Une histoire longue de l’habitat à Saint Louis-Consolat
L’ultime demeure
Une histoire longue de l’habitat à Saint Louis-Consolat
Ça commence comme une histoire de famille, celle de Marion et d’Agnès, 30 ans d’écart, qui décident de faire du Mouvement des squatters initié à l’aprèsguerre par leurs parents et grands-parents, un point de départ.
Ça continue par une histoire de voisinage qui, en marchant, décide d’aller voir ce qui reste de ces premiers squats communautaires pour mieux comprendre ceux d’aujourd’hui.
Ça devient peu à peu une enquête sur le mal-logement mais aussi sur ce qui permet d’habiter. Des plantes et des moutons se joignent alors pour nous suggérer de nous intéresser à l’habitabilité.
Ça génère des mobilisations et des conversations autour de la notion d’hospitalité quand l’implantation d’un «village d’insertion» pour les populations roms est annoncé puis abandonné par les pouvoirs publics.
Ça fabrique des rencontres croisées entre l’histoire des lieux et des gens, nos voisins d’aujourd’hui et ceux d’hier.
Ça aboutit à une balade que nous partageons à l’occasion des Journées Européennes du Patrimoine et que nous décidons d’appeler un peu mystérieusement
L’Ultime demeure… Bienvenu•es…
1ère photographie: Lucien Caïn, fils de Castor du Bloc 20, 64 rue Germinal 1962/1980
Cette balade est issue des explorations, rencontres et recherches du 1000 pattes, groupe ouvert de fabrication collective de balades animé par la coopérative Hôtel du Nord. Elle associe l’association Paroles Vives, l’Amicale des locataires de Campagne Lévèque, Trait d’union, ATD quart monde, Rencontres Tsiganes, Habitat Participatif France, le Centre social de Campagne Lévèque, des habitantes organisées de la CoPro Consolat et contribue à la démarche collective pour des Assises de l’hospitalité. Elle est réalisé en partenariat avec le Bureau des guides du GR2013.
JE CONSTRUIS, TU CONSTRUIS, NOUS CONSTRUISONS, ILS CONSTRUISENT…
À Saint-Louis on se regroupe pour habiter le sol
À Saint-Louis on se regroupe pour habiter le ciel
Partout on se perd dans les échelles.
Saint Louis est un de ces 111 villages marseillais. Situé dans les quartiers nord de la ville, il reste longtemps sans faire parler de lui hormis le fait que, selon les époques, il est considéré comme l’entrée dans la ville, en venant du nord, en alternance avec Saint Antoine, parfois les Crottes. On s’en souvient par sa place de l’octroi qui existe toujours à l’emplacement de la première église.
Être un village marseillais, cela signifie que le lieu est placé dans ce vaste espace entre mer et collines, en arrière du port, qu’on appelle «le terroir» marseillais. Là, une population relativement restreinte se regroupe autour de son clocher. De grandes demeures bastidaires sont plus dispersées. C’est un quartier très étendu qui va du haut de La Viste aux Crottes du nord au sud et de Saint André au-delà des Aygalades d’ouest en est. La population y tient des activités de petit artisanat et de petite agriculture grâce au ruisseau des Aygalades qui le traverse.
À la différence du bassin de Séon, qu’il surplombe en balcon depuis ses points hauts, on n’y a pas trouvé un quelconque gisement de quelque matière que ce soit. Situé sur la route Nationale qui permet d’entrer ou de sortir de la ville, c’est un lieu de passage et de communications.
JE CONSTRUIS, TU CONSTRUIS,
NOUS CONSTRUISONS, ILS CONSTRUISENT…
Cheminer entre les murs de Saint-Louis Consolat
Lorsque l’activité portuaire, le commerce et l’industrie ont besoin de se développer, c’est sur ce terroir que cela va se passer. Saint Louis devient un quartier industrieux, où tout ce qui reste d’espaces ouverts va se retrouver occupé par des usines et autres ateliers.
Cette industrialisation amène la population à se rapprocher des lieux de travail. De 700 habitants au XIVe siècle, on passe à 5500 en 1919, chiffre qui ne va cesser d’augmenter.
Bien entendu, un tel besoin de main-d’œuvre attire les travailleurs immigrés, d’abord et surtout italiens, ils représentent plus de la moitié des habitants.
C’est à partir de ce moment-là que le quartier de Saint Louis est devenu un quartier vivant, capable par nécessité sociale d’agréger des acteurs militants, des penseurs, des rêveurs…
D’UN BOUT À L’AUTRE DE
Le vide du ciel, le vide de ma tête, le vide des appartements, le vide de la destruction, le vide des institutions, le vide de l’effondrement, le vide de la colline, le vide du vivant.
“ Sur ces photos de 1967, 1968, je me cherche, je me cherche. A l’époque ce chantier de fouilles, il était complètement enfermé dans les palissades. Et je me cherche parce qu’un grand frère, le mien, et sa fratrie de petites sœurs très nombreuses derrière lui, est archéologue. Et qu’à cette époque-là où il n’y avait aucune valeur à fouiller le port antique de Marseille, le grand frère demande à ses très nombreuses petites sœurs de venir fouiller avec lui. J’avais dans les 10 ans. On habitait à Saint Louis, pour une raison précise mes parents avaient l’un et l’autre rejoint cette paroisse parce qu’elle était la première paroisse tenue par les prêtres ouvriers. Et par les mouvements des prêtres ouvriers et plein de militants, ils ont inventé le mouvement des squatters, parce qu’on se trouvait déjà à ce moment-là, dans cette même logique du mal logement puisque c’était le lendemain de la guerre et qu’on manquait complètement de logements. Et que ce mouvement-là, qui après a été suivi de très près par celui des castors, c’était une première réponse déjà à ce mal logement.
Et moi, enfant dans ce quartier de Saint Louis, je fréquentais des enfants de gens qui disaient « nous on est de Colbert et on fait partie des déplacés de Colbert ». Et ils disaient aussi « Nous à l’origine on n’est pas des quartiers nord», et ils venaient à Saint Louis peut-être comme mes parents parce qu’il y avait les prêtres ouvriers, va savoir, mais ils allaient surtout là où il y avait de la place et là où ils arrivaient à faire place”.
Agnès Jouanaud, à propos des fouilles derrière la bourse (aujourd’hui centre commercial et jardin des vestiges).
1862, A. Terris : arasement de la colline des Carmes pour le percement de la rue Impériale (rue de la République).
TROP PLEIN ET GRANDS VIDES
2023, La “dent creuse” de la rue d’Aubagne, lieu des effondrements du 5 nov. 2018.
« Walter Benjamin : Regardez cette façade derrière la palissade, regardez ces ordures jetées derrière les planches mal jointes. Tout le mépris de l’humain est écrit là; mépris de ceux qui ont voté la démolition des quartiers de la Bourse jusqu’à la rue Colbert en 1906; mépris de ceux qui ont construit, de 1913 à aujourd’hui, treize années de ruines lentes; mépris des décideurs qui laissent pourrir une situation et font d’un projet urbain un abandon humain; mépris contagieux de ceux qui ont si mal construit les palissades alentour; mépris de ceux qui, jetant leurs détritus derrière ce masque de bois font de la vieille façade que nous regardons une ordure tout juste bonne à disparaître, car bien sûr elle va s’effondrer. Et les rats pullulent dans cette réunification volontaire ».
“Habiter c’est plonger la tête première dans la vie quotidienne. Mais les vivants peuvent réanimer la mémoire des anciens vivants: ce lieu longtemps vide fut le quartier populaire de la révolution de 1848, densément peuplé et actif, limité par un rempart d’angle, Belsunce et la Canebière jusqu’en 1666. Ces vivants gisent entre les pilotis des trois tours Labourdette, habitées depuis 1962. Tous les jours on descend sa poubelle sur les traces du rempart, on s’énerve contre les incohérences de gestion et on peut aussi découvrir la joie de redécouvrir, justement les habitants qui étaient là avant nous.”
Christine Breton, entretien par Michel Samson, Marsactu, juin 2017
HABITER EN SOUS SOLS
Notre père et grand-père Louis, dit Pépé. Il a vécu quasiment 100 ans, après être né au début du siècle dernier dans le sud-ouest de la France où il a fait son séminaire catholique.
La fin de la guerre l’emmène à Saint Louis pour y rencontrer les premiers prêtres ouvriers qui prônent une religion sociale. Là, il vit dans une bicoque incrustée moitié dans le cimetière, moitié sur la rue, face à l’église et sa crypte dans laquelle se trouve le ring du club de boxe du quartier.
Il fait souche à Marseille en épousant une religieuse défroquée. Ensemble, ils mènent une vie riche de militantisme de gauche. Veuf, sa grande vieillesse l’emporte au Maroc où vit le plus jeune de ses 8 enfants. Il y meurt après avoir refusé que son corps soit rapatrié en France.
Il est enterré à Agadir au Maroc en bon musulman, d’où ce nom choisi pour sa conversion.
Etonnant ?
Agnès J
Le Droit au logement des morts
“En 2010, selon les données provisoires de l’Insee, elles auraient été 545 000 en France à quitter définitivement un logement ou une institution pour rejoindre leur dernière demeure. Elles, ce sont les personnes décédées. Leur disparition contribue à diminuer la demande de logement tout en augmentant le nombre de logements disponibles. Néanmoins, le devenir de leurs restes, tout en obéissant à des règles particulières, génère des enjeux parfois proches de ceux rencontrés pour le logement des vivants.”
Pendant longtemps les espaces d’inhumation étaient fréquentés aussi bien par les défunts que par les vivants : loin d’être un espace de silence réservés à la médiation, les cimetières servaient de lieux de sociabilité,
de foire, voire d’habitation en vertu du droit d’asile qui autorisaient les personnes réfugiées à construire les logements au dessus des charniers. Depuis l’époque moderne, une séparation s’est effectuée entre sépultures et lieux de vie, du fait de l’évolution des pratiques culturelles ainsi que pour des raisons d’hygiène. Les morts continuent cependant de faire partie du paysage de la France contemporaine : centralité des monuments aux morts dans les villages, permanence d’espaces dédiés aux défunts même dans des territoires où la valeur foncière est élevée, monuments funéraires publics nombreux... Depuis le décret impérial du 3 prairial an XII (1804), la gestion des inhumations revient aux autorités communales, qui ont obligation de procurer gratuitement à la personne décédée sur le territoire communal un emplacement de sépulture. L’inhumation ellemême peut être prise en charge par la municipalité. Pour bénéficier du « droit au logement » inconditionnel, il semble donc qu’il vaille mieux être mort que vivant !
Matthieu Solignac, A propos de Loger les morts, in Regards croisés sur l’économie 2011/1 (n° 9), Éditions La Découverte.
Le “territoire des morts” offre également une précieuse ressource aux vivants : l’eau ! En effet, les cimetières mettent toujours à disposition un robinet, initialement prévu pour l’arrosage des couronnes mortuaires, mais dont l’usage peut être allégrement détourné par qui a besoin d’eau pour s’abreuver, remplir des bidons, faire sa toilette etc. Face à l’assèchement des fontaines et à la raréfaction des robinets publics, les cimetières facilitent l’habitabilité d’un territoire.
Aujourd’hui l’accès à l’eau est un des problèmes majeurs pour les habitants des squats ou sans abri. L’association Just se mobilise sur le droit à l’eau dans sa dimension la plus concrète.
JUST
(Justice et Union pour la transformation sociale) est née à Marseille en 2015. Ils s’appuient sur des «experts d’expériences» ayant eux-mêmes connu la précarité pour accompagner les personnes et agir sur les situations réelles. “Nous intervenons dans la logique de réduction des risques par la reconnaissance de la capacité des personnes à agir pour elles-même et de décider des priorités dont elles ont besoin”.
“Que voit-on?
Une mosquée, une église?
MISSIONS
Saint Louis le roi missionnaire ou le plus modeste Saint-Louis d’Anjou?
Une mission ou du militantisme?
De l’action religieuse ou de l’action sociale? Et l’art dans tout ça?”
Saint-Louis : Que le Jeu Commence, Récit d’exploration du Mille Pattes, 2017
Dans les années 1930, le quartier de Saint Louis est marqué par un fort développement industriel (raffinerie de sucre, usine d’alumine, savonneries, corderies, métallurgie..).
Les usines font travailler une maind’œuvre majoritairement d’origine étrangère : Italiens, Espagnols, Arméniens puis Algériens. Bien qu’en partie de culture catholique, les populations urbaines et particulièrement ouvrières délaissent
les pratiques religieuses en ces années marquées par une triple crise : économique, idéologique et politique. Afin de rechristianiser ces milieux, l’Eglise crée l’Action Catholique, un ensemble de mouvements destiné à recréer du lien avec les classes populaires, en mettant l’accent sur la dimension sociale et humaniste de la doctrine chrétienne. Cette action sociale chrétienne a aussi pour objectif de proposer une alternative au syndicalisme “rouge” que l’Église voit d’un mauvais œil.
A Marseille, ce programme de “reconquête chrétienne” s’appuie sur l’organisation de fêtes liturgiques populaires et la construction de nouvelles églises dans les quartiers industriels.
En accord avec le souhait de modernisation du culte catholique, ces édifices incarnent, par l’architecture et l’iconographie, leur adéquation avec leur environnement industriel et urbain. L’église de Saint-Louis, construite entre 1933 et 1935 sous la direction de l’architecte Jean-Louis Sourdeau, reflète particulièrement cet élan moderniste adressé au monde ouvrier.
L’église Saint-Louis de Marseille, Une mémoire en devenir, dir. Jean Claude Gautier, 2020
“Je me souviens que quand j’étais petite et que nous vivions au squat de la campagne Tornesi, tous nos draps de lit étaient d’un beau velours rouge grenat. Pareil pour les autres familles. C’est parce que les prêtres de SaintLouis nous avaient fait cadeau des tentures de l’église afin que nous, les familles de squatters, nous taillions de la literie dedans.
Les jours de lessive, quand tous ces draps flambants étaient mis à sécher en plein mistral, ça donnait un sacré style”.
Agnès J
Avec le temps, le voisinage de l’ange Gabriel a vu les cheminées d’usine remplacées par les tours de la Viste.
Dans certaines paroisses, le rapprochement entre l’Eglise et le monde ouvrier dépasse les prévisions de la hiérarchie écclésiastique. Dans les années 1940-1950, Saint-Louis devient un bastion du mouvement des “prêtres-ouvriers”, décidés à partager les conditions de vie de leurs ouailles en s’engageant sur le port ou à l’usine. Vivant leur ministère sur leur lieu de travail, comme un moyen de vivre les valeurs évangéliques de partage et de fraternité, les “P-O” n’hésitent pas à épouser les revendications de leurs collègues et à s’engager dans les associations, syndicats (CGT) et même partis politiques (SFIO, PC).
Dans la paroisse de Saint Louis, l’intrication entre mission catholique et action sociale impulse de nombreuses initiatives:
Mouvement populaire des familles dont les militants squattent des bâtiments vides pour loger des familles ouvrières, association des “Castors” pour l’auto-construction collective des logements des ouvriers. La crypte de l’église elle-même a pour vocation l’animation culturelle du quartier, en servant de salle de spectacle et de réunion. Elle a accueilli des groupes de jeunes, des mouvements d’action catholique, un club de boxe jusqu’en 1970 d’où est sorti un champion d’Europe poidsmoyen, Roger Gambini, les Resto du coeur, des stages de danse berbère et mexicaine, des ateliers de théâtre destinés aux “exclus sociaux” mis en scène par le metteur en scène anarchiste Armand Gatti..
Christine Breton, Lucienne Brun, L’Église Saint-Louis, l’art et la foi rencontrent le monde ouvrier, publié par la Fraternité de Saint-Louis, 2010
À partir des propos de Claire Duport, dans sa Thèse Notables, militants, entrepreneurs, une histoire du militantisme dans les cités, 2007.
L’association des Sinistrés, créée en 1944 à Marseille par le Mouvement Populaire des Familles qui compte alors 2000 adhérents, a pris l’initiative de recenser les locaux vides ou sous occupés afin de recourir à leur réquisition au bénéfice des « sans logis classés dans les catégories prioritaires : sinistrés, jeunes ménages, prisonniers, familles nombreuses », dans l’attente de l’application de l’ordonnance du 19 octobre 1945 sur la politique du logement, de la reconstruction et de l’urbanisme.
Elle s’occupe aussi de recenser les familles mal logées, de les classer par catégories prioritaires, et d’administrer auprès des autorités municipales et préfectorales les demandes de logement. Ces recensements passent dès 1944 par la diffusion de tracts et d’appels publiés dans un numéro spécial de l’hebdomadaire « Monde Ouvrier » qui tire alors à 250.000 exemplaires, et l’exposition illégale sur la Canebière de 14 immenses panneaux « présentant à la barbe des autorités, le scandale du logement (...), comme un insolent défi aux pouvoirs publics ».
Dans ces appels, on invite la population à signaler, par lettre ou de vive voix, leur situation, ainsi que « les abus qu’ils peuvent connaître en matière de logement :
“Entre 1945 et 1946, 76.000 demandes de réquisition sont ainsi adressées à l’office municipal de logement pour la seule ville de Marseille. Seuls 2200 dossiers sont administrés, et pas une seule réquisition. Le scandale de ce qui est alors qualifié par les militants d’incompétence des pouvoirs publics, et qui en fait relève surtout de leur impuissance, fait passer quelques-uns des membres du Mouvement Populaire des Familles à l’acte de réquisition autonome, donnant naissance au mouvement des Squatters. Ce mouvement va bientôt gagner toute la France, entraînant dans son sillage nombre de militants des associations familiales convaincus qu’il n’est « pas envisageable de s’occuper des squatters sans être squatter soi-même. »
Claire Duport, Habiter
Marseille, in Vacarme 89, 6 février 2020
“En haut du chemin de la Madrague-Ville, après avoir passé l’église Saint-Louis, le cimetière et le viaduc, le paysage bascule d’un seul coup dans le bassin de Séon. Avec un peu d’attention, il vous est possible de percevoir ce que votre corps ressent à cet endroit précis: un mélange d’immensité et de suspension, une impression de table rase, sans plus aucun détail urbain perceptible et la vague certitude d’une complexité perdue. Vous arrivez dans la zone minuscule où s’ouvraient, sur l’ancien chemin, trois portes séparées par quelques mètres de hauts murs. Elles existent toujours, ces trois portes, mais quelle transformation dans leur aspect!
L’une s’est transformée en une rampe industrieuse pour camions pressés, vaguement cachée derrière les panneaux publicitaires,
devine grâce à deux platanes qui ont résisté au temps. Ils dessinent encore l’entrée majestueuse de l’immense Campagne Consolat, nom d’un maire de Marseille; là se fait l’entrée du lycée Saint-Exupéry, avec sa rampe piétonne hypersécurisée et le bâtiment posé là, à l’inverse du sens de la pente. En face, à quelques mètres, après la station de service, s’ouvre la troisième porte, celle du CANA, centre d’accueil des travailleurs nord-africains, vous êtes à la porte nord de la résidence d’été achetée par l’évêque Eugène de Mazenod en 1839.”
Christine Breton, L’église SaintLouis : l’art et la foi encontre le monde ouvrier, 2010
“Les grandes campagnes est conçu comme un réseau d’échanges, de réflexion, et de création autour des histoires humaines des squats communautaires des quartiers Nord, mais aussi végétales, minérales et animales. Le partage de cette mémoire sera à la base de rencontres et de créations. Un héritage en construction, en invention et engageant celleux qui feront le geste de sa prolongation.”
Marion Zurbach
Marion Zurbach, nièce d’Agnès, est chorégraphe. De nos explorations dans le territoire et d’un témoignage de sa maman Mireille, Marion et sa compagnie ont fabriqué une première série de courts films.
https://vimeo.com/881371172
«Sur une de nos balades Mille-Pattes, on est allé fouiller avec Agnès pour trouver l’histoire de l’ancien hôpital Houphouët - Boigny et du bâtiment qui fut à la fois le squat communautaire du Mouvement des squatters et très récemment le squat des familles roms qui auraient dû être accueillies à Saint-Henri dans le “village d’insertion”. Dans le livre d’Etienne Calamai, on a trouvé la photo de l’ancien collège catholique quand il appartenait aux “frères de la Calade».
Samanta, du groupe Mille-Pattes
La maison des frères de la Calade, extrait du livre d’Etienne Calamai
Appartenant sous la Révolution aux frères André et Gaspard Corbeau, négociants, couvrant une douzaine d’hectares en oullières de vignes, cette propriété avait été acquise en 1839 par Eugène de Mazenod, évêque de Marseille, pour la somme de 100 000 francs. Sa modeste bastide à simple étage avait été remplacée par un “château” à 36 fenêtres portant au fronton les armes du prélat. Elle devient la résidence rurale de l’évêque et son “ermitage” : « Oh que nous sommes bien à la campagne… il me semble que l’on m’a ôté un quintal de plomb de dessus les épaules » dans une lettre à sa mère!
En octobre 1862, son successeur posa en bordure du chemin de la Madrague la première pierre d’une annexe d’un collègue Catholique. L’établissement, n’ayant pas prospéré, servit d’ambulance pendant la guerre de 1870, puis fut racheté par les frères St Jean de Dieu, puis par les hospices de Marseille et servit d’hôpital colonial pendant la seconde guerre mondiale. Il sera occupé par le Mouvement des Squatteurs à l’après-guerre, accueillera divers services administratifs avant d’être de nouveau laissé vacant et d’être régulièrement squatté notamment par des familles roms. La partie située à l’Est du canal de Marseille, où se trouvait le château épiscopal,a été lotie dans les années 50 pour créer le grand ensemble de la Campagne Lévêque.
On s’est retrouvé sur la terrasse du Corsaire, le snack des lycéens. En fait c’est le “Corsaire 2”, le premier Corsaire est un snack à Saint-Antoine, un snack “pionnier”, créé dans les années 80 par des jeunes du Plan d’Aou aux pires heures de cette cité voisine. Le Corsaire c’était le nom d’un des bâtiments, aujourd’hui détruit par la rénovation urbaine. Tous les bâtiments portaient des noms qui avaient à voir avec la mer, à laquelle on n’avait pas accès mais qu’on voyait au loin. Encore une histoire de logement qui raconte les attachements pour les lieux qu’on habite! On était une trentaine, dont Mami Timricht qui a vécu l’aventure d’un squat communautaire plus récent, le squat Saint Just. On cherche les liens, les résonances et aussi les différences entre ces histoires qui se répètent.
Extrait Récit d’exploration du Mille-Pattes #1, novembre 2023
“18 mois”, DE ROXANE PERROT. Documentaire –52 min– France, 2022
https://youtu.be/CSr_gGmDGec?si=0l9lILL5qZgBzk0
Des luttes en échos, aujourd’hui avec l’occupation par des mineurs isolés de l’église de Saint-Ferréol en juillet 2024.
«Bonjour, nous, quelques militant.es pour les jeunes ayant occupé l’église St Ferréol, recherchons un hébergement solidaires pour 1 ou 2 jeunes. Ils ont été dans mon appartement cet été mais ils vont maintenant dormir avec moi dans l’appart’, et je dois maintenant trouver un autre hébergement pour eux ou partager l’hébergement afin de m’alléger la tâche. On peut donc se relayer quelques jours chacun. Ils sont gentils. L’espoir est qu’ils soient pour l’un logé après reconnaissance de minorité, pour l’autre qui se l’est vu refuser qu’il trouve un squatt bientôt et continue ses études. Ce dernier a trop peur d’aller au 115, et le premier a du mal avec le 115 aussi, d’où ma demande. Vous pouvez me dire si vous pouviez pour 1 ou les 2 jeunes. Merci beaucoup d’avance cela me déchargerait un peu de cette responsabilité.»
En effet, des jeunes ont occupé l’église saint Ferréol au mois de juillet afin de faire valoir leur droit à l’hébergement mais beaucoup sont aujourd’hui encore en hébergement solidaire, en squat ou à la rue... Si vous êtes disponible pour les héberger même pour quelques temps, faites le nous savoir en appelant le 06 59 89 82 90 et/ou le 07 67 75 47 43 !
Message du réseau Hospitalité, qui regroupe des habitants volontaires pour contribuer à répondre aux besoins en hébergement pour les personnes réfugiées, août 2024
JE VEUX ÊTRE AU SOMMET DU
“Cette phrase brodée en laine rouge, qui un jour est apparue sur la barrière de l’esplanade du Lycée Nord à Saint Louis, nous est longtemps restée inspirante et mystérieuse. Ce n’est que quand elle a commencé à disparaître après plusieurs années que nous avons décidé d’aller à la recherche de son origine. Elle avait été imaginée et tissée par les lycéens de Saint-Exupéry avec l’artiste également habitante du bassin de Séon Edith Anselem. “En voisinage”, nous avons alors proposé au lycée et à notre voisine-artiste de la broder de nouveau, tant elle habitait maintenant nos imaginaires. C’était en 2016. La phrase a de nouveau disparu, et maintenant on ne peut deviner que ses ombres. Mais elle résonne toujours… “
Julie du groupe Mille-pattes
“Nous sommes sur l’esplanade juste en dessous du lycée Nord. La vue est grandiose. Entre la géologie des massifs, les aménagements portuaires, la trame des voiries, Marc Medhi nous dessine peu à peu une histoire du logement social qui débute avec les maisonnettes de la Cité Jardin Saint-Louis, se poursuit par les HLM Consolat où il est venu habiter gamin dans les années 60 en quittant son appartement insalubre du Panier, puis la résidence Consolat et la co-propriété Consolat Les Sources. Au loin, on aperçoit aussi les petits immeubles de la cité SNCF. Chaque cité a son vécu propre et raconte aussi un bout de la grande histoire du logement collectif, les stratégies, les utopies, les tensions entre toutes ces couches d’urbanisation qui sans s’opposer perdent au fil du temps leur porosité. Et on voit bien que la porosité quand elle subsiste passe par des chemins de nature, par des sentiers d’aventure qui invitent au jeu, au jardinage, au sport, à la promenade, à tous ces gestes simples qui apaisent nos corps intimes comme nos corps sociaux”.
Extrait du récit 1000 pattes #1, octobre 2023
Les cités Consolat et Les Sources (bailleurs sociaux), la résidence Consolat (copropriété), le petit lotissement du Mas Vert et le lycée Saint-Exupéry ont tous été construits sur les terres de l’ancien domaine Consolat-Mirabeau, propriété de la famille Mirabeau du XVe au XVIIIe siècle et qui sera acheté en 1829 par la famille Consolat (celle du fameux maire qui décida de la construction du Canal de Marseille).
Ce domaine bastidaire, composé de trois châteaux agrémentés de bassins et de fontaines grâce aux nombreuses sources de la colline, de deux fermes et d’un grand parc. Devenue propriété de la Ville de Marseille peu avant la deuxième guerre mondiale, le domaine sera occupé par les troupes allemandes, puis à la libération par les troupes américaines avant que la Ville ne
récupère les terrains. Les grottes et les caves de la colline seront alors fermées et le château démoli.
Dans les plis de ces diverses occupations, la campagne Consolat sera aussi la troisième campagne réquisitionnée par le mouvement naissant des Squatters, après l’ancien collège catholique et avec la Campagne Tornesi où a grandi Agnès. Dans les années 1950, le domaine est démembré et sert de réservoir foncier pour le programme de construction des cités d’habitat social, ainsi que du premier établissement d’enseignement secondaire des quartiers nord, qui en étaient jusqu’à là dépourvu.
Lucienne Brun, Consolat, Sur les traces de nos pas, La Compagnie des Mots, 2008
LE BRICOLEUR, L’INGÉNIEUR ET L’ARCHITECTE
Grâce à la formule magique de Dominique, laborantine des cours de sciences au lycée Saint-Exupéry, nous avons pu passer, telle une classe de vieux lycéens, les portes d’accès et découvrir cette cité éducative d’avant-garde construite à la fin des années 50, où nombreux d’entre nous, étions élèves ou avons vu nos enfants grandir.
Julie rebondit alors sur les arrondis, “tellement années 50′! ” du bâtiment à l’entrée du lycée et nous fait remarquer leurs résonances avec la station service juste en face ! Cette forme joliment circulaire dédiée à la voiture est classée patrimoine de l’architecture, faisant partie de 2 prototypes de Jean Prouvé. Cet ingénieur-bricoleur n’a pas construit que des stations services et est en fait un personnage majeur dans l’après-guerre des réflexions sur le besoin urgent de logement. Prouvé fut un pionnier dans la construction industrielle mais il incarnera une autre recherche que celle du “grand ensemble”, celle du préfabriqué, du kit plus proche de la cabane que de la barre collective. Il chercha ainsi à proposer des habitats modulaires répondant aux besoins de confort et d’hygiène tout en étant économiques, rapides et faciles à construire. Ce n’est pas cette vision qui l’emportera, et on se rappelle alors que le lycée avec son architecte René Egger raconte aussi cette bataille dans les conceptions et les techniques du logement social.
Extraits du récit #2 du groupe Mille-Pattes, novembre 2023
« Jean Prouvé, «Better Days» house, 1956 » de Galerie Patrick Seguin sur Vimeo. https://vimeo.com /98929264
« Jean Prouvé a élevé sur le quai Alexandre III la plus belle maison que je connaisse : le plus parfait moyen d’habitation, la plus étincelante chose construite. Et tout cela est en vrai, bâti, réalisé, conclusion d’une vie de recherches. Et c’est l’abbé Pierre qui la lui a commandée ! »
Le Corbusier, février 1956 à propos de la “Maison des jours meilleurs”.
“L’espoir des cités : en 1954, à Marseille. Rozan et Eigger gagnent le concours pour construire 800 logements au centre de la Campagne-l’Evêque. Mais ces logements, qui étaient prévus en petits immeubles intégrés aux pentes dans les premiers plans de masse, deviennent des remparts alignés sur l’axe des écoles définies par Eigger et par… les économies imposées. Pourquoi ce monopole constructif laissé à Eigger, auteur aussi du lycée Nord et de l’école sur la campagne Consolat? Pourquoi les historiens de l’architecture ne disent-ils pas que l’architecte a fait ses classes dans l’administration coloniale et les villes africaines? “On se croirait à Alger ” dit Ali, un ancien du Cana, levant la tête sous la barrerempart. Mais le rempart de quelle ville?”
Christine Breton, L’Eglise Saint-Louis, Le Maire, l’Evêque et le Squatter, 2010
AUTRES BONNES IDÉES ET UTOPIES NÉES DANS L’URGENCE
Dans les années 1940, Jacques Couëlle invente le principe de la fusée céramique au sein du Centre de recherches des structures naturelles. La fusée céramique est un élément en terre cuite dont les éléments s’emboîtent les uns dans les autres à la manière des tiges de bambou ou de la prêle.
article paru dans la revue Le Monde Illustré, 1946
Cette méthode, utilisée dans les blockhaus construits par les Allemands sous la colline Consolat, a permis au sortir de la guerre de construire des voûtes de grande portée et ainsi de loger dans l’urgence les victimes des bombardements ou des déplacements.
“C’est le cas du ‘’Grand Arénas’’, camp de transit construit à la fin de la guerre dans le quartier de la Cayolle par l’architecte Fernand Pouillon à partir du réemploi de fusées céramiques dont la légende dit qu’il en aurait trouvé des stocks traîner sur le port. Plaque tournante de tous les flux migratoires, prisonniers ou déportés libérés, travailleurs ou soldats coloniaux qui vont retrouver leur famille après des années de séparation, « personnes déplacées», venant des camps ouverts en Europe centrale à l’issue du conflit mondial et en quête d’une nouvelle patrie, Marseille est notamment au coeur des mouvements vers la Palestine des juifs maghrébins et rescapés des camps. L’histoire de ce camp est longue et complexe, il sera une enclave juive vers Israël mais va également accueillir d’autres peuples réfugiés ou déplacés : travailleurs vietnamiens indépendantistes autogérés, des gitans et plus tard des algériens suspectés d’être membres du FLN…”
“DESSUS-DESSOUS Habiter le sol de Consolat” – Récit #2 Mille Pattes, novembre 2023
Pendant un temps produites par l’usine Martin de Saint André, les fusées céramiques permettent de construire rapidement et avec un minimum de matériaux, écologiques qui plus est, des structures offrant une grande résistance ainsi qu’une bonne isothermie.
Aux lendemains de la guerre, elles connaissent une certaine popularité et sont même porteuse d’une forme d’utopie urbanistique, qui entrevoit la possibilité de créer des logements individuels ou collectifs de bonne facture et à moindre coût. Pourtant, après quelques expérimentations, comme le Souk de Orléansville en Algérie ou le temple protestant de Didonne, elles disparaissent du paysage urbain.
Une technique à redécouvrir pour répondre au défi du logement d’aujourd’hui ?
« Au nom de l’urgence » est un documentaire d’Alain Dufau. Le film relate les questions et espoirs des habitants de Marseille entre 1945 et 1975, période durant laquelle la ville connaît à la fois une forte crise du logement et les 20 années de construction intensive des grands ensembles.
A partir des années 1950, quelques squatters se maintiennent en situation irrégulière, dans l’attente de solutions de logements qui seront négociées au coup par coup au fur et à mesure de la livraison des grands ensembles. D’autres choisissent la voie de l’autonomie en construisant eux-mêmes leurs maisons. Le choix des militants du MPF, anciens squatters fidèles à leur méthode : « Voir - juger - agir » qu’ils appelaient aussi la présence au réel, est tout autre : la voie de l’indépendance économique et de l’autonomie résidentielle est identique, mais l’esprit est ailleurs ; non plus dans la réponse à l’urgence par une construction massive, mais dans l’anticipation d’une forme de vie sociale et familiale par le pavillonnaire. Ils s’appellent Castors, et construisent leurs maisons pour un coût inférieur de 35 à 40% au prix du marché. Ils achètent les terrains avec des fonds collectifs, des aides charitables et des souscriptions, mais parfois bénéficient aussi de ventes pour le franc symbolique de terrains que les municipalités leur accordent, espérant ainsi se dédouaner d’une part du problème de pénurie de logements.
Puis ils se mettent tous au travail moyennant un nombre d’heures équivalent pour tous, une tâche attribuée selon les compétences, à hauteur d’une participation de quarante heures hebdomadaires par famille. Lorsqu’un lot de cinquante maisons est terminé, on tire au sort son logement et on l’occupe, tout en continuant à construire pour d’autres. Un système collectiviste qui, bien qu’assez contraignant, permettra à bien des ouvriers et petites classes moyennes d’accéder à la propriété d’une part, mais surtout de réaliser une utopie domestique, celle de la résorption du bidonville par l’organisation collective, et celle du modèle parfait de la famille que l’on qualifiera plus tard de « classe moyenne ».
“Un pour tous, et tous pour un : Les Castors construisent en commun la maison de chacun”.
Slogan du prospectus de recrutement pour les Castors de la Germaine.
Le petit prince, de Antoine Saint-Exupéry
C’est alors qu’apparut le renard.
- Bonjour, dit le renard. ..
- Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
- Je suis là, dit la voix, sous le pommier.
- Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli..
- Je suis un renard, dit le renard.
Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince.
Je suis tellement triste...
- Je ne peux pas jouer avec toi, dit le renard.
Je ne suis pas apprivoisé
- Ah ! pardon, dit le petit prince.
Mais, après réflexion, il ajouta:
- Qu’est ce que signifie « apprivoiser » ?
- Tu n’ es pas d’ici, dit le renard, que cherches-tu!
- Je cherche les hommes, dit le petit prince.
Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
- Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent.
C’est bien gênant! Ils élèvent aussi des poules.
C’est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
- Non, dit le petit prince. Je cherche des amis.
Qu’est-ce que signifie « apprivoiser »?
- C’est une chose trop oubliée, dit le renard.
Ça signifie « créer des liens... »
- Créer des liens ?
- Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons.
Et je n’ ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde.
Je serai pour toi unique au monde...
- Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur... je crois qu’elle m’a apprivoisé...
- C’est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses.
-Oh! ce n’est pas sur la Terre, dit le petit prince.
Le renard parut très intrigué:
- Sur une autre planète ?
- Oui.
- Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?
- Non.
- Ça, c’est intéressant! Et des poules ?
- Non.
- Rien n’est parfait, soupira le renard.
Mais le renard revint à son idée:
- Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu.
Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste! Mais tu as des cheveux couleur or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé...
Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince:
- S’il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il.
- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
- On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis.
Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
- Que faut-il faire ? dit le petit prince.
- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près...
Le lendemain revint le petit prince.
- Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après- midi, dès trois heures je commencerai d’être heureux. Plus l’heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m’agiterai et m’inquiéterai; je découvrirai le prix du bonheur! Mais si tu viens n’importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m’habiller le cœur.
Il faut des rites.
- Qu’est-ce qu’un « rite » ? dit le petit prince.
- C’est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu’à la vigne. Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n’aurais point de vacances.
Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l’heure du départ fut proche:
- Ah ! dit le renard... je pleurerai.
- C’est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise...
- Bien sûr, dit le renard.
- Mais tu vas pleurer! dit le petit prince.
- Bien sûr, dit le renard.
- Alors tu n’y gagnes rien !
- J’y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé. Puis il ajouta:
- Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d’un secret.
Le petit prince s’en fut revoir les roses.
- Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n’êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisées et vous n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.
Et les roses étaient gênées.
- Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore. on ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu’ elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour
les papillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c’ est ma rose.
Et il revint vers le renard:
-Adieu, dit-il...
-Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple: on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.
-L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.
-C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
-C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose... dit le petit prince, afin de se souvenir.
-Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose...
-Je suis responsable de ma rose... répéta le petit prince, afin de se souvenir.