Le cinéma de Bernardo Bertolucci

Piero Spila

Anton Giulio Mancino Piero Spila

Le cinĂŠma de Bernardo Bertolucci

Le cinĂŠma de

Bernardo Bertolucci

05/02/20 12:33

LE CINÉMA DE

BERNARDO BERTOLUCCI

N.B. Fino a diversa indicazione (ossia fino all’attuale pagina 18 del capitolo IV) si può stampare in bianco e nero.

Salvo che nel gioco dei sedicesimi “avanzi” la disponibilità di ulteriori pagne a colori: nel qual caso alcune immagini anche dei primi 4 capitoli potrebbero essere stampate a colori.

Collection « Cinéma » Collection dirigée par Enrico Giacovelli

Piero Spila

LE CINÉMA DE

BERNARDO BERTOLUCCI Sous la direction de Enrico GiacovElli

L’auteur souhaite exprimer sa reconnaissance et ses remerciements à Enrico Giacovelli, compagnon passionné et dévoué dans une aventure éditoriale qui est allée bien au-delà de la simple dimension professionnelle grâce à l’admiration et à l’amitié affectueuse pour une personne et un maître inoubliable comme Bernardo Bertolucci.

Un remerciement également à l’éditeur Gianni Gremese, toujours proche et patient dans toutes les phases du travail, et lui aussi lié à Bernardo par une amitié de longue date née sur les bancs de l’école.

Un merci tout particulier à Nathalie Baldascini, assistante personnelle et irremplaçable de Bernardo Bertolucci, spécialement pour les informations et les documents fournis.

Enfin une pensée amicale pour Clare Peploe en souvenir des merveilleux moments vécus avec Bernardo sous le signe de la cinéphilie, jamais considérée comme un banal exercice du savoir mais toujours comme un sentiment capable de rendre la vie plus joyeuse et légère.

Titre original : Il cinema di Bernardo Bertolucci 2020 © Gremese International s.r.l.s – Rome Traduction de l’italien : Clémentine Vergara En couverture : images tirées de Le Conformiste et 1900 Couverture : Francesco Partesano Crédits photographiques : La plupart des illustrations sont tirées de photogrammes des films cités.

Pour ce qui est des autres photos, l’Éditeur a tenté de retrouver le nom de leur auteur afin de pouvoir le mentionner, mais les recherches n’ont pas toujours abouti. L’Éditeur prie les auteurs de bien vouloir lui pardonner d’éventuelles lacunes ou omissions et se déclare prêt à apporter des compléments d’information lors de nouvelles rééditions de ce livre. Il est également disposé à reconnaître les droits afférents aux clauses de l’article 70 de la loi n° 633 de 1941 et ses modifications successives.

Impression : FP Design – Rome Copyright édition française : 2020 © GREMESE Éditions de Grenelle sas Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement préalable de l’Éditeur.

ISBN 978-2-36677-205-0 Dêpot légal : mars 2020 (Imprimé in Italie)

Les fascistes ne sont pas comme les champignons qui naissent comme ça, en une nuit.

Non, les fascistes c’est les patrons qui les ont semés, qui les ont voulus, qui les ont payés, et avec les fascistes les patrons ont gagné toujours plus, au point qu’ils ne savaient plus où mettre leurs sous. Comme ça ils ont inventé la guerre, ils nous ont envoyés en Afrique, en Russie, en Grèce, en Albanie, en Espagne. Mais ceux qui paient c’est toujours nous, le prolétariat, les ouvriers, les paysans, les pauvres… […] Camarades, la victoire c’est comme une cuite. Quand tu as bu, tu dis ce que tu as dans le cœur, les vérités les plus cachées, mais à la fin il y a toujours quelqu’un qui vient te mettre la tête sous le robinet et qui te crie : 5réveille-toi ! Réveille-toi ! […] Eh bien d’accord, demain on nous dira que c’est une utopie, mais même si les faits voudraient nous faire croire que le patron est vivant, on ne doit pas y croire, parce que nous, on l’a vu de nos propres yeux : le patron est mort !

(Gérard Depardieu: 1900, 1976).

Introduction Le cinéma contemporain de Bertolucci et le sentiment de la cinéphilie Il aime dire qu’il est né, comme Judy Garland dans Une étoile est née, « dans une malle dans un théâtre de Paris ». En effet, Bernardo Bertolucci est un véritable enfant de la balle, puisque son père Attilio Bertolucci, l’un des plus grands poètes du siècle dernier, amoureux de Proust, Conrad et Svevo, enseignait l’histoire de l’art dans un lycée et a longtemps travaillé en tant que critique cinématographique pour des journaux tels que la « Gazzetta di Parma ». Sa mère, Ninetta Giovanardi, professeur de Lettres et spécialiste de Catulle, née à Sydney, était fille d’une Irlandaise et d’un ingénieur émigré en Australie à la fin du XIXe siècle pour des raisons politiques ; après son mariage avec Attilio elle a consacré tout son temps à sa famille et s’est contentée de vivre dans l’ombre de son mari.

Bernardo naît le 16 mars 1941 et grandit entre les grondements de la guerre et la bibliothèque très fournie de son père. Attilio observait avec affection et inquiétude cet enfant sensible et éduqué, il l’avait d’ailleurs décrit dans une de ses poésies avec ces vers visionnaires et précis : « Bernardo qui / a la langue bien pendue / est de ceux qui engagent la conversation, tu le sais / Lui aussi par timidité.../ sa timidité est une timidité qui passera / comme une maladie infantile / qui laisse de petites cicatrices rosées ».

Essayant d’imiter son père, Bernardo commence très tôt à écrire des poèmes et il continuera pendant de nombreuses années, avec parfois d’excellents résultats. Puis, toujours grâce à son père, il commence à fréquenter et à aimer les salles de cinéma. Sa famille habite une maison à quelques kilomètres de Parme, à Baccanelli, un hameau assez isolé sur l’Apennin, situé sur la route qui monte vers la Cisa, un endroit suspendu entre les collines et les forêts de châtaigniers, les églises et les tours d’une des villes les plus élégantes et cultivées d’Italie (la « Petite Capitale d’autrefois »). Pour le jeune Bernardo aller au cinéma signifie se rendre en ville avec son père, et quand cela se produit, ces sorties se terminent presque toujours dans l’une des deux salles de la ville, le Lux ou l’Orfeo. Enfant, il ne sait pas encore définir l’obscurité particulière de ces salles fermées, mais, quelques années plus tard, il la comparera à « la cavité amniotique ». Ce sont des expériences inoubliables parce que tous les films lui plaisent, tout comme les poésies quand, par jeu, il s’essaie à coucher sur le papier des mots qui prennent forme, lentement, magiquement, presque comme s’il s’agissait d’images.

Donc, dès ses premières années, la poésie et le cinéma l’accompagnent constamment dans une union naturelle vécue avec plaisir et désinvolture. Bernardo

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Le cinéma de Bernardo Bertolucci confie dans ses interviews qu’il a eu beaucoup de chance de pouvoir interagir dès son plus jeune âge avec une culture solide et enracinée dans la vie quotidienne.

Son père était un maître disponible et charismatique, capable de parler de tout sans jamais paraître abstrait. S’il lui lit une poésie dans laquelle il compare sa mère à la rose blanche au fond du jardin « visitée par les dernières abeilles », Bernardo peut s’y rendre et vérifier que la rose blanche est exactement comme décrite dans le poème. Ou bien, étant donné que son père lui a expliqué que le style de la façade de la grange construite au début du XIXe siècle est influencé par le style roman qu’il est en train d’étudier dans un livre, quand il se rend sur la place du Dôme à Parme, il a l’impression de retrouver dans cet édifice majestueux quelque chose de familier. Une culture ancienne et aux racines profondes, dont il sait déjà inconsciemment qu’il devra se libérer dès que possible.

S’il a écrit des poésies pour imiter son père, il cesse d’en écrire pour se détacher de lui, ce qu’il fait de façon nette et définitive dès qu’il commence à réaliser des films. Cela se produit précocement, comme tout ce qui adviendra dans sa vie. À 21 ans, il remporte le prix Viareggio récompensant une œuvre de poésies de débutant avec son seul recueil de poèmes In cerca del mistero (Longanesi) et, en même temps, est présenté à la Mostra del Cinema de Venise son film de réalisateur débutant Les Recrues (La commare secca), tourné après un bref apprentissage en tant qu’assistant sur le plateau d’Accattone de Pasolini. Tout cela fait peut-être beaucoup, pour éviter qu’un sentiment de jalousie et une certaine malveillance ne se développent. De fait, aussi bien le livre que le film furent mal accueillis par la critique. C’était injuste et Bertolucci fut déçu, mais quoi qu’il en soit ce fut le début d’un voyage qui ne s’arrêta plus. Le passage de la poésie au cinéma s’opéra en 1962 de façon tout à fait naturelle. Avec le cinéma, il lui semblait pouvoir donner corps à des émotions qu’il ne pouvait qu’effleurer avec la poésie, réussir à prolonger et compléter ce que les mots ne parviennent que partiellement à définir.

Dans la poésie – dit-il – il y a des « valeurs sémantiques » qui, au cinéma, peuvent devenir des « émotions lyriques », il y a donc là tout un domaine de créativité qui séduit et vaut la peine d’être exploré.

Dans ses premiers entretiens il revient souvent sur ce point comme s’il voulait préciser une idée qui prend lentement forme. Réfléchissant sur le langage du cinéma, il considère que tout part des plans qui sont comme des monades, donc comme des objets autonomes, et que chaque plan conçu d’une certaine façon est déjà un film en soi, ou susceptible de l’être, et que la relation entre les plans peut aussi être indépendante de l’exigence de l’histoire à raconter, mais qu’elle doit par contre correspondre à une musique intérieure, à un rythme, à une respiration qu’il faut absolument suivre.

Au-delà de l’aspect créatif plusieurs fois évoqué, le passage de Bertolucci au cinéma tient probablement à des raisons plus intimes et impérieuses. D’ailleurs – confie-t-il –, n’est-ce pas le destin des enfants de poètes que de tenter de mettre en images ce que les pères ont évoqué avec les mots ? Plus tard, bien évidemment, il découvrira que les films sont très différents de la poésie, ne seraitce que parce que ses poèmes – comme ceux de son père – sont surtout basés sur l’écoulement du temps et sur la présence de la mémoire, sur la reconsidération mythifiée du passé, alors que ses films, en particulier les premiers, sont empreints d’une inquiétude profonde dans la recherche d’un ailleurs possible, d’expériences enfiévrées « susceptibles de l’aider à quitter une adolescence qui a duré trop

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Introduction longtemps ». En tout cas, cette empreinte initiale demeurera longtemps présente, et il concevra toujours le cinéma comme une extraordinaire forme d’écriture poétique, d’images, de mouvements et de lumière. Lenteurs et accélérations improvisées, panoramiques, contretemps, travellings interminables et mouvements aériens avec la dolly. Il s’agit donc du langage cinématographique entendu dans son essence la plus pure : une nouvelle façon de s’exprimer, découverte, explorée et mise à l’essai avec l’élan du néophyte et le goût du défi.

Des figures très importantes succèdent à celle du père poète : Pier Paolo Pasolini (l’apprentissage du cinéma), Jean-Luc Godard (le cinéma comme passion absolue, la cinéphilie) et ensuite Soixante-huit et sa belle utopie, le marxisme, la psychanalyse, l’Orient et la découverte du Bouddhisme. Mais ce qui comptera toujours par-dessus tout à ses yeux c’est le cinéma, vu à la fois en tant qu’art mais aussi dimension de la vie, pour lui la meilleure façon de s’exprimer et de raconter des tranches de vie et les intermittences du cœur, mais aussi la condition naturelle pour trouver l’inspiration et mettre en pratique des opportunités de création, exactement comme le fait de marcher ou de respirer. Âgé d’un peu plus de vingt ans, Bertolucci n’a besoin de rien d’autre pour vivre. Il est tellement à l’aise avec le cinéma qu’il semble n’avoir rien fait d’autre jusqu’alors (comme en témoigne Pasolini, le premier réalisateur qui le vit travailler au cinéma, ainsi que son premier producteur Tonino Cervi). C’est donc pour lui une souffrance insupportable quand, au début de sa carrière, après l’échec commercial de ce qui est peut-être le plus personnel de ses films, Prima della Rivoluzione (raillé en Italie, apprécié à l’étranger), certains obstacles et des problèmes de production le contraignent à s’éloigner pendant plusieurs années du plateau, et à ressasser des projets qui ne se réalisent pas, développant et redéfinissant de façon obsessionnelle sa conception personnelle du cinéma. Mais ensuite, encore une fois rapidement, tout se débloque, et en quelques années arrivent le succès et les triomphes, les grandes productions internationales, la fréquentation du star system d’Hollywood, les voyages dans le monde entier (Chine et Tibet, Inde et Afrique), les Oscars et la consécration mondiale définitive, en somme toutes les étapes d’une immense et extraordinaire carrière cinématographique.

L’infini présent du cinéma La poésie est, du moins au début, un élément fondamental dans sa façon de filmer : assembler les plans comme s’il s’agissait de vers, et ce faisant, donner corps et forme à ce qu’il préfère voir au cinéma en tant que spectateur : l’élément temps (dilatation, superposition et élision) et la lumière, changeant à chaque fois et pourtant toujours reconnaissable, miraculeusement précise. Il explique cela de façon théorique, dès 1968, dans un article écrit pour « L’Avant-scène du cinéma », qui annonce déjà un projet esthétique : « Toute la vie de Madame O’Haru, jeunesse, maturité et vieillesse en trois cents mètres de pellicule1 ; l’unité de temps dans Mission en Mandchourie2 de Ford : un jour ou deux, comme dans les tragédies grecques ; […] et la lumière, celle de La Règle du jeu de Renoir, qui annonce le début de la guerre, une autre dans Voyage en Italie de Rossellini 1 2

La vie d’O’Haru, femme galante. (Saikaku ichidai onna, 1952, di Kenji Mizoguchi).

Seven women, 1966.

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Le cinéma de Bernardo Bertolucci qui annonce l’Avventura d’Antonioni, et avec elle, tout le cinéma moderne ; et la lumière d’À bout de souffle3 de Godard qui annonce les années soixante ». On ne peut pas comprendre le cinéma de Bertolucci si l’on ne tient pas compte de l’univers auquel il fait constamment référence. De ce fait, chacun de ses films possède une lumière qui l’identifie et le caractérise provenant souvent d’« autres » mondes, mais qui deviennent pourtant complémentaires dans son cinéma. Tel est le cas de « la lumière charnelle » du Dernier Tango à Paris, empruntée aux toiles de Francis Bacon (cité avec deux portraits dans le générique) ; la « lumière bleue » de certaines nuits de Padoue, reprise par les nuits de Magritte dans La Stratégie de l’araignée (Strategia del ragno) ; la lumière déco qui répète les rayons lumineux filtrant d’une toile, le blanc des marbres des immeubles de l’Eur et le fer noirci par la fumée de la Gare du Nord dans Le Conformiste.

Les lumières, les dialogues, les sentiments et le mal-être qui appartiennent à un présent infini, le « ici et maintenant » propre au temps du cinéma et dans l’absolu celui de tous les films de Bertolucci, même dans leur objective diversité sur les plans de l’expression et de la production : de l’histoire collective à la chronique familiale, du souffle épique du films à gros budget au minimalisme du récit de la vie quotidienne, des canons du roman du XIXe siècle (1900, Le Dernier empereur) à la mesure du théâtre de chambre (Shandurai, L’assedio ; Innocents, The Dreamers ; Moi et toi, Io e Te), il y a toujours un lien, plus ou moins explicite, avec la grande mémoire du cinéma déclinée et ressuscitée dans le présent. Toutefois il ne s’agit jamais de simples citations, mais plutôt d’une forme d’artistic appropriation, c’est-à-dire un enrichissement et une récupération d’expériences et de connaissances « autres » qui contribuent à donner une structure postmoderne, plurielle et globale à son discours.

En témoignent plusieurs personnages injustifiés sur les plans narratif et psychologique, utilisés par Bertolucci comme pur matériel expressif. Ils font irruption dans le corpus de ses films, de façon intempestive ou déplacée, pour imposer une parenthèse (poétique ou abstraite) au récit, pour suggérer un tournant possible, ou pour signaler des tourments ou des dangers. C’est le cas de Puck (Cecrope Barilli), l’aristocrate mélancolique qui, à un certain point de Prima della rivoluzione, célèbre son adieu au Pô : « Il faut oublier le fleuve. Ils viendront ici avec leurs voitures, avec leurs dragues, il y aura des hommes différents et des bruits de moteur ». C’est aussi le cas de Monsieur Guillaume (Jean Marais) dans Beauté volée (Io ballo da sola), quand il annonce à la fin que des « hommes différents » sont arrivés, et nous les voyons hisser une gigantesque antenne de télévision sur la ligne de crête des collines siennoises. Le groupe de bohémiens invités à la villa assiste scandalisé et impuissant à ce spectacle, alors que le seul à accomplir un geste de rébellion est justement Jean Marais, prince des revenants et icône des cinéphiles, qui brandit seulement une ridicule pompe à eau. C’est à nouveau le cas dans la dernière scène d’Un thé au Sahara (The Sheltering Sky), quand de façon inattendue apparaît sur scène, assis dans un café de Tanger, Paul Bowles, l’auteur du roman dont est tiré le film, qui accueille Kit perdue dans son aventure et lui confie que ce n’est que l’illusion qui aide les hommes à vivre. Dans cette « infinitude » qui lie la vie à la survivance (déjà évoquée dans Prima della rivoluzione), il y a peut-être la magie qui lie le spectateur amateur de cinéma à 3

À bout de souffle, 1960.

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Introduction l’écran, mais il y a aussi l’élément qui parcourt la plupart des films de Bertolucci, en leur conférant de l’âme et de la substance. C’est le miracle du cinéma de savoir aller au-delà du cinéma, avec ses histoires et ses lieux qui deviennent à leur tour des histoires et des lieux « autres », suspendus dans le temps, illimités.

De ce point de vue, les films de Bertolucci sont toujours des enfants de notre époque et demeurent donc à jamais contemporains, que ce soit quand ils parlent du fascisme qui naît et meurt dans la plaine du Pô ou de la fureur de Soixantehuit, de l’utopie d’un éventuel 25 avril qui ne s’est pas produit (1900), ou de la morosité des années de plomb qui a blessé toute une génération dans La Tragédie d’un homme ridicule (La Tragedia di un uomo ridicolo), ou quand ils vivent au cœur de la Chine, au Népal, dans le désert du Sahara, ou dans une villa luxueuse de la région du Chianti (Beauté volée - Io ballo da sola) ou au sous-sol d’un immeuble bourgeois de Rome (Moi et toi - Io e te). Tous instaurent une ligne directe, une entente presque télépathique avec ce spectateur idéal qui « en rêvant désire encore rêver » et qui prolonge ses désirs dans cette euphorie onirique et parfois découvre des vérités surprenantes. Et c’est dans cet infini présent que tout se lie : le rêve éphémère du jeune Pu Yi du Dernier Empereur (L’ultimo imperatore) avec la grande utopie du socialisme représentée par les paysans de 1900 ; Kit qui dans Un thé au Sahara (Il tè nel deserto) poursuit une difficile reconstruction parmi les dunes du désert, mais qui enlève ses chaussures avec le geste de Marlène Dietrich dans Cœurs brulés (Marocco), avec Kinski, le musicien anglais maladroit, qui dans Shandurai (L’assedio) consume dans le renoncement et l’autodestruction son obsession amoureuse pour la belle Shandurai. Un cinéma exhaustif et pluriel dans lequel le tiers-monde de Pasolini coexiste avec le futurisme urbain et technologique de Seattle (Little Buddha) (Piccolo Buddha), avec une connaissance des arts visuels qui a des racines profondes et fertiles, allant des miracles de l’optique et de la mécanique inventés par Edison et les frères Lumière aux récentes merveilles de la 3D. Pour Bertolucci, mieux vaut se réfugier au cinéma, et en effet dans tous ses films, le plus important c’est d’être celui qui regarde la réalité à travers le filtre de la mémoire cinématographique et qui fréquente en même temps l’imaginaire le plus débridé. Il s’agit toujours d’histoires et de personnages, mais ce sont des lieux, des hommes et des femmes, des histoires et des moments qui, chez Bertolucci, se retrouvent de film en film, prolongeant, révélant, entrecroisant des chemins inattendus et fructueux.

Dans une interview qui date de quelques années, Bertolucci, parlant de son insatiable boulimie de spectateur, confiait que pour lui « tous les films sont liés entre eux, dans le bien comme dans le mal », et que toute l’histoire du cinéma consiste en un « long et unique film ». Il s’agit dans son cas d’une déclaration de poétique, mais c’est aussi la mise en pratique d’une idée du cinéma apparue avec la cinéphilie dans les années soixante : mêler et vivre intensément cinéma, politique et vie privée.

Les paysans sont des poètes et les bourgeois des prosateurs À partir de Prima della rivoluzione et Partner jusqu’à Innocents (The Dreamers) et Moi et toi, il n’y a pas une seule image de Bertolucci qui ne soit le fruit d’un artifice du point de vue de l’expression, de la scénographie et de la lumière, qui

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Le cinéma de Bernardo Bertolucci se contente de proposer à nouveau tel quel le vieil équivoque de la réalité sans intervenir pour la transformer et la sublimer (un travelling compliqué ou un gros plan fixe qui dure longtemps, un cadrage particulier, un plan en amorce qui rend plus dynamique une image, un début de musique inattendu ou inversement un silence qui déconcerte). Le cinéma de Bertolucci est un cinéma de l’outrance, une idée visuelle où « tout est possible » et que « tout revient », une idée de l’ailleurs et de l’impasse. Un cinéma postmoderne, complexe sur le plan linguistique, stratifié, qui se remet constamment en cause, invente ou suggère des analogies, recherche et réalise des suggestions hasardeuses et des projets apparemment irréalisables, comme quand, poussé par le succès planétaire obtenu par Le Dernier Tango à Paris (Ultimo tango a Parigi), Bertolucci ose s’abandonner au sentiment de toute puissance du producteur. Il constitue alors pour 1900 un casting flamboyant et milliardaire (qui est aussi un musée dédié à la passion la plus pure de cinéphile, dans lequel il fait cohabiter des stars hollywoodiennes comme Burt Lancaster et Robert De Niro avec des divas du cinéma muet comme Francesca Bertini), pour ensuite défier les règles et les dogmes des grandes compagnies américaines en réalisant un récit de plus de cinquante heures qui suit le cycle des saisons et met en scène, dans un festival de drapeaux rouges, le procès politique du capital.

Un cinéma de cinéphile qui n’est cependant jamais abstrait ou pire, banalement auto-référentiel, car les films de Bertolucci sont toujours liés au monde contemporain, même s’ils parlent du passé. En ce sens, son cinéma n’est pas moderne, du moins pas selon la définition de Bazin. Bertolucci se réfère plutôt au grand cinéma classique, celui qui se respirait dans les années soixante à la cinémathèque de Langlois et dans les pages des « Cahiers du Cinéma », mais il est aussi irrésistiblement attiré par tout ce qui concerne les nouvelles technologies. Il n’aime pas inventer ou parcourir de nouveaux chemins à explorer, il préfère récupérer, transformer et faire revivre par le cinéma ce qu’il lui paraît juste de conserver. Si la fin justifie les moyens, son cinéma ne cesse de « voler » des matériaux et des suggestions à différents univers d’expression (littérature, musique, peinture). Il se les approprie sur le plan créatif, et durant ce processus, s’inscrit dans les attentes les plus secrètes du spectateur qui lui ressemble ; ce spectateur fait comme lui quand il voit le film et le réinterprète en pensant au film qu’il a le plus aimé, mais surtout à ceux qu’il souhaiterait encore voir.

Séduits par les ténèbres La machine du temps (Cocteau) est le véritable moteur du cinéma et dans les films de Bertolucci les protagonistes sont surtout les rêveurs et les revenants, même quand ils interprètent des rôles secondaires. Dans Prima della rivoluzione, Agostino (Allen Midgette), le petit elfe blond « aux cheveux comme des plumes de canari », au lieu d’aller au cinéma voir La Rivière rouge (Il fiume rosso) (Red River) ou d’aller prendre sa carte du Parti Communiste Italien comme le lui conseille son ami Fabrizio, trop moralisateur pour lui, s’exhibe dans un numéro de cirque sur une bicyclette puis va mourir en se jetant dans le fleuve (nous le retrouverons cependant, habillé en marin, qui traverse joyeusement les nuits de la plaine du Pô dans La Stratégie de l’araignée ou vagabond, innocente victime

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Introduction des fascistes dans 1900). Enfin, dans les premières scènes de Innocents : The Dreamers, sur les marches de la Cinémathèque, nous voyons apparaître un JeanPierre Léaud tout jeune, prêt à se rendre en courant sur un plateau de tournage de Truffaut, mais avec lui se trouve aussi le Jean-Pierre Léaud plus âgé de trente ans, vieilli et désabusé, qui semble avoir brûlé tous les ponts derrière lui et qui s’obstine à réciter d’inutiles pétitions. Des gens qui vont et qui viennent, qui sortent de scène (en mourant ou en fuguant) et qui réapparaissent.

Il y a toujours un problème de désirs plus ou moins conscients et de regards plus ou moins concupiscents. Jacob, dans Partner habillé en professeur de théâtre, devient à un certain moment vraiment didactique avec ses élèves : « Si vous trouvez que dans votre vie il manque quelque chose, volez une caméra et essayez de faire quelque chose de vos journées, faites de grands panoramiques ou des plans fixes, en noir et blanc, si vous aimez Godard première manière, ou bien des films en surimpression », et déjà on pense à la Factory de Mekas et Warhol. Et Gianni Amico, le cinéphile bavard de Prima della rivoluzione ne trouve rien de mieux que de parler de Rossellini et des plans à 360° de Nicholas Ray au malheureux Fabrizio en proie à un chagrin d’amour. Il n’a pas tort, parce que peutêtre qu’il n’y a rien de mieux – pour combattre certaines déceptions sentimentales – que l’image d’Anna Karina qui danse dans Vivre sa vie4, une chose dont on se rappellera toujours, exactement comme on se souvient du couple Bogart-Bacall quand on évoque l’après-guerre, ou des films de Douglas Sirk avec Dorothy Malone pour les années cinquante inventées par Hollywood. Une frontière très mince entre l’écran et la salle, un équilibre précaire qui s’il n’apaise pas tout, du moins protège et étourdit un peu.

Et quand on est incapable de créer des chefs-d’œuvre, on se met à vivre les chefs-d’œuvre d’autrui. C’est le rêve le plus secret du vrai cinéphile, une condition qui ne dure même pas quelques instants, puis la confrontation avec la réalité est toujours douloureuse. À moins d’un miracle, celui par exemple que Bertolucci représente avec l’aventure survenue à Siddharta dans Little Buddha quand adolescent, il décide de sortir de son palais pour la première fois. Durant cette brève excursion, il se rend rapidement compte de la supercherie que son père a mise en place pour protéger son innocence. Un moment, il abandonne le cortège, fait quelques pas et découvre la vérité (pour lui un ailleurs) : il n’y a plus la pluie de fleurs, les danses et les visages souriants d’un film style Bollywood, mais la vraie vie de l’humanité, faite de douleur, de maladie et de mort. Il découvre aussi que la réalité vécue jusqu’alors était seulement une fiction, et qu’en échangeant le faux qu’il croyait vrai avec le vrai qui lui semble faux, aucun lieu (aucune vérité) n’est jamais assez loin. Une parabole comme celle annoncée par Adriana Asti dans Prima della rivoluzione et racontée ensuite de façon explicite dans Histoires d’eaux rentre parfaitement dans le grand jeu du cinéma.

Pour les cinéphiles, le cinéma est un puissant moyen de protection et la matière première du cinéma (histoires, sentiments et émotions) n’a jamais à la fin une grande importance car ce qui compte, ce sont les ombres et la fantaisie, les projections du possible, le dépaysement et parfois le vertige. Des situations à haut risque car celui qui fréquente les ombres est à la fin comme hypnotisé par leur inconsistance, mais cela peut être le plus grand des plaisirs.

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Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard.

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ouissant d’un énorme succès international, le cinéma de Bernardo Bertolucci est inimitable par de nombreux aspects. De Prima della rivoluzione (1964) à Moi et toi (2012) chaque image de ses films résulte d’un artifice expressif, scénographique, luministique, aucune ne se contente de reproposer la réalité “comme elle est” sans intervenir pour la transformer et la sublimer. Le cinéma de Bertolucci est celui du “tout est possible”, de l’ailleurs et de l’impasse. Un cinéma spectaculaire et complexe qui se met continuellement à l’épreuve, qui regarde la réalité avec concupiscence et étonnement, comme la Terre vue de la Lune.

Du souffle épique de la superproduction au minimalisme du récit quotidien, des canons du roman du XIXe (1900, Le Dernier Empereur) au scandale du sexe le plus transgressif (Le Dernier Tango à Paris) jusquà la forme du théâtre de chambre (Innocents:The Dreamers), il y a toujours un lien avec l’histoire du cinéma qui revit dans le présent.

C’est dans cette “infinitude”, qui lie la vie à l’imaginaire, que réside peut être son secret le plus précieux. Les films de Bertolucci sont toujours contemporains, quand ils parlent du fascisme qui naît et meurt dans la plaine du Pô (1900) ou de la morosité des années de plomb (La Tragédie d’un homme ridicule) ou bien quand ils se déroulent au coeur de la Chine (Le Dernier Empereur), au Népal (Little Buddha), dans le Sahara (Un thé au Sahara), dans une villa du Chiantishire (Beauté volée) ou dans les caves d’un immeuble bourgeois de Rome (Moi et toi), ils instaurent toujours une ligne directe avec le spectateur idéal qui “en rêvant désire encore rêver” et dans cette euphorie onirique prolonge ses désirs, et avec le cinéma, parfois découvre des vérités.

Un an après la disparition d’un grand Maître du cinéma, ce livre propose de voyager en compagnie de ses films, de l’oeuvre de jeunesse Les Recrues (1962) à The Echo Chamber, hélàs inachevé.Tous les films sont accompagnés d’analyses critiques, de brefs commentaires de Bertolucci lui-même et d’une documentation iconographique riche de centaines de photos et photogrammes qui illustrent le texte.

PIERO SPILA est vice-président du Syndicat National des Critiques

29,00 € (t.t.c.)

Cinématographiques Italiens (SNCCI) et directeur de “Cinecritica”. Il a écrit et dirigé des volumes et des monographies sur le cinéma. Chez Gremese éditions il a publié un livre sur Pier Paolo Pasolini et sur L’Aurore de Murnau. Pendant sa longue amitié avec Bernardo Bertolucci, il a écrit de nombreux essais sur ses films et a, entre autres, supervisé un recueil de ses écrits.

978-2-36677-205-0