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Hugo MARTEL

Mémoire d’initiation à la recherche - Diplôme d’État de Paysagiste

Soutenu en mai 2025 à Versailles, sous la direction de Bernadette BLANCHON

La fin de la récré ?

Où comment offrir une expérience ludique et stimulante tout en contrôlant la prise de risque.

AVANT PROPOS

En septembre 2020, j’étais affecté comme professeur des écoles dans une classe de petite section de Seine-Saint-Denis. Durant les premiers mois les services de la mairie avaient décidé d’emballer les jeux de la cour de récréation dans du cellophane pour « respecter des gestes barrière ». Une fois les mesures d’éloignement assouplies, les enfants avaient pu découvrir avec joie le toboggan, la voiture et la chenille sur ressort. J’avais ainsi pu observer l’engouement, mais aussi les qualités ludiques du toboggan chez les enfants de 3 ans.

Dix à quinze enfants peuvent jouer en simultané sur ce type d’équipement, en glissant, mais aussi en grimpant la pente à l’envers. Ils apprennent ainsi à attendre leur tour, partager, communiquer, et à dépasser leurs peurs.

Adultes, nous avons tendance à oublier l’importance que cet objet, et les espaces qui l’accompagnent, occupent dans la vie de jeunes citadins en construction. Le toboggan bien-sûr est un prétexte, une sorte de miroir du regard que nous portons sur les activités enfantines.

REMERCIEMENTS

Je souhaite remercier dans un premier temps les enseignants qui m’ont permis de mener à bien cette recherche, Bernadette Blanchon pour ses conseils et ses relectures ainsi que Françoise Crémel et Adrien Fourès, pour leurs recommandations bibliographiques et le partage de leur carnet d’adresses.

Je souhaite aussi remercier les protagonistes de l’histoire sur laquelle j’ai enquêtée, qui m’ont accordé des entretiens ou donné accès à leurs archives: Ursula Kurtz (paysagiste), Agnès Bellart (élue de quartier) Clément Willemin (paysagiste), François Ghys (architecte), Aurelien Ramos (paysagiste enseignant chercheur), Serge Gerbaud (membre du CoDej), Anne-Sophie Chermette (Cheffe de division à la direction des espaces verts du 20e arrondissement de Paris) et Valérie Ebersohl (archiviste de parc de la Villette).

J’adresse aussi un chaleureux remerciement à l’équipe du CAUE de Paris, avec j’ai pu apprendre à concevoir des projets en co-conception avec des enfants, avec un remerciement particulier à Marie Mondésert, Juliette Chamblas et Charlotte Van Doesburg, qui m’ont accompagné dans un projet ambitieux de cour OASIS.

Je remercie bien-sûr toutes les personnes qui m’ont partagé des photos de toboggan, des anecdotes, et m’ont incité à poursuivre mes intuitions de départ.

Enfin je remercie Gabrielle Ramain pour son soutien sans faille, et ses relectures.

La fin de la récré ?

Comment offrir une expérience ludique et stimulante tout en contrôlant la prise de risque.

INTRODUCTION 5

Le tournant de la rigueur 25

Engager le corps 25

II

- La prise de risque

I - Offrir une expérience

ludique aux enfants dans l’espace public, une histoire de toboggans en ville. 9

1.Glisser sur les fesses, une idée qui n’allait pas de soi. 9

Des proto-toboggans… 9

…aux premiers toboggans industriels 11

2.Inscrire l’aire de jeu

dans un site 14

Les enfants aussi ont droit d’apprécier l’art 14

Des toboggans ornementaux 16

Des toboggans intégrés et combinés 18 Réhabiliter en s’amusant 19

3.Proposer une expérience

stimulante mais contrôlée ? 22

L’aventure au coin de la rue 22

Glisser n’est pas jouer 22

contrôlée, de la contrainte à l’opportunité? 31

Une étude comparative de cas 31

1.Avant la loi, une liberté insolente 35

La Villette : Un dragon, esprit des abattoirs 35

Belleville : Des toboggans en cascades 43

2.Retour à la raison 50 Un monument national 51

3.Créer sur catalogue, quelle place pour les paysagistes ? 59

Cachez-donc ce béton que je ne saurais voir ! 61

63

Un siècle de diversification 63

Pour une restauration ludique et paysagère 63

INTRODUCTION

On trouve dans Paris au moins deux aires de jeu ayant donné lieu à des articles dans la presse régionale, et dont l’impact dans la mémoire collective est indéniable. Dans le 19e arrondissement réside le Dragon de la Villette, une sculpture toboggan géante construite en 1974 immortalisée par Robert Doisneau et Jacques Rivette. Plus confidentiel mais tout aussi remarquable, le 20e arrondissement abrite lui, dans le parc de Belleville, l’aire de jeu des Couronnes, connue par les enfants du quartier depuis les années 1990, notamment pour sa déclivité impressionnante. Toutes les deux se caractérisent par deux usages centraux : grimper puis glisser sur des toboggans.

Dans son ouvrage de 2010 consacré à l’architecture pour enfant, Carles Broto remarque que le toboggan est l’équipement que l’on retrouve le plus souvent dans les aires de jeu (Broto 2010). C’est aussi souvent le plus haut, parfois le seul, et habituellement le plus sollicité. Glisser sur un toboggan semble aller de soi pour les enfants tant cette pratique est répandue, dans les cours de récréation, les parcs urbains, les parcs aquatiques ou encore les musées (fondation LUMA à Arles, dessinée par Frank Gehry). Ce jeu demande pourtant de l’énergie puisque chaque glissade implique de monter, d’attendre son tour, et que le plaisir procuré ne dure que quelques secondes. « A quoi bon continuer de déployer autant de ressources pour un plaisir si fugace ? » pourraient se demander les adultes. On comprend aisément que les perceptions et l’importance accordée à cet agrès ludique diffèrent.

Mais que désignons nous par toboggan ? Et d’où nous vient ce mot à l’orthographe originale?

Afin de répondre à ces interrogations, nous devons comparer plusieurs propositions en commençant par une définition officielle : la description qu’en donne la norme européenne en vigueur NF EN 1176-3 (Août 2008) :

“3.1 toboggan

Construction présentant une ou plusieurs surfaces inclinées qui contiennent et guident l’utilisateur lorsque celui-ci se laisse glisser sur une piste définie

NOTE: Les plans inclinés prévus pour d’autres usages, comme par exemple les toitures, ne constituent pas des toboggans.”

Cette définition s’oppose à une acception plus libre et ambiguë, dans laquelle le mot « toboggan » puise son origine. En effet, ce terme importé du Canada vient des pratiques de glisse des populations algonquines. Pour les Algonquins, «toboggan» désigne indistinctement l’objet luge, servant à se déplacer ou à transporter des objets de façon gravitaire, mais aussi l’action de glisser. C’est d’ailleurs le nom d’un glacier en Alaska. Le Oxford English Dictionary nous indique ainsi :

The earliest known use of the verb toboggan is in the 1840s.

OED’s earliest evidence for toboggan is from 1846, in the writing of George Warburton, army officer and writer on Canada. It is also recorded as a noun from the 1820s.

(La plus ancienne occurrence du verbe Toboggan date des années 1840, dans un écrit de 1946 de l’officier de l’armée canadienne George Warburton. Ce mot est aussi usité comme un nom à partir des année 1820)(TdA.)

Ce terme est progressivement adopté en francophonie, tandis que les nords américains lui préféreront «toboggan slide» puis «slide» en anglais ou «glissoire» en français du Québec. La première occurrence d’un toboggan pour mentionner une glissière de la sorte en France date de 1904

« piste glissante de forte pente constituant un jeu de parcs d’attraction » (Le Sport universel illustré, 10 juillet, 436b ds Höfler Anglic. Source CNRTL).

Ces définitions posées, nous restreindrons notre étude aux «toboggans secs» en excluant de ce fait les toboggans aquatiques et les pistes de luge.

Pour comprendre les évolutions qui ont amené à la définition contemporaine des toboggans et à la place que ces objets occupent dans l’espace public aujourd’hui, ce mémoire est organisé en deux grandes parties. Il s’agit dans un premier temps de revenir sur l’apparition des toboggans dans les villes modernes, témoignant de l’évolution de la place accordée à leurs premiers usagers : les enfants.

Nous verrons l’évolution et la diversification progressive des ces équipements ludiques, des premières aires de jeu dans les parcs urbains au XIXe siècle jusqu’au tournant du XXe siècle où s’impo-

sera la régulation des aires de jeu pour raisons de sécurité en Europe.

Dans un second temps, nous nous attarderons sur la comparaison de deux aires de jeu parisiennes remarquables, qui ont chacune connu à partir des années 1990 un processus de mise en conformité, de réparation et de transformation pour s’adapter aux nouvelles lois en vigueur. Nous nous demanderons comment ces transformations prennent en compte deux enjeux contradictoires, la construction d’une aire de jeu garantissant la sécurité de l’enfant et, l’objectif d’offrir une expérience ludique favorisant l’autonomie et le développement psychomoteur par la prise de risque.

Figure 1 : La partie de Toboggan photographie composite provenant de l’album personnel de Lady Dufferin (vers 1872-1875)

Août 2008

Indice de classement: S 54-201-3

ICS : 97.200.40

Équipements et sols d'aires de jeux

Partie 3 : Exigences de sé curité et méthodes d'essai complémentaires spécifiques aux toboggans

E :Playground equipment and surfacing — Part 3: Additional specific safety requirements and test methods for slides

D :Spielplatzgeräte und Spielplatzböden — Teil 3: Zusätzliche besondere sicherheitstechnische Anforderungen und Prüfverfahren für Rutschen

Norme française homologuée

par décision du Directeur Général d'AFNOR le 23 juillet 2008 pour prendre effet le23août2008.

Remplace la norme homologuée NF EN 1176-3, de novembre 1998, etsonamendement 1, d’août 2003, qui restent en vigueur jusqu’en mai 2009.

Correspondance La Norme européenne EN 1176-3:2008 a le statut d’une norme française.

Analyse Le présent document spécifie les exigences de sécurité complémentaires pour les toboggans destinés à être installés de façon permanente et utilisés par des enfants. Lorsque la principale fonction de jeu n’est pas la glissade, les exigences appropriées définies dans cette partie de la NF EN 1176 peuvent être utilisées, selon le cas.

Le présent document doit être utilisé conjointement avec les normes NF EN 1176-1, NF EN 1176-7 et NF EN 1177.

Descripteurs Thésaurus International Technique : aire de jeux, installation de loisirs, jeu pour enfant, matériel pour collectivité, toboggan, règle de sécurité, prévention des accidents, exigence, définition, méthode d’essai, caractéristique, dispositif de protection, essai de chute, accès, zone dangereuse, dimension, largeur, longueur, marquage.

Modifications Par rapport aux documents remplacés, les principaux changements sont :

a)l'inclusion d'exigences qui portent sur de nouveaux produits, comme par exemple les toboggans multipistes ;

b)la révision des exigences relatives à l'accès et à la hauteur des toboggans àchevalet ;

c)la révision des exigences relatives à la hauteur de l'espace libre pour lestoboggans en spirale.

I - Offrir une expérience ludique aux enfants dans l’espace public, une histoire de toboggans en ville.

1.Glisser sur les fesses, une idée qui n’allait pas de soi.

Des proto-toboggans…

En Europe, entre la fin du XVIIIe siècle et le tournant du XXe siècle, les Tivolis font leur apparition. On trouve dans ces proto-parcs d’attraction d’abord réservés à l’aristocratie, des jeux dont le principe est de se laisser dévaler une pente artificielle de manière gravitaire. Cette descente se fait tantôt dans des luges ou des traîneaux glissants, tantôt dans des chariots sur rail, que l’on appelle déjà des “montagnes russes” comme au Tivoli de Paris commandité par Simon-Charles Boutin en 1766 (Langlois, 1991).

Parallèlement, se développe dans les pays occidentaux un premier modèle de révolution industrielle reposant sur l’énergie tirée du charbon. La classe bourgeoise qui tire ses ressources de cette activité économique florissante découvre le plaisir des vacances, et ce nouveau mode de consommation entraîne le développement des premiers lieux de villégiature. Dans les stations de ski nord américaines et européennes notamment, apparaissent les jeux de luge durant l’hiver. Pour plus de commodité, les stations développent des pistes de luge sur écha-

faudage afin de pouvoir glisser sans encombre et de grimper confortablement par un escalier. On les appelle alors des “toboggans slide”. L’exemple le plus ancien recensé aux Etats-Unis est celui de la piste de luge de Lake Placid Dans l’Etat de NewYork (Cruikshanks, 1917).

Il est encore incongru dans ce contexte de se laisser glisser directement sur les fesses. Cet usage semble apparaître avec les premières aires de jeu destinées exclusivement aux enfants et qui se développent à la moitié du XIXe siècle aux Etats-Unis puis en Grande Bretagne (Gauzin-Muller, 2015).

Pendant cette période de première révolution industrielle et d’urbanisation galopante, les pouvoirs publics des premières métropoles occidentales s’inquiètent pour la santé de leurs habitants et notamment des enfants, qui passent la majeure partie de leur temps dans l’espace public. Se développe un courant d’aménagement urbain dit “hygiéniste” et dans le même temps la construction des premiers grands parcs en ville. Il s’agit, entre autres, de sortir les enfants des rues par différents moyens et en particulier grâce à la création d’espaces qui leur sont dédiés. (Burkhalter, 2024)

Mais ce courant coexiste avec des idées plus progressistes qui construisent l’image de l’enfant comme un individu libre, à part entière, qu’il ne s’agit pas de “domestiquer” mais plutôt de laisser jouer librement. En 1907, Theodore Roosevelt déclare ainsi que chaque enfant devrait avoir la possibilité d’accéder à pied à un «playground» (Op.Cit.).

En Allemagne la création d’espaces de jeux pour les enfants est notamment combattue par les autorités prussiennes qui s’inquiètent de la diffusion d’idées socialistes, et qui promeuvent au contraire

la pratique du sport codifiée en plein air (op.cit.). En été, se développent d’autres proto-toboggans pour glisser sans luge et sans neige. Il est intéressant de noter que la forme et la pratique du toboggan n’est pas encore codifiée. Les proto-toboggans n’ont pas encore systématiquement de section de départ plate, ni de section de décélération à l’arrivée. Les rebords permettant de guider l’usager sont rares et quand ils sont absents la glisse se fait jambes écartées. Il n’est pas encore d’usage d’attendre son tour pour glisser. On utilise également encore souvent une interface (carton ou coussin) et la glissière est encore en bois. Le toboggan est rare, au point d’être une attraction de fête foraine. Très versatile, il peut être installé dans de nombreuses situations, c’est souvent l’attraction principale de l’aire de jeu, et parfois la seule. Comme la mixité n’est pas encore la norme, on trouve dans certains cas des toboggans réservés tantôt aux filles, tantôt aux garçons.

2 : Chariots employés dans les montagnes russes

3 : Montagnes russes dans un parc parisien au début du XIXe siècle

Figure
Figure

…aux premiers toboggans industriels

En occident, une véritable réflexion sur la vie en société dans les grandes villes se met en marche, avec la promotion de l’exercice physique et un intérêt pour l’autonomie de l’enfant. Cette problématique est intrinsèquement liée à la création d’espaces paysagers en ville. Seulement, si l’on dessine des espaces pour les enfants, il est encore difficile de les imaginer jouer librement. En Angleterre les premières aires de jeu sont ségréguées entre filles et garçon, leur accès réglementé et on attend de ces derniers qu’ils se tiennent “correctement” (Winder, 2023 p.137) :

«[...], children were expected to use parks in a similar way to adults, behaving decorously, perhaps participating in a genteel stroll or a culturally enriching visit to the zoo.»

On attendait des enfants qu’ils profitent des parcs comme les adultes, se comportant de manière cérémonieuse, en participant par exemple à une promenade distinguée ou une enrichissante visite au zoo. (trad.ad.)

Cette place accordée aux enfants n’est d’ailleurs pas acceptée par tous les aménageurs. Par exemple, Joshua Major, concepteur de parcs à Manchester, considère que cela doit rester une exception, afin de préserver la qualité esthétique des parcs (op. cit.). C’est dans ce contexte que l’industriel anglais

Charles Wicksteed développe un modèle d’aires de jeu autonomes. Ce fabricant d’outils agricoles découvre le mouvement des cités-jardins en faisant la rencontre d’Ebenezer Howard et fait la promotion d’une nouvelle manière d’accueillir les enfants en ville tout en critiquant une société corsetée. Wicksteed promeut notamment la mixité, le droit de marcher sur le gazon, et l’expression des comportements enfantins. Il propose alors un compromis, celui de créer des parcs plus petits mais entièrement dédiés aux enfants. Durant l’entre-deux guerres, ces parcs tapissés de sable accueillent au départ des balançoires mais sont aussi un terrain d’expérimentation pour l’industriel qui développe un modèle de toboggan standardisé en acier. Ils sont gratuits mais proposent des stands de friandises et font la promotion de l’entreprise d’outillage. L’innovation de Wicksteed viendra de l’idée que les équipements ludiques doivent s’adapter aux usages des enfants et non l’inverse. Il propose ainsi des balançoires et des toboggans en acier, à la fois résistants et réplicables. Cela permet de contrôler la dangerosité et de proposer des équipements plus nombreux pour éviter qu’ils soient saturés (op.cit.). Dans cette situation d’aire de jeu sur-fréquentée, le toboggan présente un avantage important, il permet à un plus grand nombre d’enfants de jouer simultanément. En effet pour jouer il faut nécessairement circuler en se laissant glisser, ce qui empêche de s’accaparer le jeu comme c’est le cas pour une balançoire.

Figure 4 : Brevet de modèle de toboggan helicoidal déposé en 1915 aux états unis.

Figure 5 : Toboggan sur chevalet destiné à faciliter la descente et la remontée avec une luge, Lake Placid 1917

Figure 6 : Durham slide, Hanscom park Omaha, 1913. Toboggan saturé par le nombre d’enfants.

Figure 7 : Orphelinat pour garçon du Maryland, années 1920

Toboggan sur-mesure permettant de faire glisser 3 enfants à la fois

Figure 8 : Enfants jouant sur des toboggans réservés aux filles malgré la restriction («Girls only»), Wicksteed park, années 1920’

Figure 11 : Esplanade Victorian Manawatu ,1937 Les protections latérales sont faite de grilles anti-chutes
Figure 9 : Toboggan de la plage de Dauville, année 1930’. Ce toboggan n’a pas de section d’arrivée, les chutes sont brutales
Figure 10 : Premier toboggan Wicksteed en acier, Wicksteed Parc, 1935

2.Inscrire l’aire de jeu dans un site

Les enfants aussi ont droit d’apprécier l’art

Dès 1946 La ville d’Amsterdam propose un plan d’urbanisme intégrant des aires de jeux qui sera confié à l’architecte Aldo Van Eyck, proche des idées modernistes. Celui-ci crée un réseau d’aires de jeu équipé de modules en tubes d’acier. Il en réalisera près de 700 au cours de sa vie. Ces aires de jeux “bac à sable” sont gérées par une association, et leur accès est réservé aux membres, elles sont nombreuses et en cœur d’îlot pour être protégées de la circulation. Ce système incite les riverains à la co-veillance sur les enfants dans l’espace public (Burkhalter, 2024). La même année aux État-Unis, Isamu Noguchi propose des aires de jeu dont il sculpte la topographie pour permettre d’y glisser. Ces formes fluides évoquent à leur tour la peinture surréaliste et les premières sculptures abstraites. En 1949 à Stockholm le sculpteur Egon Moller Nielsen défend quant à lui l’idée d’un art anti-élite. Il propose pour cela de construire des sculptures interactives destinées au jeu et notamment le «mystery slide», un toboggan hélicoïdal autonome de petite taille. On observe par la suite une véritable tendance des sculptures toboggan. Comme chez les tenants de l’arte povera en Italie, ou de l’art brut en France, il s’agit de déconstruire les codes de l’art en sortant les œuvres du musée et de la muséographie traditionnelle. Différents artistes proposent de s’adresser sans intermédiaire au public, pour

une relation directe avec l’œuvre, une relation profane. Cette appropriation se fait notamment par l’interaction avec l’objet. La désacralisation de la production de l’artiste permet de mettre l’accent

sur la performance et la relation entre le public et l’œuvre au détriment des logiques marchandes et conservationnistes (Romagny, 2010).

Figure 12 : En 1954, le MoMa organise un concours de conception d’aires de jeu. Ci-dessus, la présentation des marquettes devant le jury.

13 et 14 : Modèles réduit de concepts d’aires de jeu. Isamu

Figures
Noguchi, 1946
Figure 15 : The mistery slide dans l’atelier du sculpteur, 1950

Dans les années 1960 Emile Aillaud dessine ses premiers projets de logements collectifs, notamment la Grande Borne à Grigny, un ensemble de barres d’immeubles au tracé original (en “serpentin”) et dont les espaces extérieurs sont pensés pour accueillir les enfants.

“Ce que je voudrais donner aux enfants, car sans doute pour les adultes c’est trop tard, c’est la possibilité d’accéder à l’individualité en goûtant à la solitude”.

Emile Aillaud (Interview ORTF, INA, 1972)

Pour ce projet, Aillaud engage sa fille, Laurence Rieti, plasticienne chargée de proposer des sculptures destinées aux enfants dans les espaces extérieurs de la Grande Borne. (Gassiot-Talabot, 1972)

Des toboggans ornementaux

A la Grande Borne (1967-1971), les aires de jeux sont parsemées de nombreuses sculptures figuratives en béton armé pensées pour développer l’imaginaire des enfants. On trouve notamment des pigeons ou des poires géantes mais également un “gulliver ensablé” évoquant à la fois la muse endormie de Brancusi et le Bosquet du titan du parc du château de Versailles. Les enfants peuvent rentrer dans la tête démesurée mais aussi glisser sur une jambe émergente, véritable toboggan en béton, dont la glissière est peinte d’une acrylique blanche. Dans une autre aire de jeu de l’ensemble de logement on retrouve, sur le même principe, un serpent en béton géant dans un bac à sable, dont l’une des sections est elle aussi une glissière de to-

boggan.

Figure 16 : Gulliver ensablé, La Grande Borne, 1973

Une décennie plus tard, Nikki de Saint-Phalle construit elle aussi des sculptures monumentales figuratives (un dragon à Knokke le Zout en Belgique, et un golem à Jérusalem en Israël) dont la bouche s’ouvre sur une langue toboggan. Ces structures en béton armé sont visitables et installées dans des jardins publics. La sculptrice offre ainsi un compromis entre fonction ludique et ornementale. En Suisse, Bernhard Luginbühl, proche de Nikki de Saint-Phalle et de Jean Tinguely construit lui aussi plusieurs toboggans dans les années 1970. Il travaille l’acier et la patine en laissant l’armature de l’objet rouiller. Les formes sont ici abstraites. Le plasticien américain Isamu Noguchi poursuit quant à lui son travail de réflexion sur les aires et les structures de jeu. Après avoir conceptualisé des structures légères ou des toboggans creusés dans le relief, Noguchi propose un toboggan indépendant abstrait, posé dans un parc comme une sculpture. Il travaille cette fois-ci le granit, matériau noble paradoxalement offert à la glisse (Solomon 2014).

Passé cette période, certains plasticiens continuent de proposer des sculptures toboggans bien que cela se fasse plus rarement. A la fin des années 1970 François Ghyss construit notamment le Dragon, près des abattoirs de la Villette. Pour le passage à l’an 2000 Mathilde Bretillot dessine le toboggan Ouh la la présenté temporairement au jardin des tuileries. Chacun de ces toboggans est une sculpture à part entière, une installation construite ex-nihilo et déconnectée du site. On remarque également que les dispositifs ludiques autres que les toboggans (balançoires, tourniquets, etc.) sont plus rares.

Figure 17 : Le Dragon de Knokke, Niki de Saint Phalle, Knokke le Zout, 1975
Figure 18 : Le Golem, Niki de Saint Phalle, Jerusalem 1972
Figure 19 : Grosser Boss, 1975, Berhnard Luginbühl
Figure 20 : Amboss, 1975, Berhnard Luginbühl, Mutzen
Figure 21 : Sculpture toboggan en Granit dans un parc public, Isamu Noguchi, Saporo, Japon,1989
Figure 22 : Toboggan OUH LA LA!!!, Mathilde Bretillot jardin des Tuilleries, 2000

Figure 23 : The Orbit Slide est une tour-toboggan geante inaugurée en 2013. Il s’agit d’une sculpture commandée par la mairie de Londres dirigée à l’époque par Boris Johnson. Ce dernier rencontre l’industriel indien Lakschmi Mittal lors de la préparation des jeux olympiques de 2012. Il lui propose alors de financer une sculpture qui témoignera du passage des jeux dans la capitale britannique. Mittal saisit l’opportunité pour en faire un outil promotionnel de son activité de recyclage de l’acier. La conception est confiées à l’artiste

Anish Kapoor et l’ingénieur Cecil Balmond.

Des toboggans intégrés et combinés

La période de reconstruction d’après-guerre, et l’émulation provoquée par les événements de 1968 amènent également les concepteurs à s’interroger sur la composition paysagère des espaces extérieurs des grands ensembles. En France, c’est un terrain d’expérimentation pour plusieurs paysagistes, dont Jacques Simon, qui collabore notamment avec l’Agence d’Urbanisme et d’Architecture (AUA) fondée par l’architecte et sociologue Jacques Alléget (Blanchon, 2007). A cette occasion le paysagiste requestionne les matériaux utilisables pour offrir des équipements ludiques originaux et stimulants pour les enfants. Dans son ouvrage 400 aires de jeu, Simon rapporte différentes manières de construire observées en Europe (Simon, 1971). Il incite notamment à investir les matériaux de construction, tuyaux, chaînes, poteaux, arbres morts dans la fabrication des structures de jeu. En Allemagne il observe un toboggan original inspiré de chaînes de montage industrielles le “rollogan”, fait d’une suite de cylindres montés sur roulements à billes (op.cit).

Simon intègre dans la démarche de conception des considérations nouvelles propres aux paysagistes : la prise en compte du temps et de l’évolution de l’aménagement et la prise en compte du socle (Blanchon, 2007). A ce titre Simon élabore une réflexion sur le réemploi des terres de remblais issus des chantiers de construction d’ensemble de logements. Il sculpte ces merlons de terre pour exploiter leur fonction spectaculaire et ludique. La micro-topographie, entièrement artificielle devient en elle-même un terrain de jeu, d’abord pour le

concepteur connu pour les former à vue, en s’emparant des bulldozer et autres excavatrices, mais évidemment aussi pour les enfants (Delbaere, 2021).

Simon met en pratique, avec des moyens dérisoires, ce qu’Isamu Noguchi conceptualisait dans des maquettes théoriques (Figure 13). Comme chez Emile Aillaud, les agrès ludiques sortent des enclos des aires de jeux pour s’installer dans les “espaces libres” des ensembles d’habitation. Pour les paysagistes inspirés de leurs collègues du nord de l’Europe, l’aire de jeu fait un tout. Le toboggan n’échappe pas à la règle, il est intégré à des structures plus grandes, des combinaisons complexes et permet de jouer avec le relief. Cette réflexion sur la dimension ludique du relief amène Jacques Simon à proposer d’autres manières de grimper sur un toboggan qu’une simple échelle (Figure 26). Au Japon, le concepteur Mitsuru Senda poursuit l’intégration des toboggans dans la topographie. Il joue cette fois ci avec les déblais et réalise une gigantesque structure de barreaux d’acier peints en jaune et en rouge. Cette structure dessert dif-

Figure 24 : Le Rollogan, A Vuarnisson, années 1960,RFA

férents toboggans et est accessible par différents dispositifs de grimpe : échelles, treilles... Dans chacun de ces cas les concepteurs n’hésitent pas à façonner le site au service de l’expérience ludique.

Réhabiliter en s’amusant

La réflexion sur l’intégration des toboggans dans le site suit son cours jusque dans les années 1980. Après le choc pétrolier de 1973 commence un long processus de désindustrialisation dans les pays occidentaux. Ce démantèlement de sites industriels amène les paysagistes à concevoir de nouveaux parcs intégrant des infrastructures monumentales. En effet, il est parfois trop coûteux de les démonter, et il peut être intéressant de les préserver pour garder une mémoire du passé industriel de l’endroit. Cependant, ces échafaudages et autres hauts-fourneaux peuvent être dangereux pour le public. Dans le parc de Duisburg Nord en Allemagne, Peter Latz et son équipe conçoivent donc un parcours sur la structure d’une aciérie. Cette promenade en hauteur donne la possibilité de redescendre par un toboggan en acier, inséré dans les murs de l’ancienne usine (Latzundpartner.de).

La réhabilitation engendre aussi parfois des initiatives plus légères qui sont l’occasion d’expérimenter sur le thème du toboggan. Un projet de réappropriation de l’espace public dans le quartier du terril 85 à Henin-Beaumont amènera en 2012 le collectif etc. à installer un toboggan minimaliste sur la pente du terril. Cette construction éphémère en tôle ondulée permet d’inciter le public à se réapproprier le passé industriel du site par le jeu et la performance. Le toboggan en question s’inscrit dans une installation plus grande évoquant un ima-

Figure 25 : Schémas conceptuels d’éléments de grimpe installés dans la topographie du site. Jacques Simon, 1970

Figure 26 : Structure géante pensée comme un cheminement, Mitsuru Senda, Sendai, Japon, 1969

ginaire lunaire et de conquête spatiale souvent associé aux paysages des terrils (Rogers 2016 et collectifetc.com)

Avec la normalisation des toboggans dans les années 1990, la glissière standardisée en acier inoxydable est utilisée peu à peu par les architectes et paysagistes comme trait-d’union entre deux espaces, une sorte de raccourci ludique (Figure 30). Ce n’est plus le toboggan en lui-même qui intéresse mais l’endroit où on le situe et les deux espaces qu’il relie. Il peut ainsi faire le lien entre deux niveaux sur des berges aménagées. Les travaux de réhabilitation en eux-mêmes font parfois l’objet de détournement ludiques pour canaliser l’attention des visiteurs en attendant la fin du chantier. C’est le cas de cette quadruple glissière installée sur les échafaudages du chantier de restauration de la Maison Cliveden dans le comté de Buckingham (Rogers, 2016).

Figure 27 : Parc Paysager de Duisburg Nord, Allemagne, Peter Latz, 1991

31 et 32 :

Figures
Projet «On the moon», collectif etc., 2012, Henin Beaumont
Figure 30 : Requalification des berges du Rhône agence InSitu, 2008, Lyon
Figures 28 et 29 : Toboggan multipistes à vagues, Chantier de restauration de Cliveden House, Buckinghamshire, années 2010’

3.Proposer une expérience stimulante mais contrôlée ?

L’aventure au coin de la rue

Depuis les années 1930 les psychologues de l’enfant et les pédagogues s’intéressent à l’idée du jeu libre chez l’enfant. Les travaux de Jean Piaget permettent notamment de mettre en évidence des étapes successives dans le développement cognitif de l’enfant, et soutiennent l’idée d’un travail implicite par l’imitation, l’observation et l’interaction. Ce changement de paradigme introduit le jeu et notamment le jeu libre dans le champ de l’éducation, ce qui permettra d’asseoir davantage la légitimité des aires de jeu pour enfants dans l’espace public.

Le premier architecte paysagiste à se saisir de ces concepts sera le Danois Carl Theodor Sorensen, qui développera l’idée d’un “junkyard playground”. Ce concept connu sous le nom de “terrain d’aventure” en France se développe en parallèle du mouvement des aires de jeu traditionnelles. Il est porté notamment par Marjory Allen, architecte paysagiste anglaise, qui commence à travailler dès ses premiers projets pour des orphelinats. Durant la seconde guerre mondiale, elle mène une campagne pour prendre en charge de jeunes enfants isolés et les évacuer de Londres bombardée. Elle introduit dans les espaces de jeu des lieux d’accueil, des objets de récupération prélevés sur des sites détruits. Sorensen et Allen observent par la suite les enfants jouer dans les décombres des bombardements de la seconde guerre mondiale. Tout deux notent que les enfants sont aussi turbulents en ville qu’à la campagne dans leur jeux libres et concluent qu’il

s’agit d’un mode de jeu normal, et souhaitable pour leur développement.

Allen découvre lors d’un voyage à Copenhague les terrains d’aventure et se passionne alors pour le sujet. Elle se fera la plus grande porte parole du jeu libre, de la prise de risque et de l’auto-construction dans les aires de jeu pour enfants (Burkhalter, 2024).

En France, ce courant est porté par les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation actives (CEMEA), créés en 1937 après l’arrivée du Front Populaire au pouvoir. Cette association défend les méthodes d’éducation nouvelles par la recherche action. Elle a notamment permis le développement des terrains d’aventure en France dans les années 1970. Après une disparition quasi totale, elle relance les recherches et les projets terrains d’aventure avec une charte rédigée en 2024.

Glisser n’est pas jouer

Nous avons vu que les toboggans portaient une longue histoire derrière eux, mais nous ne nous sommes pas encore questionnés sur l’utilité d’un tel dispositif. D’abord il est important de cadrer l’activité de glisse sur un toboggan. Est-ce bien une activité ludique ?

Dans son ouvrage resté célèbre Homo Ludens, John Huizinga, définit le jeu comme “une action libre, sentie comme fictive, située hors de la vie courante et capable d’absorber totalement le joueur” (Perino, 2014). La théorie des pratiques ludiques contemporaines montre que la réalité est plus complexe. En effet, dans le jeu, il y a une mise à distance entre la réalité et ses représentations.

Ainsi un jeune enfant qui s’élance pour la première fois sur un toboggan, “joue” sans doute moins qu’un paysagiste faisant mine de contrôler la sécurité d’un équipement pour s’autoriser à glisser dessus. Dans cet exemple, contrairement au paysagiste, l’enfant ne joue pas un rôle. Il découvre en revanche la manière dont son corps interagit avec son environnement, chose qu’il ne maîtrise pas encore complètement.

Ainsi pour Odile Perino le jeu correspond à un regard philosophique porté sur la vie, une manière de se voir interpréter un rôle. Au contraire, l’enfant tend à prendre le jeu au sérieux au début de sa vie, au point que, remarque la psychologue, “il ne sait pas nécessairement qu’il joue” (op.cit.). Ainsi le jeu pour l’enfant n’est pas tout à fait gratuit, il s’inscrit dans son développement. Pourtant, parce que le toboggan sert bien à glisser et non en premier lieu à se déplacer, il s’inscrit dans un plaisir d’être et de faire lié à la “non-contrainte et la liberté de jouer” (op.oit.). En effet, on ne peut pas contraindre quelqu’un à jouer. Odile Périno nous rappelle que dans le jeu d’enfant il n’y a pas toujours d’ordre ou de règle. Un objet peut servir de médiateur de jeu lorsqu’il sert à aller plus loin, aller plus vite, ou à raconter une histoire. C’est le cas des toboggans prenant la forme de sculptures figuratives (géant, dragon, éléphant). Certains toboggans ne sont d’ailleurs pas destinés à jouer, comme les toboggans d’évacuation des avions de ligne. (Figure 34). D’autres ont une valeur plus ornementale comme la langue toboggan du Cyclop de Jean Tinguely, impraticable car trop fragile (Figure 35).

Figure 33 : Terrains d’aventure anglais présentés par Marjory Allen of Hurtwood dans son ouvrage Planning for play, 1968

FIGURE 34: Toboggan d’évacuation d’avion de ligne strictement réservé à l’évacuation de secours et non au jeu.

FIGURE 35: Langue toboggan du Cyclop de Jean Tinguely, Milly la forêt, 1987-91

Toboggan inaccessible au public, il n’a pas été conçu pour glisser car trop fragile (mosaïque de miroirs) mais comme un ornement.

Ainsi, pour que le toboggan soit un jeu, il faut qu’il confronte l’usager aux capacités et aux limites de l’action. On parle dans ce cas d’un «jeu sensoriel». C’est ici la proprioception, c’est-à-dire la perception de notre propre corps dans l’espace, qui est mise en jeu. Pour Carles Broto, les besoins de jeu de l’enfant évoluent au fur et à mesure de son développement. Les jeux mettant en avant l’expérience sensorielle (toucher, proprioception) intéressent les enfants en construction de leur socle psycho-moteur, c’est à dire entre 0 et 3 ans. Entre 6 et 8 ans, les enfants aiment ensuite complexifier et dynamiser leurs jeux par la grimpe ou la prise de vitesse. Ils intègrent progressivement d’autres camarades dans leurs jeux. C’est durant cette période que les toboggans sont les plus appréciés. Les enfants continuent de s’intéresser au toboggan tant que ces derniers leur apportent un challenge. C’est-à-dire qu’il stimule l’imaginaire, la peur ou la sensation d’inconnu. Ainsi c’est la capacité du toboggan à confronter à sa zone proximale de développement qui permet de maintenir l’attention de l’enfant au long de sa vie. Pour intéresser les plus âgés, il faudra donc des expériences plus périlleuses (Broto, 2010). Il semble donc que chaque toboggan s’adresse à une tranche d’âge, un stade spécifique de développement de l’individu, et qu’il n’est pas forcément possible de l’adapter à toutes les catégories d’usager en même temps. Aussi, chaque projet doit définir en amont une tranche d’âge cible pour le public de l’aire de jeu, et proposer une variété de glissière adaptée à la motricité de chacun.

Le tournant de la rigueur

Pour Gabriela Burkhalter, la période de 1949 à 1979 est un épisode d’émulation internationale d’idées d’architecture, d’expérimentation d’artistes et de paysagistes. Le tournant des années 1980 amène un changement de paradigme concernant les notions de sécurité, l’aversion au risque, la privatisation et la commercialisation d’espaces publics. Ces changements sont amorcés par le choc pétrolier de 1973 qui génère une crise d’inflation et de chômage dans les pays européens, mais également par le mouvement de dérégulation bancaire et financier, qui donne une place prépondérante à la logique assurantielle. (Bourguinat, 1992) Ce phénomène décrit par Henri Bourguinat amène une division du travail progressive dans le monde de la construction des aires de jeu. Chaque corps de métier se spécialise et la conception se fait de plus en plus en vase clos. Les collectivités sont incitées à investir dans des aires de jeu standardisées dont les qualités (solidité, sécurité) ont été testées par des bureaux de contrôle indépendants et sont assurées par le fabricant. C’est dans ce contexte qu’en 1976, l’Allemagne introduit la première loi de régulation des aires de jeu DIN 7926 et qui sera augmentée et révisée en 1998 pour devenir un standard européen : EN 1176 et 1177. Cette première loi amorce un changement de paradigme dans la conception et la gestion des aires de jeu en Europe.

En 1986, le Conseil de l’Europe lance un système d’étude statistique des accidents domestiques et de loisirs (EHLAS, European Home and Leisure Accident System) qui met en commun les déclarations

d’accident chez l’enfant de 60 hôpitaux de l’Union Européenne.

Engager le corps

Dans un manifeste paru en 2005, Susan Solomon, historienne de l’architecture, reprend à son compte une expression britannique pour décrire les aires de jeux standardisées américaines contemporaines par l’acronyme KPC pour «Kit, Fence, Carpet». Elle déplore ce modèle qui repose sur des structures standardisées préfabriquées (kit), qui sont soustraites au reste de l’espace public par des barrières (fence), et dont le est sol recouvert d’un tapis (cerpet) en caoutchouc (Solomon, 2014).

Dans les années 2000, l’inquiétude sur la dangerosité des aires de jeu diminue peu à peu et leur aménagement de ces espaces renoue avec une réflexion sur la fonction d’apprentissage. Pour la Norvégienne Ellen Beate Sandseter, psychologue du développement de l’enfant, il est important que les jeux proposés aux enfants permettent d’anticiper les dangers de leur vie future en apprenant à les maîtriser (Sandseter, 2007).

Pour ce faire, elle identifie six fonctions indispensables aux jeu en extérieur :

* jouer avec la prise de hauteur

* jouer avec la prise de vitesse

* jouer avec des outils présentant un risque de blessure

* évoluer près d’éléments dangereux (l’eau, le feu)

* jouer en engageant une confrontation corporelle (se battre)

* jouer dans des espaces où il est possible de disparaître, se perdre

Elle observe d’ailleurs que les enfants blessés dans une chute avant neuf ans ont moins de chances de développer une peur de l’altitude. Elle cite notamment David Ball, professeur en gestion des risques à l’université du Middlesex de Londres, pour qui il n’y a pas d’études suffisantes menées pour apporter la preuve que les nouvelles règles de sécurité aient diminué les risques (op.cit). L’autrice insiste sur le rôle des neurosciences pour comprendre l’apprentissage par le jeu. En effet, le jeu engage une motivation intrinsèque (le jeu pour lui-même).

Ainsi de la même manière qu’un dispositif scolaire fonctionnel, le jeu libre doit lui aussi participer au développement de l’enfant. Contrairement à de nombreuses situations de jeux encadrées, le toboggan permet à l’enfant de se confronter en toute autonomie à ses sensations et ses appréhensions. C’est sans doute ce qui en fait son intérêt le plus important (op.cit).

En somme, la principale justification derrière l’installation d’un toboggan est donc d’offrir un médium de jeu dans l’espace public. Cet objet doit accompagner le développement sensorimoteur de l’enfant, mais il peut aussi offrir une fiction permettant à l’enfant de jouer entre l’espace réel et l’imaginaire. Plus important encore, il favorise l’autonomie de celui-ci, car l’enfant s’engage seul, parmi les autres, et apprend à canaliser lui-même ses émotions : la peur, la joie, la frustration. L’espace du toboggan lui est strictement réservé puisqu’il cantonne les adultes encadrants à la marge ou leur impose de se mettre à la place des enfants pour glisser à leur tour.

«Kit, Fence, Carpet»

FIGURE 36: Aire de jeu du catalogue Kompan destinée aux enfants de moins de 6 ans. Rotherham, Royaume-Uni, Magna science Adventure Center, 2001

FIGURE 37: Toboggan remisé dans un parking souterrain des services scolaires municipaux après une série d’accidents, ville de Newark, New Jersey, Etats-Unis 1961.

Un siècle de diversification

Première révolution industrielle, l’intitutionnalisation d’un objet 1917, Etats-unis 1935, Royaume-uni 1921, Royaume-uni 1967, France 1969, Japon 1968, Allemagne 1946, Etats-unis

Proto-toboggans

Sculptures et toboggans combinés «trente glorieuses» : expérimentation artistique et fonctionnelle, un premier encrage avec le site.

Mitsuru Senda
Laurence Rieti (Aillaud)
A.Vuarnisson
Isamu Noguchi
Charles Wicksteed
Charles Wicksteed
Concepteur inconnu

Normalisation progressives des glissières, première installations inattendues, retour des débats sur les espaces de jeu 1975, Belgique

Régulation, réhabilitation et opportunisme

Kompan S.A. Anish Kapoor
collectif etc.
Mathilde Bretillot
Agence Peter Latz
Niki de Saint-Phalle
Bernhart Luginbühl

FIGURE 38: Extrait de la jurisprudence relative à un accident ayant eu lieu sur un toboggan à Casablanca en 1936. Le tribunal demande une expertise du toboggan pour déterminer s’il a été construit dans «les règles de l’art» auquel cas, le plaignant ne pourra pas faire valoir un défaut de conception et sera reconnu responsable de sa blessure par sa seule maladresse.

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