L'Homme qui traversa la Terre, par Robert Darvel

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EXTRAIT


Robert Darvel



Premiere’ partie ’ moleculaire ’ la fiancee Nul bruit de dehors ne pénétrerait dans la tombe où tu mourrais vivante ; je me trompe ; un écho sinistre viendrait, je ne sais d’où ni par où, et cette voix en deuil dirait à ton sommeil comme à tes veilles : tu seras condamnée ! Paul Féval – Les Habits Noirs



1. Deux incidents

C’

est un soir d’octobre qu’eut lieu l’« incident » du laboratoire ; le lendemain matin, au zoo de Bréval, sa sinistre conséquence trouvera un prélude de nature à entretenir une brève confusion dans l’esprit du lecteur, car le poids de l’animal qui heurta Emerance de Funcal – un rhinocéros – et l’affection singulière qui le tourmentait pourraient inciter à la divagation celui qui ignore le registre de ce récit. Or, il n’y a absolument pas de cause à effet direct entre la bousculade du zoo et le dramatique périple vertical de la fiancée de Louis Zèdre-Rouge. Au nom de quelle prudence narrative taire ce prologue qui n’en est pas un ? Nous commençons notre histoire où il nous plaît. 

Jeté sur une douve artificielle, le pont qui relie la plaine au zoo de Bréval se tapissait de feuilles humides. S’avança, tôt le matin, une jeune femme vêtue d’un imperméable clair dont le pâle reflet glissait sous ses pieds menus. Elle était chaussée de ballerines de qualité qui suivaient avec souplesse la courbure infligée aux semelles. Mollet adorable, genou rond qu’une jupe dévoilait dans l’ouverture de l’imperméable ; les lignes sans doute harmonieuses de la demoiselle seront ravies à notre curiosité par l’élégante


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tenue toute boutonnée et il faudra que notre œil survole une jungle d’étoffes pour retrouver, après le méandre vert pâle d’un foulard, le plus joli visage qui soit. Depuis la fenêtre aux vitres embuées du bâtiment jouxtant la volière, on l’observa pousser la porte de service. Sa visite n’avait rien de surprenant ; préoccupée par l’état de santé de Dürer, la demoiselle n’avait-elle pas promis de venir ? Tandis qu’elle approchait, on saisit le tuyau cuivré du tube acoustique. — Siméone ? — Siméone est dans la cage. Vous parlez à Witte, M. le directeur. — Witte, mon oiseau, prévenez Siméone qu’Emerance est là. Avertie, Siméone, brune masculine aux cheveux courts, aux joues noircies comme barbe par la poussière, posa contre le mur la fourche avec laquelle elle raclait la litière sale, ôta ses gants et vint au-devant de Mademoiselle de Funcal qui arrivait à la ménagerie de briques rouges. — Qu’avez-vous, Emerance ? dit Siméone. Vous êtes très pâle. — Pâle ? sourit la jeune femme. — Plus que d’habitude. — C’est la lumière d’automne. Comment va Dürer ? A-t-il perdu le lambeau de peau qui pendait hier ? — Sa chute ne saurait tarder. Mais son état n’est pas la seule cause de votre mine défaite. Qu’avez-vous ? répéta Siméone qui trouvait la jeune femme parcourue de frissons étranges. — Rien de bien grave, le contrecoup d’un petit incident au laboratoire hier soir. — Vous voyez qu’il y a quelque chose. Je suis certaine que vous êtes venue malgré les conseils de Louis. — Louis est absent. Siméone leva un sourcil interrogateur et s’enquit des causes de cet « incident ». Laissée seule dans le laboratoire, Mademoiselle de Funcal avait-elle commis une imprudence ?


d9 — J’étais avec Thomas Gilping, se défendit Emerance. Louis est à… Où est-il d’ailleurs ? À portée d’aérostat. Merci de votre sollicitude, mais c’est de Dürer qu’il faut se préoccuper. Thomas Gilping, se remémora Siméone, secondait M. ZèdreRouge. Mademoiselle de Funcal pénétra dans le kiosque ; elle ôta son imperméable – nous pouvons maintenant admirer sa taille fine – le suspendit à la patère et à la suite de Siméone parcourut le couloir circulaire jusqu’à la cage du rhinocéros. Il s’agissait d’un unicornis ou rhinocéros indien. Une grave dermatose travaillait sa peau aussi boursouflée que des coulées de glaise grise. L’affection la rongeait avec une méticulosité d’orfèvre ; sur les bourrelets verruqueux couraient de longs traits rectilignes, des cratères et des fractures. Cela ressemblait aux macules d’une série de gravures. L’un des plis de l’aine avait fini par se fendre. Ce qui apparaissait était une jungle sous-cutanée indescriptible. — J’ai cherché le terme exact, dit Emerance. C’est un exanthème. N’y a-t-il rien à faire pour le soulager ? — C’est lié à sa captivité, dit Siméone. Nous ne pouvons ni le garder en bonne santé ni le relâcher. Il finira inexorablement plus léger qu’il aura vécu. — C’est triste. — Nous le rebaptiserons Kipling. Vous savez, le rhinocéros venu de l’intérieur Totalement Inhabité, dans l’histoire, avant qu’il ne vole le gâteau1. Siméone ouvrit la porte de la cage. Mademoiselle de Funcal lui demanda l’autorisation d’entrer. Elle s’approcha et caressa avec légèreté le placide mammifère. Ses ongles peints d’un vernis orange accentuaient la ressemblance de sa petite main avec un oiseau pique-bœuf. L’animal qui d’habitude se laissait flatter 1. Rudyard Kipling, « Comment le rhinocéros se fit la peau » dans Histoires comme ça.


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rua brusquement. Les doigts d’une jeune femme étaient-ils devenus trop pesants à son épiderme martyrisé ? L’incident d’hier, songea malgré elle Emerance. Pourtant, Thomas m’a assuré… — Attention ! prévint Siméone. Trop tard ! Le rhinocéros rua de nouveau et bouscula mademoiselle de Funcal. Siméone l’attira à elle. Un instant auparavant encore oscillant au ventre, un grand lambeau de peau se détacha et tomba sur la paille avec la raideur d’une enseigne travaillée par l’usure. Alerté par le cri, Witte accourut. Il agita sa perche et referma vivement la porte après que les femmes soient toutes deux sorties du kiosque. Mademoiselle de Funcal assura aller bien. Elle n’avait pas été blessée, seulement poussée contre le mur avec une certaine brutalité. Troublée dès la première minute par sa faiblesse manifeste, Siméone profita de la situation pour l’inciter à ne pas prolonger sa visite. Depuis toujours, la jeune femme lui rappelait ces héroïnes d’histoires dont le pâle linceul de la jeunesse dissimulait la cachexie. Délicate mais vive et gaie, Emerance aidait à la ménagerie avec entrain et même si son attachement au rhinocéros Dürer prenait une importance proche de la lubie, sa sollicitude n’était pas un encombrant débordement de gentillesse ; elle se rendait sincèrement utile ; elle aimait venir au zoo et tous l’appréciaient, Witte, Siméone, les autres employés et jusqu’à M. le directeur. Ce matin, elle avait un je-ne-sais-quoi de réellement souffreteux. La sachant réservée, Siméone songea qu’elle allait devoir s’enquérir auprès de Thomas Gilping de la nature de l’incident du laboratoire. — Nous nous occupons de Dürer. Pensez à vous. Reposezvous. Venez mercredi, oui, mercredi ce sera bien, le vétérinaire l’aura soulagé de ses tourments, il sera moins nerveux. Imperméable passé sur les épaules, accompagnée par Siméone jusqu’à la porte de service, Mademoiselle de Funcal traversa en sens inverse le pont franchi vingt minutes auparavant. Son véhicule Serpolet, d’acajou toilé de rouge, l’attendait, garé sur


d 11 la place encore vide. Des mésanges jouaient dans l’air froid. Audessus des grands arbres humides apparaissait le plomb gris des toits couvrant la colline de Villelest. Alors qu’elle foulait le bitume, elle fit un pas de travers. M. le directeur l’épiait toujours depuis le bâtiment près de la volière ; il la vit s’appuyer contre le fût d’un luminaire. — Pourvu qu’elle n’ait pas été blessée, marmotta-t-il, prévenu par Siméone de la brutalité animale qui avait écourté sa visite. Oh, mais que fait-elle ?… La jeune femme, d’un geste impudique qui surprit l’observateur, avait repoussé les pans de son imperméable. Elle releva la légère laine et le chemisier ; elle examina son ventre nu dont la peau se hérissa de l’émouvant velours du frissonnement. Là où l’animal l’avait heurtée, son flanc présentait une rougeur. La contusion apparaissait comme une cartographie sous-cutanée sortant des brouillards. Depuis les profondeurs de l’épiderme se dessinait une « ecchymose en forme de continent ». Pesant Dürer, tu m’as heurté sans méchanceté songea Emerance. Rien n’est méchanceté dans le monde d’Emerance. La fille de M. de Funcal est dénuée d’humeurs sombres. Parce qu’elle était appuyée contre le luminaire, elle appliqua la main contre l’acier pour s’en détacher et poussa : ayant rétabli son équilibre, elle posa son pied droit devant elle ; il s’enfonça dans le macadam. Elle vit distinctement son pied s’enfoncer en deçà de la semelle de sa ballerine – et donc incontestablement dans le sol. Tandis qu’elle avait les yeux fixés dessus, mue par son élan elle posa le deuxième pied ; il s’enfonça tout autant que le premier dans son soulier puis dans le macadam. Elle s’immobilisa, les sens en alerte, oubliant de remettre de l’ordre dans ses vêtements. Son sang reflua, blanchissant plus encore son visage de porcelaine. Au zoo, sans la quitter du regard, redoutant la défaillance tragique après le prélude vacillant et l’effeuillage inusuel, on chercha du doigt le tube acoustique. Un


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autre trébuchement et Siméone sera sommée de voler au secours de la demoiselle. La direction du zoo ne veut pas d’ennuis avec M. de Funcal. Emerance nota qu’elle n’avait pas senti de frottement transmis à la chair sensible de son pied à travers le cuir léger de ses chaussures. Et pourtant elle aurait dû : le goudron de houille est rugueux. S’il est rugueux et compact, je ne peux m’y être enfoncée. Indubitable et sec, l’incident du laboratoire assaillit son esprit. Elle leva le pied droit. Tandis qu’elle le reposait devant le gauche, elle eut la vision très nette du bitume dont elle venait de s’extraire : sa surface n’avait gardé aucune trace laissant conclure à sa mollesse. Il était plat et granuleux, sans empreinte aussi infime soit-elle, ce n’était pas le sable humide d’une plage ni le goudron encore chaud d’un revêtement routier. Elle remercia Dürer d’avoir manifesté cette humeur, en coïncidence avec le premier symptôme d’une probable affection guettée depuis la maladresse de Gilping, hier soir. Mademoiselle de Funcal était une jeune personne de bonne éducation et comme telle poliment insatisfaite ; là où une autre aurait été prise de panique devant l’indicible, elle songea que le merveilleux bousculait brièvement son existence. De toute manière, rien ne pouvait lui arriver de funeste car Louis la sauverait avec, comment disait-il ? son rayon inverseur RZ. Elle était prévenue de ses recherches, elle avait eu l’occasion d’en éprouver de visu les effets sur des cobayes et savait à quoi s’en tenir. Louis dissiperait de son esprit toute éventuelle appréhension morbide et la sermonnerait (ainsi que Gilping !). Oh Louis, Louis !… Elle s’assit maladroitement derrière le volant, posa ses semelles intactes sur les pédales et regarda ses pieds s’enfoncer à travers elles dans le caoutchouc. Elle se demanda : vais-je chez Louis ? Vais-je chez Père ? Louis allait arriver au plus tôt en fin de matinée ; affronter encore le visage peu amène de Thomas Gilping la dissuada de se rendre au laboratoire, ce fut la raison qui la décida à retourner chez Père. Le redoutable M. de Funcal.


2. Chez monsieur de Funcal

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ar chance, sur l’avenue de Kremer, Mademoiselle de Funcal n’eut à suivre qu’un unique tramway à vapeur. Elle arriva au foyer familial avant que ses pieds ne traversent la pédale du débrayage ou celle du frein à enroulement. M. de Funcal vivait dans ce que Louis avait un jour appelé une « usine particulière », un bâtiment de trois étages décoré de cariatides raides ; au nord-ouest une terrasse surplombait l’océan de zinc et de bitume d’une architecture industrielle où M. de Funcal passait de longues heures à contempler les vagues triangulaires des toits en tirant sur son cigare large comme une cheminée de schooner. Dans ces occasions, il restait muet, fasciné par la lumière que piégeaient les fenêtres des « sheds » et par l’agonie du jour inexorablement broyé entre les mâchoires d’une mécanique immobile. Emerance traversa le hall, haut et froid. Ses pieds, comme dans le macadam du parking et dans le caoutchouc de la pédale, s’enfonçaient dans le marbre. Bien qu’elle soit maintenant un peu inquiète, elle fut heureuse que Mathilde ne vînt pas l’accueillir, même si le réconfort de la gouvernante lui eût été doux. Entrée silencieusement, elle pensait gagner sa chambre sans être vue. Elle tenait, absurdement, à cacher ce qui lui arrivait. Je m’en ouvrirai à Louis et à Louis seul, s’était-elle promis en conduisant son Serpolet.


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Cette discrétion lui fut refusée. Revenu de Sneffels, en Islande en fin de nuit, l’infatigable M. de Funcal tenait une réunion avec le cabinet Baruch & Jorgell ; d’une manière ou d’une autre, l’arrivée subreptice de sa fille l’alerta ; il jugea nécessaire de quitter le fauteuil d’où il présidait l’important aréopage pour venir la saluer. Courant presque malgré son embonpoint, il la rattrapa alors qu’elle atteignait les premières marches de l’escalier central. — J’ai entendu parler d’un accident au laboratoire du fiancé, ditil d’une voix qu’Emerance trouva exagérément coléreuse et forte. Depuis la salle de réunion dont la porte avait été laissée grande ouverte, la douzaine d’hommes en costume sombre entendit et retint : « accident au laboratoire ». Est-il donc au courant ? songea Emerance en répondant à son baiser. Puis : Gilping le lui aura dit dès son retour. Il était vain d’espérer le lui cacher. Et donc, Gilping est ici avec eux ! Suis-je sotte, conclut-elle, de n’être pas allée attendre Louis au laboratoire. Notant sa mine défaite et le désordre de ses vêtements, M. de Funcal demanda : — D’où viens-tu ? — Du zoo. — Chiffonnée ?… — Le rhinocéros m’a bousculée. — Animal ! Mais ce n’est pas cette simple frayeur qui te porte vers l’affection de ton père, n’est-ce pas ? Il la serra contre sa poitrine puis, la tenant par les épaules qu’elle avait frêles, il l’éloigna de la longueur de ses bras et l’observa de la tête aux pieds – ses pieds qui indubitablement s’enfonçaient dans le marbre venant d’une des carrières italiennes appartenant à l’industriel. La cheville, descendue bien en deçà de la bordure crêpée du soulier, l’hypnotisa de manière si flagrante qu’il resta sans voix quatre bonnes secondes.


d 15 Il prit Emerance par la main et lui fit faire deux pas sans quitter ses pieds du regard. — C’est… C’est… C’est Louis. Qui d’autre. Allait-il pleurer au sort de sa fille aimée ? Allait-il s’en prendre au fiancé et exploser de fureur ? Une telle étourderie de la part de Louis Zèdre-Rouge, inlassablement qualifié de chercheur fantasque, allait assombrir plus encore les relations entre les deux hommes. — Emiette, ma petite Emi, ce qui t’arrive est grave, très grave, tonna-t-il. Le marbre propagea ses paroles jusqu’à la salle de conférence. Depuis combien d’années ne m’a-t-il pas appelé Emiette ? — Ce n’est… balbutia Emerance qui fondit en larmes sonores trop longtemps contenues, à moins que la poigne de M. de Funcal sous le coup d’une appréhension terrible lui serrât trop fortement les phalanges. — Va t’étendre au salon. Que Mathilde s’occupe de toi. Je te rejoins. — Père, vous… — Messieurs, l’entendit-elle déclarer au seuil de la salle de conférence, vous me voyez forcé d’interrompre la réunion. Le procès-verbal sera dressé, nous conviendrons d’un rendez-vous ultérieurement. Et, ajouta-t-il curieusement, mon associé saura vous entretenir du drame qui me touche. Bien le bonjour. Puis, à Thomas Gilping qu’il retint à part, il chuchota : — Expliquez, expliquez, saisissez-les d’effroi, saluez et raccompagnez ! Vous me rejoindrez ensuite. Obéissante, Emerance avait renoncé à monter dans sa chambre ; elle alla au salon. — Comme vous êtes pâle… murmura Mathilde qui s’empressa de la mener au canapé sitôt qu’elle eut franchi le seuil. La domestique lui massa les doigts, lui caressa la joue et la cajola. Mathilde et son époux Georges étaient au service de la


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famille depuis plus de vingt-cinq ans et avaient connu Emerance au premier jour. À la mort de Mme de Funcal, Mathilde avait su éloigner les vilains chagrins de l’esprit de l’enfant ; une grande affection les unissait. Tombant de fatigue, Mademoiselle de Funcal s’assoupit sous les douces caresses de Mathilde. Elle s’éveilla pour surprendre son père et Gilping s’entretenir ; ils évoquaient « l’incident » du laboratoire, entendit-elle tandis qu’elle émergeait avec difficulté de sa syncope. Consciente mais encore rêveuse, elle ne le manifesta aucunement. Ce qu’elle nota, distraite, depuis les brumes de son réveil, fut le ton de M. de Funcal. L’homme d’affaires était coutumier de redoutables emportements lorsqu’un imprévu contrariait la marche désirée des choses ; face au responsable de la maladresse (car, oui, le responsable était Thomas Gilping) il usait d’un verbe modéré – presque complice, eut-on pensé. Père se préoccupe de mon état, il ne veut pas m’assourdir, présuma Emerance, émue par la paternelle commisération. — Je leur ai clairement expliqué les conséquences possibles de l’affaire, disait Thomas Gilping. — En êtes-vous certain ? — Qu’ils m’aient entendu, oui ! Nous pouvons tenir pour acquis que le cabinet Baruch & Jor… — … certain des conséquences ? — Absolument. Nous en aurons rapidement confirmation. Le procédé… — Mademoiselle s’éveille, dit Mathilde. La gouvernante revenait de la cuisine avec un verre de lait ; sa vigilance toute maternelle avait décelé le réveil d’Emerance qui ouvrit alors les yeux. M. de Funcal ne lui laissa pas le loisir de se redresser, il s’assit pesamment à ses côtés et la renvoya dans ses coussins. — Ma fille, ma fille, murmura-t-il avec une componction toute mécanique. Gilping nous a expliqué par le menu ce qui


d 17 est arrivé au laboratoire. Quelle terrible maladresse ! Quelle responsabilité de ton fiancé !… — Il n’était pas là, soupira Emerance. — Il n’était pas là, et il a suffi d’un instant pour que l’accident survienne. — Thomas… — Sans la prompte réaction de M. Gilping, tu aurais été plus terriblement affectée encore ! C’est pourtant lui qui… songea la jeune femme, se remémorant les gestes du laborantin ayant présidé à l’accidentel déclenchement du rayon ZR. — A-t-on prévenu Louis ? demanda-t-elle. — J’ai pris la liberté de joindre le service d’accueil des passagers, dit Mathilde. M. Zèdre-Rouge sera averti dès son arrivée. L’initiative parut fortement déplaire à M. de Funcal ; une fureur difficilement maîtrisée fit s’agiter sous sa grande barbe noire ses maxillaires puissants. Il se mit à pester haut et fort et intima de déguerpir à la pauvre Mathilde qui s’enfuit avec son lait. Emporté, il tonitrua contre les recherches de son futur gendre. La voix s’éleva dans les murs de l’hôtel particulier. Cela chagrina Emerance qu’il accable Louis et s’obstine ostensiblement à épargner Thomas. Puis elle se fit une raison. Gilping était précieux, indispensable à la bonne marche de l’entreprise ; Louis… n’était rien de plus que le fiancé de sa fille. Ses recherches ne promettaient que de très hypothétiques dividendes et si Gilping secondait à l’occasion Louis au laboratoire, c’était pour tenir M. de Funcal informé non mas des avancées des travaux, mais de la personnalité du chercheur ; Emerance n’en avait jamais été dupe. L’homme d’affaires n’allait pas laisser entrer dans la famille un individu immature et de surcroît sans utilité aucune pour son industrie. — Mais, insista timidement Emerance, ce n’est pas de son fait : c’est M. Gilping qui a appuyé par mégarde sur…


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— Inadmissible ! Inadmissible que Louis n’ait pas eu la prudence de verrouiller toute sa satanée quincaillerie ! Laisse-t-on le poison à portée d’une enfant ? — Il va arriver, dit plaintivement Emerance. Je vous en supplie, ne vous emportez pas. Qui sait, Père, ses recherches pourraient servir vos intérêts ! — Foutaises ! Pour l’heure, elles n’ont rien produit d’autre que de t’affliger gravement. Je vais le recevoir, oui ! s’écria-t-il. Il se leva avec brutalité ; Emerance bascula un peu plus dans les coussins. Depuis qu’il avait observé l’enfoncement de sa fille dans le marbre du vestibule, il n’avait pas eu le souci de guetter d’autres symptômes. La compassion endort, voici le temps de la colère. L’on s’étonnera que M. de Funcal, dont la fille sous ses yeux s’enfonçait dans le marbre, octroie si peu de crédit aux « recherches » visiblement positives de son futur gendre. C’est simplement qu’il avait pu, par le passé, observer des singes du zoo de Bréval traités par le rayonnement ZR de Louis ; le processus, forcément inabouti, devait être à chaque fois stoppé par le processus inverse, ou RZ. Les cobayes n’étaient affectés que de chutes d’ongles et autres phénomènes urticants qui se résorbaient, il faut le signaler, avec célérité. Emerance quitta le salon pour ses appartements. La jeune femme alla dans la salle de bains. Ses vêtements sentaient la litière et les fèces, elle se déshabilla et décida de prendre une douche puis de nettoyer son hématome. Nous découvrons enfin Emerance nue. Épaules rondes, poitrine ferme, ventre doux, sexe mignon, fesses potelées, cuisses agiles, mollets galbés – et ses deux pieds disparaissant dans l’émail jusqu’à mi-hauteur. L’eau s’écoulait autour ainsi que la pluie sur un bas-relief.


3. Louis Zèdre-Rouge

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ffectivement prévenu par une hôtesse alors qu’il posait le pied au bas du mât d’amarrage, Louis vint directement en tramway à l’usine de Funcal ; il fut accueilli par Georges qui le salua. M. Zèdre-Rouge avait la sympathie du personnel de maison. Le majordome lui chuchota que Mathilde s’était vue reprocher son appel. — Monsieur est d’une humeur exécrable à cause de l’incident, hier soir. — Quel incident ? Mathilde avait simplement prévenu Louis qu’Emerance était un peu souffrante, sans dévoiler la nature ni la cause du mal. « Elle souhaite que vous passiez la voir ici », avait-elle dit. — Je n’en sais pas plus. M. Gilping et Mademoiselle se sont rendus chez vous en soirée… Au laboratoire ! Un incident au laboratoire pendant sa brève absence ? L’apprenant, Louis Zèdre-Rouge se persuada de sa propre responsabilité. Son remords s’atténua quelque peu, songeant qu’en présence de Thomas, rien de grave ne pouvait s’être produit. Mais pourquoi le laborantin n’avait-il pas scrupuleusement observé les consignes de sécurité ? Louis trouva Emerance nue au sortir de la douche. Elle était devant la glace et frissonnait. Il se précipita, la serra dans ses bras en prononçant dix fois son nom.


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Il vit ses deux pieds enfoncés jusqu’à la cheville dans le carrelage de la salle de bains embuée. Il s’agenouilla prestement. Ses doigts en caressèrent le contour à la recherche de la suture entre la chair et l’émail. Il y avait dans son geste autant d’amour que d’examen. — C’est donc vrai, Emerance ? Oui. Il en avait la preuve sous les yeux. — Comment cela s’est-il passé ? Emerance ne sut lui répondre autrement que par un sanglot étouffé. Il se releva. Le désarroi de sa fiancée lui importait plus que tout. Il cessa le feu de ses questions. Les deux amants s’éperdirent en effusions. Emerance, contre la poitrine de Louis Zèdre-Rouge dont les recherches trouvaient entre ses bras une incidence cruelle. Ainsi enlacée, la frêle Emerance fut persuadée qu’elle n’allait pas avoir longtemps à subir l’altération moléculaire ; son fiancé allait, de toute la force de son âme, de toute la réflexion de son esprit, effacer les prolongements fâcheux de la malencontreuse exposition au rayon ZR. Lorsque tout sera rentré dans l’ordre, le plus grave de cette péripétie dont ils garderont le souvenir sera d’avoir craint et affronté le ressentiment de M. de Funcal. — Habille-toi, ma chérie. Il me coûte de t’intimer un tel ordre tant tu es jolie nue. Nous devons aller au laboratoire ; je dois agir au plus tôt. — Je m’habille sans tarder, dit Emerance, qui nia cette promesse en restant amoureusement serrée contre lui. Haussant son visage à hauteur de son cou, elle l’embrassa. Ses mains à lui se laissèrent aller au creux de ses reins. N’eussent été les circonstances dramatiques, ils se fussent étreints avec fougue et passion dans l’intimité du nid de faïence aux miroirs embués. 


d 21 Louis ne pouvait partir sans saluer M. de Funcal. La correction dictait qu’il prenne en considération le chagrin d’un père pour la souffrance de sa fille même si l’irascible industriel n’avait jamais fait état de sensiblerie. Théâtral, expansif, impitoyable dans l’exercice de son industrie, muet dans l’expression du cœur. Il demanda à Emerance de l’attendre auprès de Mathilde et se rendit dans le bureau. L’entrevue fut sèche, blessante au-delà de toute prévision. M. de Funcal s’en prit à Louis Zèdre-Rouge avec une violence inaccoutumée. L’homme d’affaires était un ogre. Dans une assemblée, quelle qu’elle soit, il mesurait systématiquement une tête de plus que tout le monde. Il avait des épaules larges, une poitrine profonde ; il portait des pantalons ceinturés haut sur son ventre proéminent et une veste trois-quarts sombre plastronnée d’une barbe noire taillée en rectangle ; ses yeux gros et jaunes, vifs, froids, ses paupières grises et grasses, ses cernes lourds, ses pommettes envahies d’une pilosité drue composaient un visage sévère, souple et fascinant, agité d’incessantes mimiques, grimaces et torsions. Ses boutons de manchette pesants tiraient sa chemise hors des manches. Il tenait son cigare entre le pouce et l’index comme une lampe torche et, de toute l’entrevue, ne cessa de le pointer vers Louis. — M. Zèdre-Rouge, vos expériences vous entraînent droit vers le drame ! Vous finirez criminel ! Je n’ai que faire d’un rêveur, d’un poète qui de la science compose des bouts-rimés ! J’ai toujours jugé morbide votre inclination obsessionnelle pour le monde souterrain. Bricolez, perdez votre temps, illusionnezvous que les portes de la réussite cédassent au mol bélier de vos velléités savantes. Amusez-vous à bombarder d’ions ou d’oignons vos cobayes ! Mais ma fille, ma fille ! Dieu me reproche ma mansuétude à votre égard ! Soignez Emerance, soignez-la, rendez-la-moi comme vous l’avez séduite – et oubliez-la !


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L’invective outrancière n’était pas une nouveauté de la part de l’industriel, mais elle n’avait jamais été délivrée de manière si acérée et surtout M. de Funcal avait débordé de son registre habituel, qui était de moquer l’incapacité d’entrepreneur de Louis ; il l’attaquait dans son être même. Morbidité, pulsions perverses, tout un assaut qui décontenança Louis Zèdre-Rouge. Il accusa le coup avec la dignité requise, pour l’amour d’Emerance : — J’exige, monsieur, dit-il en maîtrisant sa voix, que M. Gilping vienne avec nous. Non que je veuille l’accabler d’une responsabilité qui m’incombe. Je dois savoir le moindre détail des manipulations ayant aboutie au rayonnement dont votre fille a été la malheureuse victime. — Vous ignorez ce qui peut sortir de vos propres appareils ? — Je n’en ignore rien. Je parle de précision. L’épreuve exige une réponse aussi vive qu’appropriée. — Gilping vient, il ne vous quitte pas ; il me rendra compte de vos gestes ; il veillera à enregistrer le moindre signe de découragement de votre part ! La vie de ma fille est entre vos mains criminelles ! Sa vie ?… songea Louis. Que veut-il dire ? Il sait que jamais mes recherches n’ont été plus loin que les symptômes habituels observés sur les cobayes. En quoi la vie d’Emerance serait-elle menacée ? Et Louis de conclure que la peine avait amolli l’âme de M. de Funcal au point d’ôter toute mesure à ses paroles ; que son chagrin était inexprimé mais réel ; que sous l’habit de l’inflexible capitaine d’industrie battait un cœur brisé par la tristesse de voir sa fille souffrir et ce constat rassura grandement Louis ZèdreRouge. Il comprit et pardonna l’attaque vicieuse. Louis s’aperçut alors que Thomas Gilping avait assisté à l’échange. Le laborantin était rencogné dans un des fauteuils de la large pièce ; entré sans s’être retourné, Louis ne l’avait pas vu. Thomas se leva, il ne tendit pas la main, il ne dit pas un mot.


d 23 L’associé de M de Funcal avait les épaules tombantes, un cou de gallinacé, une mâchoire glabre et pointue, des lèvres débordées et humides ; joues et tempes creuses déformaient son visage ; crâne dégarni, proéminent, couronne de cheveux rares au-dessus d’oreilles larges. Et ses yeux écarquillés et pâles lui donnaient un air faussement naïf, presque illuminé ; un moine, un clerc toujours à l’écoute d’autrui – c’est autrui qui toujours décidait du cours de ses pensées. Louis et Thomas avaient le même âge ; leurs relations étaient cordiales. Il leur arrivait de plaisanter, car Thomas Gilping, natif de Manchester, tordait la langue française en expressions amusantes. M. de Funcal avait à faire. Il les congédia sans manifester l’intention d’embrasser sa fille. Emerance les attendait sur le perron, au bras de Mathilde. Ils montèrent dans la voiture de Thomas Gilping. Le laborantin conduisit froidement. Pas un mot ne fut échangé entre les deux hommes. À l’arrière, nichée contre Louis, Emerance s’endormit avant qu’ils arrivent au laboratoire. L’automne emplissait les cieux lumineux d’éclats dorés. Les feuilles tombaient sur les avenues. Ces feuilles posées sur le bitume, entraînées par la pluie et mêlées à la tourbe, auront bientôt disparu.



4. Au laboratoire

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e laboratoire avait l’aspect d’un silo flanqué d’une rampe d’accès posée autour comme une épluchure de ciment. Il se situait en bordure d’une friche se languissant d’un projet immobilier, au voisinage d’habitations occupées par des vieillards dont la descendance avait abandonné Villelest pour Vernon et Port-Charcot où on embauchait. Sur les balcons s’entassait le bois de chauffage, ce qui donnait aux résidences décrépies un aspect de ruches à insectes. Non loin passait le boulevard d’Estrée et ses réverbères courbes dressés en biais. Ainsi bordé, le by-pass ressemblait à une scolopendre, ce qui n’avait certainement jamais été l’idée de l’urbaniste. Le ciel était blanc ; l’eau dans les sillons paraissait des griffures sur une échine de boue grasse. Des feux s’élevaient ça et là, des braseros, des carcasses, des grillages. Gilping avança le véhicule devant la porte d’entrée. Louis Zèdre-Rouge porta Emerance jusqu’au laboratoire. Là, sans attendre Thomas parti rentrer l’automobile au garage, il pria la jeune femme de se préparer pour s’exposer au spectrogramme inframoléculaire. Elle se dévêtit et vint se placer d’ellemême à l’endroit où elle avait vu se tenir bien des cobayes. Son ecchymose, couleur lie-de-vin, ornait son ventre d’une dentelle géographique. Louis appuya sur les boutons. Gracieuse, les yeux cernés, le geste las, Emerance se laissa vaillamment envelopper par la


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lumineuse sinusoïde verticale du spectrogramme. Ainsi, le savant enregistra dans les entrailles de la machine la nature avérée de la vibration moléculaire. Puis, au lieu de suspendre là l’examen qui ne durait pas plus sur les animaux,, il s’excusa auprès d’Emerance et usa de sa charmante patience pour approfondir son diagnostic. Une fois terminé ce nouvel examen, il porta son aimée à travers la grande et haute pièce, encombrée de machines, et l’installa sur le lit où il avait pour habitude de s’étendre lors d’ardus processus de recherche. La jeune femme s’endormit avant que Louis ne l’ait quittée, songeant qu’il voulait par son excès d’observation s’assurer que rien ne puisse la tourmenter. Le savant afficha les résultats de l’analyse. Ces résultats indiquaient-ils quelque chose d’inhabituel ? Nous n’en saurons rien pour le moment.  Dès que Thomas Gilping fut revenu du garage, Louis le questionna sur la suite d’opérations ayant abouti à l’indubitable altération moléculaire affectant sa fiancée. Le laborantin affirma en peu de mots que la jeune femme l’avait incité à vérifier certains critères liés aux dernières manipulations effectuées par Louis sur une tortue terrestre. Pourquoi cette impatience ? demanda Louis. Thomas ne sut répondre de manière claire. Quelle autre raison qu’une candide curiosité ? avoua-t-il. Puis Emerance s’était avancée sans qu’il prenne garde et… — Et quoi, Thomas ? — Je ne sais ce qui lui a pris. Elle est venue se placer dans le champ ZR. — Délibérément ? questionna Louis, incrédule. — Je ne crois pas. — Pourquoi diable avoir enclenché ZR ? Gilping ne répondit pas.


d 27 Afin que le lecteur puisse se faire une idée des expérimentations en jeu, il est nécessaire de lui offrir des éclaircissements sur toute cette science. Nous ne pouvons hélas nous étendre avec précision sur ce sujet, car la science de Louis Zèdre-Rouge se dérobe au profane ; le lecteur pardonnera l’incrédulité qui en résultera, mais nous préférons ne pas lui servir un salmigondis de termes baroques dont la profusion eût pauvrement masqué notre ignorance. Et puis, le poète observant bondir un cerf pense-t-il myocytes et système somatique ? Grossièrement évoquées, en voici les grandes lignes : Louis Zèdre-Rouge travaillait à mettre au point une manière d’enfoncement d’un corps vivant dans la roche, qui permette au sujet d’y évoluer ainsi qu’un nageur plonge sous la surface et évolue dans l’eau. Il s’agissait donc ni plus ni moins que de pouvoir nager à travers la roche. La méthode choisie était de provoquer chez le sujet une « décohérence » ou état de perpétuelle dissociation sans atteinte à l’intégrité moléculaire (« agiter du vide », disait Louis avec mystère) qui eût permis l’interpénétration de l’organisme ainsi traité et de son environnement. Louis Zèdre-Rouge était un esprit brillant. Il avait su produire et réguler l’oscillation nécessaire à un ébrouement mesuré des molécules afin que celles-ci, vibrantes en continu, tremblent de façon coordonnée et puissent passer clandestinement dans le vide atomique qui compose toute matière. Mais une fois maîtrisé le processus succinctement décrit, une difficulté inattendue apparut : un assujettissement du corps vibrant à l’attraction terrestre, différent significativement de celui qui régit les organismes non vibrants. Une perturbation (électromagnétique, chromodynamique ou quantique, ou peut-être « de type branaire infralocal » disait Louis avec une délectation mystérieuse) venait contrarier l’assise spatiale du sujet ; celui-ci, inexorablement, s’enfonçait.


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Malgré d’incontestables avancées, malgré des impatiences et des réussites extraordinaires, les résultats n’étaient pas de nature à satisfaire Louis. Autre point : il avait testé cette vibration dispensée par le biais d’un rayonnement nommé ZR – pour Zèdre-Rouge – sur des animaux avec des conséquences effroyables, à la suite desquels il apparut nécessaire de songer à une machine qui arrêtâ l’effet du rayon ZR ; c’est ainsi que Louis dut mettre au point l’inverseur RZ avant même de finaliser le rayon lui-même ! Le lecteur concevra aisément la frustration du savant. Néanmoins, puisqu’elle était maintenant débusquée, connue et singularisée, Louis affirmait, gaillard, que la difficulté allait être vaincue. D’après lui, avait-il confié à Emerance et à Thomas Gilping, il lui faudrait peut-être deux – ou dix – ans, mais la solution existait : il ne s’escrimait pas après une chimère. L’interpénétrabilité nanomoléculaire ZR était une réalité physique commensurable. La corriger tenait de l’anecdote. Dès le début de sa relation amoureuse avec Emerance, fille de magnat richissime enclin à investir dans tout ce qui promettait un « excellent rapport », il avait eu pour habitude de lui répéter que les applications d’une telle science seraient indéniablement précieuses pour l’industrie : songe par exemple, chérie, à des ouvriers capables d’effectuer des explorations géologiques en voyageant simplement à travers la roche. Mais la motivation première de Louis Zèdre-Rouge n’était pas de révolutionner l’industrie. Elle relevait d’un autre domaine : celui de la poésie, de la recherche qui par nature est vouée à rester incomprise d’autrui – l’émanation d’une âme libre.  Louis acheva sans attendre la préparation de l’inverseur RZ nécessaire à interrompre la vibration. Pour ce faire, comme la


d 29 tortue, le singe ou le porcelet avant elle, Emerance devra être placée en situation de flottement, sans contact aucun avec quoi que ce soit, car le lecteur saura imaginer combien serait tragique la stabilisation moléculaire ignorant cette précaution. La jeune femme, toujours nue par nécessité, flotte en suspension dans la cuve emplie d’un air épais qui se tord comme un liquide curieux ; Emerance paraît être le jouet d’une supraconduction, impression démentie par la température, qui n’est pas le zéro absolu ni même ce -140 ° C considéré comme un degré haut par les physiciens2. L’immersion dans la cuve ne peut excéder quatre minutes ; intransigeance de Ginzburg-Landau, de Schrödinger et des cuprates. Ainsi est la science. L’opération doit être menée avec efficacité et rapidité aussi, les deux savants s’affairent sans perdre de temps. Thomas actionne les manivelles. Louis donne des indications et surveille les résultats. L’intérieur de la cuve tremblote. Les courbes émouvantes de la jeune fille sont le jeu d’un flux cinétique impondérable. Sa poitrine se modèle lentement comme sous la caresse d’un amant invisible ; son ventre se tend ; elle tourne sur elle-même tel l’adorable jouet d’une fata morgana algébrique. — Nous y sommes, lance Louis qui appuie sur le minuteur. L’air s’anime de reflets chromatographiques, la chair d’Emerance est balayée dans ses moindres plis et renflements. Cela forme un spectacle d’une beauté à couper le souffle, mais ni Thomas ni même Louis ne songent à contempler la joliesse du corps flottant dans sa gaine de lumière ultraviolette. À cet instant, ce ne sont pas de jeunes gens en soif d’amour, ce sont deux hommes de science, deux savants subordonnant le vide atomique à leurs prérogatives ; ignorant les courbes féminines, ils regardent les aiguilles et les diodes. 2. Bienheureuse catégorie humaine qui ne compte aucun frileux dans ses rangs !


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Puis l’exposition est achevée, l’oscillation stabilisée, la vibration suscitée par l’action du rayon ZR reflue a priori de l’intimité moléculaire de la jeune fille. Un ultime ondoiement dépose avec douceur Emerance sur le fond de la cuve. L’air cesse d’être remué. La paroi cylindrique se soulève. Louis saisit son aimée qui halète faiblement. Redevenu homme, il ne peut réfréner l’élan de son cœur ; il embrasse Emerance. Thomas les regarde et sourit. — Louis, Louis… murmure la jeune fille. — Ton tourment est terminé, mon amour. Repose-toi. Emerance est éprouvée. Remettant à plus tard l’examen de routine apportant la confirmation, qu’il tient pour acquise, du retour à la normale, il porte la jeune femme au lit, remonte l’édredon léger. Il se penche, effleure son front d’un baiser. Elle s’est déjà assoupie. Il la laisse se reposer.  Le canapé a de hauts accoudoirs en bois, un dossier plus haut encore ; sombre, d’une seule pièce, sans coussins, mais tendu de cuir rouge-brun repoussé en stricts motifs géométriques. Il est disposé contre le mur à côté de la porte-fenêtre donnant sur la terrasse. La lumière automnale le prend de biais, les ombres sont longues, elles accentuent le relief du cuir cerné de clous ronds. M. de Funcal est assis, il n’est pas au centre et les espaces laissés vides ne sont pas symétriques. Il fume. Non, il ne fume pas, son cigare est éteint. Pas un bruit, le silence absolu encoconne le bureau dont les fenêtres et la porte capitonnée sont fermées. Près du canapé à l’austère inconfort d’une cathèdre, il y a une table basse ; dessus, les pages jaune paille d’un journal d’économie, un cendrier en cuivre et, curieux, un triangle de bois : c’est un écoinçon, ôté du parquet marqueté car il branlait, que M. de Funcal utilise comme presse-papiers lorsqu’un vent taquin venu


d 31 de la fenêtre tourne les pages du journal plus vite que ne le désire le magnat. M. de Funcal a les yeux fixés devant lui. Il ne regarde rien, ni son bureau, ni sa bibliothèque ni la gravure de Robida au mur. Pas même, accrochée entre deux rideaux, le portrait de Mme de Funcal, une femme au visage humble se prêtant avec une grâce d’actrice un peu lasse aux recommandations de l’artiste. Le cliché date de plus de vingt ans, quatre ans avant la maladie fatale. Huit mois après la naissance d’Emerance. Un autre daguerréotype, dans un cadre d’acajou rouge et noir, est posé contre l’accoudoir du canapé. M. de Funcal est pareil à une armoire dans une chambre sombre, immobile, n’eût été le soufflet large et profond de sa poitrine qui soulève sa grande barbe noire. Au-dehors, devant la terrasse, les toits de l’usine broient la journée. Et la pénombre peu à peu envahit le bureau.



5. Thomas Gilping s’explique

A

près avoir attentivement lu le résultat du zoom inframoléculaire dans le corps charmant de sa fiancée, Louis Zèdre-Rouge avait écarté ce qu’il redoutait un peu irrationnellement : une exacerbation manifeste des effets dûment mesurés du rayon ZR. Pour apaiser définitivement son anxiété, il avait ensuite vérifié les opérations déclenchées malencontreusement par Thomas et enregistrées dans le journal de l’appareil. Puis il avait, par souci de complétude, vérifié le travail de l’inverseur RZ et celui-ci, par contre, le troubla violemment. — C’est étrange, dit-il, perplexe. — Qu’est-ce qui est étrange ? — Une curieuse réponse, une autorégulation inédite. (À l’attention du lecteur : l’inverseur RZ analyse et affine au vol la pertinence de son action ; de fait il est malaisé de lire cette correction en temps réel.) — Jamais les essais n’ont affiché un tel retour, jamais. — C’est la première fois qu’un organisme humain est « RZisé », avança Thomas. — Exact. Mais je ne me satisfais pas d’une raison aussi simple. Le corps humain n’offre pas de singularité, par rapport à celui d’un porcelet, tel que le résultat puisse être réévalué ainsi par la machine. Il s’agit d’une propagation autre… Il faut isoler le vecteur qui…


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— Quel vecteur ? demanda Thomas avec une intonation quelque peu ingénue. En dehors de la nature du sujet exposé, ne sommes-nous pas dans l’exacte configuration des expériences précédentes ? Avez-vous trouvé mention d’une anomalie de fonctionnement dans le journal ZR ?… — Non. C’est le RZ qui pose problème. Je redoute… — Que redoutez-vous que vous ne puissiez résoudre ? — Le processus RZ s’est réinventé de manière exagérément subtile et profonde. Thomas, M. de Funcal a parlé de son inquiétude à propos de la vie d’Emerance. Lui avez-vous suggéré que l’accidentelle exposition ZR ou l’indispensable opération contraire pouvaient, l’une ou l’autre, aboutir à un résultat incertain ? — Est-ce le cas ? s’alarma calmement Thomas. — Hypothétique. Répondez-moi. — Je n’ai rien dit de ce genre à M. de Funcal. Absolument rien. Pourquoi l’aurais-je fait ? — Vous lui avez parlé de l’incident en quels termes ? — Mesurés. Modérés. Vous le connaissez. Silences ou hurlements. — Nous avons, enfin, j’ai eu droit à ces derniers. — Le chagrin aura percé l’armure. Louis secoua la tête. Il trouvait détestable d’être insatisfait de cet échange, d’être suspicieux, d’avoir besoin d’entendre Thomas s’expliquer. L’intransigeance indispensable à la recherche scientifique l’incommodait dès lors qu’elle était appliquée à une personne. Il l’estimait malséante. L’Homme est bien plus qu’une somme de forces physiques. Il échoua néanmoins à taire cette exigence, d’autant plus que quelque chose l’importunait dans l’attitude du laborantin, un soupçon trop prononcé d’indifférence. Gilping était Anglais, natif de Manchester a-t-on dit plus haut. Flegmatique comme un lancier sous la mitraille cipaye. Or, à son grand dam, Louis


d 35 décelait une ombre de dissimulation – mais peut-être portait-il sur Thomas un regard trop aigu simplement parce que l’épreuve concernait sa chère Emerance. S’efforçant de maîtriser ses intonations, il demanda : — Pourquoi êtes-vous venus au laboratoire hier soir ?  Découpé et mis en volume par les feux de l’attirail scientifique, éclairé par les diodes et le cuivre, le visage de Gilping brillait. Sur son zygoma gauche protubérant courait une mince cicatrice qui absorbait la lumière en un trait rectiligne et maquillait le jeune homme d’une coquetterie d’automate. Depuis qu’ils se connaissaient, c’est-à-dire depuis que Louis avait séduit Emerance, à aucune occasion Thomas n’avait évoqué la cause de la cicatrice. Elle était flagrante, elle accrochait les regards et l’Anglais la taisait. Un silence qui ajoutait à son équanimité. — Nous sommes venus à la demande d’Emerance, dit enfin Gilping sans trouble aucun. La santé d’un des pensionnaires du zoo de Bréval la préoccupait. Je crois avoir compris que l’état de l’animal en question s’est brutalement dégradé. Elle voulait me faire préciser si votre ZR pouvait fournir une application qui la soulagerait. — Pourquoi n’a-t-elle pas attendu mon retour ? L’affaire est pressante à ce point pour que vous cédiez au caprice ? — Une jeune fille qui souhaite faire le bien n’est pas capricieuse, elle est… impatiente. — Je ne le sais que trop. — Ne vous méprenez pas. Ce n’était pas une toquade. M. de Funcal était en Islande, vous ailleurs, ni Georges ni sa chère Mathilde ne lui étaient d’aucun secours. Il n’y avait personne d’autre que moi à qui confier son tourment. Elle ressassait et se jugeait inutile. Elle a insisté pour que nous venions ici. Vous


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savez mieux que moi sa charmante manière de parvenir à ses fins. J’ai répondu à ses questions. De fil en aiguille, son exaltation a grandi et ceci expliquera son inadvertance. — Que voulait-elle ? — Elle a suggéré que je lui détaille les résultats obtenus sur la tortue. — La tortue ? — Animal à carapace. Emerance s’imaginait sans doute, forte de la science dont je la saupoudrais, mûrir les arguments qui vous inciteraient à tenter de guérir Dürer. — Dürer ? — Le rhinocéros. Louis regarda Gilping et laissa fuser un soupir entre ses lèvres. Ainsi, la gêne du laborantin, sur laquelle il avait basé des soupçons inopportuns, était simplement due au souci de d’user du tact requis pour lui apprendre qu’Emerance était, d’une certaine manière, responsable de l’incident. Un rhinocéros affublé du patronyme de l’artiste allemand… Dürer n’avait-il pas également gravé un lièvre ? Louis ZèdreRouge eut la vision d’animaux bondissant dans le laboratoire transformé en clinique vétérinaire. Soigner dermes, écailles et carapaces… Une application de ses travaux à laquelle il n’avait jamais songé.  Réveillée par une sensation de flottement, Emerance battit des paupières. Elle distingua un horizon pelucheux, celui du tissu placé trop près de son iris pour réussir à en avoir une vision nette. Elle s’amusa à se croire dans le désert et joua avec cette dune de laine. Où était-elle, dans sa chambre ? Pas du tout. Au laboratoire, dans le lit de Louis. Elle papillonna des cils. La dune de tissu offrit une image stéréoscopique.


d 37 — Louis ? appela-t-elle doucement. Elle qui avait flotté nue devant les deux hommes voulut, coquine, dévoiler son épaule avec une tout autre impudeur. Elle échoua à attraper l’édredon entre ses doigts. Elle leva la tête. Il y avait une fenêtre orientée au nord, qui laissait passer la belle lumière grise et blanche. Des grues ordonnées en guillemet traversèrent la vitre d’un angle à son opposé. Emerance suivit leur course puis elle reposa la joue sur le tissu. La pièce sombra pour moitié dans le flou. Le laboratoire était spacieux et Louis travaillait à l’autre bout. Au moment où elle allait renouveler plus fortement son appel, l’ombre de l’aimé s’inscrivit derrière le paravent de papier. — Emerance, prononça Louis. Tant de fois, il avait dit son nom, et avec des intonations si diverses… Chuchoté près de son oreille, en riant lorsqu’elle s’amusait de lui, ému lorsqu’elle se dénudait, agacé quand elle le taquinait… Jamais il ne l’avait appelée sur ce ton d’angoisse. Qu’avait-il ? Lui ? Rien, rien qui ne menace son intégrité physique. Mais elle… Louis ne voyait que les deux tiers du ravissant visage. L’adorable minois était coupé par le velours tendu sur le sommier, ainsi qu’un galet partiellement immergé l’est par la surface de l’eau. Qu’on ne se méprenne pas : la joue d’Emerance n’exerçait pas une pression qui eut déformé la surface du sommier, elle y disparaissait, pareille à la partie non saillante d’un bas-relief. Détail choquant, l’œil ouvert de la jeune fille était parfaitement tranché par l’horizontale du drap de velours noir et rouge.  Posé et oublié près de l’accoudoir, le cadre d’acajou rouge et noir contient un joli portrait d’Emerance plus jeune de cinq ou six ans. L’artiste a su saisir la grâce mutine en devenir. Emerance


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y est photographiée en tenue légère, une robe d’été au col de dentelle. Magie de l’instant et de la lumière, l’ombre d’arbustes hors cadre dessine sur ses épaules nues un liseré carmin, délicatement ourlée. À l’arrière-plan se dressent les pins de l’île d’Esparet, propriété de la famille de Funcal où leur chalet est l’unique construction. Il y a cinq ou six ans, la toute jeune femme avait décidé d’y retourner, se souvenant des longues journées passées avec Mathilde. À cette occasion elle avait prié M. Paze de l’accompagner. M. Paze est le photographe attitré de la famille à qui on doit le beau portait de Mme de Funcal accroché dans le bureau de son époux. Emerance avait-elle cédé à une précoce nostalgie ? Ou, plus justement avait-elle voulu dire adieu à son enfance ? Il reste de ce séjour quantité de daguerréotypes collés dans un album ou rangés dans ses boîtes en carton là-haut dans sa chambre. M. de Funcal avait choisi d’accrocher ce portrait-ci, émouvant et juste, aux côtés de celui de son épouse, ce cadre rouge et noir qu’il avait ôté la veille et posé à portée de main, mais qu’il ne regarde pas.


6. L’inexorable disparition

L

ouis modifia l’inverseur de manière à pouvoir lire les données du processus d’autorégulation ; il ne pourra intervenir pendant l’opération mais tout au moins le surveillera-t-il mieux. Sans plus attendre, Emerance fut exposée aux rayons RZ. Indifférente à son destin qui se scellait, elle flottait de nouveau, délicate algue de chair nue offerte à la tempête scientifique, le corps visité au plus intime par la science, chaque molécule entourée et caressée d’une vibrante volupté qui la laissait pâmée et languissante. Avant la fin de la première minute, Louis secoua vivement la tête. — Stop, stop ! Ces corrections sont aberrantes. D’une main sûre mais l’âme tremblante, il stoppa la machine. Le souffle fut tari, la jeune fille doucement déposée sur le rivage de porcelaine, le pourtour de celui-ci relevé et Louis attira l’aimée contre sa poitrine. Il l’emporta et la coucha une fois encore sous l’édredon léger. Elle accusait un état de somnolence prononcé, conséquence de l’action inframoléculaire sur son corps délicat. Affaiblie, elle échappait fort heureusement à l’affliction. Il ne voulut pas lui mentir ni la laisser dans l’ignorance de son état. Il lui parla, chuchotant, les lèvres contre son oreille : — Emerance… Mon amour… J’ai failli.


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— Louis… murmura-t-elle avec un triste et vaillant sourire. La paume de Louis échouait à toucher l’épiderme tendrement chéri. La nuque de la jeune femme niait la caresse. L’enfoncement avait à peine été corrigé. Joue posée en deçà du drap, Emerance s’assoupit et retourna à son horizon de tissu. Louis revint au laboratoire et lut fébrilement l’historique. Au terme de cet examen minutieux, il eut la preuve qu’un élément subreptice, insoupçonnable au premier chef, pervertissait le rayon RZ. Quoi qu’il ait affirmé à Gilping, il envisagea avec prudence que la structure moléculaire humaine avait une spécificité ayant poussé l’inverseur à une autorégulation surprenante, bien éloignée de celle suscitée par un porcelet. Et il était trop tard maintenant pour s’en méfier. — Quel idiot ! se fustigea-t-il. — Vous n’êtes pas responsable de la situation, dit Gilping. Mais si nous arrêtons, qu’adviendra-t-il ? — Si nous insistons, l’architecture moléculaire d’Emerance sera bousculée de manière inintelligible et nous entrerons dans une configuration aux paramètres ardus à lire. En l’état, nous sommes encore en terrain identifiable malgré l’aléatoire RZ. Ne sautons pas plus dans l’inconnu, la situation est assez complexe. Je vais scruter l’objet de chaque extrapolation RZ et décortiquer la méthode algorithmique. — Ce sera long ! — Besogneux. Je me préoccuperai plus tard du facteur temps ! Gilping songea que jamais Louis n’avait paru aussi décidé. Son visage avait changé, il était empreint d’une dureté inhabituelle. Il faut dire que jamais les recherches n’avaient nécessité une telle urgence. Louis raisonnait avec une froide justesse. Que faire d’autre, sinon corriger la curieuse contre-réaction et ses effets néfastes ? Il était insensé de présenter Emerance aux rayons RZ car, au lieu d’être apaisées définitivement, les vibrations allaient être incitées à reprendre et avec elles, l’enfoncement inexorable.


d 41 Pire ! Le RZ se définissait avec une grande probabilité comme le facteur dysfonctionnel de l’instabilité moléculaire ! Gilping entendit alors Louis Zèdre-Rouge murmurer cette phrase étrange : — Quelle bévue ai-je commise de n’avoir pris en compte le poids de l’âme…  Deux jours après l’accident, nous trouvons Louis tenant Emerance dans ses bras. Ils se bercent l’un l’autre et sont baignés de larmes. Elle est enfoncée jusqu’à mi-cuisses dans le sol du laboratoire, les yeux clos, les cheveux dénoués sur son visage émouvant. Il est six heures du soir, la lumière déclinante venue de la fenêtre de toit – un large hublot – les éclaire tous les deux ainsi éperdus, en larmes, épuisés. Leur peau se mêle. On les dirait juxtaposés sur une épreuve imprimée, lui en elle, à la lisière d’un ailleurs ineffable. Emerance, douce fiancée, par le jeu de sa vibration moléculaire interne et conjointement aux forces de l’attraction, a fait le premier pas de sa disparition fatale vers le centre de la Terre ! Louis est au désespoir. Son crâne vrillé de mille migraines est une termitière. Une chaleur inconnue irradie son esprit, enflamme ses pensées et le consume.  — Votre ex-futur gendre est un génie comme il en paraît trois par siècle, avec un mode de fonctionnement sidérant pour vous et moi. La meute scientifique, si elle ne s’égare pas, court loin derrière. — Individu compliqué. — Le mot est faible. Je l’ai côtoyé plus de deux ans. Aujourd’hui, je vous affirme ceci avec une conviction accrue : jamais Louis n’a voulu que ses recherches aboutissent.


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— Ne pas vouloir, folie ! — Il a verrouillé ses capacités. À son insu, ou non. Disposition mentale, bride cognitive. Je le sais pour l’avoir étudiée par mille petites choses qui, rassemblées, en sont la preuve indéniable. Souci de la souffrance induite par le fait de pouvoir voyager dans la roche. Idée fixe bridée. Double mouvement qui s’annule. — Sans doute ne destinait-il ce ZR à personne d’autre qu’à lui-même, dit M. de Funcal. — De deux choses l’une, continua calmement Thomas Gilping. Soit Louis trouve la solution, soit il ne la trouve pas. S’il échoue, vos attentes seront déçues. Basées sur un postulat qui se révèle irréaliste, car fondé sur le génie théorique de Zèdre-Rouge. L’échec aura le mérite de la clarté. L’opération qui consiste à faire vibrer un corps humain existe, mais son achèvement pratique est aujourd’hui placé hors des délais acceptables à sa mue en une industrie profitable. — Sombre gâchis, grogna M. de Funcal, dents serrées. — Soit, sous le terrible aiguillon, Louis mène ses recherches à leur terme et votre stratagème aura porté ses fruits. — Chut ! Secret !… Oui ?… Mathilde frappait à la porte du bureau. — Il y a là le directeur du zoo de Bréval… — Que désire-t-il ? — Prendre des nouvelles de votre fille. Elle ne vient plus, ditil, depuis que le rhinocéros l’a bousculée. Il ignore… — Il se présente sans prévenir ? — Il a prévenu. — Je ne l’ai pas su. — Vous souhaitiez ne pas être dérangé. — Vous nous dérangez. Mathilde referma la porte. M. de Funcal la rappela sèchement. Elle ouvrit de nouveau.


d 43 — Dites-lui que nous saurons juger sa part de responsabilité dans l’état de ma fille. D’ici là, qu’il cesse de nous importuner. Puis, lorsque Mathilde eut disparu, M. de Funcal lança à Gilping : — Ne pas décevoir ces idiots en dédaignant les verges qu’ils tendent pour se faire fouetter. Que disent Mathilde et son époux de l’absence de ma fille ? — Mathilde est peinée de ne pas avoir de nouvelles, mais elle comprend qu’Emerance reste chez M. Zèdre-Rouge. — Pleurnicharde. Ensuite ? — Louis. L’aiguillon de la disparition inéluctable d’Emerance devra faire sauter le verrou qui bride ce que seul son génie peut produire. — Votre bricolage sur l’inverseur ?… — Il le mettra inexorablement à nu, mais alors les conclusions qu’il en tirera importeront peu. — S’il réussit, il ne nous restera plus qu’à l’écarter. S’il échoue aussi, mais adieu aux faramineux « rapports ». — Et à Emerance, dit Gilping en regardant le cadre rouge et noir toujours posé de guingois contre l’accoudoir du canapé. — Et vous, dit de Funcal. Vous avez su trafiquer ses machines pour produire ce contre quoi Louis s’escrime sans répit, ditesvous. Vous ne seriez absolument pas capable de trouver à stabiliser ce satané ZR. — Je n’en ai pas les capacités. J’ai su pervertir sa technologie existante ; je n’ai pas d’autre talent. Mon cerveau ne fonctionne pas de manière différente, il n’est pas fait pour prospecter le vide. — Il devra l’apprendre. En cas d’échec, je ne vous garderai pas.  Il n’y a plus d’oiseaux migrateurs pour traverser le ciel, les dernières grues ont été celles suivies par Emerance une semaine


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plus tôt. Un hiver précoce paraît s’installer sur Villelest. Le gris des toits brille de givre. Le vent froid gémit et se lève brutalement pour se libérer des entraves de l’automne. Emerance s’enfonce à mi-corps dans le plancher du laboratoire, Louis l’a incitée à rester allongée. La position de gisante lui sied mieux qu’à la verticale qui la présenterait femme-tronc. Louis a désossé et déménagé la cuve et la porcelaine au ras du sol. Essentiellement pour rassurer Emerance, car il désactive le rayon RZ lors des souffleries. La brièveté annoncée de cette triste tromperie l’a vite dissuadé de ne pas y consacrer plus de temps. L’état de suspension simulée fait du bien à Emerance, même produit par un souffle passant à travers la maille distendue de son organisme ; elle s’y abandonne avec délices, Ophélie dans son ru de morphine supraconductrice, brièvement soulagée de la souffrance bizarre induite par sa condition. Bientôt, rien ne l’empêchera plus de s’enfoncer en deçà de l’assise et des fondations du laboratoire. La densité moléculaire en perpétuelle accélération vibrante ne retient plus déjà la jeune femme que par un phénomène que même Louis ne parvient pas à saisir. Un adieu emprunté par certaines lois physiques à la voix du cœur. Le dénouement approche. Louis administre à Emerance un calmant qui la plonge dans une léthargie bienvenue. Il la soulage ainsi et peut se consacrer à ses recherches. Il se remémore ce qu’il a dit hier à Thomas, adoptant sous le feu de l’exaltation un tutoiement inopiné : — Tu m’as démontré que ce que je croyais devoir prendre encore des années est à portée de main ! Jamais je ne te remercierai assez ! Mais l’heure est tragique. Plus de sommeil, plus de pause, plus rien d’autre que notre dévouement à la tâche ! Thomas a refusé la louange ; il a aussi nié être utile. Tout cela est bien au-delà de ses capacités.


d 45 — Je ne vous abandonne pas, tient-il à dire à chaque fois qu’il quitte le laboratoire. — Tu t’éclipses par tact, mon cher ami, murmure Louis. Tu ne veux pas assister aux adieux de deux amants. Comme je te respecte, comme je te plains. Rien n’est aisé entre les deux hommes. L’atroce peine de Louis et son état second, dus conjointement aux fièvres de ses exaltations nouvelles et aux psychoanaleptiques qu’il ingurgite, offrent au laborantin un spectacle pénible. Car Louis a recours à bien des substances qui permettent à son cerveau de livrer un duel tendu à l’effroyable compte à rebours. — Et M. de Funcal, s’inquiète Louis entre gesticulations et calculs, et son pauvre père ? Comme il doit être tourmenté… Thomas donne de brèves nouvelles de l’industriel. Il est, affirme-t-il, au trente-sixième dessous (et l’ironie cruelle de l’expression choisie par le natif de Manchester lui échappe) ; le magnat ne dort plus, il se perd en lamentations, se détourne de ses activités. — S’il a croqué deux pommes depuis l’incident, c’est parce que Mathilde l’a menacé. Il a maigri, c’est effroyable. Sa barbe d’astrakan pend tristement sur des vêtements fripés. Louis redoute qu’il débarque ici, car l’entrevue pourrait se terminer en violences. Thomas Gilping l’apaise ; il lui confie que M. de Funcal prie pour le salut de sa fille mais qu’il ne viendra pas au laboratoire.



Intermède BIEN APRÈS LA FIN DE CETTE HISTOIRE Vous êtes dans le bush australien, pendant la période de l’année que les Aborigènes nomment wari, la saison froide, ce qui expliquera votre désœuvrement. La raison de votre présence dans la région ne regarde que vous. Malheureusement, vous n’êtes pas en état de nous les dire. Vous êtes apparue sur la piste il y a maintenant des semaines, couverte de poussière, blessée. Vous étiez vêtue d’une courte veste Spencer sanglée à la taille, de pantalons de toile et vous aviez des gants. Vous portiez encore, autour du cou, de drôles de lunettes rondes et fermées de cuir. La vieille Cullen, toute boiteuse qu’elle est, est venue à votre rencontre lorsqu’elle vous a vu tituber à l’entrée du bourg. Vous avez mimé la soif, elle vous a désaltéré. Vous étiez blessée, superficiellement, elle vous a soigné. Ensuite, nous vous avons entourée de notre sollicitude. Les plus dégourdis d’entre nous ont déduit que vous étiez tombée du ciel. Où plus exactement d’un de ces petits aérodynes à hélices mues par le gaz et, croit-on savoir, l’énergie solaire. Personne ne peut jurer l’avoir aperçu tant les nuées étaient basses et grises. Seul son bourdonnement a été entendu, alors qu’il passait comme un gros frelon, d’est en ouest, au-dessus de Kings Canyon.


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Vous êtes donc arrivée ici, au milieu de nulle part. Une avanie mécanique vous a sans doute précipitée des airs au sol. La large blessure au front indique que votre tête a porté sur la roche, celle, probablement, de Rim Walk. Vous ne vous souvenez de rien. S’il prenait à quiconque la lubie de vous mener devant l’épave de votre engin volant, pour peu qu’on se soit donné la peine de fouiller des acres et des acres difficilement accessibles pour la trouver, vous l’auriez contemplée sans comprendre. Vous l’avez oublié. Vous êtes une amnésique naufragée sur les terres australiennes. Vous êtes brune, masculine et, pour peu que vous vous débarbouilliez, attirante. Ce qui vous vaudra le nom de Titaÿna. Nous ne savons pas votre véritable patronyme ni votre nationalité. Pour échanger avec vous, il a fallu vous apprendre, ou vous réapprendre, des rudiments d’anglais. Votre naufrage suffit aux hommes du bush pour s’amuser des femmes exploratrices. Depuis, vous vivez entre les quatre planches de votre cabane, parmi les autres cabanes de ce bourg insignifiant à l’ouest de la pointe occidentale de Kings Canyon et vous vous morfondez.  Un jour, pour briser la monotonie de ces longues journées grises, vous buvez une bouteille de rhum avec Chatwin. Histoire de meubler votre ennui, Chatwin, reconnaissant, vous propose de passer voir son frère Ernest (comme Ernest Giles3). — Ernest connaît des tas d’histoires, vous glisse-t-il. Vous aimez les histoires. Votre esprit a été purgé de tous vos souvenirs, mais pas de cette soif d’histoires. À croire que vous seriez ravie d’entendre la vôtre. Qui sait ?… Peut-être Ernest la connaît-il. 3. William Ernest Powell Giles (1835-1897), explorateur anglais de l’Australie intérieure.


d 49 Vous marchez depuis des heures en direction de Kinszog Wall. Ernest vit retiré de tout, dans une anfractuosité de grès. Pendant la marche, vous avez appris de la bouche de son frère qu’il a été laissé pour mort lors d’une chasse par ses compagnons d’expédition ; on l’a revu plus tard, il avait survécu en buvant son urine et en disputant à un charognard le train arrière d’un lièvre wallaby rayé. Depuis, il n’a plus jamais éprouvé le besoin de se mêler aux autres hommes et vit à l’écart de tous, avec une femme dont personne ne sait d’où elle sort, ni où ni comment il l’a dénichée. Seul Chatwin se donne la peine de leur rendre visite de temps à autre. Vous trouvez Ernest accroupi sous l’auvent de branchages. Vous passez l’après-midi avec lui. La femme revient de sa journée de chasse avec un goanna peu ragoûtant au ventre ouvert sur des entrailles lépreuses. Elle est nue ; sa peau craquelle et ses avant-bras sont couverts de croûtes. Elle n’est pas armée, pas même un arc ou une branche taillée en pointe et durcie à la flamme. Sans doute chasse-t-elle avec les dents. Varan grillé et flambé au rhum. Le crépuscule tombe. Parmi les histoires racontées cette nuit-là, l’une d’entre elles vous trouble. Pour être exact, ce n’est pas une véritable histoire, mais une brève évocation en marge d’autre chose qui brasilla dans votre esprit comme la braise sous la tête coupée du lézard. Si elle échoua sur le moment à ranimer le foyer de votre mémoire, elle vous laissa songeuse, habitée d’un trouble annonciateur. Ernest parla des lettres gravées à mi-hauteur de la falaise de Kinszog Wall, un à-pic de plus de deux cent mètres, du grès plat comme la paume, qu’il est impossible d’escalader. — Quelles lettres ? avez-vous demandé d’une manière surprenante, l’interrompant alors qu’il expliquait le mystère, à son sens, ayant préludé à la réalisation de la gravure. Ernest rota son rhum, se cura les dents avec une épine, cracha un lambeau de viande. Avant de répondre directement à votre


interrogation, il continua le cours de sa réflexion et souligna qu’un tel ouvrage, sur une paroi de grès qu’il est absolument impensable de vouloir escalader, à un emplacement tenu hors de portée même en descendant en rappel depuis le sommet, à cause du mouvement de la roche, était une énigme. — En passant par une fissure du haut vers l’intérieur ? avança Chatwin. — Non, le grès est plein, assura Ernest. On le voit pendant la saison des pluies, rien ne coule. Et, après s’être resservi un verre d’alcool, il vous indiqua lentement – l’une, silence, l’autre – quelles étaient les deux lettres. Depuis cette nuit-là, vous vivez avec Ernest et la femme. Vous partagez le quotidien du couple. Chatwin est retourné au bourg seul.


’ partie deuxieme ’ ’ la peninsule tholeiitique Le sol n’est pas, comme l’air et l’eau, à la merci d’une invention ultra moderne telle que l’avion et le sous-marin. Paul Ronceray – La vengeance de l’abîme



1. L’Islande dessus dessous

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orsque l’Emerance passa sous la couverture nuageuse afin d’effectuer les lentes manœuvres d’amarrage au mât Snæfellsjökull, les passagers, nez sur la vitre, eurent le loisir d’observer la plaie à ciel ouvert qu’en une décennie d’affairisme acharné l’Islande était devenue. Tout du moins la partie septentrionale de l’île. L’en deçà des hauts plateaux importe peu à notre histoire. Sitôt l’aérostat solidement embossé, car le vent soufflait, la passerelle s’abaissa. Les arrivants étaient au nombre de neuf, soit trois équipes ; ne pouvant les accompagner tous, nous nous attacherons à un trio dont la tenue nous indique, à hauteur de poitrine, un « T » pour « Trépan » suivi du chiffre « 3 » et ces patronymes écrits en toutes lettres : O. Caracotchian, A. Masbrenier et L. Napier. O pour Octave, A pour Arnoulds et L : Lazaret. L’accueil du personnel et la tenue des passagers, solides largeots et vestes identiques, exposeront au témoin non averti l’obéissance des uns, le consentement des autres et la discipline de tous : il ne s’agissait pas de tourisme ; ces voyageurs-ci venaient prendre leurs fonctions sur le site de prospection géologique. Deux d’entre eux, découvrant sous les fumerolles la roche mise à nu, avaient crispé la mâchoire ; le troisième avait souri, sans doute à la banalité du spectacle – ou à son insignifiance.


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— Bienvenue à Sneffels, dit l’un. Et dans trois cent deux jours, adieu Sneffels. — J’ai hâte, dit l’autre. — D’être plus vieux de trois cent deux jours ? — D’être un véritable altérac. — Le funcaliseur c’est le bonheur ! — La décohérence, c’est Byzance !… — Dans la roche ! Dans la roche !… chantonna le troisième sur l’air de Bou-dou-ba-da-bouh. Obéissant à l’incitation d’une hôtesse en vareuse et jupe droite, nattée et la nuque raide, nos « T3 » empruntèrent un élévateur Edoux qui les mena au bas du mât. Les portes s’ouvrirent. Un homme, portfolio à soufflets sous le bras, les accueillit, mais il ne leur tendit pas la main. N’eut été l’absence de tresse, ceint du même drap empesé, il paraissait l’exact sosie de l’hôtesse. Après s’être assuré des identités en collectant les sauf-conduits dans son accordéon de carton, il précéda nos trois individus le long de multiples couloirs ; ils arrivèrent là où le réseau pneumatique couvrait presque entièrement les murs, preuve qu’on les avait rapprochés du centre névralgique du site. On les laissa aux mains d’un nommé Félix Thienot, petit homme perché en équilibre sur de courtes jambes arquées, qui grinça un « bienvenue » comme s’il eut sèchement commandé un café. Il leur confirma être l’ultime rouage de la formation commencée, six mois plus tôt, dans le complexe de l’île d’Esparet. Ce Félix Thienot avait la voix autant nasillarde que mécanique et l’amabilité d’un grille-pain Crompton : — Tout de suite, présentation du site. Plus tard, assignation des tâches et objectifs. Puis, demain, mise en condition pré-décohérence, intégration du trépan. Lithosphère, exploration et résultats, messieurs. Vous serez remontés tous les trente jours, soit dix fois, collecte des données, réassort de vos épiceries et bilan médical.


d 55 — Ah ! Bien, le bilan ! — N’est-ce pas ? Acquis social. Comme au zoo. — C’est vrai que seuls sous la terre, trente jours… — L’autonomie ! s’enthousiasma Thienot. L’autonomie, heureux enfant du moindre coût. — Allons-nous saluer l’équipe que nous remplaçons  ? demanda Masbrenier. — Et pourquoi pas un bal, rétorqua Thienot. Six, c’est trop peu pour le quadrille. Après la première partie de ce programme, suivie avec une discipline inflexible et couronnée d’un dîner frugal, ils furent invités à passer la nuit dans un dortoir où ils retrouvèrent les « T7 » et les « T13 ». Ne se connaissant pas et ayant à cœur de ne rien dire de l’accueil, ils n’échangèrent pas plus que des insectes se croisant sous une table après un repas. Sinon pour apprendre que les trois prises de fonction allaient s’étaler sur trois semaines : seul le voyage aérien avait été commun, à des fins de rentabilité. Le lendemain, une fois les diverses préparations effectuées, Thienot nasilla qu’ils étaient certifiés « aptes au service ». Le contraire eut étonné. Il les somma de s’asseoir sur la banquette en bois d’un wagonnet tracté par guindage qui sortit à l’air libre. Alentour, des exhalaisons couleur de ciment moussaient du sol retourné vers les nuages bas ; l’air froid sentait la roche. Annoncés par des chuintements et des cliquetis, ils traversèrent l’interminable dévastation où béaient des puits. De certains émergeaient des masses cylindriques, reliées à des trépieds d’acier par de monstrueux câbles ; ces câbles couraient à travers le site, de poulies en poulies disposées horizontalement sur leurs axes. Ils croisèrent le véhicule semi-chenillé d’une équipe d’ingénieurs, sous l’autorité d’un chef de mission. L’engin maintenu un temps à hauteur du wagonnet, son conducteur s’entretint brièvement avec Thienot.


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— Chic d’engin, s’extasia Octave. — C’est une « capleuse », dit Thienot. — L’ingénieur est picard ? — L’ingénieur est ingénieux. Ainsi, les déplacements transversaux ne nécessitent par de rails. — Bien vu, affirma Arnoulds. Au terme d’un trajet de quarante minutes, le wagonnet les aiguilla vers l’un des cylindres. — Nous sommes arrivés, annonça Thienot à son équipage qui fut prié de mettre pied à terre. Vos chambres sont prêtes. — Mince d’hôtel, dit encore Octave. Thienot ouvrit la double porte du trépan, siglée d’un « T3 » en creux haut comme un homme, plus épaisse que celle de la salle des coffres du Comptoir national d’escompte, et fit entrer nos trois gaillards. — Voici votre carrée, dit-il avec un demi-sourire. Ce dernier terme est formellement juste mais géométriquement inapproprié. Qu’on se représente un espace circulaire d’un diamètre intérieur de dix-huit mètres découpé, outre le couloir menant de la porte à l’espace central, comme suit : trois chambres et, partageant le cœur, la grande salle commune, le magasin et la petite salle du pupitre. Chaque chambre était équipée d’un lit, d’un bureau et de commodités ; la pièce centrale meublée de fauteuils, guéridon, table et chaises ; séparé de ce salon par de hautes parois en verre, plomb et poutrelles de fonte, le pupitre. Excentrée d’un pas, délimitée par un garde-corps en laiton, la trappe conduisant au funcaliseur. Un épais hublot de mica permettait au pupitreur d’avoir une vue sur le dessous. Partout ailleurs que ce hublot, un linoléum rouge tomette arborait un motif répété, un « d » minuscule et un « F » majuscule hydrauliquement gaufrés ; voici, stable et siglé, le sol de leur seule patrie pour les trois cents jours à venir : un des fameux trépans de la société de Funcal.


d 57  Après le succinct rappel des diverses commandes à une équipe qui connaissait théoriquement l’affaire sur le bout de ses trente doigts, Thienot, d’une poigne énergique, referma sur eux trois la porte blindée. Ils avaient rejoint l’étage supérieur d’un véhicule fouisseur qui sans attendre s’enfonça dans la lithosphère islandaise en suivant le puits foré pour les équipes précédentes. La tâche leur incombait de prolonger l’exploration toujours plus bas pendant trois cents jours d’un labeur acharné. Il n’appartenait pas aux « T » de piloter le trépan ni de décider de sa remontée. La foreuse était manœuvrée par câbles depuis le centre névralgique du site de Sneffels. — Nous voici en route, dit Octave. — Fêtons l’affaire, dit Arnould, qui avait repéré le vin au magasin. Lazaret ? — Pas d’alcool pour moi. — Bah ? On aura le temps d’éliminer ! Douze heures de descente avant la première sortie pour Octave et moi. Tézigue, nib de roche puisque tu es le pupitreur de l’équipe. Tu peux te rincer la dalle en continu, veinard. — L’équipe souhaite-t-elle que sa sécurité soit assurée par un éthylique ? — Vache de mot, éthylique ! Et pourquoi pas un insecte avec des é-litres ? Voyons, Lazaret, depuis quand le vin nuit-il aux capacités d’un homme ? — Oh, ce n’est pas ça. Tu sais les manières du bonhomme Funcal : je me méfie de son picrate. S’il en laisse à satiété, c’est qu’il y a eu économie sur la qualité, voilà tout. — Tu rhabilles drôlement le gars grâce à qui on a un boulot extra. — Si ça se trouve, il y a de la fine aux provisions, avança Arnoulds.


— De toute manière, dit Octave, une griserie, même par un nectar, un Mouton-Cadet ou par le meilleur champagne de ces dames, paraîtra fade en regard de l’extase où te plonge le rayon. — Ah ça ! enchérit Arnoulds. Opium !… — Mieux ! Infiniment mieux. — Tu ne sais pas ce à quoi tu renonces, le pupitreur. — Vrai que la roche ne te tente pas, Lazaret ? — Opium, opium… Ne croyez-vous pas que votre rayon soit une drogue ? — Une méchante drogue qu’on te paye pour l’apprécier ! — Le rayon, c’est l’opium sans la courtisane ! dit Octave qui avait connu le port de Toulon. Du chandoo débarrassé de la demi-mondaine comme un chat de ses tiques ! Que du pur ! — Et, n’en déplaise aux rançonneuses qui monnayent dur dans leur salon, il y en aura toujours, abonda Arnoulds. Pas d’exaction, de l’action, du roc et du rêve ! — À ta santé, patron ! clama Octave. Et les deux zigues de descendre un premier gobelet de pinard pour saluer les largesses de leur employeur.


2. Nu dans la roche

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a tâche des « altéracs » (ou ouvriers-racleurs altérés) est d’explorer la lithosphère de manière à localiser les veines de minerai exploitables, avec une aisance et une minutie refusées à un grossier procédé mécanique. Veines fossiles, bien entendu, mais également d’autres richesses dont l’époque devient gourmande (car selon certains esprits éclairés, le futur aura d’autres ailes que la vapeur et le gaz). De prime abord, l’emploi de trépans sera jugé superflu pour une industrie dotée d’ouvriers à même de traverser la roche. Comprenez ceci : les premières velléités d’exploration à partir de la surface furent purement « altéraciennes ». Elles conclurent rapidement que cette pratique ouvrait le champ à une activité désordonnée ; il apparut plus rationnel de descendre les altéracs par paliers de rayonnement prospectif, même si cela impliquait le recours à l’habituelle ingénierie de forage. Une étude d’intérêt aboutit, du moins pour l’Islande et pour d’identiques sites disséminés sur la planète, à ce schéma modulaire hommes-trépan. Trépan qui, en cas d’exploitation effective d’une veine riche, serait vélocement remplacé par un engin adéquat descendu dans le puits déjà creusé. Le lecteur est sceptique ? Qu’il se remémore combien incertaine fut l’aube d’industries aujourd’hui florissantes. Et, puisque la technologie altéracienne reste jalousement protégée par M. de Funcal, une carrière sans outillage visible aurait aiguisé bien des


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curiosités en regard des extraordinaires extractions promises ou effectuées. Dans les rares cas où le site demeure, par malchance, inexploité, ces cheminées signifient avec une éloquence brutale l’indiscutable captation de larges territoires par l’industriel. De toute manière, l’entreprise fut couronnée d’un succès inouï. Dès lors, une terrible surenchère s’ensuivit. Des régions entières furent offertes en bail emphytéotique à l’empire de Funcal, par des pays mis en difficulté – la dette ! – ou par d’avides équipes gouvernantes. « Puisque nos coffres sont pleins, disaient les ministres et les secrétaires de ces contrées chanceuses, plaçons ces rentes dans nos portefeuilles ! ». S’il y eut des accidents – et il y en eut parmi les premières et vaillantes générations d’ouvriers altérés envoyés dans l’en deçà avec plus ou moins de bonheur – ils furent vite soulagés par la gaze et les onguents des excellents « rapports » : les bénéfices effacèrent les coûts humains et assurèrent un retour sur investissement bien au-delà des attentes les plus folles. Les altéracs sont fortement incités à acquérir des actions de Funcal en complément de leur rémunération maintenue modeste, mais, nous l’avons entrevu et nous l’écrirons encore, le rayon leur délivre d’autres satisfactions que le plaisir du dividende.  Octave sera le premier altérac que nous suivrons. Dans sa chambre, il quitte veste, chemise, tricot de peau, chaussures, chaussettes, largeot et caleçon. C’est absolument nu qu’il foule le linoléum rouge tomette du salon. Le gars est râblé ; sa poitrine est large et profonde, son sexe frappe une cuisse musclée ; les ongles de ses orteils sont ternis par une mycose, autre effet secondaire bénin du rayon.


d 61 Lazaret est au pupitre. Arnoulds a posé son gobelet (à la pendule, il est dix heures mais le gosier a sa propre horloge) et ouvert la trappe centrale. — Nom de dieu de soiffard, laisse-moi du picrate, prévient Octave. — Pas d’angoisse. Là-dessus, Lazaret a raison : le père Funcal vinifie du jus de plomb. Les deux hommes – le nu et l’autre, qui a tombé la veste mais gardé ses largeots – singent un salut militaire. — Général Labiroute, envoie Arnoulds, rigolard. — Moins tuant à exhiber qu’un plastron de médailles. — Ah, ah ! Octave se tourne vers Lazaret : — Et, le clerc, elle est pas marrante celle-là ? Lazaret ne répond pas à la gaudriole. — Trois heures ? demande-t-il. — Va pour trois heures. — Donc trente-quatre secondes en multiplicande, etc., etc. Et sans rogner la mantisse ! — Gaffe à la mantisse ! abonde Octave qui n’a sans doute aucune idée de ce qui se dissimule sous le terme Lazaret remonte le minuteur, lequel, muni de tringles et de câbles, agit sur la pendule selon un coefficient de transmission calculé. Octave agrippe la rampe et descend les six marches. Au-dessus de lui, Arnoulds referme l’œil de mica. L’endroit, un entonnoir, luit d’une faible phosphorescence. Octave fait deux pas latéraux et se place sur le socle de porcelaine du funcaliseur. Une sorte de verre de lampe à l’engrenure serpentine remonte et l’entoure. Octave tend le menton vers le cuivre acoustique. — J’y suis, dit-il. Asperge. De son pupitre, Lazaret l’entend et chantonne un compte à rebours, encore sur l’air de Bou-dou-ba-da-bouh : — Cinq… Quatre… Trois… deux… Un.


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Lazaret appuie sur le bouton. Diffusé par le verre de lampe, un rayon vert enveloppe Octave, cela dure exactement trentequatre secondes, multiplicande d’une intensité adéquate, puis s’arrête. De la charge du rayon, du temps d’exposition et d’autres facteurs, découle la durée de la nanovibration. Le poste de pupitreur requiert une grande exactitude de manipulation et un esprit rompu à de savants logarithmes. Et, de surcroît, un esprit assez volontaire pour éviter le picrate afin de ne pas ajouter à l’équation une inconnue à 13 ° 5. Il va sans dire qu’il y a moins d’élus à ce poste qu’à celui d’altérac. Il a toujours été plus dur de savoir compter juste que de risquer sa peau. Le corps puissant d’Octave se met à luire d’une lumière blanche. En trois heures, cette lumière passera progressivement du blanc au rouge, un vrai rouge, un rouge Merlot, c’est ainsi que l’altérac est prévenu du temps écoulé et qu’il lui faut rejoindre le nid. Faire fi de cette indication exposerait à un très cruel anéantissement. L’effet du rayon se précise ; Octave sent la dissociation moléculaire à l’œuvre. La sensation n’est pas nouvelle, il l’a éprouvée maintes fois lors de la formation. Si elle diffère aujourd’hui, c’est en raison de l’excitation due à la réalité du terrain. Terminé le « pédiluve » lithoïde du centre de l’île d’Esparet, là, c’est le grand bain ! Il se redresse, joue des épaules, bouge la tête de droite à gauche, plie et déplie les genoux. Son sexe se lève, sabre de lumière traversant un Arcole de molécules désorganisées par la mâle charge. On perçoit la satisfaction intime offerte par le rayon. Octave tend les mains. Elles disparaissent dans la paroi. Il avance d’un énergique coup de reins. Passe-muraille ! Les dents de tungstène de la foreuse qui depuis des heures s’enfonce à l’aveugle luisent brièvement à son halo puis sont soufflées. Le voilà dans le basalte.


d 63 Bien entendu son champ visuel est parasité, mais cela ne l’empêche pas de voir depuis l’intérieur et au-delà. Grâce au nimbe que sa chair diffuse, Octave discerne le cœur du roc, comme à travers ce chanvre de Manille dont on fait des pochons. De quoi troubler brièvement le département de recherche de la société Funcal. Tout autant que l’aptitude de mouvement de l’organisme passé au rayon. Faisant l’économie d’une loi théorique, on accepta ces bizarreries. Si ce surprenant phénomène a été doté d’un nom savant, entre eux, les altéracs le nomment « vision kraft ». Octave évolue, nageant ainsi qu’on la lui a apprise cette brasse singulière plaisamment baptisée « funcalipette ». L’idiotie a l’avantage de réduire la solitude de l’altérac plongé dans la roche à des lieues de la surface : par la vertu de ce nom, funcalipette, l’ombre tutélaire de M. de Funcal, bienveillant capitaine d’industrie, accompagne, rassure, veille et protège chacun de ses ouvriers, aussi profondément soient-ils missionnés sous la terre. Octave progresse dans un environnement sombre, tel un spectre de lumière blanche à travers la matière. L’analogie avec le fantôme se glissant dans les pierres d’un château écossais se présentera aisément à l’esprit du lecteur : nous ferons ainsi l’économie d’un besogneux paragraphe. Pour sa première sortie, la fraîche recrue n’attend aucun résultat. Il s’agit de se familiariser avec l’exercice en conditions réelles. Bien qu’Octave ne cracherait pas là, tout de suite, sur la découverte d’un filon de wolframite ou de zircon, ou même sur le fait de traverser, à défaut d’y pouvoir poser le pied, ce que l’on nomme les « terres rares », histoire d’assurer la gratification et d’envisager les trois cent prochains jours avec sérénité. Après Octave, ce sera au tour d’Arnoulds. Le protocole veut que l’un, puis l’autre, s’essaient à la gymnastique souterraine. Ensuite, au turbin à tour de rôle. Une sortie double est possible si, à leur sens, la conformation géologique l’exige ; et si,


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en dernier ressort, le pupitreur, qui devra avoir l’œil fixé sur deux cadrans au lieu d’un seul, donne son accord. Idem pour la durée de l’exploration, trois ou douze heures selon la vaillance et la nature du substrat traversé : le rayon n’a pas de limite temporelle théorique. Les ingénieurs en chef savent que l’efficacité est meilleure dès lors que l’équipe du trépan a la latitude de l’estimer de sa propre initiative. Lorsque le halo devient rouge, Octave est tenu de réintégrer le nid s’il ne veut pas finir pétrifié, terrible agonie, terrible tombeau. Ni haut ni bas, ni gauche ni droite, comment s’y retrouve-t-il ? demande le lecteur. Le risque n’est-il pas grand que l’ouvrier s’égare et se perde ? Absolument pas : l’altérac laisse derrière lui la trace de son passage nano-vibrant à travers la matière. Il lui suffit de la remonter – et cette aptitude lui est donnée par son état vibrionnant. C’est étrange ! C’est décidément bien étrange ! Pas plus que ces pistes chantées par les Aborigènes d’Australie, saurons-nous arguer. Bientôt trois heures qu’Octave se promène… Le sous-sol islandais ne diffère en rien du sous-sol de l’île d’Esparet où s’est déroulée la formation. Ni vide ni horizon. L’altérac effectue maintenant la manœuvre de retour : le voici qui traverse le nez de la foreuse, laquelle, lourde mécanique, broie obstinément la roche. Hop, dans l’entonnoir. Là, bien rouge mais toujours flottant, il sait se placer. D’un simple geste, Octave pourrait passer la main à travers le hublot d’où Lazaret le surveille, mais il réfrène son envie. Un vent cylindrique se lève et souffle un tourbillon épais qui va retenir l’altérac en état de flottement dans son œil, pour éviter tout contact à mesure que son lâche tissu moléculaire se resserre. C’est l’opération la plus délicate. La dissociation s’achève et le voici déposé nu et pâle, égrillard biscuit de Sèvres sur son socle de porcelaine.


3. Le trépan déserté

L’

exploration suit son cours. Le quotidien s’installe. Hors la qualité du pinard, pas de mauvaise surprise. L’équipe fonctionne sans aucun heurt car les trois hommes sont dotés d’un précieux savoir-vivre. Six mois qu’ils sont préparés à travailler ensemble ; même si chacun sait peu du passé des deux autres, l’alchimie savante des formateurs préservera l’équipe d’atteindre un point d’ébullition non désiré. Déjà trente jours, le trépan cesse de vibrer. L’inextinguible rumeur des broyeuses est remplacée par divers chuintements. Il s’agit de la première remontée. — Voilà qui fait du bien aux esgourdes, dit Octave, prenant conscience qu’ils n’ont pas eu une minute de silence depuis le jour où ils ont touché le fond du puits. Sauf dans la roche. Là, témoignent-ils, un drôle de vent sépulcral caresse les tympans dissociés. Une poignée d’heures pour se reposer, se présenter à la hiérarchie avec une mise décente. On se rase, on efface les traces de relâchement, on met de l’ordre au magasin. Bien que le vin qualifié de mauvais ait été bu avec une prudente parcimonie, Octave propose de ne pas remonter une cave trop pleine. Pas pour éviter de vexer le sommelier là-haut : — Leur reginglard assaille gravement le jabot, mais il soulage l’esprit, explique Octave. Si nos épiciers mesurent le réassort à notre consommation, on redescendra drôlement allégés.


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Qui sait si, avec la routine, le besoin de s’éventer l’âme même au détriment de l’œsophage s’avérera nécessaire. On sera bien content d’avoir joué les Auvergnats. Mis d’accord, les trois hommes évacuèrent le surstock de Château Funcal dans la roche via les tuyauteries des toilettes. — Finira par y avoir des vignes, rigole Arnoulds. — Une mère de vinaigre, oui ! Ensuite, on prépare les rapports. Le bilan est maigre. À l’actif d’Arnoulds, une veine grise, une sorte de praséodyme dont il a soigneusement noté les coordonnées, profondeur et orientation. Estimer si son exploitation s’avère rentable n’entre pas dans les compétences d’un altérac. Ce premier séjour a tout de la mise en condition, sans doute les couches supérieures du sous-sol islandais ne recèlent pas grand-chose et pour rentabiliser l’affaire faudra-t-il emmener le trépan bien plus loin sous l’assise de basalte tholéiitique de la péninsule de Snæfell. On doit avoir prévu en haut lieu le peu de rapport des premières équipes ; c’est plus bas que les affaires promettent de devenir extra.  Nos trois ouvriers s’attendaient peut-être à un séjour prolongé en surface, avec bombance et douceurs patronales. Le protocole dura exactement trois heures, le temps de désinfecter le trépan, de faire le plein de victuailles et d’effectuer le bilan médical – lequel se passa dans une cabine autonome, semi-chenillée elle aussi, amenée près du puits, de manière transversale. — Au moins, on évite Thienot, grommela un Octave déconfit. Ils ne furent cependant pas en reste d’antipathiques figures : un vilain barbon en blouse blanche éprouva, sonda et visita les trois valeureux organismes avec la prévenance d’un maquignon


d 67 morvandiau. Il crachait son jus de chique dans une boîte d’uroformine Gobey en fer blanc. — Toutes ces tâches à effectuer, n’auriez pas besoin qu’on vous épaule  ? glissa Octave, qui souffrit cruellement le manque d’infirmières. — Merci de vous préoccuper de moi, gars. D’habitude, mon frère me seconde. Là, il a été réquisitionné au trépan 8. Deux pouacres comme toi pour me palper, mince de veine, songea Octave, peiné de l’absence d’une douceur féminine, mais soulagé de ne pas subir double tendresse de cet acabit. À l’équipe qui désinfecta leur carrée à grand renfort de fulminations, Lazaret demanda : — Qu’est-ce que vous chassez là-dedans ? — Des bactéries ramenées du sous-sol. — C’est possible, ça ? — Peu probable, mais depuis l’affaire du trépan 8, on est précautionneux. Aux gars du réassort, Arnoulds demanda s’ils ne pouvaient pas leur refiler un Bourgogne ou même un Provence fruité, ou de la fine à la place du « Château Funcal ». — De la fine ! Et pourquoi pas de l’absinthe ! Pour être franc, après ce qui est arrivé au trépan 8, on se tâte en haut lieu pour continuer à livrer en vin. On n’est pas devant Sébastopol. — L’alcool ajouté à l’euphorie du rayon cause problème ? avança Lazaret. — Ça !… — Qu’est-ce que c’est que cette histoire du trépan 8 ? s’interrogèrent Octave, Arnoulds et Lazaret. Lazaret essaya de rassembler sur le sujet des informations plus conséquentes. Ses manières savantes découlant de sa qualification de pupitreur lui permirent de s’entretenir d’égal à égal avec ceux qui vinrent collecter les données relatives à l’exploration. — Alors ? demandèrent Octave et Arnoulds.


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— J’ai une vue d’ensemble mais pas le détail, glissa-t-il aux deux altéracs tandis qu’on les rassemblait pour les parquer de nouveau dans le trépan. Les trois hommes réintégrèrent leur intérieur briqué comme un sou neuf et la machine reprit le chemin des entrailles islandaises. Lazaret laissa ses deux compagnons mariner tout le début de la descente. Puis, au moment du repas (du thon pêché en eaux françaises, car il ne s’agissait pas de dépendre de l’Islande, conservé dans du fer-blanc français depuis qu’Appert avait déposé le brevet au nez et à la barbe anglaise de Peter Durand), il parla.  — Voilà ce que j’ai réussi à glaner à propos du mystérieux trépan 8, dit Lazaret en frottant son crâne rasé de frais. Ils l’ont remonté comme prévu par le calendrier. Dedans, ils ont trouvé le pupitreur seul. Aucune trace des altéracs. D’après ce que j’ai compris, l’équipe avait plus de deux cents jours de pratique sans même un incident. — Rien d’autre ? insista Arnoulds. — Je n’ai pas réussi à avoir plus de précisions. — C’est arrivé là, ces jours-ci ? demanda Octave. — Le pupitreur a livré quelles explications ? insista encore Arnoulds. Rayon mal dosé, dysfonctionnement, que sais-je encore ? Mince. Un trépan peut donc jouer sa Marie-Céleste ? — On tâchera d’en apprendre plus la prochaine fois, conclut Lazaret. — Tu parles d’un feuilleton ! ragea Octave. On a de quoi ronger notre frein pour les trente jours à venir. Je parie qu’on ne va pas cesser d’y cogiter. — Écrivons une histoire pour le Jules Tallandier, dit Arnoulds qui avait complété son fourniment d’une poignée de romans d’aventures piochés dans la bibliothèque de l’entreprise.


d 69 — On est tenu au secret. On ne peut rien divulguer, rappela Lazaret. — On s’arrangera avec les faits, ricana Octave. Ou on soufflera l’idée à un des auteurs maison, moyennant un dessous de table. — Sera maigre : on a peu à lui vendre pour asseoir l’intrigue, ajouta Lazaret qui s’amusa de ces velléités romanesques. — On a ceci : ils ont parlé d’ivresse, à propos du vin, rappela Arnoulds. Et des soucis possibles si l’exaltation du rayon s’ajoute à l’ébriété. — Et il y a les bactéries, ajouta Lazaret. — Comment tu le vois le mystère, toi, Octave ? — Le picrate ! Les bactéries, ça me parle moins. Je vois bien nos loustics grisés, qui larguent les amarres et se laissent couler. L’Ivresse des Roches accroche mieux que La Scarlatine des Gouffres, non ? — Faudra s’amuser avec l’effet du funcaliseur, ajouta Arnoulds. Le Rayon Opium. — Mince, en s’enfonçant dans la roche, l’altérac trouve une bibliothèque ! En attendant, ajouta Octave, veillons à ce que ça ne nous arrive pas. Mollo sur le pinard, prudence tous azimuts. Avec ça, on ne risque rien, hein ? — Et on résiste à la biture tragique, sermonna Lazaret. — Le gars peut les avoir trompés sur la gradation du rayon, nota Arnoulds. Tu en penses quoi, Lazaret, d’un pupitreur criminel ? À ce moment, le nez du trépan buta sur la roche et interrompit leur plaisant bavardage d’écrivassiers du mystère. Le ronronnement des concasseurs se propagea. Octave et Arnoulds accueillirent les vibrations maintenant familières avec un plaisir évident. Malgré les sages mises en garde, ne se languissaient-ils pas de leur opium ? — Vin, imprudence, erreur de calcul, énuméra Lazaret. Si on veut satisfaire le lecteur du Tallandier habitué à l’aventure


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extraordinaire, il faut réfléchir à trouver une cause éventuelle du mystère à l’extérieur du trépan.  « On ne va pas cesser d’y cogiter », avait dit Octave. Las ! Il avait raison : le mystère du trépan 8 « tourna le ciboulot » des équipiers. Heureusement, sans que leur intérêt pour le travail s’en ressentît, ils passèrent de longues heures à conjecturer ; bu distraitement, le Château Funcal dévala leur gosier avec la vélocité d’un ru de montagne mais ni Octave ni Arnoulds, l’esprit bouillonnant, ne se plaignirent dès lors de son âpreté. Et puis survint ce qui allait les mener plus encore dans la faribole et le feuilleton.  Ce jour-là, le tungstène broyait la roche et le trépan frissonnait comme à l’accoutumée ; Arnoulds se reposait dans sa chambre après une sortie de six heures. Surveillant la pendule, Lazaret s’était installé au pupitre. Doigt sur la commande du souffleur, il attendait l’imminent retour d’Octave en prospection depuis près d’un quart de cadran. Le hublot rougit entre ses pieds. Il se pencha et vit l’altérac onduler de manière désordonnée avant de se stabiliser au-dessus de la porcelaine. La gymnastique ne fut pas effectuée avec la rigueur requise, Octave gesticulait ainsi qu’un incontinent devant une vespasienne occupée. Il s’enfonçait dans le socle blanc et dans le conduit acoustique. Il était rouge brique, un vrai diablotin tout nu monté en droite ligne des enfers ; l’affaire devenait scabreuse : la fin de la vibration était imminente. — Cesse donc de t’agiter, ragea Lazaret dans le tuyau. Peu probable qu’Octave l’ait entendu, mais il cessa néanmoins son cirque et Lazaret réussit à le capturer dans l’œil de


d 71 la soufflerie. Bientôt, Octave s’apaisa, signe que son organisme retrouvait sa trame normale. Il s’en était fallu d’un poil que les choses tournent mal. Enfin, sa chair pâlit ; le tourbillon s’atténua ; posé à la verticale, la corne de ses talons frotta la porcelaine tandis qu’il titubait encore un peu. Lazaret descendit de son siège et tira la trappe à lui. Octave jaillit de là. — Qu’est-ce qui t’a pris de te tortiller comme ça, le sermonna Lazarus, tu as des vers ? Octave l’interrompit : — J’ai vu quelqu’un dehors ! brailla-t-il. J’ai vu quelqu’un dehors !


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Robert Darvel


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