Fleuraucreuxdesruinesextrait

CHLOÉ CHEVALIER FLEURS AU CREUX DES RUINES PRÉLUDE AUX RÉCITS DU DEMI-LOUP

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Notre première graine L’Histoire gardera mémoire de leur bonté, nos enfants et leurs enfants se souviendront quelques années de la dureté de ce nouvel exil, mais combien, au bout du compte, sauront l’entière vérité de sa cruauté ? Alors que je descends le chemin pierreux menant à la vallée, j’en viens moi-même à douter de sa réalité.

En contrebas se déroulent les côtes fertiles de ce bras de mer anonyme qui s’avance entre des montagnes elles aussi dépourvues de nom. De petits hameaux les piquettent, à peine détruits, déjà reconstruits. Les pêcheurs novices qui ont choisi de les quitter devront reprendre la charrue avant même d’avoir pu apprendre à leur descendance comment réparer un filet ou calfater une barque. Si tant est qu’il nous reste quelque terre à labourer, loin à l’ouest, d’où nous venons et allons.

Devant moi sur le sentier cahote le chariot de ma fille, ma belle Dora, Dora mon adorée. Mes gens l’entourent d’un silence respectueux et une légère brise agite la bâche de grosse toile qui la protège du soleil. J’espère que le voyage lui est confortable. 

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Ils arrivèrent de l’est alors qu’aux arbres brunissaient les premières feuilles ; nous renonçâmes à lutter avant même que n’aient éclos les bourgeons d’un nouveau printemps.

Ils ravagèrent d’abord nos quelques champs, égorgèrent notre bétail. Je décidai de ne pas m’inquiéter, pas immédiatement. Tout cela – les porcs, les chevreuils et les dindons, les plans de millet, de maïs ou de haricots – nous l’avions pris, nous-mêmes, aux monts et aux coteaux sauvages où nous avions installé notre petite colonie ; nous saurions les leur prendre à nouveau. Les guerriers de l’est, animés d’une rage de loups, brûlèrent les maisonnettes, les granges, les palissades qui les entouraient, nos frêles embarcations, et tout ce grâce à quoi subsistaient les hommes dans la vallée. Là encore, je refusai le désespoir, car je songeais que dans les cimes nous ne risquerions rien. J’avais confiance en la cité que nous y avions aménagée et me contentai donc d’y ordonner le rassemblement de tous.

Pour sa construction, mon peuple – le millier d’âmes qui avaient, bon gré mal gré, pris la route avec moi, une vingtaine d’années plus tôt – avait employé jusqu’à la dernière étincelle de sa force et déployé tout son talent. En attendant son achèvement, il s’était résolu aux bourgades de planches et de torchis, fonctionnelles, plus vite bâties, mais si fragiles. Le temps et les outils, on les avait dédiés à la seule cité troglodyte, pour laquelle on avait sué sang et eau, des années durant.

Je n’imposai pas tout cela par simple goût de la démesure, ni par vanité, pas plus que mes gens ne 6

m’obéirent par crainte. Nous avions conscience de notre faiblesse, de la petitesse de notre nombre, de notre manque d’expérience dans les armes. Nous nous savions à la merci du moindre ennemi, de la moindre razzia. Il nous fallait de quoi nous cacher et nous garder des dangers. Nid d’aigle ou terrier, peu importait – nous obtînmes les deux. Nous possédions, fort heureusement, quelque savoir en matière de construction et, de la montagne elle-même, profitant des galeries naturelles creusées par le temps dans la roche étrange qui la composait, nous excavâmes une ville entière.

Inaccessible pour qui n’en connaissait pas les entrées.

Presque invisible depuis la vallée. Assez vaste pour accueillir mon peuple entier, avec des vivres en quantité suffisante pour épuiser la patience des plus acharnés.

Le hasard, ironique, voulut que nous la déclarions achevée quelques dizaines de jours à peine avant que ne surgisse l’envahisseur.

Que celui-ci était effrayant ! Ses hommes allaient tout bardés de fers, assemblés sur leurs corps en plaques rigides ou tricotés comme de la grosse laine, la main chargée d’un long sabre et la bouche d’imprécations rauques. Et pourtant, non, morgue ou bêtise, je n’eus pas peur quand Aldemar – ainsi se nommait leur chef – et ses hommes déferlèrent sur nous.

La montagne a cédé le pas à une forêt épaisse et vénérable, qui semble n’avoir jamais connu le passage de l’Homme. Des ronces plus hautes que nos têtes nous entourent de toutes parts et les chevaux peinent à s’y frayer un chemin. Sans parler du chariot de ma fille, qui ne 7

cesse de s’enliser dans l’humus, une véritable boue de vers et de feuilles en décomposition, spongieuse, dans laquelle nous nous enfonçons souvent jusqu’aux genoux. J’ai entendu quelques-uns de mes compagnons murmurer que Dora pourrait tout aussi bien poursuivre sa route sur le dos d’une simple monture. Je m’y refuse. S’ils osent m’en faire la suggestion, j’ordonnerai qu’on les abandonne derrière nous, et ils n’auront plus qu’à rebrousser chemin.

Malgré tout, j’aime cette forêt, car son silence m’aide à oublier mes maux.

L’hiver s’installa doucement sur les montagnes, une neige épaisse recouvrit les sommets.

Au sein de la cité régnait, comme dans toute grotte assez profonde, une température stable et tout à fait vivable. La lumière du soleil nous manquait car les petites ouvertures que nous avions percées dans la roche ne suffisaient pas à éclairer les recoins les plus obscurs de notre labyrinthique repère mais, hormis cela, nous étions prêts à résister, et à survivre.

Tous, bien entendu, n’avaient pas suivi ma consigne.

Beaucoup des miens avaient refusé de venir se mettre à l’abri dans la cité des cimes. Certains par crainte de l’altitude ou de l’enfermement, d’autres par goût de la résistance. Ceux-là, essentiellement des jeunes hommes, vivaient désormais en petites bandes, cachés dans les sous-bois, assez haut à flanc de montagne pour que nos envahisseurs ne s’amusent pas à les y traquer. D’autres, enfin, avaient désobéi par paresse ou lâcheté, et avaient juré fidélité au chef Aldemar en échange de leurs vies. À l’exception de ces quelques 8

traîtres, la centaine des nôtres restés à l’extérieur servaient bien la cause de ceux qui se tapissaient dans la roche. Ils nous apportaient des nouvelles du dehors, nous relatant les agissements de notre ennemi, et participaient à notre approvisionnement en vivres et en bois.

Pour tromper l’ennui de ces sombres journées, beaucoup se mirent à sculpter les parois des galeries et des salles souterraines que nous n’avions fait, pendant les longues années qu’avaient duré les travaux, qu’élargir grossièrement aux dimensions nécessaires à nos déplacements et à la vie collective. Cette pierre se travaillait comme du bois tendre et bientôt toute surface accessible commença à se recouvrir de bas-reliefs plus ou moins lisibles – tous les sculpteurs n’étaient pas des artistes, la plupart cherchaient juste à passer le temps – retraçant l’histoire de notre peuple, ancienne ou actuelle, réaliste ou extrêmement enjolivée.

D’autres préféraient les rinceaux aux scènes de batailles et certains murs fleurirent d’espèces inconnues sur ces terres, souvenirs de celles que nous avions quittées.

Ma fille Dora-Illam, du haut de ses dix-neuf ans, montrait une grande inclination pour ces activités, et je la laissais y consacrer toutes ses journées. Où auraitelle trouvé mieux à faire, la pauvre enfant ? Le roc et la pénombre lui convenaient fort mal, aussi ne pouvais-je pas lui refuser les distractions qui la sortaient du marasme dans lequel notre situation la plongeait.

Dora, malgré son embonpoint, aimait grimper sur les échafaudages conduisant aux plus hautes parois.

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Ensuite, elle s’y asseyait, un petit burin et un maillet à la main, et s’abîmait des heures durant dans la gravure d’oiseaux et de papillons. Comme la concentration la rendait jolie ! Certains se moquaient tout bas de l’expression trop enfantine de son visage, de la naïveté de son travail, et je fis chasser de la cité les plus insolents d’entre eux. Les autres se turent.

Nous nous terrions dans la montagne depuis presque deux mois quand un des jeunes hommes qui avaient choisi de rester vivre à l’extérieur sollicita de ma part une audience. Dans un cageot, il m’apportait toutes les pousses de la pépinière, rabougries, desséchées. Les graines que nous avions fait germer à grand-peine et qui devaient devenir les arbres que nous vénérions, symboles de notre enracinement sur ces nouvelles terres, avaient péri.

Nous avions quitté l’empire de mon père en emportant avec nous plusieurs douzaines de gousses, stockées dans des caisses remplies de sable – ainsi, elles peuvent patienter un siècle – mais à peine une huitaine d’entre elles avaient daigné pousser ici, donnant des arbrisseaux malingres et décevants. Le gel, ou la malveillance du chef Aldemar, venaient de réduire nos efforts à néant. Ce jour-là, je pris conscience que nous avions déjà échoué et ne pus retenir mes larmes.

Cette forêt aura-t-elle un terme ? En arrivant il y a vingt ans, nous avions longé la côte, au nord, et puis pénétré entre les deux chaînes de montagnes en descendant le bras de mer qui les sépare. Aucun d’entre nous 10

n’aurait soupçonné l’existence, un peu plus au sud, d’une forêt si vaste qu’un mois et demi de marche – fort lente, il faut en convenir – ne suffit à la traverser.

Nous avons vécu trop peu sur ces terres et n’avons pas eu le temps de les explorer réellement. Elles ne nous appartiennent pas. Nous sommes ici comme des fourmis sur un pot de miel. Là pour prélever notre pitance, mais seulement de passage. Vu ainsi, l’insuccès de notre colonie ne s’avère peut-être pas, au fond, si tragique. Et je me sens d’autant moins légitime à déclarer nôtres ces territoires sauvages que je connais désormais ceux qui les ont foulés avant nous.

La forêt est habitée. Dans ses frondaisons vivent des hommes, sauvages, à demi bêtes, mais des hommes néanmoins. Ils vont nus et sont nettement plus velus que nous – les mâles possèdent même du poil sur le visage – portent les cheveux longs, tressés de brindilles souples, et ils échangent entre eux dans une langue qui ne paraît pas articulée, faite de cliquètements des dents et de curieux hululements. Ils se déplacent sur les branches avec une agilité et une vitesse époustouflantes, et sont capables de sauter d’arbre en arbre, en s’aidant parfois de cordages rudimentaires de leur fabrication. En revanche, ils ne s’aventurent presque jamais au sol.

Leur découverte nous a d’abord quelque peu affolés, mais nous nous sommes bien vite rendu compte qu’ils ne présentaient aucun danger pour nous. Leur plus grande menace a consisté à nous jeter des fruits pourris. Le reste du temps, nous les terrifions trop pour qu’ils osent nous approcher et ils se contentent de nous suivre de loin – de 11

haut – tout en nous épiant à travers les feuillages, sans cesser de hululer.  L’empoisonnement de nos jeunes arbres n’était qu’un avertissement. Aldemar et ses hommes ne repartiraient pas : ils venaient prendre notre place, définitivement, eux-mêmes chassés de chez eux par un ennemi plus colossal encore. Les quelques milliers de soldats qui s’installaient chez nous ne constituaient que l’avant-garde d’un peuple entier. Les femmes et les enfants, plus nombreux encore, finiraient par arriver à leur tour, et leur chef était bien décidé à avoir fait place nette d’ici là. Nous n’étions pas de taille à leur résister, les deux partis le savaient parfaitement.

Aldemar n’avait qu’à se montrer patient. Soit nous mourrions dans notre terrier – dont il avait entrepris de fermer une à une les entrées, à mesure que les dévoilaient les traîtres à notre camp – soit nous finirions par en sortir, afin de choisir entre une mort plus honorable que la faim ou un nouvel exil.

Tout cela, je l’appris de la bouche du capitaine de ses troupes. Celui-ci vint me trouver de sa propre initiative, dans ma cité de Nül-Noch – ainsi l’avaisje baptisée – en ayant convaincu plusieurs de mes gardes de le mener jusqu’à moi par la simple qualité de sa maîtrise de notre parler. Mélian, cet homme entre deux âges, m’apparut effectivement doté, en plus d’un tempérament particulièrement raisonnable invitant à la sympathie, d’un don pour les langues indiscutable.

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Mais indiscutable ne suffit pas, et le fait qu’il nous comprît mieux que tous ses comparses n’impliquait pas pour autant qu’il nous comprît bien. Nous passâmes un jour entier à tenter de parvenir à un accord au moyen de son vocabulaire limité.

Le chef Aldemar, manifestement, ne voulait pas notre mort à tous. Ou alors si, il la souhaitait, mais Mélian désapprouvait et cherchait à imposer une autre solution. Difficile à déterminer. Selon lui, il fallait nous soumettre ou partir. Mais rentrer chez nous dans ces conditions représenterait un aveu d’échec trop cuisant, et les dernières nouvelles que nous avions reçues de nos terres d’origine nous les décrivaient ravagées par une guerre civile aussi longue que sanglante. Quant à nous soumettre à ces rustres vêtus de métal et de fourrures ? Qui détruisaient pour conquérir ? Je ne pouvais m’y résoudre. Mélian tenta de nuancer son propos, autant qu’il en était capable.

Pas se soumettre mais… s’allier ? Se mélanger ? Alors, non sans horreur, je compris sa proposition : un mariage, avec ma fille unique. Donner Dora contre la sécurité de mon peuple. À Aldemar. Je refusai net, tentai de lui expliquer que Dora n’était pas une jeune femme qu’on pouvait épouser, que ma compagne l’avait portée trop tard dans sa vie. Mon interlocuteur ne parut, ou ne voulut pas, comprendre. Il insista encore et encore, répétant qu’une union serait profitable à tout le monde. Lassé, croyant qu’il me prenait pour un idiot, je fis venir Dora afin qu’il comprenne par lui-même. À sa vue, Mélian recula instinctivement, ce qui fit pleurer ma fille. Voyant ma colère proche 13

de s’enflammer, l’homme se reprit et lui adressa un sourire plus amène. Dora se calma immédiatement et voulut lui faire un câlin. Habitué à ses débordements d’affection, je la retins par la manche. À nouveau, Mélian s’obstina à parler de mariage ; à nouveau, je refusai. Nous renonçâmes à nous entendre. Il en sembla profondément déçu, et las.

Triste, également. La peine que je ressentis pour lui, en le regardant repartir par nos galeries obscures, fut sincère.

Très floues à l’horizon se devinent nos grandes plaines.

Derrière elles, si loin encore, s’étend notre terre mère.

Mon cœur se serre de mélancolie et d’amour en même temps à la simple pensée de la retrouver bientôt.

La pénombre verte, l’humus grouillant d’insectes, les cris des hommes des arbres et tout ce qui composait la forêt, commencent déjà à s’estomper de ma mémoire faillible. Je ne suis plus tout jeune. Seul souvenir tangible de notre passage en ces lieux, la petite sauvagesse que nous y avons capturée. Je l’ai prénommée Dorée, en hommage à ma fille bien-aimée dont elle semble avoir plus ou moins l’âge, mais aussi parce que sa chevelure et sa toison se sont révélées – une fois qu’on l’eut lavée soigneusement dans un ruisseau – du même or que nos plaines. Et ses yeux sont bleus comme le ciel qui les domine ! Certains de mes gens ont crié au prodige. Pour ma part, je pense qu’elle appartient seulement à une race très différente de la nôtre, et qu’il n’y a nullement lieu de s’étonner. Dorée ne parle pas mais se montre très docile et remarquablement facile à éduquer. Toutefois, sa santé m’inquiète 14

car elle refuse toutes les nourritures que nous lui proposons, à l’exception des rares fruits que nous ramassons en chemin. Elle maigrit à vue d’œil. La perdre me ferait grand-peine car elle seule, désormais, occupe mes journées. Ma solitude est immense.

Les soirs, quand nous montons le camp, je les entends murmurer. Croient-ils que je sois sourd ou complètement gâteux ? Pour mes gens, je suis un homme brisé, à peine l’ombre du roi que je fus. Et je ne puis rien trouver pour les contredire, là est le plus triste. Trop peu ont désiré prendre à mes côtés la route du retour pour que je puisse les blâmer de douter parfois d’avoir fait le bon choix.

Seuls deux cents ont quitté avec moi la cité de Nül-Noch et les terrains féconds qu’elle surplombe.

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L’Art ou la Viande Fort des Esquilles, 65ème année du roi Nirian, Début de la lunaison des Grêles

Ma douce Pana, Si j’ai bien compté, cela fait aujourd’hui deux mois et six jours que nous nous sommes quittés, et tout autant que tu n’as pas reçu une seule ligne de moi.

Ne grimace pas ! Je devine d’ici ce que tu vas me répondre : « Hob, sincèrement, il aurait fallu que je te l’écrive dans la peau du front, pour que tu penses à moi plus tôt ? On avait fait un pari que tu as perdu, tu te souviens ? Celui qui, jusqu’à la première pile du pont sud, nagerait le plus lentement, serait celui qui devrait écrire la première lettre. » Je n’ai pas oublié !

Seulement, l’arrivée au fort ne s’est pas déroulée exactement comme je l’avais imaginée. Mais laisse-moi reprendre les événements dans l’ordre.

Quand j’ai laissé derrière moi les Cités-Sœurs au milieu de l’hiver, je ne te cache pas que je me sentais inquiet. Te quitter, avec la perspective de ne pas te revoir pendant deux ans, ce n’était pas rien. Mon père 17

et ma mère, qui ne comprenaient pas ma décision soudaine, ont pleuré tout le soir et, la nuit, les adieux que nous nous sommes faits sur votre plage aux roses avaient la précipitation enfiévrée de la peur. Et si tes parents n’attendaient pas mon retour et te fiançaient au fils d’un comte ou à un riche négociant des États Vallons ou du Lagen ? Quand je suis monté en selle et que j’ai pris la direction de l’est en compagnie des autres aspirants officiers, je ne faisais pas le fier.

Il n’y a toutefois rien de tel que les longues chevauchées, les nuits sous la tente, tous entassés sur des fourrures déjà empuanties par des générations de soldats, et les rations de route trop huileuses pour nouer des amitiés rapides. Du moins c’est ce que j’ai appris au cours du voyage. Danin Gros-Mollets, je le connaissais de loin : c’est le fils bâtard d’un vicomte du quartier des Fers Biaisés. J’ai aussi fait la connaissance de Simin Cheveux-Gras, de Qéo le Trottineur, et de Gros-Tobi. Moi, ils m’ont surnommé Hobrêt Queue-de-Poêlon. D’une part, comme tu l’auras sans doute deviné, parce que je suis roux, long et maigre, d’autre part parce que je m’échauffe toujours plus vite que prévu et que celui qui me titille trop s’y brûle les doigts – en tout cas, c’est leur explication. Ils formaient une bande de joyeux lurons, mais tous n’étaient pas assez forts pour le grade auquel ils aspiraient. Seuls le Trottineur et moi sommes restés.

Simin et Gros-Tobi ont tenu une décade avant de renoncer ; Danin deux. C’est un peu dommage, mais mieux ainsi, sans doute. Seuls comptent, maintenant, ceux qui ont tenu.

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Au fort des Esquilles, à quinze lieues au sud de Fougère, sur la frontière entre le royaume du Demi-Loup et le Lagen, les autres aspirants et moi-même avons été accueillis par le capitaine Arold de Varidian, qui nous a gratifiés d’un long discours pontifiant. Le soleil allait se coucher quand il a eu fini de parler de la Compagnie du Levant, de son histoire, ses principes, sa morale et ses hauts faits. Un gars dans les rangs a ricané et a demandé quelle gloire il y avait à servir le long d’une frontière avec un territoire ami. Le capitaine lui a répondu calmement que c’était justement pour porter secours aux alliés du Demi-Loup que la Compagnie du Levant existait, et qu’il n’y avait pas de plus noble devoir que de venir en aide à un ami dans la détresse. Après quoi, il l’a envoyé brosser le sol des latrines. On n’a pas revu le gars, il a dû renoncer juste après. En même temps, jamais il n’aurait été nommé officier dans cette compagnie après avoir clairement déclaré qu’il ne l’admirait pas…

Nous nous sommes répartis et installés dans les dortoirs de seize places d’un baraquement vide, duquel venait de déménager la précédente promotion d’officiers. Je me suis retrouvé au-dessus de Gros-Tobi, qui ronflait et donnait des coups de pied, dans son sommeil, sur les montants du lit. Le premier soir, notre groupe a dîné seul dans le réfectoire. Tout le monde s’est demandé où se cachaient les « cuits » – les anciens.

Au milieu de la nuit, nous avons eu la réponse.

Les cuits sont venus nous réveiller en criant et nous ont ordonné de nous mettre debout. J’ai d’abord 19

ronchonné en moi-même, puis m’y suis résolu.

Alors, ils nous ont expliqué qu’on n’était que des bouts de viande trop crus et trop mous, mais qu’il n’y avait rien de plus drôle que d’endurcir la viande en la regardant « cracher son jus », et donc qu’ils voulaient bien se donner la peine de nous rendre ce service. Au début, je me suis senti mal à l’aise, et puis j’ai compris que ce n’était qu’une façon un peu bourrue de plaisanter. Il y en a d’autres que ça n’a pas fait rire du tout. Ensuite, les cuits nous ont commandé de rester debout et de veiller toute la nuit, parce que « ça nous cuirait au moins les paupières et la plante des pieds ». Je dois avouer que ça n’a pas été facile, d’autant qu’ils ont mouché les bougies pour compliquer la chose. À deux reprises, j’ai été réveillé par la bourrade d’un cuit alors que je m’endormais debout, mais j’ai tenu toute la nuit et j’en ai été plutôt content. Aux gars qui n’ont pas réussi, les cuits ont débité tout un tas de calomnies, sur eux, leur mollesse et leur famille. J’ai trouvé cela exagéré, mais je ne m’en suis pas mêlé car je devais courir seller mon cheval pour la première leçon de monte de la journée – adresse et équilibre.

Ensuite, ça a été entraînement aux armes, à l’épée en l’occurrence – malheureusement, pas celles qu’on utilise couramment en Demi-Loup, mais plutôt ces horribles lames trop longues dont la mode déplorable est en train d’arriver du Lagen, et qu’on est obligés de manier à deux mains. L’instructeur ne cesse de répéter qu’elles nous forcent davantage à travailler notre mobilité que nos épées traditionnelles plus courtes, 20

mais pour ma part je ne comprends pas en quoi, et je les déteste foutrement.

Plus tard, après un déjeuner frugal, une leçon de stratégie, puis une d’histoire militaire. Même si je découvrais ces disciplines, il m’a été difficile de résister au sommeil. Après la seconde leçon de monte du jour – saut et vitesse, cette fois – j’étais sur les rotules, mais il a encore fallu abattre les corvées avant le repas du soir. Après avoir, avec mes camarades, paillé les écuries et ingurgité un ragoût de pommes de terres aux sardines marinées dans l’huile de noix – écœurant au possible – j’ai pu regagner le baraquement. La nuit, les cuits sont revenus.

Après trois nuits sans sommeil, j’avais l’esprit qui fonctionnait au ralenti, des tremblements incontrôlables et le moindre de mes muscles vermoulus. Je n’ai pas compris grand-chose aux leçons données ces jours-là sur la Bataille des Bois Souillés pendant le règne de la reine Algaminde la sixième, ni sur la carrière du capitaine Julon le Grand et ses quadriges de combat. Ensuite, pour nous féliciter, les cuits ont mis en perce deux tonneaux d’alcool de cerise que j’ai rendu toute la nuit, et à deux reprises encore le lendemain dans la stalle de ma jument Tulipe. Un cuit qui passait par là m’a donné l’accolade en me disant qu’au moins je savais m’amuser.

Quelques jours plus tard, les cuits nous ont attachés deux par deux, dos à dos. Je me suis retrouvé avec le derrière tout flasque de Gros-Tobi plaqué contre le mien et, quand les cuits ont annoncé que nous devions marcher comme ça jusqu’au fortin de 21

Lichen-sur-Rilion, où les premiers arrivés seraient récompensés, j’ai vraiment râlé. J’ai su tout de suite que Gros-Tobi n’y arriverait jamais. Il a d’abord rechigné parce qu’il ne pouvait pas marcher à reculons, nous avons changé de sens, et il a rechigné parce j’avais de plus grandes foulées que lui et que je le bousculais.

Nous avons marché un moment de profil, et il a geint d’ampoules aux pieds. Je ne te dis pas comment s’est déroulée la première nuit, ligotés ainsi tous les deux, sans couverture, au milieu d’un champ… ni ce que c’était que de satisfaire ses besoins naturels avec autant de proximité. Au bout de deux jours de marche, nous avions été dépassés par la plupart des binômes et je n’arrêtais pas d’injurier Gros-Tobi. Je n’avais pas la moindre envie de finir dernier juste parce qu’il avait du mal à mouvoir sa carcasse de dindon. Et lui n’a rien trouvé de mieux que de se mettre à pleurer ! Le lendemain, Qéo le Trottineur nous a rattrapés. Il marchait seul car son partenaire s’était évanoui et qu’un cuit qui passait à cheval l’avait détaché avec ordre de se trouver un nouveau coéquipier. Qéo m’a libéré de Gros-Tobi et nous avons exigé de ce dernier qu’il nous rattache tous les deux. Gros-Tobi a encore gémi qu’il serait renvoyé s’il finissait la course seul, mais nous l’avons planté là sans répondre. Le Trottineur porte bien son surnom et nous avons terminé premiers, au terme de sept jours de marche. À Lichen, les cuits ont crié « Queue-de-Poêlon et Trottineur, vainqueurs de la lunaison ! », ce qui signifiait que nous aurions l’honneur de superviser une partie des échauffements et d’être dispensés de corvées pendant les trois décades 22

qui suivraient. Gros-Tobi n’a reparu au fort que pour en repartir, définitivement. Qéo a pris sa place dans le lit en dessous du mien. Il fait un meilleur compagnon de veillée, et un dormeur plus silencieux.

Grâce à cette épreuve, un lien d’une solidité inaltérable s’est tissé entre lui et moi et, rien que pour ça, j’en sais gré aux cuits, sincèrement. Ceci, et rien moins que l’opiniâtreté, la résistance et le goût de la victoire que nous en retirons. Tu as eu une belle idée d’insister pour que j’intègre cette école d’officiers.

Déjà, je me sens un autre homme et je pressens que tu ne me reconnaîtras pas quand je reviendrai dans deux ans… Deux ans qui passeront bien vite, en fin de compte !

Je t’envoie tout mon amour, ton Hobrêt.

Au fait, quelles nouvelles de mes parents ? Je n’aurai guère le temps de leur écrire, je le crains. Si tu les croises dans tes jardins ou dans ta bibliothèque, transmets-leur mes baisers. 

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Cités-Sœurs de Combeval, Lunaison des Mises-bas, 65ème année de Nirian Mon cher Hob, Ta lettre m’a fait très plaisir même si j’avoue que, de prime abord, elle m’a quelque peu inquiétée. Aujourd’hui encore, quand j’y songe, il y a des éléments que je ne comprends pas.

Tu dis que tu vas changer, que je ne te reconnaîtrai pas : je te crois sans peine. Déjà, certains des propos tenus dans ta missive ne sont plus ceux du garçon que je connais et que j’aime.

Tu dis que j’ai insisté pour que tu intègres cette école : cela est vrai. Mais je l’ai fait parce qu’il s’agissait de la seule solution pour que mes parents consentent à notre union ! Crois-tu que le Gardien du Trésor des Cités-Sœurs marierait une de ses filles, même la benjamine, au fils qu’une de ses scribes a eu avec un de ses jardiniers ? Avoir à te rappeler cela, cette béance entre nos deux rangs, me fait souffrir – m’a toujours fait souffrir, tu le sais. Si tu deviens officier, alors tu pourras prétendre à ma main. Telle est notre unique possibilité de nous aimer librement. J’ai eu un mal fou à convaincre mon père d’intercéder pour que tu obtiennes cette place à laquelle seuls les fils de nobles peuvent prétendre. Je t’en prie, ne gâche pas ta chance. Garde en tête ce pour quoi tu te trouves là-bas : notre amour.

Tu dis beaucoup de bien de ces épreuves que les plus vieux élèves officiers font subir aux nouveaux.

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Pourtant, il y a moins de huit lunaisons, devant la parade des nouveaux entrants au Collège des Guérisseurs, quand ils défilaient sous les quolibets des Guérisseurs sortants, la tête enfoncée dans des carcasses d’animaux, je me souviens de toi t’esclaffant et déclarant que c’était là « un beau troupeau de moutons serviles ». D’où vient que tu aies subitement pris goût à ces épreuves de force ? À ces brutalités collectives ? D’où viens que tu laisses un de tes camarades se faire injurier sans réagir, ou que tu te réjouisses de l’échec de l’un d’eux ?

Toutefois, malgré le malaise que m’a causé ta lettre, tu sais à quel point je crois en toi, à quel point je t’aime et à quel point ma foi en tes qualités est profonde. Je ne peux croire plus longtemps que les écarts que tu y relates soient dus à autre chose qu’au bouleversement qu’a sûrement représenté pour toi cette nouvelle étape. Je ne doute pas que ce que tu traverses soit dur, que peut-être cela te fait peur, mais tu ne dois pas te laisser aller. Courage et reprends-toi ; je t’aime.

J’ai maintenant une nouvelle extraordinaire à t’annoncer, même si elle ne date plus vraiment d’hier. Un peu moins d’une décade après ton départ, est arrivé à la villa un messager de l’Académie des Arts Royaux.

Le conseil des grandes serves a aimé les dessins que j’avais déposés en offrande au temple des Grandes Inspiratrices. Tu m’accompagnais ce jour-là, je m’en souviens, même si tu avais dû demeurer à l’extérieur avec les autres hommes. J’avais déposé mes feuillets sur l’autel central, ne sachant encore quelles serves je 25

souhaitais rejoindre. Non loin de moi, une jeune fille d’une grâce infinie exécutait une danse de son invention devant une grande serve de cet art. Il y avait, dans ce que j’apportais, des portraits – de ma mère, de mes sœurs – des études – d’insectes, de feuilles mortes, et la décomposition du mouvement d’un lynx en marche – ainsi que des plans farfelus de palais, de tours et de ponts. Je n’y croyais guère. Ces quelques barbouillages aux encres du Lagen ou à la sanguine ne me satisfaisaient point, et je ne les considérais pas comme une offrande digne de l’Académie. Tu m’avais réconfortée et nous avions passé l’après-midi sur la plage aux roses, les pieds dans l’eau encore froide de la Mer Intérieure, à tenter de déterminer quelle discipline me correspondrait le mieux… Mais je m’égare.

L’Académie a voulu de moi et de mon art. Te rendstu compte que c’est ce que j’ai toujours espéré, désiré au fond de mon cœur ? Ma cérémonie d’accueil n’aura pas lieu avant le solstice d’été mais déjà je m’emploie à apprendre tout ce qu’il est possible sur la vie et le travail des serves à l’Académie. Je ne résiste pas à l’envie de t’en dresser un bref tableau. Tu verras à quel point ceci s’avère beaucoup plus raffiné que toutes les épreuves qu’on vous fait subir à votre entrée au fort des Esquilles !

Les ouvrages sur le sujet ne manquent pas, qu’ils soient destinés au peuple ou aux futures novices.

Comme tout le monde, je connaissais déjà, bien sûr, les arts que portent les dix Grandes Inspiratrices que nous pouvons prier pour qu’elles nous accordent le talent, le discernement ou la grâce : le chant, la 26

musique, la danse, la sculpture et les travaux de la pierre, la joaillerie et les travaux des métaux, l’ébénisterie et les travaux du bois, les lettres, les méditations et les paroles de sagesse, le dessin et, enfin, l’architecture. En revanche, le détail de l’organisation des serves au sein de l’Académie m’était nettement moins familier.

D’abord, on entre en tant que serve novice – ce que je ferai au début de la Lunaison d’Été. Ce service dure cinq ans, et il est entièrement dévolu à l’apprentissage d’un art que nous choisissons lors de la cérémonie d’accueil. Pour ma part, comme tu le sais, j’hésite entre le dessin et l’architecture. Les autres disciplines ne m’intéressent vraiment pas. Les serves novices vivent à l’Académie, où leur est attribuée une cellule qui leur sert à la fois de chambre et d’atelier personnel, et ont le droit de rendre visite à leur famille une fois par lunaison, au jour de leur choix, du lever au coucher du soleil. Les novices doivent accepter un certain nombre de règles de vie, parmi elles chasteté et modération – refus de l’ivresse et des herbes à rêves, principalement. De toute façon, elles n’ont guère de temps pour ces plaisirs. Tout le jour est occupé à des leçons données par les serves plus âgées dans les grands ateliers, et une bonne partie des nuits sont consacrées à l’exercice et à la recherche. Au point qu’on raconte même que des boissons d’herbes de force sont présentées aux novices dans leurs cellules, en même temps que leur dîner. Peut-être qu’il ne s’agit que d’une rumeur lancée par ceux qui aiment calomnier les serves des Grandes Inspiratrices. Personnellement, je crois 27

qu’il n’y a que les ouvriers des ports et des chantiers pour prendre de tels breuvages !

Au terme du noviciat, on a le choix entre clore son service ou devenir serve du monde. Dans ce dernier cas, on peut rester exercer son art dans les Cités-Sœurs pour servir les puissants et revenir régulièrement à l’Académie pour enseigner aux novices, ou parcourir le Demi-Loup, ou bien visiter les royaumes frontaliers, ou encore choisir de s’installer dans un hameau modeste pour enseigner les rudiments de son art aux enfants, divertir le peuple, bâtir des édifices. À l’issue de ses dix années de service du monde, la serve a le choix entre se porter candidate aux élections des grandes serves, choisir de demeurer serve du monde jusqu’à sa mort ou bien rompre son service. Peu de choses, néanmoins, autorisent la rupture du service : se marier, en premier lieu, intégrer l’armée ou le Collège des Guérisseurs, ou entamer un nouveau noviciat dans un autre art.

On peut être élue grande serve si la majorité du conseil des grandes serves en décide ainsi, en fonction des accomplissements de ses années de serve du monde – a-t-on suffisamment appris ? a-t-on assez créé ? notre vie a-t-elle été en accord avec notre façon d’exercer notre art ? Dix grandes serves par domaine artistique, pour un service de dix ans, au terme duquel on redevient serve du monde ou on entame un nouveau noviciat. Les grandes serves organisent la vie et les activités de l’Académie. Réunies en conseil, elles votent toutes les décisions importantes, choisissent les novices, élisent les nouvelles grandes serves. Les 28

règles de vie reviennent en vigueur, plus strictes que pendant le noviciat. Les grandes serves n’ont pas le droit de poser un pied hors du temple, et vivent dans des cellules souterraines, sous la rotonde. Elles ne peuvent être vues des fidèles venues prier que voilées d’une étoffe de la couleur de leur art – gris pour l’architecture, noir pour le dessin, ocre pour la musique… je n’ai pas encore retenu les autres. Elles sont les émissaires directes des Incarnations des Grandes Inspiratrices, et en vertu de cela doivent laisser de côté, le temps de leur service, le reste de leur existence.

Reste le plus noble et le plus élevé des services. Par décision unanime, les grandes serves peuvent choisir la serve – quel que soit son âge – qui deviendra la nouvelle Incarnation de la Grande Inspiratrice à qui elle est dévouée. La serve, choisie pour un don absolument exceptionnel, devient la figure mortelle de sa Grande Inspiratrice et le demeure jusqu’à son dernier souffle. À la fois déesse et prêtresse, elle est respectée de tous. Comme les serves du monde, les Incarnations sont maîtresses de leurs mouvements et de leur vie.

Fait exception, tout ce qui pourrait les délier des Inspiratrices en les liant au monde – comme le mariage, encore une fois. Les Incarnations sont les conseillères de toutes les serves, peuvent siéger directement sur les autels, où elles reçoivent prières et offrandes, et leurs goûts font autorité. Elles ont aussi la priorité pour l’exécution des commandes royales. Pour toutes ces raisons, la plupart d’entre elles choisissent de demeurer dans les Cités-Sœurs. Un ouvrage historique narre cependant la vie d’une Incarnation de la danse qui est 29

partie explorer les Plaines Jaunes, n’a pas donné de nouvelles et n’est jamais revenue. Comme les grandes serves ne savaient pas si elle se trouvait encore en vie ou non, elles n’osaient pas élire une nouvelle Incarnation. La danse est donc restée plus de soixante-dix ans sans Incarnation, jusqu’à ce que le conseil admette que la précédente était nécessairement morte. Afin que leur âme demeure exclusivement vouée à leur Grande Inspiratrice, les Incarnations doivent faire vœu soit de silence, soit de cécité, selon l’art qu’elles exercent. Pour les aider à le respecter, on leur ôte ou la langue, ou les yeux. Chacune des Incarnations a pour appartements le sommet d’une des dix tours du palais de l’Académie.

Pour ma part, je ne compte en aucun cas dépasser le noviciat. J’apprendrai mon art pendant cinq ans et puis romprai mon service. Toi, tu devras rester six ans dans ton fort avant d’être nommé officier. Au bout du compte, je n’aurai pas à attendre longtemps ton retour définitif et nos noces. Ces cinq années à l’Académie fileront vite, elles aussi.

Depuis que j’ai appris cette nouvelle, je ne cesse d’aller prier au temple pour remercier les Grandes Inspiratrices. J’hésite encore et toujours entre dessin et architecture. J’aimerais tellement avoir ton avis sur la question ! Hélas, ta réponse ne pourra jamais me parvenir à temps. Nous aurions dû en parler avant.

Je me sentais très seule depuis ton départ mais, heureusement, à force d’aller prier au temple, j’ai fini par me lier d’amitié avec une novice du nom de Garanne. Elle sert la musique depuis quatre ans.

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Bien que cela soit interdit, elle m’a un jour fait pénétrer dans l’Académie en me cachant sous une de ses robes de novice, afin de visiter sa cellule, où nous avons pris le thé. Il s’agit d’une petite pièce carrée de six pas de côté, avec une fenêtre ronde qui donne sur la tour du chant et une cheminée au manteau de briques jaunes. Bien qu’elle n’en porte pas le nom, Garanne descend comme moi d’une vieille famille noble de Nül-Noch, aussi les murs comme le sol de sa chambrette sont-ils recouverts de moelleuses étoffes des Plaines Jaunes, envoyées par des parents éloignés. Le tout se révèle confortable et chaleureux, et j’ai grand-hâte d’habiter ma propre cellule pour pouvoir la décorer à ma façon. Je pense que je ferai enduire mes murs de plâtre afin d’y peindre une fresque. Je ne sais pas encore sur quel sujet.

Nous avons discuté longuement de l’Académie et de ses coutumes, ainsi que de nos projets pour notre vie future. Je lui ai parlé de toi. Garanne, elle, ambitionne d’être élue grande serve, si elle est encore en vie quand le moment sera venu. Je lui ai demandé ce que cachait la housse de tissu, cette grosse forme qui occupait presque un quart de sa cellule, et elle a fait glisser l’étoffe soyeuse qui recouvrait son instrument.

Je n’avais vu de basse-harpe qu’une seule fois dans ma vie, à l’occasion d’un concert donné au palais du roi.

L’instrument, rarissime, présente la même forme mais trois fois les proportions d’une harpe normale. Reliés à la caisse de résonance, trois tubes du diamètre de ma jambe s’enfoncent de deux pieds dans le sol, qu’il faut forer à chaque déplacement de l’instrument. Ils 31

permettent à la basse-harpe de produire des sons si bas qu’ils font tout vibrer autour d’elle, en particulier celui qui la manipule et les chanteurs qui l’accompagnent – et expliquent que ces musiciens soient rarement itinérants. Pour me faire une démonstration, Garanne a gravi un petit escabeau pour accéder à son siège, sculpté directement dans le bois de la caisse de résonance, et a enfilé une paire de gantelets de fine maille d’acier. « Sinon j’y laisserais la chair de mes doigts en quelques notes », a-t-elle expliqué.

Il faut dire que la plus fine des cordes de la basseharpe est épaisse comme mon pouce, et qu’on ne peut mouvoir la plus grosse qu’à deux mains. La manipulation de cet instrument tient, à mon sens, plus de la lutte que de la musique. En sueur au bout de quelques minutes, mon amie a ôté sa robe pour se mettre en chemisette et son tour d’épaule a eu de quoi me surprendre. Deux chanteurs peuvent se placer de part et d’autre de l’instrument, le dos tout contre le bois.

Leurs corps entrent en vibration avec la harpe et il en résulte un chant très particulier, puisque le chanteur semble posséder deux voix : sa voix de chant, aiguë et limpide, et sa voix vibratoire, grave et rugueuse. Je ne suis pas très sûre d’avoir envie de l’entendre. Ces sons si bas m’ont tant fait vibrer le ventre que j’en ai eu mal aux intestins toute la soirée. Garanne m’a raconté que les joueurs de basse-harpe qui pratiquent chaque jour meurent souvent très jeunes de lésions des viscères, et que les femmes deviennent toutes stériles.

Cela n’a pas l’air de l’émouvoir outre mesure mais 32

personnellement je trouve l’idée sinistre, surtout pour un instrument à la sonorité si peu raffinée.

Voilà pour l’Académie, je ne t’ennuierai pas plus avec ce sujet. Tes parents vont bien. Ton père a fait importer des États Vallons des boutures d’une nouvelle espèce de glycine, aux pétales vert pâle. Les pousses ont bien pris et commencent à grimper autour de la porte de ta maison. C’est magnifique. Ta sœur est à nouveau enceinte – elle ne le dit pas, mais cela se voit – et la petite chatte que nous avions ramassée dans une ruelle quelque temps avant ton départ vient de nous gratifier d’une portée de sept chatons. Je me demande si j’aurai le droit d’en emporter un avec moi à l’Académie – ce n’est précisé dans aucun livre.

Malgré toutes les bonnes nouvelles qui éclairent ma vie, je dois bien avouer que tu me manques terriblement. Les récits de ta précédente lettre n’ont en rien apaisé le sentiment de vide créé par ton absence – bien au contraire. Réponds-moi vite.

Je t’aime, Pana-Vün 

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