100 chansons censurées

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E M M A N U E L

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S F E Z


> SEXUALITÉ, ÉROTISME

Juliette Gréco Déshabillez-moi 1967 our un artiste, subir la censure est une expérience aussi forte – mais beaucoup moins douloureuse – que celle vécue par un soldat ayant reçu une blessure au combat. On ressent d’abord une impression désagréable, qui s’estompe illico devant les regards d’admiration béate que suscitent chez les gens les stigmates de l’héroïsme individuel. La fierté prend alors le pas sur des petits désagréments devenus accessoires. Juliette Gréco considère que la censure est une forme de reconnaissance. En 1967, lorsqu’elle chante « Déshabillez-moi, déshabillez-moi / Oui, mais pas tout de suite, pas trop vite », les gardiens des bonnes mœurs qui règnent sur les médias interdisent le passage du titre sur une quelconque antenne nationale. La censure dure plusieurs mois… Elle assure à la chanteuse une publicité phénoménale, dont elle n’a d’ailleurs pas nécessairement besoin – son talent pourvoit déjà à son succès –, mais qui la nimbe d’une aura vaguement sulfureuse tout en posant les premiers jalons de la légende. Juliette Gréco n’a pas tardé à se transformer en mythe planétaire. À elle seule, elle s’est mise à incarner le fantasme de la France d’après guerre. Ou du moins d’un minuscule fragment de celle-ci, circonscrit aux limites de Saint-Germain-des-Prés, de ses terrasses de café et de ses clubs de jazz peuplés par les figures de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Boris Vian, Raymond Queneau – qui a lui aussi dû affronter la censure dix ans plus tôt, en 1957, avec La Complainte, où apparaissait dix-sept fois le mot « con » –, Marguerite Duras, et tant d’autres, ainsi que quelques écrivains américains en délicatesse avec l’ordre puritain en vigueur chez eux. Citons, pour faire bonne mesure, l’érotomane Henry Miller – même si, à l’époque, il était rentré aux États-Unis –, auteur de l’inoubliable Tropique du Cancer, qui dépeint justement son quotidien dans le Paris des années 1930 et 1940. Il y a, autour de la genèse de Déshabillez-moi, une intense circulation de désir, de plaisir physique, de libertinage typiquement parisien. Robert Nyel, auteur des paroles de la chanson, écrit le texte à un moment où il est sous le charme d’une danseuse de cabaret… une strip-teaseuse, pour dire les choses plus crûment. Il en est fou, le monde entier n’ignorera bientôt plus rien de sa passion. Le compositeur Gaby Vel propose à Juliette Gréco d’intégrer le morceau à son répertoire. Elle accepte, le chante bientôt dans les clubs de Saint-Germain-des-Prés. Un disque est enregistré dont la pochette reproduit le visage de la jeune femme, photographié par Just Jaeckin, futur réalisateur du film aimablement érotique Emmanuelle… Jusque-là, tout va bien. Personne ne lève un sourcil. Mais le tout se gâte quand des responsables de la télévision et de la radio reviennent sur les invitations qui lui avaient été faites de venir interpréter la chanson. Quand ils n’ornent pas chacun de ses passages sur le petit écran d’un carré blanc…

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> GUERRE, ANTIMILITARISME

Boris Vian Le Déserteur 1954 ymne antimilitariste universel, Le Déserteur est mort plus d’une fois au champ d’honneur de la censure et a ressuscité pour résonner en fanfare au-delà des frontières. Dans les années 1960, il devient The Pacifist dans la bouche de Peter, Paul & Mary, puis sera repris par Bruce Springsteen contre la guerre en Irak, traduit en serbe, en allemand, en japonais, en italien, en suédois, en russe… Le Déserteur est la plus solennelle des chansons de Vian, qui y exprime toute sa détestation de l’armée, son rejet de la guerre et son refus d’aller au front dans une lettre ouverte au président de la République, comme un enfant écrirait à son maître d’école. Et c’est cette fraîche naïveté qui va toucher, troubler et émouvoir. Le Déserteur est déposée à la SACEM en février 1954. Initialement, Boris Vian n’avait pas l’intention de la chanter lui-même, et c’est la nouvelle coqueluche de la chanson, Marcel Mouloudji, qui manifeste le désir de l’interpréter au théâtre de l’Œuvre en mai 1954, à condition que son auteur accepte quelques « petites retouches ». Il y aura donc deux versions du Déserteur : celle de Vian et celle de Mouloudji. Incontestablement, cette dernière est bien moins subversive et puissante que l’originale. C’est dans sa version édulcorée que Mouloudji chante Le Déserteur sur scène. Mais cela ne suffira pas à amadouer les censeurs, lesquels vont la bannir de toutes les radios au cours des années suivantes. Mouloudji y aura, toutefois, gagné sa cocarde de chanteur engagé. Boris Vian tente alors d’éditer sa partition chez Paul Beuscher, qui lui répond par lettre : « Pourriez-vous m’envoyer une autre version, car il ne me paraît pas possible de l’éditer dans le texte intégral que vous m’avez présenté ? Je vous prie de bien vouloir modifier certains passages qui me paraissent excessifs. » En novembre 1954, Mendès France, alors président du Conseil, s’apprête à envoyer près de 100 000 hommes en Algérie alors que de la boue indochinoise reste encore collée à leurs godillots. C’est dans ces circonstances que Vian décide, puisque Mouloudji est bâillonné, de faire entendre sa chanson partout en France. Mais les patriotes se sentent insultés par ce Déserteur et Vian est conspué : « Traître ! », « Retourne en Russie, coco ! ». À Dinard, un commando d’élus locaux ira même jusqu’à l’attendre à l’entrée des artistes pour lui régler son compte. À la radio, seul Europe n° 1 ose diffuser Le Déserteur dans la version Mouloudji. Quant à la RTF, le comité de censure l’a déjà mise à l’index. Et en 1958, à l’instigation de Paul Faber, conseiller municipal de la Seine, la chanson est définitivement interdite de toute diffusion. La sortie de l’album Chansons possibles et impossibles en est compromise, mais quelques disques seront quand même pressés et vendus sous le manteau. Puis en 1962, l’interdiction est levée. Toutefois, en 1999, une directrice d’école sera suspendue à vie de ses fonctions pour avoir fait chanter à deux élèves de CM2 Le Déserteur devant le monument aux morts de Montluçon lors de la commémoration de la capitulation allemande de 1945.

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> POLITIQUEMENT INCORRECT

The Cure Killing an Arab 1979 n 1979, un jeune groupe punk mélancolique originaire de la petite ville de Crawley, dans le sud de l’Angleterre, sort Killing an Arab, son premier single, chez Polydor. Robert Smith, le chanteur et guitariste de The Cure, démarre le morceau par les mélismes d’une gamme arabisante à la guitare, ponctués par trois coups de cymbales évoquant les crotales de la Méditerranée, et d’une descente chromatique à la basse. Autant d’ingrédients musicaux figuratifs qui vont donner le ton à ce rock oriental et énergique, unique en son genre. Et Robert Smith chante : « Standing on the beach (Debout sur la plage) / With a gun in my hand (Une arme à la main) / Staring at the sea (Je regarde la mer) / Staring at the sand (Je regarde le sable) / Staring down the barrel (Je fixe le canon) / At the Arab on the ground (L’Arabe est au sol) / I can see his open mouth (Je peux voir sa bouche ouverte) / But I hear no sound I’m alive (Mais je n’entends aucun bruit, je suis vivant) / I’m dead (Je suis mort) / I’m the stranger (Je suis l’étranger) / Killing an Arab (Qui tue un Arabe). » Le leader de The Cure se met dans la peau de son personnage littéraire favori : Meursault, le narrateur du roman d’Albert Camus L’Étranger. Robert Smith a 17 ans quand il s’entiche de ce livre. Meursault devient son héros, celui qui accepte de se mettre à nu et de mourir pour la vérité, celui qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère et ne regrette pas d’avoir tué un homme. En écrivant Killing an Arab à la première personne, le chanteur narrateur cherche à rendre hommage au roman de Camus. Mais avec un titre aussi laconique et brutal, Polydor se méfie de l’accueil que lui réservera le public anglais. Alors, la maison de disques décide de joindre le roman de Camus au 45 tours. La sortie de Killing an Arab, en 45 tours puis sur l’album Boys don’t cry, est un événement médiatique. D’un côté, la presse britannique s’enflamme pour le meilleur single de l’année ; de l’autre, The National Front, l’extrême droite anglaise, tente de récupérer le morceau et de le détourner pour en faire son hymne raciste. Robert Smith en est anéanti. En 1986, The Cure sort la compilation Standing on a beach dans laquelle figure Killing an Arab. Le label Elektra, chargé de la distribution de l’album aux États-Unis, apposera sur chaque exemplaire un autocollant : « Interdit de faire de la propagande raciste avec cette chanson ». Mais le trio aux cheveux crêpés n’est pas au bout de ses peines. Treize ans après sa sortie, en pleine guerre du Golfe, au début des années 1990, le single est encore une fois mal interprété et diffusé par certains extrémistes pour alimenter un climat antimusulman, haineux et guerrier. Robert Smith multiplie les conférences de presse et déclare qu’il engagera des poursuites judiciaires en cas d’utilisation de Killing an Arab à des fins de propagande. La BBC va interdire la diffusion du titre pendant toute la période de la guerre du Golfe et quelques jours après le 11-Septembre. Robert Smith, lui-même, fera le tour des radios pour demander que son morceau ne passe plus.

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> POLITIQUEMENT INCORRECT

Indochine College Boy 2013 ndochine a toujours montré une prodigieuse capacité d’adaptation à l’époque. En dépit des modes musicales et de l’évolution des goûts, le groupe s’est débrouillé pour renouveler son public et résister à cette ringardise assassine dont les victimes saturent les cimetières du rock hexagonal. L’aventure de la formation émerge sur la balbutiante scène new wave parisienne du début des années 1980 et s’affirme dans le sillage de groupes beaucoup moins sages, comme Taxi Girl. Comment les quatre garçons, aujourd’hui âgés d’une cinquantaine d’années, ont-ils résisté au passage du temps ? Sans doute grâce à un savant et très intuitif mélange de provocation dans les textes de leurs chansons, et de mélodies suffisamment séduisantes pour se ménager la bienveillance des programmateurs musicaux des principales stations de la bande FM. Et quand, à l’occasion, et presque sur un malentendu, l’une de leurs chansons met le feu au poudre comme ç’a été le cas en 2013 avec College Boy, le groupe n’en tire que des avantages. Au-delà de l’ironie, il faut reconnaître à Indochine le fait de s’être toujours montré à l’écoute des préoccupations sociales de son temps – l’homosexualité avec Troisième sexe ou Canary Bay, l’anorexie avec June ou encore… la pédophilie avec Révolution. Pour sa part, College Boy revient sur le harcèlement dont sont victimes certains collégiens et lycéens. La violence qui s’exerce sur les têtes de Turc dans l’intimité des enceintes scolaires depuis que le monde est monde, a pris, à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, une forme inédite. Indochine tire la sonnette d’alarme. Le Québécois Xavier Dolan, réalisateur du clip de College Boy, lui fournit une armature apte à assurer le spectacle… et le succès, grâce à la polémique qui se développe aussitôt et qui débouche sur l’interdiction, prononcée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), de la diffusion du clip. Le réalisateur monte immédiatement au créneau, tandis que Nicola Sirkis, leader d’Indochine, court les plateaux de télévision pour exiger l’annulation d’un odieux acte de censure. Xavier Dolan se justifie en expliquant que son clip, qui montre un adolescent crucifié, mort d’avoir été humilié et maltraité, a été « produit dans l’optique de fournir à la jeunesse une œuvre qui puisse illustrer la brutalité dont [ses représentants] sont tour à tour les dépositaires, instigateurs ou témoins ». Il dit encore, histoire de railler les prétentions du CSA à proscrire son travail des écrans : « Les plates-formes de diffusion en ligne ont pu nous assurer (…) un nombre de visionnages approchant le million. En effet, l’Internet veillera à la survie de ce document. » Et quand les gardiens de l’innocence ou de la décence lui reprochent de lutter contre la violence par la violence, il rétorque qu’il n’existe pas de meilleur moyen que la dénonciation par l’absurde. Puis, il prend à partie les censeurs en leur demandant ce qu’ils ont fait, eux, pour sensibiliser les générations précédentes à l’intolérance, à l’agressivité et à l’ostracisme. En définitive, tout ce à quoi sera parvenue la décision du CSA aura été de donner une fantastique visibilité au travail de Xavier Dolan et à celui d’Indochine.

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> POLITIQUE

The Sex Pistols God save the Queen 1977 n an après la sortie d’Anarchy in the UK, les Sex Pistols, ces quatre incendiaires londoniens, ornent de clous et d’épingles à nourrice la couronne d’Elizabeth. Les membres du groupe emblématique du mouvement punk ne s’intéressent pas à la politique, c’est à peine s’ils connaissent le nom de leur Premier ministre, mais leur engagement est une révolte brute, instinctive et esthétique, énergique et anarchique en phase avec une génération qui rejette les idéaux du mouvement hippie et prône une attitude plus violente et radicale. Au départ, leur hymne alternatif God save the Queen devait s’appelait No future. Les Sex Pistols voulaient montrer qu’il n’y avait pas d’avenir dans une Angleterre qu’ils jugeaient fasciste. Ils ont finalement choisi d’éclabousser directement l’hymne national. En 1977, le mouvement punk a un an et la jeunesse anglaise déteste sa monarchie. Tout comme la classe ouvrière, elle se sent maltraitée. 1977, c’est aussi l’année du jubilé de la reine, et le single sort le 6 juin, le jour même des festivités. Alors que la reine monte dans son golden stage coach, un carrosse doré tiré par huit chevaux, les Pistols branchent leurs guitares saturées à bord d’un bateau sur la Tamise et entonnent leur God save the Queen, électrisant un public déchaîné. Ils jouent vite, fort, hurlent : « God save the queen (Que Dieu bénisse la reine) / The fascist regime (Le régime fasciste) / It made you a moron (Il a fait de toi un connard) / Potential H bomb (Une bombe H potentielle) / God save the queen (Que Dieu bénisse la reine) / She ain’t no human being (Elle n’est pas un être humain) / There is no future (Il n’y a pas d’avenir) / In England’s dreaming (Dans le royaume féerique d’Angleterre.) » La police débarque sur le bateau. L’hommage du chanteur Johnny Rotten à Sa Majesté n’est visiblement pas du goût des autorités londoniennes. Les photographes sont molestés et les pellicules confisquées. Le lendemain, Mac Laren, le manager du groupe, est condamné par la Bow Street Magistrates Court à payer cent livres d’amende, et l’aventure de ce concert ubuesque va faire le tour des médias anglais. Rapidement, Independant Broadcasting Authority (l’équivalent de notre CSA) fait parvenir à toutes les radios britanniques un communiqué disant que le disque offense le bon goût ou la décence, qu’il risque d’encourager ou d’inciter au crime, de conduire au désordre ou de constituer un outrage à l’opinion publique. Avec tout ça, les radios ont même refusé de diffuser une publicité payante pour la sortie du single. Cette censure aura fait la grandeur et la décadence des Sex Pistols. La moitié du pays les adulait quand l’autre voulait leur peau. « À cette époque, l’Angleterre avait soif de violence, on se faisait attaquer avec des couteaux, et des gars hurlaient : “On aime notre reine, sales bâtards.” Je me suis fait taillader les tendons et ma main gauche est foutue », a raconté Rotten, qui a toujours été persuadé que l’adoubement des Sex Pistols au moment du jubilé aura aussi provoqué leur mort lente.

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> POLITIQUE

NTM Police 1993 l serait fastidieux d’énumérer les multiples épisodes des liaisons dangereuses entretenues par les rappeurs de NTM avec la force publique. Peut-être qu’un écrivain s’en emparera un jour pour en faire la matière d’une saga mouvementée sur l’univers des banlieues nord de Paris dans la dernière décennie du XXe siècle… NTM se définit d’emblée comme un groupe politique, adepte d’un rap de combat ; l’une des premières – et sans doute la plus talentueuse – versions du rap hardcore à la française. Au début des années 1990, Joey Starr et Kool Shen dénoncent la stigmatisation des banlieues par les médias, la fâcheuse tendance des forces de l’ordre à pratiquer le délit de faciès – trois décennies plus tard, Joey Starr donne d’ailleurs une bouleversante interprétation de la chanson de Georges Moustaki, Le Métèque –, ou encore la montée du Front national. Le groupe joint le geste à la parole. En 1995, NTM est invité à La Seyne-sur-Mer, aux côtés de personnalités comme Bernard-Henri Lévy, Patrick Bruel, MC Solaar, etc., pour participer au « Concert des libertés », organisé en réaction à la victoire du candidat du Front national à la mairie de Toulon. Sur scène, micro en main, les deux rappeurs interpellent le public en scandant les paroles du morceau Police : « Police, machine matrice d’écervelés mandatée par la Justice sur laquelle je pisse. » Puis : « Donne-moi des balles pour la police municipale. » Le public qui assiste au concert n’a pas de balles, mais il dispose en revanche de tonneaux d’insultes qu’il déverse copieusement sur les agents municipaux mobilisés afin d’assurer le service d’ordre. À l’issue du concert, deux syndicats de police portent plainte contre les membres du groupe, condamnés quelques mois plus tard à six mois de prison par le tribunal correctionnel de Toulon, dont trois ferme, assortis d’une interdiction d’exercer leur profession pendant le même laps de temps. Un an plus tard, la cour d’appel des Bouches-du-Rhône frappe moins sévèrement, réduisant les peines à deux mois de détention avec sursis et une amende. Les déboires varois de NTM ne se sont toutefois pas arrêtés là. En 1996, le groupe est convié à participer au festival Connexions hip-hop du Théâtre national de la danse et de l’image de Châteauvallon, fondé par Gérard Paquet et dont la direction, qui recevait jusque-là des subventions de la ville de Toulon, a décidé qu’elle se débrouillerait dorénavant sans cette aide. Ce qui n’empêche pas le nouveau maire frontiste de Toulon de pourfendre des rappeurs qui « portent atteinte à l’image de la mère et de la femme » – tout le monde a une vague idée de ce que signifie les trois lettres de NTM… Mais le préfet du Var, proche de Charles Pasqua, se lance dans la surenchère en refusant que l’État subventionne la venue d’un groupe qui appelle à flinguer des fonctionnaires de police. Le directeur du festival n’a plus d’autre solution que d’annuler la prestation de NTM. Cette fois encore, la leçon qu’a voulu infliger la censure à quelques turbulents garnements… aura fini par se retourner contre elle. NTM et Gérard Paquet venaient de gagner encore en notoriété.

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> RELIGION

Johnny Hallyday Jésus Christ 1970 ’il existait encore aujourd’hui, Jésus Christ serait un hippie ! » En 1970, rares sont les individus à être en mesure d’apprécier ce type de prophétie. C’est encore un peu tôt, l’époque n’est pas prête, « comme Johnny Hallyday en fait alors l’amer constat. La phrase est extraite de Jésus Christ, l’un des morceaux figurant sur Vie, son treizième album studio, sorti à la fin de l’année 1970. Le texte n’est pas de lui, pas davantage d’ailleurs que les autres chansons du disque dont il n’est que le candide interprète. Mais c’est sur lui que s’abattent les foudres de la censure. La chanson est bannie des ondes, tandis que certains disquaires particulièrement zélés renvoient le 45 tours à la maison de disques de l’idole des jeunes. Il est vrai que Johnny n’a pas lésiné en matière de provocation. La pochette du single reproduit son visage orné d’une barbe toute christique, l’air plus beatnik que jamais. Philippe Labro, l’auteur des paroles, séjourne fréquemment aux États-Unis, sur lesquels il porte un regard quasi extatique. La mythologie que la contre-culture enfante depuis le début des années 1960 se retrouve au cœur des paroles de Jésus Christ. Ainsi, le grand retour du Messie aura forcément pour cadre la nouvelle Terre promise américaine. Il est même peut-être déjà là, comme le laissent entendre les deux premiers couplets : « Il doit jouer de la guitare / Et coucher sur les bancs des gares / Il doit fumer de la marie-jeanne / Avec un regard bleu qui glane (…) /Banjo mexicain sur le dos / Autour de son front un bandeau / Il est barbu et chevelu / Il s’est battu à Chicago / Il aime les filles aux seins nus / Il est né à San Francisco. » L’Église est furieuse. La réputation maléfique de Johnny émerge lentement, le Vatican menace d’excommunier chanteur et parolier… Les ventes explosent ! Le chanteur ne s’était encore jamais aventuré sur le terrain glissant de la politique, des problèmes sociaux, de la religion ; il ne s’y laissera plus prendre. Vu la somme de problèmes que génère une parole un peu engagée, le rockeur décidera, à l’avenir, de rester sagement dans son coin à proclamer la beauté de l’amour, la grandeur du rock et la gloire de l’Amérique – ce qui est une autre manière de prendre parti. Les malfaisants qui l’ont entraîné dans ce guêpier ont donc pour noms Jacques Lanzmann, jusqu’alors parolier de Jacques Dutronc, et le déjà cité Philippe Labro. La tête folle des yéyés dénonce en effet la guerre du Vietnam, appelle à la paix et à la fraternité, exhorte ses fans à la solidarité et à s’engager contre les injustices sociales. Avec La Pollution ou Le Monde entier va sauter, il engage une croisade afin de sauver la planète de la folie guerrière et nucléaire des hommes, en même temps qu’il s’inquiète des ravages causés par l’industrialisation galopante et ses vilaines répercussions sur l’environnement. Il y avait sans doute aussi, de la part de Johnny, qui était passé complètement à côté des événements de mai 1968, le vague désir de se ménager les faveurs de la jeunesse, de s’inscrire dans l’air du temps. Et de se lancer dans une juteuse opération marketing – tout à fait accessoirement.

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À la fin du XIXe siècle déjà, le chansonnier Pierre-Jean de Béranger a été emprisonné pour blasphème et en 1917 la chanson de Craonne envoyait directement les mutins devant le peloton d’exécution. De l’après-guerre à 1981, le comité d’écoute de la Radiodiffusion française classait les chansons en quatre niveaux : autorisées, diffusion après 22 heures, diffusion après minuit, ou interdites d’antenne. Cette magnitude de la subversion a distingué Georges Brassens, les Frères Jacques ou Léo Ferré comme ses meilleurs clients, mais rares furent les chanteurs épargnés. Notre Johnny national lui-même a été blacklisté ! À la télévision, Pierre Perret est sanctionné pour avoir interprété Les Jolies Colonies de vacances. La pudibonderie, le politiquement correct ne sont pas une exclusivité française. La BBC a interdit la diffusion des Beatles ou de Donovan, leurs textes faisant allusion à la drogue. Avec le temps, les procédures ministérielles, les gesticulations des ligues de bien-pensance prennent le relais. Un nouveau wagon d’artistes en pâtit, de Gainsbourg à Renaud en passant par les NTM. Politique, antimilitarisme, religion et sexualité constituent l’ordinaire des mises à l’index – temporaires le plus souvent, le temps que la société évolue. Mais il arrive aussi que la censure s’acharne. En 2002, les rappeurs du groupe La Rumeur en feront l’expérience : huit ans de procédure judiciaire seront nécessaires pour obtenir une disculpation définitive. Les cent chansons sélectionnées dans cet ouvrage sont autant de marqueurs de la sensibilité de la société.

24,50 € ISBN: 9782-84230-517-8

Retrouvez une sélection de chansons censurées sur le site RF8 de Radio France en utilisant le flashcode ci-contre, ou en vous connectant sur www.rf8.fr/chansonscensurees.


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