Jusqu’à la fin des années 1980 en France, les aménagements pour enfants étaient encore très influencés par les aires de jeu d’artistes et les terrains d’aventure. Mais à partir des années 1990, différents acteurs commencent à s’inquiéter de la dangerosité des aires de jeu. Des associations de consommateurs se mobilisent contre la conception défectueuse et le manque d’entretien de nombreux espaces du genre, tandis que des industriels commencent à proposer des services d’entretien et de garanties de sécurité.
Dans un article de 1995, la journaliste Nathalie Arensonas, remarque le retard de la France sur ses voisins d’Europe du Nord. La première loi de normalisation des aires de jeu date effectivement de 1976 en Allemagne. En 1992, on compte 200 accidents graves sur les aires de jeu en France. Ces statistiques sont compilées par un système européen créé en 1986 qui recense les accidents déclarés dans les hôpitaux le European Home and Leisure Accident System (EHLAS)
Cette étude révèle que dans la tranche des 1 à 10 ans, 85% des accidents sont liés à des équipements ludiques, et remarque la dangerosité particulière du toboggan (Duval, 1990).
«Il s’agit le plus souvent de fractures, traumatismes crâniens et strangulations : chute sur un sol trop dur, ficelle d’anorak coincée dans la fente trop large du toboggan ou les filets meurtriers d’un «pont de singe».» (Arensonas,1995)
En première partie nous avons soulevé un paradoxe qui anime encore la conception des aires de jeu : comment offrir une expérience ludique stimulante, tout en garantissant la sécurité des usagers et la pérennité des aménagements.
En France, la relation au jeu libre est particulièrement restrictive. Contrairement à nos voisins du Nord de l’Europe où les enfants sortent avec des salopettes spéciales dédiées au jeu d’extérieur (Figure 39), le jeu libre inquiète par peur de la blessure ou de la souillure et le comportement des enfants est souvent policé par les parents. (La fessée est interdite en Suède en 1979, elle le sera en 2016 en France). Mais est-ce à dire qu’il est impossible en France de trouver des compromis dans l’aménagement des aires de jeu ?
Figure 39: Le Matschhose est un pantalon de boue à bretelles, incontournable pour les jeunes enfants en Allemagne. Source Karambolage, 25 mai 2023, ARTE.TV
Ci-dessus (Figure 42) : Aire de jeu fermée au public pour raisons de sécurité, Paris 18e. Fabricant : Proludic, années 2010. Photo prise en 2025.
Figure 40 et 41 : Panneaux réglementaire indiquant la tranche d’âge des enfants autorisés. Paris, 2025.
Pour répondre à cette question nous allons comparer les processus de transformation qui ont accompagné la construction, la mise aux normes, et la réparation de nos deux aires de jeu citées en introduction, le Dragon de la Villette et l’aire de Jeu des Couronnes au parc de Belleville. Ces deux aires des jeux construites entre 1974 et 1990 comportent des toboggans inscrits dans la mémoire collective des riverains voire d’un public régional et au-delà. Elles ne sont pas représentatives de tous les projets d’aires de jeux publiques développées en France, mais ont toutes les deux été créées à la fin d’une période d’expérimentation et de réflexion sur les terrains d’aventure en France, et ont toutes les deux connu plusieurs étapes de transformation liées notamment à l’entrée en vigueur de normes de sécurités européennes. Dans ce contexte, ces deux aires de jeu font l’objet de stratégies de transformation différentes qui peuvent nous aider à comprendre l’évolution des dynamiques qui organisent la conception des aires de jeu en France aujourd’hui.
Ce travail d’enquête repose sur des entretiens réalisés avec des concepteur.ices et une membre du conseil de quartier de Belleville, ainsi que des archives du parc de la Villette, du Collectif pour le développement des espaces de jeu (CoDEJ), du conseil de quartier de Belleville, de la direction des espaces verts (DEVE) de Paris, et des concepteurs (voir liste complète p.65).
De nombreux détails restent encore inexplorés et les souvenirs des protagonistes sont parfois altérés par le temps.
Jardindudragon
FIGURE
1.Avant la loi, une liberté insolente
Au début de notre histoire, il y a la réhabilitation au tournant des années 1980, de deux lieux de marge à la mauvaise réputation, les abattoirs de la Villette et la colline de Belleville.
La Villette : Un dragon, esprit des abattoirs
En 1967, le projet de marché aux bestiaux de la Villette est interrompu faute de financements suffisants. Ce chantier pharaonique est abandonné, on parle dans la presse de “scandale de la Villette”. La SEMVI, société d’économie mixte de la Villette est alors créée avec la mission de résorber la dette et de faire des recherches préliminaires en vue de la transformation du site. L’une des cellules de la SEMVI est composée de cinq architectes et urbanistes chargés de définir un nouveau projet. Parmi ses architectes se trouve François Ghys, diplômé d’architecture des Beaux Arts de Paris.
«C’était la tendance à l’époque. Sous Valéry Giscard d’Estaing, les espaces verts plutôt que le béton étaient en vogue. On a donc fait un parc, une maquette très médiocre de mon point de vue, avec des immeubles. Et mes collègues m’on dit “Tiens, François toi qui a de l’imagination, tu t’occupes du parc.” Donc il y avait un parc de 3ha, c’est tout petit. Et puis dessus, j’ai dit “Il faut mettre des jeux”. Mais à l’époque, ce qu’on trouvait sur catalogue [...] c’était très cheap. Alors que sur le site [des abattoirs] il y avait plein de matériaux à récupérer.» (François Ghys, 2025)
Il décide de construire une structure de jeu avec les matériaux récupérés sur le site : des goulottes en acier, des tourets et des cylindres de récupération. Il réalise au préalable une maquette qu’il présente à un urbaniste du Ministère de l’environnement et du cadre de vie : Jean Sérignan.
«C’est super, c’est très Beaubourg!» (Jean Sérignan)
Ce dernier valide un devis à 50000F (environ 8000€) à partir duquel François Ghys réalise une estimation du coût de la main d’œuvre de l’achat de matériaux. Il décide notamment de commander des tourets neufs pour une meilleure durabilité.
«Je suis parti à l’aventure et en douze mois, j’ai créé le dragon de la Villette.» ( François Ghys, 2025)
Il dessine ainsi les plans d’exécution, crée des lots et cherche ensuite les entreprises intéressées par le projet pour réaliser chaque portion de la structure. L’architecte n’hésite pas à mettre la main à la pâte en réalisant certains détails lui-même (fenêtre dans les tourets, peinture de la tête du dragon, soudure à l’arc). Il improvise la construction d’ailerons avec des restes de bois de la construction des tourets. François Ghys restera d’ailleurs deux mois après la dissolution de la SEMVI pour terminer les travaux.
FIGURE 45 : Coupure de journal tirée des archives du CoDej, source et date inconnues
Figure 46 : Les abattoirs de la villette 1969 «La gare de Paris-bestiaux, le marché et les abattoirs de la Villette et le Canal de l’Ourcq. À gauche, on aperçoit les emprises ferroviaires de Paris-Bestiaux et pont-rail de l’Avenue Jean-Jaurès.»
Le Projet
à droite : la structure du dragon est réalisée par l’age de tourets, des rouleaux industriels en bois stadardisés, de taille différentes, destinées à l’origine à enrouler des cables et des gaines dans l’industrie.
Sources : Dossier de présentation du projet de François Ghys, archives du Parc de la Villette
Figure 47
Figure 48
Figure 49
Les références
La Fabrication La modélisation
Figure 56
Figure 57 Maquettes de présentation du projet
Figure 55
Figure 58
Figure 59
Figure 53 : Structure géante pensée comme un cheminement, Mitsuru Senda, Sendai, Japon, 1969
Jacques Simon participe aux réunions de conception en qualité de consultant et fournit un certain nombre de références présentées dans 400 Aires de Jeux. Dans son dessin, François Ghys s’inspire notamment de structures de jeu japonaises. On retrouve en effet la combinaison d’un chemin tubulaire et d’une treille renversée (cage à écureuil) géante, dans une structure de Mitsuru Senda (Figure 53). Pour les principes de construction, François Ghys et l’entrepreneur des travaux se rendent au Danemark pour étudier la conception de certains toboggans. Comme dans l’exemple japonais, le dragon est positionné au-dessus d’une fosse de déblai qui permet d’allonger la longueur du toboggan et amène les enfants à un étage inférieur. Les essais sur la prise de vitesse dans la glissière sont réalisés empiriquement. L’architecte et les artisans testent l’inclinaison avec des objets, dans différentes situations : au soleil, ou sous la pluie.
Contrairement à son homologue japonais qui fait le choix de l’abstraction, Ghys prend le parti de scénariser son aménagement et de lui donner la forme d’un dragon. Il accompagne son projet de poèmes, d’une légende, et même d’une interview du dragon, évocation métaphorique des abattoirs. Le choix du dragon vient d’une visite au Musée de l’homme présentant des artéfacts traditionnels d’Asie.
La structure de jeu inaugurée en 1974 est extrêmement populaire. Elle est appréciée des habitants des environs, qui se mobiliseront pour garder le dragon lors de la conception du parc de la
Villette par Bernard Tschumi. Il est immortalisé par Robert Doisneau, et intégré dans certaines communications du parc, il apparaît même dans le film de Jacques Rivette, Le pont du Nord, dans lequel il apparaît crachant du feu.
FIGURE 62 : Le Dragon dans Le pont du Nord, Jacques Rivette, 1982
Belleville : Des toboggans en cascades
Une décennie après l’apparition du dragon de la Villette, la Ville de Paris décide de réhabiliter la colline de Belleville, véritable friche, c’est à l’époque une décharge accueillant les gravats de la reconstruction de la capitale. Le paysagiste Michel Viollet (agence API) et l’architecte François Debulois sont mandatés pour réaliser ce qui deviendra le parc de Belleville.
Le parc de Belleville est un parc de 4,5ha situé entre le parc des Buttes Chaumont et le cimetière du père Lachaise. Il possède notamment la cascade la plus longue de Paris et est surmonté d’un belvédère offrant une vue panoramique sur la capitale. Il est construit dans un style néo-haussmannien (description du parc donnée dans le diagnostic de la DEVE).
Comme le quartier est fréquenté par de nombreux enfants de milieux populaires jouant sans supervision de leurs parents sur la colline, le programme intègre dès le départ une place généreuse réservée à une aire de jeu. Celle-ci tire profit de la pente (environ 30°). Elle aura connu trois aménagements différents depuis la création du parc jusqu’à aujourd’hui.
Dans sa première version, l’aire de jeu totalise huit glissières de toboggans réparties sur 20 mètres de dénivelé auxquelles on accède par des structures de bois construites dans un style scandinave (passerelles, auvents, escaliers). Cet équipement a été construit sur un délaissé de terrasse, fondation d’un ancien îlot de quartier insalubre. L’aire de jeu est conçue par l’architecte du parc François Debulois. Elle est construite par Loisirs Équipements, une société de charpente et de menuiserie ins-
tallée en Loire Atlantique. Michel Viollet, dans un témoignage recueilli par Denis Delbaere, raconte avoir collaboré étroitement avec Jacques Simon. Ce dernier avait notamment cédé à l’agence API ses dossiers sur l’aménagement de plusieurs projets dont des aires de jeu (le parc Pereire à Arcachon par exemple). Les deux paysagistes enseignaient à l’ENSP de Versailles, mais nous ne connaissons pas la nature exacte de l’implication de Jacques Simon dans le projet de Belleville (Viollet, 2021).
L’audit fonctionnel réalisé par le bureau d’étude
SPRINT en 2002 fait état d’une aire de jeu plébiscitée par les habitants consultés, qui remarquent son originalité. L’ensemble des structures de circulation et des glissières forme un tout qu’il n’est pas possible de dissocier. (Figures 66, 67 et 68). Clément Willemin, le paysagiste qui construira l’aire de jeu suivante, salue également la qualité ludique de cet ensemble de toboggans.
Dès les années 1990, le service de l’entretien des jardins du 20e arrondissement de Paris note le descellement de certains rondins de la structure, et l’apparition de trous dans les glissières de toboggan en polyester.
Des travaux de rénovation sont réalisés entre 1993 et 1995 qui ne permettent pas de mettre aux normes l’aire de jeu au regard du nouveau décret. Ces travaux ont comporté les modifications suivantes :
* Création de deux escaliers pour faciliter l’accès aux différentes plates-formes des enfants et des adultes.
* Mise en place de gardes corps au niveau de toutes les plates-formes et le long des escaliers pour éviter les conséquences de chutes liées aux bousculades sur la structure.
* Remplacement des glissières et des toboggans en polyester par des éléments semblables en inox
* Mise en place de platelage en pin rainuré pour faciliter l’accès aux toboggans
* Réalisation, aux sorties de toboggans, d’aires de réception en sol souple coulé en place.
Note interne de la DEVE (2002)
FIGURE 64 : Colline de Belleville, 1969, Henri Cartier-Bresson
FIGURE 63 : Colline de Belleville photographiée depuis la rue des couronnes, 1956, Willy Ronis
FIGURE 65 : Plan programme du projet de Michel Viollet et François Debulois, 1988. Archives du CoDej
FIGURE 67 : Aire de jeu de Belleville après son inauguration, 1990, Jean Mounicq
Figure 66 : Plan de l’aire de jeu réalisé par le bureau d’étude SPRINT, 2002
Figure 68 : Diagnostic de l’aire de jeu réalisé par le bureau d’étude SPRINT, 2002
Ainsi dans le cas de l’aire de jeu de Belleville comme celui du dragon, on retrouve des éléments de construction disparus de nos jours. Il peut s’agir de pratiques de conception informelles, artisanales, d’essais empiriques. Par les modifications postérieures à la construction (installation de gardescorps, changement de matériaux de glissière) on devine un flou dans les principes d’aménagement concernant l’anticipation de la durabilité des materiaux et du risque. Les treilles en métal sont aujourd’hui totalement interdites et il serait inenvisageable d’en installer une de nos jours. On note aussi que le sable semble incontournable.
C’est le premier matériau envisagé pour amortir les chutes et c’est un élément de jeu à part entière pour les plus jeunes. Même s’il tend à être réhabilité aujourd’hui, le sable connaît une période de disgrâce dans les années 1990 puisqu’on y trouve des seringues abandonnées par des héroïnomanes et des déjections animales. Il est également utilisé par les enfants pour faciliter la glisse sur les toboggans ce qui a tendance à faire de trous dans la glissière.
Ces projets se font dans le cadre de ce que la philosophe Charlotte Nordmann décrit comme une “concession” d’une portion l’espace public aux enfants. Ce traitement de l’espace comme une marge permet de donner une plus grande liberté à l’aménagement, mais le rend plus vulnérable aux aléas des transformations urbaines (Nordman, 2010).
Figure 69 : Les Rita Mitsouko devant le dragon, 1988, Robert Doisneau
L’insertion dans le parc de la Villette
FIGURE 70 : Plan du jardin du Dragon, 1988, Ursula Kurtz
Figure 71
Figure 72
2.Retour à la raison
Durant les années 1990, les municipalités françaises entament un travail profond de transformation de leurs aires de jeu. Les travaux du EHLAS ont mis en évidence un nombre significatif d’accidents d’enfants causés par les structures de grimpe, les toboggans et les balançoires.
Or, nombre de ces accidents peuvent être évités par des modifications mineures. Une zone de réception à la sortie des toboggans permet par exemple d’éviter les collisions, la sécurisation des abords de la glissière permet d’empêcher qu’un enfant coince un vêtement ou une partie du corps. Une section de départ et de décélération sur la glissière permettent de faciliter l’attente et la stabilité au départ et la réception.
Un panneau d’information sur la tranche d’âge des enfants autorisés sur la structure permet de contrôler la taille et le poids des enfants qui utilisent un toboggan.
Un panneau d’information permet également de prévenir les usagers sur les risques et les mésusages liés aux toboggans (brûlures en cas de forte chaleur, gabarit adapté à la corpulence de l’enfant). Le sujet du sable n’est pas nouveau, il est utilisé comme aire de réception depuis la création des premiers toboggans. De nombreux éléments ont été ajoutés par expérience et par bon sens par les concepteurs. Le toboggan Wicksteed intègre dès 1935 une section de décélération.
Figure 73
Figure 74
Figure 75
Par ailleurs, les mésusages sont aussi identifiés depuis longtemps. Une jurisprudence de 1936, déclare un toboggan “chose passive” et non responsable dans un procès opposant un usager blessé dans un accident de toboggan et le propriétaire du jeu qu’il accuse de mise en danger. Le tribunal note que l’accident survenu lors d’une glissade sur le ventre n’est pas un usage conventionnel (Gazette des tribunaux du Maroc, 26.11.1936).
La nouveauté dans le décret ministériel de mise aux normes de 1996 est bel et bien de mettre en commun les bonnes pratiques, et de proscrire les risques évitables.
Un monument national
Le 12 octobre 1987, le parc de la Villette est inauguré par le président de la république en personne. Dans le processus, le toboggan a été intégré au parc. L’architecte mandataire Bernard Tschumi n’avait pas l’intention de le garder mais décide finalement de lui consacrer une case dans sa trame orthogonale. François Ghys se souvient de sa rencontre avec Tschumi, pour qui l’idée d’un dragon fait écho à son principe de folies implantées dans le parc. L’installation du toboggan est cependant confiée à une paysagiste suisse. Tschumi choisit Ursula Kurz qu’il charge de la cohérence paysagère de l’ensemble du parc. Celle-ci dessine également un Jardin des ombres, et le Jardin du Dragon. En 1984, le Dragon est démonté puis remonté à l’identique dans son jardin dédié.
Des dalles de sol souple sont posées à la place du sable, et un éclairage d’ambiance est installé. Des
projecteurs mobiles éclairent le dragon. Ceux-ci sont positionnés à 16m de haut et produisent un déplacement d’ombres à la tombée du jour. Enfin les lignes de crête et de creux du jardin sont marquées par un caniveau lumineux vert fluorescent. Pour François Ghys, le coût d’origine du toboggan d’origine semble dérisoire comparé à celui des projecteurs qui l’illuminent la nuit (environ 50 000F chacun).
«J’ai rencontré Bernard Tschumi qui pensait éventuellement à m’intégrer à son équipe parce que j’étais un local, je connaissais bien l’histoire [du site]. Et il m’a dit, - dois-je le croire? - que c’est le Dragon qui lui a fait penser aux folies du XVIe siècle, au Jardin de Bomarzo.[...] C’est en voyant le dragon que lui serait venu le terme de folies.» (François Ghys, 2025)
Édulcorer l’expérience ludique
En 1998, après l’entrée en vigueur du décret du 10 août 1994, le Dragon de la Villette montre des signes importants d’usure, notamment sur les glissières abîmées par le sable. La direction du parc de la Villette profite du projet de réparation du toboggan pour confier à Ursula Kurtz la mission de mettre aux normes le Dragon
«François Ghys, le concepteur, est un architecte plasticien théoricien. Il n’était pas en mesure de prendre en charge la mise aux normes qui relevait d’un travail plus technique» (Ursula Kurtz, 2024)
La treille en acier (cage à écureuil) est désormais interdite car trop dangereuse. Il faut donc trouver une autre manière de soutenir la tête et la colonne vertébrale du Dragon. Kurtz décide alors de prolonger la dimension fictionnelle en dessinant le corps du dragon. L’échafaudage de tubes de métal est remplacé par des pattes et un tronc gigantesque en bois. La teinte est douce, d’une couleur turquoise. L’accès à la structure est facilité par un escalier en acier, ce qui permet de désengorger le dragon du flux d’enfants permanent, et permet aux moins téméraires de descendre à pied. Le toboggan latéral est redessiné car la glissière d’origine était trop pentue. A la fin des années 1990, la végétation est bien installée dans le jardin du dragon. Elle participe à faire écran et à dissimuler la structure, qui enveloppe le jeu d’une part de mystère.
Figure 75.1 : La Bouche de l’enfer, Simone Moschino Bomarzo, c.1547-1580
Poursuivre l’expérimentation par la recherche
Dans le XXe arrondissement, l’usure et l’inadaptation aux normes inquiètent aussi. En 1998 le bureau de contrôle est obligé de fermer l’aire de jeu des Couronnes. A cela s’ajoute un problème plus fondamental encore, le socle de remblais de la structure est très dégradé. La présence de gypse inquiète et demande un diagnostic géotechnique. Ce dernier point détermine la stratégie de la DEVE qui, dans un rapport, conclut qu’il est moins coûteux de faire table rase en corrigeant la structure du sol dans son ensemble, que de risquer de devoir continuellement faire des travaux de réparation. Les services de la ville profitent de la période de réserve électorale qui précède les élections municipales pour réaliser différents audits de contrôle. En mars 2001, la mairie centrale de Paris est remportée par un maire socialiste Bertrand Delanoë. Pour le maire et ses adjoints, il s’agit d’une opportunité pour mettre en avant la politique sociale de la ville, notamment le soin porté aux enfants mais également introduire des dispositifs de démocratie participative.
Dans ce contexte, des conseils de quartier sont créés pour établir un lien entre les élus et les habitants des quartiers de la ville. Agnes Belard, éducatrice de jeunes enfants et conseillère de quartier est invitée à participer aux réunions de consultation sur l’avenir de l’aire de jeu du parc de Belleville. Elle raconte que c’est cette émulation politique qui a incité à revoir les ambitions du projet à la hausse. En effet, la mairie du 20e décide de lancer un travail d’enquête et de co-conception pour que cette
aire de jeu soit un modèle du genre. Une aire adaptée aux enfants du quartier, des pré-adolescents de 8 à 12 ans, qui n’ont pas d’espaces adaptés à leurs besoins.
Le CoDEJ, collectif pour le développement des aires de jeu, composé de praticiens et de chercheurs obtient le marché pour réaliser ce travail de co-conception avec des enfants, des parents, et une association du quartier (Archipelia).
Ce collectif, dont le travail s’intéresse aux liens
entre le jeu libre et le développement de l’enfant, est très influencé par le mouvement des Terrains d’aventure en France et en Europe. La concertation débouche sur un ensemble de principes qui mettent en avant notamment la prise de risque, l’autonomie, la matérialité et l’abstraction.
Un marché de maîtrise d’œuvre est ensuite lancé, mais la sélection des entreprises se fait par la réponse à un questionnaire à choix multiples. Il s’agit ici de sélectionner les concepteurs sur leurs inten-
tions, en leur faisant se positionner sur ce qui fait une “bonne aire de jeu”. Les candidats ayant les réponses les plus proches de celles des habitants interrogés remportent le marché.
Clément Willemin, Bertrand Vignal et Franck Poirier viennent de créer leur agence, BASE, peu de temps après être sortis de l’école de paysagisme de Versailles. L’agence candidate alors sur le projet.
“Je me souviens plus de comment j’en ai entendu parler, mais je me souviens que c’était lié à une question de normes de toboggans. Ensuite j’ai fait la candidature. C’était mon premier projet en fait, j’avais plusieurs objectifs dans la vie : je voulais construire à Paris, je voulais être racheté par un FRAC, et en 2003 j’avais quasiment réalisé les deux. J’ai adoré ce projet, c’était génial. Premier chantier, premier projet, c’était merveilleux. C’était une experience extraordinaire à tous les niveaux, le process, la méthode… J’ai fait plein de conneries. Mais ça a donné plein de bonheur à plein de gens, même si ça n’a pas duré autant que je l’aurais espéré. On avait hérité d’un cahier de dessins d’enfants et de préconisations fait par le CoDEJ ” (Clément Willemin, 2025)
Le processus de construction de l’aire de jeu amène Clément Willemin à tester les limites des normes en vigueur, un travail méticuleux d’interprétation et de tests. Il s’inspire notamment d’une digue en béton, un plan incliné sur lequel des enfants s’amusent (Figure 76).
Note interne de pré-projet et dossier de consultation des entreprises (DCE)
2 Références complémentaires
2.1 Sol béton et pentes
Expérimentation des pentes à la limite de l’équilibre sur une digue en béton. Cette digue est utilisée quotidiennement comme jeu d’enfants.
Le projet essaye de respecter au maximum la pente maximale de 38° au-delà de laquelle un garde-corps est supposé indispensable.
Insertion d’escaliers dans la digue, une main courante sécurise le passage.
Figure 77 : Note d’avant projet , DEVE
Il reprend également le principe d’un toit en bois inversé (Figure 79).
Dans ce processus Clément Willemin est conseillé par Luc Mas, qui était précédemment au bureau de contrôle des équipements de jeu et Freddy Morel qui dirige un bureau de contrôle indépendant.
“J’ai essayé de repérer des hacks, il y a plein de bugs dans la réglementation. Elle est absurde parfois. Un enfant de deux ans peut très bien monter à 2m de haut et se jeter dans le sable sans garde-corps, tu peux mettre une piscine de 15m de profondeur dans une aire de jeu, par contre tu peux pas tomber de plus de 60cm [sur un sol non amortissant]. Et comme cette aire de jeu est en pente et qu’elle forme un ensemble, on ne pouvait pas avoir cette approche qu’on utilise pour des équipements isolés les uns des autres. Freddy Morel a eu l’intelligence de nous accompagner dans cette recherche [...] Il y a avait, entre-autres, un problème sur les toboggans existants. On les a receintré parce qu’ils étaient trop ouverts et que ça aurait permis à un enfant de sauter [hors de la glissière]. Ç a a été très compliqué, c’est un serrurier qui a fait le receintrage. C’est Jérôme Butté, qui dirige l’entreprise Pyrrhus et qui se chargera aussi de la structure bois.” (Clément Willemin, 2015)
Dans le processus, Clément Willemin n’est pas alerté sur la question de l’aération des éléments en bois. Il regrette également d’avoir oublié de sous-traiter l’analyse du projet à un ingénieur structure ce qu’il fait depuis dans ses autres projets. Les ingénieurs géo-techniciens qui travaillent sur la consolidation du sol par une dalle de béton
refusent de l’aider sur le reste de la conception, ce qui amène le paysagiste à réaliser ses calculs seul. Entre 2002 et 2008, année de livraison de l’aire de jeu, le budget estimé par la DEVE à 350000€ au lancement de la concertation dépassera le million d’euros à la livraison (études et stabilisation du sol comprises).
Le concept de l’aire de jeu prend en compte les différents éléments ludiques de la montée en toboggan. Dans l’aire de jeu de Viollet et Debulois, les opportunités de glisser sont multiples et variées. Mais la montée vers les terrasses qui desservent
Bardage bois traditionnel protégé à la peinture noire et assemblé à clins.
3 Images de la maquette
Tour de jeux : accès depuis la passerelle Vue sur le mikado et la glissière depuis la tour de jeux
Vue sur le platelage bois depuis la tour de jeu Platelage bois en facettes
Vue sur l’encorbellement et les porte-voix L’encorbellement sépare le platelage bois du sol béton
Figures 81 et 82 : Photos du chantier , Entreprise Pyrrhus
Figure 79 : Principe de construction de la structure bois, inspiré d’un toit, puis renversé
Figure 80 : Maquette du projet
Figure 81
Figure 82
les différents toboggans est sans intérêt, puisqu’il suffit de gravir une volée d’escaliers. L’agence BASE renverse le principe en accordant une place prépondérante à la grimpe. Les enfants peuvent se hisser à travers des cordes, des trappes, des plans inclinés et des prises d’escalades. La structure ne laisse pas de place aux parents qui doivent attendre leurs enfants en bas ou en haut. Ces derniers ont la possibilité de se cacher, de hurler dans des tubophones et d’observer sans être vus à travers des moucharabiehs. Même si on distingue ce qui s’apparente à la proue d’un bateau, la structure reste
abstraite pour laisser la possibilité aux enfants de déployer leur propre imaginaire. La descente en toboggan est pour ainsi dire “la cerise sur le gâteau”. La plus longue glissière d’origine (20m de dénivelé) a été conservée, elle permet de redescendre pour reprendre la grimpe. L’un des intérêts de la structure pour le concepteur est son aspect dangereux lié au socle de béton brut. Ce paramètre inquiète les parents mais tend à inciter les enfants à la prudence et à réfléchir à leurs mouvements lorsqu’ils évoluent sur la colline.
Ci-dessus : coupe brute de la modélisation 3D du projet, archives de la DEVE
Ci-contre : Photos de l’aire de jeu, 2008, Wald.fr
Figure 83
Figure 84
Figure 85
Figure
L’aire de jeu est inaugurée en 2008, malheureusement le développement d’un champignon sur le bois de la structure la fera fermer en 2018. Clément Willemin continue et perfectionne la conception d’aires de jeu sur mesure notamment la Vague des remparts à Lyon (Parc Blandan, BASE, 2013) et l’aire du parc de Tremblay-en-France (agence WALD, 2020)
“Allo Brigitte? Oui ça va. On est au parc Blandan, le nouveau truc, vous voulez pas venir avec les enfants ? Il faut absolument que vous voyiez ça c’est un truc de ouf!”
(Parole entendue au parc Blandan, Willemin, 2018)
Ainsi la comparaison de la première requalification de nos deux toboggans-monuments montre deux stratégies différentes. A la Villette, la politique est plus raisonnable pourrait-on dire, visant à réduire le nombre de situations de risque en enlevant et en redimensionnant certains éléments. Ce redimensionnement est aussi de mise à Belleville mais il s’accompagne d’un travail de recherche sur les besoins des enfants et d’une réflexion sur l’adaptation des normes de sécurité aux contraintes d’un site unique et d’un projet global.
3.Créer sur catalogue, quelle place pour les paysagistes ?
Nous l’avons vu, la question de la sécurité des équipements ne peut être dissociée de celle de l’usure des matériaux. A Belleville comme à la Villette les aires de jeux subissent des sollicitations plus importantes que dans d’autres parcs en raison du nombre de visiteurs quotidiens. Aussi, les aires sur-mesure de première et de seconde génération rencontrent des dysfonctionnements majeurs avant d’atteindre leurs dix ans. Les maîtrises d’ouvrage s’inquiètent alors de l’entretien associé, mais aussi des risques assurantiels. Les aires de jeux non-conventionnelles, bien que certifiées par un bureau de contrôle, ne bénéficient pas de la même réputation que les aires standard distribuées par les leaders du marché. A cela s’ajoute un nouveau questionnement, celui de l’inclusion des enfants porteurs de handicap dans les aires de jeu.
Inclure tous les enfants
En 2007 à la suite des dysfonctionnements remarqués sur le dragon, la direction du parc de la Villette décide de lancer un concours pour redessiner le dragon en entier. A ce concours, candidatent Ursula Kurtz, Clément Willemin (qui propose un dragon à deux têtes) et, Isabelle Devin et Catherine Rannou (conceptrices du Jardin des dunes, une autre aire de jeu remarquable de la Villette).
C’est Ursula Kurtz (agence Pasodoble) qui remportera le concours avec un dessin plus déconstruit et une réflexion sur l’accessibilité. Le corps du dragon est remplacé par des arches de couleur qui donnent l’illusion d’un monstre émergeant du sol. Entre ces arches se trouvent des équipements de jeux variés dont certains adaptés aux PMR. Les enfants accèdent à la tête par un parcours de filets et peuvent descendre, comme avant, par une langue toboggan. Cette glissière géante est aujourd’hui
tubulaire puisqu’au-delà de 2m de hauteur, les glissière ouvertes sont interdites de manière à empêcher les montées debout à contresens. Les couleurs naturalistes de la premiere version ont laissé place à une association de couleur vives cyan, magenta et jaune.
Pour procéder, Ursula Kurtz fait appel à une entreprise qui se charge de la mise en œuvre technique du projet. C’est le leader danois Kompan qui remportera l’appel d’offre. Kompan propose une structure mixte avec une enveloppe corporelle sur mesure pour le dragon, réalisée en aluminium, et dans laquelle sont insérés des éléments de jeu isolés ou combinés. Chacun de ces éléments peut être retrouvé dans d’autres aires de jeux du fabricant, ils sont standardisés et pensés pour une tranche d’âge restreinte. Le sol autrefois en sable est entièrement imperméabilisé, remplacé par une couche de granulat amortissant d’EPDM bleue(caoutchouc éthylène-propylène-diène monomère). Le dragon de 3e génération est inauguré en 2015 et le coût des travaux s’élève à 850000€.
Figure 89
«C’est plus du tout une aventure de dessiner un toboggan aujourd’hui.» (Ursula Kurtz, 2024)
Cachez-donc ce béton que je ne saurais voir !
A Belleville, la fin en 2018 de l’aire de jeu de BASE relance le processus de transformation. Un appel d’offre est lancé et remporté par l’agence LAND’ACT (Fondée par Philippe Thébaud, ESAJ 1968) qui fait appel elle aussi au géant danois pour la conception.
Suite au démantèlement de la structure bois de l’aire de jeu précédente, les paysagistes de LAND’ACT héritent de son socle de béton. Leur parti-pris est d’abandonner son esthétique brute pour l’édulcorer. Plusieurs équipements standards tirés du catalogue Kompan sont installés sur la butte et permettent de grimper ou de glisser. D’autres équipements sont installés sur le côté, tendu entre des poteaux verts évoquant des arbres. La gestion du risque est traitée de manière conventionnelle avec la pose de sol souple vert et bleu et les accompagnants des enfants ont une pleine visibilité sur la structure. Les murs de soutènement en béton brut et les glissières de toboggan sont ornementées par un fresquiste (Peillon) accompagné d’habitants du quartier. L’aire de jeu finale est livrée en 2020 pour un budget de 350000€.
Si l’on considère que l’espérance de vie de ces aires de jeu est rallongée, et que le coût de structures de catalogue est inférieur au sur-mesure, on comprend que ces aménagements représentent une économie importante pour la ville sur la durée. Le même traitement est appliqué à l’aire de jeu “La mer de sable”, dessinée pour le parc André-Malraux à Nanterre dans les années 1970 par Jacques Sgard (Grand Prix du Paysage 1994).
Il s’agit à l’origine d’une pataugeoire d’une part et d’un bac à sable, composés l’un et l’autre d’un ensemble de “dunes”, de petites buttes en béton. La composition est pensée dès le dessin du parc pour s’intégrer à la composition générale.
Dans un article du numéro 38 des Carnets du paysage (consacré à Jacques Simon) Sonia Kéravel, Fanny Romain et Denis Delbaere, montrent les transformations récentes apportées à l’aménagement d’origine. Encore une fois, la mission de rénovation est confiée à Kompan, et le béton brut se retrouve couvert d’une couche de caoutchouc colorée. Seulement cette fois-ci, les services des espaces verts départementaux ont pris l’initiative de lancer un marché à destination des entreprises de conception d’aires de jeu sans consulter de paysagiste. Aucun appel d’offre n’est lancé pour un travail de conception, et les techniciens commerciaux de Kompan finissent par proposer des solutions ad-hoc de manière à vendre le plus d’agrès ludiques possible.
Il serait trop simple de faire de Kompan le bouc émissaire de ces transformations formatées, qui banalisent les aires de jeu contemporaines. Le catalogue de la firme Danoise propose également des sols meubles (sable, copeaux) et des matériaux plus nobles (structures en robinier par exemple).
Dans nos différents exemples, le problème semble venir du fonctionnement en silo de la conception et de la gestion, de la rupture du lien qui existait avec les professionnels du paysage. Les services techniques et la maîtrise d’ouvrage cherchent à minimiser à tout prix la prise de risque et le coût de l’opération, les firmes spécialistes des aires de
jeu cherchent à vendre le maximum de produits et de garanties. Les élus des Hauts-de-Seine parlent de “dynamiser” ces espaces.
Comme les pots rotomoulés en plastique de couleur, les aires de jeu de catalogue tendent à uniformiser l’aménagement de l’espace public. Les usagers et les élus ou les services techniques qui passent ces commandes sont peu formés, et ont tendance à négliger ce qui fait la spécificité du lieu et de l’expérience ludique. L’article interroge d’ailleurs le manque de “culture du paysage” des gestionnaires.
Keravel, Romain et Delbaere opposent ainsi deux approches l’une “conservatrice” et l’autre “restauratrice” (d’après l’architecte Camillo Boito) :
“Le conservateur prône le maintien en l’état des édifices, les interventions postérieures à leur construction devant éviter tout pastiche pour ne pas altérer l’intégrité de l’oeuvre, tandis que le restaurateur autorise un remaniement important des ouvrage pour les adapter aux besoins de chaque époque, meilleur moyen selon lui de ne pas les réduire au statut de monuments inutiles et pour cette raison sans valeur”.
Shek Kip Mei, Hong Kong, 2000, Georg Aerni
Photographie présentée dans la notice d’avant projet de la DEVE pour le projet d’aire de Jeu de BASE. On y voit un mur de soutènement en béton, véritable projet de paysage à part entière
Figure 91
Figure 92 Figure 93
CONCLUSION
Un siècle de diversification
Le toboggan est aujourd’hui un objet courant dans l’espace public, avec un usage connu de toutes et tous. Il est parfois banal, parfois exceptionnel. C’est devenu avec le temps l’un des éléments les plus importants de l’aménagement des aires de jeux. Il est pensé comme un outil, un objet transitionnel participant au développement de l’enfant et au divertissement des plus grands. Il n’apparaît plus aujourd’hui comme un jeu risqué tant sa conception fait l’objet des contraintes réglementaires. Les entreprises spécialisées dans la conception d’aires et de mobilier de jeu proposent des concepts hybrides, entre le toboggan jeu et le toboggan ludique, des glissières toujours plus longues pour des conditions plus extrêmes. Mais le rôle de conception des paysagistes dans les projets tend à diminuer. Les maîtrises d’ouvrage ont aujourd’hui la possibilité de faire sans, et de se tourner vers des aménagements prêt à l’emploi, répondant plus à des logiques commerciales que paysagères. Cette tendance est en partie liée à l’aversion grandissante au risque et, aux logiques assurantielles.
Pour contrer cette tendance, il semble important de laisser une place à la recherche et l’expérimentation paysagiste. Celle-ci doit en retour prendre en considération les nouvelles contraintes qui s’imposent à la conception, pour en proposer une lecture originale et stimulante pour les enfants.
Pour une restauration ludique et paysagère
Dès lors, il semble que les tentatives de pure conservation des aires de jeux sur-mesure anciennes soient vouées à l’échec. Dans nos deux exemples, tant l’usure que l’évolution des normes et des usages obligent à redéfinir le projet d’origine pour le dépasser. Dans le cas du dragon, c’est l’esprit du jeu qui perdure, malgré une forme et des matériaux nouveaux. La fiction est toujours la même, avec des couleurs plus acidulées. Dans le cas de l’aire de Belleville comme de celle de Nanterre, on remarque que le béton comme le sable perdent leur fonction ludique dans l’imaginaire des gestionnaires comme des usagers. Pourtant ces matériaux sont essentiels à leurs projets d’origine. Il semble important qu’un projet de requalification d’aire de jeu fasse l’objet d’un projet paysager à part entière. Il est peu probable que le paysagiste comme la maîtrise d’ouvrage réussissent à dépasser certains effets de mode (en remplaçant l’EPDM par du copeaux par exemple), mais ces derniers peuvent veiller à la cohérence du projet et à l’insertion de l’aire de jeu dans son contexte paysager.
Aussi, il apparaît nécessaire de continuer à réfléchir à la manière d’intégrer une forme de prise de risque et une expérience sensorielle riche. On voit que les usages ne finissent pas d’évoluer, d’ailleurs certains disparaissent puis reviennent à l’ordre du jour. Le sable, par exemple, commence peu à peu à réapparaître en France, dans un contexte de politiques de désimperméabilisation des sols. Compte tenu de l’usage intensif de ces espaces, il convient de les concevoir comme des aménagements dynamiques, dont la durée de vie est limitée et dont
l’usage est très dépendant de l’appropriation des habitants. On peut reprendre à cette fin le concept d’”altération paysagère” proposé par Denis Delbaere.
En outre, la division du travail de conception tend quant à elle à augmenter. Les corps de métier se spécialisent, surtout lorsqu’ils fonctionnent dans des entreprises internationales. Pour garantir cette cohérence abordée plus haut, les paysagistes ont donc la responsabilité de pouvoir dialoguer avec ces techniciens spécialisés, mais aussi de remettre en question certaines idées reçues en s’appuyant sur la recherche. La norme, quant à elle, doit être prise pour ce qu’elle est : un outil de réduction des risques. Il ne faut pas l’interpréter comme un moyen d’atteindre le risque zéro dans une aire de jeu, mais comme un découpage méticuleux, une métrique pour mesurer la fréquence, l’intensité et la diversité des accidents rencontrés. Mais cela ne doit pas faire oublier la responsabilité des adultes encadrants. Ces derniers doivent apprendre à faire confiance à leurs enfants, mais aussi aux autres adultes pour leur venir en aide. Il semble aussi important de ne pas trop présager de la dangerosité d’une aire avant d’avoir vu les enfants évoluer dedans. On peut se demander si penser une aire de jeu, ce n’est pas penser autant l’aménagement en lui-même que ce qui l’accompagne. Une préparation des enfants à la prise de risque raisonnée, et un encadrement partagé des adultes, avec l’objectif de garantir l’autonomie des premiers.
Ainsi on peut vouloir, comme Charlotte Nordman, que l’aire de jeu ne soit plus une “concession” faite aux enfants dans une marge de l’espace public, mais au contraire, une attraction, une folie à l’usage des plus petits.
Que l’on parle d’une œuvre sculpturale ou d’un toboggan de catalogue, souhaitons que celui-ci soit construit pour lui-même, c’est-à-dire pour glisser sur les fesses.
Projet «On the moon», collectif etc., 2012, Henin Beaumont
SOURCES
Entretiens :
- Ursula Kurtz, paysagiste, agence Pasodoble
- Agnès Bellart, Elue au conseil de quartier de Belleville en 2002
- Clément Willemin, paysagiste, agence Wald (agence BASE de 2000 à 2018)
- François Ghys Architecte, indépendant
Documents d’archives :
*Aire de jeu des couronnes parc de Belleville
-Compte rendu du conseil de quartier de Belleville après la concertations pour la requalification de l’aire de jeu des Couronnes (Belleville), 2002, archives personnelles d’Agnes Bellart
- Audit fonctionnel du bureau d’études SPRINT, 2002, archives du CoDej
- Préconisations issues du travail de concertation mené par le CoDej (Anne Janod et Angelina Ouvrard, qualification inconnue), 2002, archives du Codej
- Rapport de la DEVE après diagnostics en faveur d’une reconstruction complète de l’aire de jeu des Couronnes, 2002, archives de la DEVE
- Dossier de consultation des entreprises et note d’avant projet, pièces graphiques de Clément Willemin, contrat de Bernard Heldt, 2007, archives de la DEVE
* Dragon de la villette
-Dossier de présentation du projet du dragon de la Villette, François Ghys (1974), archives du parc de la Villette.
-Extrait du dossier de présentation du jardin du Dragon (Ursula Kurtz), 1987, archives du parc de la Villette
- Photos d’archives du dragon, archives du parc de la Villette
- Photos d’archives du premier dragon et de la maquette concept, 1974, François Ghys, archives personnelles.
Recommandations de la DGCCRF pour la mise en sécurité des aires de jeu. (fiches pratiques, Economie.gouv)
-Copie du plan de programme de Michel Viollet pour le parc de Belleville, 1988, archives du Codej
* Autres sources
James A. CRUIKSHANKS, Spalding winter sports, Wentworth Press, 1917 (réédition 2008), 96p.
Gazette des tribunaux du Maroc, 21.11.1936
Décret n° 94-699 du 10 août 1994 fixant les exigences de sécurité relatives aux équipements d’aires collectives de jeux
Norme française en vigueur NF-1176-3, AFNOR
Le Dragon de la Villette
1974
Construction du premier dragon de la Villette, François Ghys
1976
Le gouvernement décide d’affecter le parc des établissements de la Villette à un grand Projet
1987
Déplacement du dragon et inauguration du par de la villette
Francois Ghys, Ursula Kurtz, Bernard Tschumi mandataire
1988
Construction du parc de Belleville, Michel Viollet et François Debulois
1990
Construction de l’aire de jeu des couronnes, Michel Viollet et François Debulois
L’aire de jeu des Couronnes (Parc de Belleville)
1993
Premières réparations et aménagements de sécurité
1994
Décret ministériel fixant les exigences de sécurité relatives aux équipements d’aires collectives de jeu (mise en application au 1er janvier 1995)
1998
Première mise aux normes du dragon par Ursula Kurtz (Dragon de deuxieme génération)
2007
Condamnation du Dragon de 2ème génération
2015
Inauguration du Dragon de Troisième génération
Ursula Kurtz / KOMPAN
1998
Condamnation de l’aire de jeu de M.Viollet
2002
Concertation pour la transformation de l’aire de jeu
2008
Inauguration de l’aire de jeu de BASE
2018
Condamnation de l’aire de jeu de BASE
2020 inauguration de l’aire de jeu de LAND’ACT / KOMPAN
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Julie PECHEUR, Jeux à l’air libre, Le Monde, 2015
Isabelle PARE, Des terrains de jeux pensés pour briser le cercle de la surprotection, Montréeal, Le Devoir, 2018
Vahé TER MINASSIAN, La gravité a un impact sur notre perception visuelle, Libération.fr, 2008
John TIERNY, Can a playground be too safe?, The New York Times, 2011
Sites internet : https://www.hrmm.org/history-blog/spaldingswinter-sports-hints-for-country-clubs-1917
FIGURE 9 : 1932 - Toboggan de la plage de Dauville, agence Rol, années 1930’, Source Gallica
FIGURE 10 : Premier toboggan Wicksteed en acier, https://www.dailymail.co.uk/news/article-2130923/Historians-discover-worldschildrens-slide-built-90-years-ago-plank-wood. html
FIGURE 12 : Publicity photograph released in connection with the exhibition, «Playground Sculpture. June 30, 1954–August 22, 1954. Photographic Archive. The Museum of Modern Art Archives, New York. IN562.7
FIGURE 13 : Isamunogushi, catalogue raisonné en ligne https://www.noguchi.org
FIGURE 70 et 71 : Dossier de présentation du projet d’Ursula Kurtz, Archives de la villette
FIGURE 72 à 75 : Photo Arnaud Legrain, Archives du parc de la Villette
FIGURE 75.1 : On the necessity of gardening, an ABC of art, botany and cultivation, Laurie Cuitmans (ed.), Valiz, Amstredam, 2021
FIGURE 76 : Audit fonctionnel de la société SPRINT, archives du CoDej
FIgure 77 à 80 et 83 : DCE et notice d’avant projet, Archives de la DEVE
FIGURE 81 et 82 : Société Pyrrhus, photos de références
FIGURE 84 à 87 : Photos BASE, wald.fr
FIGURES 88 à 90 : Photos Bruno Delamain, 2015, Archives du Parc de la Villette
FIGURE 91 : Photo Georg Areni
FICURE 92 et 93 : Photos de KOMPAN pour le site internet de LAND’ACT
RÉSUMÉ
Depuis la création des premiers toboggans et aires de jeux, la place de ces équipements pour enfants dans l’espace public est régulièrement interrogée. Que les acteurs veuillent sortir les enfants des rues, les canaliser, les protéger ou leur permettre de s’épanouir, ils questionnent à chaque fois la manière dont les équipements ludiques sont fabriqués, intégrés dans l’espace public, normés et réparés.
Ce mémoire retrace dans un premier temps l’institutionnalisation de la pratique du toboggan en ville et la diversification de cet objet jusqu’à nos jours en s’appuyant sur des travaux d’histoire et des sciences sociales. Il met en évidence la tension qui existe entre conception ludique originale et stimulante, et contrôle des risques de blessure. Ce préalable théorique permet ensuite d’analyser par la critique de projet de paysage la transformation de deux projets d’aires de jeux parisiennes de la fin du XXe siècle, pour comprendre l’évolution des stratégies de conception et de mise aux normes.
mots clés : toboggans, aires de jeu, risque, enfants, normes
ABSTRACT
Since the creation of the first slides and playgrounds, the place of these children’s facilities in public spaces has been regularly questioned. Whether stakeholders want to get children off the streets, channel them, protect them, or allow them to flourish, they constantly question the way play equipment is manufactured, integrated into public spaces, standardized, and repaired.
This thesis first traces the institutionalization of the practice of slides in the city and the diversification of this object up to the present day, drawing on research in history and social sciences. It highlights the tension that exists between original and simulative play design and the control of injury risks. This theoretical prerequisite then allows us to analyze, through landscape design criticism, the transformation of two Parisian playground projects from the late 20th century, to understand the evolution of design and standardization strategies.