemblée nationale, recourir au référendum populaire qui non seulement prendra du temps, mais devait coûter au moins 25 milliards de F.CFA pour un pays dont l’économie commence à peine à sortir de la morosité. Dans les coulisses du Palais, on prête l’intention au chef de l’État de reporter la révision à la fin du mandat et de privilégier les grands points du Plan d’action du gouvernement. D’autant que des législatives sont prévues pour le premier trimestre 2019 et qu’aucune liste électorale fiable n’est encore disponible. Pourtant, tout le monde est d’accord : après 28 ans d’usure et compte tenu de son caractère contextuel lié à la Conférence nationale des forces vives, la Constitution béninoise ne tiendra pas longtemps la route, sans un toilettage, fût-il minime. n


Maghreb Maroc

Les élites perdent pied face à la grogne sociale Les protestations dans les régions, suivies d’un mouvement de boycott national, cible les entreprises jugées en position dominante. La contestation a mué, elle se ramifie sans qu’aucun acteur politique ne sache y répondre. Rabat, Olivier Deau

L

e parallélisme des formes est frappant. Quand Al-Hoceïma s’embrase, en octobre 2016, les délégations ministérielles se succèdent au chevet de la ville rifaine pour éteindre l’incendie social. Rien n’y fait, le mouvement se durcit, exigeant des services publics une meilleure qualité, exacerbant les tensions locales, mobilisant la communauté autour d’un bras de fer contre l’État. Puis, lorsque les ministres se sont résolus à l’impasse, les forces de sécurité ont lentement cadenassé la ville, ont limité les déplacements de journalistes internationaux pour éviter que cette protestation ne nuise à l’image du Maroc à l’étranger. Sous la ville rifaine, les braises sont encore chaudes. Une trentaine de leaders du mouvement ont été condamnés en juin dernier, à des peines de trois à vingt ans de prison ferme. Parmi les chefs d’accusation les plus lourds, figure celui d’« atteinte à la sûreté de l’État ». Les habitants ont encaissé le coup, exigé la libération de « détenus politiques » et ont ajouté cette réponse sévère de l’État marocain à la longue liste des meurtrissures de la région depuis l’Indépendance, meurtrissures qui creusent un fossé symbolique que les promoteurs de la réconciliation et du dialogue ont de plus en plus de mal à combler. Puis, ce fut autour de Jerada, ville minière, productrice de char48 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

bon, berceau syndical et politique puissant, abandonnée à la fin des années 1990 sans plan de reconversion économique, de faire connaître sa souffrance au pays. Depuis des années déjà, ses mineurs, souvent très jeunes, exploitent des veines de lignite, trop peu boisées, pour la revente sur le marché informel. Depuis des années, des drames se succèdent mais lorsque deux jeunes frères périssent dans ses entrailles charbonnières, fin 2017, la petite ville moyenne organise des manifestations d’ampleur. La presse nationale enquête, on pointe du doigt « les barons du charbon », les quelques notables, devenus élus politiques, détenant les permis d’exploitation qui rachètent le charbon informel à bas prix et profitent de la rente. Une nouvelle fois, les ministres viennent, voient, dialoguent avec quelques associations et responsables… puis repartent ! Quelques semaines après les forces de l’ordre seront chargées de contenir ces manifestations qui ne semblent pas s’étioler, et des leaders sont arrêtés. Opposants et protestataires La manifestation de rue s’est « normalisée » depuis quelques années, permettant à des acteurs politiques de compenser dans la rue leur marginalisation politique, que ce soient les islamistes de Adl-wa Ihsane (Justice et Bienfaisance), une association « tolérée » ou les groupuscules de gauche tel Annahj Addemocrati, un parti politique boycottant les élections. « Dès le début des années 1990, ces partis antisystèmes sortaient dans la rue au moment des manifestations contre la guerre en Irak », rappelle un observateur politique ; « ils sont sortis aussi au moment du Printemps arabe et participent à toutes les manifestations d’ampleur qui peuvent mettre la pression sur le gouvernement, même si elles sont portées par d’autres. » Pour le pouvoir marocain, il n’est pas simple d’engager le dialogue et de trier opposants politiques « idéologiques »

Manifestation contre la détention de militants du mouvement « Hirak », le 27 juin 2018.

et protestataires. Traiter les revendications de manière sectorielle reste le premier réflexe. Le boycott économique, arme de la classe moyenne Au plus fort du « Printemps arabe » les tractations avec les diplômés-chômeurs ont été menées pour embaucher plusieurs milliers d’entre eux dans la fonction publique et éviter qu’ils ne grossissent le flot des manifestants. Promesse d’ailleurs non honorée par le gouvernement suivant, conduit par le parti islamiste PJD, qui fort de sa légitimité démocratique acquise dans le vote urbain des grandes villes, sentait pouvoir s’en délier. Mais si ses performances électorales sont indéniables dans les grandes villes, elles restent à nuancer car de nombreux Marocains – plus de 70 % – s’abstiennent de voter, un chiffre plus élevé que jamais.


Cette abstention électorale fait écho à un autre mouvement. En plein milieu du mois d’avril 2018, une campagne électronique pour le boycott de trois produits de consommation connaît un succès grandissant. L’eau Sidi Ali, appartenant au groupe Holmarcom administré par la dirigeante du syndicat patronal, le lait Centrale laitière, appartenant à Danone, ainsi que les stations essence Afriquia appartenant à Aziz Akhannouch, homme d’affaires,

ministre de l’Agriculture et patron du parti politique RNI, (un parti libéral, rival du PJD participant à la coalition gouvernementale) sont visés par cette campagne. Le chef du gouvernement, Saad-Eddine El Othmani, semble avoir bien du mal à projeter une réponse globale, une tournée du gouvernement en régions est organisée, alors que les nouvelles institutions régionales ont du mal à se structurer depuis leur création, en 2015.

Surpasser le modèle de la rente économique et de la notabilité politique utilitariste, tel semble être le défi auquel se confronte le Maroc. Chacun se pose la question de qui peut incarner de nouvelles alternatives dans un contexte où les acteurs semblent démonétisés.

Accusés d’être à la manœuvre, voire de régler des comptes politiques, les islamistes du gouvernement se sentent obligés de condamner ce boycott économique au risque de se couper de leur base, la petite classe moyenne urbaine, celle qui boycotte. Le ministre des Affaires générales, Lahcen Daoudi, va jusqu’à se joindre à une manifestation des employés de Danone inquiets par la situation, et la Toile marocaine de moquer ce ministre devenu protestataire de rue… Un modèle épuisé de développement Du côté du Palais royal, le conseiller Abbas Jirari, un des rares à s’exprimer dans les médias, se permet une sortie remarquée dans le quotidien arabophone Akhbar El Youm, se démarquant du gouvernement. Repris par la presse

Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 49


Maghreb francophone, les propos du conseiller royal invoquent la responsabilité du gouvernement qui rappelle que « le Roi Mohammed VI en a appelé à un nouveau modèle de développement pour le Maroc mais qu’aucun responsable ne lui a présenté d’alternatives ». Sur quel modèle vit donc ce Maroc économique et politique ? « En régions, les partis de l’échiquier politique parlementaire ont prospéré sur l’incorporation de notables locaux pour obtenir des voix et des élus. En science politique, on appelle cela une relation de patronage ou de clientèle » explique un chercheur. « Le patron exerce un levier d’influence sur son territoire car il peut redistribuer des avantages réels issus des politiques publiques comme l’accès à l’eau, l’accès à l’électricité pour un quartier tout entier. C’est un modèle connu dans les espaces politiques en voie de libéralisation dans un contexte de développement économique. » Avec 98 % de raccordement électrique et 90 % de raccordement à l’eau potable, le rôle des patrons locaux est plus complexe. La population réclame des conditions de vie « dignes », des emplois, la santé, un meilleur service éducatif, les bénéfices de politiques publiques nationales plus difficiles à mener et coordonner. Les patrons locaux ne peuvent plus servir de relais efficaces, voire apparaissent comme les principaux bénéficiaires des failles de développement, car ils concentrent les avantages économiques surtout si ce sont des chefs d’entreprises locaux. Surpasser le modèle de la rente économique et de la notabilité politique utilitariste, tel semble être le défi auquel se confronte le pays. Sur le plan politique, chacun semble se poser la question de qui peut incarner de nouvelles alternatives dans un contexte où les acteurs semblent démonétisés. D’autres pointent le nécessaire renforcement des institutions publiques adéquates regrettant par ailleurs le fait que le Conseil de la concurrence n’ait jamais été investi de ses pouvoirs. Le député de la Fédération de la gauche démocratique, Omar Balafrej, en appelle au « renforcement de l’évaluation des politiques publiques et des moyens de contrôle du Parlement ». Entre les appels à « l’homme providentiel » et le « renforcement des institutions », les prochains discours royaux seront scrutés avec attention. n 50 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

Maroc

Abderrahmane Rachik

Sociologue

La mutation des mouvements sociaux Comment analyser les mouvements sociaux qui traversent le Maroc ? Réponses éclairantes d’Abderrahmane Rachik, sociologue au Centre marocain des sciences sociales CM2S, université Hassan II, Casablanca. Depuis 2011, on dénombre une recrudescence des actions de protestations occupant la rue. Comment interpréter ces données et la multiplication des contestations ?

En fait, nous recensons une augmentation des mouvements sociaux dès 1998, depuis le gouvernement d’alternance dirigé par l’USFP (socialiste). Les données du ministère de l’Intérieur nous permettent de saisir les dynamiques. En 2005, les actions collectives des différents mouvements protestataires dans l’espace s’élevaient à 700 actions, notamment suscitées par les politiques de relogement des quartiers insalubres, l’électrification ou la connexion au réseau d’eau. Les nouvelles politiques publiques ont provoqué de nombreuses actions de revendication. En 2008, on dénombre 5 000 actions puis 6 438 en 2009 et 8600 en 2010. Les actions du « Mouvement du 20-Février », en 2011, dans le cadre du « Printemps arabe », ont entraîné une augmentation vertigineuse. Le nombre de protestations a été multiplié par 26 en 2012 par rapport à l’année 2005. À partir de 2011, le gouvernement

mené par le parti islamiste, le PJD a privilégié une politique légaliste. Dorénavant, toute action dans l’espace public sans autorisation administrative préalable est réprimée. Le nombre de protestations a donc diminué à partir de 2015. Ces actions de protestations publiques sont-elles un phénomène récent ?

Non, elles ne sont pas récentes mais nous avons assisté à leurs mutations, au cours de l’histoire. Nous avons repéré des protestations récurrentes sous forme d’émeutes (1965, 1981, 1984 et 1990), dans un contexte politique autoritaire. Ces émeutes furent spontanées, violentes, meurtrières mais aussi éphémères, avec une répression sanglante menée par des militaires. Depuis 1994, les jeunes diplômés chômeurs sont à l’origine de nouvelles formes pacifiques de protestation sociale dans l’espace public. Ils ont réussi à imposer une tradition, celle de la manifestation dans l’espace public. Je vous citerai notamment le sit-in de neuf mois organisé devant le siège du ministère de l’Éducation nationale, malgré le froid, la pluie, et les différentes interventions violentes des forces de l’ordre ! En parallèle, dans les années 1990, d’autres mouvements revendicatifs liés à la promotion de valeurs (défense des droits de l’homme, des femmes, de la culture amazighe, etc.) se sont renforcés. Nous assistons à un processus long de pacification des protestations. L’État intervient moins violemment pour réprimer les mouvements sociaux et la tradition des protestations sociales pacifiques s’est réalisée bien avant le « Printemps arabe ».


inorganisés sur un slogan, « Contre la vie chère ». D’autres mouvements politiques et sociaux structurés, des « professionnels de la protestation », ont essayé d’accompagner le mouvement des « boycotteurs ». Par exemple ce n’est pas la première campagne contre le ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, président du RNI, et propriétaire d’Afriquia. Au cours de 2016, après la victoire électorale du PJD et le blocage qui s’est ensuivi lors de la négociation pour la formation d’un nouveau gouvernement de coalition, une milice électronique avait appelé à boycotter la compagnie pétrolière. Mais cet appel au boycott n’avait pas pris, parce qu’il était isolé, ponctuel et explicitement politique. Avec qui dialoguer ? Dans le cas du boycott, il n’existe aucun interlocuteur, aucune revendication précise, à part la cherté de la vie et quelques slogans éparpillés tels la séparation de l’économique et du politique.

La ville d’Al Hoceïma connaît un mouvement social régional surnommé « Hirak » (« la mouvance »). En quoi ce mouvement rifain est-il différent ?

Dans un contexte territorial restreint comme le Rif, l’action collective s’appuie sur des liens communautaires ou mythiques, des relations de parenté, des liens de sang, des relations de voisinage ou de proximité spatiale. Le lien social communautaire devient le carburant de la protestation sociale. Les relations sociales y sont plus spontanées, plus émotionnelles, plus solidaires, plus chaudes que dans les grandes villes où les relations sociales sont plus anonymes, utilitaristes et rationnelles. Les clivages politiques et les différenciations sociales dans les grandes villes sont plus aigus qu’en milieu rural et dans les petites villes. Ainsi, le mécontentement social peut être le résultat de ce qui est perçu comme une agression externe susceptible de fructifier le sentiment de frustration et d’appartenance territoriale.

La spécificité de mouvement régional, c’est son émergence loin des cadres politique et syndical locaux. Les nouveaux porte-parole de la région du Rif considèrent les partis politiques comme de simples « boutiques politiques », (dakakine siyassiya) qui n’attendent que la campagne électorale. Les protestataires d’Al-Hoceima expriment leurs revendications économiques et sociales comme une communauté, et non pas comme des catégories sociales pauvres, défavorisées, marginalisées… Le passé identitaire met l’ensemble du territoire régional en relief. Depuis avril, un appel au boycott économique, sans leader visible, a été diffusé à travers les réseaux sociaux virtuels. Peut-on le qualifier de « mouvement social » ?

Il ne s’agit pas d’un mouvement social tant qu’il n’existe pas de meneurs visibles identifiables, Ce mouvement n’a aucune idéologie particulière mais s’appuie sur le consensus d’un ensemble d’individus

Que ce soit le « Hirak » dont les leaders sont pourtant incarcérés, ou ce boycott économique, ces mouvements durent. Quelles peuvent être les solutions de l’État marocain pour les désamorcer ?

L’État ne peut dialoguer qu’avec des institutions (partis politiques, syndicats, associations) ou avec des représentants informels de groupes sociaux. Dans le cas du boycott, il n’existe aucun interlocuteur, aucune revendication précise, à part la cherté de la vie et quelques slogans éparpillés tels la séparation de l’économique et du politique. L’État pratique l’attitude de wait and see, en comptant sur l’usure. D’autre part, je constate une très mauvaise gestion de la protestation sociale sur Facebook par certains membres du gouvernement, tandis que parallèlement, perdure un silence officiel des corps constitués (État, gouvernement, parts politiques, syndicats…) qui comptent sur un boycott passager, éphémère. Certaines déclarations politiques hâtives ont été perçues par les protestataires comme une stigmatisation de leur mouvement. Il s’agit tout à la fois d’un manque d’expérience, d’incompétence en matière de communication ou tout simplement d’une mauvaise gestion politique d’une crise nouvelle. n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 51


Maghreb Tunisie

Vers une meilleure égalité homme-femme La Commission voulue par Béji Caïd Essebsi propose de refonder la société tunisienne, en y incluant de nombreux droits et libertés individuelles. Le Président devrait proposer un projet de loi en ce sens. Entre partisans et opposants, les positions s’affirment. Tunis, Mathieu Galtier

É

galité homme-femme devant l’héritage, abolition de la peine de mort, décriminalisation de l’homosexualité, etc. Le rapport de 235 pages, remis le 8 juin au président de la République, Béji Caïd Essebsi, veut mettre un terme aux tergiversations de la société en faisant basculer définitivement la Tunisie du côté de la modernité. Il est l’œuvre de la Commission aux libertés individuelles et à l’égalité (Colibe) formée de neuf experts et présidée par Bochra Belhaj Hmida, personnalité politique et militante féministe. « C’est une révolution dans la continuité », résume celle qui a fait défection à Nidaa Tounes, mais qui est restée proche du Président. « Révolution », car il propose, clé en main, un code des libertés et droits individuels qui n’existe… qu’au Canada ! Les 235 pages s’attaquent également aux derniers tabous : la question de l’héritage, l’homosexualité ou encore la liberté de conscience. « Continuité », car les auteurs se réclament de la Tunisie moderniste qui a permis le Code du statut personnel (CSP) en 1956, lequel donne à la femme des droits encore absents dans les pays musulmans voisins comme l’interdiction de la polygamie, le divorce par voie judiciaire… 52 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

Toucher au tabou de l’héritage Ainsi, la Tunisie du prochain siècle est entre les mains de Béji Caïd Essebsi, 91 ans. Qui a créé la Colibe « pour laisser une trace dans l’histoire, à l’instar de son mentor, Habib Bourguiba avec le Code du statut personnel », confie un proche du palais présidentiel. Il est possible que le plus vieux dirigeant démocratiquement élu dans le monde ne se représente pas à l’élection présidentielle de 2019. Selon le scénario le plus probable, un projet de loi d’initiative présidentielle, scellant l’égalité devant l’héritage, devrait être proposé à l’assemblée, réunie en session extraordinaire le 13 août, date anniversaire de la proclamation du CSP. Bourguiba n’avait osé y toucher en 1956 car elle s’attaque à la structure familiale et remet en cause les fondements de l’économie rurale. Pour ménager les différents courants, la Colibe a développé plusieurs propositions. Le premier cas stipule qu’hommes et femmes d’un même degré de parenté (frère-sœur, fils-fille, pèremère) reçoivent la même part, sauf si le défunt a écrit un testament pour imposer la tradition musulmane dans laquelle, à situation parentale équivalente, l’homme touche deux fois plus. Dans le second cas, c’est à la femme d’exiger sa part de l’héritage. Une subtilité qui n’en est pas une : « Dans les régions rurales, la mentalité est différente. Certaines femmes n’osent déjà pas réclamer leurs parts. Sous la pression familiale, elles sont obligées de les donner à des cousins ou des oncles tout en travaillant pour un salaire de misère », décrit Hager Chabbah, chef de projet dans un groupement d’éleveurs bovins, qui milite pour la première proposition. « Purification législative » Un tel renversement de valeurs serait une abomination pour les opposants. « Depuis plus d’un millénaire qu’existe l’Islam, il n’y a jamais eu de différends familiaux dus au partage de l’héritage.

Les versets coraniques précisant l’héritage ne peuvent être sujets à interprétation », estime Sofiane Bessaïes, membre du Collectif national pour la défense du Coran, de la Constitution et du développement équitable, évoquant une « purification législative » de la Commission qui aurait gommé toute référence islamique. Meherzia Labidi, élue Ennahdha, parti démocrate-musulman membre de la coalition gouvernementale, salue la fine interprétation théologique de l’introduction du rapport, mais pour mieux s’étonner des mesures clivantes avancées. « Concernant la liberté de conscience, la Colibe pense la fortifier en préconisant la citoyenneté : l’État traite avec des citoyens et avec non des musulmans, des juifs, des chrétiens ou des athées, sur le modèle des pays occidentaux. Oui à cela, mais n’oublions pas que la Constitution parle d’un État civil [art. 2] mais aussi de l’Islam comme religion de la Tunisie [art1.]. Le respect des croyances est aussi respect de la liberté de conscience. » La députée relève même des incohérences si la logique des droits Femme politique et militante féministe, Bochra Belhaj Hmida préside la Commission aux libertés individuelles et à l’égalité (Colibe).


Des Tunisiennes et des Tunisiens manifestent en faveur d’une nouvelle loi sur l’héritage, le 10 mars 2018.

individuels était poussée jusqu’au bout : la dépénalisation de l’adultère pourrait mener au retour de la polygamie, la suppression de la dot dans le contrat de mariage musulman pourrait précariser encore davantage les femmes pauvres. Ennahdha est divisée sur ce rapport. La base y est majoritairement hostile. La direction, menée par Rached Ghannouchi, y voit une possibilité de prouver la mue d’une formation islamiste à un classique parti conservateur. D’autant plus que le clivage à la Colibe est transpartisan. Le dirigeant de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi, a mis plusieurs jours avant de défendre les membres de la Commission, cibles de menaces de mort, sans pour autant cautionner le fond, tant celui-ci heurte le conservatisme de nombreux militants. Une société fracturée Des pétitions en ligne sont apparues pour exiger le retrait du rapport. Le vendredi, des imams appellent les croyants à lutter contre le fruit de la Colibe. « Dans son prêche, un imam

de Nabeul a accusé la Commission de produire un texte contre l’Islam, d’être sous l’emprise de l’Occident », dénonce Nadia Chaabane, ex-députée à la Constituante pour le parti de gauche al-Massar. Pour contrer ces intimidations, les associations des droits de l’homme se mobilisent. Le collectif des libertés individuelles appelle à l’union sacrée, même si certaines associations ont pu se sentir lésées par ce texte

En matière d’héritage, hommes et femmes d’un même degré de parenté pourraient recevoir la même part, sauf si le défunt a écrit un testament pour imposer la tradition musulmane dans laquelle, à situation parentale équivalente, l’homme touche deux fois plus.

qui fait la part belle à la question de l’héritage. La communauté militante LGBT regrette que l’abrogation de l’article 230 du Code pénale qui criminalise l’homosexualité ne soit pas plus portée par la Colibe, au profit d’une proposition qui supprimerait uniquement la peine de prison pour des actes de sodomie. « Il y a des désaccords chez nous sur ce rapport. Mais nous sommes une association intersectionnelle, nous allons soutenir ce texte, dans la rue s’il le faut », affirme Ali Bousselmi, président de l’association Mawjoudine qui se bat pour la liberté sexuelle. Une ligne de fracture dans laquelle s’engouffrent les adversaires. À part les religieux radicaux, les contempteurs de la Colibe mettent en avant des propositions sur lesquelles ils seraient prêts à discuter mais que le président de la République n’estime pas être à l’ordre du jour comme l’abolition de la peine de mort, alors que le pays fait face au terrorisme. Si un projet de loi est attendu dès cet été, le travail de la Colibe a ouvert un espace de débat pour les années à venir. n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 53


Maghreb Libye

Le quitte ou double de Haftar sur Tripoli Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est libyen, joue gros en s’attaquant au gouvernement rival de Tripoli. Une offensive qui se traduit par la confiscation temporaire de la production du pétrole. Le militaire septuagénaire a décidé de jouer son va-tout. Par Mathieu Galtier

C

oup de génie ou baroud d’honneur ? Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est libyen, avait décidé de remettre le 25 juin, le contrôle du croissant pétrolier à l’officieuse branche orientale de la Compagnie nationale pétrolière (NOC) au détriment de l’officielle installée à Tripoli. Sitôt la chose faite, la production d’or noir a chuté de moitié. Le 11 juillet, le militaire septuagénaire revient finalement sur sa décision. Un coup pour rien ? Non. Une audace payante ? Non plus. La stratégie intrigue et marque une étape importante dans les relations entre les deux autorités rivales du pays. À première vue, les conséquences sont plutôt désastreuses pour le maréchal de l’autoproclamée « Armée nationale arabe libyenne ». Le rapprochement opéré depuis des mois avec son adversaire, Faez Serraj, le Premier ministre du Gouvernement d’union nationale (GUN) basé à Tripoli et reconnu par la communauté internationale, est brisé net. Après le 25 juin, la NOC de Tripoli décide aussitôt le cas de force majeur qui interdit toute exportation de pétrole depuis la zone concernée. Or, le croissant pétrolier, situé sur la côte centrale du pays, accueille les principaux 54 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

terminaux et plus de 80 % des réserves exploitables. Résultat, les autorités de Tripoli ont comparé le geste du militaire de 75 ans à celui d’un « criminel ». Plus grave est la réaction des principaux pays occidentaux impliqués dans le dossier libyen. La France, l’Italie, le RoyaumeUni et les États-Unis, ont exprimé dans un communiqué commun leurs « profondes inquiétudes ». Le retour à la normale du 11 juillet n’a pas suffi à les calmer. D’ailleurs, cette volte-face de Haftar, à peine quinze jours après son coup de force, est le résultat direct d’importantes pressions de Paris et du Caire, deux principaux alliés de Haftar, ulcérés de la décision unilatérale de leur poulain. Une image écornée du « de Gaulle libyen » Ainsi, le militaire s’est en partie décrédibilisé sur la scène internationale, alors qu’il avait mis toute son énergie à se construire une image de « De Gaulle libyen » à même de stabiliser le pays. La France l’a invité deux fois depuis 2017. Emmanuel Macron, conseillé par le ministre des Affaires étrangères, JeanYves Le Drian – qui mise sur Haftar –, pousse pour la tenue d’élections générale et présidentielle dès le 10 décembre, malgré les difficultés logistiques, car l’ancien putschiste de 1969 est le grand favori.

La Banque centrale de Tripoli conserve la main sur la manne de l’or noir, mais elle se retrouve affaiblie car elle travaille main dans la main avec la Compagnie nationale pétrolière (NOC) de Tripoli pour verser les salaires.

Alors pourquoi gâcher cette respectabilité diplomatique pour ce qui ressemble, au final, à un coup d’épée dans l’eau ? Parce qu’il a compris que le statu quo d’une Libye divisée n’était plus tenable, que les manœuvres militaires ne suffisaient plus et qu’il devait se présenter comme le maître du jeu, toujours en vie. Littéralement. Début avril, Khalifa Haftar a été hospitalisé à Paris pour des raisons médicales obscures. Une simple arythmie cardiaque pour les uns, un coma pour les autres. Inquiets de son bulletin de santé, l’Arabie saoudite, autre allié de poids d’Haftar, décide de chercher des alternatives. Abderraouf Kara et Haythem Tajouri, chefs des deux principaux groupes armés de Tripoli et affiliés au gouvernement d’Union nationale, sont ainsi invités à Riyad. Pour prouver qu’il n’est pas hors-jeu, Khalifa Haftar doit donc réagir : un plan en deux temps pour rebattre définitivement les cartes. Force à l’Est, machiavélisme à l’Ouest La première offensive est militaire. Il lance une grande partie de ses troupes, notamment ses forces aériennes pour mettre la main sur Derna, seule cité d’importance qui lui échappe encore en Cyrénaïque, région de l’est du pays. Aux mains d’une coalition de groupes djihadistes et de révolutionnaires ultras, la ville côtière est soumise à un siège depuis près de deux ans. Le 29 juin, Khalifa Haftar déclare la libération de Derna. Qu’importe que les ONG internationales aient recensé de nombreux actes s’apparentant à des crimes de guerre, la communauté internationale, si elle regrette les méthodes brutales, salue cette nouvelle victoire contre le terrorisme. La deuxième phase est plus ardue. Il s’agit de s’attaquer à la Tripolitaine, la région ouest du pays, mais non par la force. En bon connaisseur des divisions tribales et historiques du pays, l’ancien


Khalifa Haftar (à gauche) s’exprime devant des parlementaires de Tobrouk, en compagnie de Aguila Saleh Issa, président de la Chambre des représentants (au centre) et de Faez Serraj, Premier ministre du Gouvernement d’union nationale.

bras droit militaire de Kadhafi sait qu’aucune force ne peut s’imposer et à l’Est et à l’Ouest. La déstabilisation s’opérera par un autre type d’arme : l’argent. « Haftar est absolument déterminé à fragiliser l’équilibre autour du GUN à Tripoli. Pas seulement par des moyens militaires mais aussi des moyens administratifs et économiques », explique l’universitaire Jalel Harchaoui. L’occasion rêvée lui est fournie par l’un de ses plus anciens ennemis : Ibrahim Jedran. L’ex-chantre des fédéralistes attaque les terminaux de Ras Jadir et de As-Sidra. Le combat est rude mais Haftar en sort vainqueur. Cette offensive est le prétexte pour s’en prendre à l’Ouest. Jedran avait notamment coalisé autour de lui des unités révolutionnaires de l’Ouest. Haftar pointe ces derniers, « des groupes armés criminels et terroristes payés par le gouvernement d’union nationale », pour remettre les clés du croissant pétrolier à l’Est. « Les adversaires de Haftar sont finalement son meilleur atout. Par leur maladresse et leurs aventures militaires désorganisées, ils lui rendent la tâche facile pour envisager une expansion vers l’ouest et le sud », estime Mohamed Eljarh, un analyste libyen. Semer la zizanie chez l’adversaire Car si cette passation de pouvoir n’a duré que quelques jours, elle a introduit la division au sein des principales institutions de la capitale. La Banque centrale de Tripoli (BCT) conserve la main sur la manne pétrolière, mais elle se retrouve affaiblie car elle travaille main dans la main avec la NOC de Tripoli pour

verser les salaires. Or, le libérateur de Benghazi a prouvé qu’il pouvait à tout moment court-circuiter la société pétrolière. Son objectif : pousser au renvoi de Sadiq el-Kébir, le gouverneur de la BCL qui lui est ouvertement hostile. Il veut aussi instiller le doute auprès des groupes armés de l’Ouest qui soutiennent Faez Serraj : « Serons-nous toujours payés si Haftar arrive à manipuler la NOC à sa guise et à placer un proche à la Banque centrale ? » Un plan, qui malgré des apparences d’échec, fonctionne. Les milices qui contrôlent Tripoli multiplient les actes d’indépendances vis-à-vis du GUN, comme le prouvent les multiples accrochages entre elles dans la capitale. La place de Sadiq al-Kébir n’a jamais été aussi fragile. Reste cette image écornée à l’internationale. Mais elle ne devrait pas le gêner trop longtemps. Depuis son passage au ministère de la Défense, Jean-Yves Le Drian considère que l’opération Barkhane, qui lutte contre le terrorisme dans le Sahel, coûte trop cher. Pour le ministre français, il faut réussir à stabiliser le sud de la Libye pour alléger le dispositif : « Pour cela, Haftar était, et est toujours, considéré comme notre meilleur allié », affirme un ancien conseiller gouvernemental. Avec les attentats terroristes et la crise migratoire, la France a fait du sud de la Libye un enjeu plus important que le croissant pétrolier. Les priorités changent, Khalifa Haftar l’a compris. À 75 ans, il n’a jamais été aussi pressé de parachever son triomphe. En aura-t-il le temps ? n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 55


Économie

L’économie bleue, un nouveau filon Exploiter fleuves, mers et océans. Une source de richesses et d’emploi, à condition que tous les partenaires économiques s’engagent pleinement. Tel est le constat du premier Forum sur l’économie bleue en Afrique. Londres, Christine Holzbauer, envoyée spéciale

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ne première dans l’histoire du développement sur le continent. Jamais encore l’« économie bleue », cette discipline qui couvre des domaines aussi divers que la pêche, l’aquaculture, la navigation, les transports, le tourisme ou les industries extractives, n’avait fait l’objet d’un forum dédié à l’Afrique. Certes, les ODD (Objectifs du développement) y consacrent un chapitre entier : l’ODD 14 sur la préservation et la valorisation des océans et des mers. L’Agenda 2063 de l’Union africaine a également inscrit comme son aspiration numéro 1, « une Afrique prospère fondée sur la croissance inclusive et le développement durable grâce au développement de l’économie océanique, trois fois plus grande que sa masse terrestre ». Alors que 70 % des pays africains sont côtiers et plus de 90 % des importations et des exportations du continent sont effectuées par voie maritime, la contribution économique des océans a été, jusqu’à présent, largement sous-évaluée. En Afrique comme dans le reste du monde d’ailleurs ! Ce n’est très récemment que l’économie bleue a commencé à être intégrée dans les stratégies de développement nationales et internationales. « L’économie bleue est une nouvelle réflexion audacieuse qui accélérera la transformation structurelle de l’Afrique et créera des emplois. Pendant le Forum, nous partagerons des histoires bleues, des solutions bleues et écouterons des experts et des leaders océaniques pour souligner les nombreuses opportunités que l’économie bleue peut offrir aux entreprises africaines et internationales », 56 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

Leïla Ben Hassen, fondatrice de Blue Jay Communication, a pris l’initiative d’organiser à Londres le premier Forum sur l’économie bleue en Afrique (ABEF).

a déclaré Leïla Ben Hassen, fondatrice de Blue Jay Communication, qui a pris l’initiative d’organiser à Londres, du 7 au 8 juin, le premier Forum sur l’économie bleue en Afrique (ABEF). Un intérêt partagé par tous Pour cette Tunisienne, le choix du 8 juin, la Journée mondiale des océans, consacrée cette année à la prévention de la pollution des plastiques et les solutions innovantes pour lutter contre ce fléau, était hautement symbolique. « L’économie bleue ne relève pas simplement de la responsabilité des 38 pays côtiers africains, elle s’applique de façon très pertinente à leurs voisins enclavés. Nous devons tous contribuer à mettre l’économie bleue en action, à aider à réduire la pauvreté, à améliorer les moyens de subsistance et à garantir un développement socio-économique durable », a-t-elle précisé à l’ouverture de cette première édition d’ABEF 2018. Une centaine de conférenciers et de délégués venus des quatre coins de la planète ont tenu à faire le déplacement, notamment d’Australie : l’université Murdoch de Perth, qui est spécialisée dans l’économie bleue, a organisé sa troisième commission internationale à Londres pour soutenir le lancement d’ABEF. L’Afrique n’était pas

en reste avec une forte délégation du ministère des Pêches du Zimbabwe, le ministre conseiller togolais à la présidence, Stanislas Baba, et la ministre ghanéenne de la Pêche et l’aquaculture, Elizabeth Afoley Quaye. Les ambassadeurs à Londres des États africains les plus « avancés » (Kenya, Seychelles, Île Maurice) sont également venus témoigner des avancées réalisées dans leur pays depuis la création d’un ministère entièrement dédié à l’économie bleue. Si on ajoute aux 38 pays côtiers les îles comme le Cap-Vert, Sao Tomé et Principe, l’Île Maurice, les Seychelles et les Comores, l’Afrique dispose d’un « territoire océanique » estimé à 13 millions de kilomètres carrés. L’industrie maritime, rapporte, à elle seule, 1 milliard de dollars par an, auxquels s’ajoutent les retombées financières de l’exploitation en eaux profondes du gaz et des hydrocarbures, de la pêche, de la construction navale, des voyages, du tourisme, etc. « Le champ des opportunités pour investir est infini », selon l’expert nigérian Mark Eddo. Y compris pour les pays africains enclavés dont l’exploitation des eaux fluviales et souterraines nécessite d’importants investissements à l’instar de ceux effectués en haute mer ou sur les littoraux ; et posent, avec encore plus


Paul Holthus, PDG du Conseil mondial des océans, invité d’honneur d’ABEF 2018.

Au titre de ses conclusions, ABEF 2018 a prôné une meilleure éducation de la jeunesse africaine afin de lui permettre d’appréhender tous les potentiels de l’économie bleue ainsi que la nécessité d’avoir des données pertinentes.

d’acuité, la question de savoir comment exploiter au mieux ces nouveaux filons « sans pour autant les gaspiller, les épuiser ou les polluer », a-t-il résumé. Gouvernance maritime Invité d’honneur de cet ABEF 2018, Paul Holthus, PDG du Conseil mondial des océans, est venu spécialement de Honolulu où l’ONG a son siège. Si pour cet expert reconnu mondialement, il existe bien de nombreuses opportunités d’investissement dans l’économie bleue en Afrique, les défis n’en sont pas moins nombreux, notamment en ce qui concerne la préservation des océans. « Nous allons tout faire pour que les communautés d’affaires qui vivent de l’exploitation des océans se rassemblent et collaborent y compris avec les communautés locales afin de parvenir à relever les défis existants. » Entre le réchauffement climatique, la montée des océans, la pêche illicite et la piraterie en mer dont sont victimes la plupart des pays côtiers, notamment dans le golfe de Guinée, un système de gouvernance maritime durable et mutualisé est devenu indispensable. « C’est parce que l’économie bleue est un concept si vaste que nous devons lui apporter de la cohérence. En ce qui concerne l’Afrique, nous devons être au

cœur des changements qui sont en train de se produire sous nos yeux afin de pouvoir récolter les premiers bénéfices de notre économie bleue », a renchéri David Luke qui coordonne le Centre africain sur la politique commerciale de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (Cenua). Si les ODD sont, selon lui, « essentiels pour le développement humain et la réduction de la pauvreté en Afrique », il a toutefois mis en garde contre « les solutions à court terme pour cautériser les plaies, qui ne fonctionnent pas ». Des solutions de développement durable vont donc devoir être pensées et pleinement intégrées, « particulièrement dans la façon dont le business est mené en Afrique vis-à-vis des océans », a-t-il ajouté. Implication du secteur privé Un pari qui est loin d’être gagné. Pour Yonov Frederick Agah, directeur général adjoint de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), le principal défi en Afrique est de parvenir à mettre en place une approche régionale : « L’un de nos problèmes est que nous n’aimons pas les idées, a-t-il regretté. Les ébauches de programmes sont sur l’étagère. Mais l’intégration signifie qu’il faut lâcher prise sur certains points. » L’idée a suscité cette comparaison de la part de Gregor Paterson-Jones, un

expert indépendant sur les investissements dans les énergies renouvelables : « L’économie verte est plus facilement définie, car elle concerne les énergies propres. L’économie bleue a quant à elle plusieurs secteurs avec différents types d’opportunités d’investissement. » Il n’en reste pas moins : « C’est le bleu qui est le nouveau filon vert ! » Des financements innovants devront être trouvés pour parvenir à des économies d’échelle dans et entre les différents secteurs. Tous les experts participant au panel sur l’« économie bleue et le financement des océans » sont tombés d’accord. L’Afrique a besoin de davantage impliquer son secteur privé si elle veut atteindre la phase de l’industrialisation et combler son retard énergétique. Les financements publics et les programmes pilotés par les banques de développement à l’échelle du continent sont là pour « amorcer la pompe » et amener les privés à entrer dans un cercle vertueux. Certains secteurs comme la pêche et l’aquaculture, qui sont les plus gros pourvoyeurs d’emploi avec l’agriculture, devront également être mieux réglementés. Pour Kevin Chika Urama, conseiller du président de la BAD sur l’inclusion et le développement vert, l’« Afrique a largement les capacités techniques pour se développer. Que ce développement soit


Économie bleu, vert ou blanc n’a aucune importance à partir du moment où il y a des retombées économiques pour le plus grand nombre », a-t-il indiqué. Tout en reconnaissant l’impact très important de l’économie bleue pour le continent, car celle-ci « contribue à la création de chaînes de valeur dans de nombreux secteurs et accélère ainsi les processus de transformation ». Gisements d’emplois De la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (IUU) en passant par la sécurité maritime, la gouvernance des océans et le rôle des services de l’écosystème dans les pêcheries et l’aquaculture, ABEF 2018 a permis de « débroussailler » les questions liées à l’économie bleue en Afrique. « La prochaine étape consiste à mettre en œuvre des politiques qui conduiront à un développement économique durable et inclusif », a estimé Leïla Ben Hassen. À l’instar de la FAO qui a compris en lançant son « Initiative pour une croissance bleue » à l’échelle de la planète, tout le potentiel en termes de créations d’emplois que représente l’économie bleue, la fondatrice d’ABEF 2018 appelle de ses vœux une meilleure employabilité pour les jeunes et, notamment, les femmes et les filles. Le Ghana, par exemple, a réussi à créer en cinq ans plus de 10 000 emplois dans l’aquaculture dont la plus grande majorité est occupée par des femmes. Ce secteur représente aujourd’hui, à l’échelle de la planète, un cinquième des emplois industriels créés chaque année avec 40 millions d’emplois dans l’aquaculture sur les 200 millions pour l’ensemble du secteur industriel. Au titre de ses conclusions, ABEF 2018 a prôné une meilleure éducation de la jeunesse africaine afin de lui permettre d’appréhender tous les potentiels de l’économie bleue ainsi que la nécessité d’avoir des données pertinentes. Mieux prévoir au niveau des politiques publiques, particulièrement en ce qui concerne le changement climatique et favoriser la R&D au niveau des entreprises dans tous les secteurs de l’économie bleue sont, en effet, l’un des ressorts pour que l’Afrique réussisse le tournant de son industrialisation. L’Asie l’a déjà compris en organisant en octobre 2018 à Hong Kong le premier sommet mondial sur le développement durable entièrement dédié à l’économie bleue. n 58 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

Transition Monaco Forum

L’Afrique au cœur des solutions innovantes Le combat contre le réchauffement climatique et pour la transition énergétique est une cause mondiale. L’Afrique trouve sa pleine place dans les débats. Ses innovations technologiques constituent des premiers éléments de réponse. Monaco, Guillaume Weill-Raynal, envoyé spécial

C

’est le combat majeur de ce siècle. Si nous ne le menons pas, les générations futures n’auront pas à se poser la question, il sera trop tard », s’exclame la maire de Paris, Anne Hidalgo, en présence du prince Albert II, en ouverture de la première édition du Transition Monaco Forum qui s’est tenue, les 26 et 27 juin, dans la principauté de Monaco. Devant près de 500 participants, une centaine d’intervenants de 43 pays – décideurs publics et privés, investisseurs et entrepreneurs, experts scientifiques, membres de la société civile – ont débattu, pendant ces deux journées, des conditions dans lesquelles la transition énergétique pourrait être concrètement et efficacement mise en œuvre pour parvenir, dans les prochaines décennies, à assurer à la planète un modèle de développement véritablement durable. « Un match imperdable, car il n’y a pas de plan B », selon Lionel Le Maux, président d’Aqua Asset Management, une holding engagée auprès des PME des secteurs de l’environnement et des énergies renouvelables, et co-fondateur de la manifestation organisée par Richard Attias & Associates. Les diagnostics sont maintenant bien connus, confirmés par la communauté scientifique internationale. Mais la cause environnementale ne peut se suffire de déclarations d’intention sans qu’aient été au préalable identifiés les instruments et les outils de sa mise en œuvre. Au premier rang desquels l’ensemble de ceux qui sont subordonnés à la question du financement. « Les solutions techniques et innovantes existent, le problème reste leur financement. Les besoins financiers sont immenses et c’est

l’un des plus grands problèmes des pays en voie de développement, » analyse Bernard Fautrier, vice-président de la Fondation du prince Albert II de Monaco. D’où l’originalité de ce forum qui entend s’inscrire dans la pérennité et pour les prochaines éditions duquel les dates sont déjà fixées pour les trois années à venir. « La transition énergétique sera capitalistique », estime Lionel Le Maux. Il va falloir « remplacer une dépense par un investissement dans des objets qui vont produire une énergie non fossile ou en économiser les coûts ». Un mouvement porté par la transition industrielle « où la baisse des coûts va se conjuguer à une hausse des performances, comme ce qu’on a vu avec le téléphone portable ». La question du financement reste entière Cinq leviers ont déjà été identifiés, comme autant d’outils d’accélération : le financement, la réglementation, le rôle des cités et des territoires, l’innovation, et enfin, le rôle des nouveaux acteurs tels que les sociétés civiles et les ONG. Autant de facteurs qui nécessitent une « implication de tous les membres de l’écosystème ». Une diversité que les organisateurs de l’événement ont voulu exprimer à travers celle des participants, acteurs économiques majeurs publics ou privés, mais aussi jeunes entrepreneurs et dirigeants de start-up. L’Afrique est concernée au premier chef par ce lien étroit qui unit les problématiques de la révolution numérique, de la transition énergétique et du financement. « Je regarde la transition énergétique et le numérique comme un problème unique, vous


La maire de Paris, Anne Hidalgo, et le prince Albert II de Monaco.

Obaïd Amrane

ne pouvez pas avoir l’un sans l’autre. Pour que le numérique avance, il faut que la transition énergétique avance aussi », estime Henri Nyakarundi, fondateur et dirigeant de la société ARED. Une jeune société rwandaise, créée il y a cinq ans, qui possède déjà une première filiale en Ouganda, travaille à se développer vers le Nigeria, le Ghana et le Sénégal, et ambitionne d’être présente dans une vingtaine de pays d’Afrique dans dix ans. Le kiosque digital qu’elle a mis au point propose aux consommateurs afri-

Henri Nyakarundi

cains une plateforme unique de services téléphoniques, mais aussi d’assurances, de paiement par mobiles et de formalités administratives. Un système intelligent fondé sur un mix-énergétique qui combine les énergies traditionnelles au photovoltaïque, et qui permet de toucher les populations urbaines, semi-urbaines et rurales. Si la source de l’énergie solaire est gratuite, les solutions innovantes ont besoin de financements pour se développer. Lesquels font complètement défaut pour les jeunes

Bernard Fautrier, vice-président de la Fondation du prince Albert II de Monaco.

entrepreneurs africains. « La majorité du financement de l’innovation en Afrique va plus dans les compagnies étrangères que dans les compagnies locales. Or, nous ne pouvons pas développer l’Afrique avec des technologies étrangères ! », déplore-t-il. Lui-même n’est parvenu à développer sa société que grâce à des financements allemands, qu’il n’a pu obtenir qu’en passant un partenariat avec une entreprise de ce pays, car le gouvernement de Berlin ne peut financer des entreprises étrangères… Il est venu à Monaco, Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 59


Économie certes, pour rencontrer les professionnels du secteur et s’informer de nouvelles solutions innovantes, mais surtout pour tirer la sonnette d’alarme sur ces problèmes de financement. Mais les choses commencent à bouger, sur le continent. Le Maroc, tout particulièrement, qui apparaît comme un acteur majeur de l’avenir énergétique de l’Afrique, s’est engagé dans un ambitieux programme de développement de centrales solaires ou mixtes et de centres de production hydroélectriques qui a permis au pays d’atteindre un taux de production d’énergies renouvelables de 37 % et qui se fixe pour objectif un taux de 42 % en 2020 et de 50 % à l’horizon 2030. Un choix rendu obligatoire par les besoins croissants de l’économie marocaine qui augmentent de 4 % à 5 % chaque année. Tous les dix ans, le royaume chérifien doit ainsi doubler ses capacités énergétiques. Le souci du développement compte autant que celui de la préservation de l’environnement. Là encore, deux problématiques indissociables. « Nous ne pouvons pas continuer à dépendre des énergies fossiles, d’une fluctuation et d’une volatilité des prix des matières premières énergétiques qui mettraient en risque le modèle économique marocain », explique Obaïd Amrane, membre du directoire et numéro deux de MASEN, une société énergétique de droit privé, à capitaux exclusivement publics créée à l’initiative du roi Mohammed VI. Le pari, au moins pour 2020, est en passe d’être gagné. Le taux de 42 % d’énergies renouvelables pourrait être atteint avant. Fort de ces bons résultats, le Maroc peut prétendre au rôle de locomotive énergétique du continent. Des pays d’Afrique de l’Ouest, de l’Est, d’Afrique centrale et du Nord font appel aujourd’hui à l’expertise marocaine. « Ils nous demandent de les accompagner dans la configuration de leurs projets d’énergies renouvelables ». Les besoins sont énormes, à la mesure du retard africain, et les solutions innovantes pourraient permettre, en évitant les étapes transitoires du passé des pays développés, de concilier les problématiques économiques et environnementales. Obaid Amrane est confiant : « Les projets vont se développer d’une manière fulgurante. Il y a matière à construire une collaboration entre le Nord et le Sud la plus exemplaire qu’on n’ait jamais vue. » n 60 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

Forum PLANet A

Parce qu’il n’y a pas de planète B… La première édition du forum mondial de l’agriculture tenue à Chalons-en-Champagne (France) était l’occasion de constater que les idées foisonnent en Afrique. Yasmina Lahlou, envoyée spéciale

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résenté comme « le Davos de l’agriculture », le forum mondial de l’agriculture « Planet A » s’est tenu à Châlons-en-Champagne (du 27 au 29 juin) et a réuni près de 400 participants venus de 32 pays (experts, membres de la société civile, décideurs politiques et économiques, représentants d’ONG) afin de discuter de l’agriculture « au cœur des grands enjeux mondiaux » et de repenser nos modèles de production et de consommation. Lors des conférences, tables rondes et ateliers organisés dans le cadre de cet événement, les participants entendaient influer sur les prochaines grandes rencontres internationales de 2018 et 2019 (One Planet Summit, COP24, G20 des ministres de l’Agriculture…). Parmi les invités de marque, le Premier ministre français Édouard Philippe, le ministre de l’Agriculture du Niger, Albade Abouba, ainsi que Rattan Lal, co-lauréat du Prix Nobel de la paix. Créé à l’initiative du maire de Châlons-en-Champagne et ancien ministre Benoist Apparu, le forum Planet A est organisé en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, la Fondation pour l’innovation politique et d’autres cercles internationaux, avec pour objectif de redonner à l’agriculture « toute sa place, en la positionnant comme mère de tous les sujets, à la croisée des défis de l’humanité », expliquent ses promoteurs. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), une personne sur neuf, soit 805 millions, n’a pas assez de nourriture pour mener une vie active et en bonne santé. En Afrique, l’agriculture fait face à des défis majeurs spécifiques.

De nombreuses innovations comme la collecte de données agricoles et les objets connectés deviennent accessibles aux agriculteurs africains leur permettant ainsi de mieux maîtriser leur production. Ainsi, en Afrique subsaharienne, la production agricole devrait plus que doubler d’ici à 2050 pour satisfaire la demande accrue, selon la FAO. Premier enjeu, nourrir la planète Ainsi, pour diversifier les sources alimentaires, Kahitouo Hien a lancé une start-up : Faso Pro. « Nous valorisons le potentiel nutritionnel des insectes. Nous avons commencé en 2014 avec la chenille et aujourd’hui nous sommes dans une phase où nous nous diversifions, en associant d’autres insectes comme les criquets. C’est une solution pour nourrir, d’ici à 2050, dix milliards d’habitants ! Par leur potentiel nutritionnel, ce sont des produits riches en protéines, plus riches que la viande, et plus bénéfiques au plan environnemental. Les insectes consomment très peu de ressources et émettent très peu de gaz à effet de serre. » En dépit des progrès, on déplore encore des pertes importantes pour certains produits tels que la mangue en Côte d’Ivoire, s’indigne Fatoumata Bâ, présidente-fondatrice de l’incubateur Janngo : « Les producteurs de mangue peuvent perdre jusqu’à 40 % de leur production par manque de solution de transport et de débouchés commerciaux. C’est une hérésie, puisque la technologie peut rapprocher l’offre et la demande ! »


Bien que l’agriculture représente la première source d’emplois en Afrique, sa productivité n’augmente pas suffisamment pour répondre aux besoins alimentaires d’une population croissante. Mais les nouvelles technologies pourraient tout changer. De nombreuses innovations comme la collecte de données agricoles et les objets connectés deviennent accessibles aux agriculteurs africains leur permettant ainsi de mieux maîtriser leur production.

Dans les cinq pays du Sahel (Mauritanie, Niger, Tchad, Burkina Faso, Mali), six millions de personnes ont besoin d’assistance alimentaire immédiate, soit 40 % de plus qu’en 2017 à la même époque, commente William Affif, responsable de la zone Sahel du PAM. Il reconnaît s’inquiéter du manque de prise de conscience du besoin d’investissement dans des domaines comme la santé et l’éducation, notamment des filles, « qui per-

Bien que l’agriculture représente la première source d’emplois en Afrique, sa productivité n’augmente pas suffisamment pour répondre aux besoins alimentaires d’une population croissante. Mais les nouvelles technologies pourraient tout changer.

mettent aux populations de se fixer », et ainsi de ne pas grossir les flots de migration vers les centres urbains ou les pays étrangers. Au Mali, « beaucoup d’écoles ont fermé », poursuit-il. « Les instituteurs ont peur de la violence qui se développe, c’est la même chose pour beaucoup de centres de santé », ajoute William Affif. Au Niger, le gouvernement a lancé en 2012 le programme 3N « Les Nigériens nourrissent les Nigériens », soutenu par les bailleurs de fonds internationaux, qui passe par une transformation rurale du pays, afin de réduire la fréquence des déficits céréaliers et fourragers. Le ministre de l’Agriculture et de l’élevage du Niger, Albadé Abouba, a présenté cette initiative lors de ce forum consacré à l’avenir de l’agriculture mondiale face au changement climatique. n

Christiane Lambert, présidente de la FNSEA et Pascal Canfin, directeur général du WWF France. Le 29 juin au Forum international de l’agriculture Planet A, à Châlons-en-Champagne (France)

Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 61


Communiqué

Elisabeth Mandaba, athlète atypique, est une spécialiste du 800 mètres. Dans un contexte difficile, elle se prépare pour les prochains Jeux Olympiques, grâce au soutien de RA International. Qui entretient une démarche originale de sponsoring en Afrique.

RA International Une aide précieuse à la performance sportive Il ne doit pas être aisé de poursuivre une carrière sportive internationale dans le contexte politique de la Centrafrique. Comment parvenez-vous à rester concentrée sur vos objectifs personnels ?

Votre employeur vous permet de soutenir votre carrière sportive en vous permettant des heures adaptées et en finançant un entraîneur personnel, comment avez-vous réussi à conclure un tel accord ?

Certes, poursuivre une carrière sportive internationale en Centrafrique n’est pas du tout facile, surtout dans un contexte de crise qui n’en finit pas, mais un adage français dit « vouloir, c’est pouvoir ». Je reste déterminée quant à mes objectifs et je continue à m’entraîner chaque jour, sauf le dimanche.

Je n’ai pas fait une demande explicite à RA pour le sponsoring, cette démarche était spontanée. Pour cela, j’en suis éternellement reconnaissante pour tous les efforts consentis en ma faveur, et je tiens à souligner que je suis très heureuse de conclure cette entente avec RA.

Quel genre de changements les athlètes peuvent-ils apporter à leur communauté ?

Ils apportent beaucoup de changements, là où ils vivent. Je prends juste mon exemple, dans mon quartier, chaque fois que je rentre de l’entraînement, les enfants me suivent et font comme moi ; certains jeunes de mon âge aussi, très souvent, me posent des questions, entre autres, quel est mon secret… Tous ceux qui me connaissent espèrent un jour me voir représenter la RCA aux Jeux Olympiques. Vous travaillez actuellement en tant qu’assistant dans la construction à Bangui, dirigé par RA International, un groupe présent dans plusieurs pays. Pensez-vous que l’activité économique est en train de reprendre en Centrafrique ?

Elle reprend bien sûr, dans certaines zones du pays, surtout dans la capitale, même si cela laisse parfois à désirer. Et pour les provinces, la situation n’est pas facile ; dans les zones occupées par les groupes armés, hélas, rien n’est opérationnel. C’est ce que je constate en tant que maçon chez RA.

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Comment ce soutien a-t-il changé votre façon de vous préparer à la compétition ? Quels sont vos prochains objectifs sportifs dans les mois à venir ?

Je ne sais pas ce que je serais, sans l’assistance de RA. Honnêtement le pays n’encourage pas assez les sportifs en général et les athlètes, en particulier. Aujourd’hui, grâce à cette aide, mon rêve devient certain, celui de prendre part aux Jeux Olympiques de Tokyo en 2020. Je m’entraîne tous les jours dans une des salles de gymnastique de la place. Bien sûr, j’aurais préféré m’entraîner dans un centre plus adéquat, avec des encadreurs professionnels, mais pour le moment, je fais avec les moyens disponibles. Il semble relativement inhabituel, selon les normes régionales, qu’une entreprise privée soutienne ses employés dans leurs réalisations sportives professionnelles. Comment définiriez-vous la politique de ressources humaines de votre entreprise ? Quel genre d’avantages RA International obtiendrait de son soutien ?

Peu d’entreprises privées soutiennent leurs employés dans des réalisations sportives professionnelles. Demain, je n’hésiterai pas aussi à apporter de l’aide à mon tour. Car l’aide de RA International redonne confiance, rassure. RA sera aussi récompensée, car plus je suis connue, plus RA le sera aussi. Je suis soucieuse de parler de RA, à tout moment quand l’occasion se présente ! À la radio, à la télévision, sur les réseaux sociaux ; tel est, selon moi, le sens humanitaire de RA. Vous avez été l’un des six athlètes centrafricains qualifiés pour les derniers Jeux Olympiques de Londres. Pensez-vous que le sport – et surtout l’athlétisme – pourrait se renforcer en République centrafricaine ?

Comme vous le savez, certains pays sont surtout connus grâce au sport, je prends le cas du Brésil pour le football et de la Jamaïque pour l’athlétisme ; notre sport a beaucoup à apporter pour notre pays. Mon objectif est de faire en sorte que les filles soient intéressées. Dans mon entreprise, j’incite les partenaires privés et le gouvernement à engager une politique en faveur des sportifs, notamment des athlètes. ●

Aujourd’hui, grâce à cette aide, mon rêve devient certain, celui de prendre part aux Jeux Olympiques de Tokyo en 2020. Je m’entraîne tous les jours dans une des salles de gymnastique de la place.


Économie Entretien

Dr Basly Mohamed Sahbi

Président de l’Organisation méditerranéenne de la Route de la Soie

Empruntons la route de la soie digitale ! La place de la Chine en Afrique ne cesse d’intriguer, voire d’inquiéter. Pour Dr Basly Mohamed Sahbi, une coopération « gagnant-gagnant » est possible, notamment dans les nouvelles technologies. Entretien avec Hichem Ben Yaïche

Lancée par la Chine voici déjà cinq ans, la Route de la soie semble entrer dans une phase de concrétisation. Où en est ce projet qui intéresse au plus haut point la question du soft power chinois ?

Le projet One Belt One Road est un projet présidentiel. À ce titre, il relève exclusivement du ressort du président Xi Jinping, qui l’a lancé dès son arrivée au pouvoir, après avoir été secrétaire général du Parti communiste chinois, puis à la tête de l’État en en 2013, pour devenir le chef incontesté de la Chine, à la suite du 19e congrès, en octobre 2017. L’intitulé initial de ce projet, « Route Maritime de la Soie », avait été choisi en référence historique au Moyen Âge, symbole d’une ère de coopération où le commerce et les échanges humains se mélangeaient à la culture sous tous ses aspects. Il s’agissait alors de répondre à l’incompréhension, nourrie ces vingt dernières années à l’égard de la Chine, de par sa conquête effrénée de nouveaux marchés et de ressources énergétiques aux quatre coins du monde, notamment en Afrique et dans le Monde arabe. Cette initiative répondait également à la nécessité pour la Chine de promouvoir ses investissements extérieurs destinés à maintenir son taux de croissance, d’ailleurs fort utile à l’économie mondiale. Enfin, cette nouvelle stratégie chinoise, inspirée par une approche participative du développement et du partenariat, répondait à l’impératif de sécuriser l’investissement direct en dehors de Chine. Globalement, elle devait permettre de favoriser les investissements colossaux en matière d’infrastructures et de moyens de communication pour fluidifier le commerce international dans le cadre d’une économie mondialisée. Cette démarche a donné, aujourd’hui, une vision à la Chine, une stratégie à moyen et long terme. Surtout, elle lui a donné les moyens de sa politique. 64 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

Fin juin, le Sommet sur l’économie numérique, organisé par le groupe Kamelu, a été intégré dans le projet de cette « Route ». Comment bâtir une vision commune autour du numérique ?

Kamelu, qui est un groupe totalement privé, a en effet créé l’événement en organisant le premier Sommet en Chine sur le futur de l’économie digitale. C’est à cette occasion que la création d’une One Belt One Road digital economy Union a été envisagée. Cet instrument pourrait être utilisé par la Chine dans un proche avenir pour diversifier ses moyens d’intervention dans le domaine économique et commercial : l’intégration de cet instrument financier à des blockchains permettrait de rendre le numérique accessible à toutes les économies de pays intermédiaires notamment en Afrique, et de dynamiser leur croissance en mettant à leur disposition de nouveaux instruments financiers pour améliorer leurs infrastructures et consolider leurs monnaies face au dollar et à l’euro. Enfin, l’approche d’une monnaie virtuelle adossée à l’économie réelle, telle que préconisée par ce groupe, est susceptible de répondre aux besoins des pays à économie intermédiaire. Les pays du Sud pourront-ils tirer profit de l’expérience chinoise ?

Bien sûr, d’autant que les principaux bailleurs de fonds seront des entreprises chinoises, publiques et surtout privées, qui souhaitent elles-mêmes investir davantage à l’extérieur pour permettre en même temps au renminbi, la monnaie chinoise inconvertible, de s’exporter hors de Chine. L’Institut d’études stratégiques tunisien a également signé une convention avec Kamelu. Quelle est la nature de cet accord ?

L’expertise tunisienne dans le domaine bancaire et financier présente un intérêt certain pour les Chinois qui cherchent eux-mêmes à créer un laboratoire de recherches dans le domaine de l’économie numérique afin d’affiner la recherche dans un secteur qui, dans les dix années à venir, va probablement correspondre au mode de coopération financière le plus adéquat, le plus transparent et le plus équitable. C’est pourquoi ITES a signé un protocole avec Kamelu pour effectuer des études et recherches dans le domaine de l’économie numérique, applicables à la réalité africaine et à celle du bassin méditerranéen. Cet accord prévoit que la Tunisie pourrait être une plateforme d’échange entre la Chine et l’espace africain dans ce domaine.

L’expertise tunisienne dans le domaine bancaire et financier présente un intérêt certain pour les Chinois, qui cherchent à créer un laboratoire de recherches dans le domaine de l’économie numérique.


Quel sera l’atout du secteur privé chinois dans ce projet planétaire ?

Il sera certainement primordial. Bien sûr, il devra être encadré par le secteur public ou tout du moins, l’État devra conserver un rôle régulateur pour éviter les dérapages. Toutefois, le mode de coopération sera totalement transparent, direct et concret, basé sur une offre et une contrepartie financière négociable et vérifiable à tout instant. n

Le soft power chinois gagne le privé La « mondialisation aux caractéristiques chinoises » s’affiche au fil des ans. Sur le plan intérieur la Chine, à l’ère Xi Jinping, parachève la « révolution intérieure » en attaquant les points faibles et en consolidant ses acquis. À l’extérieur, on promeut un nouveau concept, la Route de la Soie, lancée il y a cinq ans. La coquille se remplit lentement mais sûrement. En 2019, la Chine organise le deuxième sommet de la Route de la Soie, une manière d’évaluer le chemin parcouru et de faire savoir que le soft power (le pouvoir d’influence) est un choix stratégique. De plus en plus d’acteurs privés chinois emboîtent le pas et vont butiner sur de nouvelles terres, aux quatre coins du monde pour profiter de cette dynamique. Ainsi le groupe privé chinois Kamelu, acteur important dans l’économie digitale, a organisé à Pékin le 30 juin 2018 un grand événement sur la Digital Economy en présence de plusieurs invités étrangers : Jaloul Ayed, ancien ministre tunisien des Finances, Néji Jalloul, président de l’ITES, Miguel Angel Moratinos, ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, Mohamed Hmidouche, ancien haut fonctionnaire de la BAD et représentant le Maroc dans la Route de la Soie, Franck Michel Naina, banquier malgache ainsi que d’autres personnalités de marque. HBY


Culture Mosaïque Note de lecture

L’islam, une religion française

La voix de la majorité silencieuse Hakim El-Karoui, l’un des interlocuteurs du président Macron, publie L’islam, une religion française, qui complète les résultats d’une enquête réalisée pour l’Institut Montaigne, analysant les comportements religieux et les revendications des musulmans de France. Par Yasmina Lahlou

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onsultant, ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon et banquier d’affaires chez Rothschild, Hakim El-Karoui a cofondé en 2004 le Club xxie siècle, réunissant l’élite arabo-musulmane, parfois qualifiés de « beurgeois ». Cet homme de réseaux le dit sans détour : « Je suis musulman ». De père tunisien, professeur d’anthropologie à la Sorbonne et de mère française, neveu de deux anciens ministres de Bourguiba, il a été élevé avec ses quatre frères et sœurs dans la religion paternelle et dans la culture protestante de sa mère, Nicole, professeur de mathématiques financières à Polytechnique. Normalien (ENS Fontenay-Saint-Cloud), il est agrégé de géographie et titulaire d’un DEA de Géopolitique. Consulté par le chef de l’État, qui discute aussi avec des intellectuels comme l’islamologue Youssef Seddik et l’universitaire Gilles Kepel en vue de réformer en profondeur l’organisation de l’islam de France, Hakim el Karoui propose des solutions pour une meilleure reconnaissance et intégration de la deuxième religion du pays, et pour mieux lutter contre la montée du fondamentalisme. Créé en 2003 par Nicolas Sarkozy, le Conseil français du culte musulman (CFCM) est un échec patent, miné par les dissensions internes, affaibli par son absence de représentativité, placé sous l’influence politique et économique des pays étrangers… Le consultant franco-tunisien analyse la stratégie de diffusion de l’islamisme et les ressorts de son suc66 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

cès. De même que les mécanismes qui conduisent intellectuels et journalistes à amalgamer islam et islamisme. Nécessaire prise de conscience Parmi les préconisations contenues dans son essai : la nomination d’un Grand imam de France, sur le modèle du Grand rabbin. Agir sur les réseaux sociaux, premier vecteur d’islamisation. « Ce qui est primordial, c’est la prise de conscience des musulmans les mieux intégrés dans la société française, et ils forment la grande majorité », explique l’auteur de L’islam, une religion française. À l’évidence, El-Karoui est inquiet pour la cohésion nationale : « Les attentats, la montée des individualismes, des identitarismes, la progression des idées islamistes auprès d’une partie de la jeunesse musulmane me poussent à agir. La majorité silencieuse ne peut plus se taire. Mon ambition est donc de proposer des solutions pour sortir de l’impasse », explique-t-il. Son livre servirait donc de feuille de route au président Macron qu’il a connu lorsque tous deux travaillaient à la banque d’affaires Rothschild. S’il se fait le chantre de l’islam républicain, El-Karoui n’est pas pour autant un pur produit de l’intégration républicaine, mais plutôt de la haute bourgeoisie. L’auteur met en exergue les réussites de l’intégration et de l’assimilation « à la française », ses différences par rapport au modèle anglo-saxon et les vertus de la laïcité. Il étudie aussi les comportements communautaires (mais pas nécessairement communautaristes),

la sociologie des radicaux (« les plus jeunes et les moins éduqués »). Son livre démontre que les musulmans français, modérés, intégrés et républicains forment l’immense majorité de la communauté. Mais une majorité silencieuse. Ils incarnent un islam sans voix dans le paysage religieux français. Expliquant la difficulté à les rendre audibles – faute d’organisation nationale et d’indépendance des grandes mosquées par rapport au Maroc, à l’Algérie, l’Arabie saoudite ou encore la Turquie, il propose des solutions pour leur donner enfin la parole. Gare aux manipulations Hakim El-Karoui analyse les discours dominants sur l’islamisme, tant du côté des prédicateurs que des journalistes, intellectuels ou chroniqueurs télévisuels : Éric Zemmour (ce « salafiste de la République »), Caroline Fourest (« inapte à maîtriser la pensée complexe »), les philosophes Pascal Bruckner et Alain Finkielkrault « des droitiers antipostcoloniaux hostiles à l’islam ». Ces coqueluches des médias priveraient de la médiatisation qu’elle mériterait « l’élite » musulmane sur laquelle il compte pour prendre en charge l’islam en France. Il renvoie également dos à dos l’imam Chalgoumi et Tariq Ramadan qui occuperaient dans les médias la place qui devrait revenir à ceux qui sont plus représentatifs de la « diversité » musulmane. « L’imam Chalgoumi, malgré ses bonnes intentions, parle mal français, et vient de


Union du Maghreb Arabe l’islam fondamentaliste et dit trop ouvertement ce que ceux qui l’interrogent ont envie d’entendre. Tariq Ramadan, lui, est utilisé en négatif, il représente le mal, semble d’autant plus dangereux qu’il parle bien, qu’il connaît la culture européenne et qu’il semble capable de manipuler les musulmans. Entre ces deux pôles, le Bien » de bas niveau et le « Mal » de haut niveau, rien n’émerge. Et pourtant, tant de talents existent… Très documenté, à des sources sûres (Crédoc, Ined, Institut Montaigne…), cet essai pose un regard objectif sur une réalité sociologique et religieuse. Il démystifie l’image d’un islam identitaire, replié sur lui-même, que donnent les médias. Il ne cache pas les dérives intégristes, communautaristes, mais les replace dans un contexte qui les rend compréhensibles. Hakim El-Karoui ne cache pas que des problèmes demeurent. Pour autant, le modèle d’assimilation « à la française » fonctionne beaucoup mieux qu’on le dit, et l’islam doit être en France, selon ses dires, une religion comme les autres. Le chemin pour y parvenir, considère-t-il, passe par l’unification de l’organisation du culte, la clarification des financements caritatifs et la redistribution des fonds de l’économie halal, nécessaires au fonctionnement des mosquées. Une solution française à l’islam de France : une solution simple et de bon sens qui concerne trois à quatre millions de Français. n Hakim El Karoui L’Islam, une religion française Éditions : Gallimard Prix : 23 euros

Extrait – « […] la représentation fausse que la société se donne du fait musulman en France trouve des explications rationnelles : une très grande concentration géographique des musulmans, une pratique religieuse très supérieure à celle des catholiques, […] la surdélinquance des enfants de l’immigration et notamment des musulmans, la violence terroriste commise au nom de l’islam. Ces faits objectifs concourent à déformer la place réelle qu’occupe l’islam en France. »

Note de lecture

Jours tranquilles à Tripoli

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ans Jours tranquilles à Tripoli, Maryline Dumas et Mathieu Galtier, journalistes indépendants ayant vécu à Tripoli de 2012 à 2015, avant de continuer à couvrir la Libye à partir de Tunis, présentent une vision de l’intérieur de ses convulsions à travers un carnet de bord vivant, coloré, subtil et mouvant. Une mosaïque de scènes plus ou moins tranquilles de la vie quotidienne et de portraits contrastés. Le spectre de Mouammar Kadhafi rôde encore dans la capitale libyenne où se croisent militaires, chefs de tribus, et migrants subsahariens impatients de rejoindre l’Europe. Pourtant, le livre de Dumas et Galtier raconte aussi avec bienveillance, sensibilité et même humour – car les Libyens savent aussi être drôles, malgré la situation de crise actuelle –, l’envers du pays : des êtres humains émouvants, des familles ordinaires qui se débattent dans un quotidien fragile et compliqué sans trop comprendre ce qui leur arrive, désarroi et lassitude mêlés. Des gens qui tentent de survivre au chaos. Les auteurs découvrent le pays au lendemain de la chute de Kadhafi, après quarante-deux années de règne, au moment où les esprits sont encore grisés par les espoirs nés de la révolution qui venait d’avoir lieu. Puis, tout s’est gâté et les espoirs sont envolés. Jours tranquilles à Tripoli raconte, au fil du temps

les joies, les doutes et les tourments d’un peuple livré à lui-même en même temps qu’aux intérêts des pays étrangers. Chaque région, chaque ville a désormais ses propres règles. Territoires morcelés, gouvernements parallèles, rivalités tribales, milices qui s’affrontent, Daesh et les convoitises suscitées par l’or noir, avec en toile de fond la déliquescence politique et sécuritaire, rendent la vie pour le moins difficile. Bien sûr, il y a la violence : les affrontements armés, la guerre, la révolution, les représailles imprègnent les discussions, les espérances pour l’avenir. On se baigne à la plage ou dans une piscine et on voit passer les roquettes dans le ciel. Mais on rencontre aussi des Libyens assoiffés de paix qui veulent simplement vivre, sortir les soirs de week-end, s’amuser, fumer la chicha ; voire boire de l’alcool, pour certains. Les chroniques de Maryline Dumas et Mathieu Galtier racontent au plus près un peuple et un pays. n

Jours tranquilles à Tripoli Maryline Dumas et Mathieu Galtier Éditions : Riveneuve Prix : 15 euros

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Opinions

Plaidoyer pour l’émancipation des femmes La Première dame de Côte d’Ivoire affirme ici son attachement au combat des Africaines et explique pourquoi des femmes entrepreneuses et leaders ne peuvent qu’être bénéfiques à l’Afrique. Son verbatim, in extenso. Par Dominique Nouvian Ouattara

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i elles font encore face à de nombreux obstacles, les femmes africaines sont de plus en plus nombreuses à exercer leur leadership. Une chance pour l’ensemble du continent. Ambitieuse, courageuse, solidaire, résiliente : la femme africaine a des rêves et des projets plein la tête. Sans attendre que l’aide vienne d’en haut, elle compte bien se donner les moyens de les réaliser. Elle agit, elle pense, elle crée pour bâtir une Afrique toujours plus en phase avec son temps, une Afrique pleinement actrice de la mondialisation, une Afrique qui rayonne au-delà de ses frontières. Cette irrésistible ascension des femmes africaines va dans le sens de l’histoire. Partout sur le continent, les femmes accèdent, enfin, à de plus amples responsabilités. Cela se vérifie, notamment, dans la sphère politique. Si les femmes occupent seulement 20 % des sièges au parlement sur tout le continent, certains pays comme le Rwanda (64 %), le Sénégal (44 %) ou l’Afrique du Sud (42 %) montrent l’exemple. Inscrivons-nous dans leurs pas ! Sans doute est-ce dans la sphère économique que le leadership féminin s’impose avec le plus d’évidence. Sur le continent, les femmes représentent déjà 27 % des entrepreneurs : presque un sur trois ; 63 % des bénéficiaires du microcrédit africain sont des femmes. Et je suis particulièrement fière du fait qu’en Côte d’Ivoire, plus de 60 % des entreprises soient dirigées par des femmes. Ce volontarisme se traduit par la présence régulière de femmes ivoiriennes dans les classements mettant à l’honneur les femmes d’affaires du continent. Le leadership féminin, un chemin long et difficile Qu’il s’agisse de Janine Kacou Diagou, directrice du groupe bancaire et assurantiel NSIA, de Martine Coffi-Studer, présidente du conseil d’administration de Bolloré Transport & Logistics en Côte d’Ivoire, de Lala Moulay Ezzedine, présidente du conseil d’administration de Bank of Africa en Côte d’Ivoire ou de Kadi Fadika, directrice générale associée de la société de Bourse Hudson and Cie, toutes se distinguent par leur ambition, leur courage et leur détermination. Ces réussites sont bienvenues. Elles témoignent du fait que les Africaines prennent leur destin en main. Mais elles ne doivent 68 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

pas nous faire oublier, ni minorer, les nombreux défis auxquels sont encore confrontées les femmes sur notre continent. Aujourd’hui comme hier, s’imposer dans une société patriarcale est un parcours de la combattante. Dans leur chemin vers le sommet, les femmes africaines souffrent encore de nombreux préjugés systémiques. Elles sont, très souvent, reléguées à leur rôle de mère. S’occuper de sa famille et des tâches ménagères représente un véritable « second emploi », qui les empêche de gravir les échelons à la même vitesse qu’un homme. Et, quand elles y arrivent, elles font face à l’hostilité et au dénigrement d’un monde du travail encore largement dominé par les hommes. Les femmes doivent travailler plus durement qu’eux pour réaliser leurs ambitions. Si la plupart des obstacles légaux ont disparu, la société africaine est encore façonnée par de nombreuses traditions, qui ont pour conséquence de maintenir les femmes dans une situation de subordination. Certaines pratiques coutumières les empêchent de poursuivre leur scolarité au-delà du primaire. Plus que de nouvelles législations, c’est de nouvelles perceptions dont l’Afrique a besoin. Les obstacles à l’ascension des femmes sont encore nombreux. Les femmes africaines doivent s’armer de courage, d’une détermination à toute épreuve, et être solidaires entre elles si elles veulent relever les défis qui sont les leurs et accéder à davantage de responsabilités. Elles doivent, aussi,


Union du Maghreb Arabe

Les pâturages numériques d’Afrique N’ayons pas peur de la révolution numérique en cours. Au contraire, l’Afrique, de par la jeunesse de sa population, a des atouts considérables pour développer l’industrie de la donnée. À condition de refuser les entraves. Par Désiré Mandilou

F être encouragées, accompagnées concrètement dans leurs démarches de création d’entreprise, afin de se soustraire aux simples tâches ménagères ou au travail informel. C’est dans ce sens que je maintiens mon engagement auprès du Fonds d’appui aux femmes de Côte d’Ivoire (FAFCI) qui, depuis 2012, a permis à 130 000 Ivoiriennes d’entreprendre des activités génératrices de revenus. Il s’agit du programme de financements le plus important du pays. Il s’adresse à toute femme majeure qui a un projet d’activité génératrice de revenus et qui a un besoin de financement compris entre 30 000 et 500 000 F.CFA (45 à 760 euros). Ces aides sont nécessaires pour permettre à ces entrepreneuses en herbe de porter et de pousser leur projet plus loin. Pour les femmes-mères, cet argent est gage d’autonomisation, il leur permet d’appréhender plus sereinement le développement de leur activité. Le FAFCI est passé de 1 milliard à 10 milliards de F.CFA (15,2 millions d’euros) en l’espace de six ans. De plus en plus de femmes bénéficient d’aides de ce fonds pour mener à bien leurs projets. Le 1er mars 2018, ce sont dix chèques d’un montant de 100 000 F.CFA qui ont été offerts aux femmes de Diandéguéla, dans la localité de Minignan. Autant d’actions concrètes qui ont été récompensées par le prix AllAfrica du leadership féminin, remis en mars. Plus que jamais, la femme africaine est l’avenir de notre continent. n

ace à une technologie, l’Américain en fait un business, le Chinois copie ce business, tandis que l’Européen fait des normes. » Cet adage semble se concrétiser : face à l’exploitation des données (ou data mining) l’Europe vient de produire un règlement général sur la protection des données (RGPD). Au risque de corseter la créativité naturelle de l’écosystème digital, au nom de la protection de la vie privée. L’autre risque majeur, ou effet collatéral de cette réglementation, est de rendre plus difficile la conversion au numérique des systèmes productifs africains. En effet, dans le monde qui vient, le monde qui est déjà là sous la dénomination d’intelligence artificielle, la liberté d’exploitation des données est un avantage compétitif. Un ressort de l’industrialisation de l’Afrique. À coups de leapfrogs (sauts de grenouille). L’Afrique a déjà sauté le téléphone filaire pour aller directement au téléphone mobile. Elle est en train de sauter les cartes bancaires pour aller directement aux paiements par mobile. Grâce à l’exploitation des données, eu égard aux tendances démographiques du continent à l’horizon 2050 ou 2100, l’Afrique peut devenir la puissance émergente de ce siècle. Quelles sont les données du problème, ou plutôt quel est le problème de la donnée ? Le problème de la donnée Historiquement, le décollage industriel est fils d’un saut technologique dans le système énergétique (houille-vapeur), d’une innovation dans la création monétaire (le système des réserves fractionnaires), et de la protection des industries naissantes. De tout temps, en tous lieux, dans des combinaisons diverses et variées, ces trois composantes déterminent le décollage industriel. Depuis le dernier quart du xxe siècle, le monde assiste à la montée en puissance de la Chine.

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Opinions Encore une fois, sur la base d’une révolution tant du système énergétique que des modes de financement. Quelle est l’énergie de la quatrième révolution industrielle dénommée révolution numérique ? La donnée. Ce n’est plus un facteur de production puisé dans la nature comme le charbon, le fer, le pétrole, le gaz, etc. mais un facteur produit par l’homme lui-même. Cette fois-ci, plus on est nombreux démographiquement, plus on produit de la donnée. C’est en ce sens que nous considérons la liberté d’exploitation des données comme une condition sine qua non de l’industrialisation de l’Afrique. La jeunesse est un atout En Afrique, les taux de croissance de la population demeurent les plus élevés du monde ; supérieurs à 2 %, voire proches ou supérieurs à 3 % dans certains pays (comme le Niger, le Mali, le Sénégal, la Tanzanie, la Zambie ou l’Ouganda). L’Afrique est un continent jeune. Les taux de mortalité ont connu une baisse rapide. Selon les données de la Banque mondiale, l’Afrique compte déjà un milliard d’habitants et devrait être portée à 2,5 milliards d’habitants en 2050 et à 3,6 milliards d’habitants en 2100, représentant alors 35 % de la population mondiale. En 2050, les 0-14 ans devraient encore représenter 32 % de la population. Le vieillissement de la population attendra encore plusieurs années avant d’être envisagé comme une problématique susceptible d’intéresser les politiques publiques. En clair, si l’exploitation de la donnée est le moteur de la révolution numérique, l’énergie de l’intelligence artificielle, l’Afrique semble être son écosystème naturel. Il ne reste donc à l’Afrique qu’à se mettre en position d’efficacité collective. Plus précisément à innover dans le mode financement des économies subsahariennes, et à protéger ses industries naissantes via la création d’une monnaie commune africaine, inconvertible. Ce que la Chine a réussi avec une adhésion tardive (2001) aux règles internationales du commerce et une sous-évaluation permanente du yuan, l’Afrique peut le rééditer. La position d’efficacité collective On appelle donnée, toute information privée que l’on communique à des entreprises le plus souvent lorsqu’on navigue sur l’internet. Les entreprises détiennent ainsi des données comme le nom le prénom, l’âge et le lieu de naissance, la ou les nationalité(s), le lieu de résidence, le statut (marié ou célibataire), les coordonnées bancaires, les opinions politiques, religieuses, les goûts littéraires, les choix musicaux, l’addiction au sexe, au luxe, etc. Le monde de la donnée est infini car des algorithmes peuvent décortiquer les mails, les achats, les sites favoris etc. et déterminer un profil. Ce qui permet de transformer tout internaute en cible commerciale, en prospect pour une activité à la recherche de clients potentiels. Il ressort ainsi que plus il y a de données, d’utilisateurs d’internet dans un espace économique, plus l’intelligence artificielle a de la matière première, et plus il y a dans cet espace une démultiplication des opportunités d’affaires. L’équation de l’industrialisation de l’Afrique est désormais claire. D’abord, faire des enfants, encore plus qu’avant ; ensuite électrifier le continent. Le nombre, et l’accès à l’électricité (à l’internet), 70 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

voilà pour le pied droit du décollage industriel. Le pied gauche du take off africain concerne l’innovation dans le mode de financement de l’économie, afin de lever l’hypothèque des capitaux. L’obstination des Africains à ne pas comprendre que l’argent se crée, est désespérante. Nul besoin, d’investisseurs étrangers, ni d’emprunts sur les marchés financiers pour prétendument financer les infrastructures. L’Afrique n’a pas besoin de la BAD pour tendre la sébile aux fonds d’investissement du reste du monde. Elle doit juste reproduire le système chinois d’irrigation de l’économie dans toutes ses composantes. La composante formelle comme la composante informelle. En ce domaine également, le maître-mot est liberté. Diminuer les règles, pour maximiser la création de monnaie. En Chine, les banques contournent la réglementation bancaire et octroient des crédits à des activités rémunératrices du secteur informel en utilisant un véhicule intermédiaire (trust, filiales de fonds de gestion) qui se charge ensuite de le faire transiter au client final. Ces prêts déguisés sont comptabilisés dans le bilan des banques en « créances d’investissement » et non en « prêts ». Cela permet aux banques chinoises de limiter considérablement les provisions associées au risque. Le prêt ne


Union du Maghreb Arabe figure pas à l’actif de la banque, le compte de résultat devient plus présentable. Et en cas de non-paiement, la perte peut s’étaler dans le temps. En 2015, comme en 2016, les « créances d’investissement » totalisaient 14 000 milliards de yuans, soit 2 100 milliards de dollars. « L’équivalent de 16,5 % du portefeuille des prêts réguliers, en croissance de 63 % sur un an », selon le bulletin économique de l’ambassade de France à Pékin. Ce shadow banking est l’innovation qui permet au système bancaire chinois d’irriguer l’intégralité du système productif. Et chacun peut voir les résultats. En Chine, quand on veut investir, l’argent n’est jamais un problème. La Chine est aujourd’hui devenue le challenger des États-Unis. Cette montée en puissance ne doit rien aux partenaires au développement, à la Banque mondiale, au FMI et autres « machins » occidentaux.

nationale, la monnaie n’est plus un instrument de paiement, mais une promesse de payer, émise par un ensemble acheteur. La monnaie dégénère donc en reconnaissance de dette ou actif financier. Pour preuve, la devise (dollar, euro, livre, etc.) reçue par l’ensemble exportateur définit une créance sur le pays émetteur, c’est dire que le paiement est avorté. Car par définition, le paiement éteint la dette économique. Bref, le modèle de monnaie communautaire africaine que nous proposons est parfaitement cohérent avec le système monétaire international existant. La RGPD restera lettre morte

Le nombre d’habitants, plus l’innovation dans le mode de financement de l’économie, donne au numérique un rôle central dans l’industrialisation du continent. En effet, même au plus bas étiage actuel de connexions à l’internet, on trouve Pour une monnaie commune déjà en Afrique une blogueuse millionnaire en dollars, et zéro Lueur d’espoir, le président du Ghana vient de décider blogueuse dans la même situation en Europe. que son pays ne ferait plus jamais appel aux crédits du FMI. Linda Ikéji, Nigériane bien sûr, est devenue millionnaire L’Afrique commence à comprendre le B-A BA du capitalisme. en dollars en ouvrant un simple blog local de  gossip, D’abord l’on crée de la richesse nominale (la monnaie de c’est-à-dire de commérages sous les initiales LIB, (Linda création bancaire). Celle-ci est ensuite transformée en richesse Ikeji’s blog). Le commérage pur et dur, sur tout et n’importe réelle par le système productif (paiement des salaires). Le salaire qui, de la star de Nollywood au voisin du quartier. En dépit ne s’obtenant qu’en contrepartie de la création d’un bien des difficultés d’accès à l’internet, simplement parce que ou service réel. Et si jamais la contrepartie productive exige le Nigeria est le pays le plus peuplé d’Afrique, la force du des devises pour importer des machines et des compétences, nombre a fait un miracle à l’américaine. Qu’en sera-t-il les pays africains ont assez de ressources naturelles pour lorsque l’écosystème digital se sera développé en Afrique ? effectuer des opérations de swaps ou troc de devises. Une fois La révolution numérique est vraiment taillée pour l’Afrique. la monnaie commune créée, l’Afrique cédera sa monnaie Les firmes comme Orange qui s’y précipitent le savent bien. commune inconvertible, donc absente des marchés de changes, Orange a fermé ses filiales en Autriche comme dans toute au reste du monde, pour que ce dernier puisse accéder aux l’Europe centrale, espace à population vieillissante dont la matières premières. Le reste du monde cédera à l’Afrique natalité est en chute libre, pour aller à la nouvelle frontière du des devises qui lui permettront d’accéder aux équipements capitalisme : l’Afrique. industriels et au savoir-faire industriel (learning curve). En Quand l’Afrique cessera de rationner le crédit comme dans fait, le swap de devises ne fera que couvrir un troc de biens les pays de la zone CFA, ou de le rendre très coûteux pour les et services réels. En analyse monétaire, nous savons que les entreprises, ce qui diminue la rentabilité des investissements et paiements internationaux en monnaies nationales sont des faux donc l’investissement global, elle pourra en finir avec le déficit paiements, ils servent juste de couverture à des opérations de en infrastructures de production d’énergie, de télécommunitroc. cations, etc. Le poids du nombre, la jeunesse de sa population, Une réflexion simple permet de comprendre pourquoi. ouvrent au continent de verts pâturages numériques. Ceux-ci Quand un importateur d’un pays A achète à un pays B donné, seront d’autant plus verts, que la réglementation sur la c’est la totalité du pays A qui devient acheteur vis-à-vis du protection des données y sera proche de zéro. pays B, par transitivité. Quand A envoie sa monnaie nationale Heureusement que la RGPD restera lettre morte. Sur le en paiement au reste du monde, le Net, le consentement est plus extorqué paiement est avorté par la monnaie qu’accordé. Chaque fois qu’un site nationale, laquelle est une promesse de avertit de la présence de cookies et que Simplement parce que le payer émise par un ensemble acheteur. l’on accepte de continuer la navigation, La logique interdisant à tout acteur on accepte en fait des mouchards Nigeria est le pays le plus économique, ménage, entreprise, ou qui vont transmettre (vendre) peuplé d’Afrique, la force du pays, de payer avec sa propre promesse instantanément les données à d’autres nombre a fait un miracle. de payer, le paiement international firmes. L’exploitation des données Qu’en sera-t-il lorsque en monnaie nationale est avorté. La est la contrepartie de la gratuité de généralisation du raisonnement à tous l’internet. Dans les faits, le bénéfice l’écosystème digital se sera les pays du monde fait des paiements d’usage l’emporte sur les craintes liées développé en Afrique ? La internationaux en monnaies nationales, à la vie privée. C’est le privacy paradox. révolution numérique est des faux paiements ; plus précisément L’on peut donc réaffirmer l’impératif taillée pour le continent. l’habillage monétaire d’opérations de de liberté totale pour l’écosystème troc. Lancée à l’extérieur de l’économie numérique en Afrique. n Août - Septembre - Octobre 2018 • NEWAFRICAN • 71


Opinions

Pourquoi l’Afrique décolle Les pays africains devraient conduire la croissance mondiale, en 2018. Retour sur les phénomènes, internes et exogènes, qui conduisent l’Afrique sur une pente bien meilleure qu’il y a quinze ans. Par Christian d’Alayer

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e grands pays africains en tête de la croissance mondiale cette année ! Ce n’est pas une galéjade, mais une estimation de la Banque mondiale sur la lancée des résultats de 2017 : six pays africains devant la Chine et deux en tête absolue de la croissance mondiale, le Ghana détrônant l’Éthiopie de peu en 2018. On voit d’ailleurs, dans le tableau 1, que l’Inde et les Philippines se sont elles aussi enfin éveillées. Le graphique 2 compare le décollage des trois grands ensembles humains de demain, Chine, Inde et Afrique. Le point commun est la cassure très nette du troisième millénaire. Si la Chine, en effet, a commencé à s’industrialiser avant l’envol des prix des matières premières, ce n’est qu’à partir de cet envol que son économie a littéralement explosé. Et c’est elle qui, en fait, a créé les conditions du décollage du monde non-occidental. En faisant plus que contribuer à la baisse des prix industriels à partir des années 1980 (textiles au début), puis en pesant sur les prix des matières premières par ses achats de plus en plus importants. On connaît les chiffres de ce retournement des termes de l’échange, mais il est bon de les rappeler ici : prix industriels divisés par 12 en moyenne par rapport aux années 1980 et prix des matières premières multipliés par 9 d’abord, puis redescendus à une multiplication par 4,5 aujourd’hui par rapport à décembre 1999, le mois le plus bas de tous les temps (le baril de

pétrole descendu à moins de 10 $). Quelle que soit donc l’explication que les économistes et historiens donneront plus tard à ce décollage, ils ne pourront passer sous silence ce retournement assez phénoménal, si on veut bien se souvenir que, deux siècles durant, l’Occident a basé son essor sur l’achat de ses matières premières à vil prix et la vente de ses produits manufacturés très au-dessus de leurs prix de revient. Un phénomène 1- Les croissances les plus fortes en 2018 Pays Ghana Éthiopie Côte d'Ivoire Djibouti Sénégal Tanzanie Inde Cambodge Bhoutan Philippines

Taux estimé (%) 8,3 8,2 7,2 7 6,9 6,8 7,3 6,9 6,9 6,7

(Source : estimations Banque mondiale)

2 - Les PIB de l'Afrique, de la Chine et de l'Inde depuis 1970 (en millions de dollars) 12000

9000

6000

3000

0

1970

1980

(Source : CNUCED) 72 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

que beaucoup d’Africains appellent « pillage », mais qui est bel et bien terminé aujourd’hui : l’Afrique achète asiatique et pas cher ; et elle vend beaucoup plus chèrement qu’autrefois ses matières premières. Je me souviens par exemple des tentatives de la Côte d’Ivoire des années HouphouëtBoigny pour vendre son cacao à 1 000 $ la tonne, 1 $ le kilo de fève. Aujourd’hui, son prix international est supérieur à 2 500 $ !

Afrique Chine

1990

2000

2010

2016


Union du Maghreb Arabe Une mondialisation finalement bénéfique Même situation pour l’or du Ghana voisin : les cours ne permettaient plus, à l’époque, d’extraire du métal de mines dont les coûts d’extraction dépassaient 100 $ l’once. Depuis, les cours se sont envolés et les compagnies minières ont fini par connaître des problèmes pour avoir trop laissé filer les coûts d’extraction. L’once vaut toujours autour de 1 200 $ après avoir atteint jusqu’à 1 800 $. Quant à l’or noir, il est monté jusqu’à 120 $ le baril pour redescendre à 45 $ et remonter aujourd’hui autour de 80 $. Pendant ce temps, l’Occident s’est endetté pour pouvoir continuer à consommer autant avec de moindres revenus réels. Les économistes ont parlé de financiarisation, dont l’élément principal est tout de même le crédit. Ses dirigeants ont lancé de grandes politiques de baisse des coûts de production sans arriver toutefois à empêcher leurs multinationales de

3 - Développement comparé de l'Afrique, de la Chine et de l'Inde (en millions de dollars) Zones

1970

1980

1990

2000

2010

2016

Afrique

108 537

559 396

552 167

652 972

1 948 202

2 143 440

Chine

89650

305 346

398 624

1 214 915

6 066 351

11 218 281

Inde

59603

179 148

316 869

453 578

1 650 635

2 259 642

PIB

Commerce extérieur (en dessous : % du PIB) Afrique

16129 (14,8 %)

121 378 (21,7%)

104 877 (19%)

147 905 (22,6%)

521 435 (26,8%)

352 388 (16,4%)

Chine

2 307 (2,6 %)

18099 (5,9%)

62091 (15,6%)

249 203 (20,5%)

1 577 754 (26%)

2 097 632 (18,7%)

Inde

2 026 (3,4 %)

8 586 (4,8%)

17969 (5,7%)

42379 (9,3%)

226 351 (13,7%)

364 144 (16,1%)

Épargne des ménages (% du PIB) Afrique

23 %

22 %

17 %

20 %

17 %

24 %

Chine

25 %

30 %

35 %

35 %

45 %

40 %

Inde

17 %

17 %

27 %

27 %

35 %

30 %

IDE (en millions de dollars) Afrique

1 267

400

389

10947

61087

59373

Chine

-

57

3 487

40319

114 734

133 700

Inde

45

79

237

3 588

27417

44486

(Source : estimations Banque mondiale)


Opinions délocaliser massivement leurs usines. Le seul résultat a été de casser la dynamique de leurs marchés intérieurs en enregistrant des baisses de recettes fiscales alors que les coûts sociaux augmentaient avec le chômage et l’allongement de la durée de vie après départ en retraite. De plus, le « déclin de l’empire occidental » semble également à la base du décollage du reste du monde, déclin visible aujourd’hui dans à peu près tous les domaines, économique, mais aussi culturel et démographique. Il n’y a vraiment qu’au niveau des dépenses militaires que les Occidentaux semblent surnager. Un entrepreneuriat fort, un manque d’investissements étrangers Retournement des termes de l’échange, déclin occidental, quelles autres explications peut-on donner au décollage de l’ancien Tiers-monde ? La mondialisation bien sûr leur a été bénéfique. Ce qu’il y a d’étonnant ici est que cette mondialisation a été suscitée par les Occidentaux eux-mêmes, mystifiés par leurs multinationales. Lesquelles se sont mises à produire chez les pauvres pour vendre chez les riches : transferts de technologies et ouverture des frontières occidentales. Au début, l’Occident a misé sur la haute technologie, pensant être à l’abri des transferts pour un bon moment. L’idée a germé dans les années 1990 et, 25 ans plus tard, les produits de la haute technologie nous viennent de Chine et de Corée du Sud avant que d’autres pays ne viennent s’ajouter à la liste de ceux qui les maîtrisent, dont la péninsule indienne. On fabrique des ordinateurs même en Afrique et Renault vient de comprendre que les Marocains savaient (tout autant que les Français) fabriquer des automobiles complexes. Le président américain en a tiré la conclusion évidente, pour lui et ses électeurs : poursuivre l’ouverture à tout va des frontières est un suicide. Comme c’est le premier pays occidental à tous les points de vue, il y a fort à parier que les dirigeants de l’Organisation internationale du commerce vont se 74 • NEWAFRICAN • Août - Septembre - Octobre 2018

De grands pays africains en tête de la croissance mondiale cette année ! Ce n’est pas une galéjade, mais une estimation de la Banque mondiale. Le Ghana détrônant de peu l’Éthiopie en 2018. faire beaucoup de cheveux gris dans les années à venir... Enfin, analysons avec attention le tableau 3 qui reprend quelques indicateurs de base pour les trois grands ensembles démographiques de la planète, Chine, Inde et Afrique. On y voit plusieurs éléments dont en premier le fait que le seul qui puisse vraiment impacter la croissance est l’épargne des ménages. Celle des Chinois est impressionnante depuis longtemps. Afrique et Inde ont aussi une épargne forte, notamment par rapport aux Occidentaux qui se sont abîmés dans l’endettement au détriment bien sûr de leurs « bas de laine » (les plus forts taux occidentaux ne dépassent pas 14 %). Mais les Chinois ont un plus : un système bancaire qui recycle ces formidables taux d’épargne. Alors qu’Inde et Afrique connaissent encore l’auto-investissement majoritaire. Soit des investissements à la hauteur de l’épargne et non supérieurs à cette épargne. Et donc des montées en puissance des entreprises bien moins rapides… Ce qu’on sait du développement dans chaque pays corrobore ces statistiques : l’Afrique connaît le plus fort taux d’entrepreneuriat du monde. Bien sûr, il s’agit de petites entreprises qui croissent seulement au rythme de leurs succès, sans concours financiers extérieurs. On lit ici et là qu’« il faut augmenter le nombre des incubateurs de start-up ». Ce qui ne réglera pas le problème bancaire, très largement,

mais insuffisamment, remplacé un peu partout par les crédits familiaux. Comme jadis les tontines camerounaises palliaient le défaut de crédit à la consommation lors des rentrées scolaires. Deuxième point remarquable, on voit que les IDE n’ont pas précédé le décollage : ils l’ont suivi. L’argent va à l’argent et peu sont les investisseurs capables de miser sur quelque chose qui n’existe pas encore. Même l’Inde, dont l’essor est aujourd’hui prouvé, souffre d’investissements étrangers insuffisants. Malgré cela, elle enregistre une croissance annuelle aujourd’hui supérieure à celle de la Chine. Laquelle est moins timide que l’Occident : elle investit de plus en plus en Afrique dont elle a perçu, elle, la dynamique nouvelle. L’Éthiopie lui doit beaucoup avec le transfert notamment d’immenses usines textiles. Et l’Afrique du Sud peut aussi être remerciée par ses voisins : ses grandes entreprises n’investissent plus chez elle, mais, justement, chez les voisins. Et la plupart des nouvelles mines d’or africaines sont pilotées par des compagnies sud-africaines. Les Occidentaux continuent, eux, à ne s’intéresser qu’aux hydrocarbures et aux mines, nonobstant d’innombrables congrès et symposiums où ils rivalisent de postures toutes plus intéressées les unes que les autres. Les actes ne suivent pas vraiment. L’accélération du développement de l’Afrique devrait donc venir du sud de la planète. n




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