Harry Dickson 2

Page 1

ROBERT DARVEL HARRY DICKSON 2



LE BAAL DES PSYCHONAUTES Chapitre i : le courrier effroyable

Une épouvante s’était abattue sur Londres. Des enfants disparaissaient en grand nombre. L’affaire était à ce point effrayante que les trottoirs de la City s’encombraient de désespérés d’Islington, de Poplar, de Stepney ou de lointains suburbs, venus alerter l’opinion du sort certainement atroce réservé à leur progéniture. La rafle touchait les classes laborieuses. Parmi ces démunis dont on convoitait la descendance, nombre d’illuminés qui criaient au cœur même de la City que leurs mômes avaient été précipités dans les limbes par des failles noires. — Des failles noires, relevait-on placidement à Scotland Yard. Excédé par les cris qui l’avaient accompagné depuis Bloomsbury Street, Sir Drew Bolton, un influent pansu, eut, sous les lambris de son club, un accès de rage froide : — Tombés dans les limbes ! Et pourquoi pas aspirés depuis les cieux avec une paille ? Dieu que l’esprit de la plèbe est fade… Des failles noires ? Celles d’imaginations médiocres charbonnées de mauvaise littérature !… Qu’ils se taisent ou qu’ils suivent leurs enfants !… L’irritant discours fut proféré avec aplomb ; le ressentiment affleurait. Il est vrai que sir Drew Bolton venait de perdre son 5


fils, offert en Afghanistan à l’Empire qui, on le sait, n’a rien d’une vulgaire faille noire. C’était néanmoins acerbe. On s’en détourna. N’en déplaise à Sir Drew Bolton, malgré l’insignifiance des victimes Scotland Yard menait sa mission d’investigation avec vigueur et minutie. Ne furent glanés ici et là par les inspecteurs de police que de maigres indices perdus parmi les innombrables descriptions de comportements troubles, d’ombres ambiguës, d’individus louches, rôdeurs, hommes en tabliers de cuir, femmes aux froufrous prédateurs, grands manteaux, couvre-chefs suspects, et même, silhouettes inquiétantes de policemen… Fort heureusement, les rapts n’attendirent pas que l’enquête ait abouti pour cesser. Les crimes n’avaient pas été signés. Seul leur nombre élevé en un laps de temps si court, débordant la moisson habituelle, témoignait d’une entreprise concertée les reliant les uns aux autres. Tombèrent quelques pauvres mômes de la main de leurs propres parents qui, par effet d’aubaine, firent endosser à cette fièvre inexpliquée leur geste infanticide. Mais de ceux-là, on retrouva le corps ; on confondit les coupables. On veilla à les retrancher des disparitions dues à la cause mystérieuse, lesquelles s’élevèrent à trente-trois victimes en une semaine. Les rapts cessèrent brusquement. Sept longs jours passèrent. De Scotland Yard, rien ne vint. Les failles noires, affirmées par les proches, raillées par Sir Drew Bolton, ces failles s’étaient refermées sur les petits innocents.  Dès le troisième jour des rapts, Harry Dickson octroya d’autorité à Tom Wills un congé sur la côte. Non que l’élève fasse partie des victimes potentielles, avait avancé le détective, mais... parce qu’il avait été éprouvé par une précédente aventure. 6


Donc, Tom boucla son sac de voyage et monta dans le chemin de fer qui l’emmena vers Weymouth. De là, un antique bus à moteur le posa, séant attendri et chef en désordre, à Tyldesley-the-Sea. Dès le lendemain, après avoir bâclé quelque joyeux batifolage sur la crête des falaises, il s’installa à la terrasse de l’auberge où il avait pris pension et écrivit à Harry Dickson, au dos d’une illustration qu’il se laissa vendre par un démarcheur ambulant, un lamento dont voici les mirlitons : Cher Maître, Bien las du Morne Repos & du Grand Air… À quand du Sang, du Crime & du Mystère ? Votre dévoué Tom. Il posta la carte, puis tourna autour de la fille de sa logeuse, une donzelle rousse prénommée Mary Ann. Il agit de si charmante façon qu’il ne tarda point à jouer, seul avec elle, mais sous le regard de l’hôtelière, d’interminables parties de dominos. Diverses mécaniques acheminèrent dans de raisonnables délais son courrier jusqu’au centre de tri de Pump Heaven où un employé rougeaud, levé tôt, mais sous un soleil rond comme une auréole de gin, s’en saisit et le déposa dans la boîte à lettres du 92b, Baker Street  Mrs. Crown avait vu la lettre ; elle avait reconnu l’écriture appliquée de Tom. La brave femme se languissait du jeune homme. Elle plaça dans une corbeille les scones tout juste sortis du four. Elle disposa corbeille, théière, tasse, soucoupe, assiette, serviette, beurre, gelée de griottes et courrier en évidence sur un plateau. Elle monta le plateau dans la bibliothèque avec une certaine fébrilité, impatiente que le maître ouvre la missive devant elle et la lui lise. Le maître étudiait une brassée de documents dont l’objet retenait tant son attention qu’il n’entendit ni ne vit entrer la gouvernante. La brave femme attendit, se manifesta, toussa… Le détective réagit autant que s’il eût été sourd et aveugle. 7


Mrs. Crown allait-elle céder à son irrépressible envie de subtiliser la missive, de la redescendre aux cuisines, de l’ouvrir d’un adroit jet de vapeur, de la lire et de la refermer sans qu’il pût s’en douter ? C’eût été agir avec une incorrection qu’elle réprouvait. D’un œil perçant, elle regarda depuis le milieu de la pièce, par-dessus l’épaule du détective, le document qui l’accaparait. Elle vit l’angle supérieur d’un placard imprimé sur du papier rouge. Sur le bureau, une boîte à soufflet destinée au classement. Un vide dans la bibliothèque à l’extrémité du rayonnage. Harry Dickson archivait les pièces de l’une des affaires récemment terminées… Voyons… Placard rouge… Elle fit travailler sa mémoire. Qu’avait-elle lu dans les gazettes se rapportant à ces affiches rouges ? Fryth Stretton, le Cadavre Hyperbolique. L’assassin Surnuméraire. Les deux affiches contradictoires et revendicatives collées dans Up Brooks Street au-dessus du corps de Fryth Stretton. Comment attirer l’attention du maître ? — 1 p., dit-elle comme si elle marmonnait quelque détail d’une emplette. 2 p. la livre, ou bien 1 p. les 2 livres ? Ah, un pour deux ou deux pour une ?… — Deux pour un, Mrs. Crown, répondit le détective sans se retourner, et c’était bien là tout le problème de l’Assassin Surnuméraire. Deux assassins pour un seul c… Le détective redressa la nuque. — Aha ! Je vous ai répondu. Comment diable ?… Il se retourna et la menaça de son doigt. — Vous faites preuve d’une efficacité diabolique pour parvenir à vos fins. C’est décidé, c’est vous qui m’accompagnerez dans mes enquêtes. Et d’ailleurs, dès son retour, je vais signifier à Tom de parfaire les notions de cuisinier apprises lors de ses interminables stations devant vos fourneaux afin qu’il vous remplace. 8


Il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour que la brave Mrs. Crown devînt mutine. — À propos de Tom… commença-t-elle. — Oui ?… Oh ! Une lettre de notre jeune ami ! Aha ! Je vous en prie. Restez le temps que je la lise. Qui sait ? Peut-être vous transmet-il ses salutations. Le détective se leva et saisit la missive. Il la décacheta de la pointe de son crayon. — Voyons cela, dit-il. Harry Dickson parcourut la prose de son élève d’un œil vif et amusé. Il tourna et retourna la lettre sans rien dire. Mrs. Crown attendait, le sourcil soulevé par l’impatience. Elle allait l’enjoindre à lui donner une idée de la teneur des nouvelles lorsqu’elle fut saisie par le fait que toute bonhomie avait déserté le visage du maître. Pis : un masque affreux déformait ses traits. — L’effroyable… murmura-t-il. Je n’… Les mots suivants moururent au seuil de ses lèvres perlées de sueur. Il lâcha la carte. Il tremblait. Mrs. Crown s’approcha précipitamment. — Tom ! Il lui est arrivé quelque chose ! Elle ramassa la carte postale. Elle la lut, s’attendant à y trouver la funeste nouvelle qui avait ébranlé le maître. Mais ce n’était pas ça. Rien d’intrigant, l’appel fanfaron d’un gamin au Crime. Il y avait autre chose. Qu’avait-il dit ?… L’effroyable… Mrs. Crown posa sa main sur l’épaule du détective et prononça son nom afin de l’apaiser. Harry Dickson avait l’œil vide. Il oscillait, planté sur le tapis comme un balancier jeté hors de sa pendule. Ce n’était ni la peine ni le chagrin qui œuvrait… Comme s’il se fut trouvé le jouet d’une ombre furieuse qui l’emportait vers les abîmes. Entendant son nom, il cessa tout mouvement. La gouvernante recula. Un silence oppressant emplit la pièce. 9


Inopportunément, près de la bibliothèque, la feuille du caoutchouc se détacha avec un claquement arrogant. Mrs. Crown, démunie, n’avait que son admirable dévouement à offrir face à l’étrange réaction… Se ressaisissant, elle approcha un fauteuil et força le détective à s’asseoir. Ensuite la brave femme téléphona au Dr Maurier, puis à Scotland Yard.  Goodfield arriva sur les pas du Dr Maurier. Tandis que le praticien auscultait le limier, le superintendant se tordait les mains d’impuissance. Le spectacle était malsain. Les yeux du détective s’étaient emplis d’une irisation déliquescente. Son profil même, l’arête de son nez sur laquelle se brisa Cric-Croc, cette arête altière semblait gélatine d’une tête de veau. Le maître oscillait dans son fauteuil, l’échine roide maintenue à distance du dossier par un singulier effort puisé aux sources souterraines de son absence. Dehors un cab passa, propageant bien au-delà de Baker Street le frisson d’un univers désarmé contre le Chaos. Le Dr Maurier finit d’ausculter le détective. — Un empoisonnement ? murmura avec appréhension le superintendant. — Non. Rassurez-vous, il ne s’agit que d’une forme bénigne de catalepsie, due au brusque arrêt d’activité, compliquée de manière aiguë par le poids d’un lourd remords, ainsi qu’en atteste l’opalescence biliaire de l’iris. — Il serait donc juste fatigué, dit Goodfield d’un ton craintif, comme si le détective allait sortir de sa catalepsie pour le reprendre. — Et tourmenté, ajouta Mrs. Crown. Il venait de lire la carte envoyée par Tom, qui n’annonce pourtant aucune mauvaise nouvelle. — Me permettez-vous ? dit le Dr Maurier, qui se saisit de la carte et la lut. Je ne vois effectivement rien qui puisse… 10


— Un langage codé… ? dit Goodfield. — Mrs. Crown, savez-vous quelque chose des affaires qui l’occupent en ce moment ? — Aucune, à mon sens, puisqu’il a loisir de classer ses archives. Mais je ne suis pas dans ses confidences. Il est rare qu’il m’entretienne de ces sujets. Goodfield intervint : — Je sais qu’il a mis un terme à la carrière du Spectre au Visage-Nu il y a peu, et que grâce à lui les trois mystérieux bras gauches sectionnés ont retrouvé leur unique propriétaire. Hormis cela… Il y a cette affaire d’enfants disparus, mais l’enquête n’est pas de son seul ressort. On la suit en haut lieu. — Et son élève ? Pour quelle raison est-il parti ? — De simples vacances, répondit Mrs. Crown. — Ne nous perdons pas dans l’énumération des causes. Harry Dickson est victime d’un surmenage. Le relâchement de tension est facteur du déséquilibre nerveux. Ce qui choque, c’est sa soudaineté. Le Dr Maurier referma sa sacoche. — À mon sens, nous serons remboursés de notre frayeur par l’excessive rapidité de la sortie de crise. Le cas m’est familier. — Vous ne prescrivez rien ? — Ce serait contrarier l’issue naturelle. — Pas de Créosote ? Pas même d’ichtyol ? Le superintendant cédait là à l’envie de montrer ses connaissances. — Ichtyol ! répliqua le Dr Maurier. Savez-vous dans quel cas on le prescrit ? Pour les blennorragies ! D’où connaissezvous l’ichtyol ? Le policeman se trouva fort confus. Le Dr Maurier salua Mrs. Crown. — Votre bonté et votre cuisine seront plus précieux remèdes que flacons et pilules. Ne vous donnez pas la peine de me raccompagner. Il se boutonna et prit congé avec la brusquerie habituelle d’un médecin quittant un patient pour un autre. Goodfield s’attarda quelques instants sur le seuil de la pièce. Alors qu’il 11


proposait à Mrs. Crown de rester avec elle, une odeur de tabac leur chatouilla les narines. Ils se retournèrent. — Maître, dit Mrs. Crown dans un souffle. Oh, mon bon maître ! … Harry Dickson se tenait toujours dans le fauteuil où l’avait placé Mrs. Crown, mais il avait le dos calé contre le coussin. Il avait allumé sa pipe, la tenait d’une main qui tremblait encore un peu et rejetait la fumée vers le plafond. Il s’éventait avec la lettre de son élève, le regard fixé devant lui Tel un nuage ayant fait croire à une funeste disparition de l’astre solaire lors de sa brève course, la catalepsie s’était dissipée ; l’œil acéré par ce reflet cuivré qui épouvantait tant de malfrats, cet œil, de nouveau, brillait de son feu comminatoire. — Lord ! dit Goodfield. Que vous est-il arrivé ? Comme si vous n’étiez plus ici ! — L’abîme répondait à l’abîme, dit sentencieusement Harry Dickson.

Chapitre ii : la maison des hommes de cuir — Tom, encore gagné ! s’exclama la jeune et jolie Mary Ann Pugglestock, qui tapa du pied sous la table tant était grande sa joie d’avoir battu son adversaire – et sa volonté de le faire savoir – à un jeu d’enfant sage. Une autre partie ? — Ne voulez-vous pas vous promener ? dit Tom Wills en regardant par la fenêtre. — Seule avec vous ? Vous connaissez la réponse de ma mère, rappela la jeune fille. Tom se pencha. — Est-ce vraiment nécessaire qu’elle le sache ? chuchota-t-il. — Voyons, Tom… Où passerez-vous le reste de votre séjour si vous vous faites expulser de notre auberge pour avoir dévoyé la fille de la patronne ? À la Pride Inn, à Liskeard, à la campagne ? Ou parmi les harengs dans un panier d’osier du port ? Vous savez très bien que dans les deux cas je ne 12


vous reverrais pas. Vous seriez trop loin ou vous sentiriez trop mauvais. — Bien. Alors, cessons les dominos et sortons les cartes. Voyons si vous avez fait des progrès au Rabbit-Trapper depuis hier. — Non. Je préférerais l’autre. — Le Lustful-&-Gleaned-Grain ? Mais c’est plus qu’un immoral jeu d’argent, c’est… — Oui, oui. C’est cela ! s’échauffa Mary Ann. — À pervertir pour pervertir… soupira le jeune homme, autant amasser des fifrelins. — Tout à fait. Vous me devez huit shillings et quatorze pence, rappela la jeune fille. — Chut ! Voilà Mrs. Pugglestock. Jouons à cet infâme jeu de tripot avec l’air innocent de bambins poussant des pions de dada. Mary Ann pencha sa jolie tête rousse et ouvrit ses grands yeux verts comme si elle implorait Tom de s’y laisser couler. — Tom. Apprenez-moi comment tricher. — Voulez-vous aussi que je vous montre comment tenir un couteau d’une main et une pipe à opium de l’autre ? Voyons ! — Je sais déjà tout cela, s’amusa-t-elle. Mais connaître un jeu d’argent et ignorer comment le fausser, c’est n’avoir appris qu’à tendre son porte-monnaie ouvert. Et puis, vous m’aurez dévergondée, comment dit-on, à blanc : avez-vous vu un tripot à Tyldesley-the-Sea ? La seule tromperie possible ici concerne le poids de la livre de maquereaux. — Bien, dit Tom qui se laissa emporter avec délice par les jeunes vents de la perversion. Étudions tout d’abord le coup du gant-ganté…  L’Auberge du Port était l’unique établissement de Tyldesleythe-Sea qui pouvait accueillir les voyageurs. L’auberge surplombait la mer. C’était une bâtisse aux murs épais, qui se dressait après la jetée en bois, au bout d’un chemin balisé de maigres recrûs. 13


Mrs. Harriet Pugglestock tenait l’affaire d’une poigne décidée. C’était une femme de l’arrière-pays, née commune, gamine blafarde, crapoussine effacée, jeune fille aux épaules rentrées, femme épousée sans amour, veuve par la grâce d’un drame dont la Manche sait être prodigue, et qui s’était comme redressée à chaque épreuve de l’existence. Elle avait aujourd’hui une indéniable allure. Elle était autrement tournée que ces ménagères agenouillées en contrebas de la falaise, qui lavaient leur linge aux sources, l’échine grasse, l’œil séreux. Elle réduisait au silence les pêcheurs de maquereaux quand elle venait à l’extrémité du pier, droite silhouette au fichu serré, opposer aux flots gris un ressentiment orné d’un parfait demi-sourire. L’infortuné marin englouti lui avait laissé une fille, Mary Ann, donzelle qui n’avait pas attendu le veuvage pour être avenante et qui, parmi de nombreux talents, avait développé, venons-nous d’apprendre, une particulière aptitude pour les dominos… Avertie par son deuil de l’extrême volatilité de la gent masculine, Mrs. Harriet Pugglestock supportait mal l’intérêt que les coquelets du port manifestaient envers sa fille. Tout ce qui portait costume de séducteur en drap bleu, col cassé et casquette de mathurin l’irritait. Comme dans un songe d’une grande acuité, elle voyait chaque gars du port déjà drossé comme débris vers les profondeurs. Aussi surveillaitelle Mary Ann plus qu’il n’aurait fallu, aiguisant d’autant chez cette dernière l’envie de filer, sans discernement aucun, avec l’effronté qui la ravirait. En tout cas, le jeune homme qui séjournait pour la semaine avait une mine éveillée ; il était d’une extrême politesse et divertissait si bien Mary Ann avec des jeux de société innocents que la demoiselle paraissait oublier les autres tentations de Tyldesley-the-Sea. Voyant qu’elle restait sagement dans la salle du bas, assise près du fourneau Mayence, absorbée par pions, cartes et dés, Mrs. Harriet Pugglestock avait relâché sa surveillance. 14


Ce jeune homme, c’était bien sûr Tom Wills, qui était descendu à l’Auberge du Port sous la pression du maître, lequel suivait une obscure recommandation. L’élève lui avait obéi en rechignant, mais depuis qu’il avait noué une amicale relation avec Mary Ann, il trouvait que le séjour avait un certain charme. À la vérité, Mary Ann était cloîtrée à l’auberge ; elle avait donc une seule idée en tête : filer Le destin veillait… Nous avons vu que Tom, voulant jouer les matois, et parfaitement manipulé par l’innocente, avait appris à la jeune fille quelques tours de cartes dont la pratique lui était venue de crapules croisées dans les bas-fonds. Mary Ann exultait en secret de les connaître : c’était des jeux d’argent avec lesquels elle aurait un succès assuré auprès de voyous de sa connaissance. Quelques jours après l’arrivée de Tom, elle avait froidement jaugé la situation, su la manière d’en tirer parti et guetté l’occasion d’en profiter. Jeudi midi, Tom l’avait surprise en orgueilleuse discussion avec un des vauriens du port depuis la fenêtre de la buanderie. Le gars arborait une tignasse rousse relevée comme un turban d’étoupe. À la nuit tombante, après avoir aidé aux tâches quotidiennes et embrassé sa mère, Mary Ann lui déclara qu’elle allait se coucher. Elle en effectua le simulacre, mais Tom l’aperçut qui descendait subrepticement par la fenêtre et qui prenait la direction du bourg, vêtue vulgairement. Le jeune homme, contrarié par le repos dans son goût vif pour l’aventure, regarda en silence l’avenante silhouette enlaidie des chiffons de la luxure disparaître dans les chiches brumes des becs de gaz. La nuit raviva en lui l’écho des courses folles au côté du maître… S’étioler ? … Il s’habilla, releva le col de son caban d’un geste décidé, quitta sa chambre et fila à son tour vers les ruelles torves. 15


 Dévalant le chemin, Tom entendait l’écume se briser contre la falaise. L’argile était muselée d’un vague brouillard bleuâtre. Sous les semelles crissaient les testacelles. C’était la mi-marée. Le Rocamir passa les bras de l’avantport, allant décharger ses congres sous la halle, près de la corderie. Les borborygmes brutaux de quelque marin aviné montaient vers les toits d’ardoises et s’étouffaient promptement. Tom s’assit à l’ombre du pier. Au-dessus de lui, sur la place où, en été, se dressaient les manèges, Mary Ann attendait. Aussi Tom resta-t-il à regarder une minuscule grenouille sauter sur son soulier droit et happer l’extrémité de son lacet de cuir, jusqu’au moment où le vaurien aperçu à l’auberge apparut de l’autre côté du premier bassin. Il rejoignit rapidement la jeune fille. Tom entendit l’aigre cliquetis de pièces de monnaie – sans doute subtilisées dans la caisse. Tous deux filèrent par une ruelle enténébrée. Le vaurien fumait crânement un court brûle-gueule ; la lueur du tabac embrasé faisait scintiller le lacis des pierres. Tom les suivit, comme s’il pistait un acide lithophage. Ici et là, une étroite fenêtre éclairée d’une falote bougie pelait d’amphiboles la surface du granit. Le vaurien avait saisi Mary Ann par le bras. Il poussa une porte anodine. La seconde d’après ils avaient disparu. Pendant le bref instant où le battant resta ouvert, s’étaient échappées lumière et rumeurs qui trahirent sans ambiguïté la nature de l’endroit. C’était un tripot clandestin. Tom, qui s’était dissimulé, s’approcha. Il se morigéna. Il se tenait pour responsable de l’escapade. Il avait initié Mary Ann à des jeux de filous. Certes, mais la jeune fille avait joué l’innocente, et ce n’était tout de même pas lui, Tom, qui avait inventé ce bouge. Quelle serait sa réaction s’il entrait sur ses talons ? Et le vaurien… Ne rien faire ? Surtout pas ! Agir ? Aha !… 16


Brusquement enfiévré, il serra les mâchoires et poussa à son tour la porte.  Le seuil franchi, Tom descendit six marches et se crut retourné dans les bas-fonds de Limehouse. L’œil chassieux d’un lumignon au gaz pendait au-dessus d’une table ronde, rattaché à son orbite de pénombre par un cordon de poussière. Des hommes, une douzaine de pêcheurs en tablier de cuir et le couteau à écailler dans la ceinture, se pressaient autour de la table où les dés roulaient. L’argent passait d’une main à l’autre, comme une humeur épaisse qui sortirait brièvement d’un corps pour couler dans un corps voisin. Des sacs de toile empilés tout autour de la salle faisaient office de banquette. Une âcre fumée de mauvais tabac prenait à la gorge. Personne n’avait remarqué l’entrée de Tom. Il baissa sa casquette sur ses yeux et alla se dissimuler dans l’ombre d’un poêle, sur le banc de jute. Il fouilla l’assemblée du regard. Les hommes ne proféraient aucune parole. Ils se raclaient le gosier ou grognaient sourdement. Leur intérêt silencieux au jeu figurait la pantomime de quelque horloge mécanique apparue derrière une vitrine de fumée. Les visages étaient glaçants, comme des tôles percées de bimbeloterie. Il ne vit ni le vaurien ni Mary Ann. Où avaient-ils disparu ? Est-elle une habituée des lieux ? songea Tom. Comment une mère peut-elle ignorer l’odeur qui doit imprégner les vêtements de sa fille après ne serait-ce qu’un bref passage ici ? Vient-elle pour la première fois ? Et puis : que fais-je ici ?… Il se redressa. Il fixait une porte à l’opposé de celle par laquelle il était entré. 17


Puisque la jeune fille et le vaurien n’étaient pas dans l’assemblée, il n’y avait d’autre possibilité qu’ils se soient éclipsés ailleurs que par là. Il respira un grand coup, baissa la visière de son couvre-chef, se leva, traversa la salle sans se préoccuper des pêcheurs et saisit le bec-de-cane. Sans doute aucun, il sentit peser sur son dos douze paires de prunelles en bouchon de carafe. Je me suis trompé, répéta mentalement Tom, paré au cas où un verrou tiré de l’autre côté le stoppe dans son culot… Pour entrer et pour sortir… Il actionna la poignée. La porte s’ouvrit. Il s’engouffra et referma derrière lui. Un couloir contournait une volée de marche pour aboutir à une autre porte. On allait venir, s’enquérir, le chapitrer, le… En deux bonds il eut traversé le vestibule, ouvert, et fait demi-tour. Il avait monté huit marches et s’était blotti dans l’ombre avant qu’un des pêcheurs apparaisse. La curiosité me perdra, se dit-il, tout joyeux. Depuis le palier, il vit le pêcheur filer droit devant lui en dédaignant l’escalier, trompé par la porte ouverte. Celle-ci devait donner dehors car l’homme le ferma et retourna dans la salle de jeu, certain que l’intrus avait déguerpi. Sans plus réfléchir que depuis le début de la soirée, Tom grimpa la volée de marches qui le séparait du palier. Il se trouvait au seuil d’un couloir qui s’arrêtait abruptement contre un mur blanchi par une lune en lucarne. Il n’y avait d’autre issue que deux portes à droite. Prévenu des périls qu’il encourait de par la configuration des lieux, Tom sourit d’aise. Gamin élevé à l’exaltation, il n’aurait rêvé meilleure aventure que celle-ci pour briser la monotonie de son séjour à Tyldesley-the-Sea. Peu lui importaient les raisons de sa course. Le mystère complice lui mordait les jarrets. Que désirer de mieux ? L’étage s’emplit alors d’une fébrile activité. La porte la plus proche pivota brusquement sur le couloir. Tom fut masqué derrière elle. Il s’immobilisa, dressé comme un râteau, 18


s’attendant à se trouver nez à nez avec une personne dont il allait devoir esquiver promptement la vindicte. Mais la menuiserie resta ouverte devant le jeune homme, dérobant à sa curiosité les mouvements qu’il percevait de l’autre côté. Il entendit qu’on ouvrait ailleurs puis très rapidement il perçut un claquement et des bruits de pas. Deux personnes. Non, trois ? Un grincement, comme une meule. L’agitation décrut dans les profondeurs masquées à sa vue. Il eut l’impression d’une sourde activité qui se propageait jusque sous ses pieds, comme un navire au départ. C’est alors qu’on cria quelque part. Tom reconnut la voix. — Mary Ann ! Contrairement aux multiples rumeurs assourdies, le cri avait été distinctement proféré, mais sa provenance était imprécise, à la fois dans et hors les murs. Un silence soudain figea la maison. Impressionné, Tom resta saisi un long moment. Puis il rassembla ses esprits. — Il n’y a plus personne… Il poussa lentement la porte. Personne. Il s’avança. La première pièce était vide, poussiéreuse et striée d’ombres grises ; son unique fenêtre, ouvrant sur la rue, était aveuglée par des volets ajourés. L’autre pièce était tout aussi vide. Sa fenêtre sans volets donnait sur le côté. Tom s’en approcha. La rue déserte sembla frémir lorsque le souffle du jeune homme déplaça le rideau suspendu contre la vitre au-dessus d’une sorte de longue cactée en pot. Mary Ann et son triste chaperon avaient filé. Par où ? Tom passa d’une pièce à l’autre sans trouver. Rien n’avait indiqué avec certitude qu’ils étaient montés à l’étage… Et les pas, la porte ouverte ? Quelqu’un d’autre. Où était-il passé ?… Tom se rappela soudain combien était délicate sa présence, avec les pêcheurs sous ses pieds. Il lui fallait cesser son jeu idiot et filer de là. 19


Il descendit sans bruit l’escalier et s’apprêta à sortir par la porte arrière sans que les joueurs l’entendent. Il s’immobilisa. Le silence était total. Comme celui d’un atelier vidé de toutes ses machines. Cédant à un curieux pressentiment, Tom revint sur ses pas. Il posa son oreille contre la porte de la salle de jeux. Pas un bruit. Il actionna lentement le bec-de-cane. Il poussa la porte. Le bouge était vide. Le lumignon mouché. C’est à peine si un remugle flottait encore dans l’air froid. Les douze hommes avaient disparu. Ainsi que la table de jeu.  Le temps que Tom avait passé à l’étage, un tripot et douze gaillards s’étaient évanouis. Du simple fait qu’il avait effrontément traversé la pièce ? Il alla voir la porte donnant sur la rue. Elle était fermée. Une barre de bois la condamnait. On avait donc filé par l’arrière. Il rebroussa chemin. Mais, à sa grande surprise, l’autre porte était close, fermée de la même façon. Par une barre. De l’intérieur. Un frisson lui parcourut l’échine. Je reviendrai… Sans explorer plus avant la maison, Tom ôta la barre de ses supports et sortit. Il frôla un pavot qui avait poussé sur le seuil. Il traversa le jardinet accolé au flanc droit de la demeure. Lorsqu’il se fut éloigné, il se retourna afin de pouvoir retrouver la salle de jeux clandestins. Il mémorisa la façade et, sur le côté, le mur surplombant le jardinet. C’était un mur quasi aveugle sur lequel avait été peint Wholesale’s George Albert – Grocer & Draper, annonce qui concernait un commerce voisin. Au-dessus du « & », le mur était percé d’une étroite fenêtre. — C’est la deuxième pièce, nota Tom. La lune joua sur le carreau. Dans le coin de la fenêtre se tenait une silhouette au profil acéré, vêtue d’un costume 20


strict. Le personnage portait son regard vers le port, pardessus les toits. Tom Wills sursauta, incrédule. — Maître… ! L’instant suivant, la silhouette avait disparu. Seul le rideau grisâtre se balançait dans le vide… Et le reflet de la lune se déposa sur la vitre, comme une paupière.

Chapitre iii : l’abominable découverte Tom retourna à la pension dans un état de fébrilité intense. Il avait tourné et viré après l’effarante nuit, puis s’était fait violence pour rentrer et maintenant il tournait et virait dans sa chambre, incapable de se coucher, trop tendu pour dormir, trop exténué pour retourner errer dans les rues. Et puis, aller où ? Que tenter sinon guetter Mary Ann lorsqu’elle reviendrait ? — Ma fièvre n’a pas de sens, songeait-il en regardant par la fenêtre l’aurore séparer la nuit des eaux du Channel. Qu’ai-je fichu ? Sur quoi m’échinai-je ? Rien. Déjà la nuit me semble incertaine, l’objet de mon exaltation imprécis. Il en faudrait peu pour que je me persuade d’avoir rêvé. Espérons que la journée qui s’annonce dessinera mieux les péripéties. Sa fièvre était communicative. Dès le premier tiède rayon matinal, une mouette et une corneille se chamaillèrent âprement dans la gouttière juste au-dessus de la fenêtre ; un vent agita les branches ; là-haut, les nuages furent fouettés. Le bruit d’un moteur traversa les cieux. Un petit aéroplane apparut, passa les toits et se tut de l’autre côté des collines. — Qu’ai-je vu… Des pêcheurs rassemblés dans une pièce… Quoi de plus normal dans un port de pêche ? Mais ils jouaient… Et alors ? Je me serai égaré dans un bistrot nocturne. Oui, mais pourquoi l’auraient-ils quitté aussi vélocement ? Ou alors je me serais tout simplement trompé de salle en redescendant… Et le maître, à la fenêtre… Incertaine 21


vision… Je sais ce qui m’arrive : mon esprit me joue des tours car je suis en sevrage de mystère… Fort de son diagnostic, Tom tenta de se reposer. Il s’allongea, ferma les yeux et s’éveilla en sursaut, persuadé d’avoir longuement sombré. Mais la mouette piaillait toujours autant, le soleil avait à peine bougé. Il ne s’était guère passé plus d’une minute. Comprenant qu’il ne lui servirait à rien de courir derrière le repos, Tom décida de sortir. Il alla marcher hors du bourg, suivant un sentier en bordure de falaise. Quand il rentrerait, Mary Ann serait levée. Dans l’intervalle, le vent vif et l’air de la mer auront remis ses esprits à l’endroit. Il se promena parmi les joncs, les rocs brisés, les filets d’eau claire qui dévalaient l’argile des falaises. Il décapita nombre d’ombellifères avec une badine. Il fut mainte fois tenté de faire demi-tour, mais il se promit de marcher encore une heure avant de rebrousser chemin. — Voilà, dit-il au terme qu’il s’était fixé. Il entama son périple inverse. Tyldesley-the-Sea reposait dans le lointain. Il lui apparut que c’était en vérité un tranquille port de pêche construit dans une échancrure de la côte. Une jetée en bois et un pier de granit, dessinaient le bassin central. Des bateaux. Sur les hauteurs se dessinait la tour Calfbanns, une ruine relativement préservée mais envahie de végétation. L’auberge de Mrs. Harriet Pugglestock apparaissait à l’écart du bourg. Entre l’auberge et Tom se dressait le modeste sémaphore blanc, posé comme une quille de farine. Tom s’amusa à décrypter l’aléatoire jeu du soleil dans les facettes de la lentille et à les traduire comme si c’était du morse. A – H – A. — « Aha » ! Amusant. Le soleil me parle… Tom ralentit le pas. — Attention, lui disait le sémaphore. — Attention à quoi ? proféra l’élève. — L’abîme, répondit le sémaphore. Venez. 22


— Ah ça, mais c’est trop fort ! Voilà qu’au lieu d’avertir les bateaux, on veille à la sécurité des promeneurs. Ma foi, M. le Sémaphore, voyez : je me tiens à bonne distance du bord de la falaise ! Mais cette plaisanterie cachait mal la curiosité de Tom pour cet étonnant artifice du soleil. — Est-ce encore une fois mon esprit qui me joue des tours ? Il marcha jusqu’au sémaphore, qui était entouré d’une barrière et planté d’un panneau indiquant que l’ouvrage, érigé en 18**, restait la propriété du Bureau des Latitudes et que l’accès en était interdit à toute personne autre que le préposé. Tom leva les yeux vers la lentille. — Montez, my boy, lui indiqua clairement le sémaphore. — C’est bien dans ses manières… Tom poussa le portillon et pénétra dans l’enceinte. Il grimpa quatre à quatre les escaliers. Là-haut l’attendait Harry Dickson.  — Oh, rien de bien sorcier, my boy, déclara le détective lorsqu’il cessa de rire. Je suis venu en aéroplane, conduit par une complice qui tient l’appareil à notre disposition dans un champ à côté d’ici. Sachant que je vous trouverais à l’auberge, je me suis mis en route pour vous cueillir au saut du lit. À ma grande joie je vous découvre en train d’effectuer votre promenade matinale d’une allure si gaillarde que je me dois de vous féliciter. Vous connaissez mon humeur devant un joyeux spectacle. Je n’ai pas pu résister à l’envie de vous jouer un tour. Mais dites-moi, vous accueillez ma facétie avec un détachement qui contredit votre entrain de marcheur. Je vous trouve inerte, comme confus. La nourriture, my boy ? — Le repos, expliqua bientôt Tom. — Ce que votre lettre signifiait. — Et autre chose aussi : je ne peux rester dans un état de surprise permanent. Je me suis accoutumé à vous voir ici et là au hasard de mes pas. Car je vous ai vu cette nuit, maître. 23


Vous devez me manquer au point d’impressionner ma rétine comme un tampon encreur. — Votre rétine est vierge de cachet. Il est tout à fait normal que vous m’ayez vu. — Vous me disiez être arrivé ce matin. — Absolument. — Donc, pas cette nuit ?… — Je vous laisse seul juge à même d’apprécier votre activité nocturne. Une chose est sûre, il vous faut cesser au plus vite le repos ! À ce sujet, vous laisseriez-vous entraîner dans une affaire qui, ma foi, recèle un mystère étonnant ? — Que vous apportez dans vos bagages ? Le détective leva ses mains vides. — Pas du tout. — Donc ce mystère est ici ? — Vous en conviendrez d’autant plus aisément, après la nuit que vous venez de passer. — Vous savez… — Bien sûr. Je sais l’irrépressible exaltation qui vous presse de me raconter bien des choses. Un grand sourire éclaira la face de Tom. — Donc je ne suis pas plongé dans la confusion ? dit-il, soulagé. — S’il y a un seul endroit en Angleterre sans la moindre confusion, j’affirme que c’est ici, my boy ! La suite des événements va vous le prouver. Racontez-moi ce que vous avez pu noter d’intriguant. Montrez-moi les lieux. Précédez-moi où il est nécessaire que vous m’emmeniez, je vous suis.  Tom Wills obéit avec joie. Ensemble, ils allaient démonter un à un tous les artifices qui avaient laissé son esprit vacillant. Las ! Le détective n’était sans doute pas le guide voulu pour dépouiller une nuit de son mystère. De plus, Harry Dickson, bien que manifestement concerné par l’exaltation brouillonne de son élève, semblait nourrir une curiosité parallèle. 24


Tout d’abord Tom Wills l’entraîna à l’auberge afin de voir si Mary Ann était rentrée. Ils arrivèrent à la pension par l’arrière-cour, après avoir traversé une friche parsemée de lupin sauvage. L’homme de peine de l’auberge, un certain Downey, taiseux râblé aux oreilles noires de poil, triait un amas de godilles pourrissantes. Il balançait les rogatons vers les vagues grises en contrebas. Ce n’était pas prudent, mais l’homme agissait avec des gestes mesurés et ne les balançait dans le vide qu’après s’être assuré que personne ne risquait de les prendre sur le crâne. Il répondit aux questions de Tom par un hochement de tête et une paire de grognements. Non, il n’avait pas encore vu Miss Mary Ann. — Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas rentrée, glissa Tom au maître. Elle a pu flemmarder après sa soirée de débauche. Déjà, hier, elle a su singer une opportune fatigue pour fuir. Elle aura récidivé ce matin. Cette jeune fille est capable de duplicité. — Vous nourrissez quelque inquiétude à son égard ? Pourquoi être peiné par son absence ? — J’ai encore son cri dans les oreilles, dit Tom. — Vous me disiez qu’elle s’est éclipsée au bras d’un vaurien. C’est le genre de compagnie qui peut faire pousser des cris de protestation à une jeune fille comme il faut, répliqua Harry Dickson. — J’ai de quoi me sentir responsable qu’elle fût si mal accompagnée : je lui ai appris à jouer au Rabbit-Trapper au lieu de m’en tenir aux dominos. Aussi sec, elle hameçonne un drôle et file au tripot ! — Donc elle n’est pas tant comme il faut que vous me la présentez. Ne vous tourmentez plus, le Rabbit-Trapper est un jeu bien innocent. Il en aurait été autrement avec le Lustful-&-Gleaned-Grain. — Allons saluer Mrs. Harriet, coupa précipitamment Tom. Mrs. Harriet Pugglestock secouait une nappe sur le seuil de la salle. Tom lui souhaita le bonjour. Elle répondit amicalement. Harry Dickson, un peu cabotin pour une raison qui 25


lui était propre, s’était attardé. Il apparut derrière son élève. Mrs. Harriet le vit ; elle lâcha la nappe qui s’envola torcher les rondeurs pistache d’un buis mafflu, poussa un cri et s’évanouit. N’eût été la présence d’esprit de Tom, qui la soutint vaillamment lors de sa chute, elle se serait certainement blessée. — Bon sang, s’écria Tom. Un malaise si brusque ! Cette femme est surmenée. Appelez quelqu’un. La cuisinière, Mrs. Knuckles ! Maître ? Qu’attendez-vous ? Pourquoi restezvous planté ?… — Déposez-la et venez, intima le détective. — Que je vienne ? Que je la laisse ? — Disposez-la sur le seuil avec douceur et relevez-vous. C’est un ordre my boy. Il ne faut surtout pas que nous soyons là lorsqu’elle s’éveillera. — Je ne comprends pas votre incivilité. Son état nécessite que nous l’aidions. — Elle ne risque rien, et croyez-moi, je suis suffisamment aguerri en syncope pour l’affirmer. — Pourquoi s’éclipser ? — Ne vous vient-il pas à l’esprit que c’est en me découvrant qu’elle est tombée ? — Vous peut-être, répliqua Tom Wills d’un ton sec, bien qu’il soit abasourdi par les paroles du maître. Mais moi, ne puis-je rester ? — Oui, s’il vous sied de continuer à mouliner seul les brouillards nocturnes que vous m’avez dit vouloir dissiper ! Elle sait que vous me connaissez. Elle vous pressera de questions. Qu’y répondrez-vous ? — Peut-être n’aura-t-elle pas souvenir de vous avoir vu lorsqu’elle s’éveillera ? — Vous louez la confusion au lieu de la combattre ? Libre à vous, Tom. — Je viens, attendez-moi. Le jeune homme abandonna Mrs. Harriet Pugglestock avec une douceur qui égalait son désarroi. Il se retourna plusieurs fois tandis qu’ils descendaient le sentier menant au bourg. — Dépêchons, Tom. Ne lambinez pas. Ni remords ni hésitation. Vous avez fait exactement ce qu’il fallait. 26


— Vraiment ? — Vous m’avez affirmé pouvoir retrouver le bouge clandestin sans coup férir. Menez-y nous du même pas que lorsque vous avanciez fièrement sur le sentier tout à l’heure. Dépêchons ! Le vent se lève, les nuages s’amoncellent : il va pleuvoir. Nous avons tant de lieux où chercher l’aléatoire signature du mystère qu’il ne faut pas perdre une minute si nous ne voulons pas finir la journée insatisfaits et trempés. — Voilà, c’est ici. Ils s’arrêtèrent au beau milieu de la rue, devant le jardinet au flanc du mur peint d’un calicot. — La fenêtre où je vous ai vu. Et la porte du bouge. — Entrons ! déclara Harry Dickson. — Sous les yeux des passants ? — Voudriez-vous que nous nous cachions pour traquer l’agissement criminel tandis que les criminels, eux, ont pignon sur rue ? — Crocheter la serrure n’y suffirait pas. La porte donnant sur la rue est fermée par une barre. — Comment êtes-vous sorti ? — Par l’arrière. — C’est par l’arrière que nous entrerons. Ils contournèrent le jardinet. Tom put jauger avec une acuité toute diurne le terrain de son désarroi nocturne. Néanmoins, la lumière lui dévoila ici et là certains troubles dans la nature des choses, qui se détournaient des activités usuelles du port. Les vestiges d’une barrière en châtaignier disputaient le sol aux chiches halliers qui se dressaient, filandreux, au-dessus du sable accumulé par les vents. Remarquant le pavot qui avait grandi sur le seuil de la porte, le détective dit : — Vous êtes vraiment passé par là ? C’est chance que ni vous ni douze hommes opérant une retraite précipitée et chargés d’une table n’eussiez brisé cette fleur. — Onze peut-être, dit Tom. Le douzième fermant derrière eux ? — De plus onze, comme douze, auraient laissé des traces de pas dans le sable… 27


L’élève se rendit au fait que ses pêcheurs n’étaient passés ni par-derrière… ni par devant, car il écouta et fit siennes les remarques pertinentes du maître à ce propos. Douze hommes dérangés dans une activité clandestine ne partent pas en pesante nuée dans une artère publique, dit avec bon sens Harry Dickson. L’imagination enflammée par la découverte probable d’une issue cachée, ils entrèrent. Dédaignant dans un premier temps l’escalier, ils inspectèrent le rez-de-chaussée. La salle de jeu apparut telle que Tom l’avait visitée la veille, banquette de sacs, lumignon et poêle froids. Harry Dickson en fit le tour, fouillant de son regard acéré la pénombre poussiéreuse. — Je puis affirmer qu’aucun de vos hommes en tablier de cuir ne se cache ici, dit-il avec une ironie bizarre. Et vous, Tom ? La place vous est plus familière qu’à moi. Observez. Questionnez chaque détail, chaque recoin afin d’user de la méthode que je vous ai enseignée. Rien ne doit vous échapper. Vous n’avez rien à dire ? C’est que la place est sans mystère. — Je n’ai rien vu non plus, protesta Tom. Vous avez raison. Il faut bien que l’escamotage ait chevilles et ressorts… — Et pourtant, douze hommes s’y sont évaporés sans bruit. Si je voulais vous taquiner, je vous intimerais l’ordre de fouiller le poêle afin de vérifier qu’on ne les a pas réduits en cendres. Maintenant, à l’étage ! Les deux pièces étaient telles que Tom les avait laissées. Plus lumineuses dans les brumes matinales, plus vides aussi, allégées des recoins sombres. Ils visitèrent la première, aux volets clos, qui donnait sur la rue, puis la seconde. — Vous vous teniez ici, l’informa Tom Wills. — Aucun geste, aucun signe ? Je ne me livrais à aucune activité ? — Vous observiez par-dessus les toits. Le détective s’approcha de la fenêtre. Il contempla sans dire un mot la place et le port. Les cotres et les barques étaient attachés aux lourds anneaux. L’eau remuait les reflets. Sur les quais s’affairaient les pêcheurs. L’auberge dressait sa silhouette discrète et immuable. 28


Le limier observait à l’extérieur tandis que son doigt jouait avec le bas du rideau. Il baissa les yeux sur le rebord de la fenêtre. — Rien. Je ne faisais rien… — Vous vous teniez immobile. — Usez du même regard pertinent que dans la salle du rez-de-chaussée. Tom Wills ferma les yeux, secoua la tête, les rouvrit, inspecta l’espace autour de lui. — Rien, affirma-t-il. — Ne m’avez-vous pas surpris en train de faire un geste ? insista Harry Dickson. Il replia son bras depuis l’appui de la fenêtre vers lui. — Ce geste ? N’y avait-il pas une plante ici ? — Un cactus ! s’exclama Tom. Une sorte de cactée en pot, sous le rideau ! Comment diable ?… — L’ourlet garde quelques épines. Réfléchissez. Cette plante était donc posée là. Elle a disparu lorsque je me suis moi-même éclipsé ? — C’est exact ! — Vous m’avez donc surpris alors que je venais la chercher. — Certes, gémit Tom. Mais pourquoi vous préoccuper d’emporter une malheureuse plante toute sèche, oubliée dans une maison qui venait de se vider de ses occupants ? Les faits sont là, mais quelle est l’histoire ? Puisque la cohérence de ce bric-à-brac semble vous satisfaire, je pourrais en conclure que vous m’avez menti en affirmant que vous êtes arrivé ce matin, et que c’était vraiment vous hier soir ! — C’était moi, dit Harry Dickson, qui ajouta calmement : mais pas celui que vous pensez. — Je renonce, dit Tom Wills. Je préférais mon égarement à votre mystère. — Mais je m’emploie à résoudre sous vos yeux ce qui vous tracassait. Pensez-vous que j’y mette quelque malice ? — Que serait-ce si en plus vous preniez plaisir à compliquer des choses simples ! 29


— Bien. Vous voulez des faits bruts, simples, indéniables ? Comprendre par exemple comment ont filé ceux que vous avez entendus, cachés derrière votre porte ? Ils n’ont pas pu emprunter l’escalier. Il y a donc une issue à cet étage. Regardez, Tom. Le détective traversa la pièce vide jusque l’angle formé par une cheminée adossée au mur du fond – et il disparut. Il réapparut tout de suite. — Venez, Tom. L’élève s’approcha. Il y avait un espace en trompe-l’œil qui s’ouvrait sur un escalier étroit. Cet escalier s’enfonçait abruptement dans l’épaisseur du mur. Ils descendirent une quarantaine de marches et se retrouvèrent dans une sorte de cave. Le détective produisit une lampe électrique. Il éclaira la voûte. La première chose que vit Tom, ce fut, contre une échelle absurdement dressée jusqu’au plafond, la table de jeu accrochée par les pieds au-dessus de leur tête.  Le détective fouilla l’obscurité, trouva et actionna une manette dépassant d’une niche à hauteur d’épaule. La table pivota sur un axe logé dans le plancher, dont une partie suivit la rotation, se retourna et vint se replacer au sol après un basculement de cent quatre-vingts degrés. — Et voilà résolu le mystère. N’avez-vous pas vu la même manette là-haut, à hauteur de chef, juste derrière le poêle ? — Là où je me suis assis ! — Heureusement que vous n’y avez pas suspendu votre casquette, vous eussiez escamoté les douze hommes et le mystère aurait changé de camp ! — Je vous saurais gré de cesser vos moqueries, supplia Tom. Si vous aviez passé comme moi une nuit blanche, vous apprécieriez une simple leçon dépouillée d’artifices comiques. — Et si vous aviez bravé les incertitudes de cette même nuit pour déménager une fleur en pot, vous seriez plus enclin à savourer l’ironie des choses, répondit le détective. Diantre ! Cessons cet échange et suivons le passage secret ! — Mais… 30


— Et quoi ? À quoi nous aurait-il servi de le découvrir, à filer d’ici par la rue ? Harry Dickson se mit en route. Tom le suivit. Ils s’enfoncèrent dans le sous-sol. Leur périple dura quelques minutes. Il ne pouvait y avoir d’autre chemin que celui qu’ils empruntèrent et qui les mena à travers la roche jusqu’à une salle en pierres. Le remblait tassée au sol témoignait d’un important passage. On avait entreposé là de nombreux objets de forme allongée et relativement pesants. Dans un angle, la terre était fraîchement remuée. Harry Dickson s’en approcha. Toute ironie l’avait quitté. Il intima à son élève de ne pas venir tandis qu’il se penchait et fouillait le sol. Tom, néanmoins vit ce qui avait été enterré là. Une enfant. Une pauvre gamine anonyme dont la face sans vie blanchissait comme un ongle le sac oblong où on l’avait fourrée. Harry Dickson fixa le sable. — Nous arrivons trop tard, murmura-t-il. Ils les ont emportés dans l’abîme. — Ils ? murmura Tom. — Les psychonautes, souffla Harry Dickson.

31


DISPONIBLE SUR NOS SITES ET EN LIBRAIRIE !


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.