Hall Of All n°3 - 2024

Hall of All n°3 - 2024

Dossier (p16 - 23) : La primauté baroque de Thanatos dans le destin des Fab Four Illustration : Getty Images / Gissela

85 pages - 3 articles -

41 biographies - 18 critiques d’album

Avant-propos Voilà déjà deux ans que le premier numéro Hall Of All a été publié. Nous sommes déjà à la publication du #3 et donc à la préparation du #4. Et je me sens toujours aussi motivé, toujours aussi épanoui par cette aventure qui durera aussi longtemps que possible, vous pouvez me croire !

Par rapport au numéro précédent (280 pages !), le Hall Of All #3 peut paraître minuscule. En raison des études, mais également de problématiques nouvelles, j’ai eu beaucoup moins de temps libre pour travailler dessus… J’y ai ainsi consacré 535 heures cette année contre 1 050 pour l’édition précédente. 2 fois moins de temps donc... Mais si j’ai écrit beaucoup moins de pages, c’est aussi parce que ces dernières sont peut-être plus travaillées, plus fournies, mieux sourcées. J’ai progressé en rigueur, et j’ai donc pris plus de temps et de soin dans l’élaboration des articles. Chaque page est le fruit de plusieurs heures de travail, chaque page a été écrite avec le coeur.

Cette rigueur a des bons et des mauvais côtés… Quelques projets, quelques idées ont dû être jetés à l’eau par faute de temps : ●

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Au moment de la sortie du Hall Of All #2, j’avais parlé de proposer une courte biographie de toutes les grandes personnalités décédées entre le 15 octobre 2022 et le 31 décembre 2023. J’avais ainsi pour projet de rendre hommage à Christine McVie, Pelé, etc., ainsi qu’aux personnes qui allaient perdre la vie en 2023. En toute logique, le numéro aurait ainsi dû contenir une moitié de page - sinon une page entière voire plus - sur des personnalités comme Mylène Demongeot ou Benoît XVI, mais aussi David Crosby, Tom Verlaine ou encore Tina Turner. Au final, je n’ai pas réussi à aller plus loin que le 4 novembre… 2022. Vous le comprendrez en lisant les pages de ce numéro, mais il n’est pas un jour sans qu’une importante personnalité perde la vie. Or, l’écriture d’une biographie d’une demi-page prend au minimum 1 heure. Et avec des pertes immenses comme Jean Teulé, Jerry Lee Lewis ou Takeoff, il m’était impossible de rattraper mon retard, surtout si je voulais rester rigoureux. J’ai ainsi privilégié la qualité et - à la différence du numéro précédent -, nombreuses sont les biographies faisant une page.

J’avais pour idée de réitérer le défi des 100 critiques d’albums en un an. Mais, en raison d’un souci du détail et parce que j’ai pris davantage mon temps dans l’écoute et l’écriture, mes critiques sont toutes bien plus longues que celles du précédent numéro. Ainsi, je n’ai pu en proposer que 18, mais celles-ci sont bien plus détaillées et fournies que celles du Hall Of All #2.

Normalement, il y aurait dû y avoir plusieurs articles d’une seule page, mais deux d’entre eux se sont mués en article de plusieurs pages. Par faute de temps, je n’ai pas réussi à en faire plus d’un. L’idée reste la même, et j’espère qu’on la retrouvera dans le prochain numéro.

Je vous souhaite en tout cas, après vous avoir contextualisé le tout, une très agréable lecture !

Sommaire

p2 : Avant-propos. p3 : Sommaire. p5 : Une Page. p9 : Articles. p10 : Le Live-Aid 1985 : la plus belle affiche de l’histoire ? p16 : A Beatles-Juice : la primauté baroque de Thanatos dans le destin des Fab Four.

p25 : Albums. p53 : Annales. p85 : Bibliographie.

Une Page

-- Histoire --

La théorie extraterrestre dans l’Antiquité

Gravure du XIXe siècle représentant Hipparque. (© North Wind Picture Archives / Alamy Stock Photo / National Geographic).

Avec les énormes progrès qui ont bouleversé le champ de l’astronomie et de la technologie à partir du XIXe siècle et l’explosion, qui en a résulté, de la littérature puis du cinéma de science-fiction, on pourrait penser que la croyance en l’existence de la vie ailleurs que sur Terre est relativement récente. En effet, si le bagage culturel de l’homme du XXe et du XXIe siècles est truffé d'œuvres faisant référence à cette idée, rares sont celles remontant au moins au XVIIIe siècle. De même, les déclarations d’observations d’OVNIs n’ont vraiment pullulé qu’à partir des années 1940.

“Dès qu’on parle des extraterrestres, les références qui viennent à l’esprit sont toujours datées, comme si la croyance en d’autres vies possibles dans l’univers portait la marque des années 60 aux années 80”.

Adèle van Reeth, France Culture, 18 mai 2021.

potentiels habitants. Un peu plus tard, dans les premières lueurs de notre ère, Plutarque déclarait que “rien ne prouve que la Lune ne puisse pas être habitée. Sa révolution douce et tranquille rend l’air qui l’environne léger”.

Aussi passionnantes soient-elles, ces différentes théories manquent toutefois de rigueur scientifique. Or, à la même période, des arguments parfaitement cohérents, rationnels et logiques permirent à un certain courant de pensée de démontrer la grande plausibilité de la vie extraterrestre…

Pour les atomistes, l’univers était aléatoirement constitué et mu par une infinité d’éléments minuscules et indivisibles : les atomes. La Terre et ses résidents n’existeraient donc qu’à la faveur d’une collision hasardeuse d’atomes. Il serait ainsi tout-à-fait absurde de voir la vie comme une exclusivité terrienne.

Pourtant, à bien y regarder, la question de l’existence de la vie en dehors de la “Planète bleue” ne semble aucunement relever d’un zeitgeist. Il s’agit en réalité d’une interrogation purement métaphysique, donc atemporelle : face à la voûte céleste, aussi immense que mystérieuse, nous ne pouvons qu’être envahis par l’imagination. De plus, nul besoin de progrès technologiques extraordinaires pour se poser la question suivante : en quel honneur la vie ne pourrait-elle pas exister ailleurs que chez nous ? De là découle une autre question : en quel honneur les Anciens auraient-ils ignoré ce problème ?

En fait, la question fut posée en tout temps, à des degrés divers bien évidemment. Ainsi, nombre de philosophes de l’Antiquité ont étudié l’éventualité de près.

“Un unique épi de blé dans un large champ est une idée aussi étrange qu’un unique monde dans un univers infini”.

Métrodore de Chio, IVe siècle av. JC. (source : Aétius).

L’interrogation leur vint notamment en contemplant le ciel.

Son énigmatique suprématie motiva et justifia certaines croyances religieuses : si le monde est si bien organisé et la voûte céleste si dominante, c’est sans-doute parce que le monde est tout ou partie régi par des forces supérieures agissant depuis les cieux.

“Ce n’est pas seulement le nombre des atomes, c’est celui des mondes qui est infini dans l’univers. Il y a un nombre infini de mondes semblables au nôtre et un nombre infini de mondes différents. En effet puisque les atomes sont en nombre infini, [...] il y en a partout, leur mouvement les portant même jusque dans les lieux les plus éloignés. Et d’autre part, toujours en vertu de cette infinité en nombre, la quantité d’atomes propres à servir d’éléments, ou, autrement dit, de causes, à un monde, ne peut être épuisée par la constitution d’un monde unique, ni par celle d’un nombre fini de mondes [...]. Il n’y a donc rien qui empêche l’existence d’une infinité de mondes”. Épicure (v. 342-341 av. JC - 270 av. JC), Lettre à Hérodote.

“Les hommes se sont très tôt interrogés sur la présence de la vie au-delà de notre atmosphère… [...] L’idée de la pluralité des mondes est aussi ancienne que l’humanité. Elle faisait partie intégrante des mythes et cosmogonies anciens car toutes les tribus primitives peuplèrent le ciel… Il ne s’agit toutefois pas d’un peuple céleste de nature humaine, mais plutôt d’une cohorte divine : le firmament est donc habité, quelle que soit la culture”.

Yaël Nazé, “Histoire de la pluralité des mondes”, SESP. Dans la mythologie égyptienne, le ciel était ainsi représenté par au moins deux divinités : Nout, déesse du ciel symbolisant la voûte céleste, et Horus, dieu du ciel dont les deux yeux seraient, incarnés par la Lune et le Soleil.

Mais indépendamment de la mythologie - cet ensemble de récits tenus pour vrais par les institutions et la majorité de la population d’une civilisation - certains penseurs antiques sentirent que les astres qu’ils observaient la nuit, la Lune en particulier, pouvaient très bien être habités. Anaxagoras et Xénophane de Colophon, deux grands philosophes présocratiques, crurent par exemple en l’existence de la vie sur l’”astre au front d’argent”. A en croire Cicéron, Xénophane proposa même une topographie et une description de ses

Or, si nous considérons que l’univers est infini, l’hypothèse la plus crédible n’est plus seulement celle d’une pluralité de mondes mais carrément celle d’une infinité de mondes. En effet, un univers infini implique par définition une infinité de combinaisons et de scénarii. Et cela, Epicure (v. 342 av. JC - 270 av. JC) l’a bien compris.

Principe de plénitude : idée selon laquelle un univers infini, parce qu’infini, contiendrait toutes les formes d’existence possibles.

Ainsi, tout ce qui relève de l’imagination existerait vraiment quelque part dans le firmament. Poète romain grandement influencé par la pensée d’Epicure, Lucrèce (Ier siècle av.

JC) prétendit ainsi qu’il “[devait] donc y avoir, dans d’autres régions, d’autres terres habitées par différentes tribus d’hommes et différentes variétés d’animaux”.

“On ne saurait soutenir pour nullement vraisemblable, quand de toutes parts s’ouvre l’espace vide et sans limites, quand des semences innombrables en nombre, infinies au total, voltigent de mille manières, animées d’un mouvement éternels, que seuls notre Terre et notre ciel aient été créés, et qu’au delà restent inactifs tous ces innombrables corps premiers. [...] Il te faut avouer qu’il existe ailleurs d’autres groupes de matière analogues à ce qu’est notre monde que, dans une étreinte jalouse, l’éther tient enlacé”.

Lucrèce (source : Yaël Nazé, SESP).

Articles

-- Musique --

Le Live-Aid 1985 : la plus belle affiche de l’histoire ?

Un même jour, une trentaine de superstars - trop grosses pour un festival - réparties dans deux enceintes distinctes. Voilà déjà de quoi rivaliser Woodstock niveau prestige. Mais s’il n’y avait que cela !

Freddie Mercury et Queen lors du Live-Aid. (© Neal Preston).

“[Le Live-Aid était] le premier vrai concert mondial. Les gens [...] ont senti qu’ils pouvaient vraiment aider à changer le monde”.

Graham Jones, CNN, 6 juillet 2005.

Lorsque l’on compare les listes “all-time” des plus grands festivals - ou performances issues de festivals - établies par les grands magazines musicaux, on ne peut qu’être frappé par la prépondérance de certains rassemblements n’ayant pourtant enregistré qu’une seule édition. Dans les 17 premières positions du “top 50 des plus grandes performances de festival de l’histoire” publié par Billboard en 2017, on trouve ainsi deux lives joués au festival pop de Monterey en 1967, dont celui d’Otis Redding (4e), et trois tenus à Woodstock en 1969, dont celui de Jimi Hendrix (1er).

Bondées et fort médiatisées, ces réunions iconiques et inédites, aux line-ups aberrantes, apparurent comme une occasion rêvée de mettre des idéaux précis en lumière et en valeur : si Monterey participa grandement à la popularisation de la culture hippie, Woodstock apparut à la fois comme le point d’orgue et le chant du cygne de ce même mouvement.

Peu de temps après ces deux rassemblements mythiques, une brillante idée germa dans la tête de quelques artistes : le format “festival” n'apparaissait-il pas comme le meilleur moyen de mettre la lumière sur un combat politique précis et urgent, et donc de récolter les fonds nécessaires pour le mener à bien ? Dès 1971, George Harrison organisa ainsi, au fameux Madison Square Garden, “le premier des grands concerts mondiaux en faveur d’une cause humanitaire” (Laurent Joffrin, 2009) : le Concert pour le Bangladesh. Un peu moins de dix ans plus tard, la même idée fut reprise par d’autres stars avec les Concerts for the People of Kampuchea (1979) et No Nukes: The Muse Concerts For a Non-Nuclear Future (1979).

Jouissant d’une affiche prestigieuse et de performances mémorables, ces trois événements ont considérablement marqué leur époque. Pourtant, quand on parle de concerts caritatifs, ce n’est pas à ceux-là que l’on pense en premier, mais plutôt au Live-Aid 1985. Ce festival, qu’avait-il de si singulier et d’exceptionnel pour être si bien entré dans la postérité, au point d’apparaître comme l’un des - si ce n’est le - plus grands rassemblements musicaux de l’histoire ?

Do They Know It’s Christmas ?

“Je pense que ce qui se produit en Afrique est un crime aux proportions historiques. Vous pénétrez dans [une hutte] [...] et vous sentez la méningite, la malaria et la typhoïde bourdonner dans l’air. Et vous voyez ces cadavres, gisant juste à côté des vivants… Dans certains camps, vous voyez 15 sacs de farine destinés à 27 500 personnes. Et c’est pour cela qu’on est là”.

Bob Geldof face aux membres de USA for Africa, 1985.

De 1983 à 1985, l’Ethiopie fut frappée par une famine aux proportions bibliques. Coûtant la vie à près de 1,2 millions de personnes selon l’historien David Wolde Giorgis, ce drame connut alors une couverture médiatique notable en Occident. L’opinion publique américaine et européenne fut ainsi choquée par les reportages diffusés aux heures de grande écoute.

“Dans quelques heures, ce bébé sera mort, c’est une certitude. Comme celui-là, ils sont plus de 500 000 entassés ici dans ce camp, au nord d’Addis-Abeba. La famine de cette année est l’une des plus grandes du siècle. Ils meurent en masse depuis six mois”.

Le Journal de 20H, France 2, 30 novembre 1984.

Dans l’optique de pousser la sensibilisation d’un cran et de récolter le plus de fonds possible, l’idée vint dans les quatre coins du monde de réunir des bataillons d’artistes populaires afin d’enregistrer des hymnes rassembleurs : ●

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En novembre 1984, le supergroupe Band Aid ouvrit la danse avec le single “Do They Know It’s Christmas?”. Dans ce tube écrit par Bob Geldof, le leader des Boomtown Rats, et Midge Ure, celui d’Ultravox, on pouvait successivement entendre Paul Young, Boy George, George Michael, Simon Le Bon, Sting, Tony Hadley et Bono. Bonus : le batteur ici n’était nul autre que Phil Collins.

En mars 1985, USA for Africa prit le flambeau avec le “We Are The World”, un tube réunissant un nombre impressionnant de superstars, parmi lesquelles Ray Charles, Bob Dylan, Daryl Hall, Michael Jackson, Billy Joel, Cyndi Lauper, Willie Nelson, Lionel Richie, Diana Ross, Paul Simon, Bruce Springsteen, Tina Turner, Dionne Warwick ou encore Stevie Wonder, le tout sous la houlette de Quincy Jones et d’après une idée de Harry Belafonte, bien sûr inspiré par Bob Geldof.

En avril 1985, le collectif hispanique Hermanos enregistra le morceau “Cantaré, cantarás”. On pouvait notamment y entendre Irene Cara, Vikki Carr, Gal Costa ou encore Julio Iglesias.

En avril 1985, toujours, le supergroupe français Chanteurs sans frontières sortit “Ethiopie”, une chanson réunissant, parmi tant d’autres, JeanLouis Aubert, Hugues Aufray, Axel Bauer, Michel Berger, Francis Cabrel, Julien Clerc, France Gall, Jean-Jacques Goldman, Renaud, Alain Souchon ou Laurent Voulzy.

En mai 1985, enfin, des stars canadiennes, réunies sous le nom de Northern Lights, proposèrent leur propre hymne : “Tears Are Not Enough”. Dans le lot, on trouvait alors Bryan Adams, Joni Mitchell et Neil Young.

Si tous ces singles se vendirent très bien, et permirent donc de récolter des sommes considérables pour venir en aide aux victimes de la famine éthiopienne, Bob Geldof et Midge Ure comprirent bien qu’il était tout-à-fait possible d’aller encore plus loin, de pousser au maximum le curseur de la sensibilisation.

Vint ainsi l’idée d’organiser un événement colossal, retransmis en direct dans le monde entier et réunissant les artistes les plus populaires de l’histoire et de l’époque : le Live-Aid.

“This is your Woodstock”

“Dans quelques heures, ce bébé sera mort”. (© France 2 / INA).

Voyant définitivement les choses en grand, Bob Geldof a rapidement conçu l’événement comme un double-concert simultanément tenu au stade de Wembley à Londres et au John F. Kennedy Stadium à Philadelphie.

Grâce à cette idée, le Live-Aid est ainsi apparu comme un concert mondial, se déroulant de part et d’autre de l’Océan Atlantique, sur deux continents différents. En outre, cette organisation particulière a permis d’allonger la durée de l’évènement puisque la capitale britannique et la “ville de l’amour fraternel” étaient séparées par un décalage horaire de cinq heures.

Phil Collins, fraternité et concorde entre Londres et Philly.

Top 6 des collaborations exceptionnelles du Live-Aid (partie Wembley).

1. Sting, Phil Collins, Branford Marsalis (15h20).

Après avoir interprété, aux côtés du clarinettiste Branford Marsalis, les morceaux “Roxanne” et “Driven to Tears”, Sting introduisit Phil Collins qui se plaça alors au piano.

S’ensuivit un échange de politesses. Phil Collins joua, seul au clavier, “Against All Odds (Take a Look at Me Now)”, puis Sting joua, seul à la gratte, “Message in a Bottle”. Pour finir, les trois hommes jouèrent ensemble “Long Long Way to Go” et “Every Breath You Take”.

Phil Collins et Sting à Wembley. (© PA Images / Alamy Stock Photo).

Si le Live-Aid était déjà une journée peu banale pour les participants et les observateurs, elle le fut encore moins pour Phil Collins. Son cas est en effet singulier et saisissant…

A Wembley, le musicien se présenta au piano, vers 15h25, pour interpréter en solo ses classiques “Against All Odds (Take a Look at Me Now)” et “In the Air Tonight”, puis pour jouer, aux côtés de Sting, les titres “Long Long Way to Go” de son propre répertoire et “Every Breath You Take” du répertoire de The Police.

Mais une fois leur prestation terminée, Phil Collins fit tout sauf s’éterniser sur les lieux. L’artiste fila aussitôt pour prendre un Concorde direction Philadelphie. C’est ainsi que moins de neuf heures après avoir quitté la scène de Wembley, il se retrouva à la batterie pour accompagner Eric Clapton sur “Layla” devant les 89 000 spectateurs du John F. Kennedy Stadium. Mais bien évidemment, le leader de Genesis ne fit pas le vol pour n’être qu’un sideman le temps d’un morceau. Une fois le tube de Derek and the Dominos terminé, “Slowhand” lui laissa la place pour qu’il interprète à nouveau, seul au piano, “Against All Odds (Take a Look at Me Now)” et “In the Air Tonight”. Dans la foulée, on le retrouva même à la batterie pour accompagner Robert Plant et Jimmy Page sur “Rock and Roll”, “Whole Lotta Love” et “Stairway to Heaven”. Pour lui comme pour les ex-membres de Led Zeppelin, cette dernière prestation fut toutefois tout-à-fait oubliable.

“Vous pouviez sentir que je n’étais pas le bienvenu. Si j’avais pu partir, je l’aurais fait. [...] C’était un désastre, vraiment. La voix de Robert n’était pas au top et Jimmy était tout simplement ailleurs. Ce n’est pas de ma faute si c’était de la merde”.

Phil Collins. (source : Blabbermouth).

Tenu le 13 juillet 1985, le Live-Aid dura plus de 16 heures.

S’ouvrant à 12h00 à Londres, alors qu’il n’était que 07h00 à Philadelphie, il s’acheva peu après 23h00 à Philadelphie, alors qu’il était 04h00 passé à Londres…

Mais en réalité, le décalage horaire ne rallongea pas grandement l’événement puisque le public du John F. Kennedy Stadium put assister dès 09h00 au passage de Joan Baez.

L’enceinte philadelphienne vrombit ainsi pendant plus de quatorze heures.

2. Bryan Ferry et David Gilmour (16h10).

Pour son passage au Live-Aid, Bryan Ferry choisit de jouer des slows quelque peu planants, tels que “Jealous Guy” ou “Slave to Love”. Il allait donc de soi de proposer à David Gilmour, le guitariste de Pink Floyd, de l’accompagner. S’il était porté par la voix de crooner de l’ex-frontman de Roxy Music, le passage était ainsi ponctué par de petits solos de Gilmour.

3. Dire Straits et Sting (18h00). Énorme tube de Dire Straits, “Money For Nothing” apparaît presque comme un duo entre Mark Knopfler et Sting tant la voix de l’ex-leader de The Police est omniprésente dans le single. Or, Sting était présent au Live-Aid, et Dire Straits également. C’est ainsi quasi sans surprise qu’à peine trois heures après avoir partagé la scène avec Phil Collins, Sting se re-présenta devant les 72 000 spectateurs du stade de Wembley pour donner la réplique à “l’homme tranquille du rock”.

4. Elton John, Kiki Dee et Wham! (21h35).

Lors de son - long - passage, Elton John décida d’enchaîner les collaborations. Invitant Kiki Dee pour interpréter leur succès “Don’t Go Breaking My Heart”, l’artiste introduisit dans la foulée le duo Wham! pour jouer “Don’t Let The Sun Go Down On Me”.

5. Paul McCartney, Bob Geldof, David Bowie, Alison Moyet et Pete Townshend (21h50).

A la base, Paul McCartney devait jouer la chanson “Let It Be” en solo. Finalement, en raison d’un problème de micro mais aussi dans le but d’exacerber la communion avec le public, Bob Geldof, David Bowie, Alison Moyet et Pete Townshend montèrent sur scène pour lui prêter main-forte.

Ce chœur improvisé ne sonnait pas très très juste, avec un David Bowie qui avait l’air de mal connaître la chanson.

Qu’importe, l’intervention créa une belle image de fraternité et s'inscrivit durablement dans les mémoires.

6. Band Aid (22h00).

Dans la foulée du passage de McCartney et de ses guests impromptus, le Live-Aid se conclut par un impressionnant bouquet final : tous les artistes s’étant produits plus tôt dans la journée revinrent sur scène pour entonner l’hymne du Band Aid, “Do They Know It’s Christmas”. D’un côté de la scène, le public pouvait ainsi voir George Michael, Bob Geldof, Bono et Freddie Mercury autour d’un même micro, et de l’autre côté Roger Daltrey, Elton John et Sting dans une disposition similaire.

Top 7 des collaborations exceptionnelles du Live-Aid (partie Philadelphie).

1. George Thorogood and the Destroyers, Bo Diddley et Albert Collins (13h25).

George Thorogood avait bien envie de mettre en avant de vieilles légendes du blues à l’occasion de son passage au Live-Aid. Sa bande joua ainsi “Who Do You Love?” avec Bo Diddley puis “Madison Blues” avec Albert Collins.

2. Ashford & Simpson et Teddy Pendergrass (16h00).

Grande vedette de la Philadelphia Soul, Teddy Pendergrass fut victime en 1982 d’un accident de la route qui le rendit tétraplégique. Trois ans plus tard, il fit son retour sur scène de la plus belle des manières, en se produisant chez lui, aux côtés de Ashford & Simpson, pour interpréter un titre que ce couple avait écrit pour Diana Ross en 1970.

3. Madonna, Thompson Twins et Nile Rodgers (16h30 et 19h20).

Se renvoyant la balle, Madonna et les Thompson Twins s’invitèrent mutuellement sur scène à la fin de leur passage respectif. A chaque fois, Nile Rodgers était là.

4. Hall & Oates, Eddie Kendricks et David Ruffin (22h00).

En 1985, cela faisait plus d’une décennie que le tandem philadelphien Hall & Oates enchaînait les succès, de “She’s Gone” (1973) à “Out of Touch” (1984). Dès lors, les deux hommes avaient largement de quoi retourner leur ville.

Pourtant, sur les six titres qu’ils jouèrent au Live-Aid, seuls les deux premiers provenaient de leur propre discographie.

Les quatre suivants étaient tirés de celle des Temptations, et chantés par deux ex-membres de ce groupe mythique : Eddie Kendricks et David Ruffin, Daryl Hall et John Oates se muant eux-mêmes en chœurs. Le public eut ainsi le droit à “Get Ready”, chanté par Eddie Kendricks, et à “Ain’t Too Proud to Beg”, interprété par David Ruffin. Et en clou du spectacle, il eut le droit à “My Girl”, bien sûr…

Mais si l’événement durait une journée entière, le public n’eut en fait jamais vraiment le temps de s’ennuyer.

Il faut en effet savoir que les artistes ne s’éternisaient pas sur scène, leur passages ne dépassant presque jamais la demi-heure.

D’une part, cette stratégie permettait de densifier l’affiche.

D’autre part, elle poussait les stars à jouer en priorité leurs plus grands succès ou bien des hymnes fraternels. Ainsi, les trois titres joués par Black Sabbath, dont le passage au John F. Kennedy Stadium ne dura que quinze minutes, étaient “Children of the Grave”, “Iron Man” et “Paranoid”. De son côté, Elvis Costello choisit de chanter l’hymne “All You Need Is Love” des Beatles au lieu de piocher dans son propre répertoire.

En atteste la remarquable décision prise par Elvis Costello, le maître-mot du Live-Aid était la fraternité.

L’événement fut donc loin de se résumer à une succession sommaire de vedettes. Il s’agissait en fait d’une occasion parfaite pour créer des collaborations exceptionnelles, sans précédent…

Comme en attestent les deux listes ci-contre, on retrouva au Live-Aid une quantité astronomique de superstars et de figures tutélaires de la musique populaire anglo-saxonne des années 1950 - 1980, de telle sorte qu’il paraît presque plus pertinent de se demander qui ne s’y trouvait pas, plutôt que de se demander qui s’y trouvait…

C’est bien simple. En 2011, le Rolling Stone a publié le Top 100 des plus grands artistes de l’histoire (artistes solos et groupes confondus). Eh bien, pas moins de 27 artistes ou groupes figurant dans ce classement furent présents ou représentés sur l’une des deux scènes du Live-Aid en ce samedi 13 juillet 1985.

5. Mick Jagger et Tina Turner (22h30).

Apparaissant comme deux des plus grands entertainers et sex-symbols de l’histoire de la musique pop, Mick Jagger et Tina Turner ne pouvaient qu’offrir un show historique…

Sensuel et déchaîné, le duo s’offrit du bon temps sur deux titres issus du répertoire de Jagger : “State of Shock” et “It’s Only Rock ‘n Roll (But I Like It)”.

6. Bob Dylan, Keith Richards et Ronnie Wood (22h40).

Une pierre qui roule peut en cacher deux autres. Afin de jouer trois morceaux folks issus de ses premiers albums mais pas “Like a Rolling Stone” - Bob Dylan décida de s’entourer des deux guitaristes attitrés des Rolling Stones.

7. USA for Africa (22h55).

Si le Band Aid conclut le show à Wembley par un grandiose bouquet final, le Live-Aid n’était alors pas encore terminé.

C’est à USA for Africa, cinq heures plus tard, qu’advint en fait la responsabilité de clore cet événement historique. La barre fut alors mise encore plus haut avec “We Are the World”. En plus des artistes qui avaient déjà joué dans la journée sur la scène du John F. Kennedy Stadium, on trouva donc des noms ayant participé à l’enregistrement du tube, comme Harry Belafonte, Dionne Warwick et Lionel Richie.

Bono, Paul McCartney et Freddie Mercury lors du bouquet final à Wembley. (© Staff / Daily Mirror / Mirrorpix / Getty Images).

Le Top 100 des plus grands artistes de l’histoire établi par le Rolling Stone en 2010 100

Talking Heads

75

Eagles

50

The Band

25

Fats Domino

99

Carl Perkins

74

Hank Williams ✝

49

Elton John

24

Jerry Lee Lewis

98

Curtis Mayfield

73

Radiohead

48

Run-DMC

23

Bruce Springsteen

97

R.E.M.

72

AC/DC

47

Patti Smith

22

U2

96

Diana Ross & The Supremes

71

Frank Zappa

46

Janis Joplin ✝

21

Otis Redding ✝

95

Lynyrd Skynyrd

70

The Police (Sting)

45

The Byrds (David Crosby)

20

Bo Diddley

94

Nine Inch Nails

69

Jackie WIlson ✝

44

Public Enemy

19

The Velvet Underground

93

Booker T. and the MGs

68

The Temptations (Eddie Kendricks et David Ruffin)

43

Sly and the Family Stone

18

Marvin Gaye ✝

92

Guns n’ Roses

67

Cream (Eric Clapton)

42

Van Morrison

17

Muddy Waters ✝

91

Tom Petty

66

Al Green

41

The Doors

16

Sam Cooke ✝

90

Santana

65

The Kinks

40

Simon and Garfunkel

15

Stevie Wonder

89

The Yardbirds (Jimmy Page et Eric Clapton)

64

Phil Spector

39

David Bowie

14

Led Zeppelin

88

Jay-Z

63

Tina Turner

38

John Lennon ✝

13

Buddy Holly ✝

87

Gram Parsons ✝

62

Joni Mitchell

37

Roy Orbison

12

The Beach Boys

86

Tupac Shakur

61

Metallica

36

Madonna

11

Bob Marley ✝

85

Black Sabbath

60

The Sex Pistols

35

Michael Jackson

10

Ray Charles

84

James Taylor

59

Aerosmith

34

Neil Young

9

Aretha Franklin

83

Eminem

58

Parliament and Funkadelic

33

The Everly Brothers

8

Little Richard

82

CCR

57

Grateful Dead

32

Smokey Robinson

7

James Brown

81

The Drifters

56

Dr. Dre

31

Johnny Cash

6

Jimi Hendrix ✝

80

Elvis Costello

55

Eric Clapton

30

Nirvana

5

Chuck Berry

79

The Four Tops

54

Howlin’ Wolf ✝

29

The Who

4

The Rolling Stones (Mick Jagger, Ronnie Wood, Keith Richards)

78

The Stooges

53

The Allman Brothers Band

28

The Clash

3

Elvis Presley ✝

77

Beastie Boys

52

Queen

27

Prince

2

Bob Dylan

76

The Shirelles

51

Pink Floyd (David Gilmour)

26

The Ramones

1

The Beatles (Paul McCartney)

Présent/représenté au Live-Aid

Actif en 1985 mais absent

Non-actif en 1985

✝ Mort avant 1985

On pourrait croire que seuls les passages d’un artiste à l’autre pouvaient constituer un creux lors de l’événement.

Mais là encore, le public était servi. Il faut d’abord savoir que les transitions étaient la plupart du temps rapides et fluides. Il faut en outre savoir que les artistes se voyaient introduits par d’autres célébrités, issues pour leur part du du cinéma ou de la télévision.

Le public du John F. Kennedy Stadium put ainsi voir Jack Nicholson, Chevy Chase ou encore Bette Midler monter à plusieurs reprises sur scène pour annoncer un artiste.

Grâce à son organisation, son affiche et son contenu, le Live-Aid fut inévitablement inoubliable pour les fans qui étaient présents à Londres ou Philadelphie.

Mais l’événement rencontra également un invraisemblable succès en termes d’audience. Pour CNN, Graham Jones a carrément parlé d’un total de 1,9 milliard de spectateurs, soit près de 40% de la population mondiale de l’époque (4,8 milliards d’âmes en 1985). Cette extraordinaire couverture permit ainsi de récolter 127 millions de dollars…

-- Musique --

A Beatles-Juice : la primauté baroque de Thanatos dans le destin des Fab Four “Plus populaires que Jésus”, les Beatles étaient promis à une aventure homérique, aux proportions bibliques. Bien inspirée par les Testaments, la Faucheuse sut comment rythmer l’épopée.

La couverture de Beatles for Sale, mélancolie automnale contrastant avec des traits encore chérubins. (© Parlophone).

Le 4 décembre 1964, moins de cinq mois après la sortie de Hard Day’s Night et moins d’une grossesse avant celle de Help !, sortit Beatles for Sale, un album notamment porté par les tubes “No Reply” et “Eight Days A Week”. Telle une vanité vermeille, sa couverture exhibait des chérubins tout vêtus de noir, le regard sombre et fataliste. Aux pieds des quatre jeunes garçons dans le vent, dont l’aîné, Ringo Starr né le 7 juillet 1940 - n’avait pas encore atteint le cap du quart de siècle, les feuilles mortes se ramassaient à la pelle…

Vingtenaires au teint jouvent, les Beatles n’étaient pas pour autant d’éternels enfants baignés dans l’innocence. En réalité, ces prodiges opulents savaient déjà bien - de par leur expérience personnelle - combien la vie n’était pas un long fleuve tranquille, et combien la faucheuse pouvait se révéler gourmande. Ce qu’ils ignoraient en revanche, c’est que cette dernière leur réservait un traitement bien lourd et singulier. Mais en quoi peut-on affirmer que la mort joua un rôle central dans l’épopée des quatre garçons dans le vent ?

“Let It Be, Let It Be”…

“When I find myself in times of trouble, Mother Mary comes to me, Speaking words of wisdom, let it be.

And in my hour of darkness, She is standing right in front of me, Speaking words of wisdom, let it be [...]

And when the night is cloudy, There is still a light that shines on me, Shinin’ until tomorrow, let it be.

I wake up to the sound of music, Mother Mary comes to me, Speaking words of wisdom, let it be”.

The Beatles (Paul McCartney), “Let It Be”, 1970.

Comme on l’a laissé entendre, les Beatles nouèrent très tôt un lien spécial avec la mort. En 1956, Paul McCartney vit sa mère succomber à un cancer du sein. Elle avait 46 ans, lui en avait 14. Deux ans plus tard, Julia Lennon se fit mortellement percuter par la voiture d’un policier ivre. Elle avait 44 ans, John en avait 17.

Ces pertes inspirèrent l’écriture de “Let It Be” (1970) chez l’un et celle de “Julia” (1968) chez l’autre. Ce n’est pas non plus un hasard si le fils de John et Cynthia Lennon, né en 1963, fut nommé Julian.

“Half of what I say is meaningless, But I say it just to reach you, Julia…

Julia… Julia…

Ocean childs calls me, So I sing the song of love, Julia”.

The Beatles (John Lennon), “Julia”, 1968.

Hélas, il ne faut pas croire pour autant que les deux leaders du groupe eurent bien plus le temps de profiter de la présence de leur père. En 1976, le tandem trentenaire était déjà orphelin. Si Jim McCartney n’était plus très jeune (73 ans) lorsqu’il passa l’arme à gauche, Alfred Lennon n’avait que 63 ans lorsque le cancer de l’estomac le terrassa.

Par rapport aux cas que l’on vient de citer, le traitement que la Faucheuse accorda aux parents de George Harrison et Ringo Starr se révéla bien moins cruel. Mais par rapport à l’espérance de vie du Royaume-Uni, il fut tout de même sévère. Il faut effectivement savoir que des huit parents des Fab Four, Jim McCartney fut celui qui vécut le plus longtemps, alors qu’il avait à peine dépassé l’espérance de vie masculine du pays lorsqu’il rendit son dernier soupir.

Une anomalie comparativement aux autres parents… En effet, du côté Harrison, Louise décéda en 1970 à 59 ans, et Harold en 1978 à 68 ans. Du côté de Ringo Starr, Richard Starkey décéda en 1981 à 68 ans et Elsie Gleave en 1987 à 72 ans.

Toutefois, la famille proche, même nucléaire, ne se réduit pas aux seuls parents, ce que la Faucheuse comprit plutôt bien avec les Beatles. C’est ainsi qu’elle frappa deux grands coups à la fin de la décennie 1990. En 1997, Maureen Cox, qui fut la femme de Ringo Starr de 1965 à 1975, succomba à une leucémie à l’âge de 48 ans. L’année suivante, Linda McCartney, épouse de Paul depuis 1969, périt d’un cancer du sein à l’âge de 56 ans.

Linda et Paul McCartney en 1973. (© Michael Ochs).

Ô combien prématurées et douloureuses, ces nombreuses pertes furent toutefois loin d’attenter à la carrière des Fab Four, la musique pouvant apparaître comme un refuge - Paul McCartney se plongeant dans la pratique musicale à la suite de la disparition de sa mère - ou comme la plus belle façon de rendre hommage à l’être cher… Cependant, la Faucheuse ne se contenta guère d’éprouver la vie des Beatles en décimant leur famille : elle s’immisça aussi dans leurs affaires et transforma à maintes reprises le cours de leur carrière.

“They’re going to crucify me” Dès leurs tout débuts, les Beatles furent terrifiés par l’idée de la mort. Mais il n’agissait aucunement d’une névrose obsessionnelle à la Woody Allen. Non, ici, la peur était tout à fait rationnelle, justifiée et bien nourrie.

Mêlée à une malheureuse suite de quiproquos et d’actes manqués, leur inédite et irrépressible popularité les plaça à plusieurs reprises dans une situation quelque peu délicate, pour ne pas dire périlleuse : les Fab Four essuyèrent moult fois les assauts de fans fort intrusifs et d’affables furieux baignant dans le ressentiment. Dans un cas comme dans l’autre, une sécurité modique engageait considérablement leur pronostic vital. Déjà qu’avec une sécurité conséquente, les Beatles frisèrent quelques fois la correctionnelle…

Le premier incident notable survint dès 1964 et n'inquiéta alors que Ringo Starr. Alors que le groupe était sur le point de se produire à Montréal, le batteur reçut des menaces de mort provenant d’antisémites qui croyaient qu’il était juif.

Comme Michael Seth Starr l’indiqua dans la biographie qu’il lui consacra, Ringo : With a Little Help (2015), “Ringo et ses partenaires étaient [déjà] habitués aux menaces. Elles faisaient partie intégrante du territoire. Mais celle-là était différente de par son ton sinistre”. Totalement terrifié, bien que la sécurité fût renforcée en conséquence, le doyen des Beatles retourna ses cymbales en guise de protection de

fortune et joua tout le concert recroquevillé derrière son arsenal. Ce fut, naturellement, “le pire concert de [sa] vie”.

Visant un seul Beatles sur les quatre et n’ayant aucune conséquence, l’épisode montréalais ne fut en réalité qu’un léger avant-goût, sans commune mesure avec la suite de leur carrière…

“Aussi réussie la visite fut-elle, elle donna lieu à quelques problèmes bien délicats. [...] La salle avait été occasionnellement utilisée pour des pratiques moins nobles [que les arts martiaux], mais jamais pour quelque chose d’aussi étranger à l’esprit martial japonais qu’un concert à base de guitares électriques. Les grommellements à ce sujet accouchèrent rapidement d’une vague d’opposition publique de la part de nationalistes qui clamèrent que le Budokan allait être désacralisé et annoncèrent qu’ils viendraient de force pour le protéger. [...] Plus menaçants, des opposants fanatiques du groupe, et de tout qu'il était supposé défendre, avaient menacé d’assassiner ses membres”.

Dudley J. Cheke, mémo adressé au ministère britannique des Affaires étrangères, 15 juillet 1966.

La semaine suivante, lors de leur passage aux Philippines, les Beatles eurent le malheur d’éconduire poliment Imelda Marcos - la femme du président Ferdinand Marcos - qui les invitait à un petit-déjeuner et souhaitait qu’ils offrent un petit concert privé au sein du Palais présidentiel. Plus de 200 personnes avaient alors été conviées…

Bien contrôlée par l’appareil étatique, la presse exhiba des images d’enfants en larmes, de chaises vides, martelant l’idée selon laquelle les Beatles ne respectaient pas le chef d’Etat philippin et ipso facto sa population, très attachée à la famille présidentielle.

Si les quatre garçons dans la tourmente parvinrent tout de même à honorer les deux concerts qu’ils devaient tenir le jour même au Rizal Memorial Football Stadium, les choses se gâtèrent sérieusement une fois le travail accompli. Plus vraiment bienvenus et sereins sur le territoire philippin, les Beatles durent se soumettre à un parcours du combattant grandeur nature, aux airs de Battle Royale, avant de pouvoir se défaire de la plaque “perle des mers d’orient”...

Sur la route entre l’hôtel et l’avion, une futaie de bâtons fut proprement calée dans les roues de l’échappée :

La tournée canadienne des Beatles fut une commodité si on la compare aux éreintantes tournées japonaise, philippine et états-unienne de l’été 1965. (© Nintendo / Photofiltre).

En effet, à peine deux ans plus tard, le regard des Fab Four avait un peu changé : après des passages bien éprouvants et anxiogènes au Japon, aux Philippines et aux Etats-Unis, la métropole québécoise apparaissait désormais comme un charmant havre de paix aux yeux des quatre garçons dans la tourmente - sans exception cette fois !

Le premier incident se produisit fin-juin 1966, au “Pays du Soleil Levant”. Complexe colossal inauguré deux ans plus tôt à l’occasion des Jeux Olympique de Tokyo, le Nippon Budokan ouvrait, pour la première fois de son histoire, ses portes à un groupe de rock.

Or, aux yeux de nombreux Japonais, le Nippon Budokan était un lieu dévolu à la spiritualité, aux arts martiaux et au recueillement, tout l’inverse de la perversion et du tapage que les Fab Four venaient soi-disant semer. De plus, toujours profondément traumatisés par Little Boy et Fat Man (6 et 9 septembre 1945), les Japonais ne portaient plus tous les Occidentaux dans leur cœur.

Les Beatles reçurent ainsi un florilège de menaces de mort et furent obligés de se déplacer avec une sécurité plus que renforcée : au total, près de 35 000 forces de l’ordre furent mobilisées, ou du moins mises en alerte, d’après Dudley J. Cheke, le chargé d’affaires de l’ambassade britannique.

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Lorsque les Beatles tentèrent de prononcer des excuses publiques à la télévision, un problème technique rendit le message inaudible.

Alors qu’ils avaient été escortés au Japon par l’équivalent de la population liechtensteinoise, la sécurité déployée aux Philippines se révéla bien trop maigre.

A leur arrivée à l’aéroport de Manille, l’escalator arrêta soudainement de fonctionner.

“Je pensais que c’était l’escorte policière habituelle”, Franklin Cartoon 1588 du 6 juillet 1966. (© Mirrorpix / Getty Images).

Dans les derniers mètres, comme sur une montée du Tour de France, les Beatles durent se frayer un chemin au milieu d’une foule en furie, cibles d’un robuste molestage auquel même des policiers prirent part. Une fois arrivés dans le zinc, les Fab Four embrassèrent ardemment leurs sièges, comme l’a confié McCartney.

Toutefois, les autorités philippines ne tolérèrent le départ des Beatles qu’à condition qu’ils rendent l’argent qu’ils avaient gagné grâce à leurs deux représentations, ce que le manager du groupe, Brian Epstein, fut contraint de faire.

“Il a essayé de nous tuer, le président Marcos. [...] Ils ont lancé la foule sur nous et ont essayé de nous tabasser”.

George Harrison, pour le Today Show de NBC, avril 1986.

Brian Epstein, a Liverpudlian in the Sky with Diamonds

La une du Manilla Bulletin du 4 juillet 1966 était quelque peu salée !

Brian Epstein, 5e Beatles ou père des Beatles ? (© Mirrorpix).

A l’évocation de son nom, les qualifications honorifiques abondent : pour les uns il était le “cinquième Beatles”, pour les autres il était carrément le “père des Beatles”. Quoiqu’il en soit, Brian Epstein joua un rôle crucial et éminent dans l’éclosion et la réussite du groupe liverpuldien.

Grand visionnaire ou homme tombé à pic - vous ferez votre choix -, le manager repéra et géra le groupe dès 1961. A ce moment-là, ces adolescents étaient encore mal connus en dehors de Liverpool, et leur batteur était encore Pete Best.

Plaçant les Fab Four dans un fauteuil pour qu’ils n’aient à penser qu’à leur musique, Brian Epstein soigna l’image du groupe, le rendit accessible au grand public, décrocha ses premières signatures et organisa ses déplacements.

Personnage fragile et torturé, le manager des Beatles était hélas un toxicomane notoire. Alcoolique dans un premier temps, ce avant de découvrir les amphétamines et le LSD, Epstein fut achevé par une surdose de barbituriques le 27 août 1967. Il n’avait alors que 32 ans.

Comme orphelins, les “quatre garçons dans le vent” furent terriblement meurtris et déboussolés par cette disparition foudroyante.

“J’ai compris que nous étions dans une épineuse situation.

Je ne savais pas vraiment si nous étions capables de faire autre chose que de la musique. J’avais peur”.

John Lennon, pour le Rolling Stone, 8 décembre 1970.

Mais Help !, ce n’est pas Argo (2012) : le fait de parvenir à fuir les Philippines ne résolut pas tous les problèmes des Beatles, loin de là... Dès le mois suivant, les Fab Four se trouvèrent sous le feu d’une polémique encore plus pénible et anxiogène que les deux précédentes réunies !

En mars 1966, The Evening Standard, un célèbre quotidien britannique, avait innocemment publié une interview de John Lennon dans laquelle l’artiste exposait ses vues sur la religion. Dissertant à un moment sur la déliquescence du christianisme dans son pays, il en était venu à affirmer que les “quatre garçons dans le vent” étaient devenus “plus populaires que Jésus”. Reflet de son époque, la déclaration ne fit pas couler d’encre chez les Britanniques et l’entrevue fut peinardement oubliée.

“Le christianisme s’en ira. Il disparaîtra et décroîtra. Je ne veux pas discuter de cela. J’ai raison et l’avenir le prouvera.

Aujourd’hui, nous sommes plus populaires que Jésus. Je ne sais pas qui disparaîtra en premier, le rock’n’roll ou le christianisme. Jésus était un type bien, mais ses disciples étaient bêtes et ordinaires. A mes yeux, ils ont tout déformé et décrédibilisé”.

John Lennon pour The Evening Standard, 1966.

Or, la situation britannique était assez différente de celle des autres pays à racines chrétiennes. Si l’article ne heurta - ou n’atteignit - visiblement pas l’Allemagne, le Japon et les Philippines, on ne peut pas dire qu’il laissa de marbre la population états-unienne, encore moins celle de la Bible Belt. Or, il était convenu que les quatre garçons dans le vent honorent 18 concerts sur le continent nord-américain entre le 12 et le 29 août 1966.

Bible Belt : zone géographique - correspondant grosso modo aux anciens États confédérés d’Amérique - marquée par une part notable d’habitants se présentant comme des protestants rigoristes, c’est-à-dire suivant rigoureusement les préceptes de leur religion.

“How does a Beatle live”, un article qui passa crème au Royaume-Uni mais qui déchaîna les foules aux Etats-Unis…

Le périple des Beatles aux Etats-Unis dans un contexte de polémique religieuse (ne sont pas pris en compte les concerts tenus au Canada).

Un malheur n’arrivant - définitivement - jamais seul avec les Beatles, la polémique n’éclata qu’en août. La tension était ainsi bien fraîche et donc particulièrement bouillante. Lors de leur nouveau périple, les Beatles eurent ainsi le privilège de goûter à une gastronomie bien salée concoctée avec soin par une partie de la population du sud-est états-unien, notamment par un groupe qui n’était pas réputé pour faire dans la dentelle : le Ku Klux Klan. Au menu : autodafés, menaces de mort, lancers de pétards en plein concert…

Sans grande surprise, les Beatles se sentirent en danger pendant certains concerts.

Autodafé organisé par la station de radio WAYX en Géorgie en août 1966. (© United Press International).

“Une nuit, pendant un concert quelque part dans le Sud, quelqu’un a lancé un pétard sur la scène. On avait menacé de nous abattre, le Klan brûlait les disques des Beatles à l’extérieur et un tas de mômes aux cheveux en brosse se ralliaient à lui. Quelqu’un a lancé un pétard et on s’est tous regardés parce que chacun de nous a cru qu’un des autres s’était fait tirer dessus. Une ambiance épouvantable !”

John Lennon. (source : The Beatles Anthology, 2000, p.227).

Huile d’eau faisant déborder le vase, cette traumatisante expérience constitua un véritable tournant dans l’histoire du groupe : alors qu’ils tournaient incessamment depuis 1961, le concert du 29 août 1966 apparut comme l’avantdernière représentation publique des Beatles, l’ultime étant le culte et singulier Rooftop Concert du 30 janvier 1969.

“Je ne voulais plus tourner, surtout après avoir été accusé d’avoir crucifié Jésus - alors que je n’avais rien fait d’autre qu’une remarque désinvolte - et après avoir dû endurer le Klan à l’extérieur et les pétards à l’intérieur. Je ne pouvais pas en supporter davantage”.

John Lennon. (source : The Beatles Anthology, 2000, p.228).

Malgré le passage du temps, Lennon continua de sentir qu’il était la cible de fanatiques religieux. Or, la peur n’évite pas le danger…

Protestations contre les Beatles du côté de San Francisco.

“You know, they didn’t even give us a chance.

Christ, you know it ain’t easy, You know how hard it can be.

The way things are going, They’re gonna crucify me”.

The Beatles (John Lennon), “The Ballad Of John and Yoko”, 1969.

The Tale of Scrotie McBoogerballs Né en 1955 en Géorgie, dans la Bible Belt donc, Mark David Chapman se prit la Beatlemania en pleine face lorsqu’il entra dans la préadolescence. Grand fan du groupe goûtant à la fin des années 1960 aux plaisirs psychédéliques et à un mode de vie quelque peu anarchiste, Chapman devint born again dès 1971 tout en continuant à admirer la horde de John Lennon.

Panneau à Beaver Meadows, en Pennsylvanie. (© Associated Press).

Born again : chez les chrétiens évangéliques, renaissance, régénération spirituelle allouée par le Saint-Esprit et ressentie par une personne après qu’elle se soit repentie et “réconciliée” avec Dieu.

Nonobstant, les années 1970 se présentèrent comme une décennie de lente dépravation pour le jeune homme. S’en voulant profondément d’avoir trompé sa compagne, Mark David Chapman sombra rapidement dans l’alcoolisme et, par voie de conséquence, dans la folie. En 1977, il tenta de se suicider mais se manqua. Peu de temps après, toujours fasciné par l'œuvre de son idole mais quelque peu déçu par le comportement et les prises de position de cette dernière, le chrétien évangélique se mit en tête qu’il avait la mission de l’abattre.

S’il n’osa pas aller jusqu’au bout de son idée la première fois qu’il se rendit armé devant le domicile de Lennon, le 30 octobre 1980, Chapman ne trembla aucunement quand il y retourna un peu plus d’un mois plus tard.

En ce 8 décembre 1980, l’assaillant souhaitait visiblement se faire connaître auprès du musicien, avoir un contact avec lui, avant de le descendre. C’est ainsi que la première fois qu’il parvint à l’approcher, à 17h - lorsque l’ex-Beatle sortit de chez lui - ce fut pour avoir un autographe. Si John Lennon fut, “ironiquement, très gentil et patient” avec lui selon son propre aveu, Chapman ne changea pas du tout ses plans et se cacha tranquillement devant la résidence de l’artiste en attendant son retour.

La première rencontre Lennon/Chapman fut immortalisée par le photographe Paul Goresh. (© Paul Goresh).

Six heures plus tard, lorsque le Plastic Ono Band descendit de sa limousine, John Lennon fut criblé de cinq balles dum dum, des projectiles réputés pour être particulièrement vulnérants. L’artiste succomba rapidement à ses blessures.

Avec le sentiment du travail accompli, Chapman se posa calmement sur le bord du trottoir en attendant les forces de l’ordre, désarmé mais muni d’un bouquin qui fit inévitablement parler de lui tant il l’avait obsédé : L’Attrapecoeurs (1951) de J.D. Salinger.

Chapman, obsédé par Lennon mais pas que. (© Getty Images).

L’ouvrage qui ébranla Hollywood 30 ans après sa sortie.

88e plus grand livre du XXe siècle selon un large sondage populaire publié par Le Monde en 1999 - sondage pourtant très franco-centré -, L’Attrape-coeurs est assurément l’un des plus grands classiques de la littérature états-unienne, voire anglophone, mais également l’un des bouquins les plus controversés de l’histoire.

Retraçant trois jours de la vie d’Holden Caulfield, un garçon nihiliste, marginal, imbu et grossier, l’ouvrage fit scandale dès sa sortie, figurant carrément comme l’un des romans les plus censurés aux Etats-Unis dans les années 1960 1970. Pourtant, pendant près de trente ans, le livre ne sembla pas représenter le mobile manifeste de tragédies.

Au contraire même - du moins dans la fiction - L’attrapecoeurs apparut dans un premier temps comme le livre de chevet des victimes plutôt que celui des assaillants. Dans le roman L’Obsédé (1963) de John Fowles, l’otage voit ainsi en L’Attrape-Coeurs un moyen de désaliéner son kidnappeur. Dix-sept ans plus tard, la “scream queen” de Shining, jouée par Shelley Duvall, lit un Attrape-coeurs bien entamé lorsqu’elle est présentée au spectateur.

Or, cette même année 1980, Mark David Chapman changea à jamais le regard porté sur le roman de Salinger. Obsédé par cette œuvre, l’assassin ne cessa de clamer l’influence qu’elle eut sur le cours de son existence et sur son action.

Prétendant être “l’attrape-cœur de [sa] génération” comme il le confia au psychiatre Bernard Diamond, Chapman était allé jusqu’à écrire “voilà mon témoignage”, signé “Holden Caulfield”, sur l’exemplaire qu’il avait prit avec lui lorsqu’il tua John Lennon. Et lors de son procès, il trouva judicieux de citer un passage du roman pour sa défense.

“Je me suis identifié à l’ouvrage [et] au héros, qui semblait perdu et troublé. Et dans ma tête à ce moment-là, j’ai senti en quelque sorte que lui et moi ne faisions qu’un”.

Mark David Chapman à la commission des libérations conditionnelles, 2012.

Quatre mois après l’assassinat de Lennon, John Warnock Hinckley Jr. mêla diverses influences pour devenir l’un des copycats les plus célèbres de l’histoire. Grand fan de Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese, un drame psychologique qu’il aurait visionné une bonne quinzaine de fois, Hinckley Jr. harcela Jodie Foster, qui jouait l’un des rôles centraux du film, et s’imagina en Travis Bickle, le fameux taxi driver incarné par Robert De Niro. Dans le film, Travis Bickle tente vainement de tuer un sénateur. Alors, dans le but d’épater la jeune actrice, Hinckley Jr. tenta d’assassiner le président états-unien de l’époque, Ronald Reagan, mais se manqua, ne touchant qu’une seule fois le chef d’Etat. Ok, mais quel rapport avec L’Attrape-coeurs ? Troublé par l’assassinat de Lennon, allant jusqu’à projeter de se suicider devant son domicile, le forcené était lui aussi un grand admirateur de l’œuvre de Salinger. On retrouva ainsi - parmi une dizaine d’autres livres - L’Attrape-coeurs dans sa chambre d’hôtel.

Un peu plus tard, à l’autre bout de la décennie 1980 - le 18 juillet 1989 précisément -, le stalker Robert John Bardo tua l’actrice Rebecca Schaeffer devant chez elle. Si le meurtrier se défendit de s’être inspiré de Mark David Chapman, Chapman déclara pour sa part que Bardo lui avait envoyé des lettres avant de passer à l’acte. A ce niveau-là, on peut se risquer à croire Chapman car Bardo portait un exemplaire de L’Attrape-coeurs sur lui lorsqu’il exécuta la jeune vedette de Sam suffit (1986 - 1988).

Les autres ex-Beatles furent naturellement meurtris par la perte de leur ancien partenaire. Mais ils furent également terrifiés à l’idée que cet acte isolé puisse inspirer d’autres déséquilibrés. Paul McCartney et George Harrison se munirent ainsi d’une sécurité rapprochée et renforcèrent le système de protection de leurs demeures.

“George Harrison aurait dépensé plus d’1 million de livres pour se protéger des intrus dans la maison d’Oxfordshire qu’il possède depuis 1971. Il avait obtenu la permission du conseil local pour installer des barbelés le long de sa propriété de 34 acres. Des capteurs infrarouges, un éclairage de sécurité, un système de vidéosurveillance et des portails électroniques avaient été installés”.

Jamie Wilson, “How John Lennon’s murder changed the Beatles’ lives”, The Guardian, 16 novembre 2000.

Si l’obsession d’Abram était apparue deux ans plus tard, le destin lui aurait coupé l’herbe sous le pied - ou facilité le travail -. Malade depuis quelques années, Harrison décéda le 29 novembre 2001, à l’âge de 58 ans, emporté par le cancer.

Ainsi, des quatre garçons dans le vent, une moitié a prématurément la poussière tandis que l’autre a tranquillement dépassé le cap des 80 ans. On pourrait penser que ce constat est incontestable : si la mort de John Lennon et de George Harrison a été officiellement reconnue, Ringo Starr était encore en tournée en septembre - octobre 2023 tandis que Paul McCartney apparaissait comme l’une des grandes têtes d’affiche du festival de Glastonbury en juin 2022.

Les années qui suivirent, de nouvelles menaces donnèrent raison à leur chère prudence : ● ●

En 1984, la police tua dans l'œuf le projet d’un enlèvement contre rançon de Linda McCartney.

En 1996, George Harrison se trouva contraint de faire appel à un détective après avoir reçu des menaces de mort.

Mais aussi stricte soit-elle, cette prudence ne suffit pas. Le 30 décembre 1999, vers 3h30 du matin, Michael Abram un ancien héroïnomane surnommé “Mike le fou” - parvint à entrer par effraction dans la demeure du “Quiet One” et à poignarder celui-ci. S’il reçut une quarantaine de coups de couteau, George Harrison parvint toutefois à sortir sain et sauf de cette lutte, notamment grâce à l’intervention de sa femme, Olivia Harrison. “[Mike Abram] était sur moi. Je sentais mes forces qui m’abandonnaient. Je me rappelle quand son couteau s’est enfoncé dans ma poitrine. J’ai senti le goût du sang dans ma bouche. J’ai cru qu’il avait eu ma peau”.

George Harrison, procès de Mike Abram, 2000.

Schizophrène faisant depuis quelques mois une fixette sur les Beatles - en particulier McCartney et George Harrison, Abram s’était mis dans la tête que les quatre garçons dans le vent étaient peut-être des sorciers. C’est alors en prétendant accomplir une mission divine qu’il tenta de tuer Harrison. Sans-doute Paul McCartney et Ringo Starr étaient-ils les prochains sur la liste…

Paul McCartney était plutôt bien entouré lors de son set à Glastonbury en 2022 (© Joel C Ryan / Invision / Associated Press).

Paul is Dead, since 1966 ?

Mais comment pouvons-nous être sûrs que c’était le vrai Paul McCartney, né le 18 juin 1942 à l’hôpital de Walton, dans la banlieue de Liverpool, qui était alors monté sur la Pyramid Stage de Glastonbury ?

Pour certaines personnes, la question se pose réellement.

A en croire une théorie apparue à la fin des années 1960, Ringo Starr serait l’unique Beatles à ne pas être décédé prématurément puisque McCartney aurait été tué dès 1966 dans un accident de la circulation. Afin de ne pas traumatiser les groupies du groupe au plus fort de la Beatlemania et d’éviter une incontrôlable vague de suicides, le bassiste aurait alors été remplacé par un sosie.

Comme pour toute théorie du complot qui se respecte, la rumeur fut nourrie par une pluie d’indices et de prétendus messages cachés, disséminés dans la discographie des Beatles. Sur la fameuse pochette d’Abbey Road (1969) par exemple, la plaque d’immatriculation d’une des voitures en arrière-plan affiche comme numéro “LMW 28 IF”, ce qui forme les initiales de “Living McCartney Would Be 28 If”. Au fond, la voiture noir serait un corbillard. Toujours sur la même pochette, les vêtements des Fab Four prennent une signification mortuaire : ● ●

● Friar Park, un dédale ultra-sécurisé qui ne suffit pas à protéger George Harrison en ce 30 décembre 1999. (© Adventure Balloons).

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Ringo Starr serait vêtu de noir parce que c’est la couleur du deuil en Occident.

John Lennon serait vêtu de blanc parce que c’est la couleur du deuil pour certains peuples orientaux ou parce que cela fait référence au paradis.

Paul McCartney a les pieds nus, comme les défunts en Inde notamment.

Si George Harrison est en jean, c’est parce qu’il occuperait symboliquement le rôle du fossoyeur.

Bourrée d’incohérences et jamais vraiment prise au sérieux par le grand public et les membres du groupe eux-mêmes, cette théorie fut toutefois présentée en 2009 par Time comme l’une des théories du complot les plus tenaces au monde…

Abbey Road, l’objet d’une infinité de spéculations complotistes. (© Iain MacMillan / Apple Records).

De toute manière, avons-nous besoin d’un Paul McCartney mort en 1966 pour affirmer que la Faucheuse a joué un rôle central dans l’histoire des Beatles…

Entre l’hécatombe parentale, les innombrables menaces de mort, les tentatives plus ou moins réussies d’assassinat et les irréductibles rumeurs, on peut aisément affirmer que la relation que les Beatles ont noué avec la mort fut quelque peu intense…

Albums

Entre le 20 octobre 2021 et le 19 octobre 2022, j’avais écouté 315 albums sur un objectif de 300. L’objectif est resté le même pour la période suivante, mais les études et diverses obligations m’ont empêché de l’approcher. Au final, j’ai écouté “seulement” 245 albums entre le 20 octobre 2022 et le 19 octobre 2023. Pour les mêmes raisons, je n’ai pas pu proposer 100 critiques comme je l’avais fait pour le Hall Of All #2 (2023). Plus détaillées et poussées, les critiques de ce numéro sont par conséquent moins nombreuses.

Je vous propose tout de même un classement des 70 meilleurs albums que j’ai découvert sur la période. Les albums surlignés en vert sont ceux qui font l’objet d’une critique dans les pages suivantes. Tous les albums de cette liste m’ont touché en plein cœur. Tous ces albums sont excellents. Tous ces albums contiennent au minimum 2-3 merveilles.

Artiste

Album

Année

Genre

1

Arctic Monkeys

Whatever People Say I Am, That's What I Am Not

2006

Rock

2

Pearl Jam

Ten

1991

Rock

3

Alice in Chains

Dirt

1992

Rock

4

Violent Femmes

Violent Femmes

1983

Rock

5

Suede

Dog Man Star

1994

Rock

6

The Who

Who's Next

1971

Rock

7

Fleetwood Mac

Mystery to Me

1973

Rock

8

The Beat

Special Beat Service

1982

Rock

9

Crystal Castles

Crystal Castles

2008

Electro

10

Prefab Sprout

Steve McQueen

1985

Rock

11

The Cranberries

Everybody Else Is Doing It, So Why Can't We?

1993

Rock

12

Bobby Brown

Don't Be Cruel

1988

New Jack Swing

13

FKA Twigs

LP1

2014

R&B

14

The Four Tops

Reach Out

1967

Soul

15

JPEGMAFIA

All My Heroes Are Cornballs

2019

Hip-Hop

16

Dinosaur Jr

Without a Sound

1994

Rock

17

Primal Scream

Screamadelica

1992

Rock

18

The Replacements

All Shook Down

1990

Rock

19

Jessie Ware

That! Feels Good!

2023

Pop

20

Miguel

Kaleidoscope Dream

2012

R&B

21

Depeche Mode

Memento Mori

2023

Rock

22

Phoenix

Alpha Zulu

2022

Rock

23

Caribou

Swim

2010

Electro

24

Victoria Monét

Jaguar II

2023

Hip-Hop

25

Travis Scott

Utopia

2023

Hip-Hop

26

JPEGMAFIA x Danny Brown

Scaring the Hoes

2023

Hip-Hop

27

Ab-Soul

Herbert

2022

Hip-Hop

28

Calvin Harris

I Created Disco

2007

Electro

29

Christopher Cross

Christopher Cross

1979

Rock

30

Roxy Music

Siren

1975

Rock

31

Phoenix

United

2000

Rock

32

Slowdive

Souvlaki

1993

Shoegaze

33

A Flock Of Seagulls

A Flock Of Seagulls

1982

Rock

34

Vampire Weekend

Modern Vampires of the City

2013

Rock

35

Daniel Caesar

NEVER ENOUGH

2023

R&B

36

The Housemartins

London 0 Hull 4

1985

Rock

37

The Dictators

Go Girl Crazy!

1975

Rock

38

TV On The Radio

Dear Science

2008

Rock

39

Hot Chip

In Our Heads

2012

Synth-pop

40

Squeeze

East Side Story

1981

Rock

41

Yazoo

Upstairs at Eric's

1982

Synth-rock

42

Flamin' Groovies

Teenage Head

1971

Rock

43

Television

Adventure

1978

Rock

44

Jackson Browne

Late for the Sky

1974

Rock

45

Weezer

Weezer (The Green Album)

2001

Rock

46

Steely Dan

Countdown to Ecstasy

1973

Rock

47

N.E.R.D

In Search Of...

2002

Hip-Hop

48

Arlo Parks

My Soft Machine

2023

R&B

49

Tennis

Pollen

2023

Pop

50

SZA

SOS

2022

R&B

51

Ry Cooder

Paradise and Lunch

1974

Rock

52

Blind Faith

Blind Faith

1969

Rock

53

The Arctic Monkeys

The Car

2022

Rock

54

The Front Bottoms

You Are Who You Hang Out With

2023

Rock

55

King Krule

Space Heavy

2023

Jazz-rock

56

Circa Waves

Going Under

2023

Rock

57

Jamie Lenman

The Atheist

2022

Rock

58

The New Pornographers

Continue as a Guest

2023

Rock

59

The Fall

This Nation's Saving Grace

1985

Rock

60

The Ramones

End of the Century

1980

Rock

61

Donovan

Mellow Yellow

1967

Pop

62

Daughter

Stereo Mind Game

2023

Pop

63

De La Soul

3 Feet High and Rising

1989

Hip-Hop

64

The Orielles

Silver Dollar Moment

2018

Pop

65

Kenny Loggins

High Adventure

1982

Pop-rock

66

The Feelies

Crazy Rhythms

1980

Rock

67

Fine Young Cannibals

The Raw & The Cooked

1989

Pop-rock

68

Genesis

The Lamb Lies Down On Broadway

1974

Rock

69

The Beach Boys

Holland

1973

Rock

70

Iggy Pop

EVERY LOSER

2023

Rock

57.

Jamie Lenman The Atheist 2022

justement, le cachet et le charme de sa musique ? Une sorte de rage, de sincérité puissante qui touche le cœur et fait danser le corps. En définitive, The Atheist a beau être un album imparfait et inégal, il s’agit quoiqu’il en soit d’un excellent disque, d’une œuvre particulièrement agréable à écouter, notamment en cas de maussaderie.

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Talk Hard” ; “Song on My Tongue”.

(© Muichael Parkin, Big Scary Monsters).

Feel good album de la fin-novembre 2022, atoll aux petits soins, The Atheist est un disque aussi satisfaisant que sa pochette. Condensé de gracieux motifs et de séduisantes mélodies, cette œuvre pop-rock, aux allures parfois poppunk, se distingue par la remarquable propension de l’exfrontman de Reuben, Jamie Lenman, à créer des chansons accrocheuses et efficaces. Sans exagérer, c’est presque un scandale que l’opus soit autant passé sous les radars (le morceau le plus écouté, “This All There Is”, dépassant timidement les 100 000 streams sur Spotify en septembre 2023) tant il est indéniable que la moitié des pistes feraient ravage à la radio. Imaginez l’excellent “My Anchor” sur Classic 21…

La moitié des pistes, mais difficilement plus : le problème, avec The Atheist, c’est qu’il s’agit d’un album assez inégal.

Jamie Lenman n’est jamais aussi bon que lorsqu’il use de la montée en puissance et qu’il lâche les chevaux. Les pistes qui portent l’album sont ainsi “Talk Hard”, “Song on My Tongue” et, dans une moindre mesure, “This is All There Is” et “Lena Don’t Leave Me”. En somme, des chansons fort dynamiques, bien explosives et entêtantes. A l’inverse, en plus d’être facilement oubliables, les quelques ballades de l’album constituent des creux et donc une discontinuité dommageable. “The Town Will Never Let Us Go” constitue à ce titre un contre-exemple parfait. Ici, c’est effectivement l’emballement qui dessert le morceau qui aurait gagné à n’être qu’une agréable promenade portée par une superbe guitare et de beaux violons. De même, “Hospital Tree” est un morceau assez peu marquant et innovant malgré son entrain.

On pourrait plus généralement reprocher à l’artiste de ne pas être assez incisif, d’être peut-être trop simpliste, et de se révéler parfois maladroit. Or, n’est-ce pas ce qui fait,

Jamie Lenman. (© Thekla Bristol).

48.

Arlo Parks My Soft Machine 2023

efficacité remarquable. Dans chaque morceau, on retrouve un bon petit groove, une rythmique soignée et de belles mélodies. Au sein de cette structure sécurisante, nombre de bonnes idées et d’efficients motifs ont été glissées. On pense à l’emballement cathartique de “Devotion”, au petit motif électronique de “Blades” ou à la guitare saturée de “Dog Rose”. Régulier et complet, My Soft Machine est ainsi un disque qu’il convient de mettre en fond lors d’un apéro en terrasse, de préférence si le soleil est sur le point de se coucher.

Mais à la fin de cet apéritif, combien de morceaux auront marqué les convives ? Si toutes les pistes passent bien, il faut avouer qu’une minorité d’entre elles sont mémorables.

Certaines mêmes se révèlent tout simplement ennuyantes.

On pense notamment à l’arsenal des “P” (“Purple Phase” ; “Pegasus” ; “Puppy”) qui s’avère être bien moins incisif que des “Blades” ou des “Weightless”. Même des titres très cools comme “Dog Rose” ou “Room (red wings)” sont facilement oubliables. Difficile d’imaginer d’autres titres que “Devotion”, “Blades” ou “Weightless” dans un Spotify Wrapped… Mais est-ce vraiment dommageable ? Si la majorité des titres de l’album s’écoute assez difficilement s’ils se trouvent isolés, il faut dire qu’ils forment ensemble un beau tableau dont on se lasse tout aussi difficilement…

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Devotion” ; “Weightless”.

Titres déjà dans l’Intégrale : “Blades”.

(© Transgressive Records).

Artiste londonienne grandement influencée par la musique indie flottante de King Krule et Phoebe Bridgers, Arlo Parks a rencontré un succès tonitruant en 2021 avec son premier album, Collapsed in Sunbeams. Acclamé par la critique et le public, ce disque a propulsé la musicienne fraîchement vingtenaire au rang de grand espoir, voire à celui de star, de l’indie pop et de la neo soul à l’échelle internationale. Sorti deux ans plus tard, à l’aube de l’été 2023, son album sophomore était ainsi l’occasion de confirmer et d’asseoir ce statut. Est-ce que ça a été le cas ? Difficile à dire… S’il a été globalement bien reçu par la presse spécialisée, My Soft Machine est bien loin d’avoir recouvré l’acclamation critique et commerciale de son prédécesseur : sa note sur Metacritic et AnyDecentMusic? est bien moins glorieuse, son nombre de streams sur les plateformes de streaming est bien moins impressionnant…

Autant le dire tout de suite : je n’ai pas écouté une seule chanson de Collapsed in Sunbeams, je ne sais rien de cet album, j’ai découvert Arlo Parks avec My Soft Machine…

Tout ce que je peux dire, c’est que si son album sophomore est globalement présenté comme un rang en dessous de son premier aux yeux de la presse spécialisée et du public, c’est que le premier doit être une sacrée merveille.

My Soft Machine est effectivement un admirable album d’indie pop. Malgré des paroles souvent tristes et dures, il y règne quasi continuellement une très agréable légèreté portée par des sonorités satisfaisantes et des refrains pop bien entêtants. Le clair du temps, on se trouve transporté dans une ambiance estivale quelque peu nébuleuse, voilée, frôlant par endroits la synthpop, notamment dans le très bon morceau d’introduction, “Bruiseless”, et le grand single de l’album, “Blades”. Cette ambiance est particulièrement bien entretenue par une production d’une qualité et d’une

Un coucher de soleil face à la skyline de Los Angeles… Le clip de “Blades” dessine bien le cadre parfait pour écouter My Soft Machine (© bedroom / COMPULSORY).

Si “Pegasus” est loin d’être le meilleur morceau de l’album, il n’en reste pas moins agréable et rayonnant. (© bedroom / COMPULSORY).

L’emballement de “Devotion” constitue incontestablement l’un des climax de l’album. (© Joe Barney / Ali Raymond / Sonder Films).

45.

Weezer Weezer (The Green Album) 2001

(© Chris Billheimer / Geffen Records).

En réussissant un premier saut d’anthologie, les hommes de Rivers Cuomo avaient peut-être mis la barre trop haut avec l’iconique Weezer (The Blue Album) (1994), si bien que l’insuccès commercial et critique de Pinkerton (1996), un opus auquel le temps donnera toutefois raison, heurta profondément le grand alchimiste de Weezer. Publié un lustre plus tard, en 2001, Weezer (The Green Album) se présente ainsi comme un excellent sursaut d’orgueil, un triomphal retour aux sources pour la bande angelino.

Marqué par le départ du bassiste Matt Sharpe, qui n’aura donc participé qu’à deux albums du groupe, et le retour à la table de contrôle de Ric Ocasek, l’un des plus grands génies de l’histoire de la power pop, The Green Album est un très bon disque, dans la droite ligne du Blue Album. S’il est peut-être même aussi complet que son homonyme, il en est toutefois bien moins marquant : les meilleurs titres du Green Album atteignent difficilement le calibre des 4e 5e meilleurs du Blue Album : on ne se rapproche jamais de la perfection de “Say It Ain’t So”, de la puissance de “Buddy Holly” ou encore de la construction jouissive de “Undone (The Sweater Song)” et “Only in Dreams”. En revanche, on atteint fort régulièrement l’efficacité des superbes “No One Else” et “Holiday”.

Mélange power pop - pop punk bien nerd comme il faut, qui semble en cela destiné aux taciturnes du fond de la classe, Weezer (The Green Album) comporte assez peu de moments faibles : tous les titres se révèlent accrocheurs, tous sont dotés d’intéressantes progressions. Sans-doute “Photograph” et “Simple Pages” se trouvent-ils un peu endessous du lot, bien qu’ils passent plutôt bien… Condensé de pistes courtes, brutes, explosives, dont la rythmique locomotive n’est pas sans rappeler le heavy metal de Kiss, un groupe qui influença considérablement Rivers Cuomo,

The Green Album est également porté par un chant atone et des choeurs d’une timidité, d’une naïveté touchante, qui se mêlent habilement à l’accompagnement musical pour nous déposer tranquillement d’agréables mélodies fort entêtantes, en témoignent les très bons “Simple Pages” et “O Girlfriend”. Si Weezer n’est pas un groupe de rockstars, c’est en tout cas un groupe bien efficace, et ça nous va très bien comme ça.

Bien moins nombreux que dans le premier album de la bande, les passages acoustiques sont constamment bien venus. Evidemment, ce ne sont pas la boucle saccadée et les iconiques interjections (“hip! hip!”) d’”Island in the Sun” qui nous donneront tort : avec cette chanson, Weezer a fait l’exploit de créer un tube encore plus célèbre et culte que “Say It Ain’t So”. Et pourtant, de mon point de vue, “Island in the Sun” n’est pas la meilleure piste de l’album. Il me semble en effet que l’on sort davantage marqué par des titres comme le très efficace “Don’t Let Go”, le cathartique “Glorious Day” ou l’empoignant “O Girlfriend”, dans lequel Rivers Cuomo se transforme le temps d’une chanson en Jonathan Richman de la pop-punk.

Malgré tout, on ne peut s’empêcher de ressentir comme de la frustration, comme un sentiment de gâchis, après avoir fini cet album : des sonorités, des décisions, des incursions douteuses altèrent le potentiel de certaines pistes. Dans le cas de “Hash Pipe”, un titre aux refrains particulièrement entraînants, voire jouissifs, j’irai jusqu’à parler de sabotage car les couplets se révèlent insupportables à cause des criardes intonations de Cuomo.

Or, si la frustration règne par endroits, on ne regrette pas du tout le voyage. On y retourne même volontiers.

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Don’t Let Go” ; “Glorious Day”.

Dans le premier clip d’”Island in the Sun”, une timidité et une personnalité nerd assumées. (© Marcos Siega).

Grand leader des Cars avec Benjamin Orr, Ric Ocasek fut également un très grand producteur. (© Theo Wargo - AFP.

44.

Jackson Browne Late for the Sky 1974

(© Bob Seidemann / Asylum Records).

On ne peut s’y méprendre : Jackson Browne est un citoyen états-unien. S’il est né en Allemagne, sa musique empeste bien trop l’air marin et les tumbleweeds du Far West pour que l’on s’imagine une seule seconde qu’il ait pu vivre autre chose que sa petite enfance Outre-Rhin. L’artiste californien est effectivement un pur produit; mais aussi une indéniable légende, de quelques-uns des grands courants musicaux qui ont fait la singularité du pays de l’Oncle Sam dans les années 1950 - 1970, à savoir la country rock, la folk et le soft rock. Son troisième album se situe ainsi à la croisée des genres, quelque part entre les ruelles sinueuses de San Francisco ou de Hollywood et la vallée de Yosemite.

Disque posé, contemplatif, dont les ¾ des pistes dépassent les 4:40, Late for the Sky nous transporte à mille lieues de toute préoccupation matérielle, si bien que même un trader en viendrait à oublier l’existence du CAC 40. Ici, seule compte l’émotion pure, désintéressée. Exceptionnellement mature pour son âge, lui qui n’avait pas encore 26 ans, Jackson Browne nous offre dans la majorité des pistes une douce mélancolie généreusement tournée vers le passé, comme s’il fermait un chapitre de sa vie. A ce propos, le titre de certains morceaux est assez évocateur (“Late for the Sky” ; “The Late Show” ; “Before the Deluge”). De ce fait, la plupart des chansons, “Late for the Sky” et “For a Dancer” en tête, se révèlent plus qu’adéquates si l’on cherche à faire craquer l’assemblée au beau milieu de funérailles. Il faut dire qu’avec son timbre chaleureux, ses vibrantes intonations et sa gorge qui semble fréquemment nouée, le chanteur se révèle à la fois hospitalier et poignant. However, he never walks alone... On peut déjà noter qu’il est souvent suivi par d’admirables chœurs qui offrent une conviviale profondeur particulièrement perceptible dans “The Late Show”. Or, ces harmonies vocales ne sont pas composées par n’importe

qui : on peut effectivement entendre la voix de Don Henley et de Dan Fogelberg parmi d’autres. C’est peu dire qu’on a connu moins accueillant… Pourtant, ce n’est absolument pas la qualité des chœurs que l’on retient inévitablement à la sortie de ce “last picture show”. En effet, Late For the Sky est aussi le chef-d’œuvre de David Lindley. Si sa guitare électrique, dont le son en lui-même est déjà merveilleux, ne manque jamais de nous bercer tendrement, notamment sur la fin de l’émouvant “Late for the Sky”, son violon se révèle tout simplement édifiant pour le peu qu’on l’entende. C’est effectivement un solo de fiddle qui marque le climax de “For a Dancer” et de “Before the Deluge” dans une moindre mesure. Album définitivement complet, Late for the Sky est également porté par un piano très clair et avenant, des claviers électroniques décisifs qui ont sans-doute inspiré un certain Bruce Springsteen, une batterie douce mais vive et une légère basse qui offre un petit groove mine de rien.

On l’a compris, ce groove est la plupart du temps modéré puisque la majorité des pistes de l’album sont des ballades, certes bien rythmées, mais ô grand jamais excitées. Bien sûr, “Fountain of Sorrows” est ponctué par quelques belles envolées, mais leur brièveté et leur retenue ne perturbent en aucun cas la contemplation. Par contre, il y a bien deux morceaux dans l’album qui se distinguent par une certaine vigueur, comme si on retirait le temps d’un instant le régulateur de vitesse pour prendre les virages un peu plus à la corde, le tout en restant vigilant. Ces deux titres, “The Road and the Sky” et “Walking Slow”, se voient portés par une batterie toujours calme mais plutôt rapide, un vif piano flirtant avec le boogie rock et des grattes plus marquées.

Fort entraînants, surtout fort entêtants, ces morceaux de moins de quatre minutes ne demandent qu’à être glissés dans la rotation d’une certaine station de radio animée par Kenny Loggins… La présence de ces titres dans l’album, leur place même dans la tracklist (#5 et #7) sont d’autant plus idoines qu’ils offrent une variété vraiment bien venue, quasi providentielle. Il faut dire en effet qu’on frôlerait sansdoute l’overdose si Late for the Sky n’était constitué que de ballades. De cette façon, l’opus est parfaitement articulé.

S’agit-il pour autant d’un album parfait ? Si aucune chanson ne nous laisse de marbre, on sent toutefois qu’il manque un petit truc à une partie d’entre elles pour qu’on puisse les considérer comme de véritables chefs-d’œuvre de soft rock.

On peut effectivement regretter que certaines intonations de “Father On” ratent le coche, alors même que ce titre se révèle très agréable dans son ensemble. Il est également dommage que la construction et la longueur de “The Late Show” et “Before the Deluge” nous poussent à regarder un peu la montre. Dans le fond, ce n’est pas très grave, puisque ces malencontreux éléments se fondent en fait assez bien dans l’ensemble de l’album. C’est encore moins grave parce qu’à côté, on a deux tubesques pop qui tapent dans le mille, qui font ce qu’on leur demande, sans prétention, ainsi que deux véritables monuments, “Late for the Sky” et “Fountain of Sorrow”, qui tapent dans le cœur. Portées par les douces et bouleversantes intonations du chanteur, le superbe jeu, tout en finesse et retenue, de David Lindley, un très beau piano et un accompagnement rythmique serein, les deux premières pistes de Late for the Sky permettent à l’album d’acquérir une place de choix dans le panthéon du soft rock.

Spotify Wrapped 2023 : “Late for the Sky” (80e).

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Fountain of Sorrow”.

42.

Flamin’ Groovies Teenage Head 1971

(© Peter Hujar / Kama Sutra Records).

Flamin’ Groovies… Comment traduire le nom de ce groupe ?

S’il peut être connoté positivement (“flamboyant”) comme négativement (“foutu”), le terme “flamin’” peut également renvoyer au flamant rose (“flamingo”). L’album sophomore du groupe san-franciscain s’appelle justement Flamingo…

En plus, avec l’usage du slang sur ce mot et la liaison avec le suivant, on croirait vraiment entendre “flamingo”. Pour sa part, le mot “Groovies” renvoie à une attitude, celle des personnes stylées, géniales. Dans le lexique musical, le groove peut être défini comme un ensemble mélodicorythmique irrésistiblement remuant et dansant. Or, si le nom de la formation peut être diversement interprété, une chose est sûre : il fait un peu outrecuidant. Le truc, c’est que si vous cherchez des éléments qui permettraient de discréditer cet orgueil, il vous faut éviter d’écouter Teenage Head, le troisième album du groupe : vous risqueriez de perdre votre temps ou de renoncer à votre quête. Teenage Head est en effet un disque particulièrement flamboyant et excitant…

Ce serait mentir que de soutenir que le groove contamine l’intégralité de l’album, qu’il nous fait swinguer en continu durant une heure entière : d’une part parce que toutes les pistes n’ont pas pour but d’être dansantes, d’autre part parce que tout n’est pas parfait. Il faut reconnaître que l’on est amenés à se rasseoir à certains moments, notamment au milieu de l’album, alors que passent des morceaux qui ont pourtant vocation d’être remuants. Il serait toutefois tout à fait malhonnête de soutenir que les passages peu convaincants sont matière courante au sein de cet album.

Je vous rassure tout de suite, ils sont assez rares et surtout concentrés entre la piste 5 et la piste 8. Une fois passé “Evil Hearted Ada”, on n’en rencontre déjà presque plus. La majeure partie du temps, le maniement du rythme est

impressionnant, et le groove omniprésent. Or, le groove n’est pas une matière propre à un genre en particulier.

Le lecteur qui ne sait rien des Flamin’ Groovies peut donc tout aussi bien s’imaginer qu’il s’agit d’un groupe de soul que de pop ou de rockabilly. La pochette de Teenage Head nous donne toutefois quelques indices : les instruments et le nombre de membres nous amènent à penser qu’il s’agit d’un groupe de rock &roll orthodoxe, mais la posture légère, désinvolte de ses membres semble préfigurer l’insolence punk. Eh bien, Teenage Head, c’est tout ça à la fois. Certes, on rend hommage au blues des quarante dernières années et au rock & roll des débuts avec des reprises de Robert Johnson et un son souvent emprunté au rockabilly. Mais à côté, on sent également l’influence récente du proto punk, du garage rock des Kingsmen (ce n’est pas pour rien qu’ils ont repris “Louie Louie”), des Sonics ou de MC5. Avec cet opus, les Flamin’ Groovies contribueront justement à poser les bases d’un genre qui fracassera l’Angleterre un lustre plus tard.

Mélodiquement parlant, le son de Teenage Head est donc assez peu original. Il n’y a rien de bien nouveau, il n’y a rien de bien sorcier. Si la plupart des morceaux (9/16) s’avèrent être des reprises, les rares originaux reprennent fidèlement les codes de genres spécifiques. “City Lights”, la piste la plus calme de l’opus, est ainsi une ballade mississippienne portée par une tranquille slide guitar et un piano bien aigu, bien lumineux. Cette chanson n’est pas sans rappeler les Rolling Stones de Beggars Banquet (1968) et Let It Bleed (1969). Ce n’est pas un hasard si Mick Jagger estime tant ce disque. Mais mis à part “City Lights”, donc, et “32-20”, une reprise du légendaire bluesman mississippien Robert Johnson, Teenage Head apparaît continuellement comme un album fougueux. C’est justement cette impétuosité, cet enthousiasme, cette rage débordante qui distingue l’opus, qui façonne ce groove si attrayant. Si on le ressent dès le début de l’album, avec le morceau d’ouverture “High Flyin’ Baby”, une locomotive roots rock infernale, ou avec la piste 3, “Have You Seen My Baby”, une impressionnante reprise boogie de Randy Newman, c’est surtout dans la seconde partie de l’opus, à partir du titre “Whiskey Woman” que les chevaux sont jetés. S’ouvrant par une magnifique ballade roots / folk rock d’une chaleur incommensurable, le titre s’emballe progressivement à partir du solo de guitare. Si ce solo, d’une simplicité mais également d’une efficacité remarquable, commence très calmement, lourdement, il se conclut en une impressionnante jam avec un chanteur dingue, une batterie déchaînée et des grattes qui se libèrent. Ce relâchement cathartique est le propre de tous les morceaux qui suivront. A partir de là, la recette est simple, on reprend des standards du rock & roll sortis entre 1955 et 1965, de “Shakin’ All Over” de Johnny Kidd and the Pirates à “Carol” de Chuck Berry, en passant par “That’ill Be The Day” de Buddy Holly & The Crickets, et on leur insuffle un supplément d’énergie, de vivacité, de folie. Si l’impression d’écouter un one shot est déjà présente dans la première partie de l’album, le son dégueulasse et les micros saturés de la seconde partie nous immergent totalement dans un bal lycéen chaotique. Autour de nous, une horde de jeunes gens sautent dans tous les sens sous les yeux hagards de responsables dépassés mais qui, s’ils étaient à l’abri des regards, ne pourraient s’empêcher de lâcher quelques pas. Cette splendide folie, cette jam pure atteint son paroxysme avec l’enchaînement “Walkin’ the

Dog” - “Scratch My Back”, deux titres qui nous font lâcher les chiens et se casser le dos. S’ils sont assez simples, les riffs centraux de ces deux morceaux sont parfaitement mis en valeur, comme sur un piédestal, par un rythme, des intonations et des solos tout simplement dingues. Sur “Scratch My Back”, les musiciens s’en vont à tour de rôle bousiller leur instrument, de ces grattes folles à ce superbe solo d’harmonica. Derrière, la basse offre à elle seule un groove dantesque.

A me lire louer les performances de la seconde partie de l’album, vous pourriez être amenés à croire que la première est bien moins intéressante. Oui et non. Plus mélodieuses, plus subtiles, plus raffinées, tout simplement parce que ce ne sont pas des reprises cathartiques, mais aussi parce qu’elles ne tombent pas dans la facilité, les premières pistes de l’album comportent des constructions et des passages très intéressants. On se laissera effectivement bercé par le doux “City Lights” pendant que “Yesterday’s Numbers” nous marquera par ses superbes progressions.

De même, c’est parce qu’il est plus original, plus réfléchi, plus structuré que “Whiskey Woman” peut revendiquer le statut de chef-d’œuvre, de monument du rock. A l’inverse, la prise de risque que constitue la création d’un morceau original se retourne contre le groupe de la piste 5 à la piste 8. On trouve dans cet intervalle des morceaux assez peu convaincants, voire carrément ennuyeux : les intonations de “Teenage Head” sont désagréables, “Evil Hearted Ada” et “Doctor Boogie” n’ont pas vraiment d’âme. Je suis peutêtre dur avec “Doctor Boogie”, mais assurément pas avec les deux autres morceaux.

En définitive, Teenage Head est un album savoureux, mais assez peu révolutionnaire. S’il est difficile de rester passif à son écoute, s’il est difficile de contester son efficacité, il est aussi difficile de considérer que cet opus est un grand classique. En tout cas, on payerait cher pour les voir jouer !

Utilisée pour leur premier album, Supersnazz (1969), cette image correspond vraiment bien au groove du groupe. (© Epic Records).

Spotify Wrapped 2023 : “Whiskey Woman” (63e).

Titre ajouté à l’Intégrale : “Scratch my Back”.

Chris Wilson à Paris en 2020. (© Daniel Mielniczek).

Un grand groupe de garage rock, ici en 1978. (© Paul Slattery).

L’un des meilleurs morceaux de l’album, “Shakin’ All Over”, est une reprise du fameux tube de Johnny Kidd and the Pirates. (BBC).

40.

Squeeze East Side Story 1981

(© A&M Records / Bob Bromide).

A certains moments, notamment dans l’éblouissante mais lugubre ballade psychédélique “There’s No Tomorrow”, on croirait entendre Ray Davies. A d’autres moments, comme dans “F-Hole”, un morceau intéressant qui aurait toutefois gagné à être raccourci, on croirait entendre quelques-uns des Beatles en même temps. Justement, la power pop de Squeeze rappelle régulièrement les efficaces et paisibles compositions du duo Lennon/McCartney, notamment dans “Vanity Fair”, une ballade aux couleurs très 1960’s. Rien de bien surprenant quand on sait que Paul McCartney fut un temps pressenti pour être l’un des producteurs de l’album.

Mêlées le clair du temps à des lignes de piano et de basse qui nous rappellent le rockabilly et le R&B des décennies 1950 - 1960, ces influences sont réunies dans un son pub rock/new wave indissociable d’Elvis Costello. Rien de bien surprenant quand on sait que le producteur de cet album n’est nul autre que le père de This Year’s Model (1978) et Armed Forces (1979)… Et pourtant, malgré toutes ces influences britanniques, le groupe de Glenn Tilbrook et Chris Difford est parvenu à créer un univers propre à lui, reconnaissable entre tous, dans East Side Story.

Opus à la fois simple et recherché, qui ne manque jamais de se révéler efficace, East Side Story est une véritable perle de power pop et de new wave. Rares sont les pistes dans lesquelles les progressions ne sont pas remarquablement agencées, satisfaisantes et excitantes. De même, rares sont les pistes dans lesquelles les mélodies ne font pas mouche. Dans la plupart des morceaux, tout semble fait pour nous réjouir : le groove est irrésistible sans être trop funky, la basse nous offre d’agréables bases rockabilly, les guitares se baladent paisiblement, frisant parfois le jangle pop, les breaks de batterie se révèlent souvent marquants.

Chanteur principal du projet, Tilbrook sort réellement son

épingle du jeu grâce à un accent british et des intonations étonnement plaisants. Derrière lui, et ce sans avoir à monter dans les tours ou à forcer la danse, les chœurs nous enjoignent par leur chaleur à se joindre à eux. Il faut le dire : à quelques exceptions près, la gaieté et le plaisir arrosent East Side Story. Ces exceptions sont toutefois notables. En effet, le titre “There’s No Tomorrow” n’est pas à mettre entre toutes les mains. Mais de toute manière, la bonne humeur générale d’East Side Story n’est pas un entrain pour Bandol.

Il s’agit plutôt d’un enjouement contenu, contemplatif, qui semble d’autant plus rayonner lorsque le ciel est couvert.

Empreint d’une mélancolie béate, comme nostalgique des années 1950 - 1960 tout en étant quelque peu un produit de son temps, East Side Story crée ironiquement en nous le désir d’avoir 20 ans dans l’Angleterre des années 1980 (miam le thatchérisme…). C’est le genre de disque à lancer un samedi après-midi, lorsque la pluie pointe le bout de son nez, avant de partir voir un match dans un vieux stade ou d’aller taper quelques parties de billard ou de fléchettes au pub avec des copains. Mieux ! Nombre de pistes d’East Side Story semblent avoir été créées dans le seul but de passer dans un mariage, que ce soit au moment du vin d’honneur ou du repas. Sacralisant tranquillement l’amour et la félicité, ce toujours avec un petit rythme, un petit groove habilement endigués, l’opus mérite en effet d’avoir une place de choix dans une playlist matrimoniale. Chris Difford n’a-t-il pas justement écrit le génial “Is That Love?” dans la foulée de son mariage ?

Apportant avec eux une petite mélancolie psychédélique sans-doute amplifiée par le passage du temps - parce que oui, le début des années 1980 c’était il y a plus de 40 ans maintenant - nombre de pistes d’East Side Story auraient tout-à-fait leur place dans la bande-son de la majorité des comédies romantiques des années 1980 - 1990. Imaginez “Woman’s World”, “Labelled in Love” ou “Messed Around” dans Quand Harry rencontre Sally (1989) de Rob Reiner, Quatre mariages et un enterrement (1994) de Mike Nowell ou Coup de foudre à Notting Hill (1999) de Roger Michell…

S’il s’agit en définitive d’un album très solide et cohérent, constamment attrayant et satisfaisant, il faut malgré tout avouer qu’East Side Story n’offre que très peu de moments d’extase : à part le très touchant “Someone’s Else’s Heart”, le classique “Tempted” aux claviers parfaits et le tubesque “Is That Love?”, les morceaux de l’album sont seulement satisfaisants, c’est tout. Certaines sont même oubliables, on pense à “Heaven”, “Vanity Fair” et “Messed Around”...

Spotify Wrapped 2023 : “Is That Love?” (71e).

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Someone Else’s Heart”.

Déjà dans l’Intégrale : “Tempted”.

On mettrait pas un petit “Is That Love?”. (© The Rank Organisation).

35.

Daniel Caesar NEVER ENOUGH 2023

(© Republic Records).

On pourrait facilement reprocher à NEVER ENOUGH d’être un peu trop homogène. Il est vrai que cet album, qui dure tout de même 55 minutes, peut paraître excessivement long et lent, surtout dans le dernier tiers. N’aurait-il pas été plus efficace et digeste si deux ou trois des cinq derniers morceaux avaient été retirés ou, du moins, placés dans une édition Deluxe ? Ah ! C’est sûr que NEVER ENOUGH n’est pas un rush. Il faut dire que Daniel brûle peu. L’expérience peut plutôt rappeler 2001 (1967) de Stanley Kubrick. C’est la pesanteur qui règne. Et pour le peu qu’on décolle, ce n’est pas à bord de Starship, loin de là. Or, contemple-t-on 2001 comme on voit un film d’action ? Non ! On s’assied tranquillement et on prend le temps d’apprécier la lenteur dans sa beauté, d’endurer la solitude et la langueur dans tout ce qu’elles ont de plus vertigineux.

Il ne faut pas s’attendre, en lançant cette odyssée balnéocrépusculaire, à se prendre les vagues de la planète Miller en pleine face. En revanche, il faut s’attendre à ressentir le passage du temps et le poids des regrets. En cela, cette nébuleuse de ballades (15 au total !), dont les titres dévoilent à eux seuls un malaise patent (“Let Me Go” ; “Do You Like Me?” ; “Disillusioned” ; “Pain is Inevitable” ; “Vince Van Gogh”), vient à propos à la fin d’une fête, lorsque le croisement hasardeux des lasers et l’errance des ballons en baudruche sur le sol constituent les seuls mouvements perceptibles, alors même que l’on dansait et chahutait voilà encore une heure. Mais elle convient tout aussi bien dans le contexte d’une rupture amoureuse, lorsque, le corps engourdi sur les draps, les yeux contemplent des constellations de réminiscences sur un plafond tamisé. C’est sans doute en prenant un peu de ces deux situations que l’on obtient les meilleures conditions pour écouter cet album.

Imaginez seulement… Une plage plein-ouest dans les derni-

ères lueurs de l’un des derniers jours de l’été ou des vacances, lorsque le soleil nous regarde droit dans les yeux avant de s’effacer, nous prévenant qu’il prendra bientôt congé et que nous, de notre côté, nous reprendrons bientôt le traintrain. En ce sens, NEVER ENOUGH semble avoir été écrit sur mesure pour être la bande-son de la “plage Sirena” dans une remasterisation de Super Mario Sunshine (Gamecube, 2002) : l’astre du jour se couche, l’ambiance est lugubre, taciturne ; en face, la fête bat son plein au “Parc Pinna”, et vous, vous entendez passer “Ocho Rios”, “Disillusioned” ou encore “Vince Van Gogh”…

Parfaitement mise en valeur par une production discrète, sobre et délicate, la larmoyante voix de fausset de Daniel Caesar se révèle particulièrement touchante, surtout quand elle se cabre dans les aigus. Elle ne manque pas de nous offrir de très belles mélodies, en témoignent les déchirants “Cool”, “Buyer’s Remorse” et “Let Me Go”, un sublime slow désenchanté.

“Let Me Go” aurait justement été le meilleur titre du disque si Caesar était resté calme tout du long. Or, ce ne fut pas exactement le cas. Toujours fort bien baignées dans cette douce ambiance, deux – excellentes – chansons se distinguent effectivement par un rythme et une vigueur un peu plus prononcées que le reste de l’album : le groovy “Do You Like Me?” et le puissant “Shot My Baby”. S’il s’ouvre semblablement aux autres chansons de l’opus, même si l’on sent dès le début une tension différente, le dernier titre cité monte délicatement en puissance jusqu’à «exploser» de la plus belle des manières grâce à une production et des choeurs qui, pour une fois, prennent le dessus. Les guitares et la basse font un travail remarquable. Le refrain, pour sa part, est superbement cathartique, à l’image de ce solo de guitare qui ferme habilement le morceau.

Spotify Wrapped 2023 : “I Shot My Baby” (19e).

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Let Me Go”.

Mario loin de sa Peach. (© Giant Bomb, Nintendo).

“Valentina” raconte l’amour d’un homme pour une femme prise… (© YouTube, DanielCaesarVevo).

26.

JPEGMAFIA x Danny Brown Scaring the Hoes 2023

(© JPEGMAFIA / Capitol Cinema Entertainment Pyramid Inc.).

Orpailleur d’une érudition, d’une ingéniosité et d’un talent déconcertants, JPEGMAFIA semble capable de déceler du rhodium dans les mines les moins propices et les coins les plus obscurs. Étourdissant cuisinier expérimental qui parviendrait sans peine à obtenir une étoile Michelin avec un mélange chips / bœuf bourguignon / sauce algérienne, le producteur états-unien maltraite les samples, les triture, les dépèce, les remodèle, les tourne et les retourne dans tous les sens, les confronte entre eux et les empile. Sur le tas ainsi disposé, il ajoute un peu de charbon, quelques pétards, et laisse couler son flow, un carburant qui passe partout et s’infiltre habilement entre les couches. A partir de là, il ne faut plus grand chose pour que le tout prenne feu et pète dans tous les sens.Par contre, on ne sait jamais vraiment quand l’incendie se déclarera.

Jazzman d’internet, avant-gardiste d’une liberté absolue, ne respectant que peu de conventions et faisant tout ce qu’il faut pour ne pas passer à la radio, JPEGMAFIA est un génie imprévisible, tant dans le choix de ses samples, de la mélodie, du beat, du rythme que de son flow. Si on ne sait jamais où il va nous emmener, on est toutefois sûr d’une chose avec lui : c’est qu’il pourrait nous faire turn up avec tout et n’importe quoi. Pour reprendre un commentaire fort pertinent que j’avais vu passer sous un de ses clips, écouter sa musique c’est comme laisser plusieurs vidéos YouTube ouvertes en même temps sur Windows XP… Pour ajouter de la surprise, comme si cela ne suffisait pas, le musicien s’est entouré dans Scaring the Hoes d’un autre grand nom du hip-hop alternatif, d’un autre personnage au flow et à la conduite pour le moins atypiques : monsieur Danny Brown.

Album bien plus brut et sombre qu’un All My Heroes Are Cornballs (2019), Scaring the Hoes peut être simplement

présenté comme un recueil de bangers qui ne passeront jamais sur les ondes ou comme un parc d’attraction pas très réglementé avec des tours de chutes, des montagnes russes mais pas de maison des poupées. Comme un orage dont les irréguliers éclats stupéfient à tous les coups, bien qu’on les attende toujours plus ou moins, le beat et les basses se révèlent à chaque fois foudroyants. Mais si elle part dans tous les sens, fait trembler et valdinguer tout le monde autour, l’instru est maîtrisée d’une main de maître par les deux acteurs du projet. Se promenant dextrement et athlétiquement sur le beat, gérant parfaitement les changements de rythme et de mélodie, les a cappella, les suspensions et les explosions, JPEGMAFIA et Danny Brown cavalent solidement au milieu de la piste, les cuisses bien robustes et les pieds bien ancrés au sol. C’est comme s’ils prenaient le “Music Park” de Mario Kart en 200cc sans rater une seule chicane, sans partir une seule fois dans le décor.

Nos deux héros semblent être dans le flow. L’instrumentale tourbillonnante et leur kickage décomplexé ne font qu’un.

Le mariage se révèle heureux la quasi-totalité du temps.

C’est affolant : chaque portion de chaque titre apporte son lot de belles surprises, de sons entêtants, de mouvements entraînants. Sans rire, lancez le vinyl au hasard et laissez passer dix secondes, vous verrez… On ne saurait compter le nombre d’easter eggs surprenants (non, ce n’est pas un pléonasme) qui y sont émaillés. Vous vous y attendiez, ne serait-ce qu’un brin, à la seconde partie de “Garbage Pale Kids” et de “Shut yo Bitch Ass Up / Muddy Waters” ? Est-ce que je viens de spoiler, probablement. Mais après, est-ce dramatique de dévoiler deux jumpscares quand on sait qu’il n’y a que ça dans le film ? J’imagine que c’est encore moins dramatique si ce sont les toutes premières minutes que l’on spoile. Peut-être même est-ce mieux ! Au moins vous êtes prévenus : si vous n’avez jamais entendu parler de “Lean Beef Patty”, attachez bien votre ceinture, car le sample bien pétri et le flow ravageur de JPEGMAFIA vont vous mener à une jouissive explosion. Deux pistes plus loin, comme s’il avait encore besoin de nous prouver qu’il était génial, le producteur nous fait casser notre crâne sur un sample de saxophone noisy (si ce n’est dissonant) dans “Scaring the Hoes”. Pour ne pas tomber dans l’exhaustivité, on mentionnera finalement “Burfict”, un banger hyperpop qui aurait fait fureur il y a de cela un millénaire, et que j’ose présenter comme l’antithèse parfaite du tube “Industry Baby” (2021) de Lil Nas X et Jack Harlow (coïncidence ou non, Danny Brown titille justement le rappeur de Louisville dans “Jack Harlow Combo Meal” !)

J’ose l’annoncer, même si cette affirmation n’est pas du tout risquée : Scaring the Hoes est un album charnière dans l’histoire du hip-hop alternatif. Avant-gardiste et unique en son genre, ce projet a tout pour devenir un classique… Il convient toutefois de vous mettre en garde : l’unicité de ce disque implique une certaine dissemblance par rapport à ce que l’auditeur, quel qu’il soit, a l’habitude d’écouter. En cela, Scaring the Hoes peut être assez déconcertant. Mais au fil des écoutes, les chances d’être conquis croissent dangereusement, je peux vous le dire ! Si Scaring the Hoes n’est pas l’album le plus accessible de l’histoire ni même de la discographie respective de JPEGMAFIA et de Danny Brown, il en est en tout cas l’un des plus remarquables.

Spotify Wrapped 2023 : “Lean Beef Patty” (11e).

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Scaring the Hoes” ; “Burfict”.

44.

Caribou Swim 2010

et imposante. Particulièrement dans ce disque, qui est un peu plus sombre que les autres opus de sa discographie, Caribou nous fait planer au ras du sol. On voyage, on se laisse flotter. Mais en même temps, on sent une certaine force au-dessus de nous, comme un plafond bas pesant “comme un couvercle”. Cette sensation est spécialement perceptible dans deux des meilleurs morceaux de l’album : “Odessa” et “Found Out”. Swim se présente en ce sens comme une œuvre sur laquelle il convient de danser la nuit, dans un lieu clos. A ce titre, une usine désaffectée ou un hangar apparaissent comme des lieux particulièrement adéquats, entre autres en raison du lot de sons industriels que le projet contient. En cela, un concert de Caribou est une formidable expérience, d’autant plus si la scène est couverte. Or, l’artiste ne s’est-il pas produit en 2023 dans la “Petite maison dans la prairie”, une sorte de hangar, au Dour Festival ?

Dans l’ensemble, Swim est un donc un album fort solide, un projet à la fois créatif et régulier, aux sonorités toujours bien engluées dans une ambiance planante mais massive, qui nous pousse continuellement à nous balancer dans une transe mesurée. Continuellement, oui, parce qu’il n’y a pas vraiment de creux dans ce disque : les ⅔ des pistes se révèlent particulièrement agréables et le ⅓ restant passe très bien.

Spotify Wrapped 2023 : “Odessa” (44e).

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Sun” ; “Leave House”.

(© Matthew Cooper / Jason Evans / City Slang / Merge Records).

Dans la quasi-totalité des cas, il faut un temps de rodage, d’acclimatation, au moins un écoulement de temps, aussi bref puisse-t-il être, pour être conquis par un album, aussi bon puisse-t-il être : il est vraiment rare de se prendre un headshot dès la première note. Prenez les albums que je placerais à titre personnel dans le panthéon de la musique populaire… Dans Stone Roses (1989) des Stone Roses, “I Wanna Be Adored” est une claque monumentale, mais une claque qui s’amène très lentement à nous. Dans The Cars (1978) des Cars, le meilleur album que j’ai pu écouter en 2022, “Good Times Roll” ne nous happe qu’à partir de l’irruption des chœurs, bien que l’on sente dès le début que ce disque est spécial. Eh bien, avec Swim, Daniel V. Snaith, aka Caribou, ne prend aucun élan : l’artiste ontarien prend les rênes sans se présenter et nous jette aussitôt dans les eaux d’”Odessa”. Dès la première seconde de la première piste, la claque est magistrale, le plat est savoureux. Mais n’ayez crainte, “Odessa” est loin d’être un pétard mouillé, une mutinerie sans suite. On ne sort de l’eau qu’au bout de 40 minutes, après une bien bonne baignade.

Comme l’attestent les neuf pistes de cet album, Daniel V. Snaith est un génie, un innovateur hors-pair, un maestro quand il est question d’élaborer des sonorités inédites et impondérables, ou de produire des motifs et des incursions implacables, le tout à partir de racines house habilement employées. Se contentant le plus souvent de prononcer des murmures fantomatiques, la voix du musicien escorte discrètement mais élégamment ces airs d’un autre monde.

Toutefois, si Swim embrasse, ce n’est jamais en crole : la musique est jouissive et entraînante, mais pas survoltée. Il ne faut donc pas s’attendre à des montées en puissance scotchantes ou à des drops spectaculaires. Constante et mesurée, la musique de Swim n’en est pas moins puissante

Caribou au Dour Festival 2023. Une scénographie aussi brumeuse, psychédélique et dansante que l’album Swim. (© Hall Of All).

Caribou au Showbox at the Market de Seattle en 2015. (© Kexp / Dave Lichterman).

20.

Miguel Kaleidoscope Dream 2012

(© Miguel / Courtney Walker / Black Ice / ByStorm / RCA Records).

Kaleidoscope Dream : en plus d’être mélodieux et poétique, le titre se prête admirablement bien à l’ambiance qui règne dans l’album sophomore du prodige neo soul Miguel : détendu, serein, comme baigné dans un lent rêve, on se sent inondé par une profusion de couleurs vives. Amplifiée par des références et des paroles explicites (“do you like drugs ? Yeah !”), la sensation d’être totalement shooté est plus que remarquable. Album aussi psychédélique que sa pochette, Kaleidoscope Dream nous happe par sa notable profondeur mais également par l’accablante et sensuelle chaleur qui en émane. Voilà sans aucun doute le genre de disque à écouter dans une piscine californienne lors d’un début d’après-midi bien torride. Vous voyez, les piscines de David Hockney…

Bien sûr, la production est particulièrement riche. La basse joue toujours un excellent rôle, la rythmique ne cesse de se révéler étonnante et satisfaisante, l’abondance d’effets et d’incursions offre une profondeur prenante. On ne saurait toutefois mésestimer la qualité et l’importance du chant de Miguel. Particulièrement impliqué et expressif, l’artiste angelino excelle lorsqu’il s’agit d’être sensuel ou touchant.

Dom Juan qui réussirait à déstabiliser le plus impassible des hommes, le vocaliste sait créer de la beauté n’importe où grâce à ses remarquables intonations et l’intensité de ses chœurs.

Grâce à tous ces éléments et à une remarquable créativité, Kaleidoscope Dream s’avère être une véritable réussite. La moitié des morceaux sont tout simplement excellents. On pense en premier lieu aux tubesques “Use Me” et “Arch Point” qui auraient autant, voire davantage, mérité le sort de “Sure Thing”, un single issu de l’album All I Want Is You (2010) et qui explosa en 2023 grâce à Tiktok. Bien sûr, on pense également à “Adorn”, le grand tube de l’album, et qui

n’a aucunement volé ce titre. Ouvrant prodigieusement le disque avec une instrumentale planante, caniculaire, bien satisfaisante et surprenante, ce titre nous donne comme l’impression de contempler le soleil depuis le fond d’un bassin. Et pourtant, je considère à titre personnel qu’aucun des trois morceaux cités ne font partie du tiercé gagnant de l’album.

On a en effet davantage de chances d’être marqué par le très psychédélique “Do You…”, avec sa gratte saccadée et son refrain fort satisfaisant, le très profond et solide “The Thrill” ou encore par le touchant et groovy “Where’s the Fun in Forever”. Apparaissant, d’après les statistiques de Spotify, comme l’une des pistes les moins écoutées de Kaleidoscope Dream, le dernier titre cité est pourtant une véritable claque. Doté d’une basse parfaite, d’un rythme fort bien huilé, d’un piano discret mais décisif, et ponctué par un vocaliste au sommet de son art, “Where’s the Fun in Forever” est effectivement un grand moment.

Il est relativement regrettable que ces trois pistes, situées au milieu de l’album (n°4, 6 et 8) soient séparées par des morceaux bien moins marquants, à savoir “Kaleidoscope Dream” (n°7) et “How Many Drinks?” (n°9). Pour leur défense, il faut avouer que ces deux titres restent tout de même attrayants. Les vraies faiblesses de l’album ne sont en fait que “Don’t Look Back” et “Pussy is Mine”, deux titres qui passent mais qui se révèlent très peu convaincants. Le refrain du premier morceau cité est assez peu agréable, un peu trop brutal, malgré des couplets solides. Le second morceau cité est plutôt ennuyeux bien qu’il soit assez beau en soi.

Vous le comprenez, on prend de grosses pincettes lorsque l’on critique les titres les moins mémorables de ce disque.

C’est que, tout bien considéré, Kaleidoscope Dream est un projet très solide, cohérent et bien ficelé. Incontournable des débuts d’après-midis étouffants, ce disque, très riche, prend de la valeur au fur et à mesure des écoutes, croyezmoi.

Spotify Wrapped 2023 : “Where’s the Fun in Forever” (35e) ; “Do You…” (72e).

Titres ajoutés à l’Intégrale : “The Thrill”.

David Hockney, “A Bigger Splash”, 1967.

16.

Dinosaur Jr. Without a Sound 1994

(© Neil Blender / Blanco y Negro Records / Sire Records).

Without a Sound, vraiment ? Génies délurés et indolents tout droit sortis de Boston, Massachusetts, J Mascis et Mike Johnson ne sont pas sans rappeler les protagonistes d’un certain film de Gus Van Sant… Difficile à croire, mais Without a Sound est l'œuvre de deux hommes seulement…

Encore plus difficile à croire, mais J Mascis a presque tout assumé tout seul, que ce soit l’écriture, la composition, la production, le chant, la guitare, la batterie ou les claviers. A côté, Mike Johnson s’est occupé de la guitare basse et des chœurs. Mais s’il a été le véritable factotum du groupe, et conséquemment un homme qui devait courir partout au moment de l’élaboration de l’album, J Mascis n’a pas l’air de s’être grandement épuisé sur la partie chant. Derrière le micro, le crooner nihiliste semble plus désenchanté, plus nonchalant que jamais. S’il est assez similaire à celui qu’il prenait dans les albums précédents, son timbre geignard et désabusé est ici poussé à l’extrême. Après, compliqué de prendre une voix enjouée, à part par pure ironie, lorsque l’on doit chanter des lyrics aussi bruts et tristes que “I feel the pain of everyone / then I feel nothing”... Offrant une profondeur vraiment bien venue dans les refrains, notamment dans celui de “I Don’t Think So” et “Yeah Right”, les chœurs de Mike Johnson ne sont pas là pour remédier à cette absence de gaieté. Et pourtant, ça fonctionne très bien, le rendu est vraiment agréable, il est même… cool. Voilà une chose qui ressort inévitablement à l’écoute de ce disque : Without a Sound est un projet vraiment très cool, un projet qui donne envie de prendre une bonne bière avec ses créateurs…

En cool kids absolus, les deux pattes de Dinosaur Jr. nous offrent ici un son amateur, self-made bien crade, bien ancré dans une tradition college rock bostonienne conjointement portée par des groupes comme les Throwing Muses et les

Pixies. J Mascis montre bien que les concours de chant ne l’intéressent pas. Ce qui l’intéresse beaucoup, en revanche, ce sont les feedbacks et la distorsion. Prenant un malin plaisir à empiler des grattes saturées au possible, le duo nous propose le clair du temps une musique quelque peu bruitiste. Pour autant, l’orage ne couvre pas l’ensemble de l’horizon. On retrouve, par-ci par-là, des éclaircies et de la bruine. Il arrive que la maltraitance des guitares s’arrête un moment, parfois le temps d’une piste entière, pour tresser des lignes plutôt dégagées, voire acoustiques. Mais n’allez pas vous imaginer que ces passages ne sont qu’un combo folk - country chanteur/guitare. La quasi-totalité des titres restent chargés : il n’y a que sur “Seemed Like The Thing To Do” que J Mascis offre du répit à sa batterie.

Tant mieux, parce qu’on préfère largement quand Dinosaur Jr. bourrine. Les rares ballades - si l’on puis dire - de l’opus n’en constituent absolument pas le climax. “Outta Hand” et “Mind Glow” sont sympas mais c’est tout. Ironiquement, la seule vraie ballade du projet, “Seemed Like The Thing To Do”, se révèle très séduisante. Il faut toutefois avouer que l’on s’y ennuie jusqu’au débarquement providentiel des guitares électriques, avec leur somptueux entremêlement. On peut en outre regretter que cette piste dure plus de 5 minutes. Après, franchement, ces morceaux passent assez bien, ils offrent une variété louable à l’opus. C’est juste qu’ils font pâle figure face aux titres plus bruts, plus puissants, qui se révèlent presque tous excellents… Le seul vrai défaut que l’on pourrait trouver à ces titres-là, ce serait sans-doute leur ressemblance parfois redondante : on frise l’overdose sur “Grab It”, un morceau qui passerait pourtant très bien s’il était isolé du reste de l’album.

Or, si ces pistes se ressemblent, cela signifie aussi que J Mascis et Mike Johnson ont trouvé une recette imparable avec Without a Sound. Murph, le batteur original du groupe, se voit très bien remplacé par J Mascis qui propose un jeu démonstratif, satisfaisant et enivrant : on se surprendra à taper dans le vide par mimétisme sur des pistes comme “Yeah Right” ou “Over My Shoulder”. Mais si on imite le batteur, on n’oublie pas pour autant de chanter avec entrain ou extase les superbes mélodies qui nous sont proposées.

Bien sûr, on pense au superbe refrain des deux morceaux que l’on vient de mentionner, mais on pense également au couplet de “Don’t Think So”, qui est tellement bon qu’il en devient plus intéressant que le refrain. Or, on a dit que le chant de J Mascis était indolent mais cool. Alors, comment cela se fait-il que l’on se trouve autant exalté par les titres bruts de Without a Sound ? Ce ne sont pas les percussions à elles seules qui nous remuent ! Allez, faisons tomber le suspens : le grand protagoniste de l’album, c’est la guitare électrique. Ô combien entraînante, ô combien efficace, la gratte rend à elle seule certains titres irrésistibles grâce à des lignes imparables ou à des petits riffs entêtants. On n’a pas besoin d’attendre la splendide explosion de “Feel the Pain” et l’efficace refrain de “Yeah Right” pour être charmés par ces titres. A l’inverse, c’est un petit riff bien mémorable qui nous fait craquer dans “Even You” et “Get Out of This”.

En définitive, Without a Sound est un pur chef-d’œuvre de noise pop : on retrouve de superbes mélodies sur un fond bien sale et bruitiste. Bien qu’irrégulier, l’album se révèle presque constamment agréable, entraînant et excitant.

Spotify Wrapped 2023 : “Feel the Pain” (79e).

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Even You” ; “Get Out of This”.

15.

JPEGMAFIA All My Heroes Are Cornballs 2019

(© Alec Marchant / EQT Recordings).

Spawned au même moment que le World Wide Web, c’est-àdire à la toute fin de la décennie 1980, Barrington DeVaughn Hendricks a grandi au même rythme que la toile. C’est ainsi au moment de l’émergence du mouvement post-internet, et donc des microgenres vaporwave, new aesthetic et seapunk, mais aussi au moment de l’apogée de l’un des plus grands samplers de l’histoire, à savoir Kanye West, qu’il entra dans l’âge adulte.

Veteran (2018) désenchanté, tourmenté, voire traumatisé, personnage postmoderne apparaissant comme le reflet de son époque mais aussi comme un véritable extraterrestre, ce producteur-rappeur d’exception qu’est JPEGMAFIA peint de manière pittoresque, voire extravagante, son agitation mentale à l’aide d’une probité exemplaire, d’une créativité inépuisable et d’un talent aberrant. Si elle est appréciable dans tous les projets qu’il a sortis jusqu’aujourd’hui, cette virtuosité libertaire est spécialement remarquable dans le troisième opus de son impressionnante discographie, All My Heroes Are Cornballs…

Dans ce disque, JPEGMAFIA outrepasse nettement le stade du postmodernisme. Ici, on plane carrément dans le transhumanisme : on a comme l’impression que cet album a été conçu par une intelligence artificielle très avancée et agitée mais victime de nombreux bugs, un HAL-9000 qui aurait aurait inopinément découvert des informations révoltantes, ou un cyber-poltergeist, une conscience bloquée dans un ordinateur qui réussirait malgré tout à retourner la maison.

Comme le disait si bien Heather O’Rourke, “they’re here !” : surdoué dérangé, JPEGMAFIA se présente dans cet album comme un véritable schizophrène bipolaire, premièrement parce que s’abat sur nous un déluge de voix, d’échantillons empilés, deuxièmement parce que l’artiste semble posséder des personnalités totalement opposées, l’une douce l’autre

brutale, l’une épuré l’autre confuse. Premièrement, donc, on comprend rapidement qu’il s’avère extrêmement ardu, voire tout-à-fait impossible, de produire une monographie radicale de l’écrasante majorité des pistes de l’album tant le producteur se fait un plaisir de superposer les échantillons à outrance, comme s’il cherchait à couvrir un petit pois. Ces samples proviennent de tous horizons, et notamment de la vie réelle, avec un nombre remarquable d’enregistrements de voix que l’on pourrait qualifier de randoms. Il est toutefois important de noter que la majorité des échantillons disséminés dans l’opus sont issus directement du cerveau ou de l’entourage de JPEGMAFIA, alors qu’un projet comme Scaring the Hoes repose essentiellement sur la transformation de sonorités extérieures. Quoi qu'il en soit, le producteur maîtrise avec brio l’art du collage : on sera notamment décontenancé par la virtuosité des backs et ad-libs de “Jesus Forgive Me, I Am A Thot” et “BBW”. Chaos verticalement et horizontalement bigarré, le premier titre mentionné survient parfaitement à propos pour illustrer la seconde forme de collage inhérente à cet album, laquelle permettra d’embrayer sur la seconde forme de schizophrénie évoquée. Avec 18 tracks différents, All My Heroes Are Cornballs se présente d’emblée, avant la première écoute, comme un sacré recueil de mélodies et d’idées. Or, avec JPEGMAFIA, rares, très rares sont les titres qui tournent autour d’une seule idée. En fait, les morceaux de cet album apparaissent comme des comètes transitant d’une force gravitationnelle à l’autre. Au total, on retrouve facilement une quarantaine de parties distinctes. Au sein des pistes, les différentes parties se révèlent souvent fort dissemblables. La couleur est donnée dès la piste 1, “Jesus Forgive Me, I Am A Thot”, dans laquelle on passe en moins de quinze secondes par trois phases, trois états opposés, bien qu’admirablement soudés et associés : on commence par un flow aéré mais athlétique et engagé avant d’embrayer sur une explosion cathartique et de finir avec un surprenant falsetto autotuné qui vient taper des notes très hautes. A la fois Dr Jekyll et Mr Hyde, JPEGMAFIA se plaît à mêler le calme et la tempête, à passer en un claquement de doigt d’une promenade tranquille à un cauchemar industriel. Si ce grand-écart ne se présente pas du tout comme une règle générale, on le retrouve tout de même dans plusieurs pistes de l’album, notamment dans les trois premières. A l’échelle de la tracklist, cette dualité se retrouve dans l’enchaînement de titres aérés et bordéliques : le tranquille “Grimy Waifu” suit ainsi le chaotique “JPEGMAFIA TYPE BEAT” et précède le torturé “PTSD”.

Toutefois, si All My Heroes Are Cornballs peut apparaître à certains égards comme une œuvre instinctive et libertaire, on y retrouve tout de même une certaine logique. Si les deux premiers tiers de l’album ne nous laissent que peu de répit, on respire bien plus à partir de la piste 11. Attention, cela ne veut pas dire pour autant que JPEGMAFIA se range, que l’artiste arrête d’être imprévisible et libre comme l’air…

Cela signifie seulement que la rage est plus contenue, les sonorités globalement plus douces. Moins volubile, JPEGMAFIA laisse davantage de place aux voix féminines et à la musique. On ne peut qu’être bercé par le délicieux chant d’Helena Deland dans “Free the Frail” et de Buzzy Lee dans “DOTS FREESTYLE REMIX” ! De même, on ne peut qu’être frappé par l’orientation vaporwave que prennent les ultimes morceaux du projet. Déjà notables dans la première partie de l’album, les sonorités planantes, voilées, acquièrent en

effet une place de choix dans les toutes dernières pistes.

Psychédéliques au possible, les tracks 16, 17 et 18 apparaissent quelque peu comme la mise en veille forcée d’un ordinateur, comme l’extinction progressive d’un HAL 9000 qui, par intermittences, produit ses derniers sursauts d’orgueil avant d’être complètement débranché, avant de mourir littéralement.

En effet, une fin calme n’est pas forcément un happy end : la folie de JPEGMAFIA n’est jamais soulagée, la crise prend juste des formes différentes. Peut-être même que les deux dernières minutes du dernier morceau, “Papi, I Missed U”, constituent l’apogée de la schizophrénie du personnage.

Rappelant inévitablement “Lux Aeterna” de György Ligeti le choeur qui exacerbe la tension de l’une des rencontres avec le monolithe de 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick -, cette fin angoissante illustre à merveille la folie et les tourments du génie torturé. La schizophrénie de JPEGMAFIA s’immisce en fait partout dans l’album, et ne se révèle pas seulement dans l’intensité et la bipolarité : on la retrouve dans la texture des sonorités, dans l’aspect inquiétant de la plupart des sons. “Grimy Waifu”, “Lifes Hard, Here’s A Song About Sorrel” et “Free the Frail” sont aussi beaux que déconcertants, voire dérangeants. Même la pochette, cette pièce vide et sombre, sorte de backroom avec fenêtre, se révèle troublante.

Plongé pieds et mains liés dans la culture internet, le hip hop psychédélique troublant de JPEGMAFIA offre parfois une ambiance liminal, creepypastaesque. Plusieurs pistes, notamment “Grimy Waifu” et “PTSD”, nous donnent comme l’impression d’évoluer dans un jeu vidéo hanté. De même, si les sonorités vaporwave dystopiques nous font planer, c’est plus comme Spyro entre deux portails dans Year of the Dragon (2000) que comme Afroman dans “Because I Got High” (2001).

Pour couronner le tout, cet irréalisme nihiliste est empreint d’une insatiable propension à la dérision, au cynisme et à l’ironie. JPEGMAFIA n’est effectivement pas le plus sérieux des artistes, en attestent le titre de l’opus et de plusieurs de ses pistes (“Jesus Forgive Me, I Am A Thot” ; “BBW”), ses libres et étonnantes intonations ou encore la très curieuse composition de certains morceaux. Plage au titre absurde, “BasicBitchTearGas” consiste ainsi en une affreuse reprise du tube “No Scrubs” (1999) du trio RnB TLC. Or, ce genre d’auto-sabotage compromet-il pour autant la qualité du projet ? Certes, All My Heroes Are Cornballs n’est pas l’album le plus accessible de la discographie de JPEGMAFIA, laquelle n’est déjà pas la plus accessible des discographies : très libre, créatif et décalé, le disque surprend et stimule beaucoup, mais ne se révèle pas toujours agréable.

Il arrive en effet que l’on se sente gratuitement agressé, en témoigne le cynique “JPEGMAFIA TYPE BEAT”. A l’inverse, certains passages se révèlent assez ennuyants : on pense notamment à la première partie de “Beta Male Strategies” mais aussi aux deux dernières minutes de “Post Verified Lifestyle”’. En même temps, il est quasi impossible pour un artiste aussi expérimental de faire un sans-faute avec un disque aussi long…

En réalité, All My Heroes Are Cornballs est un superbe opus, qui commence sur les chapeaux de roue avec un incroyable alliage douceur/brutalité et qui se termine en beauté avec une vibe vaporwave hypnotisante. Si les motifs percutants et les claques fusent, quelques pistes sortent largement du lot. On pense bien sûr à “All My Heroes Are Cornballs” et

“Free The Frail”, deux titres qui nous happent inévitablement grâce à leur motif électronique ravageur, un flow très solide et un refrain bien attrayant, mais on pense surtout à “Jesus Forgive Me, I Am A Thot”, qui se présente carrément comme une triple claque.

Spotify Wrapped 2023 : “Jesus Forgive Me, I Am A Thot” (8e) ; “Free the Frail” (70e) ; “All My Heroes Are Cornballs”.

La mort de HAL 9000, une lente lobotomie. (© Metro-Goldwyn-Mayer / Warner Bros. / Turner Entertainment).

Conscience folle semblant être bloquée dans un ordinateur tout en retournant la maison, JPEGMAFIA apparaît un peu comme un cyberpoltergeist. (© Metro-Goldwyn-Mayer / UA Entertainment Company).

“JPEGMAFIA TYPE BEAT”, le glitch et l’agressivité à outrance. (© Blake Bohls / Know Futur Studio).

En témoigne le petit clip de “BasicBitchTearGas”, All My Heroes Are Cornballs est un album aux couleurs très vaporwave. (© Blake Bohls / Know Futur Studio).

12.

Bobby Brown Don’t Be Cruel 1988

(© Todd Gray / Julie Moss / MCA Records).

Sans commune mesure bien sûr, la carrière de Bobby Brown se rapproche en de nombreux points de celle de Michael Jackson. Connaissant le succès dès sa préadolescence en étant le leader d’un quintet R&B dont le nom, New Edition, faisait sans-doute référence aux Jackson 5, Bobby Brown a ensuite rencontré un succès tonitruant en solo ainsi qu’une kyrielle de scandales. Mais à la vérité, avons-nous vraiment besoin de savoir toutes ces informations pour comprendre que BB a plus que marché dans le sillage de MJ ? En fait, il suffit d’écouter un peu Don’t Be Cruel, l’album sophomore de l’artiste bostonien, pour saisir à quel point son enfance et son adolescence ont été bercées par les prouesses du “King Of Pop”. Dans ce disque aux couleurs urbaines et nocturnes, qui rappelle par moments Thriller (1982) et Bad (1987), les intonations et les exclamations de Bobby Brown donnent à croire que Michael Jackson s’est immiscé dans les choeurs, voire plus, comme il l’avait fait avec Rockwell en 1984. A l’inverse, Bobby Brown a quelque peu contribué à la légende du “King Of Pop”. Il y aurait d’abord participé en étant l’un des trois garçons qui lui ont fait découvrir le moonwalk au tournant des années 1980. Mais c’est surtout grâce à Don’t Be Cruel que lui et les illustres producteurs qui l’accompagnaient (Babyface, Teddy Riley, Larry White, L.A. Reid) parvinrent à paver la voie au MJ de la première moitié des années 1990, soit au MJ de Dangerous (1991).

Notamment produit par Riley, Dangerous pue effectivement le new jack swing.

Le quoi ? Genre éphémère auquel Don’t Be Cruel a sans nul doute donné ses premières lettres de noblesse, le new jack swing se situe à la croisée de plusieurs courants différents.

Comme son père spirituel, Terry Riley, l’a résumé en 2017 pour Revolt, le genre avait pour visée de “mettre Michael Jackson et James Brown ensemble, Michael et Prince ou

Marvin Gaye et Luther Vandross et mélanger tout ça”. Or, Bobby Brown n’a-t-il jamais présenté James Brown comme son idole ? N’a-t-il jamais été fasciné par Michael Jackson ?

N’a-t-il jamais cherché à combiner l'exubérante sensualité de Prince et le sex-appeal tranquille de Marvin Gaye ? On retrouve ainsi dans le new jack swing - et par conséquent dans cet album - des sonorités soul, jazz, R&B et pop.

Toutefois - et c’est bien là qu’il se démarque -, le new jack swing s’inscrit profondément dans l’esprit de son temps avec une rythmique, des intonations et un état d’esprit caractéristiques du hip hop old school et l’exploitation exacerbée d’instruments électroniques (boîte à rythme, synthétiseurs à gogo). Le new jack swing, c’est donc en quelque sorte du RnB high-tech, mais un RnB high-tech dans lequel la boîte à rythme ne semble reconnaître que la fonction “caisse claire” alors que les innombrables synthétiseurs semblent capables de tout imiter et que les chœurs semblent provenir à la fois d’un office et d’un bal masqué à la Eyes Wide Shut (1999). Don’t Be Cruel se présente ainsi comme le genre d’album à lancer lors d’une block-party nocturne ou lors d’une mascarade bondée tenue dans une cave ou dans le hall d’un manoir - à condition qu’il y ait des jeux de lumière de partout. La moitié du temps, les projecteurs ont tout intérêt à diffuser du rose ou du bleu pâle pour amplifier l’ambiance pré-vaporwave de certains titres.

En effet, si les plus grands succès de l’opus sont très festifs, une bonne partie du disque est plutôt posée, lente. En écoutant des morceaux comme “Roni”, “Rock Wit’cha” ou “Take It Slow”, on a comme l’impression d’avoir pris un peu de purple drink à cause de cette production suspendue, à cheval entre le quiet storm et le smooth jazz. Hélas, ce trip noctambule s’achève sur une overdose, l’antépénultième et l’avant-dernière pistes se perdant dans le plastic soul.

Mais n’ayez crainte ! Don’t Be Cruel rappelle la course de chevaux dans Wii Party (2010) : c’est parce qu’on a déjà cramé toutes les cartouches que les dernières foulées sont aussi poussives. En effet, si l’on retire “All Day All Night” et “I Really Love You Girl”, l’album n’est pas loin d’être un sansfaute : l’intégralité des pistes comprises entre la 2e et la 8e apparaissent comme de véritables tubes/tubesques d’une efficacité écoeurante. S’il suffit le clair du temps d’un tout petit riff pour que l’on soit conquis par un morceau (la sorte de saxophone dans “My Prerogative” ; la phrase de synthé dans le refrain de “Roni” ; le trident de “I’ll Be Good To You”), il faut tout de même reconnaître que l’implication de Bobby Brown et des choeurs, la connexion entre ces derniers et la rythmique, sans oublier ces lignes de basse bien groovy, participent grandement à l’irrésistibilité des titres. Toujours entraînants et funs, même si Bobby Brown aurait parfois pu s’abstenir de rapper, ces tracks sont tellement bons que leur éternisation à coups de solos et de rappels est plus que bien venue. Sans compter l’intro et l’outro, on parle tout de même d’une médiane à 4:21 pour un album pop ! “Don’t Be Cruel” dure carrément 6:48 sans qu’on y trouve à redire…

En somme, Don’t Be Cruel mérite amplement son statut de porte-étendard du new jack swing. Aberrante compilation de morceaux catchy et chaleureux, cet album apparaît comme un incontournable pour tout nostalgique des années 1980 ou pour tout DJ en quête de valeurs sûres.

Spotify Wrapped 2023 : “I’ll Be Good To You” (29e) ; “Roni” (75e).

Ajouté à l’Intégrale : “Every Little Step”.

11.

The Cranberries Everybody Else Is Doing It, So Why Can’t We

1993

(© Island Records).

Tout le monde fait ça, alors pourquoi pas nous ? Il est vrai que le premier album des Cranberries n’est pas une œuvre acheiropoïète. Rien qu’à l’écoute du disque, sans aucune information extérieure, on comprend facilement que l’on a affaire à une œuvre du début des années 1990, qui n’aurait pas du tout sonné de la même manière si certains groupes alternatifs des années 1980 n’avaient pas existé. En effet, pour chaque élément de chaque morceau, on devine des influences, des inspirations distinctes. Noel Hagan et Dolores O’Riordan n’ont pas besoin de nous le dire : on comprend bien que les songwriters attitrés du groupe, tous deux nés en 1971, ont été bercés dans leur adolescence par la pop rock des Beatles et de Fleetwood Mac, la jangle pop des Smiths et des Sundays, le post-punk mélodique de The Cure et de New Order, ou encore par la brutalité introspective du shoegaze. “I Will Always” apparaît ainsi comme un cocktail semblant mêler “Happy Xmas” (1971) de John Lennon, “Beautiful Child” (1979) de Fleetwood Mac et “I Know It’s Over” (1982) des Smiths. Et pourtant, on ne saurait se méprendre : c’est bien The Cranberries que l’on écoute, cela ne fait aucun doute. Ce n’est effectivement pas tous les jours que l’on tombe sur un groupe de pop rock alternatif qui affiche ses racines celtiques en offrant une place de choix au yodeling et au keening dans le chant et aux mandolines dans la composition.

Cette subtile association d’influences contemporaines et traditionnelles crée un ensemble lyrique et empoignant, à la fois tendu et entraînant. On est comme projeté dans le fameux canapé de la pochette, dans une pièce sombre au parquet moisi et aux murs décrépis, dans le style du squat de Fight Club (1999) - l’anachronisme est assumé. Mais la chambre n’est pas entièrement noire : des entailles dans les murs laissent passer des faisceaux de lumière divine.

Comme une dame blanche que les tourments, perceptibles dans les lyrics, maintiennent sur terre, comme une colombe enfermée dans une cage baudelairienne, Dolores O’Riordan clame régulièrement d’envoûtantes et surnaturelles élégies à l’oreille des lézardes. Première piste de l’opus, “I Still Do” apparaît en ce sens comme un moment surnaturel.

Il faut dire qu’Everybody Else Is Doing It, So Why Can’t We? est un projet dans lequel priment la beauté et le spleen.

Parfois bruyant, parfois calme, mais presque toujours lent, lourd, tendu et introspectif, l’album se présente comme un support parfait pour prendre du recul sur notre parcours personnel, contempler le panorama des années passées.

Pour ainsi dire, les Cranberries nous invitent ici à revisiter la scène d’ouverture de Là-Haut (2009) mais avec le style de David Fincher. Comment ne pas ressentir comme une douce nostalgie à l’écoute de “I Still Do”, “Dreams”, “Linger” ou “I Will Always” ?... Attention ! Il ne faut pas croire pour autant qu’Everybody Else is Doing It, So Why Can’t We? est un album apathique, mou. Malgré sa lenteur, il s’agit d’un projet assez entraînant et entêtant. Offrant, dans la lignée directe des Smiths, des sonorités plus ou moins jangly, les récurrentes boucles de guitare contribuent grandement à la force et à l’attrait de morceaux comme “Waltzing Back”, “Still Can’t…” ou “How”. A la fois rythmique et mélodique, toujours dans la lignée du groupe mancunien, la basse offre une base solide et prenante, notamment perceptible dans les monuments “Dreams” et “Linger” ou le très beau “Sunday”.

Album sombre mais attrayant, qu’il convient donc d’écouter un dimanche de novembre, Everybody Else is Doing It, So Why Can’t We est un classique d’une profondeur d’autant plus remarquable quand on sait que le membre le plus âgé du groupe, le batteur Fergal Lawler, n’avait pas encore 22 ans lorsque le disque est sorti. Particulièrement complet, avec seulement deux titres se révélant en dessous du lot (“Pretty” et “Wanted”), Everybody Else is Doing It, So Why Can’t We? est un superbe ensemble qui ne manque que rarement de se révéler satisfaisant, entêtant, touchant et beau.

Titres ajoutés à l’Intégrale : “Waltzing Back” ; “Still Can’t…”.

Titres déjà dans l’Intégrale : “Linger”.

“Do you have to, do you have to, do you have to let it linger ?” (© David Fincher /UGC Fox Distribution).

Le vert de gris occupe une place de choix dans le clip de “Dreams”.

(Melodie McDaniel, Island Records).

4.

Violent Femmes Violent Femmes 1983

(© Slash Records / Jeff Price / Ron Hugo).

Violent Femmes en guise de blase, Violent Femmes en guise de titre… Quel beau nom pour représenter un trio de jeunes hommes incels ou - du moins - d’acteurs jouant à merveille les vierges frustrés : écrites par Gordon Gano à l’aube de sa vingtaine, les chansons du premier album de la formation dépeignent admirablement la désolation et la perversité qui découlent, chez certains garçons, de leur mise au ban affective et/ou sexuelle.

A première vue, on pourrait ainsi, à la manière de la gente féminine face à ces célibataires endurcis, être repoussés par des lyrics parfois abominables: si “Add It Up” expose l’impatience paroxystique d’un vierge (“Why can’t I get just one fuck? [...] I waited my whole life for just one”), “Gimme the Car” exhibe carrément la planification fantasmatique d’un date rape (“I’m gonna get her drunk / I’m gonna get her cry [...] I’m gonna maker her…”). Mystérieuses et obscures, les phrases nous font parfois imaginer le pire : “Don’t shoot, shoot, shoot that thing at me” suggère-t-il une éjaculation faciale non-consentie ou un “simple” meurtre motivé par la frustration sexuelle ?

Pour autant, malgré ce réalisme déconcertant, quasi sociologique, on comprend bien que Gano campe un rôle. L’ironie grinçante avec laquelle il déclame ces paroles abjectes apparaît même comme un moyen d’afficher une distance entre l’acteur et son personnage. Partant d’angoisses bien réelles, auxquelles nombre de personnes peuvent aisément se reconnaître (misère sexuelle, peur de la mort, jalousie), Gordon Gano les exacerbe pour offrir un tableau satirique, à la fois très dérangeant et extrêmement bien mis en scène, un excellent album dépeignant parfaitement les vices d’une jeunesse qui part en vrille. Constat alarmant que l’on aurait du mal à dater tant il correspond bien à l’époque actuelle et tant l’opus est unique en son genre - même si l’on ressent

des influences proto-punk et punk bien marquées -, Violent Femmes se présente en quelque sorte comme une version folk-punk d’Orange Mécanique (1971) dans le sens où la monstruosité est exposée via une esthétique irréprochable.

Violent Femmes est effectivement un monument qui mérite d’occuper, dans le panthéon de la musique populaire, une place similaire à celle que tient le film de Stanley Kubrick dans celui du cinéma.

Mais si A Clockwork Orange se présente, telle une horloge, comme un ouvrage d’une grandeur, d’une précision et d’une complexité éblouissantes, Violent Femmes peut être inversement présenté comme un chef-d’oeuvre de minimalisme, semblant suivre à la lettre la fameuse doctrine de Ludwig Mies van der Rohe, “less is more”, avec trois musiciens, une caisse claire, des cordes (une guitare, une basse) - le clair du temps dépouillées de capteurs -, des cordes vocales, et c’est tout. Même les musiciens de rue sont mieux équipés !

Or, si les Violent Femmes osent se produire avec des moyens si limités, c’est juste parce qu’ils n’ont presque jamais besoin de plus. S’entrelaçant prodigieusement avec la caisse claire de Victor DeLorenzo, les grattes déposent des lignes en même temps très simples et entraînantes, voire groovy, ainsi que des riffs imparables à foison. Pour humaniser le tout, ou peut-être justement pour le déshumaniser, Gordon Gano et ses chœurs offrent des prestations d’une impertinence délicieuse avec des refrains qui, malgré leur simplicité presque enfantine, nous font sautiller dans tous les sens et hurler à gorge déployée grâce à l’énergie débordante des musiciens et la très agréable chaleur des chœurs, parfaitement connectés à la fureur fluette de Gano. Sur des tubesques tels que “Please Do Not Go”, “Prove My Love” ou “Ugly” - un titre qui semble avoir été co-écrit par Leonard Cohen, Lou Reed et Feargal Sharkey - on se surprendra à se mouvoir de manière totalement désarticulée tout en se pinçant le pif pour imiter les indolentes intonations du chanteur.

Mais si l’on se trémousse autant sur cet opus, ce n’est pas seulement grâce à ses lignes efficaces et ses refrains entêtants… Non, il ne faut pas croire, loin de là, que Violent Femmes est un simple album de punk rock. Très libre et impulsif, mais également très sophistiqué et intelligent, le projet apparaît à bien des égards comme une œuvre d’art punk, voire de jazz. Si une bonne moitié des pistes apparaissent comme de véritables piles électriques ne dépassant pas les 3:20, on retrouve tout de même cinq morceaux durant plus de 3:50… A l’exception de “Please Do Not Go”, une ballade folk punk qui s’éternise à notre plus grand plaisir, ces titres sont plus originaux et expérimentaux, bien qu’ils s’engluent très bien dans l’ensemble. Le morceau le plus divergent - et peut-être le moins réussi - de l’album est justement un titre assez court (3:20) porté par un xylophone et des guitares électriques tout droit sortis des swinging sixties. Ces longues pistes - toute proportion gardée bien sûr - proposent des univers assez variés et beaucoup de très bonnes idées : Se présentant au départ comme un camisolé se plaignant seul dans la chambre vide de son asile, le furieux de “Add It Up” réussit à se déchaîner pour s’agripper à nous et ne plus jamais nous lâcher, tel un Damien Baïzé sur une Miss France ; dans la foulée, “Confessions” se présente comme un western anti-héroïque exhibant la longue et morose traversée du désert d’un nihiliste dont les craquages, les accès de folie sont sublimés par les chœurs. Si l’on retrouve dans ce morceau une tension, des sonorités et des intonations

rappelant le génie de Tom Verlaine, c’est à l’autre fondateur de Television, Richard Hell, à son jeu de guitare décousu, voire dissonant, et à sa grasse basse presque jazzy - mais pas à son urgence foncièrement punk - que “To The Kill” fait penser. Et comme si les Violent Femmes avaient carte blanche à partir de la piste 9, la fin de l’opus offre une hétérogénéité notable qui tranche avec la complémentarité des premiers morceaux. Si elle s’ouvre passablement avec “Gone Daddy Gone”, cette fin en roue libre offre de belles surprises telles que “Good Feeling”, une ballade - que dis-je, un ballet ! - que l’on passerait volontiers au cours d’un mariage champêtre, ou “Gimme The Car”, bonus qui se révèle aussi dérangeant que réussi, avec ses remarquables envolées et son avant-dernière minute aux mille couleurs.

A me voir louer longuement les pistes les plus longues de l’album, vous comprenez facilement que je ne suis pas le dernier des fans de Violent Femmes. Et si je vous disais, en plus de ça, que seul “Please Do Not Go” - soit le titre le plus lisse, le moins expérimental du lot - figurait parmi les meilleurs de l’album. C’est en effet quand ils cherchent à faire simple, bref et spontané que Gordon Gano et ses acolytes sont intouchables. On l’a déjà sous-entendu mais c’est bien parce qu’il s’agit de piles électriques allant à l’essentiel que des titres comme “Kiss Off”, “Prove My Love” et “Ugly” sont aussi avenants. Cet attrait est encore exacerbé par un élément tout de même central : le ludisme. Face à ces pistes au rythme enivrant, au ton léger et aux paroles satiriques, on ne se prend pas au sérieux, on s’amuse beaucoup, bref on prend vraiment du bon temps. A la fin de “Kiss Off”, on en vient carrément à réitérer de plein gré un traumatisme d’enfance, à savoir compter de 1 à 10 sans pouvoir s’empêcher de bégayer. C’est pas sorcier, mais c’est ça l’acmé de l’opus, un frustré acnéique qui monte dans les tons et pète littéralement un plomb en énumérant par défi les dix éléments du système décimal.

A rebours de l’incandescence et de l’innocence urbaines de la pop des eighties, Violent Femmes apparaît en définitive comme un ensemble champêtre dont l’ironique impétuosité va de pair avec une musique à la fois très élémentaire mais in- novante, très simple mais grisante, très influencée par le proto punk et le punk des années 1970 mais indatable.

“Orange Mécanique”, de l’ultraviolence esthétique. (© Hawk Films / Polaris Productions / Warner Bros.).

Ludwig Mies van der Rohe, apôtre du “less is more”. (© Design Luminy).

Spotify Wrapped 2023 : “Kiss Off” (4e) ; “Please Do Not Go” (15e) ; “Prove My Love” (33e).

Leonard Cohen et Lou Reed, deux monuments dont l’influence se fait sentir dans “To The Kill”.

Les Violent Femmes, des chérubins fougueux et impétueux aux moyens rudimentaires. (© Getty Images / Paul Natkin / WireImage).

En co-fondant Television en 1973, Tom Verlaine et Richard Hell (tous deux à gauche) ont creusé une brèche dans laquelle les Violent Femmes se sont engouffrés. (© HarperCollins).

3.

Alice in Chains Dirt 1992

(© Mary Maurer / Doug Erb / David Coleman / Layne Staley / Rocky Schenck / Columbia Records).

Tous les membres et ex-membres d’Alice in Chains sont nés en 1966 ou 1967. Ils n’étaient donc même pas nés lorsque les Kingsmen et les Sonics posèrent les bases du garage rock. Pire, ils étaient encore dans le berceau lorsque les trois groupes pionniers du heavy metal - Black Sabbath, Deep Purple et Led Zeppelin - furent fondés. Et pourtant, voilà bien plus de dix ans que les fans du quatuor pleurent la mort de deux de ses membres fondateurs - pendant que des Tony Iommi, Ritchie Blackmore ou des Robert Plant continuent de péter la forme. Or, ces deux disparitions prématurées - Layne Staley à 34 ans en 2002 et Mike Starr à 44 ans en 2011 - n’ont pas surpris grand-monde. Le leader et le bassiste du groupe étaient effectivement des toxicomanes notoires, encore plus que le guitariste Jerry Cantrell et le batteur Sean Kinney - qui ne furent pas les hommes les plus cleans de l’histoire. Cette décadence partagée et ces drames augurés se ressentent tout particulièrement dans l’album sophomore du groupe, publié un peu moins d’une décennie avant l’overdose fatale de Layne Staley…

Saisissant strip-tease d’insatiables obsessions suicidaires, trip sinistre sans issues rassurantes, Dirt emmène Alice au pays du vermeil. En un mot, le titre de l’opus cristallise cette ambiance crade et cramoisie. En un collage, la pochette la catalyse, avec cette mort-vivante dénudée, s’effaçant dans les sables mouvants d’un désert glacial aux teintes chaudes mais fades.

Or, si le nom et la cover de l’album offrent déjà une belle vision d’horreur, le contenu est loin d’être en reste in peace…

Dirt peut effectivement être vu comme un film d’épouvante, non comme un slasher mais plutôt comme un lent torture movie, un interminable thriller psychologique. Ambassadeur majeur de la scène underground de Seattle, Alice in Chains

nous offre ici une œuvre grunge en bonne et due forme : le chant grognant oscille entre puissance et vulnérabilité ; les inquiétantes grattes sont graves et distordues ; les percussions sont accablantes. Ici, les sonorités lourdes et sales semblent ramper à même le sol, voire en-dessous, avec un vacarme tel que l’on croirait avoir affaire à un véritable ver des sables. Pivotant généralement comme de violents tourbillons de poussières, les lignes de basse et de guitare rappellent inévitablement le heavy metal de Black Sabbath et consort. Si l’interlude “Untitled” se présente comme un hommage explicite au Ozzy Osbourne de “Iron Man” (1970) et “Crazy Train” (1980) avec la motorisation des guitares et les hurlements démoniaques de Tom Araya - le légendaire leader de Slayer -, les couplets d’“Angry Chair” sont plus susceptibles d’évoquer le son de Metallica. De son côté, la batterie de Sean Kinney, dont les toms et les caisses se voient particulièrement maltraités, et dont les cymbales paraissent virevolter dans des horizons perdus, offre assez souvent comme un roulement funèbre, spécialement perceptible dans “Would?”, émouvant hommage à Andrew Wood, le leader de Mother Love Bone, mort en 1990 d’une overdose, à 24 ans seulement…

A l’image de l’accompagnement musical, le chant de Layne Staley, le lead singer, et de Jerry Cantrell, fréquemment bien posté derrière lui, semble émaner d’une cavité souterraine, voire d’un caveau de fortune. Si les couplets sont le clair du temps marqués par un grognement, un aboiement même, les refrains laissent plus de place au hurlement. Quoi qu’il en soit, les intonations sont toujours geignardes, plaintives, désemparées. Jamais n’entrevoit-on un faisceau d’espoir…

Comme emprisonnés six pieds sous terre, “down in a hole, feeling so small, down in a hole, losing their soul, [they’d] like to fly, but [their] wings have been so denied”... Dans un état similaire à celui de la mort-vivante de la pochette, les deux hommes agonisent dans un crossroad mêlant des souffrances charnelles et la langueur de la mort. Lorsque le ver des sables s’apaise et les cris cessent, on peut ainsi entendre de beaux geignements fantomatiques (“Down In A Hole” ; “Rooster”). Mais lorsque le vacarme règne, ce sont des images terrifiques qui viennent à l’esprit, des images qui nous feraient envier le sort pourtant peu ragoûtant des pensionnaires des limbes. On n’aimerait en aucun cas être à la place des suppliciés de “Them Bones”, dont les cris de douleur, cinglant nos tympans sans sommation, forment les tout premiers sons perceptibles de l’album. Ces martyrs semblent effectivement charcutés par des guitares dont le balancement lourd et pesant rappelle une histoire d’Edgar Allan Poe. Derrière, l’acharnement de Sean Kinney sur les cymbales et le charleston offre l’impression d’une effusion de sang continue. Or, “Them Bones” est très loin d’être la seule piste de l’opus à offrir d’apocalyptiques progressions chromatiques - ou du moins une locomotive halloweenesque - en guise de base rythmique. Cette violence extrême, on la retrouve également dans “Dam That River” et “Sickman”.

Bien évidemment, la torture ne peut se résumer à un emploi sans réserve de la violence. Au contraire même, il n’y a rien de plus efficient que la lenteur pour éprouver un supplicié : Préfère-t-on endurer une blessure au ralenti ou en accéléré ?

Les hommes d’Alice in Chains ont très bien compris cela.

Dans Dirt, les chanteurs prennent le temps d’articuler leurs syllabes pendant que les simples et lents riffs pénètrent tranquillement dans nos têtes. De cette manière, on res-

sent avec d’autant plus d’intensité le poids macabre de chaque phrase, de chaque coup. Or, comment demeurer clairvoyant avec cet interminable et obscur châtiment ? Le propre de la torture est notamment de conduire irrémédiablement à l’annihilation de la lucidité et donc à la démence.

Baignant déjà - de par des lyrics hallucinés et une musique aliénante - dans une atmosphère psychotique, les hommes d’Alice in Chains pètent régulièrement un câble. Puisque l’âme la plus tourmentée du groupe est Layne Staley, c’est surtout par le chant que la folie se voit ponctuellement exacerbée, avec des intonations complètement dérangées, furieuses dans “Sickman”, “God Smack” et “Hate to Feel”.

Mais comme on l’a dit, le frontman du quatuor était bien loin d’être le seul homme en souffrance au moment de l’écriture de l’album : c’est ainsi la guitare tourbillonnante qui est désaxée par-dessus tout. C’est justement l’unique piste instrumentale de l’opus qui atteint le plus haut degré de démence. Idéalement calé dans la tracklist entre “God Smack” et “Hate to Feel”, comme calé entre un serial killer et un zombie, “Untitled” semble être l'œuvre d’un démon avec son cri diabolique et la glaçante mélodie distordue offerte par les guitares.

Et pourtant, à l’inverse d’un film d’horreur que l’on regarde une seule fois, par défi, Dirt s’écoute et se réécoute encore et encore. Au lieu d’être révulsé par cette atmosphère morbide, on s’attache aux musiciens, dont les tourments sont authentiques. Mieux, on adule ces êtres humains parce que ce thriller est un véritable chef-d’œuvre, un classique errant à des lieues de la production de série B - dont l’objectif est seulement de faire sursauter et de mettre mal à l’aise via une folie et du gore de bas étage. Non, s’ils descendent les marches des Enfers de la même manière que Regan McNeil, les hommes d’Alice in Chains parviennent malgré tout à atteindre les cieux…

Un élément seul permet cette élévation : le chant de Layne Staley. Son grognement, à la fois autoritaire et désespéré, sait parfaitement bercer le sol tel un marteau piqueur, mais il sait également percer les cieux les plus élevés. Parfois, il fait les deux en même temps. Dans l’ombre, Jerry Cantrell accompagne occasionnellement le lead-singer pour former de profondes harmonies. On ne saurait mésestimer l’apport de l’aîné du groupe : si c’est Staley qui nous berce près du noyau terrestre, près des cieux, près du mur, le vrai maestro est bien Cantrell, dont la seule plume a accouché des plus grands succès du projet (“Them Bones” ; “Down In a Hole” ; “Rooster” ; “Would?”). Se présentant déjà, grâce à sa voix, comme un offensive tackle protégeant le chanteur dans son élévation, Cantrell apparaît également, grâce à sa virtuosité, comme un admirable quarterback offrant de merveilleuses mélodies au wide receiver démarqué. Ensemble, la tessiture quasi cantatrice de Staley et l’écriture délicieuse de Cantrell se révèlent tout simplement imparables.

Si la qualité des couplets est discutable, tous les morceaux - à la bénigne exception de l’interlude - comportent ainsi un refrain et des ponts sinon sublimes, du moins satisfaisants, avec un chant qui se suffit à lui-même. Cette justesse dans les chorus sauve de nombreuses pistes, notamment celles de la seconde partie (“Dirt” ; “God Smack” ; “Hate To Feel” ; “Angry Chair”), dont les verses sont assez oubliables, voire irritants. Mais parfois, comme touchés par la grâce, Staley et Cantrell offrent des pages entières de partition vocales impeccables, à l’écoute desquelles le Mozart d’Amadeus (Milos Forman, 1984) ne trouverait grand-chose à redire, et

à la lecture desquelles son Salieri en perdrait presque ses feuilles des mains. Bon, j’exagère un peu, loin de moi l’idée de mettre ces junkies de Seattle au même niveau que l’un des plus grands génies de tous les temps - Dirt n’est même pas le meilleur album que j’ai écouté en 2023 ! Mais faites revenir Amadeus via Rosemary Brown et faites lui écouter “Down In a Hole” et “Rooster”, juste pour voir… Longues et lentes ballades (5:38 et 6:14) offrant en leur introduction un chant fantomatique geignard, et laissant graduellement place à un égosillement perçant, ces deux pistes nous anéantissent en leur climax (“I’d like to fly / But my wings have been so denied” pour “Down In a Hole” ; “Here comes the rooster, yeah ! / You know he ain’t gonna die !” pour “Rooster”).

Colorant l’enterré, les plaques, le cimetière, la section instrumentale est aussi à saluer. A la différence du travail sur les progressions et les harmonies vocales, l’accompagnement musical n’est que rarement complexe. Bien influencé par le heavy metal de Black Sabbath et le sludge metal - un sousgenre caractérisé par un tempo lent et des lyrics sombre -, le groupe s’inscrit en outre dans l’héritage blues. Ainsi, les progressions sont simples mais affligeantes, le son crade mais puissant, et le chant nihiliste mais empoignant. Rien de bien révolutionnaire, donc. Mais qu’importe, Cantrell n’a pas besoin de faire des pirouettes pour offrir des caviars à Staley : si la musique est assez simple, elle est très solide.

Suivant de très près les performances de Staley, les musiciens font tout ce qu’il faut pour les mettre en relief tout en leur laissant le devant de la scène. De même, si ce sont les progressions vocales qui mènent la barque dans cette mer morte, c’est bien la section instrumentale qui forge l’horizon et le climat.

Faisant bien plus que de la figuration, les musiciens s’illustrent par endroits grâce à une virtuosité extrêmement bien venue. A l’image des harmonies vocales, les constructions instrumentales sont remarquables. Comme on prend notre temps, chaque note, chaque progression provenant de chaque instrument s’imprègne profondément dans la tête, amplifiant de fait l’accablement global.

Pour autant, l’accablement n’est pas uniforme, les pistes ayant des structures assez dissemblables. Parfois voguet-on dans le rock progressif, du moins dans la power ballad, avec de longues pistes mêlant des couplets assez calmes, voire acoustiques, et des refrains explosifs, avec en prime des ponts et des solos marquants. C’est en tout cas comme cela qu’est construit le gros des classiques du disque (“Down In A Hole” ; “Rooster” ; “Would?”). Avec leurs beaux arpèges entremêlés et tranquillement piqués, offrant une tension désertique mais nous abreuvant de beauté, les passages presque acoustiques de ces succès ne sauraient s’effacer de nos esprits. Sans-doute est-ce pour cela que leur MTV Unplugged, ressuscitant en 1996 un Layne Staley plus que “down in a hole”, fut une si grande réussite. A l’inverse, on ne saurait rester indifférent face à ces traits de génie bien électriques, bien heavy metal comme il faut, que constituent les solos de guitare. Si “Down In a Hole” et “Rooster” ne sont pas les meilleurs exemples à ce sujet, “Them Bones” et “Junkhead” se présentent comme la preuve irréfutable que le grunge n’est absolument pas l’ennemi du solo… Le cas de “Them Bones” est très intéressant puisqu’il consiste en un bref relais de deux guitares très différentes : si la première, très grave et distordue, s'accroche au sol tel un ver des sables, l’autre s’envole superbement pour retom-

ber aussitôt, comme si le ver des sables imitait le saut d’un grand cachalot.

Avec un ensemble globalement satisfaisant et quatre grands tubes, Dirt occupe donc une place de choix dans les best of du groupe, seuls “Man In The Box” - qui est tout de même le meilleur titre de leur discographie - et “Nutshell” pouvant rivaliser en termes de popularité et de qualité.

Pour autant, Dirt n’est pas un album parfait, loin s’en faut : si les sept premières pistes - mis à part “Sickman” - sont irréprochables, les pistes #8 à #12 se révèlent bien moins édifiantes. Heureusement, “Would?” vient refermer le tout avec brio… Alors attention, le creux est relatif, les morceaux de la deuxième partie de l’album restent satisfaisants dans l’ensemble. Seulement, ils ne rentrent pas du tout dans nos esprit. Pire, ils se révèlent par moments désagréables, spécialement à cause de la présence dans les couplets d’intonations ou étranges (“Dirt”) ou passables (“Hate To Feel” ; “Angry Chair”). Par contre, rien à dire au niveau des refrains, tous sont magistraux.

Bref, Dirt est un très grand album de grunge qui, s’il n’atteint pas le niveau de Ten (1991) de Pearl Jam, occupe une très belle place dans le panthéon de ce genre.

Le fameux ver des sables de Dune. (© Warner Bros. Pictures).

Le clip d’“Angry Chair”, une vision tout-à-fait apocalyptique. (© YouTube / Matthew S. Mahurin).

Spotify Wrapped 2023 : “Down In A Hole” (17e) ; “Rooster” (23e) ; “Them Bones” (32e).

Titre ajouté à l’Intégrale : “Junkhead”.

L’Exorciste (1973), une progressive descente aux enfers symbolisée par l’affreux contorsionniste de l’enfant possédée. (© Warner Bros.

Pictures).

L’esthétique visuelle d’Alice in Chains : des couleurs vives mais fades, comme délavées. (© YouTube, Alice in Chains).

Rosemary Brown, la médium avec laquelle les grands compositeurs de siècles derniers seraient entrés en contact pour partager des compositions inédites. (© Getty Images, Terrence Spencer).

Black Sabbath est sans conteste l’un des groupes ayant le plus inspiré les hommes d’Alice in Chains. (© Keith Stuart Macmillan / Vertigo Records).

Légendaire leader du groupe de thrash metal Slayer, Tom Araya offre ses hurlements démoniaques sur l’interlude “Untitled”. (Getty Images, Kevin Winter).

Peut-être l’un des meilleurs MTV Unplugged de l’histoire...(© MTV).

2.

Pearl Jam Ten 1991

(© Jeff Ament / Lance Mercer / Steve Pitsic / Lisa Sparagano /Eddie Vedder / Risa Zaitschek / Epic Records).

Certes, Seattle est techniquement une ville de la Côte Ouest des Etats-Unis, ce au même titre que San Diego, Los Angeles ou San Francisco. Pour autant, nichée à l’extrêmenord du pays, à proximité de l’île et de la ville canadiennes de Vancouver, la “Rainy City” est loin d'apparaître comme une seconde “Cité des Anges”. Ah, c’est sûr qu’il existe de bien meilleurs spots pour atteindre le nirvana... Or, c’est de cette métropole que viennent, parmi d’autres légendes du rock, les membres de Pearl Jam, un quintet moins disposé à chantonner des perles jamiroquaiennes qu’à aborder des thèmes éprouvants dont on ne parle jamais vraiment… En même temps, mettez-vous à la place des membres de la formation ! A 19 ans, le chanteur Eddie Vedder dut en même endurer la découverte de la véritable identité de son père biologique et le deuil de celui-ci - puisqu’il était mort bien avant la découverte. Ajoutez à cela le deuil du chanteur Andrew Wood, terrassé par une overdose en 1990, soit un an avant la sortie de Ten : en plus d’être une figure historique du grunge, Wood était le leader de Mother Love Bone, groupe sur les cendres duquel Pearl Jam fut en partie créé.

Toutes les conditions étaient donc réunies pour faire de Ten le disque le plus festif de tous les temps !!

Album qu’on emmènerait difficilement à la plage, sauf si c’est la fête à la grenouille, Ten grouille ainsi d’histoires et de paroles brutes et funestes. Par exemple, “Alive” condense en dix vers une révélation proche de celle qu’Eddie Vedder avait pris en pleine face (“Son, she said / have I got a little story for you / What you thought was your daddy was nothing but a… / While you were sittin’ home alone at age thirteen, / Your real daddy was dyin’”) ainsi qu’un rapport incestueux entre la mère et son fils (“She said, I’m ready for you”). Pour sa part, “Jeremy” dépeint le suicide d’un enfant

martyr en pleine classe (“Jeremy spoke in class today / Try to forget this”). Parfois crues, parfois imagées, mais toujours fortes et dures, ces paroles participent d’une profonde et grisante catharsis également illustrée par un chant empli de détresse et de souffrance - Eddie Vedder se présentant comme un supplicié qui verrait le ciel noir pour la dernière fois -, des guitares dressant de sinistres arpèges ou des enchevêtrements harmonieux, et un Dave Krusen fataliste mettant l’accent sur les caisses et les toms. Le clair du temps, c’est un déluge affolant qui s’abat sur nous.

Le clair du temps, mais pas tout le temps : chez Pearl Jam comme chez les marins, c’est généralement le calme qui précède la tempête. Relatif, ce calme ne se veut en aucun cas rassurant. Il se présente plutôt comme lourd et pesant, sombre et menaçant. Dans cet œil du cyclone qui ne dupe personne, les grattes sont pondérées et mélodieuses. Elles offrent de beaux arpèges réverbérés qui reviennent comme des vagues tranquilles. “Oceans” et “Garden” donnent ainsi la nette impression de voguer, trempé de la tête aux pieds, entre deux rafales. Dans ces parties-là, on retrouve aussi un Eddie Vedder au timbre rauque et à la posture quelque peu autoritaire qui nous offre comme une démonstration d’élocution : bien que le chanteur ne prenne pas toujours la peine de bien articuler, sa diction est remarquablement communicative, acrobatique, eurythmique et maîtrisée. On a comme l’impression que le chanteur lit une partition au pied de la lettre tout en restant libre comme l’air. Mais au fil de l’eau, au fur et à mesure que la chanson s’écoule, que l’on passe d’un pont à l’autre, la tension monte : Vedder se vide et s’envole dans les aigus, les musiciens partent en jam. De seconde en seconde, on se sent pris aux tripes, on atteint l’émotion pure. On lâche les chevaux, et les cheveux aussi…

Cette exaltation graduelle est particulièrement perceptible dans quatre titres qui ont en commun leur structure et leur longueur (entre 4:52 et 5:42), mais aussi leur qualité et leur place dans la tracklist. Se suivant quasiment parfaitement, puisqu’ils occupent les plages 2, 3, 5 et 6, ces morceaux sont très largement au-dessus du lot. Mêlant la mort, la famine, la guerre et la conquête, ces morceaux divins et mythiques peuvent être présentés comme “Quatre Cavalieri de l’Apocalypse”. A l’exception d’”Even Flow” - qui part dans les tours dès les premières secondes -, ces titres s’ouvrent relativement calmement et grimpent prodigieusement en pression et en puissance, avec une progression et des transitions d’une fluidité exemplaire. Mais si l’emballement n’est pas soudain, il n’arrive pas non plus au bout de cinq minutes. Il est encore moins là pour faire seulement acte de présence. En réalité, dans ces quatre titres, le bouquet final est presque aussi long que le reste du spectacle : le merveilleux solo de “Alive” dure un peu moins de deux minutes ; deux pistes plus loin, avec “Black”, on vient tout juste de passer la moitié que le craquage d’Eddie Vedder et le deus ex machina de l’orgue Hammond, avec ce génial ostinato, nous terrassent et nous jettent dans une transe sidérante ; dans “Jeremy”, enfin, il reste encore 2 minutes 32 à jouer lorsque le chanteur manifeste ses tourments (“try to forget this / try to erase this”) et s’en va tutoyer les cieux (“from the blackboaaaAAAAAAaaard”).

Du coup, Ten, ce sont onze pistes mais deux salles deux ambiances ? En fait, les sept autres pistes de l’album, sans exception, restent excellentes : Ten contient onze perles, pas plus pas moins. Ces morceaux sont juste un niveau en

dessous de ces quatre chefs-d’œuvre que sont les Quatre Cavalieri de l’Apocalypse. Aussi dominants et talentueux soient-ils, Shai Gilgeous-Alexander et Chet Holmgren ne fontils pas tâche à côté de Dennis Johnson, Gary Payton et Ray Allen ? Les intonations d’Eddie Vedder demeurent ainsi magistrales, notamment dans “Porch”, et les guitares continuent de se révéler fort efficaces, spécialement dans les cinq derniers morceaux de l’album…

Remarquable démonstration de puissance et de beauté, puisant dans le grunge sans se restreindre à ce genre, Ten est un grand, un très grand album.

Spotify Wrapped 2023 : “Jeremy” (2e) ; “Black” (9e).

Titres déjà dans l’Intégrale : “Even Flow” ; “Alive”.

Seattle, “The Rainy City”. (Richard Wellenberger / Getty Images / iStockphoto).

Lorsqu’ils se produirent au MTV Unplugged en 1992, Eddie Vedder et ses hommes jouèrent les Quatre Cavalieri de l’Apocalypse à la suite. (© MTV / Getty Images / Kevin Mazur).

Ce passage constitue sans aucun doute le climax de “Jeremy”. (© YouTube / Pearl Jam / Mark Pellington).

“Jeremy” : un story-telling et un clip pour le moins choquants… (© YouTube / Pearl Jam / Mark Pellington).

Tous deux auteurs de l’un des meilleurs albums de 1991, Pearl Jam et Nirvana ont signé les plus belles pages du grunge. (© Rolling Stone).

1.

Arctic Monkeys Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not

2006

(© Alexandra Wolkowicz / Andy Brown / Domino Records Company).

A l’heure où j’écris ces lignes, Halloween 2023 n’est toujours pas passé. Et pourtant, je peux déjà donner ma main à couper que Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not sera le Jumbo Visma de mon Spotify Wrapped 2023.

De même qu’il s’avérait inutile de compter les buts d’Erling Haaland pour affirmer qu’il était le meilleur goalscorer de la saison 2022/2023 de Premier League, je n’ai aucunement besoin d’énumérer les fois où je me suis déchaîné sur “The View From The Afternoon” pour savoir que l'indéboulonnable piste 1 de l’album sera également l’indétrônable n°1 de mon top titres de l’année, et qu’il l’aurait été dans bien des Spotify Wrapped antérieurs… De même, je sais pertinemment que s’il le précède perpétuellement quand je fais mon sport, “Fake Tales Of San Francisco” prendra une confortable 2e place (perdu !). Et pour agrémenter le podium, “A Certain Romance” arrachera la 3e place en bon renard des surfaces (encore perdu !). Oui, vous avez bien entendu, mon cœur place peut-être ces trois morceaux devant “Kiss Off” (1983) de Violent Femmes, “Jeremy” (1991) de Pearl Jam ou “Instant Street” (1999) de dEUS, autres merveilles que je n’ai découvertes qu’en 2023… Quant à “I Bet You Look Good On The Dancefloor” et “Mardy Bum”, l’un a été trop saigné en 2015 pour l’être encore huit ans plus tard, et l’autre prendra sans-doute une honorable place en seconde partie de tableau (encore perdu puisque 37e !).

Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not est-il pour autant un classique ou un chef-d’œuvre ? Une attaque et un milieu, aussi flamboyants soient-ils, ne peuvent permettre à l’effectif d’atteindre les cieux si la défense est médiocre. Or, avec déjà cinq morceaux irréprochables dans une équipe de 13, il faudrait vraiment que les huit autres éléments soient des “Héros du gazon“ pour que l’opus soit considéré comme autre chose d’un classique. Or, Whatever People Say I Am,

That’s What I’m Not est très loin d’être un five-hit wonder… Il n’y a qu’une seule chose qui est écoeurante dans ce projet, c’est l’âge qu’avaient ses créateurs lors de sa confection : l’album est sorti fin-janvier 2006 alors que le membre le plus âgé du groupe - Jamie Cook - est né en juillet 1985.

Attention toutefois ! Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not a de quoi déstabiliser les fans néophytes du groupe, ceux qui l’ont découvert via des sorties bien plus récentes : déjà assez éloigné de la pop distinguée de AM (2013) et de TRANQUILITY BASE HOTEL + CASINO (2018), ce disque bien crade comme il faut déambule à des années-lumière de The Car (2022). En effet, si les chérubins fougueux de Sheffield nous transportent, c’est bien à panards, sur les trottoirs sales d’une ancienne cité industrielle du centre de l’Angleterre - ça marche bien sûr pour la ville des Blades et des Owls mais ça marche aussi pour Leeds, Birmingham et Manchester. Cette impression, on la ressent dès les toutes premières secondes de “The View From The Afternoon”, un morceau qui donne la couleur de la plus belle des manières.

Offrant fréquemment un chaotique empilement de guitares cycliques, notamment en guise d’accroche pour la plupart des morceaux de sa première partie, le disque peut être raisonnablement considéré comme bourrin. Ah, on ne peut pas le nier : Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not s’inscrit quelque peu dans l’historique - et un peu fourre-tout - genre garage rock et plus précisément dans le courant post-punk revival, représenté au début du millénaire par des formations comme Interpol, The Strokes ou The White Stripes.

Pour autant, il serait assez malhonnête de réduire Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not à un simple album de post-punk revival. Si Alex Turner disait fin-2005 “We don’t have influences”, on sent bien que le jeune britannique se mentait à lui-même. Pourtant, cela se voit à des kilomètres que les Arctic Monkeys ne sortent pas de l’Alaska ou de la Scandinavie… Déjà trahi par un accent caractéristique du centre de l’Angleterre, virant carrément vers le cockney dans l’introduction de “You Probably Couldn’t See For The Lights But You Were Staring Straight At Me”, le quatuor peut difficilement cacher ses atomes crochus avec la scène underground londonienne : les riffs simples mais entêtants rappellent évidemment le pub rock d’Elvis Costello tandis que la rage qui y est insufflée rappelle le punk rock de Wire.

Toutefois, comme pour préparer les albums suivants, Alex Turner sait déjà se montrer doux et suave dans ce projet.

Crooner même pas vingtenaire, le chanteur se met en valeur dans quelques passages posés : on pense naturellement au très doux “Riot Van” - unique piste totalement calme de l’opus - mais aussi au superbe refrain suspendu de “Mardy Bum” et à la tranquille intro de “When The Sun Goes Down”.

Cependant, l’élément qui distingue le plus l’album n’est ni la rage exacerbée ni la douceur sensuelle ; c’est en réalité un élément merveilleusement calé entre ces deux extrêmes : le groove. Tantôt jazzy, swinging, funky, le groove contamine la quasi-intégralité des pistes de l’album, des guitares de “The View From The Afternoon” à la basse de “From The Ritz To The Rubble” et “A Certain Romance”, en passant par la base de “Dancing Shoes” et le solo tranquille de “Still Take You Home”.

On comprend donc bien qu’on a ici affaire à un album très avenant, le clair du temps entraînant, et même fort souvent excitant. Comme si leur vie en dépendait, comme si leur premier album était déjà leur ultime chance, les chérubins

fougueux ne comptent pas leurs efforts : les doigts d’Andy Nicholson et de Jamie Cook rôtissent dès les premières mesures ; Alex Turner se bousille la voix et s'asphyxie en gueulant à toute vitesse ; Matt Helders torture galamment ses toms et sa caisse claire - leur offrant notamment une belle mort dans le bouquet final “A Certain Romance” - avec un jeu viril mais très propre et groovy.

En réalité, presque tous les morceaux de l’opus offrent un moment de grasse grâce. Dans de nombreux cas, ce sont les harmonies vocales qui offrent le climax. Il faut dire que Turner et ses collègues communient parfaitement… On est ainsi enflammé par l’entonnement du “bear that in mind” dans “The View From The Afternoon” ou du “get off the bandwagon and put down the handbook” à la toute fin de “Fake Tales Of San Francisco” mais aussi par les onomatopées de “Still Take You Home” et de “From The Ritz To The Rubble”.

Mais il y a une communion encore plus remarquable dans cet album : celle entre les musiciens et le silence. Si l’opus est bruitiste à de nombreux égards, la momentanée mais régulière diminution/interruption du son est parfaitement mise à profit par les hommes d’Alex Turner, ce pour divers desseins : soit pour faire ressortir une exclamation, comme dans le refrain de “Fake Tales Of San Francisco”, soit pour intensifier, mettre en valeur un bordel sur le point d’éclater, comme pour produire un drop. Cette seconde stratégie est particulièrement perceptible dans “The View From The Afternoon”. Dans ce morceau, ainsi que dans “Perhaps Vampires Is A Bit Strong But…”, l’éternisation d’un silence total en guise de pont offre le temps d’un instant l’impression que le titre est terminé… tout ça pour repartir de plus belle.

De toute manière, comme à l'Église au printemps, il y a des communions de partout, que ce soit entre les instruments, les voix, les parties et les pistes. Admirez la construction des morceaux, la fluidité entre les différents tracks… Cloués dans un nightclub miteux à deux pas de Bramall Lane, ces virtuoses pas même vingtenaires ont réussi l’exploit de tutoyer les cieux dès leur premier album.

C’est grâce à ce décollage parfait en direction de l’étoile polaire que les Ham-icaux Arctic Monkeys ont prouvé qu’ils étaient bien plus que des Challengers. Comme pour illustrer cet envol fulgurant, les interminables mais superbes riffs de guitare disséminés dans l’album, notamment dans le décollage de l’épuisant “I Bet You Look Good On The Dancefloor” et du funky “Still Take You Home”, nous apparaissent comme des fusées hypersoniques parvenant à prendre une trajectoire folle sans jamais s’écraser…

Mais pour le plaisir, soyons tatillons : Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not est-il pour autant un sans-faute ?

S’ils sont très rares, les creux et les choix curieux existent toutefois : “Riot Van” se révèle un peu ennuyant tandis que les intonations ouvrant “You Probably Couldn’t See For The Lights But You Were Staring Straight At Me” ne sont pas des plus agréables. Voilà où on en est… Deux défauts mineurs si l’on peut parler de défauts - dans une tracklist de treize pistes, longue de 41 minutes. Trois fois rien…

Spotify Wrapped 2023 : “The View From The Afternoon” (1er) ; ”Fake Tales Of San Francisco” (3e) ; “A Certain Romance” (12e) ; “Mardy Bum” (37e) ; “From The Ritz To The Rubble” (46e).

Titre ajouté à l’Intégrale : “Still Take You Home” .

Titre déjà dans l’Intégrale : “I Bet You Look Good On The Dancefloor”.

Les Arctic Monkeys au Printemps de Bourges 2006, des chérubins fougueux déjà capables de proposer un set de haute volée avec un seul album . (© Steward Ravel).

West Street, l’une des grandes rues de Sheffield, la nuit. (© The Star).

Bramall Lane, le stade des Blades, est situé en plein cœur de Sheffield. (© Wikimedia Commons / Arne Müseler).

Le 28 janvier 1986, la navette Challenger explosa lors de son envol.

Alors que les débris de l’appareil retombaient, les propulseurs d’appoint partirent en furie dans tous les sens. (© Kennedy Space Center).

Annales

-- Littérature -Le 18 octobre 2022, Jean Teulé (69 ans).

Jean Teulé dans les locaux du Républicain Lorrain. (© Pascal BROCARD).

”Avec Jean Teulé s’éteint l’un de nos auteurs les plus populaires. De bande-dessinées en romans, il nous entraînait sur les chemins de la poésie et de l’histoire qu’il aplanissait par sa verve de conteur et pavait de son humour. [...] Un écrivain triplement doué pour la bande-dessinée, la télévision et la littérature, qui nous lègue des histoires pleines de fantaisie et de lucidité”.

“Décès de Jean Teulé”, Elysée, 20 octobre 2022.

Ascète polyvalent, il s’est successivement imposé comme une figure incontournable du 9e, du 5e, du 8e et - dans une moindre mesure - du 7e art.

Jean Teulé s’est d’abord fait remarquer en tant qu’auteur de bande dessinée. Travaillant pour L’Echo des savanes de 1978 à 1982, il a connu un grand succès en 1983 avec le one shot Bloody Mary, adapté du roman éponyme de Jean Vautrin. Présenté en 2018 par Laurence Le Saux de BoDoï comme “un ovni, un livre punk, marqué au fer rouge des eighties [...], uppercut à la société moderne, critique du néant de l’époque”, l’ouvrage lui a valu de remporter en 1984 le grand prix de la critique de l’Association des critiques et des journalistes de la bande dessinée.

Vers la fin de la décennie, le bédéaste a continué de connaître un franc succès, cette fois avec Gens de France (1988) - un ouvrage qui lui a valu de remporter l’Alph-Art du meilleur album français en 1989 - et Gens d’ailleurs (1990).

Pourtant, c’est justement au moment où il commençait à devenir une figure notable, presque tutélaire, de la bande dessinée française que Jean Teulé a décidé de mettre un terme à sa carrière dans le 9e art pour devenir un visage incontournable de la télévision française. Il a ainsi été un collaborateur récurrent des émissions L’Assiette anglaise (1987 - 1989) sur Antenne 2 et Nulle part ailleurs (1987 2001) sur Canal +. L’expérience télévisuelle a toutefois été de courte durée puisque Jean Teulé s’est rapidement mué en écrivain passionné par les événements et faits divers historiques.

Dès 1991, il a fait parler de lui avec Rainbow pour Rimbaud, un roman qu’il a ensuite lui-même adapté au cinéma en 1996, avec un casting plutôt solide (Bernadette Lafont, Michel Galabru). Mais si Jean Teulé n’a réalisé qu’un seul film dans sa carrière, il faut savoir que Rainbow pour Rimbaud est loin d’être le seul de ses ouvrages à avoir été adapté pour les salles obscures. En effet, on peut aussi citer Darling (1998), adapté en 2007 par Christine Carrière, Les Lois de la gravité (2003), adapté en 2013 par Jean-Paul Lilienfeld - sous le titre Arrêtez-moi - ou bien Le Magasin des Suicides (2007), adapté en 2012 par Patrice Leconte.

Ses autres romans, s’ils n’ont pas tous été retranscrits sur le grand-écran, ont pour autant connu un succès de librairie notable. On a en tête Ô Verlaine (2005), Je, François Villon (2006) ou encore Le Montespan (2008), un ouvrage qui lui a valu de remporter le Prix Maison de la Presse. Au tournant des années 2010, Teulé s’est notamment spécialisé dans le true crime avec Mangez-le si vous voulez (2009), un ouvrage basé sur l’affaire de Hautefaye, et Fleur de tonnerre (2013), un roman cette fois-ci basé sur l’affaire Hélène Jégado.

Au même moment, Jean Teulé a connu un énième succès avec une bande dessinée, Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps (2009). Consacré à la vie de l’auteur de bande dessinée Charlie Schlingo, le livre a été illustré par Florence Cestac.

-- Politique -Le 19 octobre 2022, Nicole Catala (86 ans).

“Nicole Catala aura été une combattante. [...] Elle exprimait dans tous ses mandats nationaux son attachement à la construction d’une société de progrès et de liberté [...]. Elle laisse une œuvre solide et, plus que tout, des générations entières d’étudiants qui aujourd’hui font rayonner et se démultiplier une pensée libre au service du droit”.

Bernard Vivier, Le Journal de Millau, 30 octobre 2022.

Elle était l’une des grandes politiciennes françaises des années 1980 - 1990, mais elle aurait sans-doute préféré ne pas se distinguer par ce statut.

Militante tenace de la parité homme-femme en politique, présentée par la présidente de l’Assemblée nationale - Yaël Braun-Pivet - comme “une femme de coeur et d’idées qui a permis à tant d’autres de se faire une place”, Nicole Catala a été la première femme de l’histoire à exercer la fonction de secrétaire d’Etat chargé de la Formation professionnelle, ce de mars 1986 à mai 1988.

Par la suite, la politicienne est apparue comme une figure incontournable de l’Assemblée nationale dans les années 1990. Députée de la 11e circonscription de Paris de 1988 à 2002, continûment pour le compte du Rassemblement pour la République - un parti de centre-droit de tendance gaulliste -, Nicole Catala a également été la vice-présidente de l’Assemblée nationale d’avril 1993 à avril 1997, de mars à septembre 1998 et enfin de février 1999 à juin 2002.

Plus tard, de 2005 à 2008, la politicienne a présidé le Centre d’information et de documentation jeunesse (CIDJ).

Agrégée de droit, Nicole Catala n’a pas uniquement mené une carrière politique. Elle a également enseigné le droit à Nicole Catala et Jacques Chirac en 2002. (© MAXPPP / Midi Libre).

Paris-II à partir de la fin des années 1960. ____________________________________________________________________________________________________________________________ “[Dans] des films typiques de la production des années 1950, [...] son élégance et son talent sont remarqués”.

Gérard Crespo, CinéDweller.

Si elle ne fut jamais une vedette, elle est toutefois apparue dans quelques-unes des plus grandes œuvres du cinéma français des années 1940 - 1970.

L’un de ses premiers rôles fut ainsi celui de la théâtreuse incarnant Desdémone d’Othello dans le drame Les Enfants du paradis (1945) de Marcel Carné, classé 3e plus grand film français de l’histoire par Time Out Paris en 2019.

Toutefois, c’est surtout dans les années 1950 que Lucienne Legrand se fit un nom en jouant un rôle important - celui de l’impératrice Eugénie - dans le biopic La Castiglione (1954) de Georges Combret ainsi qu’un rôle très secondaire dans plusieurs productions notables de la décennie, telles que Les Trois Mousquetaires (1953) d’André Hunebelle, la comédie Frou-frou (1955) d’Augusto Genina - dans laquelle elle apparut dans le rôle de la Hongroise -, ou encore le film policier Le rouge est mis (1957) de Gilles Grangier - dans lequel elle joua la femme du garage.

Désertant les plateaux dans les années 1960, l’actrice goûta à nouveau au succès la décennie suivante en jouant un rôle de second plan dans le drame Chère Louise (1972) de Philippe de Broca - dans le rôle de la logeuse - ainsi que dans les thrillers Traitement de choc (1973) d’Alain Jessua et Le Silencieux (1973) de Claude Pinoteau, puis en jouant un personnage important dans la comédie Le Cavaleur (1978) de Philippe de Broca - dans le rôle de la mère de Marie-France.

-- Cinéma -Le 19 octobre 2022, Lucienne Legrand (102 ans).

Lucienne Legrand et Fernand Gravey. (© L’Action Républicaine / DR).

-- Football américain -Le 19 octobre 2022, Charley Trippi (100 ans).

“Le plus grand joueur de football américain que j’aie jamais connu”.

Jim Thorpe (source : The New York Times).

Champion de décathlon et de pentathlon ayant également excellé en Major League Baseball et en football américain, Jim Thorpe fut indéniablement l’un des athlètes les plus complets de l’histoire. Il en fallait ainsi beaucoup pour l’impressionner. Or, à Chicago, ville dans laquelle il termina sa carrière de joueur de football américain, il existait bel et bien un athlète qui ne le laissait pas de marbre : Charley Trippi.

Il faut dire que Charley Trippi était lui aussi un joueur très complet. Évoluant principalement au poste de running back ou de quarterback, ce soldat était à la fois rapide et solide, redoutable en attaque et rassurant en défense, excellent passeur et intercepteur d’exception.

Mais le sportif n’a pas attendu de fouler les terrains de NFL pour devenir une légende du football américain. Jouant de 1942 à 1946 en NCAA au sein des Bulldogs de la Géorgie, Charley Trippi a contribué au sacre de son université lors lors du Rose Bowl 1943, duquel il a été élu MVP. Il est en outre apparu comme l’un des protagonistes de la saison sans défaite de son équipe en 1946, à tel point qu’il a reçu cette année-là le Maxwell Award, un trophée mettant en avant le meilleur joueur de la saison NCAA. Sans surprise, son numéro, le 62, a été retiré par les Bulldogs de la Géorgie dès 1947.

Sans surprise non plus, Charley Trippi a été choisi en 1ère position par les Cardinals de Chicago lors de la Draft 1945 de la NFL. Il a néanmoins fallu attendre 1947 pour le voir jouer sous les couleurs de cette franchise. Alors âgé de 25 ans, le joueur s’est tout de suite révélé décisif. Vainqueur de la NFL en 1947 et finaliste malheureux l’année suivante, il est parvenu à figurer dans l’équipe de la décennie 1940 proposée par le Pro Football Hall of Fame. Ensuite, dans les années 1950, Trippi a continué d’apparaître comme un grand joueur de la NFL bien que la période glorieuse des Cardinals semblait déjà plus que révolue. On a ainsi pu le voir participer au Pro Bowl en 1953 et 1954 alors que sa franchise végétait dans les bas-fonds de sa conférence.

Prenant sa retraite dès 1955, Charley Trippi a quand même trouvé le temps d’amasser des statistiques saisissantes mettant en exergue son admirable polyvalence. Rien qu’en NFL, on parle de 3 506 yards à la course, 2 547 à la passe et 1 321 à la réception, le tout en 99 matchs. L’athlète est ainsi le seul membre du Pro Football Hall of Fame à avoir atteint les 1 000 yards dans ces trois catégories. Intronisé dans ce panthéon en 1968, Charley Trippi figure également Charley Trippi, un n°62 de légende. (© Sporting News, Getty Images). au College Football Hall of Fame depuis 1959. ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Un ami cher, un collègue, et à bien des égards, un mentor”.

Louis Herthum, Twitter, 21 octobre 2022.

Acteur états-unien, Ron Masak est surtout connu pour avoir interprété le rôle du shérif Mort Metzger dans la série policière Arabesque (1984 - 1996) à partir de sa saison 5.

Il s’est également fait remarquer en offrant sa voix au personnage de Meatballs dans le dessin animé Meatballs & Spaghetti (1982) ainsi qu’en apparaissant dans nombre de publicités des années 1980, de telle sorte qu’il a fini par être surnommé “the King Of Commercials”.

-- Télévision -Le 20 octobre 2022, Ron Masak (86 ans).

Ron Masak, Angela Lansbury et William Windom. (© CBS/Getty).

-- Football -Le 20 octobre 2022, Jimmy Millar (87 ans).

“Jimmy Millar, un joueur qui illustrait parfaitement ce que cela signifie d'être un Ranger”.

Andy Cameron, Twitter, 20 octobre 2022.

Attaquant écossais, Jimmy Millar fut l’un des grands noms de ce qui fut peut-être l’âge d’or des Rangers.

Auteur de 162 buts en 317 matchs pour le club écossais entre 1955 et 1967, le joueur a soulevé une pléiade de trophées, parmi lesquels le championnat national en 1956, 1957, 1959, 1961, 1963 et 1964, la Scottish Cup en 1960, 1962, 1963, 1964 et 1966, ou la Coupe de la Ligue écossaise en 1961, 1962 et 1965.

Sur le plan international, Millar a fait partie de l’effectif qui s’est incliné lors de la finale de la Coupe des vainqueurs de Coupe 1961 contre la Fiorentina. En dépit de cette belle épopée, de son glorieux palmarès avec les Rangers et de ses statistiques remarquables, le joueur n’a tapé dans l'œil d’aucun sélectionneur de la Tartan Army. Ainsi, il n’a joué que deux matchs pour son équipe nationale en 1963.

Sans surprise, Jimmy Millar a été intronisé au Rangers F.C. Jimmy Millar, un grand nom des Rangers (© Newquest Archive).

Hall Of Fame. ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Elle avait cette volonté de faire connaître aux francophones de bons auteurs anglais méconnus. Elle agissait comme une intermédiaire exploratrice [...]. Grâce à son amour indéfectible de la langue française et à son désir de faire rayonner cette dernière, Lori aura marqué tout le milieu culturel québécois”.

Martine Lavallée, Le ZigZag, 11 décembre 2022.

Chercheuse, traductrice et auteure canadienne, Lori SaintMartin a mené, sur plusieurs fronts, une prolifique carrière honorant la langue française et interrogeant constamment le statut de la femme.

Ses travaux universitaires se sont ainsi beaucoup appuyés sur la question féminine, quasiment toujours dans le cadre de la littérature, comme en attestent les ouvrages Malaise et révolte des femmes dans la littérature québécoise depuis 1945 (1989) et Le Nom de la mère. Mère, filles et écritures dans la littérature des femmes au Québec (1999). Mais Lori Saint-Mari s’est également attachée à mettre en avant des auteures québécoises, à l’image de Anne Hébert et Gabrielle Roy, deux écrivaines à propos desquelles elle a co-dirigé les ouvrages Anne Hébert en revue (2006) et Gabrielle Roy en revue (2011). En 2003, La Voyageuse et la Prisonnière. Gabrielle Roy et la question des femmes lui a permis de remporter le Prix Raymond-Klibansky.

Mais c’est surtout grâce à son œuvre de traductrice que Lori Saint-Martin est parvenue à mettre la lumière sur des auteures oubliées ou non-publiées en français. Aux côtés de son compagnon Paul Gagné, elle aurait traduit un peu plus d’une centaine d’ouvrages anglophones. Reconnue par la critique, l’abnégation du couple lui a valu de s’adjuger à quatre reprises la catégorie “traduction de l’anglais vers le français” du Prix du Gouverneur général, ce en 2000, 2007, 2015 et 2018.

Sans surprise, Lori Saint-Martin s’est également essayée à l’écriture. Sans surprise, ses oeuvres fictives se sont grandement intéressées au rapport homme/femme... Ainsi, Les Portes closes (2013) apparaît comme “un roman [...] mené d’une main de maître, un strip-tease efficace du couple” d’après la chroniqueuse littéraire Venise Landry.

-- Littérature -Le 21 octobre, Lori Saint-Martin (62 ans).

Lori Saint-Martin. (© L-express.ca).

-- Entrepreneuriat -Le 22 octobre 2022, Dietrich Mateschitz (78 ans).

Dietrich Mateschitz en 2010, après la victoire de Sebastian Vettel au Grand Prix d’Abu Dhabi (© Imago sportfotodienst).

“Quel grand homme”.

Christian Horner (source : F1 Only).

C’est dans un bar hongkongais, à l’occasion d’un voyage d’affaires, qu’il fit la rencontre la plus importante de sa vie en 1982. Entrepreneur autrichien approchant alors de la quarantaine, Dietrich Mateschitz a immédiatement saisi le potentiel du Krating Daeng, une boisson - alors inconnue en Occident - qui lui a permis de vaincre le décalage horaire.

Dès 1984, il s’est ainsi associé au créateur de ce breuvage, Chaleo Yoovidhya, pour l’importer en Europe en l’adaptant aux goûts occidentaux. C’est ainsi que Red Bull vit le jour.

Le succès a été plus que retentissant, Red Bull s’imposant progressivement comme un véritable empire : forte de plus de 15 000 employés et établie dans près de 175 pays différents, la société a vendu 11 582 milliards de canettes rien qu’en 2022. Mais bien sûr, l’empire “Red Bull” est très loin de se réduire au “Red Bull Energy Drink”.

En effet, c’est aussi et peut-être surtout dans le sport que Dietrich Mateschitz et sa marque ont connu le succès, si bien que le prestige de la marque repose en fait assez peu sur la renommée de la boisson en elle-même. Pour ce faire, l’entrepreneur a opéré une méthode particulière, que Fred Dumonal a bien résumée pour Le Temps en 2017 : “la stratégie de Red Bull est d’agir en média. Produire plutôt que d’apposer son logo à du contenu externe. Organiser des événements plutôt que de les sponsoriser”. En 2010, Dietrich Mateschitz avait lui-même déclaré pour GQ que “le but de l’entreprise n’est plus de vendre de la boisson, mais de découvrir des gens doués et de les aider à s’accomplir”.

C’est avant tout dans la niche des sports extrêmes que la société a su tirer son épingle du jeu. Sponsorisant un grand nombre de sportifs, Red Bull a également créé plusieurs compétitions et événements extrêmes. On pense bien sûr au Red Bull Cliff Diving, un concours de plongeon de haut vol créé en 2009, mais aussi au Red Bull Air Race World Championship, qui a existé de 2003 à 2019. Mais l’événement Red Bull qui a le plus marqué les esprits est sans nul doute le projet Red Bull Stratos (2012), lequel a vu le parachutiste autrichien Felix Baumgartner signer la plus grande chute libre de l’histoire (39 969m).

Or, Dietrich Mateschitz ne s’est pas seulement intéressé aux sports à sensations fortes : il a aussi investi dans des compétitions sportives bien plus grand public et bien moins dangereuses. Il a ainsi racheté deux écuries de Formule 1, Jaguar Racing et Scuderia Minardi, pour les transformer en 2004 et 2006 en Red Bull Racing et Scuderia Toro Rosso.

Avec la première écurie, l’entrepreneur a tout simplement connu la gloire avec les sacres en championnat du monde de Sebastian Vettel en 2010, 2011, 2012 et 2013 puis de Max Verstappen en 2021 et 2022.

En ce qui concerne le ballon rond, Mateschitz a transformé la D1 autrichienne et - dans une moindre mesure - la D1 allemande. Rachetant le SV Austria Salzbourg en 2005 afin de le transformer en Red Bull Salzburg, il a ensuite repris le club amateur du SSV Markranstädt en 2007 pour fonder le RB Leipzig. Si le premier club a remporté à treize reprises le championnat national autrichien du vivant de Mateschitz, le second a remporté la Coupe d’Allemagne en 2022.

Fort d’une folle success story, Dietrich Mateschitz était ainsi la 51e fortune mondiale en 2022 avec un compte en banque de 27,4 milliards de dollars. La même année, le chiffre d’affaires de Red Bull était de 9,7 milliards d’euros.

-- Politique -Le 24 octobre 2022, Ashton Carter (68 ans).

“Quand je pense à Ash Carter, je pense à un homme d’une intégrité extraordinaire. [...] Guidé par un sens moral solide et stable, et par l’idée de mener une vie au service de l’utilité publique. [...] Il a joué un rôle moteur sur tous les dossiers majeurs de sécurité nationale de notre temps - de la dissuasion nucléaire à la prévention de la prolifération nucléaire, de la défense antimissile aux défis posés par les technologies émergentes et au combat contre Al-Qaïda et le groupe Etat islamique en Irak et en Syrie”.

Joe Biden, communiqué, octobre 2022.

Physicien et homme politique états-unien, Ashton Carter fut le secrétaire à la Défense de son pays de 2015 à 2017.

C’est notamment lui qui mit fin en 2016 à l’interdiction pour les personnes transgenres d’intégrer l’armée des EtatsUnis.

Avant d’occuper ce poste, Ashton Carter avait occupé celui Ashton Carter fut à la tête du Pentagone de 2015 à 2017. (© Jacquelyn Martin / Associated Press). de sous-secrétaire à la Défense du pays de 2011 à 2013. ______________________________________________________________________________________________________________________________ “Leslie Jordan était l’une des personnes les plus drôles avec qui j’ai eu le plaisir de travailler. Tous ceux qui l’ont rencontré l’aimaient. On ne retrouvera jamais personne comme lui. Un talent unique avec un coeur énorme et attentionné”.

Sean Hayes, Instagram, octobre 2022.

Ce personnage atypique, à peine plus grand que Danny de Vito, a marqué des générations entières de sériephiles à partir des années 1990, bien qu’il n’ait jamais vraiment interprété de premier rôle. Présenté par Adèle Bari de Vanity Fair comme un “acteur du rire”, Leslie Jordan s’est ainsi imposé dans les mémoires grâce à ses apparitions, le plus souvent comiques, mais pas toujours…

Se révélant graduellement dans les années 1990 en jouant un personnage récurrent des sitcoms Sugar and Spice (1990) et Top of the Heap (1991) puis de la série policière Enquête privée (1992 - 1993), Leslie Jordan est devenu populaire en campant le rôle de Beverley Leslie dans 17 épisodes de la fameuse sitcom Will & Grace entre 2001 et 2020. En 2006, ses performances dans la série lui ont valu de remporter le Primetime Emmy Award du meilleur acteur invité dans une série télévisée comique. Plus récemment, il s’est fait remarquer en jouant un personnage important dans les sitcoms The Cool Kids (2018 - 2019) et Call Me Kat (2021 - 2023) ainsi qu’un personnage secondaire dans les saisons 3 (Coven, 2013 - 2014), 6 (Roanoke, 2016) et 9 (1984, 2019) de la série horrifique American Horror Story.

Si Leslie Jordan s’est également essayé au cinéma, ses apparitions sur le grand écran furent assez anecdotiques.

On peut tout de même noter qu’il a joué un rôle notable dans la comédie noire Sordid Lives (2000) de Del Shores mais aussi un second rôle dans le slasher Vendredi 13 Chapitre 9 : Jason va en enfer (1993) d’Adam Marcus, la comédie queer Eating Out 3 : All You Can Eat (2009) de Glenn Gaylord et le biopic Billie Holiday, une affaire d’Etat (2021) de Lee Daniels.

Mais si l’on a bien compris que ce n’est pas le cinéma qui a érigé Leslie Jordan au rang de véritable star, il faut savoir que ce ne sont pas les séries non plus. C’est en fait grâce aux vidéos comiques qu’il a publiées lors du confinement lié au covid-19, en 2020 - 2021, que l’acteur a vu sa popularité exploser, son compte Instagram passant notamment de 80 000 à 6 millions d’abonnés avant et après la pandémie.

-- Télévision -Le 24 octobre 2022, Leslie Jordan (67 ans).

Leslie Jordan joue le personnage de Courtney dans la saison 9 de American Horror Story. (© American Horror Story Wiki / FX).

-- Télévision/Cinéma -Le 25 octobre 2022, Jules Bass (87 ans).

Leslie Jordan joue le personnage de Courtney dans la saison 9 de American Horror Story. (© American Horror Story Wiki / FX).

“[Jules Bass et Arthur Rankin Jr.] sont le tissu de notre esprit de Noël, les bûches dans le foyer de Noël”.

George Schweitzer, ex-président du marketing de CBS. (source : The New York Times).

Il est des noms qui, à leur simple évocation, ravivent dans les cœurs un puissant esprit de Noël : “Sleigh Ride”, “Jingle Bells”, “Jules Bass”...

Réalisateur, auteur et parolier états-unien spécialisé dans l’animation, Jules Bass s’est fait remarquer à partir de la décennie 1960 en co-créant et/ou en co-produisant, avec son partenaire Arthur Rankin Jr., une myriade de téléfilms de Noël pour le compte de Rankin/Bass, une société de production que les deux hommes ont créée en 1962.

Quelques-unes de ces fictions ont acquis le statut d'œuvre culte du petit écran. On pense à Rudolph the Red-Nosed Reindeer (1964), The Little Drummer Boy (1968), Frosty the Snowman (1969), Santa Claus is Comin’ to Town (1970) ou encore à The Year Without a Santa Claus (1974).

Aventures épiques exacerbant et catalysant l’ambiance de Noël, ces œuvres se distinguèrent notamment par la place conférée à la musique et leur distribution. On l’a dit, Jules Bass était un véritable parolier. Mais ce que l’on n’a pas dit, c’est qu’il savait très bien s’entourer quand il fallait donner vie aux personnages et, par conséquent, à leurs chansons.

C’est ainsi Burl Ives qui prêta sa voix au personnage de Sam the Snowman dans Rudolph the Red-Nosed Reindeer.

A ce titre, l’acteur interpréta plusieurs chansons du téléfilm, dont “A Holly Jolly Christmas”, un morceau écrit par Johnny Marks en 1962. Conscient du grand potentiel de quelquesunes de ces mélodies, Burl Ives les retravailla en y incorporant un son très folk. Inclus dans l’album Have A Holly Jolly Christmas (1965), ces nouvelles versions de “A Holly Jolly Christmas” et “Rudolph the Red-Nosed Reindeer” sont devenues de véritables classiques de Noël qui continuent aujourd’hui de faire surface dans les charts mondiaux à l’aube du mois de décembre... Par contre, dans Santa Claus is Comin’ to Town (1970), Mickey Rooney et Fred Astaire interprétèrent bien des chansons co-écrites par Jules Bass, aux côtés du compositeur Maury Laws. Ce même tandem d’écriture connut un grand succès en 1974 avec “The Snow Miser Song” et “The Heat Miser Song”, deux chansons tirées de The Year Without a Santa Claus, et alors interprétées par Dick Shawn et George S. Irving.

Jules Bass ne s’est toutefois pas contenté de combler une seule niche. Proposant toujours des œuvres d’animation adressées à un jeune public, il s’aventura également dans l’univers d’Halloween avec Mad Monster Party? (1967) et celui de la fantasy avec The Wacky World of Mother Goose (1967). C’est à partir de la décennie 1970 que Jules Bass privilégia le dernier genre cité, aux dépens de l’univers de Noël. Co-réalisant, avec Arthur Rankin Jr., deux adaptations télévisuelles du répertoire tolkienien, The Hobbit (1977) puis The Return of the King (1980), Jules Bass co-signa ensuite deux films d’animation notables en 1982 : Le Vol des Dragons et La Dernière Licorne. En parallèle, leur société se fit remarquer en produisant des séries comme Les Jackson Five (1971 - 1973) ou Cosmocats (1985 - 1989).

Décidément polyvalent, Jules Bass fit enfin parler de lui en tant que romancier. Son ouvrage Headhunters (2001) tapa dans l'œil du réalisateur Thomas Bezucha qui décida de l’adapter librement en 2011, avec un autre nom : Bienvenue à Monte Carlo.

-- Cyclisme -Le 25 octobre, Brian Robinson (91 ans).

“Robinson est considéré comme un pionnier [du cyclisme] britannique, ses succès ont inspiré les talentueux Tom Simpson et Barry Hoban”.

BBC News, 26 octobre 2022.

Plus qu’un pionnier, Brian Robinson fut littéralement l’une des premières légendes du cyclisme britannique.

En effet, ce n’est pas le seul fait d’avoir été - en 1955 - l’un des deux premiers coureurs britanniques de l’histoire à finir un Tour de France qui lui a valu d’entrer dans la postérité.

Brian Robinson fut aussi et surtout le premier représentant de son pays à remporter une étape de la Grande Boucle - ce en 1958 - et le général du Critérium du Dauphiné libéré - ce en 1961 et ce après avoir remporté le contre-la-montre par équipes ainsi que la 3e étape.

Grand outsider et baroudeur, Robinson a signé en parallèle quelques victoires et places de prestige. Vainqueur d’une nouvelle étape du Tour de France en 1959, il a également terminé 3e de Milan-San Remo en 1957, 4e de la Flèche Wallonne en 1955, 8e de Paris-Nice en 1955 et 1957, 8e du Tour d’Espagne en 1956, 9e du Tour de Suisse en 1956 ou encore 10e du championnat du monde sur route en 1960.

Sachant parfaitement jouer des coudes avec les meilleurs coureurs de l’époque, Brian Robinson s’est ainsi beaucoup imposé sur des circuits un peu moins relevés. Vainqueur de la 6e étape du Tour d’Europe en 1954, du Grand Prix de Nice en 1957, de la 5e du Tour du Sud-Est en 1958, de la 2e du Tour de l’Aude en 1960 ou encore de la 3e du Grand Prix du Midi libre en 1960, le cycliste a également fini 2e du Tour de Grande-Bretagne en 1954, 5e du Tour du Sud-Est en 1958 ou encore 7e du Grand Prix du Midi Libre en 1960.

Reconnu et honoré par le monde du cyclisme britannique, Brian Robinson fut intronisé au British Cycling Hall of Fame dès la création du temple de la renommée, soit en 2009. Un lustre plus tard, en 2014, il fut mis en avant au moment du départ de la Grande Boucle dans le Yorkshire, son comté Brian Robinson, l’une des premières légendes du cyclisme britannique. (© Pressesports). natal. ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Le plus grand artiste vivant dans le monde”.

François Hollande, 2014. (source : Le Monde).

-- Art --

Présenté par Philippe Dagen du Monde comme “le peintre qui a fait se rencontrer le noir et la lumière”, Pierre Soulages est devenu l’un des plus grands artistes de son siècle en ne s’intéressant qu’à une seule couleur.

En plus de 80 ans de carrière, le peintre n’eut de cesse de s’interroger sur ce champ chromatique, de le triturer. Au gré des découvertes, sa carrière fut scindée en plusieurs cycles (cinq entre 1946 et 1979 selon Pierre Wat). Le confrontant originellement à d’autres couleurs, notamment le blanc, il offrit une place de plus en plus prépondérante au noir pour aboutir en 1979 à une notion révolutionnaire : l’outre-noir.

S’il était déjà auréolé de succès depuis le début des années 1950, cette découverte majeure valut à Pierre Soulages de connaître la consécration. L’apothéose se prolongea avec la réalisation, entre 1987 et 1994, des vitraux, meurtrières et fenêtres de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques.

Même en approchant irrémédiablement du centenaire et par définition du grand voyage, l’artiste continua de se voir auréolé de louanges. En 2014 fut inauguré à Rodez, sa ville natale, le Musée Soulages. En 2022, il restait le 9e peintre vivant le plus cté au monde selon Architectural Digest.

Le 25 octobre 2022, Pierre Soulages (102 ans).

Epris du noir, Pierre Soulages s’est aussi marié en noir. (© Fred Dugit / Maxppp).

-- Echecs -Le 26 octobre 2022, Michael Basman (76 ans).

Michael Basman contre Joel Benjamin en 1978. (© British Chess News).

“Nombreux sont les joueurs qui ont donné leur nom à une ouverture, mais rares sont les légendes dont le style de jeu est entré dans le dictionnaire. Michael Basman jouit du statut de gourou sur la scène échiquéenne anglaise. Autour de lui s’est même constitué un petit groupe de prosélytes, les <<Basmaniacs>>. Véritable iconoclaste, Basman est réputé pour ses extravagants choix d’ouverture [...]. Bien qu’il n’ait jamais atteint le titre de Grand Maître, il a réussi à battre de grands adversaires de la trempe de Jonathan Speelman, qu’il a défait grâce à sa défense Grob |...]. Mais plus important encore, Michael Basman a influencé des générations entières de joueurs d’échecs britanniques grâce à sa personnalité et aux ouvrages qu’il a écrits”.

FIDE, Tribute to our seniors, 17 août 2020.

S’il fut un personnage aventureux, imprévisible, atypique et peu académique, il fut également l’un des plus grands joueurs d’échecs britanniques des années 1960 - 1970.

Maître international à partir de 1980, Michael Basman s’est distingué en signant quelques classements remarquables au Tournoi de Hastings (3e en 1966) et au championnat de Grande-Bretagne (2e en 1973).

Mais bien plus que ce palmarès honnête, c’est avant tout son style de jeu iconoclaste qui lui a permis de passer à la postérité. Comme l’a très bien résumé Dylan Loeb McClain dans les colonnes du New York Times, “l’un des principes fondamentaux des échecs est [...] d’occuper le centre du plateau ou de se battre pour le contrôler. Un autre principe prôné est d’éviter d’affaiblir le positionnement des pièces près du roi puisque l’objectif est de coincer ou de mater sa majesté. [Or, dans] ses choix d’ouvertures, M. Basman sembla rejeter ces deux idées”. Le joueur britannique avait effectivement un penchant pour les ouvertures hétérodoxes, à l’image du début Grob (ouverture des blancs en 1.g4), de la défense borg ou Basman (g5?! des noirs après 1.e4 des blancs) ou, dans une moindre mesure, de la défense Saint-Georges (a6 des noirs après e4 des blancs) et de l’ouverture Clemenz (h3 des blancs). Ces coups surprenants permettaient de déstabiliser l’adversaire. Le début Grob lui permit ainsi de venir à bout de John Nunn en 1978 tandis que la défense borg (Grob à l’envers !) lui valut de prendre le dessus sur Jonathan Speelman au championnat de Grande-Bretagne de 1980.

A côté, Michael Basman savait également se montrer très patient et bien moins spectaculaire. En 1975, au tournoi de Hastings, il prit ainsi le grand maître suédois Ulf Andersson à revers après avoir tranquillement laissé venir ce joueur réputé pour sa prudence. Cette fameuse partie prit le nom d’”immortal waiting game”.

Cette vision si particulière des échecs, Michael Basman ne pouvait bien sûr pas la garder pour lui. Le joueur a ainsi écrit nombre d’ouvrages portant sur les ouvertures, à l’image de Chess Openings (1987) ou The Killer Grob (1989).

Promoteur d’un style de jeu particulier au sein du monde des échecs, Michael Basman est aussi apparu comme un promoteur notable des échecs dans la société britannique.

Le “pays du thé” lui doit notamment la création en 1996 du UK Chess Challenge, une compétition scolaire qui a mis jusqu’à 70 000 élèves en compétition.

Aux yeux du grand maître international Raymond Keene, Michael Basman apparaissait ainsi “à bien des égards [comme] la personnalité la plus importante des échecs britanniques”.

-- Voile -Le 26 octobre 2022, Mike Birch (90 ans).

“Mike [Birch] c’était le roseau face au chêne [Eric] Tabarly.

Avec lui j’ai fait l’apprentissage de courber l’échine plutôt que de lutter”.

Loïck Peyron pour L'Équipe, 26 octobre 2022.

Première édition d’une course au large devenue cultissime, la Route du Rhum 1978 semblait plus que jamais promise à un skipper français. Il faut d’abord savoir que les ⅔ des participants étaient gaulois. Il faut également savoir que la France était alors représentée par de véritables légendes de la voile, à l’image d’Alain Colas, d’Olivier de Kersauson ou encore de Marc Pajot. Néanmoins, rien ne se déroula comme prévu : Marc Pajot fut contraint d’abandonner alors qu’Alain Colas disparut littéralement au large des Açores.

Malgré cette déception et cette tragédie, les grands favoris de la course demeuraient français. C’est ainsi le monocoque Kriter V de Michel Malinovsky qui vit le premier les côtes guadeloupéennes. Or, c’est justement à quelques milles de l’arrivée que “Malino” se fit dépasser, à la surprise générale, par un outsider canadien, Mike Birch. Ce dernier passa alors la ligne avec seulement 98 secondes d’avance sur le skipper français. Comme l’a expliqué Chloé Torterat pour le site Bateaux.com, cette victoire de prestige permit non seulement “à la Route du Rhum de faire partie de l’histoire, mais aussi de mettre fin au monopole des monocoques, au profit des multi, plus rapides, mais aussi moins fiables”.

Effarant triomphe d’un underdog étranger, ce sacre fut toutefois loin d’être un coup d’essai pour Mike Birch : le skipper s’était déjà fait remarquer en 1976 en terminant 2e de la Transat anglaise derrière Eric Tabarly. Il fut encore moins ultime fait d’armes : jusqu’au début des années 2000, Birch enchaîna les victoires et places de prestige. S’il ne parvint jamais à réitérer son incroyable performance de 1976 sur la Transat anglaise, il finit quand même 4e de cette course en 1980 et 3e en 1996. Et en ce qui concerne la Route du Rhum, le skipper y signa - en six participations - cinq top 11 supplémentaires (3e en 1982 ; 4e en 1986 et 1990 ; 11e en 1998 ; 9e en 2002). En parallèle, il s’illustra en remportant l’unique édition de la course Monaco - New York en 1985 et en se voyant sacré champion du monde Fico (Fédération Mike Birch au départ de la Route du Rhum 1978. (© Jean-Pierre Prevel / AFP). internationale de course offshore) en 1991 et 1992. ____________________________________________________________________________________________________________________________ "Larry Hodgson a inspiré plus d'une génération d'horticulteurs. Ses conférences, son blogue et ses publications servent à des milliers de Québécoises et Québécois à faire du Québec un lieu où il fait bon vivre".

Pierre Blain, directeur général de la FSHEQ, août 2022.

Chroniqueur canadien ayant notamment travaillé pour Le Soleil à partir du milieu des années 1980, Larry Hodgson est apparu jusqu’à sa mort comme une grande référence de l’horticulture dans le “pays à la feuille d’érable”.

S’il se présentait comme un “jardinier paresseux” en raison de la simplicité de ses conseils et recommandations, Larry Hodgson n’en fut pas moins un auteur prolifique. Jouissant d’une grande renommée, ses ouvrages apparaissaient comme des valeurs sûres pour son éditeur, Antoine Broquet, lequel a déclaré pour La Presse que lorsque “[l’]on sortait un livre de Larry, c’était toujours 15 000 exemplaires en partant”. Également présent sur la toile, le jardinier connut enfin un certain succès grâce à son blog qu’il tint à partir de 2014.

-- Horticulture -Le 26 octobre 2022, Larry Hodgson (68 ans).

Larry Hodgson, un jardinier plus passionné que paresseux. (© France Bouchard / Ici Québec).

-- Blogging --

”La blogueuse culinaire originelle”.

Smitten Kitchen, Twitter, 1er novembre 2022.

Le 26 octobre 2022, Julie Powell (49 ans).

Blogueuse et auteure états-unienne, Julie Powell s’est fait remarquer à partir de 2002 grâce à un insolite défi personnel consistant à cuisiner en un an les 524 recettes proposées dans l’ouvrage Mastering the Art of French Cooking (1961) de Simone Beck, Louisette Bertholle et Julia Child.

Premièrement chroniqué dans un blog intitulé “The Julie/ Julia Project”, ce défi fut également l’objet d’un livre, Julie et Julia : Sexe, blog et boeuf bourguignon (2005) et même d’un film, Julie et Julia (2009), réalisé par Nora Ephron.

Dans l’adaptation, le rôle de Julie Powell était interprété par Amy Adams et celui de Julia Child par Meryl Streep.

Julie Powell en 2009. (© Kelly Campbell / Little, Brown & Company). ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Avec [Maurice Olender] disparaît une figure d’exception de l’édition européenne, un des artisans les plus actifs de la vie des idées de ces dernières décennies”.

Roger-Pol Droit, Le Monde, 27 octobre 2022.

Il voulait qu’on le présente comme un historien, et surtout pas comme un éditeur. Comme il l’expliquait en 2017 dans un entretien accordé à Libération, “un bureau, c’est un instrument de pouvoir, et je l’ai toujours refusé. Je suis du côté de l’autorité de l’auteur et non du pouvoir éditorial. Je vois les auteurs au café”. Pourtant, rares sont les hommes qui peuvent se targuer d’avoir autant marqué le monde de l’édition en France, voire en Europe, au cours du XXe siècle…

L’”anti-éditeur”, comme présenté par Virginie Bloch-Lainé dans le titre de l’entretien que l’on vient de mentionner, est effectivement célèbre pour avoir fondé, en 1989, la Librairie du XXe siècle (devenue “Librairie du XXIe siècle” en 2001), une collection pluridisciplinaire regroupant des ouvrages littéraires, ethnologiques, historiques et philosophiques. Y ont ainsi été publiés les travaux inédits d’intellectuels provenant d’horizons divers, à l’image du théoricien de la littérature Jean Starobinski, de l’ethnologue Marc Augé, ou encore des historiens Michel Pastoureau et Ivan Jablonka.

Ce dernier a justement déclaré que ce qu’il a “toujours admiré dans cette collection légendaire, c’est son mélange unique de toutes les disciplines des sciences humaines et de la littérature”.

Rappelons-nous toutefois que Maurice Olender préférait être présenté comme un historien. Ainsi, si la Librairie du XXIe siècle apparaissait comme une collection très large et ouverte, le travail qu’il menait en parallèle aux côtés de Clio fut à l’inverse assez spécialisé. Présenté comme un “antiraciste vigilant” dans l’hommage qu’Edwy Plenel lui a rendu dans les colonnes de Mediapart, Maurice Olender a étudié toute sa vie durant le concept de “race”. Il fut ainsi le cofondateur - en 1981 - et surtout le directeur - jusqu’à sa mort du Genre Humain, une revue dont le programme était, selon ses propres mots, de “traquer les préjugés où ils sont, même et surtout lorsqu’ils se manifestent <<au nom de la science>>”. A côté, Maurice Olender a écrit un certain nombre d’ouvrages traitant de ce concept de “race”, parmi lesquels on peut citer Les Langues du Paradis : Aryens et Sémites, un couple providentiel, qui lui a valu de remporter le Prix Mottart de l’Académie française en 1990, et La Chasse aux évidences. Sur quelques formes de racisme entre mythe et histoire (1978 - 2005), qui lui a valu de remporter le Prix Roger-Caillois de l’essai en 2007.

-- Historiographie -Le 27 octobre, Maurice Olender (76 ans).

Maurice Olender, chez lui. (© Olivier Dion / Livres Hebdo).

-- Journalisme --

“Ian Jack était l’un des meilleurs”.

Alan Rusbridger, Twitter, 29 octobre 2022.

Le 28 octobre 2022, Ian Jack (77 ans).

Journaliste et reporter britannique notamment réputé pour ses essais historiques, Ian Jack apparaissait pour ses pairs comme l’un des plus grands chroniqueurs de son pays. Il fut ainsi présenté par Katharine Viner - qui est la rédactrice en chef de The Guardian depuis 2015 - comme “l’un des meilleurs journalistes de sa génération”, et par Harriet Sherwood, qui a justement signé sa nécrologie dans les colonnes du même tabloïd, comme “l’une des meilleures plumes du journalisme britannique”.

Fort respecté par ses pairs, Ian Jack le fut également par la critique. Élu “reporter de l’année” lors des British Press Awards de 1988, le journaliste connut également un grand succès critique avec The Country Formerly Known as Great Britain - Writings 1989 - 2009, une sélection d’articles et d’essais inédits publiés en 2009.

On ne peut toutefois pas résumer sa carrière à son travail de journaliste et d’essayiste. En effet, Ian Jack fut aussi un rédacteur en chef notable. A la tête de l’édition dominicale du tabloïd The Independent - à savoir The Independent on Sunday - de 1991 à 1995, il fut en outre le rédacteur en chef de la revue littéraire Granta de 1995 à 2007.

Ian Jack. (© Granta). ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Reconnaissable à ses écharpes colorées et à son chapeau, il a été l’un des grands reporters les plus marquants de sa génération”.

Christophe Ayad, Le Monde, 31 octobre 2022. Élevé dans une famille communiste, Marc Kravetz s’est fait remarquer dès les années 1960 en apparaissant comme l’un des porte-étendards du mouvement étudiant français.

Présenté comme un véritable chef de file dans le fameux pamphlet situationniste De la misère en milieu étudiant (1966) de Mustapha Khayati (“[les disciples de Bourdieu et Passeron], les Kravetz se croient des milliers à se réveiller, compensant leur amertume petit-bureaucrate par le fatras d’une phraséologie révolutionnaire désuète”), il honora la fonction de secrétaire général du bureau national de l’UNEF de juillet 1964 à avril 1965.

C’est ensuite via le journalisme militant que Marc Kravetz fit entendre sa voix. Grande plume de l’éphémère journal soixante-huitard Action (mai 1968 - juin 1969) aux côtés notamment d’André Glucksmann et de Bernard Kouchner, il fut en parallèle un rédacteur notable d’une revue sociale, les Cahiers de Mai. Ces expériences lui ouvrirent ainsi, en 1974, les portes d’un tout jeune journal, fondé en 1973 : Libération. Au sein de ce quotidien d’extrême-gauche, Marc Kravetz devint “l’un des grands reporters les plus marquants de sa génération”. Couvrant plusieurs conflits au Moyen-Orient, dont la guerre du Liban (1975 - 1990) et la guerre du Golfe (1990 - 1991), il se vit décerner le Prix Albert-Londres en 1980 grâce aux reportages qu’il fit à l’occasion de la révolution iranienne (~ 1978 - 1979).

Marc Kravetz ne quitta Libération qu’en juillet 1995, alors même qu’il était le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Libération, Le Magazine depuis novembre 1994. Devenant par la suite le dirigeant d’Air-France Magazine de 1997 à 2000, il se fit enfin remarquer en s’occupant de la rubrique “Portrait du Jour” sur France Culture de 2004 à 2011.

-- Journalisme -Le 28 octobre, Marc Kravetz (80 ans).

Marc Kravetz, le 1er mai 1968, aux côtés de Daniel Cohn-Bendit et Tiennot Grumbach. (© Gérard-Aimé / Gamma-Rapho).

-- Musique -Le 28 octobre 2022, Jerry Lee Lewis (87 ans).

The Killer, éternel bourreau des pianos. (© Bettmann Archive).

“Sans Jerry Lee Lewis, je ne serais jamais devenu celui que je suis aujourd’hui. Révolutionnaire et excitant, il pulvérisait le piano. C’était également un brillant chanteur”.

Elton John, Twitter, 28 octobre 2022.

Avec la disparition de Chuck Berry et Fats Domino en 2017, puis celle de Little Richard en 2020, il apparaissait comme le dernier pionnier du rock’n’roll encore debout. Mais s’il semblait immortel, Jerry Lee Lewis n’a pas fait exception à la règle. Ainsi, 66 ans après avoir électrisé et enflammé les foules et les pianos avec “Whole Lotta Shakin’ Goin’ On” et “Great Balls of Fire”, “The Killer” a - à son tour - passé l’arme à gauche à quelques jours de la Toussaint 2022.

Enregistrant à partir de 1952, Jerry Lee Lewis se fit d’abord remarquer ponctuellement, dans les États de la Louisiane, du Mississippi et du Tennessee, en galvanisant les clubs par lesquels il passait grâce à sa révolutionnaire prestance scénique.

C’est justement dans la plus grande ville du Tennessee - à savoir Memphis - que sa carrière décolla véritablement. En novembre 1956, Jerry Lee Lewis signa chez Sun Records, un label qui s’était précédemment illustré en signant des artistes comme Elvis Presley, Roy Orbison, Johnny Cash et Carl Perkins lorsque ces derniers étaient encore inconnus.

Au sein de cette prestigieuse maison de disques, Jerry Lee Lewis débuta à la fois en tant qu’artiste solo et musicien de studio. Il lui arriva ainsi d’accompagner Carl Perkins, notamment sur les singles “Matchbox” et “Your True Love” (1957).

C’est justement parce qu’il contribuait à l’enregistrement de ces deux morceaux que le pianiste, alors encore peu connu, eut la chance de prendre part au “Million Dollar Quartet”, une jam conviant non seulement Carl Perkins et ses musiciens, mais aussi et surtout Johnny Cash et Elvis, qui se trouvaient alors dans les parages. Si la notoriété du “Killer” était alors ridicule par rapport à celle des trois autres protagonistes du bœuf, il y tint pourtant une place centrale avec le “King”.

Promis à un futur radieux, Jerry Lee Lewis ne tarda pas à rencontrer le succès en solo : quelques mois après avoir signé chez Sun Records, il apparaissait déjà comme l’une des plus grandes vedettes de son pays… Enregistrée en février 1957 et sortie au printemps 1957, sa reprise rockabilly du titre “Whole Lotta Shakin’ Goin’ On” (1955) de Big Maybelle fut un véritable tremblement de terre. Se hissant à la 3e place du Billboard Hot 100 et même à la 8e du UK Singles Chart, le single se présenta au fil des années comme l’un des plus grands classiques de l’histoire du rockabilly. Dans l’ouvrage Fortunate Son: The Life of Elvis Presley (2006), l’historien Charles L. Ponce de Leon reconnaissait ainsi que “Whole Lotta Shakin’ Goin’ On’” était “sans doute l’hymne rockabilly par excellence”. Allons plus loin, “Whole Lotta Shakin’ Goin’ On” est carrément devenu l’une des plus grandes chansons de l’histoire de la musique populaire. Ce fut en tout cas l’opinion des personnalités de l’industrie musicale qui élaborèrent, pour le compte du Rolling Stone magazine en 2003, le “top 500 des plus grandes chansons de tous les temps”. Dans la liste, “Whole Lotta Shakin’ Goin’ On” était en effet placé à la 61e position, juste après “Let’s Stay Together” (1971) d’Al Green et juste devant “Bo Diddley” (1955) de… Bo Diddley. Comme l’a résumé Thomas Sotinel dans les colonnes du Monde, “tout était là, dès le départ : un style de piano d’une violence presque mécanique, un rythme martelé, aux antipodes du funk des pianistes

noirs, une voix forte et brutalement sensuelle, qui franchissait allègrement les barrières des sous-entendues”.

Sans surprise, cette formule magique fut assez rapidement reproduite avec “Great Balls Of Fire” (novembre 1957). Pour s’assurer un carton, le label fit appel à deux songwriters de prestige, à savoir Jack Hammer - qui avait écrit le classique “Fujiyama Mama” en 1954 - et Otis Blackwell - qui venait de composer “Don’t Be Cruel” (1956) et “All Shook Up” (1957) pour Elvis Presley. Placé dans un fauteuil, le magicien n’avait dès lors plus qu’à faire parler son charisme et son impressionnante prestance pour forger un nouveau tube. Se hissant à la 2e place du Billboard Hot 100 et à la 1ère du UK Singles Chart, “Great Balls Of Fire” fut carrément le plus grand succès de sa carrière. Atteignant lui aussi la postérité, il fut pour sa part classé “96e plus grande chanson de tous les temps” dans la liste du Rolling Stone, bien calé entre le “Blue Suede Shoes” (1956) de Carl Perkins et “Roll Over Beethoven” (1956) de Chuck Berry…

La gloire ne se tarit pas de suite pour le pianiste, qui signa, dans la foulée de “Great Balls Of Fire”, les hits “Breathless” (février 1958) et “High School Confidential” (mai 1958). Atteignant respectivement la 7e et la 21e place du Billboard Hot 100, les deux morceaux connurent également un franc succès en Grande-Bretagne, se hissant alors à la 8e et à la 12e place du UK Singles Chart. S’ils ne furent pas, pour leur part, inclus dans le top 500 du Rolling Stone, on les a toutefois retrouvés à la 5 500e et la 6 163e places du “Top 10 000 des chansons les plus recommandées de l’histoire” établi par Acclaimed Music vers 2019. Si ces positions semblent relativement reculées, il est toutefois intéressant de noter que “Breathless” a été classé juste devant le fameux “Eye in The Sky” (1982) du Alan Parsons Project, et que “High Confidential” y devance d’une place le classique de house “Intro” (2000) d’Alan Braxe & Fred Falke. En 1958 toujours, trois autres titres du “Killer” se firent une place de plus en plus discrète toutefois - dans le Billboard Hot 100 : “Break-Up” (52e) et “I’ll Make It All Up to You” (85e), tous deux sortis en août, et “I’ll Sail My Ship Alone” (93e), sorti en novembre.

Avec un Elvis Presley à l’armée de mars 1958 à mars 1960, Jerry Lee Lewis avait l’immense opportunité de devenir la grande superstar de la fin de la décennie 1950. En effet, si des singles du “King” continuaient de sortir et de connaître du succès, “The Killer” était le seul à pouvoir bien défendre ses nouvelles créations et accaparer le devant médiatique.

Regrettablement, l’artiste ne saisit pas l’occasion. Pire, en cette fin de décennie - à l’image du LZ 129 Hindenburg le 6 mai 1937 - “The Killer” sabota son propre envol de la plus spectaculaire des manières... En mai 1958 fut révélé dans la presse un triple scandale ayant trait à son mariage avec Myra Gale Brown, célébré en décembre 1957 : alors qu’il n’était pas encore divorcé (1), Jerry Lee Lewis avait épousé sa cousine germaine (2), qui n’avait alors que 13 ans (3).

Si le scandale suscité par la révélation permet d’expliquer le succès fort modeste des trois derniers singles cités, il permet aussi d’expliquer le fait que l’artiste eut totalement disparu des charts états-uniens en 1959 et 1960, malgré une activité musicale encore prolifique.

Pour autant, il ne faut pas croire que l’affaire signa l’arrêt de mort du “Killer”. Disons plutôt que sa carrière en prit un vilain coup, et que Jerry Lee Lewis fut grandement relégué.

Boycotté par une partie notable de la population étatsunienne, il signa tout de même quelques petits succès au

début des années 1960. On pense notamment à sa reprise du classique “What’d I Say” (1959) de Ray Charles, qui prit la 30e place du Billboard Hot 100 en 1961. On pense aussi, dans une moindre mesure, à la reprise d’une autre chanson culte, à savoir “Sweet Little Sixteen” (1958) de Chuck Berry, enregistrée en 1962, à une chanson originale, “I’m On Fire” (1964), ou encore à une version live de 1964 du tube “Hi-Heel Sneakers” (1964) de Tommy Tucker, qui prirent respectivement les quasi anonymes 95e, 98e et 91e places du Billboard Hot 100.

En atteste le dernier single mentionné, c’est notamment grâce à ses impressionnants concerts que Jerry Lee Lewis continua de vendre du rêve. Il faut dire que “The Killer” fut l’une des plus grandes bêtes de scène de l’histoire du rock’ n’roll. Sur scène, le pianiste n’hésitait pas à jouer debout, ou bien à marcher sur son instrument, quand ne lui venait pas l’idée de réduire ce dernier à un tas de cendres. Autodestructeur en avance sur les Who et Jimi Hendrix, Jerry Lee Lewis se fit notamment remarquer au Brooklyn Paramount Theater le 28 mars 1958 : mécontent que ce soit Chuck Berry, et non lui, qui eut été choisi pour clôturer le show, il eut l’idée de jouer “Great Balls Of Fire” sur un piano ardent.

Or, s’il pouvait se permettre autant d’extravagances et de libertés sur l’instrument, c’est aussi parce qu’il le maîtrisait à la perfection. Comme Philippe Grancher l’a bien résumé pour Soul Bag, “Jerry Lee restera comme un pianiste unique, d’une virtuosité confondante, et qui n’a jamais été égalé par quiconque. [...] C’est un pianiste bien supérieur et varié que cette simple image de cogneur, notamment grâce à une inventivité constante, proche du train fantôme par instants”.

En d’autres termes, Jerry Lee Lewis n’était pas seulement un bad boy. C’était aussi, et surtout, un génie…

C’est justement cet alliage entre prestance et virtuosité qui permit à l’artiste de renouer avec la renommée, de manière passagère toutefois, en 1964. Enregistré à Hambourg le 5 avril 1964 et publié quelques mois plus tard, l’album Live at The Star Club fit l’unanimité chez les critiques. Dans un article qu’il écrivit pour le Rolling Stone en 2002, Milo Miles commençait ainsi en ces termes : “LIVE AT THE Star Club, Hambourg n’est pas un album, c’est une scène de crime : Jerry Lee Lewis abat ses rivaux le temps d’un set de treize chansons apparaissant comme une seule convulsion”. Ce même magazine, qui semble avoir définitivement un faible pour les classements de références, l’a justement présenté comme le “16e plus grand album live de l’histoire” dans une liste établie en 2015 - le calant alors entre le Get Yer Ya-Ya’s Out! The Rolling Stones in Concert (1970) et le Live! At the Village Vanguard (1962) de John Coltrane. Si la rédaction de NME plaçait, la même année, 33 albums live devant le Live at The Star Club, les mythiques quotidiens britanniques que sont The Telegraph et The Independent furent, semblet-il, bien plus conquis et marqués par cette performance. En 2020, les deux journaux inclurent le Live at The Star Club dans les quatre premières places de leur classement des plus grands albums live de tous les temps (2e pour The Telegraph ; 4e chez The Independent). Dans liste établie par The Telegraph, l’album était alors seulement devancé par le No Sleep Till Hammersmith (1981) de Motörhead.

Si le “Killer” continuait donc de remplir les salles grâce à sa remarquable énergie, il fallut attendre 1968 pour le voir réapparaître significativement dans les charts. Toutefois, son retour ne fut absolument pas celui auquel on aurait pu s’attendre… Alors qu’il n’avait jamais arrêté de jouer de la coun-

try depuis le début de sa carrière, Jerry Lee Lewis se trouva d’un coup propulsé au rang de superstar du genre. Album de reprises plutôt similaire à Country Songs for City Folks/ All Country, qui n’avait pourtant atteint que la 39e place du Top Country Albums en 1965, Another Place, Another Time atteignit la 3e place des mêmes charts en 1968. Rencontrant une surprenante approbation du public, le disque fit également sensation chez les critiques : à en croire Stephen Thomas Erlewine de AllMusic, “il n’y a pas une seule mauvaise chanson [dans cet album], chaque performance est superbe”. En son sein, deux singles se démarquèrent : “Another Place, Another Time”, qui atteignit la 4e place du Hot Country Singles et la 97e du Billboard Hot 100, mais aussi et surtout “What’s Made Milwaukee Famous (Has Made a Loser Out of Me)”, qui prit la 2e position du Hot Country Singles et la 94e du Billboard Hot 100. S’en suivirent pléthore de sorties - et donc de succès. Afin de ne pas se perdre dans l’exhaustivité, mentionnons le fait que Jerry Lee Lewis est parvenu à placer, entre 1968 et 1978, 20 singles dans les dix premières places du Hot Country Singles avec quatre n°1 à la clé - ainsi que 17 albums dans le top 20 du Top Country Albums. Parmi les innombrables disques que le pianiste publia à cette période-là, on peut notamment citer She Still Comes Around (1969), un opus qui rencontra une approbation considérable de la part des critiques.

Cependant, la country se présentait quelque peu comme une niche, et le “Killer” ne parvint pas à ressusciter dans les premières places du Billboard Hot 100 et du Billboard 200.

Il vit tout de même au début des années 1970 quelques reprises plus rock atteindre de belles places, à l’instar de “Me and Bobby McGee” (1971), “Chantilly Lace” (1972) et “Drinkin’ Wine Spo-Dee-O-Dee” (1973), qui se hissèrent respectivement aux 40e, 43e et 41e places du Billboard Hot 100. En parallèle, son album The Session… Recorded in London with Great Artists (1973), qui réunit autour de lui d’illustres noms du rock - à l’image d’Alvin Lee, Albert Lee, Peter Frampton ou Rory Gallagher - se hissa à la 37e position du Billboard 200.

Toutefois, à partir du milieu des années 1970, les disques du “Killer” se vendirent de moins en moins bien, que ce soit dans les bacs country ou rock’n’roll. En conséquence, rares devinrent les singles parvenant à gratter ne serait-ce que le top 10 du Hot Country Singles : ils ne furent que quatre entre 1975 et 1978. Pire, ils ne furent plus que deux entre 1979 et 2022. Après, il faut également savoir que “The Killer” se fit assez rare à partir des années 1980.

Qu’importe ! Jerry Lee Lewis n’en demeurait pas moins l’un des grands pionniers d’un genre musical qui fonctionnait encore du feu de dieu, et ce pour des siècles et des siècles.

A partir de la seconde partie des années 1980, trente ans après avoir retourné tout un pays - et pas n’importe lequel Jerry Lee Lewis vieillit comme le bon vin : plus les années passaient et plus on mettait du respect sur son nom. Alors qu’il publia en 1986 l’album Class of ‘55: Memphis Rock & Roll Homecoming en compagnie de trois autres légendes du genre (Johnny Cash, Roy Orbison, Carl Perkins), l’artiste put noter un regain d’intérêt autour de son œuvre grâce au 7e Art, d’abord grâce à une scène culte de Top Gun (1986) de Tony Scott - dans laquelle la chanson “Great Balls Of Fire” se voit chantée à tue-tête - puis grâce au biopic Great Balls of Fire! (1989) de Jim McBride. S’il mit en lumière les travers du “Killer”, joué par Dennis Quaid, et son aventure

avec sa cousine Mary Gale Brown, jouée par Winona Ryder, le second film cité permit aux membres de la génération X de découvrir le répertoire d’un artiste qui connut l’apogée de sa carrière quelques années avant leur naissance.

Mais plus qu’un personnage culte, et plus que le symbole d’une époque, Jerry Lee Lewis est surtout devenu, à partir de la seconde partie des années 1980, une légende vivante couverte d’honneurs et de distinctions. Intronisé au Rock & Roll Hall of Fame en 1986, l’année même de l’inauguration de ce temple de la renommée, il fut également intronisé au Louisiana Music Hall of Fame en 2008, au Memphis Music Hall Of Fame en 2012 - ici aussi l’année même de l’inauguration de ce temple de la renommée - et au Country Music Hall Of Fame en 2022. En parallèle, “The Killer” se vit décerner le Grammy du couronnement d’une carrière en 2005.

En ce qui concerne les listes de référence du Rolling Stone, qui fleurirent à partir du début des années 2000, Jerry Lee Lewis ne fut pas en reste. On retiendra surtout le fait qu’il fut élu “24e plus grand artiste de l’histoire” en 2010. Calé entre Fats Domino et Bruce Springsteen, il était alors le mieux placé des quatre membres du Class of ‘55, Carl Perkins étant classé 99e, Roy Orbison 37e et Johnny Cash 31e. On pourrait en outre - et dans une moindre mesure retenir la 325e place de la compilation All Killer, No Filler: The Anthology (1993) dans le Top 500 des plus grands albums de tous les temps établi en 2020 par le magazine.

Devenu, au fil des années, un précieux pionnier du rock’n’ roll, Jerry Lee Lewis continua de se faire discret jusqu’à sa mort. Pour autant, le “Killer” ne se rangea jamais vraiment.

A partir de la décennie 1990, les rares disques qu’il publia apparurent comme des trésors testamentaires offerts par l’un des ultimes rescapés du rock’n’roll des premiers jours.

Bien conscient de leur valeur, le public fut particulièrement réceptif. Young Blood (1995) atteignit ainsi la 31e place du Billboard 200. Un peu plus engageants commercialement parlant puisqu’il s’agissait d’albums de duos au casting XXL, les deux disques suivants, au nom évocateur, à savoir Last Man Standing (2006) et Mean Old Man (2010) prirent respectivement la 26e et la 30e places du Billboard 200.

Mais le succès de ces opus ne s’arrêta pas aux frontières états-uniennes : Last Man Standing se hissant par exemple à la 7e place des charts en Suède. Dans ce même opus, on pouvait entendre “The Killer” donner la réplique à une aberrante liste de légendes du rock, parmi lesquelles - accrochez-vous bien - Eric Clapton, John Fogerty, Buddy Guy, Don Henley, Mick Jagger, B.B. King, Kris Kristofferson, Willie Nelson, Jimmy Page, Little Richard, Keith Richards, Robbie Robertson, Bruce Springsteen, Rod Stewart, Ringo Starr, Ronnie Wood et Neil Young, entre autres…

Légende profondément respectée par ses pairs, Jerry Lee Lewis est apparu de toute évidence comme une inestimable source d’inspiration pour une armée de rockstars nées aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, et qui prirent dans leur jeunesse les révolutionnaires fulgurances du “Killer” en pleine face. Comme l’a résumé Michka Assayas sur France Inter, “c’est simple, sans Jerry Lee Lewis, pas de Beatles, pas de Rolling Stones, pas de Bob Dylan, pas d’Elton John, pas de David Bowie, pas de Bruce Springsteen, enfin vous pouvez compléter la liste. Et on peut aller plus loin, peut-être pas de Sex Pistols ou de Cramps”. Ainsi, certaines de ces vedettes citées par Assayas n’attendirent pas la mort du “Killer” pour l’honorer. En 1995, le “Boss” affirma ainsi : “ce gars ne joue pas du rock’n’roll, il est le rock’n’roll”.

-- Musique -Le 28 octobre 2022, D.H. Peligro (63 ans).

D.H. Peligro avec les Dead Kennedys en 2019. (© Wikimedia Commons, Stepfan Brending).

“La première fois que je t’ai vu jouer avec les DK’s en 81, tu m’as époustouflé. La puissance, l’âme, l’insouciance. [...] Tu es un vrai rockeur, ainsi qu’un chaînon crucial dans l’histoire des RHCP”.

Flea, Instagram, octobre 2022.

Présenté comme une “icône punk” par Myriam Bercier du Canal Auditif, D.H. Peligro fut l’un des plus illustres batteurs de la scène punk californienne des années 1980.

C’est d’abord en jouant pour les Dead Kennedys - l’un des plus grands groupes de punk hardcore de l’histoire - que le percussionniste se fit remarquer. Membre à part entière de la formation de 1981 à 1986 et de 2001 à 2022, D.H. Peligro ne participa guère à l’enregistrement de l’album mythique Fresh Fruit for Rotting Vegetables (1980). Or, les Dead Kennedys furent loin d’être des one-album wonders. Le batteur participa ainsi à l’enregistrement de deux autres projets acclamés, à savoir l’EP In God We Trust, Inc. (1981) et l’album Plastic Surgery Disasters (1982). Il participa en outre à l’enregistrement de deux albums moins connus et reconnus : Frankenchrist (1985) et Bedtime for Democracy (1986).

D.H. Peligro fut donc loin d’arriver après la bataille. Mieux, ce batteur intrépide et impétueux s’y trouva carrément en première ligne. Le journaliste Daniel Kreps a ainsi déclaré pour le Rolling Stone que “Peligro a apporté son rythme rapide au reste de la production du groupe”. De son côté, le leader historique de la formation, Jello Biafra, a expliqué dans un communiqué que Peligro “n’était pas seulement [le] puissant et inoubliable batteur [des Dead Kennedys]. C’était également un chanteur, un auteur-compositeur, un guitariste doué et bien plus encore”. Loin d’être relégué à un simple rôle de batteur, Peligro prit effectivement part à l’écriture de quelques chansons de la formation, notamment sur Frankenchrist et Bedtime for Democracy. Il fut ainsi crédité comme l’auteur des titres “Hellnation” (1985) et “I Spy” (1986).

Après la dissolution du groupe en 1986, le batteur ne resta pas les bras croisés. Dès 1988, il intégra une autre grande bande de furieux originaire de la région : les Red Hot Chili Peppers. Hélas, son passage au sein du groupe angelino fut assez bref, le batteur s’en voyant évincé l’année même de son arrivée en raison des problèmes qu’il rencontrait alors avec l’alcool et les stupéfiants. Il n’eut donc pas le temps de participer à l’enregistrement de l’album Mother’s Milk (1989). Ainsi, un seul morceau de la discographie des Red Hot Chili Peppers fut enregistré avec D.H. Peligro à la batterie : il s’agit de “Blues for Meister”, un titre publié en 1994 au sein de la compilation de chansons rares Out in L.A.. Le musicien ne fut pas pour autant un figurant dans la success story des Red Hots. Au contraire, son passage fut déterminant. Il est d’abord important de mentionner le fait qu’il a participé à l’écriture de plusieurs titres de Mother’s Milk, à savoir “Taste the Pain”, “Stone Cold Bush” et “Sexy Mexicain Maid”. Mais ce qu’il faut surtout souligner, c’est le rôle central que D.H. Peligro a joué dans l’élaboration de la formation définitive du groupe. C’est effectivement lui qui présenta John Frusciante à ses collègues. C’est en outre son départ qui permit à Chad Smith, désigné “64e meilleur batteur de l’histoire” par le Rolling Stone en 2016, d’intégrer la bande - pour ne plus jamais la quitter…

A la suite de cette douloureuse exclusion, D.H. Peligro se fit assez rare et discret. Il se fit tout de même remarquer en jouant ponctuellement sur scène avec l’éphémère duo de thrash metal Nailbomb (1994 - 1995).

-- Architecture -Le 30 octobre 2022, Jack Diamond (89 ans).

“Jack Diamond a compté parmi les architectes canadiens les plus importants et reconnus de sa génération”.

L’Encyclopédie canadienne, 2012.

Architecte canadien d’origine sud-africaine, Jack Diamond est principalement connu pour avoir grandement contribué, à partir des années 1960, à la transformation urbaine de Toronto, la plus grande ville du “pays à la feuille d'érable” (2,8 millions d’âmes en 2021). Menant un grand nombre de projets sociaux alliant préservation du patrimoine et équité, il “a profondément contribué à la réforme urbaine” de la ville selon son confrère Donald Schmitt. A la fois traditionnelle et moderne, créative et distinguée, sa patte se ressent ainsi dans les quatre coins de l’agglomération ontarienne. Les Torontois lui doivent notamment la Richmond Hill Central Library, construite en 1993, et le Four Seasons Centre for the Performing Arts, inauguré en 2006.

Mais s’il “a façonné quelques-uns des espaces les plus remarquables de Toronto” comme l’a souligné CBC News, il ne faut pas croire pour autant que l’architecte a uniquement travaillé pour la capitale de l’Ontario. “Figure notable de l’architecture à l’échelle mondiale”, comme l’a reconnu David Miller - qui fut le maire de Toronto de 2003 à 2010 - Jack Diamond a en réalité dessiné les plans d’édifices du monde entier, de l’Hôtel de ville de Jérusalem (1994) au Buddy Holly Hall of Performing Arts and Sciences (2017) de Lubbock, Texas en passant par la Maison Symphonique de Montréal (2011) et l’Opéra Mariinsky II (2013) de Saint-Pétersbourg.

Architecte unique et influent, à la réputation internationale, Jack Diamond apparaît ainsi comme une véritable légende de l’architecture canadienne. Il fut à ce titre le lauréat d’un nombre considérable de prix. Récipiendaire de la Médaille du gouverneur général en architecture à cinq reprises, en 1976, 1984, 1990, 1991 et 1993, il reçut également le ToJack Diamond au Four Seasons Centre for Performing Arts de Toronto. (© Rob Howard / Financial Times). ronto Arts Award for Architecture and Design en 1989. ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Une plume féroce, un enquêteur implacable, une voix libre.

Redouté et admiré, il était pour beaucoup de Français l’un des visages les plus familiers du journalisme politique”.

Emmanuel Macron, Twitter, 31 octobre 2022.

Grande voix de la radio française à partir des années 1970 puis cultissime débatteur de la télévision nationale dans la décennie 1990, Philippe Alexandre fut l’un des grands chroniqueurs et éditorialistes français de la fin du XXe siècle.

Tenant, de 1969 à 1996, une rubrique matinale quotidienne chez RTL, il accompagna le réveil de plusieurs générations d’auditeurs. Ce réveil fut souvent agité, comme causé par un orage… Philippe Alexandre n’était effectivement pas du genre à faire dans la dentelle. Réputé pour être un flingueur n’hésitant pas à rentrer dans le lard - caillassant la gauche comme la droite - le chroniqueur se fit de beaux ennemis, parmi lesquels le cabinet de François Mitterrand, qui ne demandait qu’à le voir renvoyé de RTL. Ironie du destin, “Tonton” venait de rendre le dernier soupir quand Alexandre prit enfin la porte.

A partir de 1989, c’est également à la télévision qu’il offrit ses acerbes analyses, à l’occasion de fameux débats avec Serge July, dans un premier temps dans Le Débat, sur TF1, de 1989 à 1992, puis dans A la une sur la 3 (1992 - 1994) et Dimanche soir (1994 - 1997), deux émissions arbitrées par Christine Ockrent sur France 3.

-- Journalisme -Le 31 octobre 2022, Philippe Alexandre(90ans).

Philippe Alexandre en 1969. (© AFP).

-- Cinéma -Le 31 octobre 2022, Andrew Prine (86 ans).

”Andrew Prine, charmant acteur qui sut se montrer à l’aise en selle”.

Mike Barnes, The Hollywood Reporter, 3 novembre 2022.

S’il ne fut une tête d’affiche qu’à de rares occasions, son visage allongé s’est parfaitement gravé dans la mémoire des aficionados de westerns.

Acteur tout droit sorti de Floride, Andrew Prine commença sa carrière en fanfare en jouant l’un des deux protagonistes de la série télévisée Wide Country (1962 - 1963) ainsi qu’un personnage secondaire du fameux drame oscarisé Miracle en Alabama (1962) d’Arthur Penn.

C’est ensuite en tant que loyal second-couteau du cinéaste Andrew V. McLagen que l’acteur se fit remarquer. On le vit ainsi jouer dans le cultissime western Bandolero ! (1968), aux côtés de James Stewart, Dean Martin, Raquel Welch et George Kennedy, mais également dans le film de guerre La Brigade du diable (1968) et le western Chisum (1970).

Si le western se présentait comme un marché fermé lui offrant difficilement des rôles importants, un autre genre, à savoir le cinéma d’épouvante, lui permit de devenir la star de plusieurs productions des années 1970 - 1980. Andrew Prine joua ainsi l’un des rôles principaux de The Town That Dreaded Sundown (1976) de Charles B. Pierce, du Couloir de la mort (1978) de Gus Trikonis et d’Amityville 2 : Le Possédé (1982) de Damiano Damiani.

Assez discret à partir des années 1980, l’acteur se fit tout de même remarquer en jouant le rôle du général confédéré Richard Brooke Garnett dans le film de guerre Gettysburg (1993) de Ronald F. Maxwell.

Ainsi, Andrew Prine a connu un certain succès en tant qu’acteur de film d’horreur et de guerre. Mais il fut avant tout un acteur de western. C’est dans cette logique qu’il se Andrew Prine dans Bandolero! (© 20th Century Fox). vit décerner un Golden Boot Award en 2001. ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Chuma fut l’un de ces athlètes qui mirent le Kenya sur la carte du monde. C’est un triste jour pour le pays et pour le monde de l’athlétisme. C’était un homme extraordinaire”.

Jackson Tuwei, président de la fédération kenyane d’athlétisme, pour l’AFP, novembre 2022.

Athlète de nationalité kényane, Wilson Kiprugut est surtout connu pour avoir été le premier représentant de son pays à remporter une médaille olympique, ce en 1964. Il avait alors décroché le bronze sur l’épreuve du 800m. Mais à un cheveu près, il serait reparti avec la médaille en chocolat autour du cou. En effet, l’athlète avait alors devancé le Jamaïcain George Kerr de quelques millièmes de secondes - les deux hommes ayant franchi la ligne en 1 min 45 s 9.

L’édition suivante, les discussions ne furent plus possibles : Kiprugut remporta la médaille d’argent en finissant à deux centièmes de Ralph Doubell et donc du nouveau record du monde que l’athlète australien venait alors d’établir (1 min 44 s 5), ce qui fit - en toute logique - de la course du kenyan l’un des meilleurs chronos de l’histoire du 800m.

Kiprugut fut loin d’être en reste sur les autres compétitions international. L’athlète s’illustra notamment lors des Jeux africains de 1965 avec l’or sur le 400 et le 800m ainsi que l’argent sur le 4x400m. On peut également mentionner la médaille d’argent qu’il remporta sur le 880 yards lors des Jeux de l’Empire britannique et du Commonwealth de 1966.

-- Demi-fond -Le 1er novembre 2022, Wilson Kiprugut (83/84 ans).

Wilson Kiprugut, un pionnier de l’athlétisme kényan. (© Twitter, Athletics Kenya).

“Takeoff avait déjà changé le son du hip-hop”.

Kenan Draughorne, Los Angeles Times, 2 novembre 2022.

Du trio Migos, il était le membre le plus jeune, le plus timide mais peut-être aussi le plus expérimenté. Souvent présenté comme la meilleure plume du groupe, Takeoff joua un rôle décisif dans la démarcation et la réussite de ce qui devint, dans les années 2010, l’un des noms les plus mythiques et les plus influents de l’histoire de la trap music.

Originaires d’Atlanta, berceau d’une pléiade de légendes de la trap telles que Gucci Mane, Ludacris, T.I. ou Young Thug, les trois hommes de Migos se révélèrent aux yeux du grand public et imposèrent leur révolutionnaire cachet à partir de 2013 avec le tube “Versace”, “un titre tout en répétition qui illustre le style si particulier du groupe, capable de triturer des mots pour en faire naître des sonorités nouvelles”, comme l’a parfaitement résumé l’AFP. N’atteignant “que” la 99e place du Billboard Hot 100, le single connut surtout un remarquable succès critique notable. Le magazine XXL le glissa par exemple dans sa liste des 25 meilleurs morceaux de l’année 2013.

A partir de là, rien ne put arrêter les Migos. Publiant dans la foulée la mixtape Y.R.N. (Young Rich N*****) - dans laquelle on retrouve le tube “Hannah Montana” - et l’année suivante la mixtape No Label II (2014) - dans laquelle on retrouve le cultissime “Fight Night” -, le trio classa son premier album, Yung Rich Nation (2015), à la 17e place du Billboard 200.

Les observateurs comprenaient alors que la consécration était imminente pour le trio. Elle survint début 2017 avec la sortie de son deuxième album, Culture. Grand classique de la décennie 2010, l’album prit - le temps d’une semaine - la 1ère place du Billboard 200 et se vit classé a posteriori 8e album du Billboard 200 de l’année 2017 puis 83e du Billboard 200 de la décennie 2010. S’il ne participa pas à l’enregistrement du single “Bad and Boujee”, qui devint rapidement le plus grand succès du trio, Takeoff marqua les esprits sur un autre classique de l’opus, “T-Shirt”, grâce à ses longs couplets au phrasé bien saccadé et prenant.

L’année suivante, le groupe connut encore un franc succès avec son troisième album, Culture II. 1er du Billboard 200 une nouvelle fois le temps d’une semaine -, 10e du Billboard 200 de l’année 2018 et surtout 71e du Billboard 200 de la décennie 2010, le projet fut porté par des tracks devenus cultes, tels “Walk It Talk It”, “Stir Fry” ou “Motorsport”.

Publié trois ans plus tard, en juin 2021, Culture III fut loin d’être un échec, mais il ne marqua pas autant que les deux projets précédents. Globalement apprécié par les critiques, l’album atteignit la 2e place du Billboard 200 mais ne prit que la 95e place du Billboard 200 de l’année 2021. Ce sera l’ultime album du trio.

Il ne faut pas croire pour autant que Takeoff n’existait qu’à travers Migos et que sa success story s’acheva en même temps que celle du trio. On l’a dit, trois années s’écoulèrent entre la sortie de Culture II et celle de Culture III. L’artiste eut donc largement le temps de mener des projets parallèles...

C’est ainsi qu’en novembre 2018, il publia son premier et unique album solo : The Last Rocket. Le projet fut plutôt bien reçu par les critiques. Le journaliste Luke Fox déclara ainsi pour XXL que le “flow preste et l’habile diction de Takeoff sont un régal. Dans une perspective rap pure, Takeoff s’impose comme l’arme la plus létale de Migos”. Du côté du public, l’approbation fut également notable, même si le disque n’eut pas le succès commercial de la trilogie Culture…

-- Musique -Le 1er novembre 2022, Takeoff (28 ans).

Si Offset et Quavo prirent davantage la lumière, Takeoff resta un grand artisan de leur succès. (© Aaron J. Thornton / WireImage).

Atteignant la 4e place du Billboard 200 et la 2e du Top R&B/ Hip-Hop Albums du Billboard, le disque était porté par le tube “Last Memory” qui se hissa à la 54e place du Billboard Hot 100 et même à la 21e du New Zealand Hot Singles.

Il ne faut pas croire non plus que le rappeur prit sa retraite après la sortie de The Last Rocket. Le 7 octobre 2022 - soit moins d’un mois avant sa mort -, lui et Quavo sortirent l’album Only Built for Infinity Links. Si les critiques furent globalement positives, l’opus ne fit pas grand bruit. Ne contenant qu’un seul hit, “Hotel Lobby (Unc & Phew)”, qui prit la 55e place du Billboard Hot 100, le projet n’atteignit “que” la 7e place du Billboard 200 mais la 1ère du Top Rap Albums.

-- Politique -Le 1er novembre 2022, Lahbib Ayoub (70/71 ans).

”En quatorze ans de combat, contre l’armée mauritanienne d’abord, contre les Forces armées royales ensuite, [...] le commandant Ayoub, est devenu une sorte de mythe”.

Bladi.net, 29 octobre 2002.

Chef militaire né à Tifariti, une quinzaine de kilomètres au nord de la frontière mauritanienne, Lahbib Ayoub fut une personnalité centrale du Front Polisario et par conséquent de la guerre du Sahara occidental (1975 - 1991), conflit qui opposa, des suites du retrait du colon espagnol, cette organisation indépendantiste au Maroc et à la Mauritanie.

Membre fondateur de ce mouvement politique, qui fut originellement fondé - en 1973 - afin de lutter contre l’occupation hispanique dans ce qui était alors désigné comme le “Sahara espagnol”, avant que ses revendications territoriales ne se heurtent à celles du Maroc et, dans une moindre mesure, à celles de la Mauritanie, Lahbib Ayoub apparut pendant une quinzaine d’années comme un opiniâtre et redoutable stratège.

Si la France n’était initialement pas impliquée dans le conflit, le chef militaire choqua son opinion publique en 1977 avec le raid de Zouerate. Ciblant des civils français travaillant dans une stratégique cité minière mauritanienne - correspondant à 80% du PIB de l’ancienne colonie gauloise selon M’Beirik Ahmed Abdalahe - l’attaque fit deux morts et six otages français. En conséquence, elle entraîna le départ de 87 % des résidents français de la cité minière et ébranla considérablement l’économie mauritanienne.

Dans la foulée de ce raid historique, le commandant Ayoub multiplia les manoeuvres militaires. On le vit donc à la tête des forces polisariennes lors de la bataille de Tan-Tan (28 31 janvier 1979), de la sanglante défaite de Bir Anzarane (11 août 1979) et des remarquables victoires que furent l’opération Iman (1er mars - ~ 11 mars 1980), la bataille de Guelta Zemmour (13 - 29 octobre 1981) et la bataille de Lemseied (10 juillet - 1er août 1983).

Si ses interventions militaires prirent fin avec le cessez-lefeu signé le 6 septembre 1991, Lahbib Ayoub continua de jouer un rôle notable au sein du Front Polisario jusqu’en 2001, lorsque, sentant que l’historique secrétaire général du mouvement - Mohamed Abdelaziz - “avalisait la proposition onusienne soutenue par Abdelaziz Bouteflika (et refusée par Mohammed VI) d’une partition du Sahara entre un territoire sous souveraineté marocaine et un Etat sahraoui indépendant”, comme l’a résumé le site internet Bladi, il claqua la Lahbib Ayoub, une figure centrale dans l’histoire du Sahara Occidental. (© Vincent Fournier / Jeune Afrique). porte du Front pour se rallier au Maroc. ____________________________________________________________________________________________________________________________ “La pertinence de son analyse scientifique, son expérience industrielle mais aussi son sens profond de la diplomatie”...

Bureau de l’Académie des sciences, novembre 2022.

Ingénieur géologue français, Bernard Tissot consacra “ses travaux à la géologie et à la géochimie du pétrole et du gaz naturel”, comme l’a résumé l’Académie des sciences.

Se spécialisant notamment dans l’étude des kérogènes, le scientifique remporta pléthore de prix, parmi lesquels la médaille Georges Millot de la Société géologique de France en 1986 et le prix Gaz de France de l’Académie française des Sciences en 1987. En 2003, il eut carrément l’honneur d’offrir son nom - ainsi que celui de sa femme - à une récompense délivrée par l’Académie : le Grand prix Bernard et Odile Tissot.

-- Sciences -Le 2 novembre 2022, Bernard Tissot (91 ans).

Bernard Tissot. (© B. Eymann / Académie des Sciences).

-- Musique -Le 27 octobre 2022, Geraldine Hunt (77 ans).

“[Une] artiste visionnaire, chanteuse au talent remarquable et au charisme redoutable, réalisatrice musicale affirmée et négociatrice féroce”.

Félix B. Desfossés, Radio-Canada, 23 février 2023.

Chanteuse états-unienne, Geraldine Hunt s’est d’abord fait remarquer au début des années 1970 grâce à des singles R&B se hissant de justesse dans le top 50 du Billboard Best Selling Soul : “You & I”, un duo avec Charlie Hodges qui a atteint la 45e place en 1970, et “Baby I Need Your Loving”, une reprise d’un classique des Four Tops qui s’est hissée à la 47e en 1972.

Mais c’est surtout au début des années 1980, en tant que productrice et chanteuse de musique disco, que Geraldine Hunt a connu le succès. En 1980, l’artiste est entrée dans la postérité grâce à “Can’t Fake the Feeling”, un tube qui a réussi à atteindre la 10e place des charts français, la 44e du UK Singles Chart et la 1ère du Billboard Hot Dance Club Play, y restant même sept semaines. Ainsi, il s’agissait en 2023 encore du 4e single (ex aequo) ayant trôné le plus longtemps à la tête de ce chart.

Deux ans plus tard, l’artiste a de nouveau connu le succès, cette fois en tant que productrice et compositrice, et pour le compte du duo Chéri - dans lequel figurait sa fille Rosalind Hunt - grâce au single “Murphy’s Law”. Monopolisant, pour sa part, la 1ère place du Billboard Hot Dance Club Play pendant trois semaines, ce morceau a également at- teint la 39e place du Billboard Hot 100 et la 5e du Billboard Hot Geraldine Hunt. (© Jean-Claude Angers / Journal de Québec).

Soul Singles. ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Herman Daly a redéfini l’économie, en forgeant une voie d’avenir qui n’inclut pas la destruction de notre environnement pour un gain économique”.

Ole von Uexkull. (source : Fondation David Suzuki).

Georgiste notoire et fervent défenseur de l’état stationnaire, Herman Daly est apparu, dès les années 1970, comme un pionnier et une figure tutélaire de l’économie écologique.

Il faut dire que l’économiste états-unien fut, avec beaucoup d’avance sur son temps, l’initiateur d’un certain nombre de concepts dont l’importance ne cessa de s’accroître au fur et à mesure que les enjeux liés au développement durable et au réchauffement climatique s’imposèrent comme des problématiques urgentes. On lui doit ainsi le concept de “croissance non-économique”, c’est-à-dire l’idée d’une croissance économique entraînant l’altération de la qualité de vie. On lui doit également l’indice de bien-être durable, qu’il a élaboré en 1989 avec John B. Cobb dans l’ouvrage For the Common Good. Redirecting the Economy toward Community, the Environment and a Sustainable Future. Aux yeux des deux économistes, le PIB était en effet un indicateur qui laissait de côté les coûts sanitaires et écologiques de la croissance, ce à court et long terme.

Précurseure et sensibilisatrice, l'œuvre de Herman Daly lui a ainsi valu de recevoir un bon nombre de distinctions. En 1996, il remporta ainsi le Right Livelihood Award, ou “Prix Nobel alternatif”, pour “avoir défini une voie de l’économie écologique intégrant les éléments clés de l’éthique, de la qualité de vie, de l’environnement et de la communauté”.

Trois ans plus tard, en 1999, il se vit décerner le Prix Sophie aux côtés de Thomas Kocherry. En 2014, enfin, il remporta le Prix Planète Bleue.

-- Economie -Le 28 octobre 2022, Herman Daly (84 ans).

Herman Daly en 1969. (© Daly Family / New York Times).

-- Economie -Le 2 novembre 2022, Ela Bhatt (89 ans).

Ela Bhatt en 2013. (© Wikipedia Commons, Mohan Juneja).

”Elle a donné la parole aux invisibles, a syndiqué les plus pauvres, elle a créé la plus grande organisation de femmes au monde, elle leur a appris à se regrouper, avoir une autonomie financière, à échanger à part égale avec des grands de ce monde, à utiliser des micro-crédits, à lever la tête tout simplement !”

Dominique Hoeltgen, Le petit journal, 2022.

Entrepreneure et militante de nationalité indienne, Ela Bhatt œuvra toute sa vie à soutenir et inclure les femmes pauvres du monde entier, en commençant par celles de son pays.

Son premier fait d’armes fut ainsi la création en 1972 d’une organisation non-gouvernementale indienne, l’Association des travailleuses indépendantes (SEWA). Présenté comme un “mouvement atypique, à la fois syndicat, coopérative et banque, au service des invisibles”, par Dominique Hoeltgen, l’organisme avait initialement pour objectif de “protéger le secteur informel qui produit la majeure partie des biens et services, et organiser les femmes pauvres, illettrées mais économiquement actives, afin qu’elles soient reconnues”, comme Ela Bhatt l’expliqua elle-même. Véritable pionnière de la microfinance, l’association rassemblait “environ deux millions de membres” en 2022 selon l’Alliance coopérative internationale. Au même moment, selon la même source, “trois millions de femmes” étaient rassemblées au sein de la SEWA Cooperative Bank, créée en 1974.

Révolutionnaire, fructueux et universel, le mouvement initié par Ela Bhatt ne pouvait, naturellement, pas demeurer une exclusivité indienne. C’est ainsi qu’en 1979, l’entrepreneure étendit son action à l’échelle mondiale en fondant - avec la banquière états-unienne Michaela L. Walsh et la businesswoman ghanéenne Esther Afua Ocloo - la Women’s World Banking. Fort d’un succès considérable, cet organisme à but non lucratif s’imposa comme le “leader mondial dans l’inclusion financière des femmes” à en croire l’organisme lui-même.

Grâce à ces hauts faits, Ela Bhatt devint une figure adulée vers laquelle affluèrent les distinctions prestigieuses. Dès 1977, elle reçut un Prix Ramon-Magsaysay, ou “Prix Nobel asiatique”, dans la catégorie “Leadership communautaire”.

Sept ans plus tard, en 1984, elle fut co-lauréate du Right Livelihood Award - ou “Prix Nobel alternatif” - pour “avoir aidé les producteurs à domicile à s’organiser en optimisant leur bien-être et leur dignité”. Plus récemment, en 2012, elle fut la lauréate de la catégorie “Liberté d’être à l’abri du besoin” du Prix des quatre libertés de Roosevelt. Chez elle, pour finir, Ela Bhatt eut l’immense honneur de recevoir le Padma Shri et le Padma Bhushan - les 4e et 3e décorations les plus prestigieuses du pays - au milieu des années 1980.

Toutefois, la distinction la plus honorifique qu’on lui offrit ne fut peut-être pas un prix ou une médaille, mais un siège au sein d’une illustre assemblée : The Elders. ONG fondée en 2007 par Peter Gabriel, Richard Branson, Graça Michel, Nelson Mandela et Desmond Tutu, The Elders regroupe des personnalités influentes d’un âge avancé, parmi lesquelles nombre d’anciens chefs d’Etat et de Prix Nobel, dans le but de trouver des solutions pour faire face aux grandes crises du XXe siècle. Membre pionnière de l’organisme à l’instar de Muhammad Yunus, Aung San Suu Kyi, Kofi Annan, Mary Robinson ou encore Jimmy Carter, Ela Bhatt eut notamment à intervenir sur la question de la paix dans le MoyenOrient et celle du mariage des enfants.

“Forghieri est l’un des personnages les plus importants de l’histoire de Ferrari. [...] Les ingénieurs les plus en vogue à [son] époque brillaient par leurs talents remarquables pourtant, à quelques exceptions près, ils n’étaient spécialisés que dans un seul domaine. Certains étaient des experts en monoplaces, d’autres se concentraient sur les voitures sportives, d’autres encore étaient spécialisés dans les assiettes, le moteur ou l’aérodynamique. Mauro a travaillé dans chacun de ces domaines avec des résultats impressionnants, quoique aidé par le personnel qui l’entourait. Seul lui savait tirer le meilleur de l’équipe en dépit de ses manières parfois brusques. C’était un homme capable de revoir un système gagnant pour s’assurer qu’il continue à gagner, ce qui résume parfaitement l’histoire de Ferrari”.

Ferrari, “Au revoir Mauro Forghieri”, 3 novembre 2022.

Ingénieur mythique de l’histoire du sport et de l’industrie automobile, Mauro Forghieri fut de 1960 à 1987 le grand magicien, le “sorcier” de Maranello. Surnommé “Furia” en raison de son dévouement et de son tempérament explosif, l’ingénieur mécanicien assura la gloire et la renommée de la Scuderia Ferrari pendant un peu moins de trente ans, à tel point que le constructeur automobile affirma dans un hommage qu’il “était le cerveau derrière l’un des chapitres les plus intenses et les plus importants de l’histoire de l’automobile à l’échelle internationale”.

Intégrant l’écurie en tant que simple stagiaire, Forghieri se se fit remarquer dès l’année de son arrivée en contribuant à la transfiguration de la Ferrari 250 GTO, laquelle devint l’une des meilleures voitures de la décennie 1960. Comme on peut le lire dans le communiqué publié par Ferrari, “[Furia] a redessiné l’arrière, augmenté sa puissance, en permettant ainsi à la voiture de passer du statut de <<voiture tueuse>> au statut d’<<arme victorieuse>> dans de nombreuses courses des années 60”.

Fragilisé par de nombreux départs notables au sein de son équipe - notamment par celui de Romolo Tavoni ou de Carlo Chiti - et visiblement satisfait du travail du jeune pousse, le légendaire Enzo Ferrari le promut dès fin-1961 à la tête du département technique et des activités compétitives et expérimentales de l’écurie.

Pourtant jeune (27 ans) et inexpérimenté, l’ingénieur donna rapidement raison au Commendatore en concevant la Ferrari 158, laquelle permit au Britannique John Surtees de remporter le championnat du monde de Formule 1 en 1964 et de prendre la 5e place de la même compétition l’année suivante.

Si la fin des années 1960 fut assez morose pour Ferrari, la décennie suivante se présenta progressivement comme la période la plus brillante de la carrière de Furia et peut-être même de l’écurie, du moins jusqu’à l’explosion d’un certain Michael Schumacher au début des années 2000. Grâce à la Ferrari 312 B3, la Scuderia signa une belle saison 1974 avec trois victoires sur Grand Prix et la présence de ses deux pilotes dans le top 4 du classement général (Clay Regazzoni 2e ; Niki Lauda 4e). Or, les saisons suivantes furent bien plus réjouissantes. Avec la série des Ferrari 312 T, Mauro Forghieri plaça ses pilotes dans un véritable fauteuil.

Ainsi, l’écurie remporta le championnat du monde de Formule 1 en 1975 et 1977 avec Niki Lauda puis en 1979 avec Jody Scheckter. En parallèle, la Scuderia s’adjugea le classement général des constructeurs en 1975, 1976, 1977 et 1979.

-- Sports automobiles -Le 2 novembre 2022, Mauro Forghieri (87 ans).

Mauro Forghieri, le “cerveau” de Ferrari pendant plus de vingt ans. (© KEYSTONE/STR).

Si la décennie suivante, moins prospère, vit Ferrari signer des résultats honorables, avec deux titres de champion du monde des constructeurs remportés en 1982 et 1983, elle s’avéra dramatique pour Mauro Forghieri. Conçue en 1980, la Ferrari 312 T5 fut un échec cuisant. Pourtant pilotée par Jody Scheckter et Gilles Villeneuve, qui avaient fait 1 et 2 au classement des pilotes l’année précédente, la voiture n’offrit que huit petits points à l’équipe lors de la saison 1980. Mieux conçue, la Ferrari 126 CK s’avéra également décevante, n’offrant que deux victoires à Ferrari lors de la saison 1981. Perdant ses prérogatives et son influence sur la construction des bolides suivants, Mauro Forghieri vit l’écurie se refaire une bonne santé en 1982 - 1983 avec des voitures dont il fit le design mais dont la conception était désormais orchestrée par le Britannique Harvey Postlethwaite (Ferraris 126 C2, 126 C2B et 126 C3).

Le dernier fait d’armes de Furia au sein de l’écurie fut ainsi la confection, aux côtés de Postlethwaite, de la Ferrari 126 C4, un bolide qui permit à Ferrari de finir 2e du classement des constructeurs en 1984. Trois ans plus tard, Mauro Forghieri claqua la porte de l’écurie.

-- Design -Le 2 novembre 2022, Marc Berthier (87 ans).

“Marc Berthier a porté pendant toute sa carrière sa vision sobre et légère du design à un niveau d’exigence et de créativité rarement égalé. Il a dessiné quelques-uns des objets les plus emblématiques de sa génération, celle de la révolution de l’arrivée des matières plastiques dans le monde du meuble”.

Roche-Bobois, novembre 2022.

Designer et architecte français, Marc Berthier est apparu dès le milieu des années 1960 comme le grand chantre de la légèreté.

Présentée par Véronique Lorelle (Le Monde, 2016) comme “une approche globale et une réponse légère en termes écologiques, techniques et économiques” sa méthode fut couronnée de succès à partir de 1965 avec “Les Ruches”, des casiers modulables vendus en grande série par Prisunic et Roche-Bobois.

Trois ans plus tard, le designer se fit à nouveau remarquer avec Ozoo, une collection dessinée pour Roche-Bobois, que l’illustre entreprise présente sur son site internet comme une “ligne de meubles en polyester et fibre de verre particulièrement innovante”. Si l’une des pièces de la collection, le “minidesk”, devint le bureau attitré des écoles maternelles de la ville de Créteil (49 200 âmes en 1968), l’ensemble luimême lui valut de remporter le Prix René-Gabriel en 1970.

S’il se vit décerner le Grand prix national de la Création industrielle du ministère de la Culture en 1986 et l’American Design Award en 1999, l’artiste connut sans-doute la consécration avec la radio Lexon Tykho (1997), laquelle fit la couverture du Time Magazine le 20 mars 2000. Le sous-titre de l’édition était alors “The Rebirth of Design”.

Marc Berthier en 2021. (© Mathieu Eymeoud). ____________________________________________________________________________________________________________________________ “Il n’avait pas de points faibles ! C’était un avant moderne, il courait le 100 mètres en 11 secondes. Physiquement, c’était un phénomène. Il avait une dextérité balle en main, il avait une adresse phénoménale. Il courait vite, il sautait haut, il faisait des passes comme un trois-quarts centre, il avait toutes les qualités”.

Patrick Nadal pour Le Quotidien du Sport, 1er janvier 2023.

Colosse d’1m95 justifiant à merveille son surnom, le “Grand Ferré” fut l’un des meilleurs deuxièmes lignes de l’histoire du rugby français. Selon Flavien Groyer de France Bleu, il fut même “l’un des meilleurs sauteurs en touche de [son] époque, un des meilleurs avants de tous les temps”.

C’est avant tout grâce à ses performances au sein du XV de France que Benoît Dauga devint une légende du ballon ovale. Grand habitué des rassemblements internationaux, le deuxième ligne honora 63 sélections - dont 9 en tant que capitaine - entre 1964 et 1972. Auteur d’un total de 11 essais pour le XV tricolore, le “Grand Ferré” joua un rôle central dans le sacre de son pays lors des éditions 1967, 1968 et 1970 du Tournoi des Cinq Nations.

Si son palmarès en club fut - à l’inverse - famélique, Benoît Dauga se présenta tout de même comme un grand nom du championnat français. Fidèle au Stade montois, club pour lequel il joua de 1963 à 1975, le joueur atteignit la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions FIRA en 1964 puis celle du Challenge Yves du Manoir en 1966, mais ne souleva jamais aucun trophée collectif.

Sur le plan individuel, il put tout de même se consoler en 1971 en se voyant décerner l’Oscar du Midi Olympique - une

-- Rugby -Le 3 novembre 2022, Benoît Dauga (80 ans).

Le “Grand Ferré”, un colosse au-dessus de la mêlée. (© Getty Images / James Andanson).

récompense distinguant le meilleur joueur du championnat français - après avoir terminé deux fois 3e (1966, 1967) et une fois 2e (1970) de ce classement honorifique. Or, ce ne fut alors pas la première et dernière fois que les Oscars Midol, cet équivalent “rugby” des trophées UNFP, mirent Dauga en avant : entré dans la légende, l’athlète apparut dans leur liste des “grands deuxièmes lignes du monde” en 2009 puis dans le “XV de légende mondial” en 2013.

-- Football américain -Le 3 novembre 2022, Ray Guy (72 ans).

Michael Basman contre Joel Benjamin en 1978. (© British Chess News).

“C’est le premier punter que l’on a pu observer en se disant : <<lui, il fait gagner des matchs>>”.

Joe Horrigan (source : Sports Illustrated).

Son coup de pied était si puissant et précis qu’on l’accusa un temps de botter des ballons remplis d'hélium. Meilleur punter de son époque, et sans-doute même de l’histoire du football américain, Ray Guy contribua autant au succès des Raiders dans les années 1970 - 1980 qu’à la transfiguration de son poste.

Le chambardement se produisit dès ses années universitaires. Écrasant la concurrence à son poste en NCAA, Ray Guy fut convié en 1972 au Chicago Charities College AllStar Game, un match opposant les meilleurs joueurs de la saison universitaire aux vainqueurs du dernier Super Bowl.

Malgré une défaite 7 - 20 face aux Cowboys de Dallas, le punter parvint à remporter le titre de MVP de son équipe.

Tapant bien évidemment dans l'œil de certains observateurs, l’athlète devint en 1973 le premier punter de l’histoire à se voir sélectionné au premier tour d’une draft. Choisi en 23e pick par les Raiders, Ray Guy mit tout de suite tout le monde d’accord. Le mythique coach de la franchise, John Madden, déclara ultérieurement : “la première fois que je l’ai vu, ce fut à l’occasion de son premier entraînement avec nous. Il s’est alors mis à faire des punts, et il a fait les plus longs et les plus hauts punts que j’avais jamais vus”.

La suite fut plus que glorieuse. Fidèle aux Raiders, Ray Guy ne quitta l’équipage qu’en 1986. Participant à 229 matchs avec la franchise, il remporta à trois reprises le Super Bowl (1977, 1981, 1984). Contribuant nettement à ces sacres, il se mit spécialement en valeur lors du dernier mentionné.

Mais s’il fut doté d’un superbe palmarès collectif, c’est surtout sur le plan individuel que Ray Guy écœura ses émules.

Catapultes à la régularité et à la précision aberrantes, ses coups de pied projetaient en moyenne chaque saison le ballon à une distance de 42,4 yards, en sachant que sa carrière s’étala sur 14 saisons et qu’une seule le vit passer sous la barre des 40 yards par punt (39,1 en 1982). Saison et playoffs confondus, et ce sans compter ses trois premières saisons - puisque la statistique n’apparut qu’en 1976 -, pas moins de 228 de ses coups de pieds envoyèrent le ballon par-delà la ligne des 20 yards adverse. Bien au-dessus de la mêlée, Ray Guy acheva trois saisons différentes (1974, 1975, 1977) avec la meilleure moyenne de yards par punt de la NFL - il alla jusqu’à 43,8 en 1975. Homme des grands soirs, l’athlète était tout aussi impressionnant en postseason, avec toujours une moyenne de 42,4 yards par punt par saison. Au total, en cumulant saison et playoffs, Ray Guy délivra environ 1 160 punts en 229 apparitions.

Il n’est donc pas difficile de comprendre que les distinctions individuelles dont il fut l’impétrant furent plus nombreuses que ses bagues… Figurant six fois d’affilée dans la All-Pro First Team (1973 - 1978) de la NFL puis deux fois dans sa Second Team (1979, 1980), Ray Guy fut convié au Pro Bowl à sept reprises (1974 - 1979 et 1981). L’athlète eut surtout l’honneur de figurer dans l’équipe NFL de la décennie 1970 en se voyant élu à la quasi unanimité (24 votes sur 25), celle du 75e anniversaire de la NFL en 1994 et celle du 100e en 2019. Intronisé au College Hall of Fame en 2004, il devint en 2014 le premier punter de l’histoire à entrer dans le Pro Football Hall of Fame. En 2000 enfin, il donna son nom à une distinction récompensant le meilleur punter de niveau universitaire de l’année.

-- Politique -Le 3 novembre 2022, Sadek Hadjerès (94 ans).

Sadek Hadjerès en 1948, peu de temps avant la crise berbériste.

“Une figure majeure du communisme algérien et du combat pour l’indépendance [...]. La mobilisation exceptionnelle à l’occasion de ses obsèques témoigne de l’importance et de la portée de son engagement pour tous ceux qui s’engagent pour l’émancipation humaine”.

Pascal Torre, Parti communiste français.

Passant le clair des soixante dernières années de sa vie en clandestinité ou en exil, il ne goûta que sporadiquement à la liberté dans son pays alors même qu’il joua un rôle notable dans son processus d’indépendance.

Intégrant dès 1944 le Parti du Peuple algérien de Messali Hadj - lequel devint en 1946 le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques - Sadek Hadjerès fit parler de lui à partir du tournant de la décennie 1950. Co-auteur de L’Algérie libre vivra, une brochure prônant notamment le multiethnisme et le pluralisme au sein de cette nation que le MTLD cherchait à construire, le militant devint un acteur non-négligeable de la fameuse “crise berbériste” du MTLD. Selon la direction du parti, la brochure constituait effectivement un exemple de “manipulation berbériste et anti-barbariste”. Hadjerès fut dès lors contraint de quitter précipitamment le MTLD. En parallèle, il se fit remarquer en devenant le président de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord pour l’année 1950.

Dès l’année suivante, Hadjerès intégra le Parti communiste algérien, au sein duquel il monta très rapidement en grade : la guerre d’Algérie (1954 - 1962) n’avait pas encore éclaté que le jeune militant apparaissait déjà comme l’une des grandes figures de l’organisation..

Pendant la guerre d’indépendance, Hadjerès fut même élevé à la tête du PCA, qu’il dirigea alors aux côtés du poète Bachir Hadj Ali. Ensemble, les deux hommes parvinrent à négocier une alliance PCA/FLN en 1955. Cette entente incluait notamment l’intégration au sein du FLN des Combattants de la libération, un groupe de guérilla fondé par le Parti communiste algérien et qui fit parler de lui l’année suivante grâce au fait d’arme de l’aspirant français Henri Maillot, lequel parvint à déserter et détourner un camion rempli d’armes et de munitions.

Bien qu’il joua un rôle notable dans cette guerre qui aboutit à la déclaration d’indépendance de l’Algérie, Sadek Hadjerès fut loin d’en être un grand gagnant. Si sa tête était mise à prix par l’Etat français pendant la guerre, l’épée de Damoclès ne disparut guère lorsque le cessez-le-feu fut déclaré : dès les premiers jours de la République algérienne, le militant apparut comme un opposant et une cible privilégiée de la politique autoritaire du nouveau régime. Le 29 novembre 1962, le PCA fut rendu interdit par le gouvernement Ben Bella. Trois ans plus tard, le putsch militaire du colonel Houari Boumediène malmena l’intégrité des militants du parti : Hadj Ali fut soumis à la torture et Hadjerès se vit contraint d’entrer dans la clandestinité. Toutefois, cette situation ne mit aucunement un frein à leur combat politique et militant : dès le 26 janvier 1966, les deux hommes - parmi d’autres fondèrent le Parti de l’avant-garde socialiste, une organisation dont Hadjerès resta une - si ce n’est la - figure centrale pendant plus d’un quart de siècle. S’il sortit de la clandestinité en même temps que son parti, soit au tournant de la décennie 1990, Hadjerès quitta toutefois le PAGS dès décembre 1990 et prit ses distances avec le monde politique algérien, allant jusqu’à s’exiler en Europe.

Vers la fin de sa vie - en 2014 et 2022 - il partagea son expérience à travers des mémoires découpés en deux tomes.

-- Cinéma -Le 3 novembre 2022, Douglas McGrath (64 ans).

Andrew Prine dans Bandolero. (© 20th Century Fox).

“Je n’ai clairement jamais rencontré de personne aussi spirituelle & charmante avec qui discuter ou dîner. Il va nous manquer alors que nous avons plus que jamais besoin de lui”.

Ted Hope, Twitter, 4 novembre 2022.

Conteur d’exception tout droit sorti du Princeton Triangle Club, une troupe théâtrale universitaire qui vit également passer des esprits de la trempe de Booth Tarkington, José Ferrer ou David E. Kelley, Douglas McGrath se fit remarquer dans un premier temps en tant qu’auteur/scénariste.

Sans-doute trop précoce, sa première expérience fut isolée et frustrante. Alors tout juste vingtenaire, McGrath eut l’honneur de travailler au tout début des années 1980 sur une douzaine d’épisodes de la sixième saison d’une cultissime émission à sketchs, le Saturday Night Live. Or, cette saison - la seule produite par Jean Doumanian - fut un véritable flop.

Malheureusement, les propositions et les opportunités ne se représentèrent pas de sitôt, et l’auteur dut attendre l’année 1993 pour faire son entrée dans le monde du cinéma.

Cette entrée fut délicate et chiadée, Douglas McGrath ayant pour mission d’écrire un remake de Born Yesterday (1950), une pièce de Garson Kanin que l’illustre cinéaste George Cukor avait déjà adaptée en 1950. Réalisé par Luis Mandoki, avec un casting composé de Melanie Griffith, Don Johnson et John Goodman, ce remake constitua un nouvel échec pour McGrath : si la version de Cukor avait reçu cinq nominations aux Oscars - dont une statuette pour l’actrice Judy Holliday -, celle de Mandoki et McGrath reçut une nomination aux… Razzie Awards, dans la catégorie… “pire actrice”.

Or, à la suite de ces déroutes - qui furent tout de même des expériences intéressantes et exceptionnelles pour le jeune scénariste - survint un plot twist, ou plutôt un deus ex machina, que seules les plumes d’Hollywood oseraient inventer : légendaire cinéaste n’usant que très rarement de l’écriture à quatre mains pour élaborer le scénario de ses films, Woody Allen décida de travailler avec McGrath pour écrire celui de Coups de feu sur Broadway (1994). Beau succès, cette comédie noire valut au tandem d’être nommé à l’Independent Spirit Award du meilleur scénario ainsi qu’à l’Oscar, au BAFTA et au Writers Guild of America Award du meilleur scénario original. Pas de chance pour les deux hommes, 1994 fut aussi l’année de sortie de Pulp Fiction de Quentin Tarantino et de Quatre mariages et un enterrement, et 1995 celle d’Usual Suspects de Bryan Singer…

Impeccablement propulsé par sa collaboration avec Woody Allen, Douglas McGrath enchaîna, cette fois en tant que réalisateur, avec Emma, l’entremetteuse (1996). Adaptation du roman de mœurs (1815) de Jane Austen - avec Gwyneth Paltrow dans le rôle-titre -, le film rencontra un petit succès et valut au cinéaste d’être nommé au Writers Guild of America Award du meilleur scénario adapté.

Fort de ces deux réussites, Douglas McGrath eut peut-être les yeux un peu plus gros que le ventre avec Company Man (2000), un film qu’il co-réalisa et co-écrivit avec Peter Askin, et dans lequel il incarna le protagoniste… Pourtant bien entouré par les vedettes Sigourney Weaver et John Turturro, Douglas McGrath essuya un véritable échec commercial et critique avec cette comédie.

Deux ans plus tard, comme par prudence, le cinéaste reprit une formule qui lui avait bien souri avec Emma, à savoir l’adaptation d’un classique de l’époque georgienne (1714 -

1837), avec Nicholas Nickleby. Adaptation du grand roman (1839) de Charles Dickens, ce film d’aventure fut loué pour sa fidélité à l’égard de l'œuvre de l’auteur anglais. Présenté par Bernard Achour de TéléCinéObs comme un film “drôle avec esprit, émouvant avec décence [...] [procurant] pendant deux heures [...] quelques-uns des plaisirs essentiels du cinéma”, Nicholas Nickleby rencontra un certain succès commercial et critique, ce qui lui valut d’être nommé aux Golden Globes dans la catégorie “meilleur film musical ou de comédie”.

Tel un Truman Capote enquêtant sur le meurtre des quatre membres de la famille Clutter, Douglas McGrath évita de se lancer promptement dans une nouvelle production, préférant s’adonner longuement à l’écriture méticuleuse d’un film historique retraçant l’investigation de Capote et la relation que l’écrivain noua avec l’un des meurtriers, Perry Smith.

Sorti en 2006 et porté par un casting remarquable (Toby Jones dans le rôle de Capote, Daniel Craig dans celui de Smith, Sandra Bullock dans celui de Harper Lee, Sigourney Weaver dans celui de Babe Paley, Gwyneth Paltrow dans celui de Peggy Lee, Peter Bogdanovich dans celui de Bennett Cerf, Isabella Rossellini dans celui de Gloria Guinness, Jeff Daniels dans celui d’Alvin Dewey, Lee Pace dans celui de Dick Hickock, et enfin Hope Davis dans celui de Slim Keith…), Scandaleusement célèbre fut loin d’être un échec commercial et critique, mais il fut sérieusement éclipsé par Truman Capote, un film traitant de la même histoire, sous un angle fort similaire, mais qui eut la fortune de sortir l’année précédente. Réalisée par Bennett Miller, cette œuvre avait joui d’un succès considérable. L’acteur qui y incarnait Truman Capote, Philip Seymour Hoffman, était même parvenu à remporter l’Oscar du meilleur acteur.

Devenu décidément peu prolifique - toujours tel un Truman Capote - Douglas McGrath réalisa son dernier film de fiction dès 2011, à seulement 53 ans donc. Intitulé Mais comment font les femmes ?, cette comédie féministe le laissa sansdoute capot. Pourtant porté par un casting bien accrocheur (Sarah Jessica Parker, Greg Kinnear, Pierce Brosnan, Christina Hendricks), le film reçut un accueil très mitigé.

Mais si nous avons précisé que cette œuvre représentait son dernier film de fiction, c’est parce que McGrath se consacra ensuite à l’élaboration d’un film documentaire. Définitivement adepte de la productivité quadriennale, il proposa en 2016 un film s’attachant à la vie et l'œuvre du réalisateur Mike Nichols (Qui a peur de Virginia Woolf ? ; Le Lauréat ; Closer, entre adultes consentants ; La Guerre selon Charlie Wilson) : Becoming Mike Nichols. Bien reçu par la critique, le long-métrage fut nommé au Primetime Emmy Award du meilleur documentaire.

Cinéaste s’essayant à divers genres et passant volontiers devant la caméra, Douglas McGrath apparaissait définitivement comme un auteur curieux et complet. On n’est donc qu’à moitié surpris lorsque l’on apprend que ce “véritable touche-à-tout”, comme présenté par Tobias Dunschen de Critique Film, travailla également pour le 6e art. McGrath se fit notamment remarquer avec Beautiful: The Carole King Musical (2014), une comédie musicale jukebox qui lui valut notamment d’être nommé au Tony Award du meilleur livret de comédie musicale. Au moment de sa mort, il se produisait justement sur les planches avec Everything’s Fine (2022), un one-man show autobiographique qui rencontra un franc succès auprès de la presse spécialisée ainsi qu’auprès du public.

Gwyneth Paltrow dans Emma, l’entremetteuse. (© Miramax / Buena Vista International).

Anne Hathaway et Charlie Hunnam dans Nicholas Nickleby. (© MGM Distribution Co. / 20th Century Fox).

Toby Jones et Sigourney Weaver dans Scandaleusement vôtre. (© Warner Independent Pictures).

Douglas McGrath dans “Everything’s Fine”. (© Jeremy Daniel / New York Times).

-- Comics -Le 3 novembre 2022, Kevin O’Neill (69 ans).

Kevin O’Neill en 2004. (© L’Agence BD, D. Pasamonik).

"Auteur d'une révolution dans l'art des comics, Kevin O'Neill promena son style si particulier, unique en son genre, à différents endroits du planisphère séquentiel entre les EtatsUnis et le vieux continent, sans jamais laisser indifférent.

Architecte des premiers pas de 2000AD, satiriste virtuose, compagnon d'armes de géants du scénario, punk avoué capable de faire voler en éclat les structures de design ou de narration au mépris de traditions plus proprettes, il laisse derrière lui un héritage extraordinaire, doublé du sentiment (amer) d'une page définitivement tournée pour les grands noms de cette génération. [...] Merci pour les travaux".

Corentin, Cosmicblog, 7 novembre 2022.

Illustrateur au style grotesque, cru, violent et impertinent, “conteur exceptionnel, au dessin brut et expressionniste”, (Olivier Delcroix, Le Figaro) Kevin O’Neill fut une éminente figure du comics britannique et de 2000 AD. Il faut dire que “son style unique, brut & punk, colle parfaitement à l’esprit du magazine” (Otxoa Fernandino, Bubble BD)...

C’est justement 2000 AD qui lui offrit sa première vraie chance dans le monde du comics… Travaillant en premier lieu sur les numéros #28 et #36 (1977) de Tharg’s Future Shocks, l’illustrateur se fit sérieusement remarquer à partir du moment où il collabora avec le célèbre scénariste Pat Mills. Coopérant d’abord sur quelques numéros de RoBusters (en 1978 - 1979) et de ABC Warriors (en 1979), les deux hommes connurent un grand succès à partir de 1980 avec leur bébé Nemesis the Warlock (1980 - 1999), une oeuvre qui “catapulta [Kevin O’Neill] dans l’élite de 2000 AD grâce à un style idiosyncrasique, inoubliable qui participa à transformer l’esprit des jeunes Britanniques de la plus belle des manières” (Gosh! Comics, 2022).

Avec un soin et un souci du détail remarquables, Kevin O’ Neill parvint à créer des personnages tout bonnement grandioses, épiques et terrifiques, à l’image de la créature difforme et décharnée qu’incarne Nemesis the Warlock, ou du maléfique colosse KafKKKaïen que représente son grand ennemi, Torquemada, un inquisiteur galactique désireux de mettre la planète Terre à ses pieds et de procéder à une conséquente épuration dans l’univers. Puisant “dans les registres du space opera et de l’heroic-fantasy médiévaliste pour créer une fresque profondément originale au scénario délirant politique”, Nemesis the Warlock apparaît comme “une oeuvre qui mérite de devenir culte” aux yeux du chercheur Florian Moine, lequel ne tarit pas d’éloges lorsqu’il évoque le travail d’O’Neill : “les planches foisonnantes regorgent de détails et demeurent pourtant parfaitement lisibles, tant le trait de Kevin O’Neill est précis” (aVoir-aLire.com, 2021).

Scénariste un poil impertinent, Pat Mills n’avait semble-t-il pas assez d’un seul exutoire. C’est ainsi qu’en 1987, le tandem lâcha les chevaux dans une nouvelle série pour le moins rebelle : Marshal Law. Dans cette œuvre, personne n’est épargné, que ce soit les politiques, les religieux ou le monde des super-héros. Défouloir d’une violence inouïe “servi par le style unique d’O’Neill et son envie d’en foutre partout”, Marshal Law se présente en définitive comme un magistral “coup de matraque dans les illusions patriotes des héros américains” (Corentin, Cosmicblog, 2019).

Kevin O’Neill apparut dès lors comme un partenaire rêvé pour toute plume acérée désireuse de voir son acrimonie exacerbée. Or, mis à part Pat Mills, qui trouvait-t-on dans le cercle des poètes disparates ? Monsieur Alan Moore, bien

sûr ! Artiste alternatif, anarchiste et érudit, à qui l’on devait déjà les classiques V pour Vendetta (1982 - 1990), Batman: The Killing Joke (1988) et From Hell (1991 - 1996), Moore n’avait pas attendu la fin des années 1980 pour s’offrir les opportuns services de Kevin O’Neill. Collaborant dès 1985 sur Omega Men #26 (“Vega: Brief Lives”), les deux rebelles s’étaient attirés les foudres de la Comics Code Authority en 1986 avec le Tales of the Green Lantern Cops Annual #2.

Pendant une bonne quinzaine d’années, leurs coopérations demeurèrent toutefois éparses et sporadiques, jusqu’à ce qu’ils se penchent sur un grand projet commun : La Ligue des gentlemen extraordinaires (1999 - 2019). Série steampunk mêlant une pléiade de héros issus de classiques de la littérature du XIXe siècle, à l’image du Capitaine Némo, du Dr. Jekyll ou encore de l'Homme invisible, cette œuvre rencontra un énorme succès, sans commune mesure avec les précédentes réussites de Kevin O’Neill.

Son retentissement international valut au tandem de remporter un bon nombre de récompenses honorifiques. Lauréat en 2003 d’une récompense italienne, le Prix Micheluzzi de la meilleure bande dessinée, et en 2004 d’une récompense norvégienne, le Prix Sproing de la meilleure bande dessinée étrangère, le duo fut spécialement mis à l’honneur lors des Will Eisner Comic Industry et Harvey Awards.

Particulièrement apprécié, le volume 2 de la série leur valut de remporter le Prix Eisner de la meilleure mini-série en 2003 ainsi que le Prix Harvey de la meilleure série en 2004, une récompense qu’ils avaient déjà remportée l’année précédente avec le volume 1. Mais ce n’est pas tout… En 2003, Kevin O’Neill remporta le Prix Eisner du meilleur dessinateur/encreur. L’année suivante, le premier numéro du volume 2 permit aux deux hommes de remporter le Prix Harvey du meilleur numéro.

Cette œuvre, qui fut à la fois la dernière réussite majeure et le plus beau fait d’armes de la carrière de Kevin O’Neill, fut adaptée au cinéma dès 2003. Boudé par les auteurs du comics, la critique et les spectateurs - dans une moindre mesure -, ce film de Stephen Norrington entraîna le départ en retraite de Sean Connery. Y interprétant le rôle principal, celui du chasseur Allan Quatermain, l’ex-James Bond alors septuagénaire fut effectivement heurté par les mauvaises conditions de tournage et par l’insuccès du film. Le film ne fut pas la seule raison de ce retrait, mais ce fut en tout cas la goutte qui fit déborder le vase.

Nemesis the Warlock et La Ligue des Gentlemen extraordinaires (© Eagle Comics + ABC/Wildstorm/DC Comics).

Bibliographie

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Les Chemins de la philosophie, “La philosophie à l’épreuve de la pluralité des mondes”, France Culture, 18 mai 2021.

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