Etonnants voyageurs 25 ans

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ANNÉES D’UNE AVENTURE LITTÉRAIRE


Comment tout a commencé… « Étonnants Voyageurs » ? Moue des communicants de la mairie : pas très « punchy ». Silences dubitatifs autour de moi : « Tu crois vraiment que… ? » Et comment ! Jean-Baptiste Debret, Voyage pittoresque et historique au Brésil. L’affiche du premier festival. Debret (1768-1848) s’exila au Brésil en 1815 après la chute de Napoléon, et publia son Voyage, rassemblant nombre de ses dessins et aquarelles en 1835, peu après son retour en France. Les Brésiliens le tiennent pour une source iconographique fondatrice car contemporaine de la naissance de la nation brésilienne.

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Un festival de type nouveau Étonnants Voyageurs, donc, mais pour quel festival ? En tout cas, pas un de ces salons où l’on passe ses journées derrière une table pour d’éventuelles signatures. Nous n’avions aucune expérience : belle occasion de tout réinventer. Ni un festival « généraliste » accueillant les auteurs en promotion. Et pas plus un festival de « genre » (polar, SF aventure, voyage) mais, et cela était radicalement nouveau, un festival ouvert à toutes les littératures, affirmant clairement une certaine idée de la littérature : « Pour une littérature voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde ». Défendre une idée, cela supposait de la faire entendre, d’en déployer tous les aspects à travers des rencontres, des débats, des lectures – la signature ne venant qu’en conclusion de rencontres. En les accompagnant à l’occasion de films relevant de la même esthétique. D’expositions. De spectacles. En privilégiant la parole des créateurs, de préférence à celle des critiques

et des universitaires. En multipliant les portes d’entrée, de sorte que tous les publics puissent s’y sentir à l’aise. En trouvant des formes rapprochant les auteurs et les gens. Christian Rolland et Maëtte Chantrel apportaient une idée, fruit de toute leur expérience d’animateurs à France 3 : le « café littéraire », un lieu de rencontres détendues, où le public pouvait prendre ses aises autour de petites tables. Ils allaient y démontrer un talent exceptionnel, qui allait faire de ce lieu, pendant longtemps, le cœur du festival – filmé à trois caméras, diffusé sur les principaux lieux du festival, il en donnait véritablement le tempo. Christian en avait même déposé le titre, mais le succès en avait été tel que dès l’année suivante une dizaine de salons avaient repris la formule, et dans le fond, s’était dit Christian avec raison, c’était très bien ainsi. Le sens, avant tout : il nous fallait pour cela rester maîtres de notre programmation, et donc choisir librement nos auteurs, même s’ils n’avaient pas de nouveautés – bref, les prendre en charge. Et résister, s’il le fallait, aux éditeurs. Tout en imposant aux libraires, ce qui ne se fit pas sans protestations, de renoncer à exposer sur leurs stands, tous, les mêmes livres à succès pour des ventes faciles, mais de représenter des éditeurs, pour éviter des doublons.


Le Café littéraire Maëtte Chantrel Après avoir débuté en même temps à la radio régionale en 1975, Christian Rolland et moi avons été recrutés en 1981 par… Michel Le Bris, nommé cette année-là directeur des programmes de France 3 Bretagne-Pays de Loire. Même si ce dernier n’y est resté que trois ans avant de retourner au monde de l’écriture et de l’édition, cette collaboration enthousiasmante fut le prologue de l’aventure Étonnants Voyageurs et la naissance d’une équipe. Dès le départ, nous souhaitions un événement qui ferait la part belle au livre, mais aussi présenterait des expositions, des films, des concerts… Dans cette programmation qui se voulait foisonnante, il nous semblait nécessaire de créer au centre du palais du Grand Large – le bien nommé – un lieu ouvert à toute heure dans lequel les spectateurs puissent aller et venir sans se sentir contraints… À Christian et moi qui l’animions en duo, de créer les conditions de convivialité, de curiosité et d’empathie qui retiendraient le public. Et dès la première année, nous avons gagné ce pari grâce au talent de la fratrie d’auteurs emmenée par Michel portant haut cette littérature voyageuse, aventureuse, généreuse, qui fit la notoriété du festival dès la première édition. Par-delà ces moments de partage, nous avions aussi l’ambition de provoquer chez le spectateur l’envie d’une rencontre plus intime avec l’écrivain et son livre. Une idée simple à laquelle nous sommes toujours fidèles. L’aventure s’achèvera brutalement pour Christian en juillet 1999 à l’âge de 45 ans. Trop courte vie, pour quelqu’un bourré de talent et d’idées… En plus du Café littéraire, sa passion pour le cinéma a aussi nourri le programme du festival. Mais sa plus grande fierté aura été la publication de ses livres. Passé de l’autre côté du miroir, il avait rejoint ces auteurs qu’il admirait tant… il était enfin des leurs. Je me souviens encore de son émotion et de la mienne lorsque je l’ai interviewé pour la première fois au Café littéraire… Après sa disparition et celle de Jean-Claude Izzo, six mois plus tard, la fidélité du public, l’amitié des auteurs,

des éditeurs, des libraires, nous donneront la force de continuer sans eux… Je revois Michel sur le dernier plateau du Café littéraire de l’année 2000, pousser un grand soupir en me disant : « On y est arrivé ! » Pour continuer à faire vivre ce lieu avec le même esprit, j’ai alors fait appel à deux amis. Le duo s’est transformé en trio et c’est avec enthousiasme et compétence que Michel Abescat et Pascal Jourdana ont repris le flambeau avec moi. La préparation du Café littéraire, ce sont des heures et des heures de lecture en solitaire, des échanges passionnés au téléphone pour parler de nos coups de cœur, de l’avancée du travail, avec des moments de découragement, « c’est trop, on n’y arrivera pas »… Le festival a tellement grandi, les lieux de rencontres, les débats, les films se sont multipliés, le public serat-il encore au rendez-vous ? Et puis le premier jour, se rassurer en retrouvant les fidèles au premier rang et la salle pleine de lecteurs assidus heureux de cette proximité avec des écrivains qu’ils aiment, avec ceux qu’ils vont découvrir… Je me suis plongée dans les archives vidéo du Café littéraire. Plongée et à vrai dire… noyée ! Tant de moments forts, tant de souvenirs… Nous avons beaucoup appris de ces écrivains venus du vaste monde. Pouvoir les regarder, les entendre à nouveau, c’est redonner vie à ceux qui nous ont quittés, découvrir les nouveaux qui ont rejoint cette fratrie qui ne cesse de s’agrandir. Merci à eux, merci à ce public amoureux des livres et merci à ces passeurs magnifiques que sont les interprètes, dont certains, David, Eliza… sont avec nous depuis les premiers temps.

Maëtte Chantrel et Christian Rolland en compagnie de Jacques Lacarrière, chantre du « bel aujourd’hui » qui savait comme pas un faire de sa culture de la lumière, aux premiers temps du Café littéraire… 21


Jim Harrison à Saint-Malo

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e me suis dit, hier après-midi à 15 h 47, que cela faisait huit ans que je n’avais pas pris de vacances pour moi tout seul, de ces vacances où la famille n’a aucune part, où il n’est pas question de recevoir des amis, où je ne m’efforce pas d’être bien sage au cours de ce bref et brutal passage qu’on appelle la vie. Comme mon père avant moi, je suis d’un naturel passablement larmoyant et sentimental, et le message central de ma jeunesse semi-miséreuse a été ce célèbre lieu commun du calvinisme : « Il faut travailler pour vivre. »

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Mes dernières vacances ont eu pour cadre la côte nord-ouest du Costa Rica, en compagnie de mon ami le peintre Russell Chatham et de l’écrivain Guy de la Valdène qui le premier me fit, voici bien des années, découvrir la France. Nous avons pêché à la mouche des poissons-épieux, et un jour où je récupérais d’une gueule de bois en dormant sur une plage, un iguane géant a essayé de s’accoupler avec moi. Par respect des convenances, je préfère supposer qu’il s’agissait d’un iguane femelle et je dois bien avouer que sa langue fourchue d’un mètre de long


faisait quand même pas mal d’effet et m’a clairement rappelé l’époque où nous étions tous des lézards pataugeant dans la boue gluante. Toutefois, l’aspect le plus engageant de notre villégiature, la pêche mise à part, était la présence dans ce petit hameau d’un restaurant de fruits de mer belge. Bien sûr, qui dit belge ne dit pas français, mais en l’occurrence, c’était presque ça. Après une dure journée passée à pourchasser les poissons et quelques belles indigènes récalcitrantes, j’étais en mesure de savourer un Ricard, puis un gigantesque déploiement de fruits de mer à peine arrachés à l’océan Pacifique, à une cinquantaine de mètres de là, notamment une soupe divine à base de minuscules crustacés, le tout arrosé de Meursault, le seul vin blanc que j’aime vraiment. Que peut-on rêver de mieux ? De ma petite enfance, j’ai gardé l’image, tirée peutêtre d’un livre pour la jeunesse, d’un train traversant un paysage verdoyant en direction d’un océan bleu cobalt. Et ma vision s’est concrétisée. En calviniste décadent, je suis arrivé à la gare, à Paris, avec deux heures d’avance, amené jusque-là dans une toute petite automobile par une ravissante jeune femme à qui j’ai demandé sa main. À toutes fins utiles, je précise qu’elle a dit non. Je reconnais qu’à l’époque j’étais en pleine déprime, victime d’un surmenage contracté dans les studios hollywoodiens, mal qui donne l’impression d’avoir un millier d’anguilles albinos attachées au corps. Pour ne rien vous cacher, pendant mon séjour à SaintMalo, j’ai oublié de me rendre sous le chapiteau réservé à la presse, parce que j’étais beaucoup trop occupé à manger et à boire, m’efforçant vaillamment de me soigner corps et âme, sans parler de ma bedaine. Je n’ai même pas eu le temps de tomber amoureux, et a fortiori de fréquenter la presse. Si mes souvenirs sont bons, on a beaucoup parlé de littérature. Voilà ce que je fais, au lieu de prendre des vacances. J’invente des personnages qui en prennent. À Saint-Malo, j’ai bu et mangé, j’ai suivi l’océan très loin à marée basse, invisible à tout le monde sauf aux oiseaux de mer et à quelques merveilleuses vieilles dames occupées à détacher les coquillages des rochers. Je me suis allongé à plat ventre, dans mes vêtements coûteux et sans valeur, pour étudier les mares et leur contenu. Je me suis trompé d’ascenseur à l’hôtel et je me suis perdu dans le sous-sol, où j’ai fini par pousser une énorme porte en acier derrière laquelle une douzaine de ravissantes vieillardes mijotaient dans un bassin d’eau thermale. Elles m’ont fait signe d’approcher, comme mes deux défuntes grands-mères que j’aimais tant.

J’étais donc grognon, à demi hystérique, déprimé, mais en fin de compte remis à neuf. M’étant avancé très loin sur le lit dénudé de l’océan, j’ai pris quelques résolutions sur lesquelles j’ai écrit un petit « poème de Saint-Malo ». J’ai décidé de me désintéresser totalement de mes responsabilités financières et d’écrire un roman intitulé The Road Home. Et c’est justement ce que j’ai fait, grâce à ma révélation bretonne. Ce poème, le voici : « La vie est trop courte pour me prostituer plus longtemps », ai-je psalmodié à l’océan Atlantique depuis ma chambre du bord de mer à Saint-Malo, l’esprit tout à fait frugal jusqu’au moment où j’ai fait une longue promenade à marée basse vers la mer et observé de près des vieilles dames françaises ramassant des coquillages. En partant, elles ont agité leur index en me lançant : « La marée, la marée », et je les ai regardées repartir vers la côte où je n’avais aucune envie de les suivre. Quelques-unes se sont arrêtées pour agiter les bras comme des moulins. La marée ! La marée descend, et puis elle remonte sur cette plage, énormes, hautes de sept ou huit mètres, les vagues sont revenues vers le rivage lentement mais plus vite que moi. Je ne voulais toujours pas repartir parce que j’avais l’impression d’être une très vieille prostituée qui veut se noyer, mais alors cette impalpable pulsion de l’ego est partie à la dérive à la suite d’une chiure de mouette. Avant de mourir, il faut que je mange les trois étages du plateau de fruits de mer, accompagnés de deux bouteilles de Sancerre. C’est son dîner qui ramène chez lui le chien battu, la queue mi-haute, mi-basse, non pas un chien prostitué, mais des jambes qui trottinent, un ventre vide. Jim Harrison Traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Vierne. (Extrait de l’album Étonnants Voyageurs, publié à l’occasion des dix ans du festival.)

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Luis Sepúlveda Par Anne-Marie Métailié

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vril 1992, samedi matin ensoleillé, quai de la gare Montparnasse, train au départ pour Saint-Malo, j’attends un auteur dont je ne sais que ce qu’il a écrit dans le livre qu’on vient de publier. Une silhouette massive s’avance, grand, corpulent, beaucoup de cheveux très noirs, des cannes et surtout une démarche à la

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Dans les mois qui suivent je rêve de lui associer un mot : procrastination. Une intuition fulgurante de ce qui est la marque de cet écrivain capable de vous faire attendre quatorze ans avant de vous remettre le manuscrit promis pour dans trois mois ! Entre-temps il a écrit d’autres textes qu’il envoie toujours par surprise. Et quand vous avez rendez-vous avec lui il est d’une ponctualité germanique. Dans les années qui suivent il devient une grande vedette dans trente-cinq pays. En Italie dans la rue on l’arrête, lui serre la main, lui dit son admiration avec effusion. En voyageant avec lui je découvre qu’il adore conduire

Éric von Stroheim, nous nous regardons et nous savons qui nous sommes. Je le conduis dans le wagon et nous nous présentons, en quelques minutes je sais que nous allons être amis, vraiment amis. Luis Sepúlveda sort de l’hôpital, il a une tuberculose osseuse, il a fui son médecin, il porte un corset, il va tenir le coup pendant trois jours. Les trois jours où va se jouer le destin de son roman Le Vieux qui lisait des romans d’amour. Maëtte Chantrel le présente, je traduis ses réponses, les lecteurs se précipitent, achètent le livre, le dimanche matin les gens l’interpellent dans la rue, le saluent. Et c’est parti, le roman gagne ses premiers lecteurs, à ce jour ils sont deux millions et demi en France. Et pour

et qu’il faut le nourrir à intervalles réguliers ou bien il refuse de parler à qui que ce soit et est d’une humeur massacrante. Que par ailleurs il a beaucoup d’humour, on rit beaucoup avec lui. Qu’il a un passé d’aventurier de gauche et cinq enfants de nationalités variées. Qu’il a épousé deux fois, à vingt ans d’intervalle, son amour de jeunesse. C’est aussi un grand cuisinier, quand tout va mal ou tout va bien il réunit ses amis autour d’un asado et d’un bon vin, il est un maître du point de cuisson des différentes viandes grillées qu’il a choisies. Autour de la table Luis raconte des histoires magnifiques, des aventures, des rencontres, des idées. Sur la politique il s’emporte et ne mâche pas ses mots, il n’a rien oublié de l’idéal qui l’a conduit en prison sous Pinochet en 1973.

moi c’est une grande histoire d’amitié qui commence. Luis a toujours un air sombre et absent qui éloigne certains bavards, avant de répondre aux questions il marque un silence et en général cela déclenche la panique de l’interlocuteur. On n’a plus l’habitude du silence.

du Sud du monde et il est très fier de son adresse chilienne à l’entrée de la Patagonie : Estrada Patagonica km cero (« Route patagonienne km zéro »).

Luis aime les climats froids et changeants, les paysages


conviction têtue que nous avions choisi, cette année-là, de réunir à l’occasion du festival, quelques-uns des principaux créateurs des deux rives de la Méditerranée. En publiant parallèlement un numéro de Gulliver, conçu en complicité avec Jean-Claude Izzo, auquel avaient participé Thierry Fabre, Dominique Sigaud, Assia Djebar, Jacques Lacarrière, Erri De Luca, Orhan Pamuk, Carlo Lucarelli, Gamal Ghitany, Mahmoud Darwich, Amin Maalouf. La liste serait trop longue, des auteurs des deux rives présents en ces journées – mais je garde des souvenirs précieux de Francesco Biamonti, de Predrag Matvejevic, l’auteur du Bréviaire de la Méditerranée, d’Erri De Luca, d’Hassan Massoudy et de ses sublimes calligraphies, de la journée consacrée à Marseille, avec ses écrivains et une belle exposition d’affiches de ses Messageries maritimes, portes vers l’ailleurs, de la journée consacrée à l’Algérie à travers films et rencontres, de la conférence étourdissante de Christian Jambet sur l’Islam spirituel, du débat homérique avec la salle quand un historien de l’alimentation vint soutenir, preuves à l’appui, que la Bretagne jusqu’au XIXe siècle cuisinait à l’huile d’olive et non pas au beurre, la soirée spéciale Arte sur « Israël et les Arabes ».

Sans rien oublier des autres thèmes qui faisaient la permanence du festival, les voyageurs toujours aussi nombreux, il va de soi. Avec une absente, pourtant, que j’aimais infiniment, que j’avais retrouvée quelques années auparavant, éditée, fait redécouvrir : Anita Conti, décédée en décembre. À l’âge de 98 ans, certes, mais qui pour tous, je crois, continuait d’incarner l’esprit de jeunesse. Esprit de jeunesse toujours : la poésie, à l’étroit, se gagnait un nouvel espace. Yvon Le Men, patiemment, avait fait de la tour des Moulins à l’hôtel de ville un lieu voué à la poésie, qui depuis un moment déjà affichait complet dès la première heure – il devenait urgent de trouver un autre lieu, plus grand : la chapelle Saint-Sauveur. Où il avait fait pareillement le plein. Qui disait que la poésie n’avait plus guère de public, en France ? Et puis, d’un coup, le triplement de l’espace jeunesse tout juste inauguré l’année précédente. Mille quatre cents mètres carrés pour un programme nonstop alternant conteurs, chanteurs, auteurs (quarante au total !). Un autre festival, qui prenait forme.

Vue de Marseille près des Aygalades, un jour de marché, Émile Loubon, musée des BeauxArts de Marseille. Ce fut l’affiche de l’édition de 1998, première approche de la réalité complexe de cette Méditerranée diverse et pourtant une, foyer de civilisation, hantée par le tragique, toujours en guerre contre elle-même… 57


SAINT-MALO 2001 : LES EMPIRES DU FROID

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ui n’a jamais rêvé aux mondes du Nord ? Les empires du froid, traversés par les errances fiévreuses des grands explorateurs, les chasses immenses des Esquimaux, l’épopée viking, mais aussi l’extraordinaire aventure des villes hanséatiques, faisant des mers du Nord une autre Méditerranée, et puis les splendeurs des Eddas, des sagas, nos rêveries, enfants, à la découverte des mondes de Curwood et de London, ou, voyageurs, aux côtés de Nils Holgerson et puis la découverte, plus tard, de continents littéraires à nuls autres pareils, ce sentiment obstiné que, des sagas islandaises à la matière de Bretagne, des toundras sibériennes au wilderness américain, des pierres runiques aux espaces silencieux de Friedrich, des poèmes d’Ekelöf aux romans de Hamsun se déployait, par-delà les frontières linguistiques, un «autre espace », tout autant forgé par la géographie (et même la géologie !) que par l’histoire : infinies résonances, en nous, de ce seul mot de « Nord »... Étonnants, en vérité, furent ces voyageurs qui affrontèrent les effrois de la glace et des ténèbres, étonnants, les écrivains qui s’efforcèrent de restituer

Une superbe exposition : Sur la piste de Big Foot de Guy Le Querrec, illustrée de textes de Jim Harrison : pendant l’hiver 1990, cent ans après le massacre de Wounded Knee où l’armée américaine assassina le chef sioux Big Foot et les siens, les cavaliers Lakota partent sur les traces de leurs ancêtres… 90

cette expérience radicale du Dehors – quand bien même les littératures du Nord ne s’y réduisent pas… Ce fut notre projet en ce printemps 2001, la tête pleine encore d’images du festival de Bamako, des rencontres européennes à Sarajevo, d’une escale joyeuse à Dublin (au moins, soupirait l’équipe, presque incrédule, nous avons voyagé) : déployer toutes les facettes de l’imaginaire du Nord – aussi bien celui des grands illustrateurs de livres d’enfants que furent Arthur Rackham et Edmond Dulac (mais le royaume d’enfance n’est-il pas aussi celui, mystérieux, de la neige ?) que celui de Tolkien, à travers une exposition de quarante tableaux de John Howe venu tout exprès, qui avait conçu tout le monde d’images des films de Peter Jackson – et le confronter aux littératures nordiques d’aujourd’hui, si riches et diverses. Un voyage, en somme, dans un continent encore largement à découvrir. Accompagné par un numéro de la revue Gulliver, en Librio, « Monde blanc », riche de textes donnés par Jørn Riel, Trevor Ferguson, Omruvié, Nicolas Vanier, l’écrivain lapon Ailo Gaup, G.J. Arnaud, l’auteur de la Compagnie des glaces.


Originaires des pays scandinaves, de l’Amérique du Nord, des territoires du Groenland ou des steppes asiatiques, raconteurs de territoires explorés ou imaginés, documentaristes rêvant de la grande aventure du pôle, alpinistes et explorateurs en tout genre, ce fut pendant trois jours un prodigieux brassage de voix, d’histoires prodigieuses, d’expériences vécues. Avec des images très fortes du colosse de l’Alaska Elwood Reid, l’auteur de Ce que savent les saumons, de Jørn Riel le Danois, l’inénarrable auteur des « racontars arctiques », écrits au départ pour adoucir les nuits du Groenland à partir d’anecdotes un peu folles mettant en scène ses compagnons, de Bjørn Larsson, prix Médicis pour Le Capitaine et ses rêves distillant la magie des histoires répétées par les marins, d’escale en escale, de Herbjørg Wassmo, la Norvégienne aux romans vibrant des lumières du caillou perdu où elle vit, du côté du cercle polaire, du flamboyant Per Olov Enquist, bien sûr, de Trevor Ferguson, le romancier du wilderness, de l’écrivain lapon Alio Gaup, du

Tchouktche Ivan Omruvié en écho au film superbe de Frédéric Tonnoli sur le peuple d’éleveurs de rennes (La Brigade du bout du monde). À quoi s’ajoutaient deux expositions mémorables, Peuples de Sibérie de Claudine Doury et Sur la piste de Big Foot de Guy Le Querrec, des textes de Jim Harrison : pendant l’hiver 1990, cent ans après le massacre de Wounded Knee où l’armée américaine assassina le chef sioux Big Foot et les siens, les cavaliers Lakota partent sur les traces de leurs ancêtres… Tous, ils firent bon accueil aux écrivains-voyageurs venus de tous les horizons, auteurs de romans noirs et romanciers tout court, à commencer par Nick Tosches, James Welch, T.C. Boyle, Scott Momaday, William Kittredge, Thomas Sanchez, Georgui Vaïner, Ryszard Kapuściński, qui entreprirent aussitôt de se réchauffer en leur compagnie dans les salles bondées du festival, et, il faut bien l’avouer, dans certains bars de la vieille ville, où prolonger fort tard, la conversation…

Sur la piste du renne blanc, au Nord de la Mongolie avec les nomades Tsaatan, un film au souffle épique de Hamid Sardar (ZED).

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Bamako 2001, Saint-Malo 2002 : naissance d’une belle aventure qui allait marquer profondément le festival, contribuer à proposer une autre vision de la « francophonie », nourrir le « Manifeste pour une littérature-monde en français » ; l’affirmation d’une nouvelle génération d’auteurs africains qui non seulement bousculaient les « grands anciens », mais aussi faisaient irruption dans le paysage littéraire français.

BAMAKO, SAINT-MALO

L’AFRIQUE AU CŒUR Les équipées, improbables parfois, des auteurs à Ségou, Kidal, Kita, Tombouctou, Mopti, Kaye, Koulikouro, Gao, Sikasso dont ils revenaient émus, bouleversés, pleins d’histoires, de rencontres, de projets, les débats passionnés dans les jardins du Palais de la culture, poursuivis jusqu’au fond de la nuit sous le manguier de l’hôtel Colibri, les éclats de rire de Dany Laferrière et d’Alain Mabanckou, la ronde des voitures vers les lycées de Bamako orchestrée par des jeunes que nous allions retrouver plus tard stars du hip-hop, artistes, acteurs culturels prenant en mains à leur tour le festival, et puis cette promesse brutalement brisée – tous, auteurs d’Afrique et d’ailleurs comme organisateurs, auront été je crois marqués à jamais par cette aventure. Dont nul à ses débuts n’aurait pu imaginer ce qu’elle allait déclencher…


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Passion Caraïbe

Maîtresse Erzulie, une des œuvres majeures du peintre Hector Hyppolite qu’admirait tant André Malraux, exposée à l’abbaye de Daoulas, en 2003.

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grand Tiga, depuis décédé, roulait ses œuvres dans un tube en carton : « Tiens, prends-les comme ça, autrement on n’en finira pas, avec la paperasse. – Et si je les perds ? – Bah ! J’en ferai d’autres. » Michel Monnin, Max Beauvoir, Astrid et Halvor Jaeger, les plus grands collectionneurs peut-être au monde d’art vaudou, arrivaient à Daoulas « donner un coup de main » et se retrouvaient accumulant les nuits blanches, pendant que les employés de l’aéroport de Port-au-Prince réussissaient, eux aussi, l’impossible, à cinq jours de l’inauguration : expédier les dernières caisses de l’exposition, bardées de toutes les indications utiles en Allemagne par la Lufthansa quand elles étaient enregistrées pour Roissy par Air France. Ambassades, consulats, douanes, prières, menaces, Pierre Nédélec, mon bras droit à Daoulas, se débrouillait pour les récupérer. Quant à moi, j’arrivais, à force

de litres de café, à tenir éveillé, jour après jour, nuit après nuit, le malheureux maquettiste, tandis qu’à ses côtés, je pondais les textes à haute cadence – y compris ceux supposés être de Lilas Desquiron, résumés par mes soins de sa thèse, vu qu’elle n’aurait pas le temps. Nous étions tous des zombies à l’arrivée, mais l’exposition a été inaugurée le jour dit, le catalogue, somptueux, édité dans les délais – la plus belle exposition sur le vaudou, ses rituels, ses peintres et ses artistes depuis l’exposition historique au Grand Palais dont il avait été le commissaire, devait déclarer Jean-Marie Drot. Et je crois qu’il disait vrai.

Acte II : la Caraïbe prend d’assaut Saint-Malo Après pareille aventure, rien ne pouvait plus nous arriver. L’édition 2004 d’Étonnants Voyageurs sur la Caraïbe (du 29 au 31 mai 2004) restera pour nous tous, je crois, comme l’une des plus belles, avec en parallèle une anthologie de nouvelles, « Paradis brisée », préfacée par Édouard Glissant. Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Gisèle Pineau, Roland Brival, Joseph Zobel, Frankétienne, Lyonel Trouillot, Dany Laferrière, Yanick Lahens, Jean Métellus, Neil Bissondath, Gary Victor, Zoé Valdés, Léonardo Padura, Karla Suarez, Eduardo Manet, Daniel Maximin, Audrey Pulvar, Évelyne Trouillot, Gary Victor, Jean-Claude Charles, Louis-Philippe Dalembert, Fabienne Kanor, Laënnec Hurbon (pardon de ne pas tous les citer), et puis un concert avec Marlène Dorcenna, des films rares, Maryse Condé adaptée au théâtre, une exposition choc de pas moins de soixante chefs-d’œuvre de la peinture haïtienne, des débats passionnés qui se prolongent encore aujourd’hui : un feu d’artifice. Et les débuts d’une histoire d’amitié qui n’est pas près de s’interrompre. Et se produisit ce que je prévoyais : les écrivains haïtiens « crevant l’écran », devenus presque aussitôt les coqueluches du festival, à commencer par le génial Frankétienne, emportant tout dans le maelström de ses géniales improvisations. Comment, après cela, aurions-nous pu nous quitter ? Il n’était pas pensable que cette histoire ne se prolonge pas à Port-au-Prince… Afrique, Caraïbes : ce que j’appelais de mes vœux en 1993, à travers le n° spécial de la revue Gulliver et à travers ces festivals, d’un mouvement comparable à celui qui avait mis sens dessus dessous la littérature anglaise, était en marche.


Édouard Glissant Îles et archipels

Paradis brisé, une anthologie de textes d’écrivains de la Caraïbe, publiée aux Éditions Hoëbeke, accompagnait cette édition du festival. Édouard Glissant en avait rédigé la préface dont voici quelques extraits. La Caraïbe, c’est d’abord un tournoiement, une ivresse de la pensée ou du jugement, une nécessité du tourbillon et de la rencontre, et de l’accord des voix. La déportation des Africains dès le début du XVI e siècle, puis celle des Hindous à partir du XIXe siècle (dans le sud de l’archipel), la venue incessante des colons européens, des commerçants d’Asie et du Moyen-Orient, la violente opposition des conditions sociales régies par l’esclavage dès le début de ces colonies, ont introduit là des éléments de complexité, de vertige social et aussi culturel, qui font la particularité de ce que, dans les Amériques, on a appelé la Néo-America (pour la distinguer de la Méso-America et de l’Euro-America,

flons avec les mésanges sauvages, nous n’égarons rien des friselis des fougères géantes, et nous déchiffrons à l’aise les traces à peine levées par le gros vent dans les souches, c’est parce que nous entassons enfin ce que devient la Caraïbe, et les Antilles qui sont de même, nous disons Antillais caribéen, c’est tout de même, et c’est parce que, ne pensez pas que c’était simple ou facile, nous avons appris à pister dans le fond de la mer la levée sous-marine des volcans qui se parlent entre eux, une grande route de lave qui achève et ouvre le cercle entre les Amériques, et les bornes sont marquées là par les Arawaks qui se précipitaient du haut des falaises pour échapper enfin, et les

La Caraïbe, c’est d’abord un tournoiement, une ivresse de la pensée ou du jugement. bornes sont marquées là, dans ce fond d’eau, par les Africains jetés du bateau, en fin de compte nous avons appris, appris à voir, […] ainsi la Caraïbe pour nous est un cercle qui s’élargit et un écho venu de la terre ferme et infinie, un roc et un tourbillon, une montagne et un vent, un esprit distinct et une force nue inséparables, des îles et tout aussi bien des continents, une Préface à un Monde nouveau.

ces catégories ayant été établies par les anthropologues sud-américains il y a une trentaine d’années, je crois), NéoAmerica dont participe le Brésil, et au bord de laquelle nous hésitons encore à distinguer les milliers de ses composantes, partagés que nous sommes entre la vision d’ensemble et l’analyse de détail, le besoin instinctif d’être caribéen et la nécessité de combattre ici et maintenant, c’est-à-dire dans chaque lieu très précisément menacé, les innombrables dénis à la condition humaine. L’une et l’autre exigence sont-elles de vrais inconciliables ? Le vertige est là. Nous devinons de moins en moins les crêtes des îles, nous entrons maintenant à plein dans les terres, nous fouillons dans les palmistes, les fonds-caco, où nous sif-

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AUX VENTS DU MONDE En haut, à droite : Yarzagumbu, l’or de l’Himalaya d’Éric Valli. Sur les pentes de la montagne, la quête d’une précieuse plante aphrodisiaque. Ci-dessous : Lamarela, l’ultime combat, un film de Jean-Michel Corrillion. La seule ressource de ces pêcheurs est la baleine.

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crivains, cinéastes, photographes, ils incarnent l’esprit même du festival, lui donnent son rythme, sa respiration, son esprit d’ouverture. Aux premiers écrivains-voyageurs, très vite, se sont ajoutés des cinéastes à la sensibilité proche, aux écritures de plus en plus personnelles, occupant aujourd’hui neuf salles de projection, des photographes obstinés à donner à voir le monde dans son tumulte, son chaos, et sa beauté pourtant, des dessinateurs imposant le genre du « carnet de voyage », de la « BD reportage », chaque nouvelle génération ajoutant à la diversité des regards, et des écritures.

Et ils ont fait aussitôt bon ménage avec les coureurs d’océans, travailleurs, scientifiques, tous « gens de mer » qui chaque année attirent les foules à l’École de la marine marchande, où ils décernent leur prix annuel. La mer : un continent toujours à explorer. Et à rêver. En elle se concentrent tous les désirs d’ailleurs, elle invite au voyage, elle est comme l’espace même de l’aventure littéraire. Comme elle est le lieu aujourd’hui d’une formidable aventure scientifique. Ici, à Saint-Malo, l’esprit du voyage se conjugue avec l’appel du large… Ils sont les étonnants voyageurs. Merci à tous !


Étonnants voyageurs, surprenants photographes Alain Mingan À Saint-Malo, les photographes sont les surprenants voyageurs de l’intime. Car en son domaine de la littérature-monde, chère à Michel Le Bris, les photomatons du cliché ambulant ou « fauxtographes » sans talent, ne peuvent faire illusion. Portraitistes ou paysagistes du visage en situation, à l’ombre des célèbres remparts, ou à l’affût d’auteurs traçant leur « sillon » au milieu d’un flot de succès littéraires, les vrais fils spirituels de Cartier-Bresson, de Jack London, de Doisneau ou de Stevenson ont l’art chaque année de faire cohabiter littérature et photographie. Il est là, le théâtre naturel qui s’offre à leurs yeux impatients : celui d’une ville royaume d’une littérature « aventureuse, soucieuse de le dire » incarnée par tous ses auteur(e)s, fiers de l’être. Comme être ou ne pas être devant le viseur de ces corsaires du portrait forcément décisif, sinon historique, à l’assaut d’un agenda évidemment surchargé, pour décrocher un close-up.

Pour « passer du lisible au visible » en approchant au plus près le regard pénétrant d’un écrivain déjà célèbre ou le sourire complice d’une jeune écrivaine cheveux au vent d’une notoriété ambiante. Il y a dans le dédale des rues étroites, et des destins croisés, des rencontres exceptionnelles. Portrait serré tout sourire, ou noble caricature de l’écrivain torturé, vue au grand large, plan américain, c’est déjà l’anticipation d’images incontournables pour Jean-Marie Gustave Le Clézio ou Patrick Modiano à l’occasion de leurs « Nobel » respectifs. C’est Jim Harrison, qui sur la plage face à Cézembre baignée de lumière, parle à Raphaël Gaillarde de sa fascination pour les femmes. En ce moment de folle jubilation avec l’aide de sa canne, il trace sur le sable encore mouillé un « Women » flatteur, qui le fait sourire de bonheur, sous ses moustaches légendaires (voir la photographie de Jim Harrison à la page 50). La mer a balayé depuis d’un revers de marée la trace de cette inédite déclaration d’amour. Mais c’est la photographie qui a gravé dans notre mémoire aujourd’hui numérique la beauté de l’anecdote. Comme tant d’autres images par milliers depuis vingt-cinq ans à Saint-Malo.

Gange, le pur et l’impur d’Alain Buu. Grand prix de la photo de l’AFD, exposé au palais du Grand Large. 207


Un récit de Michel Le Bris avec les contributions de : Sherman Alexie Amkoullel Kebir M. Ammi Arthur H Sophie Bassouls Yahia Belaskri Nathalie Carré Sorj Chalandon Maëtte Chantrel Jean-Luc Coatalem Velibor Colic James Crumley Emmanuel Delloye Julien Delmaire Ousmane Diarra Pascal Dibie Alain Dugrand Frankétienne Raphaël Gaillarde Francis Geffard

26,50 € ISBN : 9782-84230-529-1

Édouard Glissant Marc de Gouvenain Helon Habila Hubert Haddad Jim Harrison Pierre Haski Jean-Claude Izzo Drago Jancar Christine Jordis Lieve Joris Dany Laferrière J.-M.G. Le Clézio Yvon Le Men Gaël Le Ny Alain Mabanckou Jamal Mahjoub Anne-Marie Métailié Alain Mingam Fedwa Misk Daniel Mordzinski

Anne Nivat Makenzy Orcel Guillaume Pigeard de Gurbert Emmelie Prophète Atiq Rahimi Patrick Raynal Robert Sims Reid Olivier Roellinger Jean Rouaud Rouda Rodney Saint-Éloi Boualem Sansal Jean-Pierre Sicre Sanjay Subrahmanyam Sami Tchak Rama Thiaw Lyonel Trouillot Abdourahman Waberi Lois Welch Frantz Zéphirin


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